1SSN OMB-6493
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UlnZalne littéraire DU 1er AU 31 AOÛT 1990/ PRIX: 25 F (F.S. : 8,00 - CON: 7,25)
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560. LA FIN DE L'EMPIRE
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8 L'AFRIQUE NOIRE 7
De l'Empire aux confettis L'Après-Dakar, la francophonie, ses applications Un Continent corrompu ? Jean-François Bayart parle de la montée de la contestation en Afrique L'avant-dernier stalinien Le Bénillquartier Latin de l'Afrique
par Claude Wauthier par Louis-Jean Calvet
11 13 14
W. W. Harris le prophète d'avant la crise Un panafricanisme, pourquoi pas? Les Ecrivains africains
par Jean-Loup Amselle Propos recueillis par Yann Mens par Emmanuel Terray par Claude Joy Propos recueillis par André-Marcel d'Ans par Jean-Pierre Dozon par Elikia M'Bokolo par Claude Wauthier
15 LA D~COLONISATION 17 19
Deux théories de la colonisation: Mannoni, Fanon Confession d'un anticolonialiste Mais que contient doncle « Rapport Hessel » ? Les Hommes d'affaires français et l'Afrique
par Pierre Pachet par François Maspero par Jean-Marie Fardeau par François Gaulme
8 9 10
Georges Balandier : une anthropologie de bonne volonté
20
21
LE MAGHREB
23
24
Algérie et tiers monde trente ans après Entretien avec Francis Jeanson
par Robert Bonnaud Propos recueillis par Jean-Pierre Salgas par Anne Roche par Zineb Ali-Benali par' Bernard Cazes par Marie Etienne
28
« ... A la faveur d'un équivoque passeport de langue française ... » Identité : permanences et dérives Le Sahel du XXI' siècle de Jacques Giri Une semaine de poésie à Constan tine
27 ANTILLES 28
Guadeloupe et droits de l'homme Ecrire en créole
29 VIETNAM-CAMBODGE
33
Vietnam ô Vietnam ! Trois pas pour lever les tabous Je reviens du Vietnam Comment sortir le Cambodge de la tourmente ?
34 OC~AN INDIEN 36 LA R~UNION
Les Français de Pondichéry Au commencement était la barrique
par Jacques Weber par Hélène Lee
POLYN~SIE
Tahiti dans toute sa littérature de Daniel Margueron La civilisation kanak
par Jean Chesneaux par Alban Bensa
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COOP~RATION
Entretien avec Alain Ruellan sur l'ORSTOM
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FEU L'EMPIRE
La Gloire de l'Empire
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par Yves Bénot par Robert Chaudenson par Jean Chesneaux par Georges Boudarel par Georges Condominas par Alain Forest
Propos recueillis par la Q.L. par Gilles Lapouge
Crédits photographiques Couverture D.R. P. P. P. P. P. P.
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P. Il P.12 P. 13 P.15 P.17 P.18 P.19 P.20 P.21 P. 22 P.23 P.24 P.25 P. 27 P.29 P. 30 P.31 P. 33 P.34 P. 35 P.36 P. 37
D.R. D.R. D.R. D.R. D.R. « Sur les traces de l'Afrique Fantôme» par Françoise Huguier, Maeght éd. « Sur les traces de l'Afrique Fantôme» par Françoise Huguier, Maeght éd. D.R. « Sur les traces de l'Afrique Fantôme» par Françoise Huguier, Maeght éd. D.R. D.R. D.R. D.R. D.R. D.R. Atlas colonial illustré, Larousse Seuil D.R. D.R. Atlas colonial illustré, Larousse D.R. Atlas colonial illustré, Larousse D.R. Atlas colonial illustré, Larousse D.R. Atlas colonial illustré, Larousse D.R. La Manufacture
Direction: Maurice Nadeau. Comité de rédaction: André-Marcel d'Ans, Louis Arénilla, Françoise Asso, Alexis Berelowitch, Robert Bonnaud, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Jean Chesneaux, Xavier Delcourt, Christian Descamps, Marie Etienne, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Roger Gentis, Jean-Paul Goux, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Francine de MlU'tinoir, Gérard Noiret, Pierre Pachet, Evelyne Pieiller, Jean Saavedra, Agnès Vaquin, Gilbert Walusinski, Michel Wieviorka. Arts: Georges Raillard, Gilbert Lascault, Marc Le Bot. Théâtre: Monique Le Roux. Cinéma: Louis Seguin. Musique: Claude Glayman. Danse: Julia Tardy-Marcus. Secrétaire de la rédaction, documentation, bibliographie: Anne Sarraute. Courriériste littéraire: Jean-Pierre Salgas. Publiciié : General medias, Sophie Gaisseau, 40-28-48-48. Rédaction, administration: 43, rue du Temple - 75004 Paris - Tél. : 48-87-48-58. FAX. : 48-87-13-01. Abonnement: Un an - 395 F - vingt-trois numéros. Six mois - 210 F - douze numéros.
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Publié avec le concours du Centre National des Lettres.
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LA FIN DE L'EMPIRE
Claude Wauthier
De
«
l'Empire» aux
Quand les 13, 14 et 15 août 1963, des syndicalistes en grève et des militants de gauche renversent au Congo le président-abbé Fulbert Youlou, aussi célèbre par ses soutanes de soie rose que par ses frasques sentimentales, le nouveau régime (marxisant) décide d'appeler ces journées révolutionnaires « les trois Glorieuses », en souvenir de celles qui, à Paris, en 1830, avaient mis fin à la Restauration. Au Niger, les adversaires du président Hamani Diori, renversé par un coup d'Etat en 1~74, avaient surnommé « l'Autrichienne », en souvenir de Marie-Antoinette, sa femme haïe pour son affairisme et assassinée durant l'émeute.
«
confettis»
Ainsi l'enseignement de l'histoire de la métropole dans les colonies françaises, auquel on reprochait avec virulence d'avoir voulu inculquer aux négrillons admis à l'école des contre-vérités aliénantes, comme la phrase-clé des manuels d'Ernest Lavisse: « nos ancêtres les Gaulois », a-t-il porté des fruits inattendus. Au-delà de l'anecdote, « les trois Glorieuses» du Congo et « l'Autrichienne» du Niger attestent de la robustesse des liens culturels tissés par la colonisation française en Afrique, dont d'abord bien sûr ceux de la lan-
gue, qui font qu'aujourd'hui l'Afrique noire est le principal bastion - théoriquement du moins - de la francophonie. Les rapports diplomatiques et él>onomiques entre l'ex-métropole et ses anciennes colonies ne sont pas moins étroits. En 1945, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, la France libre avait recouvré la presque totalité de ses possessions d'Outre-mer. Ce qu'on appelait en 1939 « l'Empire français» encore qu'on fût en République s'étalait sur les cinq continents : Algérie, Maroc, Tunisie, Liban, Syrie, Mri-
L'empire colonial français en 1940
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_mandats.conrHlS par la S. O. N. t .. France
LA FIN DE L'EMPIRE ques Occidentale et Equatoriale Françaises (1), Togo, Cameroun, Djibouti, Madagascar, La Réunion, les Comores, les Antilles, la Guyane, SaintPierre-et-Miquelon, les cinq comptoirs français de l'Inde, la Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna, les Nouvelles Hébrides (administrées conjointement avec la Grande-Bretagne), la Polynésie française, et bien sûr l'Indochine, sans parler de l'îlot désert de Clipperton au large du Mexique. La France était ainsi redevenue, après la Grande-Bretagne, la seconde puissance coloniale au monde, mais en 1947, Londres amorçait la décolonisation en accordant l'indépendance à son Empire des Indes, tandis que les PaysBas se retiraient de leurs possessions extrême-orientales (l'Indonésie).
L'Union Française et la Communauté Dès 1946 pour sa part, la quatrième République française avait banni de sa nouvelle constitution le mot « colonie » et institué l'Union Française: pour la première fois, tous' les territoires d'Outre-mer élisaient députés et sénateurs au Parlement français (en nombre très limité, il est vrai), tandis que les trois colonies d'Indochine. se voyaient offrir le statut d'Etats « associés ». Le nouvel édifice n'allait pas tarder à se fissurer. Le mandat de la SDN que la France exerçait sur le Liban et la Syrie avait pris fin avec la guerre, la défaite de Dien-Bien-Phu en 1954
5 débouchait sur l'Indépendance du Vietnam, du Cambodge et du Laos, tandis qu'éclatait l'insurrection algérienne. En 1956, les deux protectorats du Maroc et de la Tunisie, devenaient à leur tour des Etats souverains. Lorsqu'il revient au pouvoir en 1958, le général de Gaulle imagine une nouvelle formule institutionnelle qui préserve les liens avec les territoires français d'Afrique noire tout en leur accordant une large autonomie interne: c'est la Communauté francoafricaine, dont la France contrôle notamment les affaires étrangères, la défense et la monnaie. La Guinée de Sékou Touré refuse d'entrer dans cette communauté dès le référendum de 1958, et en 1960 à leur tour, les autres Etats d'Afrique noire ainsi que Madagascar (tout en signant des accords de coopération avec la France) choisissent l'indépendance. L'Algérie l'obtient après huit ans de guerre en 1962, puis les Comores en 1975 (sauf l'île de Mayotte), et enfin Djibouti en 1977. Il ne reste plus alors de « l'Empire» que les « confettis» de ses DOMTOM, autant d'îles (sauf la Guyane) éparses sur les cinq océans du globe (2). Au risque d'être taxée· de néocolonialisme, la France - ne serait--ce que pour des raisons de prestige n'entend pas laisser tomber en déshérence son ancien domaine africain. En 1969, avec notamment l'appui de Léopold Se~ar Senghor, elle organise la « francophonie» sous la forme institutionnelle d'une Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT)
« des pays entièrement ou partiellement de langue française ». Le Canada (et le Québec), le Liban et la Belgique entre autres en font partie, mais c'est l'Afrique qui compte le plus d'Etatsmembres, dont le Zaïre (ex-Congo belge). En 1973, le président Pompidou inaugure le premier des « sommets » des chefs d'Etat de France et d'Mrique, qui se tiennent périodiquement depuis (le dernier en date à La Baule en juin dernier). Divers pays lusophones et anglophones d'Afrique participent à ces sommets, mais ceux d'Mrique francophone - liés par ailleurs monétairement à la France par leur appartenance à la zone franc - y prédominent. Ces Etats dits du « pré--carré » francophone reçoivent la plus grosse part de l'aide française au Tiers Monde, moyennant quoi les entreprises françaises y ont prospéré (tout au moins jusqu'à une date récente).
est précisément secrétaire d'Etat aux Sports dans le gouvernement Rocard ? Les révolutionnaires africains du Congo et du Niger connaissaient leur histoire de France, les footballeurs camerounais « shootent » et « dribblent » sans doute un peu à la française, et entre autres prix littéraires, plusieurs Goncourt et Renaudot sont allés à des Antillais et des Africains (le Malien Yambo Ouologuem,le Haïtien René Depestre et le Marocain Tahar Ben Jelloun). A ne pas oublier non plus, Senghor a revêtu « l'habit vert ». Pas de quoi sans doute bomber le torse (l'Antillais V.S. Naipaul, l'Indien Salman Rushdie, le Nigérien Wole Soyinka occupent une. place de choix dans la littérature anglo-saxonne postcoloniale), mais assez peut-être pour faire réfléchir ceux qui rêvent d'expulser les travailleurs immigrés. • 1. L'A.O.F. comprenaitla Mauritanie,
Sport et littérature Et puis, en marge des mécanismes de la « coopération» inter-étatique, le, sport et la littérature de l'Hexagone se' sont « africanisés». Les meilleurs joueurs de l'équipe dé football du Cameroun qui a créé la surprise par ses succès au « Mondiale» opèrent dans des clubs français, et chaque équipe française de première division compte en général au moins un Mricain. Et que serait l'athlétisme français sans l'apport des Antillais, dont l'un d'eux, ancien médaillé olympique, Roger Bambuck,
le Sénégal, le Soudan (devenu le Mali), la Guinée, la Haute-Volta (aujourd'hui le Burkina-Faso), le Niger, la Côte d'Ivoire et le Dahomey (rebaptisé Bénin). L'A.E.F. englobait le Gabon, le Tchad, l'Oubangui-Chari (devenu la République Centrafricaine) et le Congo. 2. Selon le titre d'un livre de Jean. Claude Guillebaud, Les confettis de l'Empire. L'Inde a recouvré les cinq comptoirs français en 1954 et les Nouvelles Hébrides sont devenues indépendantes sous le nom de Vanuatu en 1980.
Louis-Jean Calvet
La francophonie, ses applications Le géographe Onésime Reclus n'avait sans doute pas tort lorsqu'il écrivait en 1887 : « L'avenir verra plus de francophones en Afrique et dans l'Amérique du Nord que dans toute la francophonie d'Europe ». En effet, les citoyens français sontaujourd'hui minoritaires dans l'ensemble francophone, la langue française ne leur appartient plus. Et la francophonie pose du même coup de nombreux problèmes d'ordre sociologique et politique... Lancée en 1964 par deux chefs d'Etats africains, Léopold Senghor, président du Sénégal, et Habib Bourguiba, président de Tunisie, l'idée de francophonie doit être aujourd 'hui analysée à la fois comme un fait sociolinguistique (la langue française est souvent en contact, voire en conflit, avec d'autres langues localement plus parIées qu'elle mais moins reconnues) et comme un concept géopolitique. La francophonie, selon le regard que l'on porte sur elle, constitue en effet à la fois un espace monétaire (la zone franc) dans lequel les rapports économiques avec la France sont privilégiés, un espace politique (l'Organisation Commune Africaine et Malgache) et enfin un espace de coopération (l'ACCT) qui tous sont traversés par les tensions du dialogue Nord-Sud. En fait, la Situation du français est quelque peu paradoxélle. Il occupe sans
doute aujourd'hui la dixième place dans la liste des langues les plus parlées dans le monde, après le chinois, l'anglais, l'espagnol ou le portu~ais bien sûr, mais aussi le bengali, le japonais ou l'arabe. Mais en même temps le français peut être considéré comme la deuxième langue internationale, après l'anglais et avant l'espagnol si l'on considère le nombre de pays dont elle est la langue officielle (39 pays par exemple utilisent le français dans leurs interventions à l'UNESCO) et le rôle qu'elle remplit dans les organisations internationales. Le français est ainsi présent, outre l'Europe, en Afrique (une quinzaine de pays), dans l'Océan Indien, aux Antilles, en Amérique du Sud (Guyane), en Amérique du Nord (Canada), au Proche Orient (Liban) et, dans une moindre mesure, en Asie (Viêtnam, laos, Cambodge...). On peut en 1990 évaluer le nombre de person-
nes dans le monde qui l'utilisent quotidiennement, à 110 ou 120 millions, mais ces personnes, si elles sont « francophones », peuvent cependant avoir pour première langue le wolof, le créole, le bambara, la lingala, le basque, le flamand, la hausa, etc. C'està-dire que dans une grande partie de l'espace francophone, la langue officielle, langue de gestion de l'Etat, langue de l'école, de l'administration, de l'insertion sociale, n'est pas la langue maternelle des citoyens, ce qui pose à la fois un problème de démocratie et d'identité culturelle. Ainsi, vu de la France, l'avenir du français se joue en Afrique, seul continent où le nombre de ses locuteurs pourrait augmenter de façon significative (on évalue aujourd'hui à 10 070 le nombre de francophones dans les pays africains dits « francophones»). Comme d'autres langues européennes (le portugais, l'espagnol, l'anglais) le français doit en effet son importance européenne et mondiale à son ancien empire colonial et à ses zones d'influence économique, il suffit pour s'en convaincre de considérer le cas de l'allemand,langue la plus parlée dans l'Europe des douze et qui pourtant n'a pas la diffusion internationale des quatre susdites. Si la survie internationale du français se joue en Afrique, le problème de l'Afrique est différent. Quel rôle peut jouer le français dans son développement, dans son avenir? La scolarisation est bien souvent en Afrique un
échec coûteux, et au centre de cet échec se trouve le problème de la langue : faut-il par exemple continuer de scolariser les élèves en français, ou bien commencer par une langue africaine? C'est pourquoi les textes adoptés par le sommet des chefs d'Etats francophones, réuni en mai 1989 à Dakar, pourraient bien ouvrir une nouvelle voie. On y lit que la francophonie est « globale », « plurielle» ; qu'il conviendrait d'y aménager le plurilinguisme, de penser la politique linguistique en termes de développement, bref on y trouve un discours bien différent de celui qui a été tenu jusqu'ici et qui mettait surtout l'accent sur la primauté du français ...
Léopold Sedar Senghor
L'AFRIQUE NOIRE
6 Reste, bien sûr, à passer aux actes, à faire entrer ce discours' nouveaU dans des opérations concrètes de coopération. Mais, pour coopérer, il faut être au moins deux, et c'est là que commence le problème. Les dix pour cent d'Mricains « francophones» qui parlent français ne sont pas, on l'aura deviné, des paysans, des pêcheurs, des chômeurs, ils sont dans la mouvance du pouvoir ou au pouvoir, et ils y sont en partie grâce au français qui, plus qu'une langue, est là-bas une clé sociale ouvrantJes portes de la réussite et du pouvoir. Si l'on exclut le cas de la Guinée à l'époque de Sékou Touré, les politiques . linguistiques des états africains n'ont pas mis en cause le statut du français, qui est le meilleur atout des élites pour
défendre leurs privilèges : dans beaucoup de pays africains on utilise le même mot (toubab au Sénégal, au Mali, en Côte d'Ivoire, nasara au Niger, etc.) pour désigner les Européens et les Mricains occidentalisés, porteurs de cravate et de carnet de chèques... Et il y a, dans cette anecdote lexiëale plus que la manifestation de l'humour populaire : une véritable analyse sociologique. L'après-Dakar implique justement que l'on puisse agir sur la situation sociologique. Les événements récents, à l'est comme au sud, font que l'on parle beaucoup aujourd'hui de démocratisation, et le terme est le plus souvent compris en son sens strictement politique: pluripartisme, élections libres... Mais tant que l'on n'aura pas compris les liens étroits qui unissent faits culturels et linguistiques d'une
part, démocratie et développement d'autre part, rien de fondamental ne pourra sur ce plan être changé. C'est cela i'enjèu, cela le pari de l'aprèsDakar. Il faudra beaucoup d'imagination et d'opiniâtreté pour y parvenir. Il faudra aussi que Français et Québécois décident de mettre fin à la guéguerre qu'ils entretiennent de façon ·sourde depuis des ~nnées, se battant pour apparaître comme les légitimes propriétaires d'une langue qu'ils partagent en fait avec plus nombreux qu'eux. Il faudra enfin faire admettre à nos partenaires africains que si la démocratie implique que l'on donne au peuple le droit à la parole, elle implique peut-être aussi que l'on donne le même droit aux langues du peuple. Vaste programme, certes. Et pro-
gramme difficile car, si la communication africaine s'est construite, comme un homéostat, dans un va-et-vient entre les nombreuses langues grégaires (langues de la familie, du village) et les langues véhiculaires qui unifient dès à présent certaines régions du continent, il n'en demeure pas moins que le français est aussi une langue africaine, qu'il a un rôle à jouer dans ce continent. Ce rôle, qui consiste aujourd'hui à conforter le pouvoir des élites, pouvons-nous faire qu'il consiste demain à cimenter la liberté et la démocratie? C'est là tout • l'enjeu de l'après-Dakar. Louis-Jan Calvet. s6mlologue et linguiste. auteur de nombreux ouvragea sur la langue. la soclét6. la chanson. publie en septembre une biographie de Roland Barthes chez Rammarlon.
L'AFRIQUE NOIRE Jean-Loup Amselle
Un continent corrompu ? Corruption, clientélisme, népotisme, prévarication... Trente i;iDS après les indépendances, ces termes font écho à ceux de fàillite, de catastrophe et de banqueroute, plaies qui, selon les médias, affecteraient l'Afrique Noire dans son ensemble. Cette vision de l'Afrique Noire comme continent corrompu n'est-elle pas une nouvelle mouture de l'idée selon laquelle cette région de la planète serait la terre d'élection des sociétés primitives, des sociétés sans écriture et des sociétés . . sans Etat? Le thème de l'Afrique comme be~ ceau de la corruption est relativement nouveau dans la littérature. Comme le montre Hamadou Hampate Bâ dans l'Etrange destin de Wangrin. dans les colonies françaises, même si la corruption était répandue, l'Etat colonial était officiellement un Etat de droit et fonctionnait selon des règles analogues à celles de l'Etat métropolitain. Ce n'est que très récemment que la problématique de la corruption a fait son apparition à propos de l'Afrique, de l'Asie et du Tiers Monde en général. Gunnar Myrdal, l'économiste suédois bien connu, a été l'un 4es premiers à mettre en évidence l'étendue de la corruption dans les pays du Tiers Monde nouvellement indépendants et a forgé, dans ce but, la notion d'« Etat mou ». Selon lui, dans les pays dits sous-développés, la circulation du capital, du travail et des marchançiises n'est pas régie selon le principe du marché mais relève d'opérateurs économiques qui convoient ces biens de façon discrétionnaire et privée. A la suite de G. Myrdal, toute une série de politologues ont appliqué cette notion d'« Etat mou» à l'Mrique. En
fait la plupart des études menées dans cette perspective reprennent les vieilles distinctions de la sociologie et de l'anthropologie, c'est-à-dire celles opposant le « statut» au « contrab>, la « communauté » à la « société », le « patrimonialisme» à 1'« Etat bureaucratique rationnel» (M. Weber). Dans cette optique, la corruption, le népotisme et le clientélisme africains résulteraient de la confusion entre le bien.public et le bien privé et feraient de l'Etat africain contemporain un Etat « néopatrimonial ». A la différence de 1'« Etat précolonial» au sein duquel il n'existe pas de corruption puisqu'il n'y a pas de distinction entre le bien public et la fortune privée du souverain, l'Etat « néopatrimonial», lui, est un Etat corrompu puisque l'imposition du modèle occidental de l'Etat (constitution, ministères, fonctionnaires, etc.) entre en contradiction avec les pratiques de prédation et de redistribution héritées de la période précoloniale. Pour prendre un exemple précis, si l'Etat ivoirien apparaît comme un Etat corrompu, c'est parce que les « investissements religieux» effectués par F. Houphouët
Boigny dans la basilique de Yamoussoukro contredisent d'une certaine fa'Çon la façade moderne et libérale de l'Etat ivoirien. Mais ce qui est, à nos yeux, une transgression évidente de la séparation entre le bien public et le bien privé n'est pas perçu comme telle par les Mricains. Ce qui est grave en Mrique, ce n'est pas de voler l'Etat, c'est de ne pas redistribuer. Au Mali, par exemple, occuper une position de premier plan dans l'appareil d'Etat et ne pas en faire profiter ses parents, ses amis, les gens de sa région d'origine est assimilé, au mieux, à un comportement de Toubab (Européen), au pire entraîne toutes sortes de malédictions et expose donc celui qui en est l'objet aux agressions en sorcellerie. Dans des sociétés où la pression sur l'individu est extrêmement forte, il est quasiment impossible de se soustraire aux obligations de redistribution, d'aide à la famille et de sacrifices aux Dieux.
Ce qui est en cause De ce point de vue, les manifestations et les soulèvements qui ont lieu en Afrique francophone trente ans après les Indépendances, ne semblent pas remettre en cause ce modèle de prédation et de redistribution hérité de la période précoloniale. Ce qui est en cause, actuellement, tant en Afrique francophone qu'anglophone, c'est moins la nature de la circulation des produits que l'insuffisance de la production. L'essor de certaines économies afri-
caines depuis les années 1960 - le « miracle ivoirien » notamment - a masqué le fait que cette croissance s'est effectuée essentiellement dans le domaine agricole (café, cacao, bois, canne à sucre, etc.). Or les cours de ces produits de base même s'ils ont été au plus haut pendant plusieurs années, n'ont cessé de chuter depuis quelque temps. Pendant.l~ période des vaches grasses, les Etats les mieux nantis (Côte d'Ivoire, Cameroun, Gabon) n'en ont pas profité pour tenter de diversifier leurs économies et investir dans le secteur industriel. Si cela avait été le· cas, ces pays auraient pu faire jeu égal avec les quatre « dragons » d'Asie du SudEst (Taïwan, Singapour, Corée du Sud, Indonésie). Au Fonds Monétaire International et à la Banque Mondiale, on fait mine. aujourd'hui de découvrir que l'Mrique est en proie à la corruption et au népotisme. En fait, il y a belle lurette que tout le monde sait que la fortune de Mobutu en Suisse est égale à la dette extérieure du zaïre. Si les institutions internationales et les grandes puissances comme la France mettent actuellement l'accent sur les turpitudes des pays africains, c'est qu'elles ont décidé depuis peu de lâcher leurs ex-<:olonies. Il y a longtemps comme l'a montré J. Marseille (l) que l'Afrique ne rapporte . plus rien à la France. Le maintien de l'aide tient essentiellement à des raisons d'ordre politique: c'est la francophonie qui permet à la France de disposer d'une vingtaine de voix à l'ONU et d'apparaître ainsi comme une grande puissance de deuxième ordre. Sur le plan économique, l'existence d'une chasse gardée en Mrique a per-
L'AFRIQUE NOIRE mis que pendant longtemps une partie de l'économie française soit maintenue en état d'arriération. Les entreprises trop faibles pour s'exposer à la concurrence internationale trouvaient en Afrique un exutoire leur permettant d'écouler des produits trop chers ou de qualité inférieure. De façon générale, l'Afrique et en particulier l'Afrique francophone n'a jamais représenté un pôle d'attraction pour les investisseurs étrangers et en particulier pour les multinationales. Cette situation a ellemême plusieurs origines. En premier lieu, il faut mentionner la démographie. Que représentent les 7 millions de Maliens ou de Sénégalais face aux 100 millions de Nigerians? Les codes d'investissements, la perméabilité des frontières, le bas niveau de vie de la plus grande partie de la population et la cherté de l'énergie sont également des éléments qui dissuadent les investisseurs
7 d'intervenir, mais le facteur qui constitue à lui seul le principal repoussoir, c'est le coût de la force de travail. A la différence des pays d'Asie du SudEst et de l'île Maurice par exemple, le coût du travail dans les pays d'Afrique francophone est extrêmement élevé et ceci en raison du pacte politique et social qui prévaut en ville, en particulier dans le secteur formel. Ce pacte social remonte à la période coloniale : il est une des conséquences de la politique de bien-être qui a été mise en place dans toutes les colonies françaises après la seconde guerre mondiale.
tés de reconduire la politique du « welfare » mi,se en place par la France. La stabilité politique des ex-eolonies françaises a en effet toujours rePosé sur une alliance entre les différentes couches urbaines. C'est par l'accumulation opérée aux dépens des paysans et par la redistribution aux habitants des villes que la paix sociale a pu être maintenue, mais la baisse du çours des produits de base ainsi que l'incapacité des régimes africains à promouvoir un développement industriel remet en cause, à l'heure actuelle, le pacte social urbain. Sous la pression du FMI et de la Banque Mondiale, les dirigeants africains sont un peu partout contraints de « dégraisser» les effectifs de la fonction publique et de réduire les salaires dans le secteur formel. Plus que toute autre raison c'est ce qui motive les mouvements de mécontentement qui se font jour çà et là.
A cette époque, le travail forcé a été supprimé et les principales conquêtes du monde du travail en métropole ont été transférées outre-mer (salaire minimum, sécurité sociale, etc.). Les régimes issus des indépendances n'ont pas touché à ces acquis : ils se sont conten-
La corruption, la prévarication et le népotisme ne sont donc pas à l'origine des secoUSSeS qui ébranlent .les uns après les autres les pays africains d'expression française. En fait le modèle de prédation et de redistribution reste toujours en vigueur et il le restera tant que les structures de base de la paysannerie continueront de reposer sur la parenté et sur les relations aînés-eadets. C'est la « conjoncture », c'est-à-dire l'austérité qui porte atteinte au bon fonctionnement du principe de prédation et de redistribution, ce n'est pas le modèle lui-même qui est en cause. • 1. J. Marseille, Empire colônial et capitalisme français, Paris, Albin Michel, 1984. Jean-Loup Amselle est maTtre de conférences è "EHESS. Dernier livre paru LoglquflS mtltlssflS, Pavot 1990.
Entretien avec Jean-François Bayart
La montée de la contestation en Afrique Yann Mens. - Les régimes qui sont contestés aujourd'hui en Afrique, comme celui d'Houphouët-Boigny en Côte d'Ivoire ou de Bongo au Gabon, SOllt longtemps apparus comme les valeurs sûres du continent. Pourquoi sont-ifs aujourd'hui sur la sel/ette ?
Le continent africain
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Le second effet, c'est l'effet Mandela, qui disqualifie les régimes répressifs. C'est en effet le régime d'apartheid qui libère le chef de l'opposition et négocie avec lui ! Par ailleurs, il est plus valorisant pour un Africain de s'identifier à un grand monsieur comme N. Mandela qu'à des présidents comme Bongo ou Eyadema. Le dernier effet, qui intervient d'une manière presque perverse, c'est l'effet Mitterrand. Il faut se souvenir, en effet, qu'en mai 1981, les quartiers des grandes villes d'Afrique francophone ont dansé pour fêter la victoire de la gauche. Toute l'espé'rance démocratique qu'incarnait le candidat Mitterrand s'est· évidemment trouvé frustrée par la pratique gouvernementale qui a suivi, mais l'effet Mitterrand avait quand même contribué à la cristallisation de la revendication démocratique, par exemple au Gabon. Y. M. - Cette revendication a tout de même émergé d'abord dans les pays les moins pauvres d'Afrique.
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Jean-François Bayart : D'autres régimes africains sont également menacés par la montée de la contestation et SUTtout par la lutte des factions qui gravitent autour du pouvoir. Je pense notamment aux régimes camerounais, centrafricain, nigérien, togolais ... Si l'on s'en tient au pré carré français, la prolifération de la contestation me paraît assez vraisemblable. Trois effets contribuent à cette extension. Tout d'abord, l'effet Ceaucescu, c'est-à-dire la chute en direct d'un dictateur à l'issue d'une manifestation de soutien à son régime. Celle-ci était d'ailleurs tout à fait compréhensible pour les Mricains puisque c'était le type même de manifestations auxquels ils sont conviés depuis les indépendances. Comme les dictatures africaines, la dictature roumaine était un pouvoir patrimonial, où la famille du tyran avait des prérogatives exorbitantes.
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L'AFRIQUE NOIRE
8 J.-F. B. - Je crois que cela s'explique par des raisons contingentes et spécifiques à chaque situation. Au Gabon, il y a un enchaînement entre une tentative de coup d'Etat qui relevait strictement de la lutte factionnelle, la contestation de Bongo sur une thématique nationale (il a épousé récemment la fille du président congolais) et une contestation plus générale en terme de justice sociale et de démocratisation. En Côte d'Ivoire, l'approche de la succession d 'Houphouët joue un rôle essentiel. A l'exception de celle du 28 février, toutes les manifestations sont très vraisemblablement liées au jeu factionnel des barons du régime. On est ici plus près du scénario de Bucarest que de celui de Leipzig ou de Prague. Bien que les scénarios soient donc très différents, la Côte d'Ivoire et le Gabon ont en commun d'être des pays à revenu intermédiaire, où les déséquilibres financiers et budgétaires sont considérables. L'ampleur de la dette a suscité l'ampleur des programmes d'ajustement structurel, qui ont eux-mêmes suscité l'ampleur des revendications sociales. Y. M. - L'instauration du multipartisme ne risque-t-elle pas de favoriser l'éclosion de partis à base tribaIe? J.-F. B. - Ce que l'on nomme de façon très simplificatrice le parti tribal est en réalité une articulation entre les logiques du terroir et l'accès à une conception universelle de la modernité politique. A ce titre, il mérite un éloge. Je crois que c'est à travers des phénomènes politiques de terroir que l'on assistera à 'une invention démocratique en Afrique. Dans le cas de l'Inde, des
anthropologues comme Louis Dumont ou Henri Stern ont montré qu'il n'y a pas de contradiction absolue, mais au contraire des affinités au sens wébérien du terme entre la représentation de la caste et la pratique libérale de la démocratie. Les Européens admirent volontiers la façon dont les Africains impriment aux instruments occidentaux les rythmiques de leur terroir pour fabriquer une musique originale. Je crois que de la même façon, dans le domaine politique, les Africains impriment des rythmiques autochtones à des institutions de facture occidentale. Ils l'ont fait jusqu'à présent dans un s.ens autoritaire. Peut-être le feront-ils demain dans un sens démocratique. Y. M. - Cette invention du politique en Afrique est-elle le fait de nouvelles générations de dirigeants comme Sankara au Burkina Faso ou de Nicéphore Soglo, le nouveau Premier ministr.e béninois ? J. -F. B. - Il y a en Afrique de nouvelles générations tout court. Plus de la moitié de la population de ce continent a moins de vingt ans. Sankara et Soglo recourent tous deux à des répertoires politiques importés, mais très différents. Sankara, c'était la thématique révolutionnaire. Soglo, c'est la thématique économiciste du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. Mais il est possible que sur le versant autochtone de l'hybridation politique, ils représentent tous deux la prétention de la jeunesse à accéder à l'exercice du pouvoir, ou tout au moins à la parole politique. Sankara incarnait bien plus une tentative de révolution de la jeunesse qu'une tentative de révolu-
tion marxiste-léniniste. Ce qui frappe également chez lui, c'est le grand talent avec lequel il a mis la thématique de la lutte contre la corruption au service... de ses propres intérêts d'entrepreneur politique ! Son audience continentale a été réelle; c'est elle qui doit retenir l'attention. Quant à Soglo, je souhaite que ce ne soit pas l'archétype de ce qu'on appelle l'arrivée au pouvoir des technocrates. Dans ce domaine, l'Afrique a déjà donné. Abdou Diouf au Sénégal, Paul· Biya au Cameroun sont arrivés au popvoir sur ce registre et ont vite sombré dans les délices de l'Etat rhizome. Y. M. - Que signifie ce concept que vous employez dans L'Etat en Afrique, votre dernier livre ? J.-F. B. - En reprenant l'expression de Gilles Deleuze, j'essaie de suggérer que l'Etat de facture occidentale s'est enraciné dans l'historicité des sociétés africaines moins sous la forme d'un chêne majestueux que comme un rhizome. Contrairement aux idées reçues, ce qui frappe, c'est l'interpénétration, via de nombreux réseaux, de la société civile et de l'Etat, et non pas la séparation entre les deux sphères. La régulation de ces réseaux se fait à travers la lutte des factions à lliquelle j 'ai déjà fait allusion. L'interpénétration s'effectue par le biais de milliers de microprocédures, celles-là même qu'ont essayé d'analyser dans d'autres contextes des auteurs comme G. Deleuze, M. Foucault ou M. de Certeau. En Afrique, cela passe aussi bien par les réunions interminables sous les vérandas que par les funérailles ou encore par les
discussions dans les chantiers, les circuits, les maquis, toutes expressions qui désignent les débits de boisson et les restaurants populaires. C'est également l'une des fonctions que remplissent les maîtresses, appelées « deuxième bureau» dans certains pays d'Afrique. De cette façon, l'Etat fonctionne comme un rhizome et j'ai été frappé en lisant l'Etat de Barbarie de constater que Michel Seurat conceptualise de la même manière l'Etat syrien. Des c~>n cepts occidentaux sont donc parfaitement applicables aux sociétés africaines. L'important me paraît résider dans cet aller et retour entre l'observation de terrain et l'effort de conceptualisation que j'ai essayé de faire dans mon dernier livre. En reprenant la formule du détour de Georges Balandier, j'ajouterai que si l'on peut interpréter les sociétés africaines à l'aide de nos concepts, l'inverse est également enrichissant.
