11 minute read

Une vision de la Becca Crevaye

Une vision de la Becca Crevaye Bernard Marnette © 2021

BERNARD MARNETTE

Advertisement

«Face au granite et à la glace, le grimpeur est de porcelaine; face à une image de l’éternité, il est l’image même de la fragilité, et pourtant, là où il y a une volonté – non pas un entêtement mais une volonté – il y a un chemin, là où il y a une compréhension peut naître un grand bonheur secret: celui des horizons gagnés face aux grands espaces.»

Gaston Rebuffat

Les horizons gagnés (Éd. Denoël 1981)

Dans le merveilleux paysage alpin où l’homme a bâti une partie de son destin, l’alpinisme a trouvé matière à tracer sa voie.

Ces montagnes, axes du monde, piliers du ciel, ont toujours fasciné les hommes et attiré les alpinistes, tant par leurs hauteurs que par leurs formes. Si les premiers ascensionnistes attribuaient une importance majeure à l’altitude et à la magie des 4000, les alpinistes ont rapidement porté leur regard sur les cimes les plus altières et les plus acrobatiques, une fois débarrassé de cette obsession de l’altitude. La forme et l’élégance d’un sommet sont devenues, somme toute assez rapidement, des attraits majeurs pour le grimpeur. Ces sommets caractéristiques sont bien nombreux dans les Alpes. La toponymie nous le rappelle. On peut citer des noms génériques assez usuels comme Capucin, Aiguille, Campanile, Clocher, Lé, Dent, Tour… Si les toponymes évoquant l’aspect élancé sont les plus courants, d’autres mettent en valeur des formes différentes comme: le long rocher (Sasso lungo), la roche plate (Sasso piatto), la roche en forme de toit (Le Marteau) ou encore ceux aux formes arrondies (Roche Courbe, Chapeau de Napoléon…). Parmi ces toponymes, certains évoquent les roches trouées. On retrouve ces noms sur de nombreuses montagnes : en Vanoise (Aiguille percée), en Valais (Mont percé), dans les Aravis (Pointe percée) parfois avec des variantes : les Tunnels du Grand Ferrand, par exemple. On les retrouve même dans les Ardennes, notamment sous le terme wallon «Trowée di rotche».

Si certaines de ces montagnes caractéristiques sont bien connues, d’autres restent parfois plus discrètes et plus inaccessibles. C’est le cas de la Becca Crevaye, dans la spectaculaire chaine du Morion en Valpelline au cœur de la chaine Pennine. Ce sommet situé au nord du magnifique «Trident de Faudery» (un des plus beaux des Alpes selon Patrick au départ de R4

Maurice Brandt1) est peu visible de la vallée. Il est surtout connu pour la légende qui s’y rattache, selon laquelle le diable perçait des trous dans la montagne pour y faire passer des cloches qu’il devait transporter d’Aoste en Valais2 . Ce sommet peu connu est de nos jours plus souvent visité grâce à l’aménagement d’un bivouac à son sommet: le bivouac Pasqualetti situé à 3300 mètres d’altitude. Son accès reste cependant l’apanage des alpinistes. Il faut, en effet, cinq à six heures de marche et d’escalade depuis le refuge de Crête Sèche pour y parvenir. Perché sur la crête du Morion tout proche, ce bivouac est remarquable et spectaculaire. Aller à sa rencontre est la certitude d’un véritable voyage hors du temps, la garantie d’évoluer dans un paysage grandiose, entouré des plus hautes montagnes d’Europe, du Mont-Blanc au Cervin en passant par le Grand Combin tout proche. Plusieurs voies mènent à ce bivouac perché sur la Becca Crevaye. La plus accessible traverse les arêtes depuis le Nord et la Becca Faudery. Elle est en partie aménagée. Les autres voies ne sont guère parcourues. Le versant d’Ollomont présente une paroi à l’accès long et difficile. La face est regardant le versant de Faudery est plus accessible quoique très sauvage. Elle présente une ancienne voie sur l’éperon de gauche menant assez directement au sommet de la Becca. Cette voie a été gravie par Giovani Pezzoli et ses compagnons en septembre 1951. L’éperon de droite menant, lui, plus directement au Bivouac était vierge de voie jusqu’à cette année encore. Il s’agit d’un bel éperon bien marqué et continu qui s’élève de plus de 500 mètres

