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Topographie, toponymie et identité… Quelques glanures
Topographie, toponymie et identité…
Quelques glanures
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BERNARD MARNETTE
Il se dit que les géographes et les cartographes ont contribué à inventer les Alpes! Il est clair que le relevé des cartes a permis de rendre publiques ce que l’on appelait jadis «les cartes mentales». De par ce fait, on a pu mieux comprendre, affiner, définir, les territoires. Mieux, si la topographie décrit le pays, la toponymie qui lui est attenante le nomme, c’est un fondement de son identité.
Topographie, toponymie, identité sont donc étroitement liées. Il en va ainsi pour chaque région, mais aussi pour un certain nombre d’activités spécifiques comme l’alpinisme et l’escalade. S’il est important pour les alpinistes et les grimpeurs de décrire et nommer les itinéraires qu’ils parcourent, il est tout aussi important pour eux d’identifier les lieux qu’ils fréquentent: les montagnes, les vallées, les rochers… C’est donc une nécessité de définir un territoire pour ne pas dire une culture, car le relevé de ces éléments, s’il est spécifique, se mêle aussi aux autres savoirs.
Faut-il rappeler, par exemple, l’importance des alpinistes-cartographes de la fin du 19e siècle qui furent les premiers à décrire en détail sommets et glaciers. On peut même affirmer que la topographie fait partie intégrante des origines de l’alpinisme. Ainsi, Sylvain Jouty précise1 que «l’émergence de l’alpinisme correspond à ce glissement de l’absolu de l’inaccessibilité au relatif d’une virginité que l’on peut évidemment déflorer.»
1 - Sylvain Jouty: «Dictionnaire de la montagne» – Ed. Omnibus – 2009 C’est donc bien la réponse au «comment aller en montagne?» qui est à l’origine de la naissance de l’alpinisme, avec quels moyens mais aussi, par où? Il suffit pour s’en convaincre de consulter les premiers récits des conquérants des Alpes. Ils sont truffés de détails d’ascensions: les itinéraires, les horaires, les difficultés rencontrées… La naissance de l’alpinisme est donc le résultat de ce questionnement : quels sont les versants accessibles de la montagne ? C’est ce qui différencie l’alpiniste du topographe, du géologue, du naturaliste, du cristallier ou encore du chasseur. Ces différents groupements décrivent éventuellement ce qu’ils trouvent, ce qu’ils font en montagne mais pas où ils vont, ils gardent même parfois certains secrets. L’alpiniste, lui, décrit par où aller et imagine même différents itinéraires d’ascensions possibles, c’est le regard qui change, c’est là que l’alpinisme se démarque, qu’il s’identifie, qu’il crée son style. Si ceci est vrai pour l’alpiniste, cela l’est tout autant pour le grimpeur. Les premiers topos de grimpe apparaissent déjà fin du 19e siècle. En 1897, Owen Glyne Jones publie un ouvrage culte: Rock-climbing in the English Lake District. Ce livre réalise le prodige pour l’époque d’être à la fois un ouvrage de topographies, de récits de courses et d’illustrations. Les photos qui s’y trouvent ont été prises par les célèbres frères Georges et Ashley Abraham et montrent Jones en action. Les topographies tiennent un rôle original dans cet ouvrage, puisque c’est la première fois qu’elles attribuent une valeur de difficulté aux escalades. Celles-ci ne sont pas qualifiées par des chiffres (comme dans l’échelle de Welzenbach), mais par des adjectifs (easy, difficult, etc.).
Là aussi, comme en alpinisme, il y a derrière la topographie l’expression d’une manière de faire, un regard singulier, un style particulier, bref l’évocation d’une pratique. Les grimpeurs et les alpinistes ont donc leurs territoires à définir.
