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Leçons d’ici et d’ailleurs
Pablo Recourt © 2021
DOSSIER CARNET DE VOYAGE
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Leçons d’ici et d’ailleurs
PABLO RECOURT
Vous vous souvenez peut-être de Gaspar. Beau, fuselé et pilier fondateur du projet «En quête du Saint 8a». Une véritable star, il s’était retrouvé en couverture de cette revue. Gravissant la légendaire paroi freyrienne chevauché par son fidèle compagnon de route, moi-même. Cette photo annonçait le début de notre voyage: un tour des 8a de France. Voilà bientôt cinq mois que nous avons quitté notre belle terre natale et il est temps de vous partager quelques histoires.
Notre infiltration en territoire français se passe bien. Chez nos voisins grimpeurs, je suis maintenant connu comme le belge à vélo. Les gens ont entendu parler de moi, et c’est chouette. On me reconnaît parfois quand j’arrive à une falaise, même si je reste persuadé que c’est Gaspar qu’on reconnaît en premier. Au-delà de faire plaisir à mon ego, c’est vraiment bien que le voyage fasse parler de lui. Il inspire. Et je ne vais pas vous mentir, je l’espérais secrètement. Parce qu’à côté du simple petit plaisir de mes doigts, je voulais que le projet transmette un message, une réflexion, une prise de conscience. J’ai envie de montrer qu’on peut pousser notre engagement écologique au-delà du tri de nos déchets, d’une alimentation réfléchie, d’une consommation circulaire et d’une économie éthique. Étendre ces valeurs à nos passions, nos voyage, nos rêves. On peut y trouver tout autant (si pas plus) de satisfaction en prenant soin de notre environnement. Et ça, ça fait du bien de s’en rendre compte. Ce projet, c’est la preuve que c’est possible. Voici quelques anecdotes croustillantes que j’ai vécues et les pensées qui en découlent.
Expériences loufoques à gogo
J’arrive à Chambly, dans le Jura. C’est une nouvelle région où je ne connais absolument personne. Aucune idée d’où dormir ou d’avec qui grimper. Ma meilleure chance est d’aller à la falaise pour espérer y croiser du monde. Il fait beau, mais c’est un mardi: les gens sont au boulot, c’est bien dommage. Mais je ne suis pas pressé et j’attends tranquillement au soleil. Tout à coup, un chien apparaît suivi peu après par son maître, Patrick. Il est guide de canyon et grimpe tout le reste de l’année. Sympathique personnage, j’ai directement un bon feeling. Il me propose de me montrer le coin dans les prochains jours et de m’héberger autant que besoin. Incroyable! Quelques heures plus tard me voilà chez lui auprès du poêle. Un ami l’appelle et lui propose une petite soirée autour d’un feu de camp. «Tu veux y aller?», me demande-t-il. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire et nous voilà partis. Le lieu de rendez-vous ressemble bien à un champ désert… Mais en regardant mieux, une lueur apparaît au fond. On se rapproche. C’est un tipi. Improbable. En soulevant la toile d’entrée, on découvre une tribu d’individu partageant boissons, rires et victuailles. Et c’est ainsi que d’une matinée où je ne savais même pas où j’allais passer la nuit suivante, je me suis retrouvé saoul à partager des huîtres et du Mont d’or (un fromage délicieux qui détrônerait presque le Comté) avec de parfaits inconnus autour d’un feu. Merci la vie!
Pablo Recourt © 2021
Ardennes & Alpes — n°211
Cette histoire est bien la preuve qu’il n’y a pas besoin d’aller bien loin pour trouver de l’exotisme. Quand tu voyages solo à vélo, tu es complètement libre. Libre de bouger, libre de t’arrêter, libre de vivre les imprévus. Je dirai même plus, disponible. Disponible pour rencontrer des gens qui t’embarqueront dans des plans complètement loufoques. C’est si agréable de pouvoir se laisser vivre de cette manière. Modeler son itinéraire au fil des rencontres et des coups de tête. Aucune obligation, juste des opportunités. Entre nous, c’est pas ça qu’on recherche aussi un peu dans le voyage?
Construire l’émerveillement
Ce matin, je me réveille dans les Calanques. C’est infiniment beau. Je saute hors de mon sac de couchage et m’approche de l’eau. Elle est cristalline. Les premiers rayons du soleil se reflètent dans le turquoise. Il n’y a que moi, le bruit des vagues et l’immensité. Je suis seul dans ce calme. Je rentre doucement dans l’eau. Elle est fraîche, mais je me concentre sur le soleil qui chauffe ma peau nue. Ressentir mon corps. Entendre la nature. Admirer la beauté du paysage. Je me sens là où il faut, au bon moment. Je me sens unique, privilégié. Je me sens bien. Voyager, c’est aussi chercher la beauté. Voir les plus beaux endroits, visiter les plus beaux monuments, découvrir les plus belles cultures. Parfois, tristement, cette course à la beauté pousse à une certaine frénésie touristique. Consommer la beauté. Une beauté que l’on estime due parce qu’on a payé pour la regarder. On a pris l’avion, on a engagé un guide, on a payé le ticket d’entrée. Mais la plus belle beauté, c’est celle que l’on admire, pas celle que l’on regarde. Voyager à vélo, c’est aussi prendre le temps de construire cette admiration. Avoir nourri l’attente, être fier d’être arrivé jusque-là et, finalement, être là entièrement prêt à voir la beauté. Je n’ai jamais été aussi émerveillé face à la mer qu’après l’avoir attendue durant 1800km. Je l’ai savourée comme jamais.