1 - «Jamais Trident ne mérita mieux son nom: c’est un des plus caractéristiques de toutes les Alpes» (Guide des Alpes Valaisannes – CAS – 1977) 2 - La légende rapporte que Saint Théodule avait souvent à transporter des cloches de la Vallée d’Aoste en Valais. Il chargeait le diable de cette besogne. Celui-ci tout en maugréant était obligé d’exécuter les ordres du serviteur de Dieu. Mais, comme il trouvait trop pénible de faire passer les cloches par-dessus la montagne, pour s’exempter de cette corvée, il perçait les montagnes à mi-côte et passait avec sa charge par ces tunnels: d’où le nom de «Monts Faudery», monts percés. Abbé Henry – Guide de Valpelline (Aoste – 1925) Ardennes & Alpes — n°211

depuis le pierrier marquant la partie haute du Vallon de Faudery. Cet éperon bien délimité mais fort isolé (3 h à 3h30 de Ruz) a pris un intérêt particulier suite à l’installation du bivouac. Il représente un objectif de choix pour qui recherche un alpinisme d’une certaine envergure, loin de la foule. Ce type d’alpinisme que la sauvage Valpelline peut encore offrir à ceux qui cherchent l’aventure. Il y a deux ans, trois de mes amis, Patrick Gabarrou, Daniele et Giorgio Pieillier ont commencé à équiper la base de l’éperon, ceci, dans l’objectif d’y réaliser une voie montant directement au bivouac.

Ce n’est finalement qu’à la fin de cette saison que nous avons trouvé le temps d’y retourner. Malheureusement, Giorgio ne saura être de la partie, faute de temps disponible.

Malgré une approche, en partie facilitée par une aide héliportée, nous abordons la paroi assez tard. Il faut dire que nous sommes bien chargés, heureusement que le début de la voie est déjà équipé sur trois longueurs. Le but est de gravir le fil de l’éperon sur 250300 mètres et puis de traverser vers des vires supposées pour monter facilement au bivouac. Ceci, quitte à revenir une seconde fois équiper une partie de la paroi plus directement. Ironie de l’histoire, les hypothétiques vires n’existent pas et nous voilà partis, sans le savoir, pour près de 18h d’escalade non-stop! C’est Patrick qui entame les premières longueurs. Malgré sa connaissance du terrain, il doit s’appliquer car l’escalade n’est pas si facile. Daniele et moi suivons avec les «gros» sacs. À la 4ème longueur les choses sérieuses commencent, nous repartons vers l’inconnu. Après une longueur le long d’une fissure caractéristique, nous arrivons sur un terrain plus facile. Nous laissons l’initiative à Patrick convenant avec lui que, dès que la fatigue le gagne, nous relaierons. Le bougre tirera la voie jusqu’en haut! Même si Patrick est le guide que l’on connait,

Nous voilà partis [...] pour près de 18 h d’escalade non-stop !

à 70 ans passés, il nous étonne quand même. Bravo l’artiste!

Avant d’arriver à un mur raide, les longueurs plus faciles nous laissent le temps d’admirer les montagnes qui nous entourent. C’est notamment le cas de l’envers du chainon d’Aroletta: le beau «Pilier des Anniversaires» au Bec Noir ou encore la raide facette ouest de l’Aroletta inférieure nous rappellent de beaux souvenirs d’ascensions. Nous franchissons un versant raide avant l’arrivée de la nuit. Le temps passe vite lorsqu’on prend le temps d’équiper. Nous devons nous rendre à l’évidence, l’obscurité nous envahi, changeant ainsi les données et le rythme de notre progression. La nuit tombe, le froid arrive, les lampes frontales s’allument, le paysage s’éteint. Nous grimperons désormais chacun dans notre bulle, mètre par mètre, éclairé de notre seule frontale. Dans ces vastes espaces, notre univers est à présent restreint à quelques mètres carrés sur lesquels nous portons notre attention. Nous franchissons un ressaut raide et difficile avant d’arriver dans la partie supérieure de la paroi. Celle-ci est plus couchée, seuls quelques courts passages opposent une résistance. Nous progressons cependant lentement. La fatigue se fait sentir et la difficile lecture de l’itinéraire, dans la nuit noire, nous ralentissent. La prudence est de rigueur, l’escalade devient de plus en plus facile, mais le rocher compact rend l’assurage aléatoire dans la nuit opaque. Ceci d’autant que le matériel s’amenuise, nous cassons notre dernière mèche de réserve en plaçant un dernier spit sur le sommet. C’est finalement à 4 h 30 du matin, après plusieurs détours, que nous arriverons au magnifique bivouac, sans rien y voir. La beauté du paysage, ce sera pour demain! Nous nous reposons dans ce merveilleux bivouac, profitant de la magnificence des lieux. Un problème cependant: en fin de saison, il n’y a pas d’eau ni de neige à faire fondre… et nous sommes tous trois déshydratés de notre longue journée. Seule un peu d’eau abandonnée au fond d’une bouteille nous permet de faire un thé. Ce sera peu pour la journée qui nous attend, car le retour sur le plancher des vaches n’est pas chose simple, le bivouac Pasqualetti se mérite à l’aller mais aussi au retour. En fait, il s’agit de chevaucher les arêtes vers le Nord jusqu’au glacier du Mont Gelé. Le parcours, assez facile, mérite cependant de l’attention et un bon sens de l’itinéraire. Les manœuvres de corde sont nombreuses, deux rappels notamment avant d’arriver au sommet de la «Becca Faudery» où une descente plus facile nous attend. Un dernier rappel nous permet de rejoindre directement le glacier sans passer par le Col du Mont Gelé.

