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L’aventure de la rencontre la nature comme cadre d’inclusion
L’aventure de la rencontre,
la nature comme cadre d’inclusion
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JONATHAN VARD
S’élever, prendre de la hauteur. Pas prendre peur, mais vaincre ses peurs. Sortir du confort, être à l’aise dans l’inconfort, découvrir un monde de possibles. S’ouvrir, faire équipe. S’exprimer, écouter, recevoir, trouver des solutions. Apprendre à être résilient, se donner les outils de la résilience
Voilà ce que propose l’escalade, la randonnée, le déplacement et la mise en situation d’action. S’aventurer en montagne, oser, s’orienter, monter le camp. Allumer un feu, cuisiner avec peu, mal assis, apprécier des pâtes trop cuites, un repas lyophilisé. La liste est longue de toutes ces choses qui peuvent paraître banales pour certains, impensables pour d’autres. À Itinéraires AMO, nous pensons qu’il est important d’inclure, de mélanger, de brasser les vies, les handicaps et de forcer la rencontre, la mixité et l’entraide. Pour mieux comprendre, je vous fais un petit retour sur un séjour qui date d’avril 2018. Mise en contexte : Itinéraires AMO (Action en Milieu Ouvert) est un service d’aide à la jeunesse situé à Saint-Gilles, Bruxelles. Dans ses murs, nous avons la chance d’accueillir une salle d’escalade ainsi qu’une salle de psychomotricité. Souvent, les grimpeurs qui y viennent le soir se contentent de cet aspect-là. Mais derrière l’acronyme AMO se cachent des arrêtés, des missions, de l’ordre, de la prévention. Notre métier consiste à accompagner les jeunes dans leurs difficultés, à trouver, avec eux, des solutions adéquates. Nous travaillons donc à leur demande, sans mandat et dans le strict secret professionnel. Alors, comment prévenir? Comment aider ces jeunes à être autonomes? D’une part, avec un accompagnement, ce que nous appelons un suivi individuel, permettant non pas de trouver des solutions toutes faites, mais de montrer le chemin. Rappeler qu’il existe des moyens financiers, judiciaires ou autres que le jeune peut mobiliser. Qu’il n’est pas seul. Et puis nous travaillons aussi en groupe – prévention éducative, selon le jargon de l’aide à la jeunesse – afin de s’assurer que ces jeunes apprennent aussi à être socialement épanouis. Qu’ils sachent se confronter au monde extérieur, aux autres, éviter les conflits, mais aussi exprimer leurs difficultés en public et travailler en coopération. Dans le cadre de ces activités, que nous nommons séjours socio-éducatifs, il y en a une qui pousse les ambitions au plus loin et met en œuvre tous les moyens disponibles. Le but: rappeler qu’avec détermination tout est possible, que ces jeunes ont des ressources et des capacités énormes cachées derrière leurs blessures. Mais aussi que l’autre est dans le même bateau, que tous nous avons nos faiblesses et qu’ensemble nous sommes forts. J’en découvrirai la teneur après trois jours de route, en camionnette, tirant 14 chiens et 3 traineaux, de Villers-la-Ville à Kvikkjokk, légèrement au-delà du cercle polaire, en Laponie suédoise. Nous passerons encore quelques jours à préparer la venue des jeunes, à les attendre. Expérimenter le parcours, y déposer des vivres et du bois à des points stratégiques, puis les accueillir dans le Grand Nord. Ils sont 8, dont 3 sont porteurs d’un handicap mental et moteur léger ; l’une vient du Brabant Wallon ; deux viennent d’Itinéraires, participent déjà à nos activités ; et deux autres atterrissent ici par le biais d’un SRG (Services Résidentiels Généraux), des jeunes «placés». Ces jeunes-là ont décidé d’embarquer pour une aventure qu’ils ne seront pas près d’oublier. Nous sommes en bordure du parc national du Sarek et de ses montagnes, la neige est abondante tout comme le soleil. Les chiens sont plus excités que jamais, ils savent le départ imminent. Nous passons d’abord une journée de retrouvailles et de préparatifs. Faire les sacs, nourrir les chiens, débriefer leur parcours jusqu’ici, les différents moments de rencontre, d’organisation, d’entraînement. Et briefer sur ce qui est à venir. Le froid, la neige, des longues montées et des descentes tout aussi longues. Ils savent que cette excitation fera bientôt place à la fatigue, mais l’envie est
Jonathan Vard © 2018
Ci-contre: Sur les plateaux du Sarek Ardennes & Alpes — n°212