Historiquement, cela s’est fait d’abord par des récits de voyages, puis par la description d’itinéraires, par l’écrit et par le dessin. Les croquis ont évolué vers des supports photos d’abord noir et blanc puis couleur pour aboutir à ce que l’on appelle de nos jours « les beaux livres ». Un des plus marquants étant sans doute le tout récent « Mont Blanc lines » d’Alex Buisse (Ed. Glénat-2021), mais on peut également citer l’original «Monte Bianco super cracks» (I Vert-2012, Lamberto Camurri, Giovanni Bassanini). Ceci dit, derrière les tracés de voies, il y a toute une histoire, tout un langage même qui traduit un ensemble de savoirs qui forme une culture. Un exemple concret est la toponymie, la nomination des lieux «grimpables», qui se mêle plus largement avec l’identification du paysage; cela est vrai en montagne comme en falaise, dans les Alpes comme en Ardenne… Chez nous, on peut mettre en évidence l’importance du rôle joué par les grimpeurs dans le maintien ou même la création de nombreux toponymes de nos rochers2. Il en va ainsi des noms: Paradou, Mérinos, Pape, Jeunesse (ou Ancienne jeunesse), Centenaire, l’M et N … Le grimpeur gagne encore en singularité lorsqu’il mélange sa propre toponymie aux noms des lieux.
2 - On pense particulièrement à l’action de Xavier de Grunne et Marcel Nicaise dans les années 30. On se rappellera, par exemple, à propos de ce dernier qu’un article sur les rochers de Freyr, paru dans le revue du CAB, fut entièrement reproduit dans le célèbre guide touristique Cosyns. Mosa ©
Dutroux ©
Desaix © 1929
C’est le cas lorsque le nom d’une voie nomme la falaise: les Cinq Ânes, la Fausse Vierge, la Roche Friquette, la Nausée, les Copères… Dans d’autres cas, le monde de la grimpe a préservé le nom de lieux qui souvent, sans cela, seraient tombés dans l’oubli.
On voit par l’exemple que le grimpeur a joué un rôle à différents niveaux dans la toponymie des rochers, point fort des paysages de Wallonie. Ce n’est pas chose banale à une époque où les paysages s’abîment, la toponymie s’appauvrit, l’identité s’amenuise.
Le grimpeur a donc, en quelque sorte, un rôle citoyen. Il a intérêt à préserver son terrain de jeux, dire Sainte-Anne au lieu de Tilff, Renissart plutôt que Hotton, Fidevoye (ou Paradou) plutôt que Yvoir…
C’est dans l’intérêt du grimpeur de préserver l’identité des lieux et d’éviter les termes trop génériques. Il doit pour cela aborder deux contraintes, deux fléaux diraient les extrémistes: l’urbanisation des paysages et l’abandon des régionalismes linguistiques. En Wallonie, c’est certain, l’aménagement du territoire n’est pas chose simple, en partie à cause de la fragilité et de l’étroitesse du territoire et des paysages, mais aussi en partie à cause d’une lourde histoire industrielle, pour l’essentiel dans le sillon Sambre et Meuse. Il n’empêche, l’urbanisation anarchique3 a abîmé bon nombre de paysages, de points de vue. On a parfois l’impression d’un pays qui disparaît, ou tout du moins, qui se vend à bon marché. Il en va de même de la langue wallonne, langue dépassée diront certains, tout au moins abandonnée, non reconnue4, une langue qui a ses faiblesses mais aussi ses qualités. Bernard Cerquiglini, éminent linguiste français, mentionne le wallon ainsi « comme tous les dialectes bel-
3 - Il ne faut pas toujours aller bien loin pour comprendre certaines interférences. Certes le Super Marché a remplacé le champ de patates, faisant de ce fait disparaître les noms de lieux! Mais, le sens même des noms de lieux-dits, peut lui aussi insidieusement disparaître: ainsi, une golette par exemple, coincée entre deux maisons, n’est plus un repère paysager, dès lors, le toponyme risque d’être abandonné. Il doit disparaître, diraient peut-être certains, il est en tous cas appauvri. On peut faire ici aussi un lien avec l’escalade. Le fait de vouloir parfois mettre des broches partout, d’équiper chaque centimètre, de faire la variante de la variante, fait parfois perdre le sens de l’itinéraire et celui de la nomination de la voie. La voie n’est plus qu’une succession de passages, à l’image d’un pays sans horizon, elle perd sa direction, son sens, son volume. Faut-il parler d’une urbanisation de nos rochers? 