Propos recueillis par Yann Mens
Jean-François Bayart est chercheur au CERI (Centre d'Etudes et de Recherches Internationales de la Fondation Nationale des Sciences Politiques). Au fil de ses différents ouvrages, l'Etat au Cameroun (Presses de la FNSP 1979), la Politique africaine de François Mitterrand (Karthala i984) et surtout l'Etat en Afrique (Fayard 1989), il contribue à un renouvellement profond de l'analyse du politique au sud du Sahara. Jean-François Bayart est également co-fondateur de la revue Politique Africaine.
Emmanuel Terray
L'avant-dernier stalinien Selon toute probabilité, le vieux sage de Yamoussoukro va rater sa sortie. Certes, le pape Jean Paul II vient d'accéder à l'un de ses plus ardents désirs en acceptant d'inaugurer en personne la basilique de Yamoussoukro, mais ce « coup de main » de la dernière minute ne changera pas grand chose : le règne se terminera, non pas par l'apothéose du monarque, mais dans le déchaînement des querelles et des intrigues entre des prétendants aussi anxieux qu'impatients.
Il est encore trop tôt pour dresser le bilan d'une action et d'une œuvre qui se sont étendues sur près d'un demisiècle, mais on peut d'ores et déjà mettre l'accent sur certains aspects du personnage que les biographes ont parfois tendance à sous-estimer. On a amplement insisté sur les traits qui font d'HouI'houët un « souverain» à la mode traditionnelle : son goût pour le faste et l'ostentation, son allergie à la procédure du vote et sa préférence pour le palabre, son sens du respect dû à l'âge et aux anciens, l'importance qu'il accorde aux cadeaux, donnés et reçus, la difficulté qu'il éprouve à faire le partage entre sa fortune personnelle et les 'deniers publics, enfin, sa conviction bien établie et jamais démentie selon laquelle « le fétiche, c'est le fond du problème ». On souligne moins d'ordinaire à quel point Houphouët a été marqué par le modèle stalinien, et par la conception stalinienne de la vie politique. Il faut rappeler ici que, pendant les premières années de sa carrière politique, de 1946 à 1950, Houphouët a été entouré, conseillé, assisté, formé par une escouade de militants communistes : Léon Feix, responsable de la « section coloniale» au Comité central, Raymond Barbé, Marcel Dufriche, en charge des affaires syndicales, les sénateurs Franceschi
et Odru. Le PCF est alors à l'apogée de sa période stalinienne, et les militants cités, en particulier les deux premiers, sont connus pour leur adhésion sans défaillance à l'orthodoxie, leurs adversaires diront: pour leur sectarisme. Ils font l'éducation politique d'Houphouët, et cette éducation le marque de façon durable : son empreinte se manifestera bien après que les liens initiaux entre le PCF et le PDCI auront été rompus. De cette empreinte, on peut relever trois indices : contrairement à une idée trop souvent reçue, le Parti unique n'est pas un trait permanent de l'histoire ivoirienne. Entre 1945 et 1957, la Côte d'Ivoire a connu le multipartisme. Certes, il faut tenir compte des circonstances particulières de l'époque: entre 1946 et 1951, le Parti progressiste, l'Entente des Indépendants, le Bloc Démocratique, la SFIO bénéficient du soutien actif de l'administration, face à un POC allié aux communistes. On ne saurait pour autant les regarder comme des organisations entièrement et exclusivement « fantoches ». En octobre 1950, le RDA et le POCI mettent fin aux relations privilégiées qu'ils entretenaient jusqu'alors avec le PCF ; à l'Assemblée nationale les députés RDA se désapparentent du groupe communiste. Mais Houphouët n'en poursuivra pas moins
La cathédrale de Brazzaville, Rép. pop. Congo (Atlas colonial illustré, Larousse 1905)
L'AFRIQUE NOIRE avec ténacité la réalisation de son objectif initial: la disparition des partis concurrents, et l'avènement du parti unique. Tous les moyens seront utilisés pour atteindre ce but ; des pressions plus ou moins discrètes.à la corruption plus ou moins ouverte. Très vite, la réussite sera totale certains partis seront absorbés, d'autres se dissoudront d'eux-mêmes. Aux élections du 31 mars 1957, le PDCI obtiendra tous les sièges. A cette date, cependant, le Parti Unillue n'est encore qu'un fait. pn juillet 1958 se tient à Cotonou le congrès constitutif du Parti du Rassemblement africain, et une section de celui-Ci se forme en Côte d'Ivoire; quand s'ouvre la campagne en vue du référendum du 28septembre 1958, cette section se prononce pour le Non, donc pour l'indépendance immédiate: aussitôt, elle se voit interdire toute activité publique, au motif que son existence n'a pas été officiellement enregistrée, et ses dirigeants sont contraints à l'exil. Entre 1959 et 1962, le PDCI va parfaire son triomphe en domesticant l'ensemble des organisations syndicales existant dans
9. le pays. Là encore, Houphouët conjuguera très habilement la répression brutale et la corruption sous toutes ses formes. En 1962, l'UGTAN et la Confédération Africaine des Travailleurs Croyants cèderont la place à l'UGTCI (Union Générale des Travailleurs de Côte d'Ivoire) qui proclamera dès sa naissance « son indéfectible attachement au PDCI », donc son statut de « courroie de transmission ». Le mouvement étudiant résistera un peu plus longtemps, mais au début de 1965, il s'incline à son tour: à cette date, il n'existe plus en Côte d'Ivoire d'organisation indépendante du Parti. La marque stalinienne se manifeste dans un second domaine : la manière dont Houphouët procède à l'élimination de ses adversaires politiques. Il faut revenir ici aux célèbres complots de l'année 1963, celui de janvier et celui d'août, et les comparer aux procès de Moscou de 1936, 1937 et 1938, ainsi qu'aux Rajsk, Kostov et Slansky des années de l'après-guerre; les similitudes sont nombreuses: accusations fabriquées de toutes pièces ; accusés
contraints aux aveux; désignation, pour juger les inculpés du premier procès, de J.B. Mockey, dont on a déjà décidé de faire le principal accusé du second procès. Bien entendu, entre les procès staliniens et ceux d'Houphouët une différence majeure : les seconds ne s'achèvent pas par des exécutions capitales ; dans son livre de 1982, Jacques Haulin a bien montré comment la mort suspecte d'Ernest Boka, et la tempête de protestations qu'elle a soulevée en Côte d'Ivoire et à l'extérieur, ont très probablement sauvé les dix neuf condamnés à mort des deux procès. Il reste que, sur le plan de la technique politique, on ne peut qu'être frappé par la ressemblance des procédés. Un dernier trait de la politique ivoirienne appartient à l'héritage stalinien: le culte parfois délirant qui s'est.organisé autour de la personnalité d'Houphouët.· Je ne rappellerai que pour mémoire les épithètes qui ont longuement accompagné la mention de son. nom: « guide éclairé », « Pèrè de la Nation », etc. Plus significatives sont la création d'une Fondation explicite-
ment destinée à « populariser la pensée de Félix Houphouët Boigny», et la rédaction subventionnée de plusieurs biographies hagiographiques, dont la plus courtisane est l'œuvre d'un Français, le gouverneur Siriex. Jacques Haulin donne quelques exemples savoureux des maquillages grossiers auxquels se livre cet auteur, dans la plus pure tradition de l'historiographie stalinienne. Assurément l'influence stalinienne s'est exercée, non pas sur les orientations politiques adoptées, mais sur les techniques utilisées dans la conquête et dans la conservation du pouvoir. Elle n'en a pas moins profondément marqué la vie nationale. Même s'jl est peu probable que son rôle soit jamais officiellement reconnu, le « petit père des peuples » doit à coup sûr être compté parmi les Pères Fondateurs de la Côte d'Ivoire d'aujourd'hui.
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Emmanuel Terray est directeur d'études â l'EHESS. Dernier livre paru /a Politique dans /a caverne. Seuil, 1990.
Claude Joy
Le Bénin quartier Latin de l'Afrique Le Bénin, quartier Latin de l'Afrique, selon la formule d'heureuse d'E. Mounier, vient de réaliser sa deuxième Révolution des Intellectuels.
Le renversement du régime par les militaires en 1972 avait été initié par les « professeurs» qui proposaient un nouveau projet de société, l'état marxiste-léniniste. Après une série de coups d'état, la stabilité politique était assurée. Le régime luttait contre la corruption, et créait les conditions d'un boom économique. Le budget, qui avait été en déficit depuis le temps de la colonisation, était à présent en équilibre. La balance des paiements, de tout temps déficitaire, devenait excédentaire. De nouvelles industries étaient créées, la marche vers le progrès était une réalité. La population adhérait à ce nouveau cours. En fait, cette forte croissance n'était pas due à un développement endogène, basé sur une accumulation intérieure, mais était tirée par la croissance de son riche voisin le Nigéria. La fin de la guerre du Biafra, de nouvelles découvertes pétrolières, ·la forte hausse du prix du baril de pétrole ont amené le Nigéria à se lancer dans un vaste programme de reconstruction et de développèment. Le port de Lagos, d'une capacité limitée, ne pouvait accueillir tous les bateaux qui venaient apporter les biens d'équipement et de consommation achetés grâce à l'argent du pétrole. Ils empruntaient donc le port de Cotonou, qui devient ainsi le pôle de l'activité économique du pays, redistribuant des revenus à partir des activités de transit. A cela s'ajoutaient des facilités offertes par le système bancaire béninois, intégré dans la zone franc, Qui pouvait servir de refuge aux capitaux nigérians exportés illégalement. L'argent appelant l'argent, les capitaux flottants furent attirés par le boom et l'on vit fleurir de grands projets d'industrialisation. Une cimenterie, qui devait à la fois approvisionner le marché du Bénin et exporter la majeure
partie de sa production au Nigéria, une sucrerie pour approvisionner le marché nigérian, des usines d'engrais, des investissements importants dans la recherche pétrolière, etc. Et lorsque la crise a éclaté au Nigéria en 1981, du fait de la baisse du prix du pétrole, entraînant tout à la fois une chute des recettes de l'Etat, une baisse de l'activité économique et une baisse des revenus, il s'en est suivi une diminution des importations. Le port de
Le musée de Porto Novo
Lagos reconstruit entre temps, pouvait assurer à lui seul le trafic maritime du pays. Le Bénin est alors entraîné à son tour dans la crise. Dès 1983, le déficit budgétaire se creuse, par suite de la diminution des rentrées fiscales et de la charge du remboursement des prêts contractés pendant la période précédente, pour des industries, mal conçues, qui tournent à un dixième de leur capacité et engendrent des déficits d'exploitation. Le président Kerekou fait alors appel au FMI pour renflou'er les caisses de l'Etat mais celui-ci exige avant toute intervention que l'Etat béninois abandonne son orientation socialiste et s'ouvre au libéralisme. Les négociations
sont alors rompues et le Bénin s'enfonce dans le marasme économique et financier. La classe dirigeante se précipite dans la fuite en avant, en finançant sa consommation grâce au crédit. En 1988, le système bancaire en faillite accuse un déficit de 115 milliards de F CFA, représentant l'équivalent du double du budget de l'Etat. La classe politique, est alors lâchée par les intellectuels, qui ne perçoivent plus leur salaire - les fonctionnaires ne seront pas payés pendant 3 mois en 1988 - et qui acceptent mal de voir parader des militaires enrichis par les trafics de la douane. Le président Kerekou doit à nouveau faire appel à la communauté internationale, pour trouver une solution à la
L'AFRIQUE NOIRE
10 crise, qui devient sociale et se traduit par des manifestations dans les rues. Il devra alors en passer par les exigences des bailleurs de fonds de l'ouverture du régime au libéralisme. En 1989 les accords sont signés avec le FMI et la BIRD, entraînant la contribution des autres bailleurs de fonds (Allemagne, Suisse, CEE, ~apon et France). Mais il est trop tard, ce que Kerekou a gagné à l'extérieur n'arrive pas à compenser ce qu'il est en train de perdre à l'intérieur. La reconnaissance internationale s'accompagne d'une perte de crédibilité à l'intérieur, les fonds accordés par l'aide étrangère compensent tout juste la baisse de recettes fiscales, qui tombent de 45 milliards de F CFA en 1988 à 21 milliards de F CFA en 1989. La contrainte n'est pas desserrée. Le programme d'ajustement est un échec, l'Etat se dissout, les fonctionnaires ne travaillent plus. Le régime est condamné. Il sera sauvé par les bailleurs de fonds étrangers. Ayant peur de l'inconnu, ils jouent Kerekou, d'autant qu'il peut servir de faire-valoir pour les thèses libérales : un régime marxisteléniniste qui ne trouve son salut qu'en faisant appel aux recettes libérales ! Toutefois, lassée de payer la solde des fonctionnaires chaque fin de mois,
la France, fin 1989, en accord avec la Banque Mondiale, exige pour la continuation de son aide une libéralisation politique, gage d'une réconciliation entre les Intellectuels et le gouvernement, qui permettrait la fin de la grève des fonctionnaires et aiderait au rétablissement d'un niveau satisfaisant de recettes publiques. Le scénario suivant est mis au point : réunion d'une conférence nationale, où seraient représentées toutes les tendances' politiques du pays et qui désignerait un gouvernement de techniciens, le président régnant mais ne gouvernant plus. On en profiterait pour annoncer la fin du régime marxiste-léniniste et l'abandon du parti unique. Le scénario réussit à merveille, la confiance revient, les fonctionnaires sont maintenant payés et se sont remis au travail, les recettes fiscales passent d'une. moyenne de 1,8 milliards de F CFA par mois à 3,3 milliards en mai 1990. Ce processus de démocratisation était nécessaire, car il était la condition d'une réconciliation entre le Gouvernement et ses administrés. Mais ce n'est pas une condition suffisante pour faire redémarrer l'économie.
Au mieux, les recettes qui ont doublé peuvent encore s'accroître et passer de 21 milliards de F CFA à 65 milliards de F CFA, mais guère plus, alors que les dépenses de l'Etat s'élèvent à 130 milliards de F CFA (dépenses de fonctionnement, dette extérieure, apurement du secteur bancaire, investissements). Le Bénin aura, pour longtemps encore, besoin de l'aide extérieure. Ce n'est pas tant la forme de l'Etat qui doit être remise en cause, car les nations voisines à visage libéral connaissent la même crise sociale et économique, que le type de développement qui a été choisi au moment des indépendances - développement basé sur la consommation et non sur l'accumulation. Ce modèle hérité de la colonisation partait du principe que l'incitation à la production ne pouvait provenir que d'une incitation à la consommation. Ce système mis en place par la France dans ses colonies, dans les années 30, a permis de développer le pouvoir d'achat des populations, en surpayant les matières premières d'environ 40 % plus cher que les prix mondiaux. Le modèle de société proposé était celui de la France, avec l'éducation et la santé gra-
tuites. T<?ut cela étant financé par . l'Etat, le système a fait ses preuves jusqu'en 1968, avec des subventions de l'Etat français. A cette date, l'alignement sur le cours mondial, des prix des matières premières payées par la France, aurait dû entraîner la crise. Mais, grâce à un cours soutenu des prix des matières premières sur le marché mondial, pendant la décennie 1970, et aux retombées de la croissance économique dû Nigéria, la croissance s'est poursuivie. Il a fallu attendre les années 80 pour que les illusions se dissipent. Etant donné les faibles capacités de croissance du secteur agricole,l'inexistence de ressources naturelles, l'état de dégradation du secteur industriel et le fait que les salaires au Bénin sont plus élevés qu'en Asie du Sud-Est à productivité égale, l'avenir du Bénin doit être plutôt recherché dans le développement du secteur tertiaire. Mais celui-ci n'a de sens que tourné vers son puissant voisin le Nigéria. Le Nigéria le veut-il ? telle est la question. Des petits pays sans ressources, comme le Bénin, n'ont aucune chance de développement endogène, il leur est nécessaire de participer à des regroupements régionaux et d'en arriver à une fédération politique. •
Entretien avec Georges Balandier
Une anthropologie de bonne volonté André-Marcel d'Ans. Vous n'avez jamais cherché à dissimuler l'inconfort que, dès que vous avez commencé à travailler en Afrique (c'était à Dakar, à l'été 1946), vous n'avez cessé d'éprouver à l'idée de contribuer à donner, par votre activité, force et crédit à une discipline, l'anthropologie, dont l'origine vous paraissait impure, et qui vous semblait fondamentalement compromise avec l'entreprise coloniale; même si, à l'évidence, c'est de l'intérieur de l'anthropologie aussi qu'ont pris naissance les notions de décolonisation, d'indépendance et de répudiation de tout impérialisme. " Aujourd'hui, trente ans plus tard, les décolonisations étant censées avoir atteint l'âge mûr, devant la situation que connaît présentement l'Afrique, quelles vous paraissent être les possibilités qui s'y ouvrent encore à l'anthropologie? J'imagine que vous ne devez pas vous sentir entièrement délivré des« inconforts» que vous éprouviez dans l'Afrique coloniale, par exemple au spectacle de cette sorte d'intégrisme de l'authenticité dont font montre tant de dirigeants et d'intellectuels africains, dont' la démagogie se nourrit des retombées de l'ethnologie culturaliste...
Georges Balandier. - Oui, il faut avouer l'inconfort. .. Mais je pense que l'inconfort imprègne inévitablement les rapports que les gens des sciences sociales entretiennent avec les pouvoirs, les circonstances, les événements... Si nous étions à l'aise nous serions inutiles. Car cela signifierait que les sociétés seraient devenues si claires à elles-mêmes, que l'histoire serait devenue si positive que notre intervention, au fond, n'aurait plus de raison d'être: notre confort se gagnerait à ce prix. Je crois que le rap-
port des sciences sociales aux pouvoirs est toujours un rapport d'ambiguïté et d'inconfort. Pour répondre à votre question concernant l'anthropologie africaniste actuelle, je dois convenir qu'il y a deux choses qui me gênent. D'abord l'incertitude des anthr<;>pologues de formation nouvelle quant à la nature de leur tâche. Il faut rappeler qu'une partie de l'anthropologie africaniste s'est rapatriée. Entendez par là qu'eUe a souscrit à cette idée que d'ailleurs j'avais moi-même contribué naguère à lancer comme une possibilité, celle du double terrain: travaillons en Afrique (c'est là que nous avons acquis notre expérience; c'est là qu'une certaine anthropologie s'est formée), et utilisons notre compétence ailleurs, dans notre propre univers, à lire d'autres choses. Ce qui est une façon d'avoir les deux pieds qui ne sont pas dans le même endroit, et peut-être de pouvoir rapatrier le second pied si les choses tournent trop mal... Autre facteur de gêne: celle qui résulte de ma relation à ceux qui ont pu être mes étudiants, mes chercheurs, mes camarades, mes amis, et qui sont Africains, confrontés à la tâche d'établir une science sociale africaine. Là, à vrai dire, je ne suis pas non plus entièrement à l'aise. Car ou bien c'est l'admission complète de notre exercice disciplinaire (et alors on peut se poser une question : est-ce que le fait d'être africain ne marque aucune différence? est-ce que notre discipine est si universelle déjà que l'appartenance à un autre univers de civilisation, le face-à-face avèc d'autres problèmes, n'ont pas d'incidence profonde ?) ; ou bien alors c'est un africanisme du dedans qui se constitue, essentiellement comme un africanisme apologétique et militant qui, pour exalter la personnalité des identités culturelles, va consentir à bricoler les sources, ou à donner force
à des témoignages très légers pour donner corps à des théorisations historiciennes aventureuses. Bref, il y a là une science sociale africaine qui n'a .pas encore trouvé son assise propre : ou elle est en imitation ou, pour ne pas être en imitation, elle est en revendication et en apologétique perpétuelles. Certes, je n'ai rien contre le militantisme: les intellectuels africains ont à combattre - c'est même leur premier devoir: c'est à eux et non pas à nous, anthropologues extérieurs', de faire cela -, mais le fait est que pour l'heure cela n'a pas facilité la constitution d'une anthropologie adaptée aux circonstances. A.-M. d'A. - Comment devraient s'orienter les sciences sociales africanistes pour trouver, comme vous dites, leur assise'propre et s'adapter aux circonstances ? G.B. - Si l'on veut aujourd'hui trouver des raisons d'être à l'anthropologie africaniste, il faut selon moi les rechercher dans la nécessité de donner de l'Afrique des impressions un peu plus positives. En effet, les opinions extérieures sont dures, ces années-ci, lorsqu'il s'agit de l'Afrique. Le sentiment est au pessimisme généralisé : l'Afrique cumule les catastrophes, l'Afrique décline, l'Afrique ne peut pas s'en sortir, dit-on. Il y a une espèce d'accentuation pessimiste qu'on trouve dans toute la presse, même sérieuse, extérieure à l'Afrique. Au point qu'on vient de voir le ministre français de la coopération se faire le défenseur de l'Afrique en disant: « Mais non, les choses ne sont pas tout à fait aussi désespérées qu'on le dit»!. .. Il y a là une image à corriger. En mettant en valeur ce qui est activité positive et non pas tragédie ... Cette tâche-là n'est pas négligeable: si l'on
veut que l'Afrique reste partenaire des autres continents, il faut que l'Afrique retrouve une image - permettez-moi la trivialité - présentable. Or, ce n'est pas le cas maintenant. Une fois de plus, c'est un peu comme si le reste de l'humanité se déchargeait de tous ses farde.aux en désignant le continent maudit, le continent de Cham, le continent de la malédiction qui reviendrait une fois de plus, comme une grande récurrence mythique. Je reste persuadé que l'anthropologie africaniste peut, avec beaucoup de profit et malgré les difficultés rencontrées (qui tiennent aux pouvoirs nationaux, aux circonstances, aux événements), insister sur ce qu'est aujourd'hui la créativité africaine. Je pense qu'il s'agit moins dorénavant de. produire des témoignages du passé. Il est vrai que, ni plus ni moins que les autres continents, l'Afrique est depuis toujours - une terre de civilisations : je crois que c'est acquis, cela. Il s'agit davantage, étant donné les circonstances et les dangers qui menacent l'Afrique, de corriger l'image que le monde extérieur a pris d'elle. C'e.st pourquoi je crois qu'il y a intérêt à insister sur les créativités africaines. De la paysannerie, par exemple, il faut dire qu'il n'est pas vrai que toutes les paysanneries africaines seraient soumises à une sorte de fatalité à la fois naturelle, technologique, économique et politique. Non: il y a des endroits où les paysanneries sont inventives : au . Sénégal par exemple, au Burkina Faso... . Même si cela suppose un certain dépaysement pour l'anthropologie, une rupture avec sa vieille tradition, cette créativité moderne, il faudra également réussir à montrer ce qu'elle est dans les villes. En effet, quoiqu'avec un certain décalage vis-à-vis de ce qui s'est produit sur les autres continents, l'Afrique de
L'AFRIQUE NOIRE nos jours devient elle aussi un continent de villes. Ce qui me semble important, c'est de montrer comment ces villes sont des laboratoires de sociabilités nouvelles. Il ne faut pas seulement y voir l'insécurité, la corruption, la « dégradation des mœurs» comme l'ont dit d'une façon un peu pudibonde et agaçante. Il vaut mieux observer ce qui s'improvise là : car les villes sont capables d'inventer de nouveaux modes de relations sociales, sont capables d'invent,er de nouvelles façons de croire. Et puis surtout elles sont capables de contribuer à un renouveau culturel dont les prémisses déjà sont incontestables. Le troisième domaine que j'évoquerai - et là encore ce n'est pas un territoire que l'anthropologie de tradition considérait -, c'est celui que j'appellerai le domaine des cultures ravivées. Les cultures africaines ne sont pas uniquement, comme on l'a trop laissé entendre, des cultures du délabrement, de la tragédie ... A.-M. d'A. - Vous dites bien : des cultures ravivées ; et non « ressuscitées », comme le voudrait un culturalisme banal...
11 Oui. Je dis « ravivées », car pour moi elles n'ont jamais été complètement mortes. Elles ont toujours vécu. Il se trouve que le colonialisme ne leur donnait pas toutes leurs chances, que l'Indépendance aurait pu leur en donner davantage, et que cela n'a pas été entièrement le cas. Mais elles ne sont pas mortes pour autant de ces divers assauts. Aujourd'hui, ce sont donc des cultures ravivées, et pas seulement des cultures imitatrices. C'est cela qu'il faut faire savoir: l'Afrique n'est pas le pays où la modernité se fait en noir ou en pauvre alors qu'elle est en blanc et en riche chez nous ... G.B. -
A.-M. d'A. - Ne vous sembie-t-il pas qu'il existe deux formes symétriques de sujétion culturelle: d'une part la pure singerie vis-à-vis d'une modemité extérieure, et d'autre part une sorte d'auto-imitation, faite de la mise en pratique d'une image passéiste et mythique de soi ? G.B. - Ce sont les risques que j'évoquais tout à l'heure à propos des intellectuels africains : l'imitation sans trop de distance critique, ou à l'inverse l'adhésion militante et dévote, bigote,
à un passé refaçonné par l'usage qu'on veut en faire ... Il Y a un peu de cela. Mais il y a aussi des initiatives totalement originales dont il faut parler : ce sont des sujets anthropologiques à part entière. Ainsi, l'Afrique est un continent de production littéraire ; elle a un Prix Nobel. L'Afrique est un continC(nt de production artistique, et pas simplement sous la forme des « arts nègres» qui inspirèrent les artistes européens autour des années 20. Elle a une musique qui est en train de s'universaliser... Elle présente des formes nouvelles de spiritualité... Donc, d'une certaine façon, quels que soient les rudes problèmes que les peuples d'Afrique affrontent, il n'yen a pas moins cette capacité créatrice qui est maintenue. Et puis enfin, sur le terrain sociologique, soyons attentifs à l'émergence des mouvements sociaux, dont seule une étude attentive permettrait de comprendre qui « fait» l'Afrique, qui sont les acteurs peut-être réels de l'Afrique d'aujourd'hui, sans pour autant qu'ils soient déjà immédiatement apparents sur l'avant-scène... Pour moi ces acteurs, ce sont les jeunes, ce sont les femmes. Pour moi, ce sont aussi cer-
tains intellectuels qui prennent maintenant la liberté d'être à la fois entièrement créateurs et entièrement africains, c'est-à-dire africains sans les tricheries de la nostalgie, et sans les commodités de l'imitation de la modernité. A.-M. d'A. - Somme toute, vous invitez l'anthropologie à être généreuse, à ne pas céder à ce catastrophisme ambiant qui consiste à dire aujourd'hui qu'après être mal partie, l'Afrique ne serait arrivée nulle part. .. Contre cela, vous proposez une anthropologie de bonne volonté, que vous exhortez â devenir un peu comme le crocheteur borgne de Voltaire, lequel n'avait qu'un œil, celui qui voit le bon côté des choses... G.B. - Sinon à ne voir que le bon côté des choses, du moins à insister sur celuilà. Car les mauvais côtés sont suffisamment connus, et suffisamment rendus publics à l'échelle internationale, pour qu'il n'y ait pas lieu d'encore insister sur ces aspects-là. Propos recueillis par André-Marcel d'Ans
Jean-Pierre Dozon
W. W'. Harris • le prophète d'avant la crise Au début du siècle, tandis que la France conquérante s'échinait encore, après deux décennies de reconnaissance et de « pacification» (la colonie ivoirienne fut fondée en 1893), à briser ici et là résistances et rébellions, le littoral ivoirien s'anima d'une bien étrange façon. Un singulier personnage nommé W.W. Harris, originaire du Libéria voisin et se déclarant « prophète des temps modernes », prêcha pendant plus d'un an la foi en Dieu et en Jésus-Christ, enjoignant ses « frères africains» d'abandonner leurs pratiques et leurs cultes religieux traditionnels qu'il stigmatisait sans détour sous le label de « fétichisme et sorcellerie ». Divine surprise des mIssIonnaires français qui virent un Africain dénoncer et combattre ce qu'eux-mêmes considéraient être l'obstacle majeur au projet colonial de civiliser des peuples « arriérés» et « sauvages », et obtenir un succès - plus de cent mille convertis dit-on, des masses de fétiches détruits ou brûlés - qu'aucun d'eux n'auraient osé espérer. Le « miracle ivoirien » se produisit donc bien avant que la presse n'en fasse la métaphore courante d'un pays qui, devenu indépendant, fit, durant vingt ans, exception sur le continent africain (croissance économique, stabilité politique), et dont elle use aujourd'huî encore, mais sous une forme négative la fin du miracle ivoirien »), comme pour en signifier rétroactivement le caractère foncièrement illusoire. La geste d'Harris tint, en effet, très précisément du miracle, puisqu'elle outrepassa toutes les soumissions et collaborations que les autorités coloniales cherchaient à obtenir, faisant de l'Autre (le dieu et la puissance des « Blancs ») le modèle auquel les « Noirs» devaient désormais se référer ; mais elle les outrepassa si bien que les autorités y virent bientôt une menace; comme l'ouverture d'un espace public où la puissance qu'elles représentaient était certes symbolique-
«(
ment valorisée, mais semblait de fait ne plus leur appartenir, devenant la composante et l'enjeu d'affaires africaines (ivoiriennes) qu'elles ne contrôlaient pas. Les autorités coloniales n'eurent pas, si j'ose dire, tout à fait tort d'envisager les choses ainsi, car bien qu'elles décidèrent d'expulser Harris (1915), des adeptes ivoiriens du prophète, quelques années plus tard, fondèrent l'Eglise harriste qui ne sera officiellement reconnue qu'à la fin de la seconde guerre mondiale. Elles eurent d'autant moins tort qu'à leur insu cet espace d'expression prophétique, parallèlement au développement de la religion harriste, prit de plus en plus d'ampleur. Le « Libérien» fit, en effet, de nombreux émules dans la partie méridionale du pays, là où précisément les transformations socio-économiques, grâce à l'expansion rapide de la culture du café et du cacao (qui fit de la colonie ivoirienne le « fleuron »de l'Afrique Occidentale Française, et put faire croire, après son indépendance à un « miracle » national), allaient bon train, installant des fragments de modernité au travers de l'école, de l'urbanisation, de différenciations sociales inédites qui émergeaient, non sans conflits, des hiérarchies et des systèmes familiaux tra-
ditionnels. Certains de ces nouveaux prophètes rejoignirent les rangs du harrisme favorisant ainsi sa diffusion et perpétuant sa veine militante à lutter contre le paganisme, tandis que d'autres tentaient de créer leur propre religion, à l'instar de Marie Lalou fondatrice dans les années 30 d'un mouvement appelé « Deima '» qui s'institutionnalisa à son tour en Eglise. Tous ces prophètes et prophétismes, qui animèrent sans discontinuer l'histoire de la Côte d'Ivoire (l'Indépendance ne modifiant rien à leur présence et à leur multiplication), fonctionnent sur une double appropriation. Forts en
effet d'emprunts plus ou moins marqués au christianisme (le prophète étant lui-même au principe de ces emprunts puisqu'il se déclare investi d'une mission divine), ils entendent certes lutter contre le paganisme, mais moins pour l'abolir que pour prêndre sa place et remplir nombre de ses fonctions. C'est ainsi qu'à l'image des guérisseurs païens (investis généralement par des puissances extra-humaines du type « ancêtre », « génie », etc.), ils s'occupent de thérapeutique, qu'à celle des cultes de fécondité, ils prennent en charge la stérilité des femmes, et qu'à l'instar des cultes anti-sorciers et des ordalies ils s'attaquent aux actions malfaisantes.
Omdurman. Pendant la transe des derviches
L'AFRIQUE NOIRE
12 Les prophètes ivoiriens sont donc davantage en continuité qu'en rupture avec les visions du monde et les systèmes cultuels traditionnels. Cependant, en cumulant les emprunts au christianisme et les pouvoirs païens réputés bénéfiques (opération appelée généralement «syncrétisme»), ils placent leurs constructions religieuses à la hauteur des problèmes de la société ivoirienne ; et tout en se déclarant partisans et artisans de sa modernité (de son développement), ils ne cessent de la mettre au futur car le présent témoigne continûment d'un excès de malheurs (les maladies bien sûr, mais aussi le chômage, les échecs scolaires, etc.), et par conséquent, selon eux, d'un monde toujours gouverné par le « fétichisme et la sorcellerie ». La crise tout à la fois économique et politique que traverse aujourd'hui la Côte d'Ivoire, et qui amène les commentateurs à parler de la « fin du miracle », donne une certaine acuité aux sommations prophétiques. Constamment à l'ouvrage depuis près' d'un siècle, elles font entendre, à leur manière, que malgré les transformations rapides du pays, rien n'y est fondamentalement réglé, que l'histoire, au contraire, piétine, n'approchant au plus près la modernité que pour mieux la voir s'échapper. Elles le firent tout particulièrement entendre au début des années 80, alors que le peuple ivoirien, reprenant avec ironie un mot diffusé par la puissance publique (la "conjoncture") se déclarait "conjoncturé" (stagnation ou baisse des salaires, blocage des débouchés scolaires, etc.), mais espérait encore retrouver le chemin des deux décennies précédentes (celles du "miracle"), sans contester outre mesure le régime d'Houphouët-Boigny. Gbahié Koudou Jeannot, prophète de son état (le mot étant devenu d'usage courant dans la langue francoivoirienne) et installé dans un modeste village du centre-ouest ivoirien, acquit très rapidement une immense popularité. Le milieu prophétique était pourtant particulièrement dense, composé tout à la fois des mouvements religieux ivoiriens issus des premiers prophètes (Harrisme, Deima), ou de mouvements similaires d'origine étrangère (comme le « Christianisme céleste » originaire du Nigeria), et de nombreuses individualités (indépendantes ou liées à ces mouvements) qui tout en s'efforçant d'élargir leur influence et leur clientèle,
Danse rituelle au Burkina Faso
se satisfaisaient bien souvent d'une audience locale ou régionale. Avec le phénomène « Gbahié », tout se passa donc comme si ce milieu n'était plus approprié au contexte des années 80 : comme si trop installé dans la routine et les intrigues d'appareil (celles des églises, prophétiques, mais aussi catholiques et protestantes qui sont par ailleurs solidement implantées dans le sud du pays), ou trop satisfait de ses clientèles locales, il lui fallait se ressaisir et recommencer la geste militante, à l'imitation d'Harris au début du siècle.