plus forte. Et l’éternel « si on n’y arrive pas ? » vient évidemment prendre place dans ce tour de table. On y arrivera. Un jour plus tard, les traîneaux lourdement chargés, chacun son sac sur le dos, du soleil, pas de vent. Très vite, nous voilà en T-shirt. Mais il est où le froid? Nous démarrons pour 6 jours en autonomie, avec des jeunes qui n’envisagent pourtant pas, au quotidien, de se lever tous les matins, des personnes porteuses d’un handicap qui peinent à marcher sur un sol plat. Nous allons pousser à la limite où l’esprit ne se retient plus, où la coupure avec le quotidien viendra rompre la bienséance. Mais le cadre, à la fois superbe et dangereux, sera toujours là pour nous rappeler qu’ici la fuite n’est pas possible, que l’abandon n’est pas envisageable et que seules l’entente et l’entraide nous permettront d’arriver au bout. Le froid, il viendra dès la première nuit, tombant à -35 °C. À peine le camp monté, tous réfugiés dans la grande tente, autour du poêle, à se passer l’eau chaude, à sécher nos bottes mouillées de neige et de transpiration, plus personne n’ose sortir. Les chiens sont un peu plus loin, en boule, la truffe sous les fesses. On ne les entend plus. Le premier jour, en séjour, est toujours celui de l’émerveillement. Viendront ensuite la fatigue, les premières nuits compliquées, le sommeil qui manque. Et les premières tensions, les irritations. Alors, chaque soir, c’est là que nous nous retrouvons. Au chaud, mal assis, en cercle. Anesthésiés par l’effort et la confrontation aux éléments, chacun à notre tour nous reviendrons sur la journée. Seules les frustrations arriveront encore à en animer certains. Les autres écoutent, dans le calme, accueillent le vécu des camarades, repensent leur place. Les bonheurs, les peurs, les liens qui se tissent ou s’abiment. Untel qui se trompe de gants, qui ne nettoie pas son bol, des petites choses du quotidien qui irritent. Nous déconstruisons les frustrations, celui qui aimerait venir plus sur le traîneau, qui n’a pas conscience que certains n’y ont même pas encore été ou que l’une ne sait tout simplement pas marcher autant que les autres. En stage, en séjour ou même lors d’activités plus courtes, nous chérissons ces moments, les cadrons, distribuons la parole avec sérieux et veillons au respect. Chacun parle en « je », évoque ses sentiments face aux actions des autres. Nous écoutons sans jugement, orientons, demandons de développer ou de raccourcir si besoin. Ce moment de parole, par l’action qui consiste à mettre des mots sur des émotions, est souvent plus intense que les journées. En tant que travailleur social, admiratif des grandes étendues du nord, ce seront les échanges du soir que je retiendrai le plus. Les mots s’accrochent dans les mémoires alors que les comportements, les gestes, s’estompent. Cette aventure se déroulera sans encombre, quelques embrouilles, un peu de médiation et de diplomatie, mais surtout le bonheur d’avoir vaincu. L’équipe reviendra plus forte, fière. Audrey, qui a récemment appris à marcher et à parler, répètera qu’elle « aime la montagne, mais pas les montées » des étoiles dans les yeux. Le travail, il se fait tous ensemble et chacun participe. Personne ne consomme les bras croisés. Bien sûr, nous n’avons pas tous la même place. Mais dans un esprit d’équipe, tous les êtres vivants sont inclus, les chiens aussi. Sans eux, nous perdons une force de travail énorme. Et s’il n’y a pas collaboration, ils n’avanceront pas non plus. L’apprentissage à la sortie d’un voyage comme celui-ci, qui demande minimum deux séjours préparatoires dans le Jura, est certainement proportionnel à l’investissement. Si pas supérieur. Sortir Audrey de son centre de jour, où elle passe ses journées à boire des cafés, et la mettre en marche sous les aurores boréales, dans la neige, avec les chiens et d’autres jeunes, lui apportera la confiance de tous les possibles. Et ces jeunes, qui la verront parcourir tant, en seront ébahis. Étonnés, d’une part, d’avoir conquis eux-mêmes ces étendues blanches de la Laponie. Étonnés d’autant plus par la force et le courage de quelqu’un qui part d’encore plus loin. Cela permet à chacun de relativiser ses difficultés, de mettre en perspective ses capacités d’action, d’apprendre que toute embûche, passée ou à venir sera surmontée quel qu’en soit le prix. Ils trouveront la force en eux, forts de ces expériences, du dépassement de soi, d’accomplir de grandes choses, et ce parce que nous avons cru en eux.
Jonathan Vard © 2018 Après les longues journées de marche, il faut encore s’occuper des chiens, du camp et de soi Page suivante: Les merveilles de l’hiver en Laponie