4 - On peut évoquer ici le fait que la langue wallonne n’a jamais été reconnue par le gouvernement belge malgré les invitations pressantes des linguistes wallons (le professeur Haust en tête) à ne pas assimiler le wallon à du (mauvais) français dans les recensements linguistiques. Qui se rappelle encore que, dans les années 30, les parlementaires wallons ont revendiqué la reconnaissance de cette langue devant les instances nationales? go-romans, il est d’une très grande richesse et est parfaitement étudié» 5 . Sa qualité première est d’être une langue de terroir, moins universelle que le français, et à ce titre la mieux indiquée pour nommer la spécificité du territoire… N’est-elle pas venue «à pied du fond des âges », comme aimait le dire Julos Beaucarne? Il en est ainsi de toutes les régions. Le wallon a des termes intraduisibles en français tels : Heyd, Cresse, Cron, Tige, Thier ou Tienne, etc. Les grimpeurs connaissent l’Al lègne, l’Al rue, la Longue ariesse, la Rotche del’Venne. De
5 - Bernard Cerquiglini est un linguiste français, bien connu pour son émission «Merci professeur» sur TV5 monde. Il est l’auteur de nombreux livres dont un ouvrage collectif: «Les langues de France» (Éd. PUF- 2003) dans lequel le wallon est évoqué. Si, si, on parle wallon aussi en France, dans la botte de Givet: c’est petit mais cela existe!
Laurent © manière plus large, les autochtones connaissent encore le Cailloux qui bique, la Taillande Rotche, la Roche Al Penne, les Rochers de Coisse, de la neuve Batte, des Nutons. Ces termes prêts à passer dans l’oubli se doivent d’être préservés. Pour le grimpeur comme pour le citoyen lambda, la langue et le paysage ne font qu’un. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de défendre avec acharnement une langue mais bien de marquer de manière spécifique un territoire de manière à continuer de l’inventer et le réinventer à la manière des géographes d’autrefois dans les Alpes.
À propos de ces pertes paysagères me revient l’anecdote suivante:
Il y a peu, me promenant au sommet de la réserve naturelle de Sclaigneaux, le long de la Meuse, je fus interpellé par une dame qui cherchait son chemin. «Et si je vais par là?», me dit-elle. Je lui explique qu’il y a là un beau belvédère sur la vallée, que c’est à cet endroit que le plateau s’arrête net dans les rochers surplombant le fleuve, qu’elle sera là véritablement «A coron del faliche» (terme wallon qui a donné nom au bien connu rocher de Corphalie). Je vis, à son regard ébahi, qu’elle ne me comprenait pas. Je lui précisai alors qu’elle serait «au bord de la falaise»! Ceci montre bien, s’il en est besoin, qu’un wallon «wallonant» le paysage de son pays n’est plus compris. Cela est d’autant plus navrant face à la Meuse séculaire, le plus vieux fleuve du monde aux dires de certains6 .
6 - Longtemps, la Meuse a été considérée comme le fleuve le plus vieux du monde. Il l’est encore par certains mais, généralement aujourd’hui, on le considère comme le second après la Finker River en Australie. Ardennes & Alpes — n°212
C’est la situation de l’homme qui n’ose plus nommer son pays, c’est une faute de goût ou tout au moins une erreur de style, un appauvrissement. C’est le type même de l’absence d’emphase aurait dit Alexandre Vialatte.
«Les civilisations qui se vendent ne peuvent plaire qu’à de nouveaux riches. Les petits effets ont parfois
de grandes causes7»
BERNARD MARNETTE
7 - Nous nous permettons ici de modifier légèrement la citation de l’auteur en remplaçant dans son texte «vantent» par «vendent» (mais vantent aurait-il convenu?) qui convient mieux au sens de notre propos. Alexandre Vialatte dans son texte évoque «Les vents» à l’origine de la perte de l’âme bretonne (tout au moins ce qu’une Quiberonnaise en dit). On peut lire et relire sans relâche Alexandre Vialatte et notamment cette «Chronique des voyages et des vents» extraite du recueil: «Et c’est ainsi qu’Allah est grand» (Éd. Julliard – 1989).