Au départ une figure locale Au départ, Koudou Jeannot n'est précisément qu'une figure locale, indépendante des grands courants prophétiques ivoiriens ; il se distingue du reste d'un personnage comme Harris (fin connaisseur de la Bible, dit-on) en ce que ses emprunts au christianisme sont très limités (il fait référence à Dieu et arbore parfois une soutane et un crucifix), et que l'essentiel de son entreprise religiel:'se repose sur le culte de son frère aîné, Gbahié, réputé mort d'attaques maléfiques en sorcellerie. Possédé par ce frère, Koudou affrrme avoir reçu de lui la mission de cesser ses activités de guérisseur traditionnel (qui pour être apparemment bénéfiques n'en sont pas moins liées à des pouvoirs païens ambivalents, susceptibles d'agir dans un sens contraire), ou plutôt de les mettre au service du bien commun, et tout particulièrement de la lutte contre le fétichisme et la sorcellerie. Davantage que d'autres sans doute, l'entreprise de Koudou est en parfaite continuité avec les visions du monde et les cultes traditionnels (Gbahié occupe ici la position d'un génie qui possède Koudou et devient l'emblème d'un culte antisorcellerie) ; cependant, il sut l'assortir d'ingrédients et de tâches militantes qui la fit devenir, dans un contexte ivoirien particulièrement favorable, un mouvement prophétique de grande envergure. Tout en ne se départant pas de ses activités de guérisseur, Gbahié Koudou Jeannot (il est devenu l'incarnation vivante de son frère), fit de son village un lieu de pèlerinage; à la manière des cultes de saints qui façonnèrent en Europe les débuts du christianisme, "Gbahié" devint tout à la fois martyr (de la sorcellerie) et tombeau;
le passage obligé où non seulement les malades doivent régulièrement se rendre (tout en étant par ailleurs soignés aux plantes médicinales), mais tous ceux (souvent des citadins) qui viennent consulter le prophète pour régler leurs multiples problèmes (emploi, échecs scolaires, conjugaux, etc.), et pour se protéger contre l'adversité (malades et consultants y reçoivent un "médicament" composé, notamment, de la terre du tombeau et d'eau bénite qu'ils utilisent ensuite en prévention ou en traitement). Koudou Jeannot, par ailleurs, entreprit de combattre effectivement le fétichisme et la sorcellerie; longtemps cantonnée à sa région d'origine, mais s'élargissant depuis plusieurs années à d'autres régions, son action prit en 1985 une dimension véritablement nationale (la presse ivoirienne s'en fit l'écho, contribuant largement à sa publicité). A Bonoua, ville située non loin d'Abidjan, et qui semblait être l'une des plus christianisées du pays (églises catholiques, protestantes, harristes, etc. s'y côtoient), Koudou . Jeannot se livra à une sorte de prophylaxie de masse, obligeant ses habitants à déposer tous leurs "fétiches", et rendant, dit-on, "impuissants" tous ceux qui avaient quelques rapports avec ces objets (chefs de cuItes, devins, etc.). Un peu plus tard, les notables et les cadres de Bonoua qui l'avaient sollicité, se déclarèrent entièrement satisfaits de sa prestation, estimant qu'après son passage bien des problèmes locaux avaient disparu. Dès lors la geste du prophète connut une ascension fulgurante. L'activisme fut de rigueur : moitié pour se consacrer à l'accueil d'une foule de plus en plus nombreuse de pèlerins, moitié pour sillonner les routes et accomplir ses œuvres de "salubrité publique". Voyageant en car, accompagné d'une quarantaine d'aides en tout genre et de musiciens ("Gbahié" fut ainsi exporté par des chants et des rythmes soutenus), il ne cessa d'accroître son audience par des prestations qui semblaient combler tous ceux qui l'avaient pressé de venir dans leur localité pour la guérir de ses multiples maux. Partout où il passait ce n'était qu'amas imposants de fétiches et d'objets de culte divers et constat que, malgré la présence des confessions chrétiennes et des prophétismes institués, toujours plus de « sorcellerie » tourmentait la vie des gens et des collectivités. L'intéressant dans toute cette affaire, c'est que l'action de Koudou concerna essentiellement le sud ivoirien, à savoir la zone du pays qui fit longtemps sa richesse (par l'exploitation du café et du cacao) et connut le plus large développement qu'illustrent notamment l'urbanisation, la scolarisation et la formation de classes moyennes; c'est aussi que le prophète fut souvent sollicité par ceux qui, installés en ville (principalement à Abidjan comme salariés et cadres), se déclaraient en charge (au
travers d'associations d'originaires) de leur village natal, et escomptaient, grâce à Koudou Jeannot, résoudre ses . multiples difficultés en même temps que les leurs. Ces difficultés concernaiënt donc aussi bien le monde rural que l'univers urbain, et tout en présentant à chaque fois des teneurs particulières, elles reflétaient globalement la « conjoncture » qui avait mis un frein brutal à l'expansion moderniste du sud ivoirien et multipliait les tensions au sein des familles, des communautés, entre gens des villes et gens des campagnes. A cet égard, le problème principal que le prophète semblait partout pouvoir résoudre (et qui fit par là même son immense popularité) concernait une jeunesse qui fréquentait "normalement" l'école, mais allait souvent d'échecs en échecs et trouvait de plus en plus rarement des débouchés. Vivant généralement en ville auprès de parents salariés qui pouvaient de moins en moins les soutenir, elle ne parvenait pas, malgré l'invitation pressante de leurs hôtes, à reprendre le chemin du' village ; car les jeunes déclaraient y craindre les «vieux» auxquels ils imputaient, par leurs manigances sorcières, leurs échecs et leurs malheurs. Le succès de Koudou tint largement à cette capacité d'avoir fourni la « preuve» que le fétichisme et la sorcellerie étaient toujours de rigueur et, en y annihilant, disait-il, l'action, d'avoir permis, soutenu par les citadins, à des jeunes de retourner, au moins momentanément, dans leur communauté d'origine. Soudain fin 86, alors que la liste des localités qui le réclamaient ne cessaient de s'allonger, et que l'espérance qu'il pouvait résoudre les problèmes cruciaux de la société ivoirienne s'affirmait toujours davantage, Koudou Jeannot est arrêté. On ne le mit pas en prison et nulle inculpation légale ne lui fut adressée. Il fut simplement placé (en compagnie de l'une de ses épouses) en résidence surveillée pendant plus d'un an ; après quoi on le libéra, mais sous l'expresse condition qu'il se contente, comme tous ses autres confrères, de mener ses activités au village. Ainsi, la geste de Gbahié Koudou Jeannot répéta doublement l'histoire ivoirienne; comme celle d 'Harris elle prit la forme d'une lutte contre un fléau nommé « fétichisme et sorcellerie» (manière de désigner les contradictions et les malheurs du temps présent) et fut, pour finir, réprimée par les autorités. Mais, cette fois-ci, ce furent les autorités ivoiriennes qui arrêtèrent Koudou, et des autorités qui, au travers du personnage d 'Houphouët-Boigny, eurent toujours des connivences avec les prophétismes et les prophètes du pays (ceux-ci faisant régulièrement l'éloge d'un Président qu'ils considèrent volontiers comme l'un des leurs, et dont « l'œuvre prophétique » leur paraît s'illustrer par les spectaculaires métamorphoses de son village natal, Yamoussoukro). Malgré ces liens, le Pouvoir ne put non seulement accepter la popularité croissante du prophète (par des tracts de soutien distribués au moment de son arrestation, il apparaissait comme le plus « patriote» des Ivoiriens), mais surtout que celui-ci prétende implicitement le défier en voulant à sa place régler les problèmes de la société ivoirienne : comme si la réalité saturée de « sorcellerie » n'était plus à sa mesure, ou en était la grimaçante expression. Manière de dire finalement qu'un tel défi prophétique annonçait une crise, celle qui trois années plus tard, c'est-à-dire aujourd'hui, affecte en profondeur la légitimité du Pouvoir ivoirien. •
Jean-Pierre Dozon est maître de conférences à l'EHESS.
L'AFRIQUE NOIRE
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Elikia M'Bokolo
Un panafricanisme pourquoi pas? Mort, le panafricanisme? Comment ne pas se poser la question devant le silence persistant et les échecs répétés de l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine) face aux défis brûlants de l'Afrique d'aujourd'hui? Comment ne pas être tenté de le croire devant le déferlement, en Afrique même, de la xénophobie meurtrière entre les hommes et les femmes d'un continent par ailleurs tellement meurtri? Au temps de sa splendeur. qui a duré un bon siècle (des premiers pamphlets d'Edward Wilmot Blyden aux indépendances), le panafricanisme fut une idéologie, voire une mystique, qui trouva en tout et partout de quoi alimenter sa ferveur. Il ne lui suffisait pas de proclamer la nécessité et l'urgence de l'unité africaine; il lui fallait aussi identifier et désigner l'ennemi à combattre, dont les entreprises et les visées ruinaient précisément les chances de l'unité. L'ennemi, ce fut le Blanc. Car avant d'être (et même après être devenu) un programme d'action tendant à unifier un continent peuplé de Noirs. mais aussi d'Arabes, de Berbères, de Khoisan. de Pygmées.... le panafricanisme fut essentiellement un « pan négrisme »opposé à l'albinocratie triomphante de' l'Europe colonialiste. de l'Amérique WASP et ségrégationniste et des planteurs créoles des Caraibes et de l'Amérique latine. Il y eut aussi, pour çoncevoir l'idée et en soutenir les multiples déploiements.l·engagement, d'une continuité exceptionnelle, d'intellectuels de belle facture. Parmi les valeurs les plus sares. cinq noms au moins émergent : Blyden Casely Hayford (1832-1912). (1866-1930). Du Bois (1868-1963), Padmore (1902-1959) et Nkrumah (1909-1972). Quatre générations ; mais une chose fondamentale en commun entre eux : non seulement ils étaient anglophones, mais ils avaient tous une expérience plus ou moins longue des Etats-Unis d·Amérique. Ce n'est pas que les francophones aient été totalement absents de la lutte panafricaine. Celle-ci dut beaucoup. surtout dans sa dimension culturelle, à des personnalités aussi différentes que le Dahoméen Tovalou Houénou (1887-1925), les Sénégalais Alioune Qiop (fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine), Cheik Anta Diop et Léopold Senghor, l'Antillais Aimé Césaire. Mais le territoire du panafricanisme fut une sorte de triangle dont le sommet, en tournant. passa successivement des Amériques noires à l'Angleterre puis à l'Afrique occidentale. Le Nouveau Monde fournit au panafricanisme de nombreux théoriciens (Blyden, Du Bois. Padmore) et le thème récurrent du retour à la « Mère Afrique », que sut si bien exploiter pendant les années 1920 le Jamaïcain Marcus Carvey parmi les Noirs de Harlem. Côté africain, le parcours initiatique du panafricanisme impliquait presque toujours le passage dans l'une des prestigieuses universités noires des EtatsUnis. avant une pause plus ou moins longue en Angleterre. Londres, Manchester et. dans une bien moindre mesure, Paris, Bruxelles et Lisbonne: jusqu'à la deuxième guerre mondiale.
l'Europe - une Europe où la solidarité avec les peuples d'outre-mer avait un sens et engageait à l'action - abrita toutes les conférences panafricaines et la plupart des débats sur l'unité africaine. Si d'Angleterre. le centre du panafricanisme passa en Afrique de l'Ouest. ce ne fut pas par hasard; le Ghana. chef de file de la lutte pour l'indépendance, se fit aussi le champion du panafricanisme : « l'indépendance du Ghana. disait Nkrumah, n'aurait pas de sens si elle n'était pas liée à la liberté totale et à l'unité du continent. » Enfin, la force du panafricanisme fut de se constituer très tôt et durablement une géographie de la mémoire. dans laquelle s'enracinaient et les revendications du moment et les croyances en
Femme issa
une renaissance prochaine. Les points à l'agression de l'Italie fasciste. Ce n'est cardinaux en étaient l'Egypte, Haïti. Le pas par hasard que l'OUA a vu le jour Libéria et I·Ethiopie. Les idéologues du et a élu domicile à Addis Abeba. panafricanisme étaient quelque peu Tous ces éléments objectifs et subjecembarrassés par Haïti, première réputifs, qui ont fait la force du panafricablique noire émancipée de l'esclavage nisme militant. lui manquent dans la et de la colonisation. mais où le rêve conjoncture nouvelle créée par les indéfou de la fraternité entre gens de coupendances. leur et de la grandeur s'était brisé conIl y a eu d·abord. à la fin des années tre les structures d 'une économie 50 et au début des années 60, à un demeurée coloniale et contre l'égoïsme moment exceptionnellement favorable, de classe des métis. L'Egypte. celle des une sorte d'incapacité de passer à l'acte. pharaons proclamés noirs puisqu'issus de la haute vallée du Nil, n'a pas cessé . Les initiatives concrètes pour réaliser de stimuler leur ardeur. depuis les' ou, au moins, amorcer l'unité africaine .n·ont pas manqué alors: activisme pamphlets d'Aptheler et de Frederic intellectuel et politique de Kwame Douglas au début du XIX- siècle Nkrumah. multipliant les arguments jusqu'au retentissant Nations nègres et pour convaincre (L'Afrique doit s'unir, culture de Cheikh Anta Diop (1955). 1963) et réunissant chez lui, à cet effet. dont on ne compte plus la postérité. les chefs d'Etat et de gouvernements et Que le Libéria. ravi à ses habitants par les leaders de partis. attitude construcdes Noirs américains. ne fat. à tout tive de plusieurs Etats - Tanganyika. prendre. qu'une colonie parmi les Ct:ntrafrique, Guinée. Ghana - prêts autres ne les gênait pas. dès lors qu'il à renoncer à leur souveraineté pour prouvait la capacité des Africains de intégrer des ensembles territoriaux à s'administrer eux-mêmes. Une place vocation panafricaine; mobilisation privilégiée revenait à l'Ethiopie à cause sans précédent des élites intellectuelà la fois de son antiquité. des mythes les... C'était sans compter avec entourant l'origine des négus, de sa vicl'égoïsme de certains Etats. réputés toire sur les armées coloniales italien. nes (1896) et de sa résistance farouche . « riches » et qui répugnaient. à l'instar du Kenya. du Gabon et de la Côte d·Ivoire. à servir de « vache à lait» dans une dynamique unitaire. A examiner l'échec de la Fédération du Mali, (Sénégal et Mali). il est clair aussi que les ambitions politiciennes ont ruiné partout les chances d 'unification : chacun rêvait d'être premier chez soi, avoir son drapeau et son hymne national. bénéficier d'un siège à l'ONU, admirer - pourquoi pas ? - sa propre effigie sur les billets de banque... Il ne faut pas. bien sûr, écarter les manœuvres insidieuses des puissances coloniales acculées à la défensive. La loi-cadre Defferre (1956) par exemple. a définitivement compromis l'avenir de l'AOF et de l'AEF. en établissant des mini-parlements et des conseils de gouvernement dans chacun des territoires dont se composaient ces deux fédérations. Il est clair aussi qu'aucune difficulté - chantage, menaces. sabotages. meurtre - ne fut épargnée à tous ceux. comme Barthélémy Boganda (Centrafrique). Patrice Lumumba (Congo). Sékou Touré. Kwame Nkrùmah, qui passaient, à tort ou à raison. comme les champions du panafricanisme. Reconnaissons enfin que le nécessaire virage du pannégrisme originel ou panafricanisme continental fut aussi mal négocié que possible: certains, comme Moïse Tshombe. le chef de la sécession katangaise, acquirent une popularité facile en proclamant que les Noirs d'Afrique avaient oublié .leur histoire et perdraient leur âme en s'unissant avec les Arabes qui. pendant de longs siècles. avaient transformé le bi/ad assudan (le pays des noirs) en gigantesque réservoir à esclaves. On rêvait d'une Afrique grande. forte. imaginative, solidaire. unie enfin ... On eut l'O.U.A. avec son immobilisme territorial (<< Surtout. décida-t-on à Addis Abeba. ne touchons pas aux frontières héritées de la colonisation »). ses calculs frileux. la fraternité égoïste de ses chefs d'Etat à la légitimité douteuse, son inaction dans
L'AFRIQUE NOIRE
14 l'économie et le social, l'étalage répété et lassant de ses disputes ... Divisée donc, telle apparaît l'Afrique d'aujourd'hui. El l'on voit bien que, dans cet état de dispersion, elle se prête facilement aux manipulations grossières et sournoises des anciens colonisateurs, des grandes puissances et des grands organismes financiers. Alors, les idées du panafricanisme recommencent à fleurir. Ce bouillon-
nement, longtemps comprimé par les régimes de Parti-Etat et vicié par les idéologies de recours à 1'« authenticité », contient un peu de tout: le meileur et le pire. Le meilleur: Kwame Nkrumah, Lumumba, Cheikh Anta Diop, pour ne citer qu'eux, sont ou reviennent à la mode. A propos de la parenté des langues africaines et des stratégies concrètes d'unité à construire sur elle, les débats, la réflexion et les propositions sont d'une qualité exceptionnelle. Le
CICIBA (Centre International des Civilisations Bantu, Libreville) et l'Institut des Peuples Noirs (Ouagadougou) témoignent d'un souci nouveau d'efficacité. Et ce ne sont là que quelques exemples. Il y a aussi le pire. Un racisme primaire et rampant (contre les Blancs qui nous ont toujours exploités), contre les Arabes qui nous ont toujours trompés, etc.), entretenu par la crise économique et par le catastrophisme destructeur des discours et des médias occidentaux sur
l'Afrique. Un passéisme naïf, habilement exploité, au même titre que le racisme, par les castes dirigeantes dont l'éviction est désormais l'une des conditions de la renaissance du panafricanisme.
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Elikia M'Bokolo est directeur d'études Il l'EHESS. Il est notamment l'auteur de l'AfriqufI au XX· sièclfl, !fi continfllJt convoitfl, IPoints Seuil 19861.
Claude Wauthier
Les écrivains africains
De la négritude à la contestation du pouvoir A l'heure où s'effondrent en Afrique des régimes plus ou moins honorables, on invoque le plus souvent pour expliquer ces brusques remous le yent de la perestroïka et une conjoncture économique catastrophique. C'est un peu oublier que depuis l'ère des indépendances, les écrivains africains n'ont cessé de faire le procès des dictatures sanglantes et corrompues (d'Amin Dada à Bokassa et quelques autres) qui ont sévi sur le continent. Si le rôle de ces écrivains n'a pas été aussi déterminant qu'ils l'espéraient dans des pays où l'analphabétisme est encore très important, du moins ontils contribué à jeter le discrédit sur les systèmes de gouvernement que menace . aujourd'hui le mécontentement populaire. Le plus frappant peut-être a été que très rares ont été parmi eux les thuriféraires du pouvoir en place, même si quelques-uns ont préféré se réfugier dans le conte folklorique ou le roman historique, plutôt que de s'engager dans une littérature de combat. Au point que la dénonciation des régimes policiers et de leurs tortionnaires est devenue un des thèmes majeurs - presque sempiternels - de la littérature africaine d'auJOUrd'hui.
Du réalisme à l'humour noir Les romans de ces auteurs contestataires relèvent le plus. souvent d'un genre - douloureusement - « réaliste ». Certains passages sont à la limite du soutenable. Ainsi dans les Crapauds-brousse du Guinéen TiernoMonenembo, où le chef de la police politique contraint doucereusement la femme d'un détenu à coucher avec lui, en lui promettant de sauver son mari déjà secrètement exécuté. Ou encore dans le Bal des Caïmans du Camerounais Yodi Karone, qui dresse un tableau atroce de l'univers carcéral. Yambo Ouologuem, dans le Devoir de violence (prix Renaudot 1968) a imaginé une méthode d'assassinat politique proche du crime parfait (la morsure de vipère). Le Cercle des Tropiques du Guinéen Alioum Fantouré, décrit le processus d'avilissement de la population par la terreur, et le Jeune homme de sable, de son compatriote Williams Sassine, la révolte des fils contre la trahison des pères qui pactisent avec le pouvoir. Chez la Malgache Michèle Rakotoson,
la répression s'exerce de manière plus feutrée, et son impact se mesure au désarroi des personnages de son roman, le Bain des reliques. Dans son dernier ouvrage, Ces fruits si doux de l'arbre à pain, Tchicaya U Tam'si (Congolais, mort en 1988), raconte les purges impitoyables qui ponctuent la vie du parti unique, et dont le héros sera la victime. Un autre Congolais, Emmanuel Dongala, a décrit dans Un fusil dans la main, un poème dans la poche l'inéluctable dérive vers la dictature d'un militant intègre devenu chef d'Etat. Ce ne sont là que quelques exemples de cette abondante littérature de témoignage et de protestation. Moins sombres en apparence sont les ouvrages où l'auteur fait dans la satire, comme le Malien Ahmadou Kourouma avec les Soleils des indépendances, récit des mésaventures d'un pauvre hère balloté de prison en prison, ou comme le Congolais Henri Lopes avec le PleurerRire,.hi'stoire d'un dictateur malchanceux (le clou du roman est la peur intense qui saisit son maître d'hôtel quand l'épouse du président l'attire dans son lit : la liaison dangereuse par excellence). Si féroces que soient la plupart de ces réquisitoires éloignés de tout imaginaire, la veine réaliste a paru insuffisante à plusieurs écrivains pour e~pri mer leur colère : seule une fantaisie échevelée et ubuesque leur a paru susceptible de traduire les sinistres bouffonneries de quelques présidents parmi leurs contemporains. D'abord Tchicaya avec sa pièce de théâtre le Destin glorieux du maréchal Nikkon Nikku, qui retrace le destin fabuleux d'un cureur de latrines devenu chef d'Etat, ignare et cruel : pour établir une identité de vue sans faille entre civils et militaires au sein du gouvernement, il fait crever l'œil droit des premiers et l'œil gauche des seconds. Pour donner plus d'ardeur aux hommes de sa garde prétorienne, il leur fait greffer des grenades à la
place de leurs testicules. Hélas, ils sauteront tous dans les bras de jeunes étudiantes révolutionnaires qui ont joué les hétaïres pour décimer les rangs de la soldatesque. Et puis Sony LabQJJ Tansi, Congolais lui aussi, entre al,itl'es dans son roman la Vie et demie, où dans un pays déchiré par la guerre civile, les gens de la savane affrontent ceux de la forêt. Les uns sont pourvus de chars d'assaut et d'avions de combat grâce à la munificence de l'ex-puissance coloniale, les autres, plus inventifs et plus proches de la nature, ont produit par croisements successifs une race de mouches au venin mortel, dont l'efficacité va croissant au fur et à mesure des progrès de l'élevage, de trois cents à trois mille piqûres-minute... Le chef de l'Etat quant à lui, après un grand chagrin d'amour, se résout à ne répandre sa semence qu'une nuit par an, mais avec une fournée de vierges qui lui vaudront une progéniture si abondante qu'il épuisera pour les prénommer tous les saints du calendrier pourtant numérotés suivant l'année.
La prison et l'exil Cet humour noir en dit long sur l'amertume des écrivains africains devant la faillite de quelques régimes de sinistre mémoire. En marge de cette littérature de protestation, d'autrès auteurs ont puisé dans l'histoire, la chronique villageoise, ou le folklore. Le passé colonial tient, bien sûr, une place importante dans leur répertoire: c'est le cas de la Carte d'identité de l'Ivoirien Jean-Marie Adiaffi, de Monnè, outrages et défis d'Ahmadou Kourouma, et du Chercheur d'Afriques d'Henri Lopes (les deux derniers ayant paru l'an dernier). Par ailleurs, la dénonciation des dictatures africaines n'est pas l'apanage des écrivains d'Afrique ex-française: ceux de l'Afrique anglophone ne sont pas moins nombreux à avoir fait la critique du pouvoir africain, comme les Nigérians Wole Soyinka et Chinua Achebe, le premier avec les Interprètes et Une saison d'anomie et le second plus récemment avec les Termitières de la savane. C'est aussi le cas du Kenyan Ngugi Wa Thiongo, du Somalien Nuruddin Farah, des Zaïrois V.1. Mudimbé et Baenga Boya, etc. Quelques-uns ont payé chèrement la liberté d'écrire et de contester le pouvoir: le poète mauritanien Youssouf Gueye est mort l'an
dernier des suites d'une longue détention, Wole Soyinka, Ngugi Wa Thiongo, le Congolais Sylvain Bemba, le Malawite Jack Mapanjé et plusieurs autres ont connu la prison. Et, bien que la plupart des écrivains contestataires aient adopté comme règle générale de situer les dictatures qu'ils vilipendent dans des pays imaginaires, ils ont préféré pour beaucoup d'entre eux vivre ailleurs que dans leur pays. Exil plus ou moins doré dans des organisations internationales ou dans des universités étrangères pour les plus connus, moins confortable, voire éprouvant pour les autres. Avant les indépendances, la génération de la négritude, qui entendait réhabiliter les valeurs culturelles du monde noir, s'était élevée avec talent et vigueur contre la férule coloniale, le travail forcé, le mépris raciste des «petits Blancs». Ainsi les Camerounais Mongo Béti dans le pàuvre Christ de Bomba et Ferdinand Oyono dans le Vieux Nègre et la Médaille, le Sénégalais Ousmène Sembane dans les Bouts de bois de Dieu (avant de faire du cinéma), le poète malgache Jacques Rabemananjara, et même Léopold Sedar Senghor qui pourtant voulait « pardonner à la France» (dans son célèbre poème dédié à Georges et Claude Pompidou) et prônait le métissage culturel. La contestation du système colonial n'allait pas sans risques : accusé à tort d'avoir été un des instigateurs de la révolte de Madagascar en 1947, Rabemananjara avait été condamné à l'emprisonnement à vie (il fut amnistié par la suite). Avec les Antillais Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme) et Frant~ Fanon (les Damnés de la Terre), ces écrivains avaient espéré des lendemains qui chantent au sortir de la nuit coloniale. Ils avaient eu le ferme soutien de l'intelligentsia française: André Gide et JeanPaul Sartre entre autres figuraient parmi les parrains de Présence Africaine, fondée en 1947 par Alioune Diop, qui fut à bien des égards la revue de la négritude. Le cri d'alarme lancé par les auteurs de la seconde génération, celle d'après les indépendances, n'a pas toujours rencontré en France l'écho qu'ils attendaient. La grande presse de l'Hexagone semble découvrir en effet aujourd'hui avec effarement la corruption des régimes nés de la décolonisation en même temps qu'elle vitupère contre les compromissions de la coopération. Précisément ce que les écrivains africains avaient dénoncé des années durant..
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LA DÉCOLONISATION Pierre Pachet
Deux théories de la colonisation La douloureuse question coloniale (colonisation et décolonisation), si elle se joue avant tout entre des collectivités, si elle est avant tout économique, sociale, et politique, il n'empêche que pour une large part elle concerne les individus, et ce en deux sens étrangement complémentaires.
C'est dans ce que les individus ont de plus individuel (leur fierté, leur dépendance, leur amour-propre malheureux, leurs désirs, leur perception ~es individus qui diffèrent d'eux) que sont ressentis les traumatismes et que s'accumulent les forcés violentes caractéristiques des conflits coloniaux. C'est aussi que les individus que nous sommes, qu'ils soient ou non directement intéressés par ces problèmes, ne peuvent pas ne pas y reconnaître comme dans une illustration à gr.ande échelle - toute une problématique inter-individuelle de portée universelle: un individu, au sens moderne du terme, c'est bien quelqu'un qui se forme à travers des conflits autour de son identité et de son émancipation, de l'imitation des modèles et du rejet de ces modèles, de la dénégation de ce qu'on est, de la dépendance et de l'indépendance. Aussi terrible soit-elle, et justement pour cela, la violence coloniale a quelque chose de familial. C'est pourquoi on aimerait lire des études sur l'aspect psychologique des relations coloniales, et sur l'aspect colonial de certaines relations psychologiques. Peut-être y gagnerait-on aussi de mieux comprendre certains traits déroutants des rapports actuels entre la France et ses anciennes colonies, en particulier l'indifférence tenace, opaque, que l'ancienne métropole manifeste à ceux que jadis elle a colonisés, exploités, puis émancipés, comme si elle oubliait, non certes leur existence, mais les liens gênants d'amour, de domination, de possession même, la convoitise, les ambitions, l'idéalisme et la cupidité, et les enracinements réciproques. « Vous nous négligez au profit de l'Est », crie le Sud; et le Nord de répliquer: « Vous avez voulu être sans nous; tant pis pour vous ». Scènes de dépit. Il y a eu de telles études, dans les années 50 et 60. J'aimerais revenir sur deux auteurs : le premier est Octave Mannoni, devenu plus tard un célèbre psychanalyste, un lacanien atypique, à qui son long séjour à Madagascar avait inspiré un livre paru en 1950, Psychologie de la colonisation (éd. du Seuil,
collection "Esprit"). Livre traduit en anglais, et republié en France en 1984, aux Editions universitaires, sous le titre Prospéro et Caliban, augmenté de divers ajouts, dont un essai de 1966 au titre remarquable: « The Decolonization of myself » (en anglais parce que d'abord paru en Grande-Bretagne, et peut-être pas pour cette seule raison, si l'on songe à l'orientation « britannique» de la psychanalyse selon Mannoni). La même année, Mannoni avait fait paraître dans Esprit un article « Psychologie de la révolte malgache ». Le second est le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, auteur en 1952 de Peau noire masques blancs (éd. du Seuil), un essai qui fit date lui-même (et dont le beau titre, selon Ch. Baladier, avait été trouvé par Mannoni). Les livres suivants de ces auteurs nous intéressent aussi, mais surtout pour montrer comment cette problématique se tarit, donnant naissance à des réflexions très différentes. Mannoni se fit ensuite connaître par des livres de psychanalyse (dont Clefs pour /'Imaginaire, au Seuil, en 1969). Fanon,lui, s'engagea du côté de la révolution algérienne, et écrivit les Damnés de la terre, paru chez Maspero en 1961 avec une préface incendiaire de
Jean-Paul Sartre sur laquelle nous reviendrons (cette préface, supprimée de la réédition de 1968 àJa demande de Mme Fanon, réapparaît dans la réédition actuelle à La Découverte). Il mourut d'une leucémie à New York en 1961, à trente-six ans, avant même d'avoir vu le livre. La « psychologie» du livre de Mannoni, c'est la reconnaissance du fait que la colonisation n'a pas été qu'une imposition violente. D'abord, elle a mis en jeu un certain type de personnalité occidentale, l'homme qui va aux colonies parce qu'il n'arrive pas à affronter ses égaux (le Prospéro de la Tempête, de Shakespeare, ou Robinson Crusoe), et qui donc invente entre autres choses un racisme, destiné à justifier sa domination illégitime, dont Mannoni écrit sans hésiter: « Le Nègre, c'est la peur que le Blanc a de lui-même ». Ensuite, l'irruption coloniale rencontre, chez l'indigène (Mannoni parle de certains Malgaches, mais il pense aussi au « cargocult» décrit par les anthropologues dans le Pacifique, ou à l'accueil réservé aux colons ibériques par les Amérindiens), un besoin de dépendance, d'adoration, une attente, quelquefois messianique, de ceux qui viendront le prendre en charge. Oublier cela, par exemple en identifiant sans plus les luttes de libération des ex-colonies et les mouvements de libération dans l'Europe occupée par les nazis, c'est sans doute ne pas vouloir penser à l'affrontement de types de culture radicalement différents, qui est pourtant au cœur du drame post-colonial. Le psychanalyste Mannoni (il n'était à vrai dire, en 1950,
Aux beaux temps: Saint-Louis du Sénégal, ouverture d'une session au Conseil général. (Atlas colonial illustré, op.c.) .
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qu'aux débuts de son analyse avec Lacan, et se référait plutôt à Freud et à Adler) trace de belles esquisses des deux types de réponse à l'angoisse que proposent d'une part les cultures traditionnelles (alliance avec les morts, dissolution de la responsabilité individuelle dans un tissu de liens de proximité et de famille), de l'autre le modèle occidental, à travers une superbe analyse de l'aventure psychologique de Descartes, considéré par Mannoni comme représentatif : « Pour triompher de l'angoisse, il s'installe au centre même de l'angoisse, au milieu d'un monde qui s'effondre, mais où il reste debout, assuré de soi seul, même entouré de l'erreur ou de la tromperie universelle.» L'Occidental, écrit-il encore, « a accepté l'abandon et il a appris à vivre dans une sorte de vide affectif... » Ainsi s'expliquent les prédictions de Mannoni, qui, alors que la décolonisation n'était pas entamée, écrit que l'autochtone « nous étudiera, nous imitera, nous aimera ou nous haïra, même quand il sera légalement et objectivement le maître de son propre sort, de la même manière, si l'on veut, que l'émancipation d'un jeune homme continue à laisser en lui une image du père ... » A ces analyses, Fanon réagit avec une violence contenue, agitée, passant sans transition d'un lyrisme incantatoire à des descriptions d'une minutie maniaque (et médicale). Tout un chapitre du prétendu complexe de dépendance du colonisé») est consacré à réfuter Mannoni, à lui rappeler le « désespoir » de l'homme de couleur. Il parle de la honte, de la honte d'avoir honte, d'être soumis au regard du Blanc. Il veut, et il ne veut pas guérir de cette honte. Le livre entier, en fait, hérissé d'intelligence (Fanon cite plusieurs fois Lacan, Merleau-Ponty, Sartre, Hegel, il en appelle à la philosophie et à la dialectique), se tend en même temps vers l'évocation de l'irrémédiable, de l'inguérissable. Il décrit, souvent avec beaucoup d'audace et de courage (ce qu'il dit des relations sexuelles entre Blancs et Noires, entre Noirs et Blanches, fait penser, dans un autre registre, plus ironique encore, aux réflexions de V.S. Naipaul, ou de Salman Rushdie) ; et pourtant il nous reconduit sans cesse à l'indescriptible, à une sorte de taillis de relations complexes, impossibles à dénouer. « Le Martiniquais est un crucifié », écrit-il dans une phrase véridique et folle, aussi folle que ce qu'elle décrit sans vouloir s'en détacher. Et ailleurs cette phrase énigmatique, aux conséquences terribles: « Le Blanc débarquant à Madagascar provoquant une blessure absolue ». (c'est moi qui souligne).
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Partons des événements de Madagascar de 1947 : dans ce pays où la colonisation (Galliéni) avait semblé « réussie », voici qu'au retour sur l'île d'un certain nombre de soldats malgaches démobilisés, des révoltes éclatent, violentes, sauvagement réprimées (non sans panique) par les autorités colonia-
LA DÉCOLONISATION
16 les et par les colons français. Aujourd'hui encore, ces révoltes restent mystérieuses, et mal connues. Mannoni lui-même en dit très peu. S'ensuivirent des procès, dans lesquels les autorités coloniales françaises espéraient prouver - contre toute évidence - la responsabilité des chefs nationalistes, et qui firent voir au contraire aux plus lucides combien la révolte avait été spontanée, et la répression aveugle, marquée par des actes de sauvagerie couverts par la loi et par l'autorité judiciaire, selon un processus dont l'Algérie allait faire voir plus tard tous les dangers. Aujourd'hui, après tous les événements qui ont suivi, de Dien-Bien-Phu à la chute de Saïgon en passant par l'indépendance de l'Algérie et celle des Etats d'Afrique Noire, la révolte de 1947 peut paraîtr!: un épisode logique, un signe avant-coureur; à l'époque, elle était une énigme, et il me semble qu'elle le reste (comme d'ailleurs les manifestations en Algérie en 1945, elles aussi très sauvagement réprimées par les Français). A mo4ts de penser (ce à quoi aboutissait la simplification ultime de la pensée de Fanon) que tout dans la situation coloniale était violence, oppression, écrasement, et que la révolte n'était que la prise de conscience de cette violence, et son rejet à la fois naturel, et légitime. Si la blessure est « absolue », elle ne peut être soignée, elle ne peut être que redoublée ; la violence subie demande qu'une autre violence intervienne. Chez Fanon, à vrai dire, le tabou contre la violence subsiste, et il semble souvent n'appeler qu'une violence symbolique, en particulier dans Peau noire masques blancs: « L'an~ cien esclave exige qu'on lui conteste son humanité, il souhaite une lutte, une bagarre » ; ou bien : « Le nègre ignore le prix de la liberté, il ne s'est pas battu pour elle ». Dans les Damnés de la terre, une position plus équivoque est défendue. C'est d'abord l'affirmation, si souvent reprise, que la violence des colonisés n'est qu'une contre-violence, et donc qu'en un sens elle. n'est pas une vraie violence, une violence qui fait irruption ; le colonisé, en quelque sorte, se débarrasse d'une violence qui lui a été imposée. D'où d'étranges formules, à la dialectique glissante, insaisissable : « La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s'équili-
brent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. » (c'est encore moi qui souligne). C'est aussi le diagnostic porté par le psychiatre Fanon, qui parle de la violence quasi endémique chez l'Algérien, et y voit un symptôme de la violence subie. La violence agie, dès lors, sera thérapeutique. « En tant que psychanalyste, écrivaitil déjà dans Peau noire masqIJa blancs, je dois aider mon patient à conscienciser son inconscient... à agir dans le sens d'un changement des structures sociales. » Devenu violent dans le terrorisme, dans la guerilla, l'Algérien se débarrasse de sa violence et, par la violence, devient en quelque sorte non violent. Dans son dernier livre, le Remède dans le mal (Gallimard, 1989), J. Starobinski évoque, à propos de Rousseau, cette figure ancienne qui veut que l'insla lance trument d'une blessure d'Achille»), soit aussi le meilleur moyen de la guérir. Dans la poésie d'Ovide, la blessure d'amour est guérie par qui l'a causée. Camille Desmoulins, dans le n° 7 du Vieux Cordelier, écrit contre Robespierre qui veut préserver la Révolution des atteintes d'une presse libre : « Le grand remède de la liberté de la presse est dans la liberté de la presse. » En 1961, Sartre se souvient de cette image et l'utilise pour radicaliser encore la pensée de Fanon : « la violence, écrit-il, comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites» (1). La blessure inguc:;. rissable, il veut à la fois la garder blessure, et la « cicatriser ». La violence exercée par le colonisé, Sartre se souvient que, selon Fanon, elle blesse aussi celui qui l'exerce. D'où des contorsions « dialectiques », Sartre expliquant que quand le colonisé tue, il tue deux personnes,lui-même et le çolon, et que se lève à leur place un homme libre. Phrases -terribles : elles se débarrassent par des. mots - de la difficile intrication coloniale, en même temps qu'elles bénissent - en la masquant par des mots -la violence nue (dont Mannoni et Fanon, au contraire, conservaient l'horreur).
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Il y a aujourd'hui une évidence à la fois irrécusable, et .obscure : que tous les peuples sont égaux, et possèdent (comme s'ils étaient les citoyens d'une république universelle) un droit égal à s'auto-déterminer. Qu'ils doivent être
(s'ils le désirent, et ils doivent le désirer, s'ils sont vraiment des peuples) indépendants, ne dépendant pas de la volonté d'un autre peuple. J'aimerais suspendre cette vérité, en particulier en revenant en arrière, à ces débats des années 50 que la guerre d'Algérie devait interrompre et apparemment rendre caducs. J'aimerais comprendre, en me cantonnant au terrain des idées (qui en l'espèce jouent un rôle non négligeable), et en m'inspirant de Mannoni, la différence qu'il y a entre ce mot d'ordre d'indépendance, et celui de selfgovernment ou d'auto-administration. Désirer l'indépendance, c'est désirer ne pas, ne plus être dépendant; c'est donc mettre au premier plan la relation, considérée comme humiliante, infamante, que l'on a avec une autre instance que soi ; à vrai dire ce n'est même pas une relation, qui supposerait deux êtres séparés : ce que celui qui veut s'émanciper désire, c'est d'abord se détacher pour être soi, quitte ensuite à établir avec celui qui l'englobait (père, mère, famille, métropole) une vraie relation. Le self-government, ce serait plutôt le désir d'avoir rapport avec soi, avec le problème que l'on est pour soi-même (comment se gouverner 1 comment se penser comme une unité 1) Autrement dit : le self-government accepte d'être limité, de laisser hors-jeu quelque chose de plus élevé, qui reste entre les mains du Roi, de Dieu, de la puissance métropolitaine (et qui finira sans doute par n'être que symbolique). C'est un gouvernement dont le premier acte d'autorité est de se limiter luimême, de s'auto-limiter. La preuve de son autorité, c'est qu'il ne prétende pas à avoir toute autorité, tout de suite. Le désir d'indépendance, au contraire, veut toucher à la racine du pouvoir, à ce qui le relie à l'essentiel. Il veut trancher cette racine, qui fait mal; il veut rompre un lien constitutif, et espère par là cesser d~ être autre que soi. Dans l'histoire violente et confuse de la décolonisation, la revendication ou la perspective de self-government ou d'auto-déterrnination, voire d'autonomie interne, a souvent été critiquée par les partisans de l'indépendance comme une solution modérée, réformiste, timide, voire capitularde ou illusoire: à quoi bon se gouverner soi-même pour
les affaires courantes, si l'essentiel des décisions revient à l'ancienne puissance responsable ou coloniale 1 L'essentiel: les affaires étrangères, l'armée... A quoi il faudrait répondre (mais il faut une discussion calme pour que de tels arguments soient entendus) que le self-government est à la fois une épreuve et une étape. Il permet à de nouveaux pouvoirs indigènes de se dégager et d'éprouver leur aptitude à traiter les problèmes, il favorise l'éclosion et l'expression de forces politiques éventuellement conflictuelles qui mesurent leurs forces rC1'pectives et leurs prétentions au pouvoir. Il prépare de nouvelles modifications des liens avec l'ancienne puissance directrice. Utopie, dira-t-on; on n'en est plus là ; on a assez attendu ; il y a urgence ; nos camarades meurent et sont piétinés ; quel droit à l'ancienne puissance 1 seul le peuple, selon vos propres principes, a du droit ... , etc. Bon. Mais se restreindre à la revendication et au mot d'ordre d'indépendance, c'est privilégier la relation à l'ancien maître, c'est vouloir être ce qu'il était; et comme c'est évidemment impossible, parce que si on devenait lui, on ne serait plus soi, et parce que ce qu'il est, c'est justement quelqu'un qu'on imite, et pas quelqu'un qui imite, alors, on aboutit aux terribles lendemains de l'indépendance, et en particulier à cette plainte : que le colonialisme a été remplacé par le « néocolonialisme» (concept qui se veut astucieux mais dont tout l'effort est de repousser vers l'extérieur la responsabilité de l'échec de l'indépendance), plus sournois que ne l'était l'ancien système, et en un sens plus écrasant, plus impossible à renverser. L'intérêt de la réflexion de Mannoni sur l'indépendance: en tant que psychanalyste freudien, il sait qu'il n'y a pas d'indépendance totale, « absolue». Mais peut-on « savoir» cela avant de l'avoir désiré, de l'avoir obt~nu, d'en avoir éprouvé les limites 1
• 1. Starobinski cite cette phrase de Benjamin Constant, en sens diamétralement opposé: « La violence n'est pas comme la lance d'Achille ; elle ne guérit pas les maux qu'eIle a faits. » (p. 191 nO 56).
Billet « Bonne nouvelle », annonça le directeur du camp aux prisonniers rassemblés, « mon administration et moi sommes las de réprimer vos révoltes dans le sang. Nous avons décidé de nous retirer et de vous laisser gouverner votre camp par l'intermédiaire de dirigeants que nous avons formés à notre image : s'ils sont efficaces, ce sera grâce à ce que nous leur avons appris, et s'ils sont corrompus ce sera votre faute. Notre générosité envers eux sera grande. Nous saurons respecter l'indépendance de leurs appétits et l'originalité de leurs moyens de répression et ne les remplacerons qu'au cas où ils agiraient contre nos intérêts. Bien sûr, si vous les maltraitez, nous leur apporterons toute l'aide nécessaire. » « Quant aux travaux auxquels vous étiez contraints, réjouissez-vous : nos gardiens ne seront plus là pour vous les imposer, ce seront vos propres matons qui le feront. Autrefois, c'était nous qui décidions du prix auquel nous vous achetions le produit de votre labeur. Désormais, soyez heureux, ne jouera
plus que le libre jeu du marché que nous contrôlons. Donc, pas question, vous le comprenez bien, de perdre votre temps dans des jardinets qui vous nourriraient. Hélas, il a fallu parfois user d'une pédagogie bien sévère, mais du moins aurez-vous retenu la leçon : il faut alimenter le marché avant d'alimenter l'homme, et c'est seulement quand le marché et ses maîtres sont bien nourris que l'homme peut espérer manger. » « Mais si vous avez des problèmes de subsistance, rassurez-vous, nous vous enverrons des équipes de télévision et des sacs de riz. Da toute façon, il n'est pas impossible qu'en travaillant dur, vous soyez un jour en mesure d'acheter les beaux objets qui seront en vente au supermarché du camp. Et vous pourrez même jouer au foot avec nous. » « Voilà, j'espère que vous êtes contents: vous avez obtenu l'Indépendance. » Serge Quedruppenl
REVUE LIITÉRAIRE BIMESTRIELLE N° 90
1990
SUD A VINGT ANS Jean MALRIEU, Max ALHAU, GabrieUe ALTHEN, Simon BREST, Yves BROUSSARD. Pierre CAMINADE, Jean-Pierre COMETTI, Pierre DHAINAUT, Jean DIGOT, Serge GAUBERT, Léon-Gabriel GROS, Hughes LABRUSSE, Jacques LEPAGE, Daniel LEUWERS, Roger LITTLE, Jacques LOVICHI, Jacques PHYTILIS, Gaston PUEL, Dominique SORRENTE, Fr~éric Jacques TEMPLE, André UGHETTO. ICONOGRAPHIES Couverture: Odile SAVAJOLS-CARLE
ULYSSE DIFFUSION DISTIQUE
220 p.
100 F
LA DÉCOLONISATION
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François Maspero
Confession d'un anticoloni'aliste Chère Quinzaine littéraire, Je n'avais pas prévu d'écrire une contribution à votre numéro d'été, avant de lire une brève note rédigée par un membre du Comité de rédaction, intitulée, vous le savez, « Ce qui manque à ce numéro », et s'ouvrant par ces mots :« Un réexamen des doctrines anticolonialistes françaises (Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre, François Maspero, Régis Debray, Maître Jacquès Vergès). « J'ai donc procédé pour mon compte à ce « réexamen ». Je vous en livre le résultat. Je suis né en 1932 dans une famille d'intellectuels louches. Mon grand-père s'appelait de son véritable nom Dreyfus de la TremoiUe ; élevé dans le double respect obscurantiste du Protocole des sages de Sion et du drapeau blanc du comte de Chambord, il voua très jeune une haine mortelle à la culture . européenne en général, à la France des Lumières et à la Troisième République en particulier. Il comprit que le meilleur moyen de lutter contre le Progrès et la Civilisation était de concentrer ses coups sur l'Empire colonial dont Jules Ferry parachevait alors la consolidation et qui risquait d'étendre les Droits de l'homme au monde entier. Il éduqua ses enfants dans cet esprit de haine pour les placer aux points stratégiques du système colonial. Mon père, pour sa part, choisit très tôt l'Extrême-Orient pour théâtre de ses tristes exploits. Dès le lycée, il avait formé une bande avec quelques camarades, dont le cri de ralliement était : « Mort au colonialisme! Mort à l'homme blanc! » Parmi les affidés figurait notamment Louis Massignon, lequel était très lié lui-même à un certain Charles de Foucauld. Ce dernier s'était déguisé en Juif pour pénétrer clandestinement au Maroc et dresser ainsi durablement les musulmans contre la France ; puis il fit semblant de se convertir à la foi chrétienne, et alla chez les Touaregs prendre des poses ridicules, histoire de déconsidérer l'autorité des Européens. D'ailleurs sa haine des Européens atteignit un tel paroxysme qu'il finit par se démasquer en écrivant : « Nous avons là trois millions de musulmans desquels le million d'Européens vivant en Algérie vit absolument séparé, ignorant tout ce qui les concerne, saris aucun contact intime avec eux, les regardant toujours comme des étrangers et la plupart du temps comme des ennemis» (1). Apprenti sorcier, il mourut égorgé par des indigènes fanatiques. Massignon, lui, se prétendit prêtre catholique de rite oriental et sema le désarroi au Moyen-Orient en prônant l'identité des religions musulmane et chrétienne. Lui aussi finit par se démasquer, quand beaucoup plus tard, en 1947, il lança des protestations démagogiques contre les camps dans lesquels les réfugiés palestiniens étaient allés d'eux-mêmes s'enfermer - et dont, plus de quarante ans plus tard, ils ne veulent toujours pas sortir. Quant à mon père, pour mieux tromper son monde, il affecta d'être athée, ce qui ne l'empêcha pas de rejoindre en Chine un jésuite, autre membre du complot, Teilhard de Chardin; celui-ci, n'avait rien trouvé de mieux pour rabaisser
l'homme blanc que de« découvrir» que l'ancêtre de l'homme était un Chinois. Mon père, sous prétexte d'écrire l'histoire de la Chine, distilla l'idée pernicieuse de l'équivalence des civilisations et, pire, des religions.
Après 1940, mon père révèle sa vraie nature Tel est le climat méphitique dans lequel j'ai vu le jour. Tout petit, j'ai été abonné aux publications de la « Ligue maritime et coloniale » afin de tout connaître de l'ennemi que j'aurais à combattre. A trois ans, ma mère m'enseignait mes premiers sabotages : ainsi j'appris à percer de minuscules trous d'épingles qui le rendraient inutilisable, le papier d'argent que je collectionnais dans le but de procurer du riz aux petits Chinois. Le bon Père blanc qui les récoltait découvrit mon forfait et il en sanglota : ce fut la première fois que je vis sangloter l'homme blanc et j'en tirai une volupté telle que, toute ma vie, je n'ai eu de cesse de l'éprouver encore. C'est après 1940, que mon père révéla sa vraie nature : il commença à se réjouir ouvertement des succès des Anglo-Américains et du colonel félon de Gaulle. L'occupation de l'Afrique du Nord et la perte du Liban ne lui tirèrent pas une larme. Il refusait toute grandeur à l'idée de construction de l'Europe nouvelle. Il poussa même l'abjection jusqu'à se réjouir de la victoire du totalitarisme à Stalingrad. Malheureusement pour lui, il commit une erreur cie calcul en affichant trop tôt son résistantialisme : il mourut dans un camp de prisonniers politiques nommé Buchenwald, victime d'une sousalimentation elle-même due à la pénurie générale qui frappait l'Allemagne assiégée; juste retour des choses, il agonisa à peu de distance du chêne de Gœthe, symbole de cette civilisation européenne qu'il avait tant honnie. Après la guerre, je me trouvai donc livré à moi-même. A seize ans, je voyageai en Algérie afin d'y prendre des contacts subversifs. Durant ce voyage je me complus systématiquement à fond de cale puis dans des wagons de marchandises, prétendant qu'il s'agissait là de la « quatrième classe » et même de la « classe indigène» : je m'y retrouvai en compagnie d'une multitude d'individus sans aveu, tolérés avec beaucoup d'indulgence par l'administration coloniale; ils s'entassaient là dans une honteuse promiscuité et se désignaient eux-mêmes sous le nom d'« Arabes ». Chaque fois que le train
passait sur un pont ou près d'un hôpital et d'une école, ils fermaient les yeux ou détournaient la tête. Dans la région de Sétif, je prêtai l'oreille avec complaisance aux récits d'une pseudorépression au cours de laquelle l'armée française aurait fait, le 8 mai 1945, des milliers de morts dans la population, me gardant d'objecter à mes interlocuteurs qùe le seul fait qu'ils fussent toujours en vie montrait bien l'inanité de leurs propos mensongers. De retour à paris, je trouvai tout naturel de joindre ma voix à celles qui clamaient que la France n'avait pas à" envoyer un corps expéditionnaire en Indochine. Pire encore: mon père s'étant vu décerner à titre posthume la qualité de « résistant », j'eus l'audace d'opérer une comparaison entre la lutte qu'il avait livrée contre l'occupation étrangère et celle que les Vietnamiens menaient contre l'armée française, prétendant ne pas voir que dans le premier cas il s'agissait de se battre contre l'Allemagne nazie, et dans le second, de s'opposer à la France des Droits de l'homme. C'est au début des années cinquante, à la fin de la guerre d'Indochine, que je ressentis la nécessité de formuler mon anticolonialisme dans une « doctrine» cohérente qui permit d'accélérer la chute de ce qui était devenu l'Union française. Je me réunissais dans un sous-sol de Saint-Germain-des-Prés avec mes complices : Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre, Régis Debray et Maître Jacques Vergès. (Régis Debray n'avait alors que quatorze ans, mais c'était un génie précoce).
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cation historique. J'étais moi-même orfèvre en la matière: n'avais-je pas été chassé ignominieusement du parti communiste français pour avoir diffusé un faux «Rapport secret» attribué à Khrouchtchev? Quant à Sartre, son tempérament de hyène dactylographe nous fut d'un grand secours. Donc
nous n'hésitâmes pas à inventer de toutes pièces des textes Prétendûment accablants pour la colonisation, et à les glisser dans toutes les bibliothèques de France. Nous remontâmes les siècles, et c'est ainsi que nous réussîmes, par exemple, à graver dans l'esprit du public des phrases, des chapitres, des livres entiers attribués à l'abbé Raynal, à Diderot, que ceux-ci n'avaient évidemment jamais écrits, voire à glisser dans l'œuvre de Voltaire des phrases comme le célèbre : « C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », que nous ,pûmes introduire jusque dans le dictionnaire Robert. Autre exemple, parmi des milliers : la dénaturation totale que nous opérâmes des lettres du maréchal de Saint-Arllaud ; pour parvenir à faire de ce représentant typique de la France humaniste une brute sanguinaire conquérant la Kabylie par le fer et par le feu, nous glissâmes dans ses lettres des phrases comme celles-ci : « Chère bien-aimée, je suis bivouaqué sous un rocher au sommet duquel est perchée une ville exactement comme Constantine. Tous les habitants couronnent les hauteurs. Les habitants n'ont jamais rien payé à la France. Je leur donne trois heures pour payer, ou je vais détruire leur nid de vautour et le jeter dans le ravin. Leursjardins sont charmants... » Ou bien comme cellelà : «Le lendemain, le jour nous a montré deuX pieds de neige... Je me mets en route, et à peine avais-je fait - quelques centaines de mètres, quel spec'tacle,frère, et que la gue"e m'a semblé hideuse! Des tas de cadavres pressés les uns contre les autres et morts gelés pendant la nuit! C'était la malheureuse population des Beni-Naâsseur, c'étaient ceux dont je brûlais les villages et que je chassais devant moi »(2). Nous inventâmes aussi de toutes pièces de fausses campagnes coloniales, imaginant par exemple que la mission Voulet-Chanoine, comme avant elle celle de Galliéni, comme avant elle celle de Faidherbe, avait imité le roi nègre Samory en brûlant les villages et en exterminant les populations sur son passage - ce qui d'ailleurs n'eût été que la réponse du berger à la bergère, et comme s'il existait un autre moyen de faire entendre raison à des primitifs. Enfin nous rédigeâmes de faux livres d'auteurs contemporains que nous fîmes chanter en les menaçant de révé1er leurs mœurs cachées : ce fut le cas d'André Gide pour son pseudo Voyage au Congo. En même temps, nous recrutions des centaines d'agents. Parmi les plus, notoires, j'en citerai deux, qui étaient
Mars 1962. L'Armée Nationale se substitue à l'armée française. La Kabylie se proclame indépendante.
LA DÉCOLONISATION
18 à notre entière dévotion : Pierre-VidalNaquet, qui se faisait passer pour juif, et Madeleine Rebérioux, une ancienne maîtresse de Jaurès. Tous deux nous furent très précieux pour permettre, dans un climat de grande confusion émotionnelle, l'assimilation des anticolonialistes aux dreyfusards ; et même opérer un glissement scabreux de la société coloniale à la société totalitaire. D'autres, tel André Mandouze qui se prétendait catholique, nous permirent de pervertir le message évangélique. Enfin nous eûmes notre nègre de service. Aimé Césaire, à qui nous fimes écrire le Discours sur le colonialisme. Parallèlement, Alfred Sauvy avait inventé pour nous le vrai-faux concept de « tiers-monde », et nous diffusâmes largement le faux-vrai concept de « sous-développement ». Lorsque éclata l'insurrection en Algérie, tout était en place pour pervertir durablement l'intelligentsia et intoxiquer l'opinion. Nous n'eûmes pas de mal à montrer l'inanité des propos du ministre de l'Intérieur, un dénommé Mitterrand, qui clamait de toute bonne foi: « L'Algérie, c'est la France ». Notre système était simple: nous avions des complices infIltrés dans tous les rouages de l'armée et de l'administration, avec pour mission de se livrer à des « bavures» que nous nous chargions ensuite de rendre exemplaires : il suffisait ainsi que nous donnions la consigne à l'aumônier des parachutistes, le révérend père Delarue, qui était en fait des nôtres, de tenir des propos légitimant la torture, pour que l'Armée française dans son ensemble se trouve lâchement salie dans l'opinion internationale, juste au moment où elle accomplissait cette mission admirable de concentrer une partie de la population algérienne dans des camps dits de regroupements à l'ombre du drapeau tricolore et sous la protection des Droits de l'homme. Nous savions aussi répartir les rôles : nous plaçâmes l'un de nos acolytes, un certain Robert Lacoste, comme ministre résident à Alger, lequel multiplia des camps d'internement où furent entassés les suspects, dont certains, particulièrement malins, « disparurent ». Là-dessus, nous envoyâmes une autre complice, Germaine Tillion, qui affecta de dénoncer ces violations des Droits de l'homme. Puis dans la confusion, Maître Vergès vint lui-même plaider pour les nationalistes algériens et ressortit le vieux couplet amalgamant résistance et terrorisme. En fait, il s'apprêtait dès cette époque à assurer la défense de Barbie, ce qui est bien la
preuve irréfutable que les rebelles algériens étaient des nazis. Nous avions même réussi à placer un soi-disant socialiste, Guy Mollet, à la présidence du Conseil ; quand il ne marchait pas droit, nous le rappelions à l'ordre par quelques tomates bien ajustées. Malheureusement un élément imprévu vint bouleverser nos plans: l'arrivée au pouvoir du général de Gaulle, issu d'un gang rival. Nous vîmes vite - dès son premier : « Je vous ai compris » - que comparés à lui, nous n'étions, au jeu du cynisme, que des enfants. Nous réussîmes quand même un dernier beau coup : celui de faire nommer préfet de police Maurice Papon qui,le 17 octobre 1961, fit tuer par les policiers parisiens plus de deux cents manifestants algériens pacifiques; malheureusement, la vague d'indignation ne fut pas à la hauteur de ce que nous escomptions. Quoiqu'il en soit, nous avions promis l'impunité à Maurice Papon et nous avons tenu parole. La preuve en est que, inculpé de crimes. contre l'humanité pour son activité antisémite à Bordeaux pendant la guerre, il n'a jamais été inquiété pour son activité antiarabe à Paris en 1961. Face à de Gaulle, il fallut désormais jouer serré. Il ne suffIsait plus de répandre des sophismes ravageurs du genre : « Un peuple qui en opprime un autre n'est pas un peuple libre ». En 1960, nous décidâmes de nous démasquer en donnant à la doctrine anticolonialiste française sa formulation la plus achevée : je veux parler du manifeste pour le Droit à l'insoumission, appelé encore « Manifeste des 121 » (3). La légende veut que ce manifeste ait été rédigé par quelques intellectuels indépendants, notamment Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Maurice Nadeau. Bien entendu, ceux-ci n'étaient depuis longtemps que des marionnettes dont nous tirions les ficelles. Pour comprendre à quel point de déréliction nous avions réussi à réduire l'intelligentsia de cette époque, il faut suivre le diagnostic établi récemment par une historienne objective : « En 1960, les intellectuels parisiens signaient sans bien lire n'importe quelle pétition affirmant que la lutte armée était un devoir, une lumineuse nécessité, vraiment la seule solution (4) ». Je faisais semblant de croire à la sincérité du programme de la Fédération de France du FLN, en fait un gang de tueurs algériens, et diffusais des brochures clandestines qui affIrmaient que la future république algérienne serait
Juillet 1962. Alger fête l'indépendance
socialiste et laïque, et que les minorités européenne et juive devaient rester en Algérie. Il s'agissait, on le sait, d'ignobles mensonges; la preuve historique en a été administrée, comme toujours, par le fait que rien de tout cela ne s'est réalisé; comment les militants de la fédération de France du FlN ont-ils pu avoir le cynisme de lancer de telles affirmations, alors que deux ans plus tard à peine, en juillet 1962, ils devaient se faire écraser par les blindés de Ben Bella et de Boumedienne après une brève tentative aventuriste de « Commune d'Alger » ? En fait, mon système était désormais au point. Il reposait sur deux procédés fondamentaux. Le premier était la proclamation hypocrite de valeurs auxquelles, bien entendu, nous ne croyions pas et auxquelles nous menions au contraire une guerre sans merci : ainsi des droits de l'homme, de l'humanisme, etc. En cela, nous restions de fidèles disciples de Staline, qui n'hésitait pas à proférer que « l'homme est le capital le plus précieux » tout en pourvoyant le Goulag. Le second procédé était celui de la falsification historique, mais poussée à un point de perfectionnement jamais atteint. En effet, j'avais compris qu'il ne suffIsait plus de falsifier les archives du passé. Il fallait résolument s'attaquer à celles de l'avenir. Le principe était simple: il s'agissait de défendre une entreprise politique en arguant de ses convictions généreuses, et d'affecter de ne pas tenir compte de sa défaite ou de sa dénaturation futures, comme si celles-ci ne constituaient pas la preuve de sa fausseté intrinsèque. Un bon exemple de l'application simultanée de ces deux procédés se trouve dans les Damnés de la terre de Frantz Fanon. Alors que, comme l'a excellemment montré un historien de la pensée contemporaine (5), tout ce livre n'est qu'un cri de haine contre l'homme blanc, on y trouve cette conclusion cyniquement contradictoire... « Allons, frères, nous avons beaucoup trop de travail pour nous amuser des jeux d'arrière-garde. L'Europe a fait ce qu'elle devait faire et somme toute elle l'a bienfait ,. cessons de l'accuser mais disons-lui fermement qu'elle ne doit plus continuer à faire tant de bruit. Nous n'avons plus à la craindre, cessons donc de l'envier. (u.) Nous ne vouIons rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l'homme, de tous les hommes. Il s'agit de ne pas étirer la caravane, car alors chaque rang perçoit à peine celui qui le précède et les hommes qui ne se reconnaissent plus, se rencontrent de moins en moins, se parlent de moins en moins» (6). Et le même historien montre brillamment comment, dans sa préface à ce livre, « trésor de nullité théorique, de contresens historique », Jean-Paul Sartre falsifie l'Histoire AL'AVANCE: « Une fois l'Occident maudit, une fois le blanc-seing donné (...) aux nouveaux régimes issus de la décolonisation, Sartre retourne à ses chères études et polit son Flaubert» (5). Il est en effet évident qu'en écrivant sa préface en 1961, Sartre aurait dû prendre en compte la nature réelle des régimes qui devaient sortir de la décolonisation, lesquels ont commencé à se mettre en place à partir de 1962. Au lieu de cela, non seulement il a affecté de ne rien voir, mais il a récidivé : loin de rester à polir son Flaubert qu'il n'aurait jamais dû quitter, il s'est lancé deux ans plus tard dans de nouvelles nullités théoriques et de nouveaux contresens historiques à propos du personnage de Lumumba, après son assassinat par Mobutu, prétendant que Lumumba avait incarné un type d'humanisme et de démocratie en Afrique dont nous savons bien qu'ils étaient
parfaitement mythiques puisqu'il n'a pu les mettre en œuvre: là comme ailleurs, l'Histoire a tranché, montrant qui, de Lumumba ou de Mobutu, représentait authentiquement l'indépendance africaine. Et Sartre, là encore, n'est qu'un sophiste. A la même époque, en 1959, soucieux de donner une façade à ma doctrine anticolonialiste, je créai les éditions Maspero, puis la revue Partisans. Dès les deux premières années, on vit se dessiner la cohérence du projet, qui était d'orienter cette doctrine anticolonialiste vers un marxisme-léninisme radical. Qu'on en juge: aux côtés de mes vieux complices - Fanon, Sartre, Vergès (Debray finissait de passer ses examens) - , apparurent des noms qui cachaient en fait autant d'agents de notre mafia : Pietro Nenni, Georges Suffert, Robert Barrat, André Mandouze, Georges Balandier, Danilo Dolci, Lucien Goldman, Maurice Maschino, Gérard Chaliand, Vercors, René Dumont, Jacques Berque, Georges Perec ... J'avais eu beau placer mes éditions sous le patronage abusif de Péguy, en le citant démagogiquement en tête de mon « catalogue », personne ne pouvait être dupe. Il était clair que je préparais la route à des collections plus musclées qui, six ans plus tard, devaient être dirigées par ces véritables terroristes de la culture ayant nom Charles Bettelheim, Georges Haupt, Louis Althusser, Maurice Godelier, Pierre Vidal-Naquet, Albert Memmi, Fanchita Gonzalez-Batlle, Jean Maitron, Fernand Oury, Emile Copfermann, Roger Gentis et Yves Lacoste (7). Mais tous, en fait, encore et toujours, simples propagateurs de ma « doctrine» et manipulés par mes soins.
Je perfectionne mon système Dans le même temps, je perfectionnai encore mon système de falsifications : j'affectais une prédilection pour la publication de perdants de l'histoire, pourvu qu'ils aient peu ou prou rêvé de socialisme. Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Boukharine, Trotsky, Victor-Serge, Kropotkine, Nizan, tous ces personnages que l'histoire avait à juste titre envoyés dans sa poubelle preuve irréfutable que leur action était fausse, leur pensée fumeuse, et leur projet mythique - , tous ces losers, je me repaissais littéralement de leurs œuvres et de leur biographie et je pervertissais la jeunesse par leur lecture. Plus pervers encore, je m'emparais de la même manière de la pensée et de l'action de certains contemporains, morts pour avoir poursuivi des projets tout autant chimériques : Félix Moumié, Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka, Che Guevara, Osendé Afana, Martin Luther King, Malcolm X, ou Amilcar Cabral: je prétendais qu'ils nous avaient légué au-delà de leur échec et de leur mort quelque chose d'essentiel. En fait, c'est à mon sens l'Humanité qui a donné dans ces années la définition la plus véridique de mon entreprise : « Maspero publie ce que même le rebut des rebuts gaullistes n'accepterait pas d'écrire. » Aujourd'hui que depuis huit ans je ne suis plus éditeur, que je ne pollue plus la société civile de libelles iresponsables, et que, là comme ailleurs, les choses ont été remises dans le droit chemin du réalisme et de l'effIcacité, aujourd'hui que l'heure est enfin venue de dresser un « état des lieux », il est temps de l'admettre: moi et mes complices, nous sommes battus. Notre anticolonialisme ne résiste pas à son réexa-
LA DÉCOLONISATION men. Oui, il se perd dans les brumes de' l'absurdité. Nous avons appris des vérités essentielles : de même que la Révolution française était porteuse de la terreur jacobine, que le jacobinisme était porteur du marxisme et que celui-ci était porteur du totalitarisme léninostalinien et donc du Goulag, de même l'opposition à la guerre d'Indochine était porteuse des Khmers rouges, l'opposition à la guerre d'Algérie était porteuse de l'intégrisme des ayatollahs, le guévarisme était porteur de Sentier lumineux. Et la meilleure preuve que la France de de Gaulle, de Pompidou et de Giscard a eu raison de faire et de défaire les régimes de Fulbert Youlou, de Tombalbaye, de Bokassa ou
19 d'Ahidjo, et de soutenir indéfectiblement ceux de Mobutu, de Hassan II ou de Bongo, c'est que la France des socialistes fait exactement la même chose. Dans l'un de ces répugnants factums où était distillé le venin des doctrines anticolonialistes françaises, Pierre Vidal-Naquet qualifiait celles-ci de « fidélité têtue» (8). Aujourd'hui que l'Europe s'unifie sous le signe des Droits de l'homme et retrouve sa foi en elle-même autour du chêne de Weimar à nouveau verdoyant, je découvre enfin à quoi nous devons être vraiment fidèles. Nous devons être fidèles à cette mission civilisatrice de la colonisation française, qui s'est incar-
née dans un maréchal de Saint-Arnaud, une mission Voulet-Chanoine, un Jules Ferry, un Robert Lacoste ou un Maurice Papon. Fidèles et fiers. Et nous devons souhaiter ardemment que, bientôt, cent glorieux Kolwezi viennent à tout jamais effacer l'affront de Dien • Bien Phu.
Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français ... » 4. Jeannine Verdès-Leroux, la Lune et le Caudillo, 1989. 5. Pascal Bruckner, le Sanglot de
l'homme blanc, 1986. 6. Frantz Fanon, les Damnés de la 1. Robert et Denise Barrat, Charles de
Foucault, 1959. 2. Lettres du Maréchal de SaintArnaud, 1855. 3. « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
terre, 1961. 7. Ceci est la liste complète des directeurs de collection des éditions Maspero à la fin des années 60. 8. Pierre Vidal-Naquet, Face à la raison d'Etat, La Découverte.
Jean-Marie Fardeau
Mais que contient donc le « Rapport Hessel » ? Le « Rapport Hessel » est une pièce essentielle du dossier si controversé de la « coopération» 'française en Afrique noire. La Quinzaine littéraire ne peut être indifférente à la personnalité de son auteur, laquelle nous ramène de façon très inattendue à l'avant-garde littéraire de l'entre-deuxguerres. L'adolescence du jeune Stephen, futur ambassadeur de France, s'était déroulée entre sa mère l'artiste Helen Hessel, son père l'écrivain anti-nazi Franz Hessel, et leur ami très intime Henri-Pierre Roché, bref le trio tendre et tumultueux, qui revit dans le roman de Roché Jules et Jim et le film qu'en tira François Truffaut. Des exubérantes années 30 aux vicissitudes du « pré carré» africain soixante années plus tard, le fil que trace discrètement une destinée individuelle n'est-il que fortuit ?
Une fois n'est pas coutume, c'est à Matignon qu'a été prise la dernière initiative dans le domaine de la coopération Nord/Sud. En demandant à un grand commis de l'Etat, M. Stéphane Hessel, un rapport sur « les relations entre la France et les pays en développement », le Premier ministre savait sans doute que le résultat aurait l'allure d'un pavé dans la mare. Même si ce diplomate - il a été ambassadeur recourt tout au long de son texte au conditionnel, son rapport dépourvu d'ambiguïté n'a guère plu aux responsables de la politique de coopération qui se trouvent au « Château ». Remis au ministre le 1or février 1990 il se trouve actuellement bloqué à l'Elysée. Le bilan dressé ne doit pas faire plaisir à entendre. Il révèle les grandes carences de la politique française d'aide au développement : détournement de l'aide au profit d'élites locales, trop grande concentration géographique sur les' pays francophones sub-sahariens, bureaucratie excessive, incohérence entre certaines « aides ». Tout au long des 177 pages, M. Hessel, dans un style feutré mais clair, démontre, dénonce et propose. La France se soucie-t-elle vraiment d'articuler ses interventions en Afrique, et celles des instances internationales ? Le Rapport, qui s'ouvre sur cette question essentielle, est peu flatteur. Absence de concertation interministérielle avant certaines réunions internationales (notamment celles du Comité d'aide au développement de l'OCDE), initiatives ~pectaculaires sur
la dette ou sur l'environnement mais sans définition précise d'une stratégie de développement. Plus grave encore est l'incapacité de la France d'articuler son aide « bilatérale » avec l'aide « multiratérale »accordée par les agences spécialisées des Nations Unies, ou celle de la Communauté européenne. L'auteur rappelle pourtant à ceux qu'effr~ie la concurrence dans le domaine de la coopération, que « la crainte d'un partage accru de cette charge par une réduction de notre influence au profit de nos rivaux ne peut être retenue car ce partage est inévitable ». Non moins discrètement, mais non moins fermement, M. Hessel redoute que « le souci légitime du ministère des Finances de promouvoir nos exportations n'entraîne des effets pervers sur les équilibres financiers des pays concernés ». Il s'agit bien d'effets pervers ... La France préfère expédier vers les pays africains des biens et produits de prix élevé, aussi mal adaptés aux ressources qu'aux besoins de ces pays. L'aide française doit-elle être concentrée sur les anciennes colonies du Sud du Sahara françaises? Le Rapport, qui procède d'une réflexion globale sur .le « Nord-Sud », stigmatise la fameuse politique du « pré carré », de Dakar à Kinshasa, d'Abidjan à N'djamena. Il préconise pour les années à venir de redéployer les moyens vers d'autres parties du monde. A l'intérieur même de ce pré carré, la coopération est un échec patent. « La
coopération a manqué du recul nécessaire pour éviter que ces pays sombrent dans la crise et si elle a su les aider au jour le jour, elle n'a pas su les aider à identifier des stratégies de développement à moyen terme ». En termes moins diplomatiques, ceci vise la pratique des « fins de mois »versées par Paris à une quinzaine de pays africains, pour payer leurs fonctionnaires. M. Hessel relève ainsi que les prêts à l'ajustement structurel et les subventions budgétaires pour ces pays « ont pris une extension alarmante (500 millions de F. au début des années 80, 3,3 milliards de F en 1989) ». La coopération franco-africaine estelle une « affaire d'Etat », l'affaire du seul Etat? L'auteur consacre un chapitre spécial à ce qu'il appelle « la coopération hors-Etat », c'est-à-dire aux initiatives des organisations non gouvernementales (ONG) et des collectivités locales. Il rend hommage à la qualité du travail des ONG, seules capables selon lui d'atteindre les populations les plus défavorisées. Avec 52 millions de francs de subventions de l'Etat pour les ONG (soit 0,3 070 du total de l'aide publique au développement), le rapport note que la France se trouve à la traîne des autres pays de l'OCDE (5,3 0J0 en moyenne). M. Hessel insiste sur la
Au drugstore 1 l'
réflexion qui doit s'instaurer entre l'Etat et les ONG à partir de l'expérience et de la connaissance du terrain qu'ont celles-ci. Mais n'aurait-il pas pu rappeler un certain nombre de propositions faites par les ONG lors de la préparation de son rapport : facilités fiscales pour les emplois dans les ONG, ligne budgétaire pour des échanges SudSud, participations des ONG aux délégations françaises lors des conférences internationales .... La proposition d'instituer un Haut Conseil de la Coopération au développement restera le point le plus polémique du rapport. Pour l'Elysée, cette idée a le goût rance de la période 81-82 pend~nt laquelle Jean-Pierre Cot assumait les fonctions de ministre de la Coopération. Effaré devant la multiplicité des structures concernées par l'aide au développement, M. Hessel, comme M. Cot il y a huit ans, estime urgent la mise en place d'une instance d'évaluation, de coordination, de prospec-· tive à moyen et long terme sur la question des rapports entre la France et les pays du Sud. Pour le rapporteur, les membres de ce Haut Conseil - son président en particulier - devraient être nommés par... le Premier ministre. L'Elysée a réagi vivement, voyant là une atteinte au domaine traditionnellement réservé au président de la République. Certains n'ont pas hésité à déclarer cette proposition « anticonstitutionnelle ». Ce rapport, très attendu par tous ceux qui veulent voir changer les buts et les méthodes de la coopération.de la France avec les pays du Sud, est-il destiné aux oubliettes de la République ? La marge de manœuvre de Matignon pour imposer son point de vue paraît bien étroite. Côte d'Ivoire, Gabon, Cameroun, Zaïre... la dégradation du climat social et politique dans ces pays devrait pourtant inciter la France à sortir de ses cadres d'action traditionnels. Pour l'instant, la France n'a rien de nouveau à proposer, M. Hessel ne relève-t-i1 pas dans son rapport: « la rareté des prises de position française officielles et notre difficulté à exprimer, face aux experts de la Banque mondiale et du FMI, des analyses et des contrepropositions contribuant à faire avancer le développement ». Qu'en termes galants... •
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LA DÉCOLONISATION
François Gaulme
Les hommes d'affaires français et l'Afrique Dans les relations franco-africaines, l'heure est aux remises en cause, dans tous les domaines. A La Baule, les chefs d'Etat participant au Sommet ont reçu de la part du président Mitterrand un sévère avertissement: ils doivent procéder à une ouverture démocratique aussi grande que possible comme faire en sorte que leur justice, leur administration, leurs douanes marchent mieux ; ils auront à collaborer avec la France pour éviter la fuite des capitaux, que l'existence de la zone Franc facilite. Cette sévérité de propos, enrobée de politesse mais claire sur le fond, s'explique par la distance croissante entre la pratique gouvernementale en Afrique . et les aspirations populaires, mais aussi par la grave crise des relations économiques entre la France et l'Afrique. Celle-ci se manifeste sous plusieurs aspects : une aide financière directe aux Etats en difficulté devient chaque jour plus importante. Elle est liée à des engagements de leur part (ce que l'on appelle en jargon financier internationalles « politiques d'ajustement structurel »), mais devient d'autant plus pesante pour la France que s'y ajoute le déficit du compte d'opération des deux banques centrales africaines de la zone Franc, qu'en dernier ressort les autorités françaises ne peuvent que combler. Certes, tout cela reste un effort peu important par rapport à la mane monétaire de l'ensemble de la zone Franc ou au budget de la France. Mais il est probable que les citoyens français, à mesure que la presse les renci plus sensibles aux gaspillages constatés en Afrique, seront de moins en moins favorables à un appui inconditionnel à des Etats ql;li n'ont pas su se gérer. Un autre aspect de cette crise est le retrait relatif des sociétés françaises qui opèrent en Afrique. Pour le président du ClAN (Comité des investisseurs français en Afrique noire), M. JeanPierre Prouteau, porte-parole des
milieux d'affaires ayant investi sur le Continent africain, la crise qui les affecte en est à la septième année. Au mieux, les sociétés résistent et ne font plus que des investissements d'entretien, et les trois-quarts de l'échantillon d'investisseurs interrogés par le ClAN (500 sociétés) envisagent un redéploiement de leurs activités hors d'Afrique dans les trois ans. Depuis 1984, 200 sociétés filiales africaines de groupes français auraient cessé leurs activités, sur un total de 1 500 (15 % environ), d'après la même source. C'est pourquoi la stratégie de celles qui restent sur place est définie de la manière suivante par M. Prouteau : défense des positions (mais non expansion) en Afrique francophone; choix d'un « redéploiement » en direction du Maghreb et de l'autre Afrique (anglophone et lusophone, surtout dans la partie australe) ; « rééquilibrage hors Afrique» avec un « net désir de retour vers la CEE et la France, pour les firmes de tradition africaine» (1). Joignant l'exemple à la parole, M. Prouteau a mené fin juin une délégation du CNPF et du ClAN, forte d'une vingtaine de membres, en Namibie et en Afrique du Sud. Impressionné par le potentiel économique de la partie australe du Continent, il a décidé de plaider pour la levée des sanctions européennes contre la RSA et pour la « déculpabilisation» (c'est le terme qu'il a employé à Johannesburg) des sociétés françaises installées en RSA ou appelées à le faire. Cette attitude correspond aux vœux de tous les SudAfricains, en dehors de certains groupes de lutte contre l'apartheid. La mission Prouteau avait reçu l'approbation de Nelson Mandela, qui a établi d'importants contacts avec les milieux d'affaires lors de sa grande tournée mondiale de juin-juil1et, au cours de laquelle il a soutenu une opinion quelque peu paradoxale : maintenir les sanctions contre l'Afrique du Sud, mais y faire
Un héritage de l'Empire: la culture du coton
venir dès que possible les hommes d'affaires étrangers en nombre accru. La mission économique française en Afrique australe n'a pas eu de résultats immédiats dans le domaine de l'investissement. Elle visait d'ailleurs principalement à faire connaître les milieux d'affaires français investis en Afrique, qui sont relativement ignorés sur le marché très compétitif de la partie australe (si la France est le premier fournisseur du Continent africain avec 20 % des importations de celui-ci, elle n'a qu'environ 5 % du marché en Afrique du Sud et ses exportations vers l'Afrique australe ne représentent que 0,5 % de ses ventes dans le monde). Mais il fallait agir, pour redonner confiance dans l'avenir du Continent africain à des entreprises subissant en ce moment une sorte de crise d'identité. Les principales sociétés françaises qui travaillent sur l'Afrique, 70 groupes environ totalisant à eux seuls 80 à 90 % du commerce et de l'investissement français dans ce continent, selon les chiffres du ClAN, doivent affronter le manque de trésorerie des Etats africains qui ne permet plus bien des grands projets, dont certains n'étaient d'ailleurs que des « éléphants blancs » mais qui faisaient travailler les entreprises. Elles ont aussi à attendre de plus en plus longtemps le paiement de ce qui leur est
da pour la même raison, surtout au Cameroun et en Côte d'Ivoire, jadis le modèle des relations franco-africaines. Enfin, elles souffrent de transformations internes, du fait du redéploiement géographique ou sectoriel qui est indispensable à la recherche de leur équilibre financier. Des témoignages récents de ces difficultés ont beaucoup frappé le monde exigu de ceux qui travaillent sur l'Afrique : la BIAO (Banque Internationale pour l'Afrique Occidentale) a été mise en liquidation en juin, pour avoir fait de très mauvaises affaires ces dernières années, malgré son passé d'héritière directe de la Banque du Sénégal, créée sous le Second Empire ; les présidents des trois principales sociétés de commerce français en Afrique, le CFAO, la SCOA et PTORG ont tous changé brutalement dans la dernière décennie et le remplacement récent, à la CFAO, d'un homme ayant fait toute sa carrière en Afrique, P. Paoli, par un industriel extérieur, F. Pinault, a été un deuxième choc pour les vieux connaisseurs de l'Afrique après le rachat d'UTA (Union des Transports aériens) par Air France à la fin de 1989. Tous les observateurs ont le sentiment qu'une ère s'achève dans les relations économiques entre la France et l'Afrique. Les données générales, plus que des considérations personnelles, ne permettent pas, en effet, le maintien du système mis en place avec la colonisation et qui avait pu survivre, à quelques adaptations près, durant plus d'un siècle grâce au principe des marchés protégés, hérité du privilège colonial que l'Ancien Régime comme la République ont tant cultivé mais qui n'est plus viable dans l'environnement économique actuel. Cela ne veut pas dire que les hommes d'affaires français se détournent définitivement de l'Afrique: ils ont maintenant à mieux cibler leurs projets d'investissement, à régir plus au marché qu'à des sollicitations politiques, mais peuvent profiter du mouvement général de privatisation qui touche les entreprises africaines. C'est ainsi que le groupe Bolloré a réalisé dernièrement un rachat systématique d'usines de cigarettes en Afrique francophone. Cet ensemble d'optique sectorielle, bien conseillée financièrement et appliquée avec méthode, est sans doute la voie de l'avenir pour les affaires françaises en Afrique, au delà des scandales politicofinanciers. •
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1. « Rapport patronal 1989 FranceAfrique », Marchés tropicaux et méditerranéens, 16 février 1990, p.466.
François Gaulme est rédacteur an chef de la revue Marchés tropicaux.
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LE MAGHREB Robert Bonnaud
Algérie et tiers monde trente ans après « Je vais te faire ton autocritique », disait-on (pas seulement pour rire), à l'époque du stalinisme triomphant. Ils ne sont pas rares, aujourd'hui, ceux qui font l'autocritique des anciens « porteurs de valises », disons plutôt des supporters des peuples d'outre-mer révoltés contre nous, l'autocritique des militants et des intellectuels qui ont vu dans la cause des nationalistes des colonies la cause de « tous les hommes libres» (Manifeste des 121, septembre 1960), des Français (et même des Français d'Algérie) qui se demandaient, tel MaxPol Fouchet, avant les « événements », « Quand se révolteront-ils donc? », et qui ont proclamé, « les événements » survenus, « Ils ont raison de se révolter », « Nous avons tort de les combattre ». Faut-il obéir aux sommations, avouer ses erreurs, se frapper la poitrine et gémir sur le Sud, qui n'a pas tenu ses promesses?
Les sommations sont anciennes, aussi anciennes que notre engagement. Le « nationalisme de nation oppressive» (pour parler comme Lénine, auteur maudit) n'étant pas moins fort, hélas ! que le « nationalisme de nation opprimée », le nationalisme exécrable n'étant pas effacé par le nationalisme admirable, l'accusation de trahison, dès le début, fut notre lot, et la nécessité de s'expliquer, de se justifier, de se faire pardonner. Nous expliquâmes donc. Réclamer l'indépendance pour les colonies, cela voulait dire qu'elle était un préalable, cela ne ,voulait pas dire qu'elle était la solution à tous les problèmes, ni que l'indépendance, en soi, à travers les âges et les continents, était forcément meilleure que l'intégration, que la nation valait forcément mieux que l'empire (tout dépend des empires, les empires intégrateurs de l'Antiquité et du Moyen Age ne sont pas les empires ségrégateurs de l'époque moderne, les empires proprement « coloniaux », « colonialistes » ; et parmi ces derniers la variété est grande, le colonialisme portugais n'est pas le britannique, le colonialisme français n'est pas le même au Vietnam et au Cambodge, le colonialisme français d'Algérie est beaucoup plus écrasant, exploiteur, que le colonialisme français d'Afrique noire, ses aspects négatifs sont beaucoup plus évidents, etc.). Approuver l'idée d'une République algérienne, d'une décolonisation politique, ne voulait pas dire que
la décolonisation politique se suffisait à elle-même, ni qu'elle serait rapidement dépassée, que des Républiqùes idéales allaient fleurir sous les Tropiques, que Ben Bella était Lénine et Castro réunis (ou qu'il était apte à devenir cet hybride-là), que les leaders populistes du Tiers Monde (Nasser, Nehru, Soekarno, Nkrumah... ) étaient les sauveurs de l'humanisme en perdition. Naturellement, en face d'un Etat français qui considérait le FLN comme une association de malfaiteurs, de citoyens français (même à gauche) pour qui Nasser était la réincarnation d'Hit1er, la tentation, normale, fatale, était d'idéaliser, d'améliorer un peu ou beaucoup l'image des révoltés, d'occulter les faits gênants, le massacre de Mélouza par exemple, ou la présence d'anciens malfaiteurs parmi les cadres du FLN, ou les sympathies des Officiers libres d'Egypte, et de larges masses arabes, pour l'impérialisme allemand et nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Je conviens que les explications données n'étaient pas toujours les meilleures, que l'affaire de Mélouza n'était pas vraiment limpide, que la biographie d'Ali la Pointe n'était pas très connue, et que les pages de Fanon sur le rôle des bandits dans les révolutions, quoique remarquables, renouvelées de Bakounine et le renouvelant, ne suffisaient pas à tout. Je conviens que les réseaux anticolonialistes français manquaient d'agrégés d'histoire, et que l'analyse du rôle de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon dans la démolition des empires
coloniaux de l'Ouest laissait parfois à désirer. Il est vrai également que la décolonisation politique accomplie, la tentation d'accompagner, d'aider encore les avant-gardes des pays d'Outre-mer s'exerça sur certains des « porteurs », devenus « Pieds-rouges» du coup. A Alger, sous Ben Bella (1962-1965) et Boumediène (1965-1978), de grandes mutations se déroulaient, la récupération de l'Algérie par les Algériens, les réformes agraires (depuis 1962), les nationalisations pétrolières (depuis 1966), et ùne vraie promotion collective, la scolarisation massive de la jeunesse (depuis les dernières années 1960), mutations, promotion auxquelles il n'était pas déshonorant de participer, mais qui pouvaient faire naître un optimisme excessif. Si le tiersmondisme illusionniste que l'on dénonce volontiers aujourd'hui, euphorisant et paralysant, oscillant de l'ingérence à la complaisance, a jamais existé, c'est à Alger, de 1962 à 1965, sous Ben Bella. On ne peut, sans se moquer du monde, l'identifier aux anciens « porteurs de valises ». Dans leur majorité, ceux-ci n'ont été ni benbellistes ni boumediénistes. Ils ont ouvertement critiqué, dès 1962, ce qui ne leur plaisait pas dans l'Algérie indépendante. Mieux: ils ont, avant cette date, montré des inquiétudes prémonitoires, tout en avertissant que la libération de l'Algérie de la domination .française était un objectif si grandiose et si exaltant, si difficile à atteindre, que ces inquiétudes ne pouvaient ni ne devaient affaiblir la lutte des Algériens et de leurs amis dans le· monde, mettre
en cause son bien-fondé. Les responsables des « réseaux» (Francis Jeanson, Henri Curiel, Gérard Spitzer, etc.) n'ont jamais promis à leurs camarades une Algérie de rêve. On pouvait (reconnaissons que c'était difficile) lutter pour la justice sans perdre la tête, raison garder sans sombrer dans le « réalisme » de la gauche ~< respectueuse » (respectueusement anticolonialiste), dans le cynisme de la gau-che coloniale. On pouvait (c'était également difficile), tout en combattant la pusillanimité de la première et le chauvinisme assassin de la seconde, ne pas donner de gages au nationalisme borné, au culturalisme débridé chez les anciens sujets de la France. On peut regarder en face le Tiers Monde actuel, juger sévèrement sa situation, les responsabilités propres de ses élites, de ses peuples, de ses cultures, et ne pas mettre en accusation l'anticolonialisme de l'époque des guerres de libération. Il n'a pas tout prévu (encore que Fanon ait prévu beaucoup !). Il n'a pas tout réglé. Il a réalisé quelque chose. Ce quelque chose était grand. Les valises n'étaient pas vides. La situation des Noirs des EtatsUnis, leur pauvreté, leurs mauvaises manières, leurs impuissances, leurs échecs, prouvent-ils que l'abolition de l'esclavage était une erreur, que la cause des abolitionnistes était mauvaise ? La politique de Ben Bella, favorable, dès 1962-1963, à un certain islamisme (mêlé chez ce leader à un castro-léninisme sui generis), l'influence du FIS (Front islamique de salut) dans l'Algérie d'aujourd'hui prouvent-elles qu'il ne fallait
Alger. Election du comité directeur dans une entreprise autogérée.
LE MAGHREB
22 pas applaudir la Plate-forme de la Soummam (1956) et ses orientations laïques ou quasi laïques 1 Parce que l'agriculture algérienne est négligée, parce que l'enseignement algérien s'enfonce-dans les contradictions du bilinguisme, du trilinguisme, faut-il réhabiliter l'Algérie coloniale (en 1954, 85 o/~ des enfants n'étaient pas scolarisés, 80 % le sont aujourd'hui; il Yavait 589 étudiants algériens, il y en a 80 ()()() ; 55 % du revenu agricole allaient à 100 ()()() colons français ...) 1 Dés 1967-1968 le tiersmondisme (qui n'a jamais été une idéologie de masse !) baisse, la confiance diminue dans les potentialités révolutionnaires du Tiers Monde. La Révolution rentre chez elle en Occident, puis disparaît. La Libéralisation, depuis 1974-1975, remplace la Révolution. Elle s'appelle, entre autres choses, économie souterraine, corruption, délinquance, montée des inégalités. Depuis la fin des années 1960 la religiosité, la croyance, les Eglises et les sectes sont à l'offensive. Reflux général de la raison. Reflux des idéologies acculturatrices (sauf celle, toutepuissante, du Marché), repli sur les ethnies, les cultures, les spécificités nationales ou zonales. Le Tiers Monde n'est pas un monde à part. Les ratages sociopolitiques, le parasitisme aggravé des catégories dominantes, l'essor des religions, des culturalismes et des xénophobies, tout cela reproduit, en caricature souvent, ce que l'Ouest et l'Est connaissent depuis la même date. L'innovation sociopolitique est en perdition, réformes et révolutions échouent dans le Tiers Monde (Chili et Nicaragua, Angola, Ethiopie ...) ; tout échoue aussi en Occident (le gauchisme, le communisme, le PS français au pouvoir, son bilan social catastrophique ... ) ; ce qui restait de 1917 s'effondre à l'est (la « révolution culturelle» et l'après-maoïsme, ce sont d'assez jolis ratages). Le Tiers Monde (l'Afrique noire francophone par exemple) a ses comptes en Suisse, ses Libanais, ses ministres rapaces; l'Occident a ses « initiés», ses Golden Boys, ses « entrepreneurs» qui s'enrichissent en. dormant; le monde de l'Est a ses aventuriers interlopes, ses trafiquânts du marché noir, ses bureaucrates mués en
capitalistes. La vague islamiste déferle; la vague mystico-évangélique et la vague clérico-vaticane déferlent aussi ; Saiman Rushdie et Martin Scorsese subissent les effets de l'intolérance. Rejet xénophobe de l'Occident, et du communisme, par l'islamisme radical; rejet xénophobe, par l'Occident des années 80, de tout ce qui n'est pas lui, de tout ce qui, à l'intérieur de luimême, le gêne, de ses réfractaires et de ses remords, bonne conscience retrouvée, occidentalisme sûr de lui, dominateur. Agressivité nouvelle. Rambo et les Malouines, en 1982. La Banque mondiale accentuant, depuis 1981, son action de reprise en main du Tiers Monde, «recolonisant» des pans entiers de celui-ci. Le repli culturaliste des années soixante-huitardes, c'était les mini-cultures, les ethnies, les régions. Le repli culturaliste des années 80, ce sont les maxi-cultures, les aires culturelles, et ce sont les nations : exacerbation soudaine des fiertés nationales (américaine, britannique, allemande, italienne, japonaise, russe, française, lepénisme et Rainbow Warrior.. .), affirmations décidées de supériorité occidentale, charité planétaire donneuse de leçons, « devoir d'ingérence » (au XIX' siècle sévissaient un « impérialisme du libre-échange» et un impérialisme humanitaire, un impérialisme des « droits de l'homme » ; ils renaissent spectaculairement), critiques virulentes contre le relativisme culturel, ses exagérations comme ses vérités, apologies sommaires de l'intégration, et gigantesque, multiforme opération de déculpabilisation de l'Ouest, de réar-
mement moral des Occidentaux. Les crimes du fascisme, ce pur produit de l'Occident, on préférerait qu'ils n'aient jamais eu lieu (<< méthode Ajax », faurissonienne, d'effacement des traces), ou qu'ils soient le pâle décalque, la malheureuse conséquence des crimes bolcheviks (<< révisionnisme » à l'allemande). Les dégâts des guerres coloniales, on le~ révise à la baisse (comptages parcimonieux des morts algériens de la guerre d'Algérie ; il est vrai que la vox populi, comme toujours, avait gonflé les chiffres), ou
on les noie dans de nouveaux ensembles (les horreurs du Vietnam, par exemple, ou les crimes du communisme asiatique). La Traite, le Goulag afroaméricain de l'Occident, en fonctionnement pendant quatre siècles, vont bénéficier de soins historiographiques éclairés: d'abord les esclaves n'étaient pas si malheureux que ça ; et puis les Arabes, au nord et à l'est du continent africain, ont fait pareil ou pire (on cherche en vain les traces physiques de ces gigantesques prélèvements). Les empires coloniaux avaient bien des mérites ; Charles-André Julien et son école (qui n'en disconvenaient pas !) ont, paraîtil, noirci, calomnié l'œuvre de la France. Charles-Robert Ageron (remarquable historien de l'Algérie coloniale, esprit extrêmement pondéré) est dénoncé comme traître par certains de ses collégues ; il en est réduit à envoyer des circulaires justificatives. L'intérêt, souvent nostalgique, pour l'Empire français grandit dans la littérature et le cinéma. Dans les revues le «joli temps » des colonies est un thème à la mode. Ajouterai-je qu'il est un historien pour lequel les « professionnels de la profession» ont les yeux de Chimène, et qu'il ne s'agit pas de Pierre Vidal-Naquet (<< complice objectif» de la trahison, morigéné dans un récent volume collectif sur la guerre d'Algérie et les Français), mais de Raoul Girardet, vieux briscard de l'extrêmedroite, intraitable partisan de l'«Algérie française ». Dans une période plus créative que celle que nous vivons, ce contexte idéologique.(qui est d'ailleurs en train de se transformer), cette faveur des empires (elle baisse, à l'évidence, et les émancipations de l'Est n'en sont pas les seuls indices), auraient pu être porteurs d'œuvres importantes, de problématiques et de conceptualisations remarquables (théorie comparée des empires, tensions constantes à travers l'histoire entre le principe « national » et le principe «impérial», «colonisabilité», désir d'empire chez les colonisés, etc.). Il faut bien constater que le bilan, sans être nul, est plutôt médiocre. Un dernier, immense problème doit être posé. Car il n'est pas faux de dire que le Sud a déçu, que quelque chose,
Aux beaux temps. Administrateur faisant sa tournée dans un village (Atlas colonial, op. cit.)
en lui, s'est brisé, que son dynamisme, récent, s'est essoufflé bien vite, que le rééquilibrage du monde est compromis par là même. Du XV' siècle au début du XX', l'histoire a été faite par l'Occident. Toutes les nouveautés positives, presque toutes, ont été le fait des Occidentaux. Cela a changé en 1917 (la Révolution russe, l'apparition d'un contre-modèle), et plus encore en 1945, en 1956 (la Chine, la décolonisation). La scène de l'histoire s'est élargie alors, les acteurs se sont multipliés. L'histoire est devenue plus réellement mondiale, moins purement occidentale (sans que l'Occident cesse de créer, cesse de dominer des secteurs entiers du progrès humain). Dans les dernières décennies, nouveau chàngement, quadruple changement, changement inverse. 1) Depuis la fin des années 60 (l'échec de la « révolution culturelle », etc.) le progrès sociopolitique s'est ralenti, appauvri, alors que le progrès technique s'est accéléré (révolutions vertes, révolutions contraceptives, y compris dans le Tiers Monde, révolution du nucléaire, révolution informatique...). Le Tiers Monde, « foyer principal » des révolutions sociopolitiques, a perdu sa fonction, son rôle, provisoirement en tout cas. 2) Ce progrès sociopolitique diminué a un contenu qualitatif différent. Les forces de la liberté et du marché ont retrouvé la prépondérance qu'elles avaient au XIX' siècle, et déjà au XVI'; les valeurs d'égalité se sont effondrées. Ce retournement a favorisé le capitalisme, le règne universel de la marchandise, et l'Occident son initiateur, son défenseur, son promoteur. Le Tiers Monde tend à être plus que jamais ce qu'il s'efforçait de ne plus être: la banlieue pauvre de l'Occident, la clientèle, soumise ou rétive, des Occidentaux, leur émule, brouillon ou appliqué. 3) Depuis 1974-1975, et surtout depuis 1987, indépendamment de la crise économique, qui est mondiale, qui a frappé d'abord l'Occident (1974... ), puis le Tiers Monde (1980...), et enfin les pays communistes (1989... ), on a l'impression que le monde s'enlise, que le progrès innovateur notamment est en baisse, que la régression monte, que les échecs, sociopolitiques et même techniques, se multiplient. La disparition du défi que le communisme constituait, malgré ses limites, pour les valeurs et la puissance de l'Occident, et les stériles désordres du Tiers Monde, renforcent le conservatisme mondial. 4) N'assiste-t-on pas, depuis 1974-1975, et surtout aujourd'hui, depuis les dernières années 1980, à une réoccidentalisation de l'histoire, à une démondialisation, à une marginalisation des marginaux du Sud, et de ces anciens marginaux en quête de promotion qu'étaient les pays communistes 1 1956, 1945 et 1917 ne sont-ils pas susceptibles d'être annulés, au moins partiellement, par le cours de l'histoire, que les progressistes ont la mauvaise habitude de tenir pour triomphal 1 Ou alors, - polarisation différente, autre forme de rabougrissement spatial du progrès - , ne verra-t-on pas des montées plus ou moins solitaires de puissance, de certains pays de l'Ouest (Japon et Allemagn~ bien sûr : le déclin des Etats-Unis, annoncé par PliUl Kennedy, par Jacques Attali, de certains pays de l'Est, de certains pays du Sud 1) Perspectives que personne, fût-il occidentaliste, ou supporter du désordre établi, ne peut envisager sans inquiétude. Le tournant le plus important de cette fin de siècle n'oriente pas l'humanité dans un sens extrêmement positif.
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Entretien
Avec Francis Jeanson Pendant toute une semaine, du 30 juillet au 3 août, on peut entendre sur France-Culture à 18 h 45, le journal sonore du voyage que vient d'effectuer Francis Jeanson en Algérie. Voyage dans l'Algérie d'après les élections du 12 juin qui ont vu la poussée du Front islamique de Salut et qui l'a mené d'Alger à Alger via Annaba et Constantine. On ne présente pas Francis Jeanson. On peut tout juste rappeler que son nom prend place dans la liste de ceux qui, tel Zola, ou les combattants de l'Affiche rouge, ont sauvé l'honneur de la France. Le J'accuse de ce philosophe sartrien (qui travaille aujourd'hui encore à une Quotidienne morale, dans le droit fil de son Problème moral dans la pensée de Sartre de 1947) a paru dans Esprit en janvier 1950, puis au Seuil en 1955 : l'Algérie hors la loi. Sa résistance, ce sont les fameux réseaux Jeanson d'aide au FLN. Voir les porteurs de valise, La résistance française à la guerre d'Algérie (Albin Michel, 1979), d'Hamon et Rotman. Depuis son combat algérien, Jeanson s'est engagé dans l'action culturelle (à Chalon), puis dans un long travail sur la psychiatrie. Il n'a rien d'un ancien combattant. Raison de plus pour être attentif à son témoignage.
F.J. - Ce n'est tout de même pas le raz-de-marée qu'on a décrit ici. D'autre part, et ce n'est un paradoxe qu'en apparence, c'est parce que l'Algérie est un pays musulman qu'il sera difficile de faire de l'extrémisme islamique. Non, pour une bonne part, le vote FIS est un vote anti-FLN. C'est le FLN le problème ! Rien n'est plus malaisé à démêler que les liens entre le FLN et le pouvoir. Qu'est-ce qui relève de l'un, qu'est-ce qui dépend de l'autre ?... Le FLN est discrédité parce qu'il semblait être au pouvoir. Et il y a d'autre part des membres du pouvoir qui ont favorisé le FIS, je songe à l'autorisation du vote sans carte, pour décramponner le FLN, sans pour autant vouloir le liquider, car il assure encore les articulations de la société. J.P. S. - Comme les partis com-
Jean-Pierre Salgas. - Vous étes souvent allé en Algérie depuis /'Indépendance? Francis Jeanson. - Rarement. J'y suis allé en 1966 et en 1969, invité officiellement, 8 jours chaque fois. En 1969, c'était pour le Festival culturel panafricain. J'y suis revenu en 1974 pour faire un film sur Boumedienne. Et tous les. mois quelques jours entre 1975 et 1978 pour animer un séminaire transdisciplinaire sur les conséquences psychiques de l'exode rural. Il s'agissait aussi d'aider à repenser l'enseignement des sciences humaines. Depuis cette époque, je ne m'y suis rendu qu'en 1987 pour le 25" anniversaire de l'Indépendance. J.-P. S. - J'ignorais que vous aviez fait un film sur Boumedienne. F.J. - Je n'ai jamais rencontré Ben Bella. Il s'est agi d'une coïncidence. Le Seuil-Audiovisuel m'avait sollicité, et, simultanément, l'ambassade d'Algérie m'offrait de réaliser le projet de mon choix. Boumedienne avait toujours refusé ce type d'enregistrement, il a accepté... Vous savez, c'était un personnage d'une stature extraordinaire, qui est loin de faire l'unanimité. Sur dix Algériens, vous en trouverez cinq pour vous parler de sa dictature, cinq de son immense travail... Les Algériens ont toutes les peines du monde à se situer par rapport à Ben Bella et Boumedienne. On peut, bien sûr, regretter que ce soit l'armée qui ait redonné une consistance au corps algérien, et non les combattants nationalistes, mais il ne faut pas voir cette armée sur le modèle des armées occidentales. D'autre part, au moment de sa disparition, Boumedienne avait commencé à créer des institutions qui auraient pu fonctionner sans le FLN. J.P. S. - Vous étes rentré d'Algérie il y a trois jours. Quelle est votre "impression" dominante? F.J. - Qu'il n'y a pas de changement. Je m'attendais à voir un changement, je n'ai rien vu. Le paysage humain est celui que j'ai toujours connu. Puisque nous parlions de Boumedienne, je m.e souviens de lui me montrant dans la rue des femmes voilées et d'autres en minijupes. Voilà l'Algérie, me disait-il. Ici,
on nous dit que tout le monde porte le heidjeb - ou la barbe, ou alors on nous montre des filles qui ont l'air de se rendre à une partouze. C'est scandaleux, comme est scandaleuse une photo qui me hante et qui me paraît bien résumer le regard des médias français sur l'Algérie : une foule en prière, courbée, dont on ne voit que le cul. A Alger en tous cas. Il est possible que la situation soit différente à Constantine. Tout cela est faux. Ceci pour ma "première impression". Quant à ma "dernière", ce serait d'avoir retrouvé l'étonnante capacité de ce peuple à s'arranger de sa propre diversité, à métaboliser les événements, à grignoter les corps étrangers, à relativiser ce que d'autres porteraient volontiers à l'absolu. Quelques jours plus tard, les résultats des élections étaient déchiquetés, dévorés. Il est très difficile de prendre position et de faire des spéculations tant la situation est complexe, la ressource de cette population est stupéfiante. En Algérie, je rencontre le politique, pas la politique. Je suis sûr que beaucoup d'auditeurs seront impressionnés par la façon dont mes interlocuteurs abordent les problèmes. J.P. S. - Vous ne semblez pas inquiet de la victoire du Front Islamique de Salut. ..
Francis Jeanson
munistes d'Europe centrale? F.J. - On peut comparer. Même fonctionnement « totalitaire », même com-
plexité : il est à la fois l'héritier de la lutte nationale et l'appareil qui permet d'arriver. On y trouve le même mélange de compromissions et de valeurs maintenues. J.P. S. - Vous croyez que l'évolution de l'Est peut influer sur le Sud, l'Algérie ? F.J. - En aucune façon. Il faut que nous cessions une bonne fois pour toutes de considérer que les pays du Sud sont dans la mouvance de l'Europe. Beaucoup de ceux qui ont rallié le FIS pensent tout simplement que l'Algérie ne trouvera pas son identité du côté de l'Occident - ce qui ne signifie pas un reniement d'un certain travail de l'Occident - mais du côté de son être musulman. Vingt-huit ans après l'indépendance, l'identité reste la grande question. J'insiste: musulman, pas arabe. Il ya Islam bien au-delà des frontières du monde arabe. Et là aussi, il faut que nous cessions de considérer l'Islam selon le seul modèle iranien. D'ailleurs, considérer l'Islam comme fermé est la meilleure manière de le pousser à se fermer. Alors que l'Islam algérien est ouvert et tolérant. Autrement dit, je ne pense pas que le FIS modifiera l'Algérie, ila, en plus, inté-
rêt à adopter un profil bas en vue des législatives, c'est I~Algérie qui du FIS fera quelque chose. Il y a peut-être dans cette montGe l'occasion d'un nouveau départ, un point d'inflexion, un moment où la courbe se ressaisit. Il y a une ouverture sur le multipartisme... J.P. S. - Au bout des élections, la
démocratie? F.J. - Que peut vouloir dire ce mot dans un pays qui connaît de telles dénivellations sociales ? Dans un pays si jeune: 90 % des Algériens n'avaient pas dix ans lors de l'indépendance ? Les jeunes Algériens n'ont pas d'histoire, et comme me le disait quelqu'un, pas d'avenir: au lieu de leur demander de regarder devant, le FI S veut les faire regarder en l'air. Il condamne la corruptiGn, mais pour toute solution, il propose le paradis... Quant à l'opposition, elle est scindée, émiettée... Non, j'ai confiance, je vous le disais, en la population. Et à tO\Jt ce qui se jouera au plan local.
J .P. S. - Que disent vos anciens compagnons de lutte?
F.J. - Ils ne sont pas défaitistes en tout cas. Les militants nationalistes ont toujours eu l'impression d'avoir été dépossédés de leur lutte par les pouvoirs successifs. Maintenant, ils semblent vouloir se ressaisir. Les anciens de la Fédération de France du FLN viennent de fonder une association. Ils ne sont pas les seuls; des forums naissent en grand nombre. Tout va dépendre de ce que deviendra le FLN ... J.P. S. - Quand vous relisez vos anciennes analyses de 1950 dans Esprit, ou l'Algérie hors la loi, quel est votre sentiment ? F.J. - D'abord je ne les relis jamais, mais, évidemment, je ne regrette pas d'avoir soutenu la lutte pour l'indé'pendance. Sur le destin de celle-ci je crois que c'est aux Algériens de se prononcer. Quant à nous, si nous avons commis des erreurs d'appréciation, c'est plutôt sur la France. Sur les risques de fascination, ou sur les chances du socialisme. La France ne s'est pas fascisée, elle s'est endormie!
