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Prendre la tangente freiner la cadence

Prendre la tangente,

freiner la cadence

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LUCE GOUTELLE

Dans le train qui m’emmène à Lourdes, mes paupières tombent de sommeil, je sombre, la tête dans mon bouquin au fond de la page sept: «…il faut insister sur un trait du burn-out qui est peut-être le plus important: son potentiel de métamorphose. Les corps sont intelligents. S’ils demandent grâce, il faut les écouter, et chercher à apprendre d’eux ce que seraient des voies plus praticables et épanouissantes.»

Réveil en sursaut dans le wagon de ma fugue. Arrivée à destination, le corps engourdi, les yeux tout collés, mes épaules cherchent la sortie. Sur le parking de la gare, pas d’apparition de la vierge à l’horizon, mais Lola qui m’attend pour m’embarquer dans son carrosse. Ma portière claque, les kilomètres défilent sous les pneus en direction de la ferme Bernicaze. Je laisse derrière moi les impasses de la ville, j’ai déserté mon poste. Question de survie. Si tout fout le camp, alors quoi? Prendre la tangente, freiner la cadence. Mettre le pied à l’étrier d’un changement radical. Virage à 180°. Revoir sa liste des priorités: une urgence. Portée par un élan vital, rattrapée par la sagesse de celles et ceux qui savent que la vie peut à tout moment nous filer entre les doigts, je mets le cap vers les montagnes pour une randonnée à cheval. Un plan sorti de derrière les fagots, une surprise de la vie, une lumière qui surgit à travers la brèche d’une société fêlée, d’un monde tout cassé. L’impossible est parfois à portée de main. Avec un regard aiguisé, une faille dans le système se transforme en portail cosmique. Nul besoin d’attendre un miracle ou une opération du saint esprit, une simple observation autour de soi peut révéler un passage secret. Portée par la force d’un « on se lève et on se barre.», je ne suis pas déçue du voyage. La ferme Bernicaze se dévoile comme un havre de paix au milieu du chaos. Le calme absolu qui caresse mes oreilles me donne presque envie de pleurer. Faune tranquille, les chevaux dans la prairie attentent leur déjeuner à l’orée de la forêt, comme si de rien n’était. Au loin des cimes glacées, nappées de coulis blanc crème dégoulinent de beauté. Loin des informations anxiogènes qui nous sifflent aux oreilles, nous coupons le son, nous sortons de l’image. Hors champs, la vue est grandiose. Grand angle sur le grand air. L’après-midi est bien entamée, nous avons terminé de seller les chevaux, nous nous élançons avec nos joues rouges et nos sourires aux lèvres sur les chemins de montagne. Nous avançons au pas, tout doux, tout doux, tout doux. Loin des clichés de torses nus bombés de virilité chevauchant un animal hagard, nous déployons notre force tranquille, celle d’intrépides aventurières qui s’élancent poumons au vent sur les sentiers du paradis. Ici pas de chasse à l’ours, pas de biceps gonflés par un concours de qui en a le plus dans le pantalon, simplement une échappée belle, une escapade, l’amour des grands espaces, la rage de vivre. Accompagnée de cavalières hors pair, je savoure ma chance et la magie de l’instant. Chaque pas que nous faisons repousse les contours étroits du monde. Murmures à l’oreille des chevaux. J’apprends à sentir, écouter, détecter la moindre vibration. J’affûte mes perceptions, je tâtonne,j’embrasse mes doutes. Forêt de sapins, traversée d’un ruisseau, éboulis rocheux, ren-

Luce Goutelle © 2022

Pour découvrir les séjours de randonnée au cœur des Pyrénées au départ de la Ferme Bernicaze, rendez-vous sur le site de Gandalha Voyages : www.gandalha.com. Sur votre chemin, ne ratez pas le bistrotlibrairie Le Kairn (www.lekairn.fr), un bijou incontournable du Val d’Azun.

Ressources:

• Global burn out de Pascal Chabot (Éditions Presses Universitaire de France) • Le sanctuaire de Laurine Roux (Éditions du Sonneur) • Libérer la colère de Geneviève Morand et Natalie-Ann Roy (Éditions Du Remue-Ménage) • Métamorphoses de Emanuele Coccia (Éditions Payot-rivages) • Croire aux fauves de Nastassja Martin (Éditions Verticales)

contre de bouquetins, des montagnes à perte de vue puis, au bout d’une vire, un relief dessiné par le soleil de fin de journée. Dernier jour de février, premier bivouac de l’année. L’impression de passer sa tête dans une fenêtre de printemps entre deux chutes de neige. Devant la cabane, nous posons les armes. Halte, repos, répit. Dernières lumières du crépuscule. Les chevaux hennissent en aval. Leurs silhouettes se perdent dans la pénombre. Crinière, garrot, croupe empanachés de noir, la nuit tombe.

Autour du feu, les visages rougis par les flammes, nous partageons une fréquence commune. Des émotions plein la bouche. Un flot de paroles soufflent sur les braises. Tout ce temps à se parler dans le silence a fini par délier nos langues. Toujours pas d’apparition mystique à l’horizon mais une bonne bouteille de rouge dérobée d’une cave sacrée accompagne notre soirée. Alors qu’ailleurs la bombe à retardement de la famille nucléaire menace d’exploser, que tous les voyants sont rouges, nos boules au ventre deviennent boules de feu. Nous conjurons les violences patriarcales, le saccage néolibéral, le ras-le-bol général. Des histoires à rallonge se déversent dans l’air. Des mots trop longtemps retenus, trop longtemps contenus, tus. Le débit coule à bloc. Libérés de nos colères, nos corps retrouvent de la place pour la joie. L’air des montagnes dissout nos cauchemars. Des sourires complices s’impriment sur nos lèvres. Nos cages thoraciques se déploient, nos souffles s’apaisent. Hissées sur les hauteurs, nous embrassons le monde des bien vivantes.

LUCE GOUTELLE

Luce Goutelle © 2022

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