Repenser la Performance
Me voilà dans les Gorges du Tarn. Ça fait longtemps que j’attends ça. Il y a une voie mythique que je veux essayer : Les ailes du désir. Une magnifique envolée de 50 m que de nombreux grimpeurs considèrent comme le plus beau 8a de France. Secrètement, je m’étais mis en tête que ça serait mon premier 8a à vue. Je suis nerveux quand je m’élance dans la première longueur en 7b+. Mais après le premier relais, je m’immerge. Je vibre à chaque mouvement. Engagé mais contrôlé, je sais que je ne vais pas tomber. Je monte. Je monte. Encore et encore. Grimper à l’infini. J’ai l’impression de voler dans cet océan de rocher parfait. Le sol est si loin en dessous de moi, mon assureur si petit. Il y a du vide et du vent, je m’envole. Mes avant-bras explosent, mais je gère mon effort. Je suis à 100%, je vibre. En clippant le relais, je me sens léger, si haut dans le ciel! Est-ce que cette ascension est une grosse performance ? Peut-être oui, mais pas parce que faire 8a à vue c’est une belle croix. Plutôt parce que j’ai clippé le relais en ayant fait 65 km de vélo la veille. Parce que je suis toujours en forme après 4 mois de voyage, 2500km de vélo et 37 8a enchaînés. Parce que je suis arrivé jusque-là sans brûler d’essence. Parce que j’ai porté fièrement mes valeurs jusqu’à ce même relais. Je crois qu’il est temps de considérer une performance dans sa globalité et non plus simplement dans l’accomplissement. La performance devrait aussi comprendre la manière de se déplacer pour arriver jusqu’à la réussite. Cette notion devrait être prise en compte au même titre que les conditions le sont déjà : une ascension hivernale du Mont Blanc n’a rien à voir avec une ascension estivale. Pour moi, la performance de demain n’est plus juste dans l’accomplissement, mais aussi dans les différentes valeurs que l’on peut/veut y porter.
Page précédente: arrivée ensoleillée aux Dentelles de Montmirail (Provence) Ci-contre: Porter ou être porté? Comment maintenir l'équilibre dans la relation avec Gaspar.
Être fier
Ça fait 92 km que je roule sous la pluie. Je suis épuisé. J’ai beaucoup grimpé ces trois derniers jours mais j’avais envie d’arriver à ma prochaine étape (175km) avant de prendre une journée off. Je ne sais pas où je m’arrête ce soir et j’ai lancé un appel à l’aide sur les réseaux sociaux. J’ai une proposition d’hébergement à 17km d’ici. Ça me motive pour ce qu’il reste mais je suis méfiant, je sais qu’ils peuvent être les plus durs. La nuit est tombée. Il fait glacial. En allumant mes phares je m’aperçois qu’il pleut fort. Il n’y a plus que moi, les gouttes qui traversent le faisceau lumineux, les bandes blanches qui défilent et l’écran de mon GPS qui se reflète sur mes manches mouillées. Le reste n’est plus qu’obscurité. 12km. Dernière côte. Les 50 kg de remorque me tirent en arrière. À chaque poussée de pédale je sens mes muscles se raidir un peu plus. Bientôt je dois m’arrêter tous les 100m. Je frissonne. Ou je grelote? Comme si les battements de mon cœur en éruption étaient amplifiés par tous mes membres. Dans le noir absolu, les côtes paraissent interminables. Aucun point de repère auquel se raccrocher. Infiniment long. Ne pas tomber du vélo. Pousser encore. Je suis mal. Bats-toi. La suite est floue, je me souviens juste me concentrer pour freiner dans la descente. Il y a du brouillard, je ne vois pas à 15m. Ça serait bête de se la coller là. J’ai le vague souvenir d’arriver à une ferme éclairée au milieu de champs obscurs. Quelqu’un m’accueille, je me laisse faire aveuglement. J’ai tout juste l’énergie de balbutier: «Je suis épuisé». Des moments durs, il y en a beaucoup. Surtout en étant seul pour tout planifier, organiser, assumer. Plus que la charge physique, c’est aussi une grosse charge mentale. Mais c’est dans les moments difficiles que l’on apprend le plus sur soi. J’ai appris à écouter mon corps, à en prendre soin. Je suis beaucoup plus à l’écoute de ce que je ressens et de mes sensations. Chose qui m’a fait énormément progresser dans ma grimpe. Je sais comment gérer la fatigue profonde et performer tout en l’acceptant. J’ai beaucoup évolué mentalement. J’ai grandi. Et avec du recul, je suis tellement fier de ce que j’ai accompli. J’ai pris du temps pour m’en rendre compte. Dans le voyage, il y a aussi un peu de ça: se retrouver, grandir et être fier d’accomplir. À ce niveau-là, le projet est une réussite. Je suis content de pouvoir dire autour de moi que le plus beau voyage de ma vie, je l’ai réalisé en France.
Dinosaure, 8a+ majeur de Seynes
Arnaud Jannin © 2022
Des petites histoires comme celles-ci, j’en ai encore des centaines à vous raconter. Mais je vais attendre de vous retrouver pour le faire de vive voix. Avec Gaspar, on a eu envie d’ouvrir une porte sur le futur. Proposer une manière plus durable et responsable d’exercer notre passion et de vivre nos rêves. J’ai le sentiment que la communauté outdoor, celle qui aime passionnément la nature, a un rôle important à jouer dans la transmission de valeurs environnementales. Avec nos petites anecdotes de voyage, on veut t’inviter à vivre toi aussi quelque chose de différent. Un rêve, un voyage, un projet qui pourra à son tour inspirer. Pour que cette volonté de protéger l’environnement continue de se répandre et même de se renforcer. Je souhaite que tu sois le prochain à nous narrer des anecdotes de voyage après avoir accompli quelque chose dont tu es fier. Et pour toi, et pour notre belle planète. À bientôt donc, Gaspar a déjà hâte de te lire!
PABLO RECOURT