Malgré l'analogie évidente entre le 18 juin et votre rebellion, vous n'étes pas devenu gaulliste trente ans après. .. comme « tout le monde JJ. F.J. - Oh non! malgré mon admiraJ.P. S. -
tion pour l'homme du 18 juin. Et une certaine fascination esthétique pour un homme de cette stature. De (Jaulle a mis jusqu'à aujourd'hui la France sous narcotique. Il l'a dépolitisée. J.P. S. - Aujourd'hui, que peuton faire pour les Algériens ? F.J. - Surtout tenter de donner de la situation une image aussi juste que possible, face aux médias qui s'acharnent à faire le contraire. Sinon rien, à moins que les Algériens ne nous le demandent, comme nous leur avons fait savoir au moment de la répression d'octobre 1988. Et puis intervenir ici pour que les Etats occidentaux, qui sont en train de faire pour l'Est ce qu'ils n'ont jamais fait pour l'Afrique, aident aussi le Sud et ses démocraties naissantes. C'est en l'ignorant qu'on fera le jeu de l'Islam « intégriste ».
Propos recueillis par Jean-Pierre Salgas
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LI MAGHREB
Anne Roche
« .•. A
la faveur d'un équivoque passeport de langue française » Deux anthologies de la littérature algérienne viennent de paraître, portant à peu près le même titre, signées l'une par une Algérienne, Christiane Achour (co-édition Entreprise algérienne de presse / Bordas, 1990), l'autre par un Franç~is, Charles Bonn (Livre de Pochë, 1990). Différentes par leur périodisation, leur propos, leur démarche, leurs choix... ces deux anthologies s'accordent néanmoins sur un point: Kateb, c'est le plus grand.
Une hiérarchie analogue se repère aussi dans le nombre d'études consacrées à l'auteur de Nedjma, en totalité ou en partie, dans le cadre des universités françaises ou du Magreb, mais aussi en Allemagne, en GrandeBretagne ou aux Etats-Unis. A l'exception des études de Tasadit Yacine et de Frida Matmati, on s'intéresse peu au théâtre de Kateb, ce théâtre en arabe dialectal auquel il se consacra pourtant pendant près de vingt ans. S'agirait-il de faire l'impilsse sur cette partie de son œuvre, au nom d'une « francophonie» équivoque, ou au nom de la qualité littéraire supposée supérieure de Nedjma ou du Polygone étoilé ? Au lendemain de l'indépendance, Kateb se trouve confronté à une évidence certes pas nouvelle pour lui, mais un peu plus cruelle qu'avant: « Vingt.-cinq ans sont passés. Je suis au Caire. Un rédacteur du journal Al Abram me tend une revue: un poète libanais achève de me traduire dans ma langue maternelle, et c'est à peine si j'arrive à déchiffrer mon nom ! « Ce jardin parmi lesflammes, c'est bien le domicile du poète algérien mais de langue française - et ne pouvaM chanter que du fond de l'exil : dans la gueule du loup. » (Jardin parmi les flammes, paru dans Esprit, novembre 1962). Cette position « dans la gueule du loup» (image que Kateb reprendra à plusieurs reprises) est emblématique de sa vie et de son engagement, et cela très tôt. « Pouvoir étreindre un peu de mort arabe », écrit-il dans Soliloques, poèmes de jeunesse, publiés en 1946, jamais réédités. Phrase énigmatique, qui s'éclaire peut-être si on la rapproche d'un autre poème de la même époque, dédié à « ceux qui sont morts pour les autres et pour rien ». Pendant la guerre, le jeune Kateb, lycéen, a déjà pris conscience de ce que les Algériens y mouraient « pour rien » - contrairement à l'illusion de ceux qui rêvaient d'une sorte 'd'indépendance octroyée sans douleur par le bon vouloir du colonisateur. C'est pourquoi il participe aux manifestations du 8 mai 1945 à Sétif, qui seront durement réprimées par l'armée française, est emprisonné, torturé : sa mère, qui le croit exécuté, sombre dans la folie : « Son voile piétiné, robe et chair en lambeaux, elle n'arrêtait pas de déclamer la litanie, la sinistre épopée... » Dans la même période, il découvre à la fois l'amour sans espoir qui marquera sa vie et son écriture (sous les traits d'une cousine plus âgée et mariée, qui sera le modèle de Nedjma) et le
militantisme ; lors d'un premier voyage en France, en 1947, il se lie aux milieux littéraires de gauche et publie ses premiers poèmes dans les Lettres françaises et le Mercure de France. Dans cette dernière revue paraît « Nedjma ou le poème ou le couteau », le 1er janvier 1948, texte considéré par Kateb comme la matrice de son œuvre. Les poèmes de cette époque juxtaposent des échos surréalistes à des métaphores qui cherchent une justesse plus politique que musicale, comme cette « Porteuse d'eau» (Alger Républicain, mars 1950) : « Elle apparaît le temps d'une charge comme un sourire de gréviste, comme la muse des dockers. « Celle que poursuit l'amour du peuple et qui fit hésiter à la passerelle des navires maint soldat en partance pour Saïgon. » Et les premiers textes narratifs, comme A l'instar d'un match sanglant
ou Un rêve dans un rêve (1953), s'amusent à entrechoquer des cultures diverses, en des collages encore inspirés de la manière surréaliste : la Sainte Vierge y rencontre Maïakovski, Zoubéida s'en prend au jeune Marx, l'abbé Grégoire et Montaigne dialoguent avec Monsieur Ernest et le Gouverneur GénéraL.Personnages et thèmes de Nedjma y sont déjà présents, si l'écriture s'y cherche encore. De façon générale, les textes de l'O!uvre en fragments manifestent mieux qu'aucune déclaration théorique combien et comment Kateb a déconstruit les frontières entre les genres. Tel -texte de prose narrative, cisaillé, concentré, donne lieu à un texte poétique du Polygone étoilé, telle scène écrite pour le théâtre (la Femme sauvage mis en scène par Jean-Marie Serreau en 1962) est reprise sous forme romanesque, des nouvelles ou de courtes proses « se recoupent et bourgeonnent dans la continuité du Cercle des représailles », selon l'heureuse expression de Jacqueline Arnaud. Sans même parler de la perpétuelle reprise des textes, qui l'apparente à Nerval, chaque texte pris en lui-même est d'une. appartenance indécidable : tel par exemple « Parmi les herbes qui refleurissent » (Mercure de France, 1964), qui commence comme une narration, s'entrecoupe de poèmes, s'ouvre sur un dialogue de théâtre, revient à la narration, mais avec une mise en scène de l'écrivain « penché sur le Rhummel » (la célèbre gorge qui traverse Constantine) et cher-
chant ses personnages dans les vapeurs du fondouk en ruine. Bref, il s'agit d'un « texte qui prolifère par marcotte » (Roland Barthes). Que Nedjma en soit l'aboutissement, et comme le couronnement, l' « étoile» (c'est le sens du mot arabe) de l'œuvre katébienne, nul doute. Mais plus qu'un chef-d'œuvre fermé, quel qu'en soit le sens, plus même que le sens politique que les événements lui ont prêté el1 1956 et depuis, c'est le point de convergence d'une écriture qui n'a cessé de se forger, de s'interroger, peut-être de se défaire (1). Cette critique en acte des genres permet de mieux mettre en perspective ce que l'on a appelé peut-être à tort 1'« évolution» de Kateb, du roman au théâtre populaire, de l'usage du français à l'arabe. Tout d'abord, si Mohamed prends ta valise ou la Guerre de deux mille ans ont été jouées, bien entendu, en arabe dialectal, les textes primitifs ont été écrits en français : d'ailleurs, comme le précise Jacqueline Arnaud, « Kateb n'a jamais dit qu'il avait entièrement cessé d'écrire enfrançais, puisqu'il ne le peut pas dans une autre langue. » D'autre part, ces textes eux-mêmes, dans leur version scénique, sont une réécriture et un découpage d'un ensemble beaucoup plus important, de l'ordre d'un millier de pages, écrit - en français - dans la période 1968-70, et traitant des principaux conflits du monde contemporain dans leur relation avec le Maghreb. L 'Homme aux sandaleS de caoutchouc, qui traite du Viet-Nam, appartient à cet ensemble dont il est le seul « greffon » publié en français (Seuil, 1970). Ecriture qui manifeste la constance de l'engagement politique de Kateb, dans la lutte pour l'indépendance, mais aussi après, dans ses interventions militantes : conditions de vie des ouvriers immigrés (Mohamed prends ta valise), luttes des femmes, luttes pour la liberté d'emploi de la langue berbère (Kateb est arabophone) (voir sa préface à la Grotte éclatée de Yamina Mechakra) (2).
Kateb Yacine
Ce travail sur la frontière des genres a son parallèle dans son travail sur la langue. Certes, il ne faudrait pas prendre à la lettre des boutades comme comme-ei, dans l'Algérie en herbe.
« On créait notre langue dans la gueule du dragon. C'était du français, à base de berbéro-judéo-arabohispano-italien. A vec Luigi, Palmipède et Lakhdar, on se sentait formidablement heureux, ayant oublié que Palml'pède était juif, Luigi chrétien, et nous, Lakhdar et moi, on pensait qu'ils étaient des frères parlant notre langue et nous la leur, or il suffisait de dire juif, chrétien, muslman, c'était un chapelet de mots minés qui nous explosaient en dedans... » Il est évident que le français écrit par Kateb n'est pas du « mauvais français », qu'il ne s'autorise pas « les petites infamies des transgressions mineures » à la langue, selon la' formule d'Abdelwahab Meddeb. Mais il est non moins évident que ce français est « travaillé » en dedans, ou en dessous, par d'autres parlers, d'autres histoires: ce n'est pas seulement l'arabe ou le berbère qui, linguistiquement parlant, sous-tendraient le texte katébien et en métamorphoseraient le français, c'est tout l'ensemble des référents culturels, historiques et lou mythiques, qui forcent la langue à aller plus loin, ailleurs, et par là l'enrichissent. Quant au théâtre, dont le texte original est donc en français mais ne nous est pas connu la"plupart du temps, il ' travaille avant tout sur le registre de
LE MAGHREB l'intervention, ou de ce que l'on appelait autrefois l'agit-prop : « Ma prochaine pièce s'appellera les Frères Monuments, c'est une pièce tragi-comique et antireligieuse. Il ne s'agit pas d'attaquer les croyants, mais tous ceux qui sè réfugient derrière la religion pour trahir une révolution qui Jeur fait peur et qu'ils haïssent. » (Le Sculpteur de squelettes. Nouvel Observateur, 25 janvier 1967). Un exemple suffira à en montrer la pertinence :
« Cette fois, ce sont des frères qui tiennent les électrodes, et vous invitent à prendre un bain. Qui aime bien châtie bien. » Ce texte a été publié en 1967... Plus de vingt ans après, à l'issue des « événements» d'octobre 1988, un collectif d'universitaires et d'intellectuels algériens publie un « Livre Noir »sur la torture, écho monstrueux
25 de pratiques qui auraient dû disparaître avec le colonialisme. La satire de Kateb n'épargne personne: les muftis, les « turbans d'infirmerie », les généraux décorés de la croix de guerre avec Napalm, les policiers qui matraquent avec des matraques américaines en caoutchouc du Sud-Viet-Nam: le peuple soumis, « Ane-alfa-bête », porte sur son dos l'alfa qu'il n'ose pas goûter, tandis que le peuple insoumis, « Ane-à-tôle », est voué à la prison. Et le souffle de liberté terrifiante qui emporte Nedjma arrache le hidjeb dont on voudrait masquer les femmes : « Ils (les Arabes) s'étonnent de vous voir dirigés par une femme. C'est qu'ils sont des marchands d'esclaves. Ils voilent leurs femmes pour mieux les vendre.
J.. .1 Une femme libre les scandalise, pour eux je suis le diable », dit Dihya (la Kahina) dans un fragment de la Femme sauvage. A l'enterrement de Kateb, on a chanté l'Internationale en arabe dialectal, en berbère et en français, et de nombreuses femmes sont venues, bravant le tabou qui leur interdit d'être au cimetière le jour de l'enterrement (3). Preuve, s'il en était besoin, qu'est toujours vivant « ce grand autre de nous-mêmes, ce clandestin qui s'introduit dans notre mémoire à la faveur d'un équivoque passeport de langue française... » (Jacqueline Arnaud). •
1. Impossible dans le cadre d'un article de donner ffit-ce une faible idée
Zineb Ali-Benali
Identité : permanences et dérives La grand-mère allait le visage découvert. Lorsqu'elle se rendait au village ou même à Constantine, elle se tenait droite, drapée dans sa melehfa retenue aux épaules par la fibule d'argent, les bras libres et le regard planté clair dans le regard de celui qui lui parlait, ou au large au-dessus des têtes et des murs. La fille, habitant au village, adopta, signe de citadinité et comme une tentation d'oubli de l'origine rurale et chaouïa, le voile blanc, puis le voile noir de Constantine. La petite fille, avec l'école, dut réapprendre, contre les autres et d'abord contre elle-même, le geste libre de l'aïeule; et se faire ainsi l'héritière des espoirs et des luttes de toutes celles qui tentèrent et tentaient encore de sortir du cercle des limites à ne pas franchir et qui les enfermaient comme un tombeau (1). Comment être et comment se définir ? Elle ne cessait de s'interroser et d'interroger le monde. Au lycée, elle ne sut quel qualificatif ajouter au mot « nationalité » de la fiche de renseignements qu'il fallait remplir. Elle savait que le mot « algérienne» n'était pas encore possible; elle opta pour « musulmane », essayant, bien maladroitement, de se ménager un lieu de signification où elle se reconnaîtrait. Elle faillit passer devant le conseil de discipline. Après 1962, tout semblait définitivement acquis, et surtout l'idée que progrès et modernité sont une conquête permanente et progressive, que le mouvement en sera irréversible. Le voile semblait voué à n'être qu'un souvenir : l'instruction des filles et des garçons en fera un objet au musée ! Puis viennent les tentatives d'effacement de larges pans de la mémoire. L'histoire est relue et élaguée de tout ce qui ne rentre pas dans un moule préétabli. La langue du pays n'est plus qu'Une: c'est l'arabe de l'école, avec des mots sur lesquels la sensibilité glisse sans jamais s'y ménager des oasis de sens qui donnent saveur et consistance à une langue, qui y font habiter et non plus seulement y faire une traversée en promeneur indifférent. Et l'on feint d'ignorer l'existence des langues populaires, les seules vivaces et où il est possible de se retrouver, au creux d'une
tournure, au détour d'une accentuation ... La résistance, multiforme, latente puis de plus en plus expressive et violente, aux amputations culturelles, réintroduit, à partir du printemps 1980, d'autres paramètres dans les signes pour se reconnaître et se définir. La création d'un Institut universitaire des langues et cultures populaires est l'un des signes les plus évidents qu'au plan officiel on repense l'identité en termes de complexité. De nouveau tout semble possible. En même temps, et sans qu'on puisse en dater avec précision le commencement, d'autres signes d'appartenance culturelle apparaissent et doucement s'imposent. Il s'agit de revenir à une « pureté originelle », à une « authenticité » perdue et qu'il faut réintégrer. Les symboles, ostentatoires, de ce projet sont connus : barbe et qamis pour les hommes et hidjab pour les femmes quand elles ont à traverser, et seulement traverser, ombres furtives, l'espace du dehors totalement réservé aux hommes.
de la complexité et de la polyphonie d'un texte comme Nedjma. On se reportera aux analyses de Marc Gontard (Nedjma de Kateb Yacine, L'Harmattan 1985) et de Charles Bonn (Nedjma, P.U.F. 1990), ce dernier ouvrage donnant notamment les diverses « lectures » faites du roman. 2. Pour plus de détails sur la biographie de Kateb et ses engagements politiques, voir Christiane Achour, Anthologie de la littérature algérienne de langue française, (ENAPlBordas 1990) p. 295-6 et passim. 3. Lire le témoignage de Dalila Morsly, « Kateb Yacine, l'homme des causes justes », in Impressions du Sud, Printemps 90, n° 25, p. 44-6.
Il faudrait interroger ces signes du « soi-même ». Le qamis étroit qui colle au corps n'a rien à voir avec la gandoura ample qui laisse libre le mouvement. Le hidjab qui prend quelquefois des allures de linceul et qui bloque le geste, comme s'il rendait concrète, physique l'obligation de réserve qui est faite aux femmes, n'a rien à voir avec le voile, blanc, noir ou imprimé à fleurs, que portent surtout les citadines et qu'à la campagne on pratique très peu.
Bernard Cazes Jacques Girl Le Sahel au xx/e siècle Un essai de réflexion prospective sur les sociétés sahéliennes En 1939, la France disposait d'un domaine colonial qui, tout en étant moins vaste que l'Empire britannique, représentait 12 millions de km'. Il ne faut toutefois pas oublier que dans cet ensemble les possessions africaines couvraient près de Il millions de km' dont 10 millions d'un seul tenant (1). Il est donc légitime de prendre ce continent comme support d'une réflexion autour du thème de ce numéro spécial, en s'interrogeant tour à tour sur la façon dont l'opinion française perçoit l'Mrique, et sur ce qu'un excellent observateur nous dit du passé et de l'avenir de la partie sahélienne de ce continent.
ParteDaire culturel DO l Sur le premier thème les données d'enquête rassemblées et commentées par J. Cazes dans le n° 11 (été 89) d'Opinions étrangères jettent une lumière parfois assez inattendue sur l'image de l'Afrique dans l'exmétropole. Prenons d'abord une question tout à fait d'actualité, les accords
Ainsi, lorsque des jeunes Algériens optel,lt pour le qamis ou le hidjab, ils ne reprennent pas un héritage de leurs parents. Ils vont chercher ailleurs, loin du pays et de sa mémoire, les signes de leur reconnaissance identitaire. Le changement plutôt que la permanence, la pérégrination plutôt que la fixité, l'emprunt plutôt que la racine... voilà le constat quelque peu paradoxal auquel nous fait aboutir ce rapide parcours dans le paysage identitaire algérien. Ce qui est présenté comme originel et authentique n'est en fait que le résultat d'une sorte de trafic, de manipulation des signes qui permettent de se situer et de se reconnaître ; et qui occulte une partie de l'histoire. • 1. De nombreux proverbes et dictons tracent l'enfermement de la femme. Ainsi : la femme ne sort que deux fois dans sa vie, pour aller dans la maison de son mari et pour la tombe. Zined Ali Ben Ali enseigne 1\ l'Unlve,.1t6 d'Alger.
de défense avec certains Etats africains. Une première constatation sans surprise est que les personnes interrogées sont beaucoup plus nombreuses à approuver l'option « se battre au risque d'y . laisser sa vie » lorsqu'il y a invasion du territoire français (75 % pour, 19 % contre, en 1987) que dans le cas d'une invasion « des pays avec lesquels nous avons des traités d'alliance ou d'assistance »au Moyen-Orient ou en Afrique (les pourcentages se renversent : 18 % et 74 % respectivement). Un autre sondage montre que l'emploi des troupes françaises hors"d'Europe serait approuvé par 57 % (24 % de non) pour « honorer les accords de défense avec les pays africains ». Les réactions probablement les plus surprenantes concernent la perception de l'Afrique comme partenaire commercial et culturel. Ce continent vient en effet en nO 2, après l'Amérique du Nord et le Japon, mais avant l'Europe de l'Ouest, dans une liste de dix zones ou pays avec I~uels « la France a intérêt à faire du commerce ». Précisons qu'il s'agissait d'une enquête réalisée dans la CEE et que l'Afrique arrivait en septième position pour la moyenne européenne. La même enquête, portant cette fois sur les aires géographiques avec lesquelles les Français se sentaient des liens historiques et culturels, montre que l'Mrique est classée en tête, quasiment ex-~quo avec l'Amérique du Nord - 41 % et 40 % - et elle devance sensiblement l'Europe de l'Ouest qui ne recueille que 30 % (URSS et pays de l'Est Il %, Japon 4 % !). Les choses se compliquent lorsqu'on
LE MAHREI
26 aborde l'éternelle question de l'aide. S'il s'agit simplement de désigner quelle région il faut aider, l'Afrique arrive incontestablement première auprès des Français comme des Allemands, les Britanniques retenant plutôt l'Inde et le Pakistan. Toute priorité géographique mise à part, on peut bien dire que le principe même de l'aide ne bénéficie pas d'un appui franc et massif. Une enquête Figaro-SOFRES réalisée en novembre 1989, donc après le dégel massif tumultueux survenu à l'Est, apporte un éclairage intéressant à cet égard. A la question « Qui selon vous la France doit-elle aider en priorité? » 15 OTo répondent « uniquement les pays de l'Est en voie de démocratisation» (et 4 OTo : l'URSS et tous les pays de l'Europe de l'Est), 38 0T0 proposent les pays du tiers monde et 38 0T0 « personne: la France n'a pas les moyens d'une aide économique à d'autres pays ». Des données d'enquête portant sur des thèmes connexes laissent penser que les Français sont dans la CEE les moins enthousiastes en matière d'aide, mais que cette attitude est peutêtre liée à un grand scepticisme quant 'à l'efficacité des transferts de fonds ou de technologie au profit du tiers monde.
Sociétés du Sahel : dynamiques et... stagnantes Ceux qui liront l'ouvrage tout à fait remarquable de Jacques Giri sur le Sahel passé et futur (2) verront qu'il ne condamne pas vraiment ce scepticisme. Simplement, et c'est sa grande vertu,
il montre clairement qu'ici comme dans bien d'autres domaines il ne s'agit pas de savoir si « ça » réussit ou s'il faut faire le contraire (en l'occurrence réduire ou supprimer l'aide), mais qu'il est essentiel d'essayer de comprendre comment fonctionnent les sociétés qui ne sont pas encore industrialisées. Sa réponse combine l'approche historique et l'appel aux diverses sciences sociales, leurs apports respectifs étant combinés dans un schéma d'analyse astucieux qui articule trois groupes de variables : la culture (valeurs et façons de penser), les structures sociales (groupes sociaux et institutions), la civilisation matérielle (modes de vie et de production). L'enseignement qui se dégage de cette étude, c'est que la culture et les structures sociales changent assez vite, mais que la civilisation, elle, bouge peu. En particulier les systèmes de production qui, en agriculture, ont toujours été extensifs, c'est-à-dire utilisant le sol plutôt que le capital technique ou les animaux de trait, ont remarquablement peu évolué, sauf pour le coton et l'arachide. Le drame, c'est que même ce qui change ne débouche pas sur du développement. Les valeurs, par exemple, s'occidentalisent mais de façon sélective, en engendrant un parti-pris en faveur des biens de consommation importés et d'une priorité à l'industrie qui ne cadrait pas avec les facteurs de production disponibles. L'accession à l'indépendance a bien amené un renouvellement des « acteurs », comme on dit, mais les nouveaux pouvoirs ont
adopté à l'égard de la société civile un comportement combinant des traits apparémment opposés et également stérilisants : le paternalisme « développementaliste » qui faisait des élites locales de simples agents d'exécution d'un Plan dont les priorités leur restaient extérieures, et symétriquement une conception « patrimoniale» de l'Etat calquée sur le clientélisme de la société traditionnelle, et qui interdisait au secteur public de jouer en économie le rôle moteur qu'on lui connait en Europe (et au Japon).
haut, auront la tâche de construire le Sahel de demain. Il serait cependant dommage de passer sous silence une remarque de conclusion qui nous concerne très directement : « Le poids culturel de la France devrait lui donner une place particulière dans la réflexion sur l'aide (...). Le moins que l'on puisse dire est que la France n'occupe pas cette place aujourd'hui et que, face à la politique de la Banque mondiale, elle n'a pas de politique de rechange à proposer. Aura-t'-elle la volonté de l'occuper demain ? » (1) •
La démarche prospective de J. Giri consiste alors à dessiner un scénario tendanciel supposant que les mêmes dynamismes embryonnaires, et particulièrement dans le secteur dit informel, les mêmes blocages « systémiques »et les mêmes palliatifs externes (aide alimentaire et financière, prêts d'ajustement structurel) continueront à opérer. Le résultat est que les sociétés sahéli~n nes continuent à s'adapter tant bien que mal au prix d'une dépendance extérieure de plus en plus lourde. Ce scénario « au fil de l'eau» est encadré par des scénarios de discontinuité évoquant soit des perspectives encore plus sombres (sécheresse accentuée, explosion du Sida, réduction de l'aide, effondrement de l'Etat), soit des avenirs plus souriants. Ces derniers ne sont pas présentés dans le détail, J. Giri estimant qu'il n'a pas à proposer aux Sahéliens des objectifs qui leur resteraient étrangers. Il préfère à juste titre, non des recettes, mais quelques thèmes de méditation à l'usage de ceux qui, de bas en
1. A Fero-Domenech, le Pré Carré,
Marie Etienne
Une semaine de poésie à Constantine Du 22 au 30 mai, le Centre cuNurel français de Constantine dirigé par Alain Loiseau a organisé, en collaboration avec l'écrivain algérien Habib Tengour* et Marie Jouannic, une semaine de la poésie intitulée « Résonances ». Celle-ci a réuni des poètes arabes (Adonis, Amin-Khan, Tahar Djaout, Mohamed Sehaba et Habib Tengour déjà cité) ,. des poètesfrançais (Marie-Claire Bancquart, Bernard Noël, Antoine Raybaud, Yves- Rouquette, qui écrit en occitan, et moi-même) ,. un poète belge (Guy de Bosschère). Lectures- de poèmes, conférences- àu Centre, débats à l'université de Constantine et d'Annaba, séminaires entre les participants ont permis aux écrivains non seulement de se connaître et d'échanger leurs points de vue mais aussi de rencontrer un public algérien parfois très nombreux. C'était, m'a-t-on dit, les premières- manifes-tations de ce type depuis l'indépendance. Elles coïncidaient avec l'ouverture de la campagne électorale qui débutait à Constantine. Je n'ai gardé, pour la Quinzaine, d'une chronique un peu longue, que quelques propos, tenus par les écrivains arabes, et rapportés sans les guillemets d'usage, car notés rapidement au cours des débats et des discussions. Le 23 mai, à l'université de Constantine. Une jeune étudiante: Ce n'est pas le poète qui a besoin de lecteurs, ce sont les lecteurs qui ont besoin du poète. Une enseignante de sémiologie, en privé: Vous n'imaginez pas à quel point ce débat est important pour nous, à cause, surtout, de la manière dont se sont exprimés les hommes de votre groupe. Eux, au moins, ne pratiquent pas la langue de bois, ils montrent leurs émotions!
Le 23 mai, au déjeuner. Un intellectuel algérien : Ce qui se passe actuellement en Algérie n'est pas
différent de ce qui se passe partout dans le monde : un renversement des idéologies, une flambée de la droite. L'intégrisme prétend être plus progressiste que la tradition: droit pour la femme de choisir son mari, de suivre des études. Mais ces promesses seront-elles tenues ? La tradition, dans un cadre conservateur, ne sera-t-elle pas la plus forte? Le 24 mai, conférence d'Adonis au
Centre culturel.
Adonis : Il y a des cultures qui ne font qu'apporter des réponses. Comment, dans ce cas, peuvent-elles être modernes? Je crois qu'il faut constam-
ment poser des questions et lire le Coran directement, sans passer par les commentaires. Le 24, au théâtre de Constantine,
pour la lecture de Bernard Noël et d'Adonis. Sur le fronton, Molière, Glück, Racine ... A l'intérieur, théâtre à l'italienne, loges, premiers balcons, deuxièmes balcons, plafond peint et rosace avec lustre- en son centre, dorure et velours rouge. Un enseignant s'approche de moi; C'est la réplique exacte de l'Opéra de Paris! Mais tout se détériore, un spectateur s'effondre avec le strapontin qu'il voulait occuper. Le 24, dans un restaurant où sont autorisés la musique (d'un orchestre « andalou ») et le vin. Un musicien algérien: Je connais un responsable algérien de Centre culturel qui est fier de ne pas autoriser la pratique artistique dans le lieu qu'il dirige. J'ai demandé : A quoi sert donc le Centre ? Et lui: A bien montrer l'interdiction. Une militante de l'association de femmes à qui je demande si elle n'est pas parfois traitée de pro-occidentale: J'entends souvent cette question et elle m'angoisse. Je suis née à Constantine, j'ai été élevée dans une famille traditionnelle, je vis à Constantine, pourquoi serais-je pro-occidentale? Si on porte contre moi cette accusation, c'est ma part d'universalité qu'on veut m'enlever.
géographie historique de la France, Hachette, collection Pluriel, p.291-292. 2. Voir du même auteur l'Afrique en
panne. Vingt-cinq ans de développement. (Editions Karthala, 1986). Rappelons d'autre part que le Sahel étudié ici correspond aux sept pays africains suivants: Mauritanie, Sénégal, Gambie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. 3. Ceci est semble-t-il en train de changer avec le rapport encore inédit de Stéphane Hessel sur la politique de coopération, qui ne semble cependant pas avoir suscité beaucoup d'enthousiasme en haut lieu (voir Canard Enchainé, 20-6-90 et ce numéro. Editions Karthala, collection « Les Afriques », 344 p.
Le 26, à Seraidi, au-dessus d'Annaba, dans l'hôtel construit par Pouillon, au cours de notre premier séminaire autour de la_question suivante: comment et pourquoi écrire dans une langue qui n'est pas la sienne? dans la langue d'un pays avec lequel on a été en guerre? Habib: J'ai invité des poètes et non pas des Français, un Belge, un Berbère, un Syrien... Amin: Il ne s'agit pas d'occulter la guerre, ni non plus de l'occulter par un discours sentimental de la blessure. Habib : Si je regardais mon enfance, je n'aurais que de la haine. Or on ne fait pas de littérature avec ce sentimentlà. Et puis j'ai gardé de l'affection pour mes maîtres d'école. Tahar : Je refuse de me considérer comme le résultat d'un quelconque contentieux franco-algérien. La langue française renforce ma clandestinité, je ne revendique pas du tout un statut d'écrivain national. D'autre part, il me suffit de faire la queue au consulat, de débarquer à Orly pour me convaincre que je ne suis pas un écrivain français. Le 27, au cours du deuxième séminoire:
Question posée: quelle différence voyez-vous entre une excellente traduction d'un écrivain d'Amérique latine et un livre écrit par un Algérien en français? Habib: Nous, les Algériens, nous avons suivi les mêmes études que les Français, nous nous sommes appropriés la langue. C'est un phénomène populaire et non pas celui d'une élite, celle-ci se trouve plutôt du côté des lettrés arabisants. Mohamed : Que penser d'un auteur comme Dib, chez qui l'Algérie s'efface peu à peu? Habib: Ce n'est pas le thème apparent qui compte. Dans ses derniers livres, Dib se sépare du territoire géographique pour entrer dans celui de la spiritualité. On ne peut pas les comprendre si on ne connaît pas la mystique soufie.
ANTILLES Adonis: J'ai été déterminé par l'arabe, je n'ai jamais ~ppris le français à l'école. Mais sans le français, sans la langue de l'autre, je ne pourrais pas écrire, ce serait une répétition, c'est-àdire. rien. Tabar: Je revendique une appartenance algérienne qui intègre aussi SaintAugustin. Le particulier, pour un écrivain, n'est pas national mais individuel. Amin : Parlons plutôt de la famille littéraire à laquelle chacun appartient. Tabar: Aucune langue n'est vraiment donnée pour un écrivain. Tout travail d'écrivain est un travail de traduction. Yves Rouquette : Votre situation ne durera pas, les générations futures n'auront pas le même rapport que vous au français. Tabar: Je ne pense pas que la lan-
gue française soit en régression en Algérie. Il y a seize projets de journaux enregistrés : quinze en français et un en arabe. La langue m'indiffère, je ne me préoccupe pas de sa survie. Amin: Ecrire en français est de l'ordre de la frustration, non de la culpabilité. Adonis: Une grande poésie est audelà de l'appartenance à une langue. L'objectif c'est l'humain.
Le 28, à l'université d'Annaba. Dans le hall, des affiches intégristes manuscrites, textes en arabe et dessins satiriques contre les Etats-Unis, Israël, Mitterrand ... Un stand de livres tenu par un étudiant. Plus loin un autre stand tenu par des étudiantes la tête couverte du hijab. Leur sourire éclatant contraste avec l'austérité de leur tenue. Adonis vient leur parler en arabe : il ne
faut pas lire les commentaires sur le Coran, qui vous empêchent de penser librement. Elles acquiescent en souriant. Pourquoi, nous demande ensuite Adonis, personne ne vient-il leur par1er? Après le débat dans l'amphithéâtre, une jeune fille non couverte s'adresse longuement à Adonis en dessinant des figures géométriques de ses doigts délicats. La langue arabe, la voix sont douces. Dans les premiers rangs un jeune homme joue avec un œillet. Un étudiant, prenant prétexte du poème que j'ai lu, oppose la femme orientale, qui a de la religion, à la femme occidentale, qui n'en a aucune. Après le débat, il vient me trouver, il m'explique que les occidentales sont la proie du capitalisme. Un autre me dit : La civilisation occi-
dentale est offensive, l'orientale n'est que défensive. Une fumée blanche entre par les portes: brouillard et fraîcheur. Nous rentrons à Constantine. La fête électorale bat son plein, bien que grave: peu d'affiches mais des haut-parleurs. Il fait le même temps qu'en France, en ce mois de mai 90. Les collines sont couvertes de genêts, dans les villages, sur les pylônes, les cigognes ont construit leur nid. Les nèfles ont la couleur des abricots. J'ai l'illusion étrange d'avoir, de ce pays,la connaissance, comme venue d'une autre vie; à moins que ce ne soit de la langue commune, qui esf aussi une ' contrée, abstraite et bien réelle. • (.) Habib Tengour vient de publier un livre, l'Epreuve de l'arc, chez Sindbad.
ANTILLES Yves Bénot
Guadeloupe et droits dei'homme Parler de la Guadeloupe après y avoir fait deux séjours d'une semaine chacun, pour un colloque historique à Pointeà-Pitre en 1986, pour un colloque philosophique à Basse-Terre en 1989, c'est évidemment risquer de prendre de simples impressions pour des éléments d'analyse. Ce qui cependant incite à prendre ce risque, c'est que le simple fait d'un colloque sur l'héritage philosophique des « droits de l'homme et la Caraibe » doit bien signifier en Guadeloupe autre chose qu'une réunion académique comme il y en a eu tant en France en l'honneur du Bicentenaire. Car, pour qui admet qu'il y a toujours quelque chose que l'on peut appeler un fait colonial à la Guadeloupe comme à la Martinique, il paraîtra d'abord que, comme en bien d'autres endroits du monde colonisé, les revendications, disons nationales, s'inspirent tout naturellement de l'esprit des Droits de l'homme, du droit universel de demeurer libres et égaux. Or, ici, ce n'a: pas été si simple. Et d'abord, pour revenir sur ce fait colonial, il apparaît qu'il fonctionne depuis un certain temps à l'inverse de ses propres habitudes. Habituellement, les colonisateurs imposent aux dominés de produire à aussi bas prix qu'il se peut les marchandises dont, eux, colonisateurs, ont besoin pour leur usage ou leurs' échanges. Ici, aujourd'hui, la dépendance se traduit bien plutôt par la destruction plus ou moins programmée des capacités productives des îles au seul profit de la fabrication d'hôtels, de personnel hôtelier - la seule formation technique dont on s'occupe vrai-
ment -, et du «Tout-Tourisme ». Engrenage dans lequel tout le monde, y compris ceux qui le dénonçaient il y a quelques années, est maintenant pris.