La descente vers le refuge de Crête Sèche n’est, dès lors, qu’une formalité.

FICHE EXPÉ

Becca Crevaye (3 300 m)

Versant est

C’est la fin de notre belle odyssée de deux magnifiques journées passées sous le signe de la découverte et de l’amitié, dans la féérie des arêtes du Morion.

Parmi ces « horizons gagnés », nous avons accompli le vœu de Paul Guiton: placer notre

action dans un paysage3

BERNARD MARNETTE

3 - Paul Guiton proposait de définir l’alpinisme ainsi: «L’alpiniste est un homme agissant dans un paysage, lequel lui fournit son mode d’action.» (Paul Guiton: Le livre de la montagne Essai d’une esthétique du paysage Arthaud – 1945)

Topo Crevaye Face Est

Voie: La vision rebelle

1ère ascenscion: P. Gabarrou, B. Marnette, D. Pieillier Les 26 et 27 août 2021 + G. Pieillier pour les trois premières longueurs en 2019 H: 500 m P: 750 m (600 m + la montée au sommet) D: TD (6a obl.). Les cotations sont celles de la première (la voie n’a pas été gravie entièrement en libre) Matériel: la voie est partiellement équipée. Emporter une série de friends moyens. Accès:

Depuis Bionaz (en Valpelline), rejoindre le hameau de Ruz où on laisse la voiture.

Suivre le sentier qui monte au refuge de Crête Sèche. De cet endroit, 2 possibilités: ∙ Du refuge de Crête Sèche, remonter au col de l’Arolette où 3 rappels permettent de descendre dans la Combe de Faudery ∙ Du chemin de montée au refuge, après une vingtaine de minutes, suivre sur la gauche la sente n° 1 qui mène à la Combe de Faudery. La Combe est marquée par deux replats. Au second, remonter en direction de la face est de la Becca Crevaye (3h – 3h30 de Ruz). Ce versant est marqué par deux éperons. La voie remonte celui de droite, le plus marqué. Sa base en rocher rouge est caractérisé par une arête inclinée vers la droite.

Itinéraire:

∙ Le bas de l’éperon est marqué par une zone de rochers noirs. La voie démarre un peu au-dessus et à droite de cette zone au niveau d’une petite dalle rouge (spit). ∙ Attaquer sur la tranche de cette dalle et suivre une rampe puis une zone herbeuse qui mène à une dalle (R1 – 50m – 5b). ∙ Traverser à droite pour rejoindre le fil d’un éperon creusé d’un couloir (R2 – 30m -6b) ∙ À droite, remonter un dièdre et un système de dalles (R3 – 50m – 6a). ∙ Continuer jusqu’à une grande terrasse et suivre une fissure caracté-

ristique, sortir par une traversée dans une dalle verticale (R4 – 35m – 6a). ∙ Continuer sur le fil de l’arête sur 2 grandes longueurs (R5 – 45m – 4a, R6 – R6bis – 100 m – 3b). ∙ Continuer l’arête jusqu’à un gendarme bien marqué, relais à droite (R7 – 45m – 4c). ∙ Sortir du relais par une dalle délicate à droite (ou surmonter les feuillets au-dessus puis traverser) puis suivre le bord droit de l’arête (R8 – 45m – 5c-6a). ∙ Quitter l’arête et suivre des ressauts allant vers la droite au pied de dalles blanches (R9 – 25m – 4b). ∙ Gravir une dalle vers la droite et faire relais sur une grande vire (R10 – 20m – Ao). ∙ Gravir le dièdre au-dessus du relais et continuer vers un ressaut que l’on franchi par une cheminée (R11 – 50m – 5b)

∙ Poursuivre au-dessus du relais en gravissant une petite dalle puis traverser sur la droite pour franchir directement un ressaut vertical fissuré (R12 – 50m – 5a). On se trouve alors dans une zone de dalles plus couchées en vue de la Becca Crevaye. ∙ En 4 longueurs faciles (2b – 3b), rejoindre le sommet. Le plus simple est de traverser des vires de droite à gauche puis de gauche à droite pour aller cherche une petite brèche (au nord du sommet) grâce à un petit couloir. ∙ Un petit parcours d’arêtes mène au sommet.

Un rappel (15m) mène au bivouac Luigi Pasqualetti (3290m)

Ardennes & Alpes — n°211

Descente: Daniele à la sortie de L4 Est

Actuellement, le mieux est de traverser les arêtes jusqu’à la Becca Faudery et de descendre son arête Nord vers le glacier d’Aroletta. Il serait intéressant d’équiper la voie en rappels depuis le Bivouac.

À la moitié de l’itinéraire, un éperon secondaire permet rapidement de rejoindre le couloir à droite de la voie. Il semble qu’une descente en une dizaine de rappels soit possible (actuellement partiellement équipé)

Bernard Marnette © 2021

This article is from: