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La suprématie des barrières s’achève lorsque l’on passe par-dessus

Ardennes & Alpes — n°211

DOSSIER CARNET DE VOYAGE

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La suprématie des barrières...

...s’achève lorsque l’on passe par-dessus

JONATHAN VARD

Je me relève, intact. Encore étourdi, je tâte mon corps. Mes bras, c’est bon. Mes jambes, ça semble aller. J’ai les mains en sang, aucune douleur. Et l’émotion qui me prend, la tête qui rejoue les dernières secondes, tente de les effacer. Play, stop, delete. Erreur. Le cadre est identique, rien ne change. Play, stop, delete. Non, impossible de supprimer.

En haut: Tempête de neige au Danemark, proche d’Aalborg. Ci-contre: Première tempête de neige, Gällivare, Suède

Jonathan Vard © 2021

Comment j’en suis arrivé là? À quitter la route des yeux trop longtemps, à percuter cette barrière, à saboter un rêve en cours de réalisation. Tout allait si bien, trop bien, j’en avais même oublié la fatigue, les meurtrissures intenses du corps et de l’esprit. J’ai démarré mon périple à vélo le 2 novembre 2021 à Tromso. Fatigué du quotidien, du stress des préparations, de l’angoisse de toutes les appréhensions. Et tout d’un coup, en montant sur mon vélo, avec tout mon matériel, je me sentais fort, puissant, invincible. J’étais parti pour 3 300 kilomètres de vélo, du nord de la Norvège à Bruxelles, en hiver. Seul, dans le Grand Nord à une période de l’année où chacun s’enterre dans ses couvertures alors que les jours se font de plus en plus courts. Le soleil, qui nous nourrit, abreuve les plantes, nous éveille, s’endort et nous laisse las de son absence. C’est précisément ce moment-là qui m’attirait. La difficulté, l’impossibilité, l’impensable m’ont toujours animé. Comment des populations ont-elles pu vivre de façon rudimentaire en Laponie, hiver comme été ? Il fallait que je comprenne, que je découvre la magie du monde qui s’éteint et des merveilles qui s’allument. Dès les premiers jours, je comprends. La lumière est précieuse et sublime. Durant les quelques heures de jour, le soleil est soit levant, soit couchant. Il rougeoie le matin, donnant l’illusion d’une chaleur à venir, qui ne viendra jamais. Il embaume de rose le bleu du ciel dès midi, annon-

Jonathan Vard © 2021

çant la fin du jour et des températures plus froides. Puis les étoiles prennent le pas et les aurores boréales annoncent enfin la fin du jour, des heures après les dernières lueurs du soleil. De longues trainées vertes brûlent dans la noirceur de la nuit, rappelant l’immensité du ciel. D’un bout à l’autre, la nuque tordue, transit par le froid, on ne sait pas où regarder tant il y a à voir. Et aussi cartésien que l’on puisse être, l’au-delà est merveilleux. Il est transcendant et je perçois, au fond de moi, l’infime conviction qu’il nous connecte toutes et tous, morts, vivants, inertes, proches et lointains. Nous sentons cette présence forte des cieux que certains appellent dieu, parfois au pluriel, l’immensité infinie.

Ce voyage m’a incité à lever les yeux d’autant plus, à quitter du regard notre petit monde et à penser la transcendance des générations passées et à venir, des êtres différents et infinis qui vivent, meurent et renaissent. La nature donne à voir son esprit lorsque l’on observe bien. Au contraire des premiers naturalistes, on peut percevoir que rien ne sépare l’esprit du corps et que le corps est impalpable comme l’esprit. Si le vent a une volonté, que je l’aie senti sur mes joues froides, à travers mes gants épais, je n’ai pu m’en saisir physiquement, mais sa volonté est dans son mouvement qui fait tanguer l’arbre, qui pousse dans mon dos. Rencontrer l’autre, rencontrer la nature, c’est la base de l’ouverture à une infinité de compréhensions. Comprendre n’est pas accepter, mais c’est la décortication de processus qui ont leurs logiques. Et chacun mettra dans la compréhension ce qu’il veut, la volonté d’un dieu, des cieux, des siens, du destin ou de l’implacable physique.

Voyager, pédaler pendant des milliers de kilomètres, seul, au début de l’hiver, m’amène au retranchement et à la découverte de tout ce qu’il reste quand le grand beau est parti. Quand tout ce qui attire n’est plus. Me voilà à adorer la nuit, la solitude, l’absence et la plénitude des paysages d’une immensité déconcertante. Ne croiser personne, parce que personne ne sort. Des regards intrigués, la pluie et la neige qui se mêlent, la glace. L’hiver qui démarre, s’arrête et reprend, l’imprévisible. Ce que je retiendrai, si ce n’est l’intangible beauté de l’infini, c’est la dureté de la réalité. Seul le palpable est garant de notre survie. L’eau, les nutriments, l’air que l’on respire et les limites physiques de notre corps, du monde qui nous entoure. Ces limites sont aussi réelles que celles de l’esprit, des esprits qui nous accompagnent, mais les barrières peuvent vous briser dans le temps, vous réduire à néant alors que les subjectivités de l’être peuvent se reconstruire indéfiniment. L’esprit ne meurt pas tant que le corps est présent. Mais brûlez une forêt, construisez-y un supermarché et il n’en restera rien, pas même le souvenir.