Bien sûr, cela ne va pas sans un extraordinaire taux de chômage, qui, rapporté à l'échelle. française, correspondrait à quelque six millions de chômeurs pour l'Hexagone. On a d'autres surprises, parfois agréables pour l'étranger, comme de découvrir que depuis quelque temps l'Etat français a décidé de détaxer cigarettes et parfums exportés dans les îles, ou plus surprenantes et plus graves, comme de s'aviser que les pommes de terre importées de France, et à des prix étonnamment bas, coûtent je ne sais combien de fois moins cher que l'igname produite sur place... Quelques bizarreries parmi d'autres. On vous dira que les choses ont
Guadeloupe. La récolte des ananas. (A tlas colonial illustré, Larousse 1890)
changé, qu'il y a l'autonomie. En effet, et plutôt deux fois qu'une, puisque par suite d'un oukase du Conseil constitutionnel, chaque département AntillesGuyane a, pour le même territoire, et un conseil général et un conseil régional. En dehors des arguties juridiques utilisées pour imposer au Parlement français cette curieuse combinaison, il avait été dit à l'époque qu'une assemblée unique était dangereuse parce qu'elle risquait de proclamer toute seule l'indépendance. Aujourd'hui, les deux conseils ont la même majorité de gauche, ils n'ont pas proclamé l'indépendance et ne se préparent pas à le faire demain matin, mais cet épisode révèle que c'est bien la question de l'indépendance qui hante Paris, et qui hante aussi les Antilles, même si de loin elles ont l'air « calmes », comme on dit. Sinon qu'il y a eu le cyclone Hugo, on avait commencé à dire qu'après cela on devait reconstruire « autrement », et cet espQir-là paraît déjà lointain, sinon qu'il y a eu tout récemment ce procès à Paris d'un agent meurtrier d'un jeune du Morne Boissard - un des quartiers les plus pauvres de Pointeà-Pitre -, et ces jurés parisiens ont trouvé qu'il n'y avait pas de quoi en faire un drame, acquittant celui qui avait tué. Depuis près de cinq ans que le meurtre a eu lieu, la Guadeloupe, elle, n'a pas oublié le jeune Salin, et elle ne peut ressentir un pareil verdict que comme un défi aux droits de l'homme dans le pays dont ils sont, comme disait en lSOI l'abbé de Pradt « la progéniture », mais qui, disait-il encore, «comme moralité, appartiennent à tout le monde ». Nous voilà déjà au cœur du débat, à travers la vie quotidienne. La Guadeloupe, pas plus que la Martinique, n'a pas toujours été «calme ». Au début des années 60, en même temps que les luttes nationales triomphaient en Afrique, à Cuba... , les Antilles aussi s'insurgeaient. Elles ont continué dans les années 70. Inutile de revenir sur ces luttes, ces manifestations, ces morts nombreux -, les répressions - avec,
ANTILLES
28 encore une bizarrerie : ces mesures qui interdisaient à des Antillais jugés subversifs de revenir de l'Hexagone chez eux -, l'organisation méthodique de l'exode par le Bumidon - qui en dépit des consonances n'était pas un produit pharmaceutique, mais le Bureau chargé d'assurer la migration des Antillais vers la France. Il y a eu les paroles de de Gaulle - qu'il n'est pas superflu de rappeler à l'heure de son centenaire qualifiant les deux îles de « poussières sur l'océan ». Et en définitive, le, ou les mouvements, nés depuis 1960, et dont Fanon avait applaudi la première apparition. Ils ont abouti à un échec pour une grande part, on peut estimer qu'il a été da à l'habileté d'une politique française qui avait appris quelque chose des événements en Afrique. Que l'on en soit ou non d'accord ne change rien au constat d'échec. Les aspirations profondes n'ont pas disparu pour autant. Seulement, devant les difficultés croissantes, des groupes ont pensé pouvoir en quelque sorte forcer le cours de l'histoire par des moyens violents, des groupes minoritaires. Sans doute se rappelaient-ils la fameuse formule de Mao-Tsé-Toung : « Le pouvoir est au bout du fusil », ils se rappelaient aussi ce que l'on a si longtemps fait dire à Marx contre les « libertés formelles» ou « libertés bourgeoises ». Ils n'étaient pas les seuls dans le monde, c'est vrai, à avoir oublié que « formel» dans Marx n'a jamais voulu dire secondaire ou négligeable, que le mot
« forme» est un des plus fréquents chez lui, et que vouloir donner un contenu concret et réel pour tous aux libertés proclamées par la bourgeoisie à son seul usage est tout autre chose que rejeter ces droits et libertés, comme font les réactionnaires.
terre, s'est soulevé, se soulève encore tous les jours, pour quel objectif immédiat, sinon conquérir ce minimum de démocratie, ces droits de l'homme et du citoyen sans lesquels il ne voit nulle possibilité de sortir de sa condition. C'est dire que l'on ne saurait, à la lumière même de nombre de mouvements Le tableau ne serait pas complet si on populaires dans le monde, réduire ces ne disait pas quelques mots de cette droits à une simple manifestation de la recherche de l'identité antillaise dont on conquête du pouvoir par la bourgeoiparle aussi beaucoup, mais qui semble sie capitaliste. Et, même si, d'après mes se dérober d'autant plus qu'on la rapides remarques, on peut sans doute recherche, littérairement s'entend. Je ne comprendre que la réalité présente susnommerai pas ces chercheurs, de peur cite aux Antilles un sentiment plus ou de me faire accuser de simplisme, parce moins diffus de frustration propre à aliqu'il me semble naïvement qu'une idenmenter l'appel des solutions de désestité ne se cherche pas, qu'elle est inspoir, cette même réalité montre aussi crite dans des comportements et des que « les Guadeloupéens ne veulent pas réalités. Ce qu'a à peu près dit au colaccéder à la nationalité en risquant de loque de Basse-Terre un philosophe perdre les vertus de la citoyenneté » (in sénégalais, Souleymane Diagne, et Chemins Critiques n° 2, article de mieux que je ne saurais le faire. Et si J. Dahomay). Ce qui ne veut,bien l'on veut en savoir plus, Jacky Daho- > entendu, pas dire qu'ils renoncent à la may, philosophe et un des organisanationalité, mais qu'ils ne la séparent teurs du colloque, critique brillamment pas des droits de l'homme, des garanune de ces recherches dans le n° 3 de ties démocratiques. Il est à peine besoin la nouvelle revue haïtiano-earaibéenne d'insister sur le renfort Que recoit cette Chemins Critiques. volonté générale de tant d'expériences dictatoriales et fascistes dans le TiersJustement, Haïti et les luttes difficiMonde - quels qu'en aient été ou en les et sanglantes qui s'y déroulent soient les protecteurs occidentaux. depuis maintenant plus de quatre ans étaient un des éléments de la réflexion A partir de là, on comprend que, sur les droits de l'homme au colloque pour une fois - non, il y a eu quelques de la Guadeloupe. Très simplement autres exemples, en Afrique - le parce que, c'est encore J. Dahomay qui Bicentenaire ait été pris au sérieux et parle, à Haïti, le peuple, un des peucomme aliment de réflexion. Distinples les plus misérables qui soient sur guant constamment les principes du
RobertChaudenson
Ecrire en créole Si les anciennes colonies françaises créolophones, devenues aujourd'hui Départements d'Outre-Mer, présentent toutes des situations de diglossie où les divers créoles (guadeloupéen, guyanais, martiniquais, réunionnais) se trouvent dans la fonction de langue de statut minoré, on ne doit pas en conclure,de façon rapide et sommaire, que cet état de fait tient à la pérennisation, sous une autre forme, d'un statut colonial. Haïti, république indépendante dépuis près de deux siècles ou l'Ile Maurice, « perdue» par la France à la défaite napoléonienne, présentent des situations voisines, en dépit, pour le premier cas, de quelques récents signes d'évolution. Les problèmes sociaux, culturels et linguistiques ne se laissent pas facilement régler à coups de lois et décrets comme on pourrait le constater aussi dans bien des états de l'Afrique subsaharienne, indépendants depuis plus d'un quart de siècle. Il faut néanmoins constater que depuis les années 70 la reconnaissance des cultures, langues et identités créoles dans les DOM a fait son chemin d'une façon quasi souterraine d'abord, puis plus nettement sensible à partir de 1980. Cette affirmation progressive s'est trouvée confirmée par la décentralisation qui, en confiant des pouvoirs et des moyens importants aux assemblées départementales et régionales, a sérieusement ébranlé l'idée que toute affirmation de spécificité créole était inévitablement une revendication autonomiste ou indépendantiste. Certes, sur le plan proprement sta-
tutaire, la position des créoles français dans les DOM n'a guère changé. La circulaire de 1982 sur l'enseignement des langues et cultures régionales, destinée à tout le territoire national, est manifestement impropre à améliorer la situation dans les DOM et ses dispositions sont à peu près inapplicables en l'absence d'une politique plus globale et plus spécifique à la fois. Aujourd'hui, on peut subir au baccalauréat une épreuve de bambara ou de haoussa, ce qui n'est pas possible pour le guadeloupéen ou le réunionnais. En revanche, la régionalisation a favorisé un considérable développement culturel et littéraire, surtout dans les cas où les hasards électoraux ont mis à la tête des assemblées locales des hommes politiques préoccupés par ces aspects. Le VIe Colloque International des Etudes Créoles (Guyane, octobre 1989) ou le Festival du Livre de l'Océan Indien (Réunion, avril 1990) témoignent assez de cette évolution. Le début des années 80 avait été marqué par une volonté de promouvoir un « pan-créolisme » réunissant non seulement les DOM français, mais aussi les autres Etats où sont en usage des créo-
les français (Haïti, Louisiane, La Dominique, Sainte Lucie, Maurice, Seychelles). La création, en 1981, de l'association « Bann zil Kréyol » témoignait, par sa dénomination même, de cette volonté : « bann zil » signifiant « les îles» dans les créoles de l'Océan Indien, tandis que « kréyol » veut dire « créoles» dans les parlers de la Caraibe. La volonté de promouvoir une graphie commune, le désir de mettre en œuvre une politique de création littéraire et d'action culturelle échappant à la « domtomisation » se sont rapidement émoussées, sauf chez quelquesuns, devant l'incontournable différence des langues créoles dont le dénominateur commun est >à l'évidence le français. La seule graphie commune pour « wouchach» (petites Antilles) et « risérs/résers » (Océan Indien) est le français « recherche» (même sens), chacun des deux termes créoles étant incompréhensible sous sa forme locale pour un créolophone de l'autre zone. La publication de journaux, la création littéraire en créole, illustrée surtout aux Antilles dont les intellectuels ont joué le rôle majeur dans ces mouvements, ont connu de graves difficultés dues à diverses causes ; les unes locales et spécifiques tenaient surtout à l'usage d'une graphie et une politique d'action sur la langue visant à la recherche systématique d'une déviance maximale par rapport au français (alors que, bien évidemment, les lecteurs potentiels étaient tous alphabétisés dans cette langue) ; les autres, plus générales, résultaient de la croyance naïve qu'il suffisait de doter une langue orale d'un code graphique pour en faire une langue lit-
droit dans leur signification universelle du fait de leur application tronquée, détournée, mutilée, Jacky Dahomay dans son article du nO 2 de Chemins Critiques - mais il l'a dit aussi au colloque - , écrit: « L'attachement ambigu à la France chez les révolutionnaires noirs est normal. Face à une France esclavagiste symbolisée par le Code Noir ,l'esclave découvre un autre aspect de la France, celle qui parle des Droits de l'homme, de liberté et d'égalité. » Ces révolutionnaires noirs, quand on est à la Guadeloupe, à côté de Toussaint Louverture ou Dessalines, c'est également Delgrès, Ignace, Massoteau. Et à ce propos, on remarquera que si on a un peu glorifié Toussaint l'an dernier en France et à Dakar, joué quelques pièces, on s'est gardé de commémorer les révolutionnaires de l'armée dite « coloniale» (Noirs et mulâtres) de la Guadeloupe qui en 1802 ont résisté à l'expédition napoléonienne chargée de rétablir l'esclavage. Oubli ou inadvertance ? A la Guadeloupe, il y a eu la représentation d'une pièce de théâtre de Maryse Condé sur ces faits - et fort bien documentée. On aura compris que le débat ouvert n'est pas un débat qui se résumerait en : indépendance ou statu quo, mais qu'il porte sur une tout autre question : Quelle indépendance ? et Comment ?
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téraire (cette dernière erreur de perspective est d'ailleurs reconnue par l'Eloge de la créofité où se trouve souligné que « la plupart des littérateurs créolophones n'ont pas fait œuvre d'écriture» 1989, p. 49). Confirmation de cette hypothèse est donnée par la généralisation de l'échec des œuvres romanesques, alors que les genres poétique et dramatique, plus proches de l'oral, ont produit quelques œuvres estimables. On peut penser ici pour les Antilles à Joby Bernabé, R. Confiant, C. Boulard, R. Vali et, pour l'Océan Indien à A. Lorraine ou D. Hoarau. Toutefois, ces œuvres sont marquées pour la plupart par une inspiration essentiellement militante. Le seul poète et dramaturge créole qui ne se limite pas à un tel registre et donne une œuvre en créole importante par sa variété et son ampleur est l'auteur mauricien D. Virahsawmy, couronné naguère par Radio-France Internationale pour sa pièce Li. L'évolution récente de la situation peut être facilement mise en évidence par le rapprochement de textes émanant, pour partie, des mêmes auteurs: la Charte culturelle créole (GEREC, 1982), l'Anthologie de la poésie créole, (1984) et l'Eloge de la créofité (1989). Sans entrer dans le détail d'une comparaison systématique, on peut dire que le changement radical est illustré par les prises de position à l'égard d'A. Césaire et E. Glissant, figures dominantes et tutélaires de la littérature « créole ». Dans l'Anthologie de la poésie créole, on trouve chez R. Confiant des condamnations sans appel de ces deux auteurs: « L'histoire en tout cas, c'està-dire nos arrière-petits-enfants, seront très sévères avec les Césaire, Glissant (...). Soit parce que comme Césaire ils ont toujours affiché le plus souverain mépris pour le créole (...), soit parce que comme les autres ils ont pillé sans vergogne les ressources de la langue créole au profit du français et de leur petite gloriole de nègre de la RiveGauche» (1984, p. 133). Or, R. Confiant est l'un des coauteurs de l'Eloge de la créolité qui est dédié à A. Césaire et E. Glissant (aux-
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VIETNAM quels est associé l'écrivain haïtien Frankétienne) et l'ouvrage abonde en références à l'œuvre d'E. Glissant. R. Confiant n'est pas seul en cause, mais son cas est exemplaire puisque cette évolution illustre son parcours littéraire qui lui fait abandonner, non sans succès d'ailleurs, le roman ep créole pour l'écriture en français (le Nègre et l'amiral). Naguère encore farouche partisan d'une création en créole à lâquelle il s'est consacré des années durant, il rejoint aujourd'hui ceux qui l'ont précédé dans le succès,
comme P. Chamoiseau (co-auteur de l'Eloge de la créolité) ou D. Maximin. A la création en créole, manifestement inapte à toucher le public et à assurer une réputation littéraire, succède une écriture en français qui vise à intégrer des ressources intonatives, syntaxiques, lexicales du créole : « Pour un poète, un romancier créole, écrire en français ou en créole idolâtré, c'est demeurer immobile dans l'aire d'une action (...). C'est, en écriture, ne pas accéder à l'acte littéraire. » (1989, p. 48) Curieusement, on trouve chez d'au-
tres écrivains issus du monde créole, exilés il est vrai, une forme quasi inverse de ressourcement à la langue et à la culture créoles; c'est le cas d'E. Maunick (Mauricien établi à Paris) qui, après une œuvre écrite entièrement en français, aborde la poésie dans sa langue natale Ki koté lamer ») ; plus remarquable encore l'évolution de J.M.-G. Le Clézio dont l'origine mauricienne n'était qu'un élément biographique anecdotique jusqu'au Chercheur d'or (1985) et au Voyageur à Rodrigues (1986) ; avec son dernier livre Siranda-
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nes, (1990), « suivi d'un petit lexique de la langue créole », il plonge dans l'univers d'une enfance créole peut-être pour partie rêvée, s'attachant à un genre créole oral qui cumule les séductions de la forme brève et les charmes du retour au pays natal.
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Roben Chaud.naon, prof~r Al'Unlv....1t6 d. Provence, directeur au CNRS d'un Centr. d'anthropologl••t IInguls· tlqu. d.. mond.. créol. .t francophon•.
VlnNIM. CIMBODGE
Jean Chesneaux
.Vietnam Ô Vietnam 1
dre en otage des populations entières ; et ce, alors que les cadres du régime pro-américain de Saïgon se vantaient de se nourrir de foies humains arrachés vivants à des prisonniers Viet-cong. Tout cela ne s'oublie pas, ne se pardonne pas.
Les Vietnamiens se défendaient contre des puissances, la France, les EtatsUnis, dont les moyens étaient infmiment supérieurs et je n'ai jamais regretté de m'être, à ce titre, engagé à leur côté. Mais je regrette profondément que cet engagement ait été défini
INDOCHINE, 1!113·1I114
Le Vietnam socialiste ne va pas bien... Les boat people continuent à le. fuir par milliers. Gorbatchev songe à fermer les bases militaires que Hanoï lui avait fièrement concédées après la déroute américaine. Cramponné au système du PartiEtat dont la faillite est manifeste en Europe centrale et en Afrique noire, le Vietnam s'enferme dans une situation de bunker archaïque à la cubaine. Coincé entre bureaucratie et démographie, il est plus pauvre encore que le Bengladesh. Bref, ce pays qui avait réussi le formidable exploit de tenir en échec la plus grande machinerie militaire de l'histoire humaine sombre dans le discrédit et la déréliction.
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J'y suis tout particulièrement sensible, quarante-trois ans après mon arrestation en Plaine des Joncs, au retour d'une visite d'amitié en zone de guerilla Viet-Minh. Visite payée de quatre mois à la Maison centrale de Saïgon, en quartier de sécurité. Certes, les poursuites qui me furent alors intentées au titre des articles 76 à 83 du Code civil punissant de mort les atteintes à la sareté de l'Etat pour être en Cochinchine, en un temps non prescrit, entré en relations avec les rebelles Viet-Minh, lesquels s'efforcent par le brigandage et le terrorisme de détourner de la France les populations qui lui restent fidèles » - sic) avaient été finaleme;:nt abandonnées, car elles impliquaient ce que la France refusait obstinément, à savoir reconnaître Ho Chi-Minh comme « puissance étrangère ».
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Du coup, je m'étais trouvé engagé du côté des Vietnamiens, et pour longtemps. Campagnes contre ·la « sale guerre» d'Indochine. Tribunal Russell contre les crimes de guerre américains au Vietnam. Meeting des « Six heur<;s pour le Vietnam» à la Mutualité, à l'appel d'un collectif syndical universitaire. Manifestations contre les bombardements de Hanoï. Je ne manquais aucun « coup ». Mieux, c'était de mon engagement d 'intelleC~uel communiste solidaire de la Chin'ë: et du Vietnam qu'avait procédé l'orientation de ma
carrière d'historien de l'Asie, du CNRS aux Hautes Etudes et à la Sorbonne. J'étais particulièrement à l'aise dans cette coalescence du militantisme et de la recherche universitaire, je me consi· dérais comme privilégié par rapport à des camarades de parti dont la spécialisation ne rendait pas aussi aisée cette liaison entre « théorie et pratique». Mon Perchè il Vietnam resiste, publié par Einaudi en 1967, était resté un bestseller italien pendant des années, avant d'être repris à près de dix mille exemplaires par François Maspero dans sa collection de poche. Je fus longtemps une sorte de « Vietnamien professionnel ». J'ai pris peu à peu mes distances, à la fois vis-à-vis du PCF, de la « chose universitaire» et du Vietnam lui-même. Mais je n'ai jamais regretté d'avoir activement soutenu ce dernier pendant un quart de siècle. Je continue à rejeter la France sordide et sanglante du trafic des piastres (1949), qui s'obstinait à restaurer au riapalm un pouvoir colonial obsolète ; la France dont, en pleine. conférence de Genève (en 1954), le ministre Bidault avait froidement demandé à l'Etat-major américain éberlué de ~uver Dien-Bien-Phu par un Hiroshima vietnamien.' Je continue à trouver odieuses les « bombes à tiilles », qui de l'aveu même du Président Johnson ne pouvaient rien contre « le béton et l'acier », mais visaient à pren-
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30 et mis en œuvre, à partir des options ' simplistes et des schémas rigides de l'intellectuel communiste que j'étais. Avec le recul, j'ai bien du mal à présenter de cet engagement pro-vietnamien un bilan qui ne soit pas obéré par mon appartenance au PCF - une appartenance qui, aujourd'hui, tend à se perdre dans des brumes d'absurdité. Pour nous, la solidarité avec la résistance populaire vietnamienne se confondait avec la solidarité avec le PartiEtat qui en accaparait souverainement la direction. Et cela, en dépit de signes inquiétants auxquels nous ne nous arrê.tions guère. Déjà en 1960, mon voyage à Hanoï avait été accablé de pesanteurs bureaucratiques. La vigueur avec laquelle le Vietnam avait apporté son appui à l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie avait bouleversé notre Collectif intersyndical. En 1970, Hanoï m'avait refusé un visa sous un prétexte dérisoire et je sus plus tard qu'on y avait taxé de « soutien à Kissinger » mes analyses sur la spécificité du NordVietnam et du Sud-Vietnam ; pourtant, la ligne officielle était alors que seule une confédération pouvait être envisagée entre le Nord et le Sud » pour une très longue période », mais le volume paru dans la « petite collection Maspero » avait irrité la vigilance « unitaire» des camarades vietnamiens. Les désaccords de fond sont venus plus tard. La réunification brutale et forcée, en fait l'absorption du Sud par le Nord, nous avait choqué dès 1976 par son mépris de la parole donnée : elle était surtout grosse d'un désastre social et politique qui n'a fait que s'amplifier. L'alignement de Hanoï sur 'Moscou renforçait l'insupportable « stagnation» brejnévienne. Inspirées des traditions du Komintern plutôt que de celles du taoïSme, les méthodes autoritaires du Parti-Etat-vietnamien, sur lesquelles nous fermions les yeux à l'époque de la guerre, devenaient de plus en plus inacceptables.
La grande leçon du Vietnam, c'est peut-être l'abîme qui sépare la « libération nationale » définie seulement en termes de résistance à l'agression et de saisie de l'appareil d'Etat, et la malùise de la misère et de la pénurie. Les communistes vietnamiens ont su galvaniser les énergies de leur peuple contre des interventions étrangères qui mettaient en péril l'existence même du Vietnam. Mais ils ont été incapables de « gagner la paix». La résistance contre la France, puis contre les Etats-Unis, s'identifiait au « salut national» (cuu quoc) ; mais la démographie galopante est loin d'avoir provoqué le même sursaut, le même consensus, si périlleuse qu'elle soit elle aussi pour un Vietnam revenu à l'indépendance. Dans les années 60, le Vietnam était un symbole prestigieux pour un Tiers Monde emporté dans les luttes révolutionnaires de libération. Un quart (le siècle plus tard, le Vietnam marginalisé et discrédité n'a pas grand chose à proposer à un Tiers Monde happé dans la « nasse du développement» (Michel Beaud). Quand en pleine guerre du Vietnam le ministre de la Guerre américain Mc Namara troqua ce poste pour la présidence de la Banque mondiale, nous filmes bien incapables d'analyser ce renversement des priorités historiques, ce passage de l'agression impérialiste classique à de nouvelles formes « systémiques » de domination financière et de normalisation sociale. Une autre lecture de la résistance vietnamienne contre les Etats-Unis n'était-elle pas possible? Avec le recul, cette dernière ne pouvait-elle pas s'interpréter aussi comme la critique active d'un modèle économique et technique dont les Etats-Unis étaient alors le centre incontesté (un centre qui s'est aujourd'hui dilué à travers toute la planète ...). Quand nous citions le général Giap, opposant le guerillero qui peut passer sur un pont de bambou et le tank qui ne le peut pas, nous exprimions sur-
tout notre confiance en la supériorité de la « guerre du peuple ». Ne peut-on donner à cette citation célèbre une portée bien plus générale et la lire comme un rappel des limites et des handicaps de notre société « développée ». Notre société qui étouffe sous le poids de sa technologie lourde, de son productivisme industriel, de ses mégalopoles démentes, et dont l'euphorie financière et communicationnelle cache mal sa dégradation en pollution généralisée et en « nouvelle pauvreté ». Plutôt que d'exalter seulement, comme nous le faisions, le caractère « révolutionnaire» de la guerre entre les Etats-Unis et le Vietnam, ne peut-on pas relever aussi ce qu'avait de prémonitoire cette gUerre comme échec du « projet de société » technico-industriel de l'Occident ! Ce que suggérait avec une remarquable perspicacité la pièce d'Armand Gatti V comme Vietnom, commandée par notre Collecif intersyndical et dont l'antihéros, l'ordinateur central du Pentagone, se. révélait incapable de « traiter» un peuple et sa volonté d'être. L'Innocence perdue (1), ce monument que Neil Sheehan vient de consacrer à la guerre américaine du Vietnam, insiste lui aussi sur les handicaps qu'imposait aux Etats-Unis leur apparente supériorité: volonté arrogante « d'américaniser le monde », confiance aveugle dans la technologie lourde, conviction que l'échec est impensable, bref incapacité du tank à passer sur le pont de bambou... Les Etats-Unis ont échoué au Vietnam, et la France avant eux. Les infortunes et les errements du Vietnam indépendant ne retirent strictement rien à nos responsabilités françaises entre 1945 et 1954 - y compris celle d'avoir créé à Saïgon une situation de « vide » dans laquelle les Etats-Unis se sont engouffrés. Aujourd'hui, dans certains
1. Paris, Le Seuil, 1990.
Georges Boudarel
doigts d'avoir sacrifié inutilement sa vieille cité chinoise au culte de l'ultramoderne.
Trois pas
pour lever les tabous
Professeur de philosophie à Saïgon, Georges Boudarel a choisi il y a quarante ans de « passer chez les Viets ». Il est resté profondément attaché à la culture vietnamienne et à l'amitié franco-vietnamienne. Il exprime aujourd'hui cet attachement de façon bien plus pragmatique et plus modeste qu'à l'époque où son refus du colonialisme français le conduisait à définir l'avenir commun de la France et du Vietnam à travers le projet communiste. Le Vietnam risque de voir se volatiliser un vrai trésor touristique: sa vieille capitale. Des sociétés japonaises et sud-coréennes seraient très intéressées par la reconstruction de cette cité terriblement délabrée mais qui, par sa vétusté même, conserve un cachet unique en Asie du Sud-Est, Birmanie mise à part. Des propositions alléchantes peuvent aboutir à une reconstruction noyant le passé dans le béton. Le même danger s'était manifesté lorsqu'après 1975, des bureaucrates vietnamiens avaient été emballés par des plans nordcoréens de rénovation radicale dans le plus affreux style HLM. Des architectes de formation française y mirent le
milieux militaristes et nationalistes, on s'efforce de travestir en contribution désintéressée à la lutte contre le stalinisme les vaines opérations de reconquête coloniale lancées contre le Vietnam et l'Indochine, de la Seconde Guerre mondiale à Dien-Bien-Phu. Mais l'échec du socialisme au Vietnam n'apporte aucune légitimité rétroactive à ces ultimes sursauts du çolonialisme français. Et n'oublions pas que DienBien-Phu, à travers tout ce qui était alors « l'Union française », a été vécu comme un signal de lumière, et non comme une vistoire du stalinisme sur la démocratie... Que ces milieux militaristes et nationalistes aient été capables d'intimider l'UNESCO, au point de le faire renoncer à un projet officiel de célébration du centenaire de Ho Chi Minh - certes à quelques centaines de mètres seulement de notre glorieuse Ecole Militaire... - dit la force de ces noires résurgences, dont Carpentras n'est pas la seule expression. Célébrer à Paris, une fois retombés les flon-flon du Bicentenaire, les droits de l'homme de 1789 comme valeur universelle - jusques et y compris dans la personne de celui qui avait osé les invoquer contre la France, n'eîlt pourtant pas manqué de « classe »... Vietnam ! Ô Vietnam ! Pendant des années, ce nom longtemps obscur fut une référence exaltante autour de laquelle, de par le monde, se rassemblaient dans une même générosité tous ceux que, pour des motifs les plus divers, révoltait la brutale agression du fort contre le faible. Encore une fois, ne le regrettons pas ! Mais la révolte et la générosité ne suffisent pas à fonder un projet de société cohérent et dynamique, ni au Vietnam, ni en Occident. Et chacun pour soi est reparti, dans le • tourbillon de la vie...
holà. L'un d'eux, M Nguy-ên Cao Luyên, publia, en 1977, un « essai sur nos vieux toits de paillotte », mettant en valeur les prOCédés traditionnels injustement méprisés. Sous les tropiques, peut-on comparer la tôle ondulée qui transforme un logis en fournaise et la couverture de feuilles de latanier ou de paillote qui offre une bonne isolation pour un prix minime, quitte à la renouveler de loin en loin ? Le bambou si abondant partout fournit des colonnes, des cloisons, des clayonnages, des poutres, des solives, sans parler des éléments préfabriqués qu'on peut en tirer. Les services de Hanoï étant à l'affilt des devises, des offres substantielles
peuvent les amener à renoncer à un avantage à terme pour un profit immédiat à l'heure où Singapour se mord les
Hanoi: la rue des Caisses en 1890
En matière de rénovation urbaine, la France a laissé au Vietnam un passif qu'elle devrait faire oublier. Ses administrateurs coloniaux frrent raser, dès la fin du XIX' siècle, la vieille citadelle de Hanoï, laquelle avait été pourtant construite un siècle plus tôt par des ingénieurs français au service de l'empereur Gia-Long. Ces remparts prestigieux « à la Vauban» étaient pourtant « construits pour durer indéfiniment », selon les termes par lesquels Paul Doumer, le premier Gouverneur général de
31 l'Indochine française, condamne luimême dans ses Souvenirs cette destruction. Pour achever cette entreprise de démolition, l'artillerie française écrasa la vieille ville en 1947 lors de combats de rues; dont Paris porte l'entière responsabilité, comme vient de le montrer Philippe Devillers à partir des archives, dans Paris-Hanoï-Soïgon. La reconstruction réalisée ensuite par la France entre 1947 et 1954 fut peu heureuse. Des maisons à étage, style « caisse à savon », vinrent défigurer le vieil habitai local aux toits de tuiles plates élégantes et bien proportionn~s. La France se doit d'aider à restaurer dans son état initial la vieille ville dù XIX' siècle dont les gravures d'époque disent le charme. Les huiles du peintre contemporain Bui Xuân Phai révèlent la beauté de ces rues aux noms évocateurs des métiers d'autrefois, rue de la Soie, rue des Voiles, rue des Pipes, rue des Paniers... Du même coup, il serait possible de sauver le dernier vestige de la présence française en restaurant la « cité coloniale », avec sa mairie, son théâtre et ses villas résidentielles noyées dans la verdure, dont les actuels habitants apprécient le charme sans trop le dire. Avec le temps, le côté kitsch de cette sous-préfecture 1900 envahie par une exubérante végétation tropicale a pris un indéniable pittoresque. On peut encore lire à Hanoï les pages de la Révolution de l'été 1945. On y retrouve
le grand théâtre où le Viet Minh prit pour la première fois la parole devant la foule, le 19 août, avant d'aller s'emparer de la résidence supérieure du Tonkin à trois cents mètres de là, prélude à la proclamation de l'indépendance. Une restauration à l'identique présenterait en outre un avantage économique évident : elle exigerait beaucoup de main-d'œuvre. Si celle-ci est onéreuse en Europe, elle est (hélas !) très bon marché sur place et ne demande qu'à être employée: maçons, menuisiers, tailleurs de pierre, briquetiers... Cette activité artisanale pourrait aller de pair avec de gros travaux modernes respectueux du cadre ancien pour reconstruire ou installer des égouts, renforcer la digue, moderniser les transports en commun. Un effort de promotion sur le plan culturel faciliterait l'entreprise par la recherche de documents, la réédition d'ouvrages de l'époque coloniale, la redécouverte d'auteurs injustement oubliés, mais aussi la traduction de livres vietnamiens sur la ville. Le veinard de Vu Trong Phung, lointain disciple d'Anatole France, décrit avec humour les tics et les lubies des « Annamites » de la capitale dans les années trente quand les beautés de Hanoï « s'européanisaient en adoptant la nouvelle mode pour mieux mettre en'valeur leur physique. Son contemporain Thach Lam brosse une fresque de « Hanoï aux trente-six rues marchandes» qui fournirait un précieux guide
au touriste. Nguyên Công Hoan, ce Maupassant vietnamien de l'époque de notre Front populaire, a laissé des « souvenirs posthumes » sur la capitale qui méritent d'être tirés de l'ombre. A la télévision, ne pourrait-on pas diffuser, à une heure de large audience, le film de Trân Van Thuy « Hanoï sous un certain regard » que des censeurs dogmatiques avaient remisé dans un placard? S'il est indéniable que les palais de Huê doivent être restaurés dans leur splendeur, Hanoï, capitale historique, ne le mérite pas moins. En aidant à sauver la vieille cité, Paris ferait un effort pour racheter le passé. Ce pourrait être le début de contacts d'un type nouveau. L'Est et l'Ouest « sont-ils voués à ne jamais se rencontrer» ? Oui, s'ils continuent à se mentir et à refuser de regarder les choses en face. Le meilleur atout de la France au Vietnam est le franc parler dans le champ culturel. Mais peut-on vraiment parler de « relations» franco-vietnamiennes tant qu'un tarif postal prohibitif retient les particuliers et les administrations d'utiliser la poste pour communiquer avec l'Ouest? Le prix d'une lettre expédiée de Hanoï à Paris correspond au dixième du salaire mensuel d'un professeur du secondaire. Pourquoi cette aberration bureaucratique ? Sur un plan très proche, Hanoï souffre d'une effroyable pénurie de documentation causée par ses propres censeurs. Ce manque ouvre à la France un
créneau décisif. La force de l'anglais vient de ses multiples bibliothèques dispersées à travers le monde. En Asie, celles de New-Delhi, Bombay, Singapour, Kuala Lumpur ... Ne devrait-on pas envisager de faire très vite de Hanoï un centre offrant tout l'ensemble des livres français. Avant même de reconstituer les fonds manquants, on pourrait dès maintenant y expédier un exemplaire de tous les titres français parus dans l'année. Le jeu en vaut la chandelle : il décidera de la présence culturelle dans une Asie vouée à l'anglais, au chinois, au japonais ou au russe. L'intérêt des éditeurs étant de voir s'étendre leur public, on peur leur demander d'augmenter d'un exemplaire le nombre de livres remis au dépôt légal, pour créer à Hanoï ce premier centre international de la francophonie. Restaurer le vieux Hanoï en son état ancien, obtenir du Vietnam un tarif postal accessible pour écrire vers l'Occident, ouvrir à Hanoï un dépôt international de livres français, ces trois petits pas peuvent paraître bien modestes sinon dérisoires, en regard de la confrontation historique qui a opposé la France et le Vietnam pendant près d'un siècle, de la conquête coloniale à DienBien-Phu. Mais ces trois projets pourraient aider à lever bien des tabous tant à Paris qu'à Hanoï. SUa France et le Vietnam ont encore un avenir commun, c'est à la condition de renoncer à la fois, sans esprit de retour, aux nostalgies de « l'Empire colonial» et aux illusions du « camp sociaijste ». •
Georges Condominas
Je reviens du Vietnam Un changement d'avion à Singapour, un autre à Bangkok vous font parcourir deux aéroports gigantesques, d'une activité débordante de voyageurs et d'avions mastodontes, mais surtout au luxe le plus rutilant et le plus tapageur qu'on puisse imaginer. L'atterrissage à Hanoï vous dépose sur un terrain où dorment quelques avions petits et moyens de fabrication soviétique, et au bord duquel a été construit un bâtiment des plus modestes en son genre. Le contraste devient encore plus saisissant en y pénétrant pour l'interminable attente devant les guérites de l'immigration, et même ahurissant pour celui qui doit accompagner un enfant aux toilettes. Et pOJ,Jrtant on est à Nôi Boi, le nouvel aérodrome de Hanoï qui a remplacé le vétuste Gialam. Cependant, celui qui a visité le Vietnam quelques années auparavant perçoit dès son arrivée un changement : les contrôles douaniers (dont surtout celui des changes) ne sont plus aussi longs, pointilleux, irritants, comme autrefois. Malheureusement, un malentendu sur l'heure de notre arrivée avec mes partenaires vietnamiens que je ne sais comment joindre le dimanche, m'oblige à téléphoner à l'Ambassade de France et à trouver un moyen de transport. Je découvre alors que les Vietnamiens n'acceptent plus qu'une seule monnaie dans les échanges internationaux : le dollar américain, c'est-à-dire celle du pays qu'ils ont vaincu dans la plus féroce des guerres qu'ils aient subies. Le car de la Compagnie aérienne étant parti, les seuls « taxis» qui restent sont
deux confortables voitures particulières japonaises, « empruntées» le dimanche par leurs chauffeurs vietnamiens, à deux entreprises nippones opérant dans la capitale du Vietnam. Simple application originale de l'encouragement à la création de libres entreprises recommandé par « le Renouveau », la nouvelle ligne de politique économique instaurée en 1986. Malgré mes affirmations tout à fait justifiées ce dimanche 18 février 1990 sur la baisse du dollar par rapport au franc, j'ai dû consentir à payer un supplément; et lorsque à notre arrivée à l'Ambassade, le directeur de l'Ec.ole française qui s'y trouvait par hasard vint à mon secours, le chauffeur de ce taxi improvisé préféra perdre son gain supplémentaire et empocher des dollars. Ce type de tractation et surtout de dépannage bien utile était tout à fait nouveau pour moi. . En 1982, lors de mon dernier séjour à Hanoï, je n'aurais pu imaginer que le corset des interdictions en tous genres qui aggravaient la pénurie, se desserrerait à ce point, laissant au fameux « Système 0 » vietnamien toute lati-
Le temple de Trâu Hung Dao aujourd'hui
32 tude de trouver de telles solutions, d'ailleurs auto-réglementées, de dépannage des étrangers. Les vrais changements d'ordre économique, c'est le lendemain matin, en me rendant au siège du Comité des Sciences sociales, qu'ils devaient m'assaillir dans ces rues autrefois quasi désertes et tristes : une foule de petits marchands occupe les trottoirs et déborde sur la chaussée, certains d'entre eux, en ligne, se servent de leurs vélos comme supports de leurs paniers croulant sous des piles de légumes et de fruits ; les bouchers, assez nombreux, tiennent chacun une plus grande place avec des tables ou des étals en bois exposant des viandes de toutes sortes. Une floraison de mini-restaurants ou débits de boissons envahissent les trottoirs les plus larges, avec de petites tables basses autour desquelles les consommateurs s'asseyent sur des chaises et des bancs minuscules qui ravissent mes gamins. Seuls autrefois les deux magasins d'Etat réservés aux étrangers armés de devises étaient bien achalandés, partout ailleurs régnait la pénurie. Quelle surprise de voir dans la vieille ville les rues de la Soie, du Chanvre, des Ferblantiers, bourrées de marchandises! Des boutiques regorgent de vêtements notamment des jeans et des chemisiers importés .:...- comment ? - de Thaïlande - suspendus serrés sur des panneaux barrant les étroits trottoirs qu'animent entre autres de nombreux touristes russes. D'autres offrent des produits de beauté (<< ça vient d'Amérique » garantit une marchande toute fluette à une grosse dame soviétique fascinée par une minuscule brosse de maquillage), une ruelle offre sur deux rangs des alignements superposés de lunettes, une autre, des montagnes de paquets de cigarettes de marques anglaises ou américaines, et aussi de gauloises (je me sens un peu ridicule avec ma cartouche de « 555 » achetée à l'escale de Bangkok pour la délectation rare de mes amis d'ici). Ici et là, des boutiques présentent des appareils photographiques, des caméras et des magnétophones japonais récents, etc. Près de l'Ambassade une rue propose des porcelaines variées provenant de la Chine voisine et altièrement hostile (néanmoins différente losqu'il s'agit de commerce). Le changement est moins frappant en ce qui concerne la circulation : on reste fasciné par les flots serrés de bicyclettes qui envahissent les chaussées des grandes artères et pratiquent des exploits acrobatiques aux carrefours. D'autant plus que certaines portent un couple et parfois un ou deux enfants. Et pourtant ici aussi on remarque un certain enrichissement : un nombre non négligeable de petites motos Honda et un peu plus de voitures particulières qu'autrefois. Celles-ci comme les camions et les Wat - les commandcars soviétiques - foncent dans le tas, ce qui transforme en petite aventure le trajet en cyclo-pousse. Ces nombreuses transformations dans la vie quotidienne on les doit aux réformes promulguées par le VIe Congrès du Parti communiste réuni en décembre 1989, ainsi qu'aux dévaluations drastiques qui ont rapproché le cours officiel du dông de celui du marché parallèle. Elles ont à ce point assaini l'économie que la sous-production du riz et surtout la spéculation qu'elle provoquait a fait place à une situation plus équilibrée et le Vietnam est redevenu exportateur de riz. Enormément reste encore à faire. L'infrastructure routière se trouve dans un état de délabrement tel qu'on se demande quand le minimum de la circulation des biens et des hommes sera atteint qui permettra un ravitaillement normal du Nord. Le
YIETNIM pouvoir de la bureaucratie constitue un frein encore puissant au mouvement de libéralisation déclenché par le nouveau secrétaire général M. Nguyen Van Linh. L'effet du Dôi moi (prononcer: «dôy meuille »), «le renouveau », nom donné à cette nouvelle ligne politique n'a pas opéré qu'au seul plan économique : la langue de bois a pris la flexibilité d'une lamelle de bambou. On est surpris par la liberté de parole de partenaires qui autrefois détournaient, avec courtoisie certes, le cours d'une conversation qui risquait un tant soit peu de déraper et de déplaire aux petits responsables dotés d'oreilles distendues par l'effort d'écouter.