La barrière, je me la suis prise à trop errer dans les nuages. Mon corps, après 3 semaines et 2000 kilomètres de froid, de pédalage, n’était plus qu’un support à mes pensées. Je ne réalisais plus la teneur du réel, du tangible. Jusqu’à ce que, en avançant rapidement vers Göteborg pour prendre un ferry vers le Danemark, je quitte la route des yeux.

De la neige tout du long, jusqu’au sud du Danemark.

Jonathan Vard © 2021

Me voilà à adorer la nuit, la solitude, l’absence et la plénitude des paysages d’une immensité déconcertante.

Mes mouvements étaient mécaniques, pousser, tenir l’équilibre, manger, boire, s’arrêter et reprendre la marche. Mon corps n’avait plus besoin de mon esprit, autonome, indépendants l’un de l’autre, oubliant que l’un n’est rien sans l’autre. Je pédalais, sortant mon téléphone de ma poche, changeant de musique, cherchant un podcast, relevant le regard. Et l’impact m’envoya valser loin par-dessus mon vélo, soulevant l’entièreté du voyage et l’emportant loin par-dessus cette barrière bien tangible, intransigeante. L’accident est un terrible rappel à l’ordre et, le plus souvent, il peut être évité, il est stupide. Chaque accident se rejoue, certains vous accuseront, détruiront votre vie pour une «erreur», un manquement. Après coup, il est facile de rejouer l’action, d’agir autrement en connaissant la fin. J’étais dans un cauchemar, j’ai rejoué la scène deux fois, étendu sur le sol. Puis je me suis levé, j’ai hurlé. Pas de douleur ni de terreur, mais d’énervement, de tristesse face à la simplicité de l’impact. L’accident a stoppé mon état, je ne suis plus en train de planer sur mon vélo, j’ai rencontré une barrière et la dure réalité du sol.

Je m’en sors intact, ma roue avant est détruite, mes bagages abimés. Grâce à une chaine d’humains plus bienveillants les uns que les autres à mon égard, j’arriverai à temps pour prendre mon ferry et ferai réparer mon vélo à Aalborg, au Danemark. Mon corps n’a aucune séquelle, mon esprit, lui, se souviendra de la supériorité du sensible, du concret, la suite du voyage se fera alors dans la compréhension globale du lien qui unit la matière à l’âme, faisant de nous des êtres.

Quoi que l’on pense, nous sommes ce que nous actons. Nos discours, nos réflexions ne valent rien si nous n’agissons pas en conséquence. Cet accident me rappelle ces jours en montagne où nous prenons des décisions, non sur l’instinct de survie, mais sur la volonté de l’accomplissement. Comment pouvons-nous être amoureux de la vie et décider d’outrepasser toutes les lois de la vie? Oubliant que pour accomplir, il faut revenir. Et cela implique souvent d’écouter, de faire équipe et de prendre le chemin du retour avant qu’il ne soit trop tard. En montagne, nos décisions sont contraintes par ce qui remplit notre esprit. La météo, nos connaissances du terrain, de nous-mêmes et de notre cordée. On peut s’alimenter en apprenant toutes les techniques de sauvetage et de secours, il n’empêchera pas qu’il faudra faire un choix, décider, agir. Voyager, grimper, s’élever, ce sont des décisions que notre tête prend indépendamment du corps. Mais une fois lancé, il ne faut surtout pas oublier de communiquer. Il y a quelques années, j’ai eu un accident, sur le massif du Mont-Blanc, qui m’a presque coûté une main. Aujourd’hui je grimpe presque normalement, j’ai toujours tous mes doigts, mais l’un d’eux ne retrouvera jamais toutes ses sensations ni la force nécessaire. Un handicap à peine perceptible. Ce jour-là, j’ai pris une décision qui a peut-être sauvé ma main et même peut-être ma vie. Je ne sais pas combien de temps j’aurais pu tenir en hypothermie à me vider de mon sang. J’ai quitté la cordée pour avancer plus vite, suivant l’adrénaline qui pulsait en moi, l’envie de vivre au-delà de l’esprit de cordée. Mes compagnons se sont perdus derrière moi, ils ont été perdus pendant près de 24 heures, de longues heures pendant lesquelles je les ai cru disparus à jamais, pendant lesquels ma survie n’avait plus aucune importance.

Nos discours, nos réflexions ne valent rien si nous n’agissons pas en conséquence.

Ardennes & Alpes — n°211

Pourquoi ce parallèle ? Parce qu’un jour j’ai laissé passer le corps, le palpable, comme supérieur à la pensée. L’action qui me permet aujourd’hui de taper ces mots sur un clavier à deux mains, je m’en voudrai indéfiniment. Mais ce dernier voyage, cet accident où je n’écoutais plus mon corps, sa fatigue, ses blessures, m’a rappelé l’importance de ce lien précieux qui fait de nous des êtres vivants, pensant et agissant. L’erreur est humaine, elle nous forme et nous ne pouvons blâmer les autres ni nous-mêmes, nous ne pouvons qu’apprendre. Voilà pourquoi je tenais à transmettre la fracassante réalité du monde palpable. Gardez les yeux sur la route.

JONATHAN VARD

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