Deux Sœurs) Trung qui levèrent l'étendard de la révolte contre l'Empire du Milieu. J'ai ainsi assisté aux deux journées de célébration fastueuse consacrées à celles-ci. Leur fête annuelle dont le point culminant se déroule le second jour avec l'ouverture au public du saint des, saints permettant ce jour-là, et ce jour-là seulement, aux laïcs de rendre honùnage aux statues des Deux l>ames, a reçu le 1er et le 2 mars 1990 un éclat particulier, car, comme les larges banderoles le proclamaient il s'agissait de commémorer le 1 950C anniversaire de la révolte des Sœurs Trung. Les responsables ont voulu l'associer à deux autres commémorations que le pays va célébrer en 1990 : le 60C anni-
Une (( ouverture " qui a démarré après le Vie Congrès en décembre 1986 et s'est accélérée depuis deux ans. Va-t-elle se maintenir ?
Cette ouverture généralisée apparaît comme la principale conséquence de l'échec partout ressenti d'une politique économique qui ne tenait aucun compte des réalités, mais suivait aveuglément le catéchisme d'une idéologie qui, tablant sur le nationalisme, avait su organiser la nation en guerre - et quelle guerre ! - et la conduire à la victoire. Mais cette politique autoritaire, sans doute nécessaire pour une telle lutte, s'est trouvée, si l'on peut dire, complètement désarmée devant la paix. Sans compter que de solides arrièrepensées de vengeance l'animaient à l'encontre de ce que l'on considérait comme la grande trahison du Sud. En refusant systématiquement et trop souvent en annihilant les compétences on a cassé en partie son dynamisme et sa richesse qui avaient été si utiles au développement conjoint de l'ensemble, elle a poussé un bon nombre de gens compétents à affronter les risques de la mer : autant de pertes pour le Vietnam qui ont profité aux pays d'accueil. Au niveau inter-individuel on assiste à une réelle ouverture dans les rapports avec les étrangers. Ce qui ne pouvait se concevoir il y a quelques années, on répond à votre invitation non formelle à dîner et on y vient avec sa femme et même avec son enfant. En tournée on ne vous met plus table à part, séparé de vos accompagnateurs - y eilt-il parmi eux un major de l'agrégation d'histoire. A un autre échelon, l'invitation officielle d'un chercheur hautement compétent, mais pas très bien en cours, noyée dans le silence il y a huit ans, reçoit aujourd'hui en peu de temps l'autorisation de se rendre en France. Sur un plan beaucoup plus général, on ne tient plus une cérémonie religieuse, pour une réunion rétrograde, « anti-progressiste », reposant $ur un amalgame de superstitions qu'il faut détourner du regard étranger surtout s'il s'agit de culte des génies. Une forte pétarade et le déploiement d'oriflammes au loin, entraînant désormais, si vous le demandez, le détour vers le temple où se presse une foule de dévots et où le marguilier vient de lui-même vous expliquer les raisons du sacrifice offert et répondre à vos questions. Je dois cependant signaler que cette grande ferveur dont j'ai été le témoin à plusieurs reprises s'adressait à des génies qui furent des héros nationaux: Tran Hung Dao qui battit les troupes sinomongoles et les Deux Dames (ou les
versaire de la Fondation du Parti communiste indochinois et surtout le centenaire de la naissance du président Hô Chi Minh, le créateur du Vietnam moderne. Peu importe que la lutte héroïque des « Jeanne d'Arc vietnamiennes» ait eu lieu, non pas en 50, mais de 40 à 43 après J.-C. Ainsi, en faisant leurs dévotions avec Deux Sœurs et à leurs «générales» (elles avaient préféré être secondées par des personnes de leur sexe, se méfiant, dit-on, du machisme des guerriers mâles), ainsi qu'aux Bouddhas et Bodhisattyas, et aux divinités et saints taoïstes, abrités dans les différentes chapelles du temple, les fidèles renforçaient leurs convictions patriotiques à l'unisson de leurs autres compatriotes. Il semble que les intellectuels aient récemment acquis un peu plus de considération de la part des politiques, mais leurs salaires restent encore ridiculement bas par rapport aux autres catégories sociales. Néanmoins, on n'a pas idée en France de la somme du travail abattu, et cela dans des conditions matérielles - et morales - déplorables. Là aussi, on doit admettre que la force d'attachement à la terre natale fait que, ayant eu les moyens de constater les très fortes différences de situations gui existent en Occident, la grande majorité des chercheurs qui y ont été invités reviennent malgré tout, reprendre le harnais au pays. Cette puissance de travail s'accompagne d'une immense curiosité pour se tenir au courant de ce qui se fait ou s.e publie à l'Ouest et ~u Japon. Il n'est pas impossible que les difficultés, qui seraient jugées insupportables chez nous, aient au contraire stimulé le dynamisme de nos collègues vietnamiens. Un exemple: la création du Musée national d'Ethnographie. L 'historique en serait trop long à retracer ici. Les vicissitudes des visas et un drame qui m'a frappé m'ont empêché de venir comme promis, au moment où les premiers crédits furent débloqués. L'Etat prenait un tiers du budget à sa charge, le Comité des Sciences sociales, dont relève l'Institut d'Ethnographie, maître-d'œuvre du projet, en fournit le second tiers. Sans attendre d'avoir réuni l'ensemble de la somme prévue, les responsables du projet se sont lancés dans sa réalisation. C'est ainsi qu'en arrivant à Hanoï nous apprenions que le terrain de quatre hectares était aplani, et que les fondations du bâtiment central étaient en voie d'achève-
ment. Un peu inquiet, j'avais dit à ma femme (co-fondatrice du Musée en herbe) de ne pas trop réagir à la vue du plan qui pourrait ressembler à un blockhaus soviétique à grande échelle. Sur le chantier, nous attendait une heureuse surprise: le plan et l'élévation présentaient un bâtiment bien conçu, élégant malgré sa taille imposante. L'Institut d'Ethnographie avait en effet lancé un concours et c'est un jeune architecte de grand talent qui l'avait remporté. La construction du bâtiment principal et la plantation en arbres de l'espace qui l'entoure, absorbera les deux tiers du budget prévu. Il faudra donc trouver les fonds nécessaires à l'aménagement interne de ce musée qui pourrait être l'un des plus beaux qui soient, le Vietnam, état polyethnique dispose dans ce domaine de données particulièrement intéressantes et variées. Mais parviendrai-je à convaincre suffisammeRt d'entreprises françaises à participer à un mécénat qui redorerait le blason de la francophonie ? Cette ouverture qui Il démarré lentement après le VIe Congrès en décembre 1986 et s'est accélérée depuis deux ans, va-t-elle se maintenir? L'exemple chinois fait frémir. De nombreux observateurs ajoutent que depuis le massacre de la place Tian An Men, il y a eu les fantastiques mouvements de libéralisation de l'Europe de l'Est à la suite desquels les Partis communistes locaux ont été balayés: de quoi raidir les convictions autoritaires des bureaucrates qui tiennent encore les principales rênes du pouvoir. C'est oublier que les dirigeants communistes des pays d'Europe orientale sont venus dans les fourgons de l'armée soviétique qui les a imposés à la tête de ces pays et s'y est ellemême implantée, alors que le Parti communiste vietnamien a organisé et dirigé la révolution, puis la guerre contre les puissances étrangères et l'Armée du sud qu'elles encadraient. De plus, il a su profiter au maximum du patriotisme de la majorité de ses compatriotes qui se sont lancés da~s une guerre nationale, comparable aux grands combats qui, à plusieurs reprises par le passé, à réussi à libérer le Vietnam de puissants occupants. Pour beaucoup de « progtessistes » ou « réformistes », jeunes et beaucoup moins jeunes, considèrent qu'il serait temps de « procéder à une relecture sérieuse de Marx » d'une part et que, d'autre part, le mouvement leur paraît irréversible, car les acquis de la libération économique ont fait la preuve de leur bien-fondé, le retrait d'une part considérable de l'aide soviétique obligera à élargir le champ de cette libéralisation économique qui a entraîné celle à une moindre 'échelle, au plan politique. D'après eux, les plus rétrogrades des conservateurs eux-mêmes en auraient conscience. Certes on peut craindre des tentatives de reprise en main, mais celles-ci seront de courte durée. Utopie ou sagesse? L'avenir nous le dira.
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Georges Condomlna., directeur d'6tudes • l'EHESS, :auteur notamment du clanique Nous evonsmeng4 III forff. rrerre humaine, Plon).
CAMBODGE
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Alain Forest
Comment sortir le Cambodge de la tourmente Août-septembre 1966, voyage triomphal du général de Gaulle au Cambodge et discours à Phnom Penh, contre les hégémonies qui font de l'Indochine leur champ d'affrontement et pour que les peuples concernés puissent déterminer eux-mêmes leur destin. Pour retentissant qu'il soit, le discours de Phnom Penh, dernière esquisse d'un projet français pour cette région du monde, ne peut plus être entendu. Les machines de guerre, quand elles sont lancées, demeurent longtemps sourdes à ceux qui entreprennent de les raisonner. Et, bien que n'ayant guère mesuré son soutien à l'ancien protégé cambodgien, la France elle-même se tient coite lorsqu'en 1970 le prince Sihanouk est renversé et que le Cambodge est brutalement plongé dans la tourmente. Il est vrai que les meilleurs amis français du prince sont - déjà - déboussolés par l'imprévisibilité et la démesure d'un personnage qui, pour avoir eu quelques courageuses intuitions et maintenu le Cambodge dans la paix, est persuadé que toutes ses foucades sont des traits de génie, et que la fidélité due au souverain démiurge saura contenir les interrogations et la lassitude suscitées par l'apprenti-sorcier. Certains puissants intérêts français ont déjà anticipé la chute: depuis les années 1966-1967, par exemple, les Compagnies d'hévéaculture préconisent, tant l'avenir leur paraît sombre, de faire rendre les arbres au maximum, quitte à les épuiser précocement... L'impuissance réelle à agir sur le tragique déroulement des événements, la consternation ou la désapprobation devant la tournure de certains d'entre eux, le réchauffement des relations avec les nouveaux Etats et leur refroidissement, les propositions de médiations et l'investissement dans les conciliations... telles sont, depuis 1970, les diverses attitudes de la France vis-à-vis des pays issus de son ancienne colonie. Paris accueille les négociations entre Américains et Vietnamiens jusqu'aux accords de 1973, avant de redevenir, quinze ans plus tard, le lieu des premiers dialogues entre frères ennemis cambodgiens. Quand les Khmers rouges ferment hermétiquement leurs frontières, le président Giscard d'Estaing tente de relancer la coopération avec le Vietnam avant que l'intervention de ce pays au Cambodge ne vienne la réduire au minimum en 1979. La France évite, depuis, de heurter les positions sino-américaines sur la question khmère mais renoue timidement quelques liens avec le régime de Phnom Penh, par ONG interposées. Bien malin qui peut décrire la situation qui prévaut à ce jour. La France est toujours disposée à favoriser les négociations entre factions khmères mais il faut bien dire que ses précédentes prestations ont un peu déçu, en Asie tout au moins, et d'autres médiateurs se sont mis sur les rangs. L'échec des négociations de l'été 1989 à Paris, et une certaine désillusion vis-à-vis du prince Sihanouk, semblent avoir contribué à un certain rapprochement entre les autorités françaises et le régime de Phnom Penh qui se concrétise par le
soutien, modeste et semi-officiel, à diverses actions de coopération, notamment dans le domaine de l'enseignement du français ... Des « attitudes » ne sauraient cependant caractériser une politique. On peut supposer que les premières sont soutenues par un dessein plus large qui tenterait de se concrétiser sur un long terme, en dépit des contraintes. Or force est de constater que ce dessein n'apparaît point. Parce qu'il n'existe pas? En réalité, la détermination de la politique française balance exclusivement entre deux modes d'approche qui en limitent à coup sûr les perspectives. D'une part, elle reste comme mentale-
ment prisonnière d'un passé colonial qui a créé de nombreux liens et porte toujours la France à assumer quelques responsabilités et obligations envers les pays de l'ex-Indochine. D'autre part, elle est plus prosaïquement gouvernée par une évaluation de l'avenir qui pose la Chine en partenaire et en marché à ne pas rater.
Un projet politique : que l'Europe aide à l'émergence d'une Asie du Sud-Est? Quelque chose manque encore inexplicablement dans les analyses et les quelques initiatives : la prise eI,l compte de l'Asie du Sud-Est. Tout au plus consent-on à celle-ci en avançant que l'influence française pourrait rayonner, demain, sur cette aire à partir d'une Indochine avec laquelle seraient restaurées des relations économiques et culturelles privilégiées. Si beaucoup de gens feignent de croire à une telle hypothèse, bien peu en sont réellement convaincus. Que sont aujourd'hui les trois pays indochinois au regard de ce croissant sudestasiatique qui, de Bangkok à Djakarta, lui fait face et est aujourd 'hui en pleine expansion? Et quelle influence la France, à laquelle les autres pays de la région reprochent déjà d'avoir raté sa décolonisation, peut-elle espérer faire passer par ce canal ? Prendre en compte l'Asie du Sud-Est ne signifie pas considérer l'Asie du SudEst au prisme de l'Indochine, mais
Le roi Borodom et son 33 e fils (Atlas colonial)
prendre véritablement la mesure de la première, des enjeux dont elle est le lieu. En ce sens, quelques voix se font timidement entendre, telles celles des chercheurs spécialistes de l'Asie du SudEst qui, lors d'une récente réunion à Paris, ont montré l'intérêt d'une démarche qui permettrait à la France de se définir mais aussi de proposer aux pays de l'ex-Indochine un véritable projet d'avenir. Il est bien difficile de faire valoir un tel point de vue, qui risque d'apparaître comme un inutile détour. D'autant que la France, jaugeant trop souvent la qualité et l'avenir des relations avec autrui à la seule qualité de l'affection que cet autrui lui porte - elle-même essentiellement jugée à l'audimat de la francophonie - a jusqu'à présent montré une certaine indifférence envers les pays de l'Asie du Sud-Est. Ce sont d'énormes pesanteurs qu'il faut surmonter : indifférence largement héritée d'un passé colonial qui commandait à chaque puissance européenne de ne pas interférer dans le domaine des autres; formatage d'un discours qui n'évalue la validité d'une politique étrangère qu'en termes de rentabilité économique à court et très moyen termes; focalisation sur la Chine, etc. Et pourtant, nonobstant l'intérêt économique futur de relations avec l'Asie du Sud-Est, nombre de spécialistes estiment qu'il y a place aujourd 'hui pour la définition d'une politique à long terme, dynamique et constructive, concernant les pays de cette aire. A condition toutefois - dernière pesanteur à surmonter ? - que la France ne s'en tienne pas à une approche strictement bi-latérale mais œuvre avec l'Europe. Considérer que la construction de l'Asie du Sud-Est est un projet d'avenir, c'est proposer aux pays de l'exIndochine française un choix qui est, lui aussi, d'avenir. Quel qu'ait été l'effet intégrateur de la colonisation française, l'Indochine est originellement une construction artificielle; l'addition d'un pays-sinisé, le Vietnam, et de deux pays bouddhisés, le Cambodge et le Laos dont les traditionnels réseaux d'échanges économiques et culturels, avec la Thailande notamment, ont été brutalement rompus par le fait colonial. Cela n'a pas eu que des effets négatifs, puisque le Cambodge et le Laos y ont tout de même gagné leur survie. Mais la cohabitation forcée avec le Vietnam au sein d'une Indochine qui ne se positionnait régionalement que par rapport à la Chine et était coupée du reste de l'Asie du Sud-Est, a été, aussi, à la source de bien des conflits, dont les plus actuels. Le temps est peut-être venu pour que les pays concernés fassent enfin éclater le cadre étroit de l'ex-Indochine française et retissent des liens avec ce monde qui s'affirme entre Inde et Chine. Il ne fait nul doute que le Cambodge et le Laos doivent rejoindre ce monde. Et la France, si elle consent de même à se dépouiller des pesanteurs du passé, peut accompagner ce mouvement. Quant au Vietnam ne faudrait-il pas lui suggérer que le choix qui lui est offert, s'il ne veut pas se retrouver dans la situation sans issue de l'Etat-tampon, n'est plus entre la Chine et la France ou on ne sait quel lointain Occident, mais entre la Chine et son Occident immédiat, l'Asie du Sud-Est justement?
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Alain Forest travaille au laboratoira Tiers monde de Paris VII. Diracteur Iitt6raire è "Harmattan. Auteur notamment de IfI CIImbodgfl fit III colonlut/on. 1979.
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OCÉAN INDIEN Jacques Weber
Les Français de Pondichéry Occupée en 1674 pour le compte de la Compagnie des Indes orientales, créée par François Martin, directeur-général de cette dernière, rayonnant sur tout le Deccan sous Dupleix (1742-1754), mais prise et rasée par les Anglais en 1761, 1778, 1793, Pondichéry avait été restituée à la France en 1815, avec quatre autres comptoirs de la péninsule indienne. Pondichéry était tombée dans l'oubli au XIX" siècle malgré l'activité de ses filatures et de ses exportations. Trop de mauvais souvenirs restaient attachés à cette colonie lointaine. « Il n'y a pas de plus grande douleur, écrit Dante, que de se rappeler le temps du bonheur dans l'infortune» (1). Indépendante en 1947, l'Union indienne (ex-Inde anglaise), revendique aussitôt Pondichéry, dont la France se retire en 1954 après qu'un accord est intervenu entre Pierre Mendès France et le Pandit Nehru, dans les couloirs de la Conférence de Genève sur l'Indochine. Le traité de cession, le 28 mai 1956 et ratifié en juillet 1962, stipule notamment que les nationaux français nés sur le territoire des Etablissements et qui y seront domiciliés à la date de son entrée en vigueur deviendront nationaux indiens. Toutefois, ils disposeront alors de six mois pour opter, par déclaration écrite, en faveur de la nationalité française. Plus de cinq mille familles, d'ascendance tamoule, optent alors pQur la nationalité française. Tandis que les pieds noirs d'Algérie, dans un climat de violence, quittent leur terre nàtale, la « plus grande démocratie du monde » permet à ces Pondichériens, peu nombreux, il est vrai, de résider sur le sol de leurs ancêtres, d'y jouir de leurs biens et d'y perpétuer la langue et les traditions françaises. Sans doute considère-t-on alors qu'ils peuvent contribuer à faire de leur cité cette « fenêtre ouverte de la culture française », souhaitée par le Pandit Nehru. Trente-huit ans après le transfert de jure, les Pondichériens de citoyenneté française sont près de vingt mille dans l'ancien comptoir et vingt à vingt-cinq mille en France, où ils sont généralement confondus avec les immigrés indiens, pakistanais ou sri lankais. Méconnus, ignorés, ces Français d'Asie ne sont trop souvent tirés de l'oubli que pour être vilipendés. Les médias ont répandu l'image du Pondichérien assisté, retraité de l'armée française, touchant une pension dix fois supérieure au salaire indien moyen, vivant comme un nabab et consacrant
ses loisirs à la pétanque à l'ombre des tours de Notre-Dame-des-Anges, l'église de la « viDe blanche ». En raison des avantages liés à la nationalité française, l'ancien comptoir serait deveQu une « vache à lait d'autant plus vénérée qu'on peut la traire à volonté » : commerce des passeports, des faux certificats d'état civil et mariages arrangés compteraient panni les activités les plus lucratives de Pondi-
chérY, sorte de tonl).eau des Danaïdes où la France verserait sans fin à de faux Français des pensions bien réelles. « Les deniers de l'Etat ne servent qu'à entretenir une fiction, une communauté d'assistés permanents dans une société en pleine déliquescence », déclarait en 1987 un fonctionnaire du consulat général (Le Monde, 2/4/1987). « On finance une vraie mafia d'usuriers, on encourage le trafic, l'oiseveté, l'alcoolisme, la spéculation, le népotisme, le clientélisme et la corruption en tout genre. Les pires défauts du système indien se sont infiltrés jusqu'au cœur de la souveraineté française ». Sans doute bien des abus se commettent-ils à l'ombre des cocotiers et des tamariniers, mais la communauté pon(jjchérienne ne mérite pas l'opprobre général dont on l'accable trop sou-
La statue de Dupleix à Pondichéry
vent. Tous les Pondichériens ne sont pas de nouveaux Crésus, tant s'en faut. Beaucoup végètent dans de misérables paillotes, aux portes de cette ville de 500 000 habitants, ne parlant que le tamoul et exclus du marché du travail indien parce qu'ils sont français. Pour ces oubliés, qui ne retiennent généralement l'attention des hommes politiques métropolitains qu'en période électorale, la fenêtre de la culture française et les portes du lycée français, qui ne peut accueillir que huit cents élèves, restent désespérément closes depuis le « de jure». D'autres, avocats, médecins, universitaires, qui ignorent tout du jeu de boules, souffrent de l'anathème et de l'amalgame. Ils ne sont pas tous devenus français par intérêt. L'option, aux conséquences incertaines en 1962, était dans bien des cas l'aboutissement d'une tradition familiale séculaire d'adhésion à la France. Le Pondichéry des Martin et des Dupleix n'était ni une cité française ni une viDe indienne: c'est une création franco-indienne. D'une façon générale, les deux peuples y vécurent en bonne intelligence, partageant la fortune des temps heureux, conjuguant leurs efforts face à l'adversité. Le riche Ramalinga, qui charge les canons avec son or, lors du siège de 1761, illustre la solidarité de quelques Indiens avec les Français. Le respect scrupuleux des us et coutumes, qui caractérisait la politique indigène de la France monarchique, lui valut la sympathie des Indiens. Bien que toutes les religions soient protégées, certains se convertirent, effectuant ainsi un premier pas vers la métropole. Avec 10 % de catholiques, Pondichéry se voit décerner le titre pompeux de « Rome du Coromandel ». En 1870, la III" République introduit dans l'Inde française le suffrage universel, des conseils municipaux, un conseil général, l'envoi de parlementaires à Paris. La grande majorité de la population indienne est hostile à cette politique d'assimilation, notamment chez les hindous des hautes castes. Quelques Indiens, catholiques pour la plupart, désireux de « s'assimiler courageusement et progressivement et de préparer un monde de sentiments forts, purs et élevés, c'est-à-dire français », décident cependant de répondre au geste généreux de la République, qui leur a permis de participer à l'élaboration de la loi, et de se soumettre aux dispositions du Code civil. Ils obtiennent, le 21 septembre 1881, un décret qui permet aux Indiens qui le souhaitent de renoncer de façon « définitive et irrévocable » à leur statut personnel afin « d'être régis par les lois civiles et politiques applicables aux Français dans la colonie ». Ils peuvent alors adopter un patronyme français: leur chef, Ponnoutamby, choisira celui de Laporte. Ce sont leurs descendants qui, en 1962, ont opté pour la nationalité française. Ils durent se prononcer, en 1962, dans un climat incertain : la parole de Nehru était certes une garantie, mais des bruits couraient selon lesquels les
OCÉAN INDIEN Pondichériens seraient embarqués pour la France si le nombre des options était trop considérable. Cette épée de Damoclès reste toujours suspendue au-dessus de leürs têtes : Mrs Chandrawati, lieutenantgouverneur du Territoire de Pondichéry, ne demandait-elle pas en mars 1990 pourquoi Nehru avait conclu de tels accords avec la France eu'il devait encore subsister deux citoyennetés dans
35 cet ancien Etablissement français (Hindustan Times, 29/3/1990). Peut-être finira-t-on par admettre que les Pondichériens, que l'on considère comme Français en Inde et que l'on traite parfois comme des étrangers en France, ne sont pas « gens de nulle part » (<< the Nowhere People », Sunday, Calcutta 4/4/1989). Ainsi que l'explique Mme Bouchet, présidente du Centre d'Information et de Documen-
tation de l'Inde francophone (2), ils appartiennent à la Nation française et ont Pondichéry pour patrie : « toutes deux sont chères à nos cœurs ». La première est le pays dont ils partagent les valeurs ; la seconde est la terre de leurs pères, sur laquelle ils se sentent bien. Ubi bene, ibi patria.
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1. Voir notre thèse : Les Etablissementsfrançais en Inde au XIxe siècle (1816-1914), Paris, Librairie de l'Inde, 1988,5 vol., et L 'Indefrançaise après Dupleix, Paris, Desjonquères, parution à l'automne 1990. 2. CIDIF, 3, avenue Paul Doumer, 75116 Paris.
Hélène Lee
Au commencement
était la barrique Au commencement était la barrique. Sans doute fût-elle le premier objet façonné par l'homme à toucher le sol réunionnais un beau jour de 1738, en même temps qu'une cargaison de mutins qu'un capitaine français avait décidé d'y abandonner. A l'inverse des infortunés dodos, les volatiles légendaires de l'île, la barrique ne cessa de se multiplier en cette contrée de navigateurs et de leveurs de coude ; au point que les musiciens de maloya en firent leur tambour de basse : le « rouleur », qu'un batteur chevauche, bizarre cavalier d'un rythme un peu noir. Puis un jour il n'y eut plus de barrique disponible dans l'île. Que fit Danyèl Waro ? Feuilleter le catalogue de la Redoute ? Signer chez CBS ? Ou offrir un drum-pad à son batteur Franswa Baptisto ? Rien de tout cela. Le chanteur descendit en ville, et s'en fut acheter des planches à la quincaillerie. Il les scia d'après le modèle calqué sur une vieille barrique, les cercla de fer, les chauffa au charbon de bois pour leur faire prendre la bonne courbure. L'objet obtenu n'était pas étanche. Après plusieurs semaines de grattage de tête et d'essais divers, il découvrit son erreur : les vieilles planches étaient biseautées mais c'était la chaleur et la pression qui leur avait donné cette forme; au départ, la découpe devait être droite. Tout seul, Danyèl Waro avait réinventé la barrique. En 1990. Quel progrès ! Un enfonceur de portes ouvertes, Waro ? Ou plutôt un ex-colonisé qui a décidé de s'en sortir rien qu'avec sa voix, son cœur et ses mains ? Assis devant sa case sous la fine pluie des Hauts de St Gilles, pieds nus, dépeigné, il nous sourit de ses yeux bleus derrière ses lunettes d'hypermétrope. Tout en continuant à tendre, corde à corde, une peau de chèvre fraîche sur un rouleur, il nous raconte la résurrection du maloya, le blues ternaire de l'île, et comment il espère préserver son indépendance et son intégrité. A l'heure où les stars de l'Afrique se vendent au plus offrant, où leur musique, trafiquée par les producteurs et les marchands, perd son âme, Waro prétend rester humain, simple, et indépendant. Comment? « Je reconnais que je ne sais pas trop ce que je veux, je sais surtout ce que je ne veux pas! » dit-il en faisant glisser la corde et basculer le nœud avec un claquement mouillé. En attendant d'avoir défini une ligne de conduite par rapport aux multinationales, il refuse les propositions des tourneurs et des maisons de disques, qu'attirent sa voix chargée d'émotion, ses textes splendides, ses accompagnements de percussions chaloupées. Il a choisi de vivre de
la fabrication des instruments traditionnels : caïambe, bobre (arc musical) ou rouleur, ce qui lui assure une complète indépendance du côté création. Autosuffisance, c'est le principe que lui a enseigné son père, à la ferme. « J'ai grandi en travaillant la terre ; coupé la canne, planté les pistaches, soigné la volaille. C'est ça qui fait ma solidité. On avait ce qu'on méritait, puisqu'on récoltait ce qu'on avait planté! C'est ça notre force: l'autosuffisance, la simplicité... » A la Réu°nion, le néo-colonialisme s'appelle départementalisation, au point que lorsque l'île devint département français, en 46, le maloya faillit disparaître, étranglé par les élites locales pressées de faire la preuve de leur nationalisme « civilisé ». La musique survécut pourtant dans les cérémonies privées du culte des ancêtres, et bientôt dans les réunions du parti communiste, qui fit du maloya un symbole de résistance à la culture importée. C'est là que le découvrit Danyèl Waro, un « yab », ou petit blanc pauvre du sud de l'île, descendant d'une de ces familles dont le principal titre de fierté est d'être resté peu métissé. Incorporé à l'armée, il déserte, et fait deux années
de prison à Rennes, en c~mnection vocale avec son île. A sa sortie il fonce au pays et se met à fureter partout ep. quête de vieux musiciens et de traditions. Avec son brassage tamoul, breton, africain ou malgache, la musique réunionnaise est un vrai bouillon de culture. « Nous n'avons de leçon de métissage à recevoir de personne », plaisante Waro, qui n'a jamais mordu aux idéaux mélangeurs des manitous de la World Music. « Je dis aux jeunes, c'est pas vers l'extérieur qu'il faut chercher, c'est vers l'intérieur. » Il semble avoir été entendu : depuis quelques années, et plus ~ettement depuis quelques mois, est en train de se dessiner une véritable explosion musicale. Les groupes sont jeunes, méfiants, inspirés ; tous ont des métiers parallèles qui leur permettent, comme à Danyèl, de « faire la musique qui leur plaît ». Certains, comme Ziskakan (10 ans d'existence), Baster ou Kisaladi,
La Réunion. Chanteur ambulant (Atlas colonial)
sont plus sensibles aux sirènes des top cinquante, et s'apprêtent à venir en tournée, aidés en cela par le ministère de la Culture, ravi d'avoir découvert un authentique mouvement populaire sur un coin du territoire français. Pès leur arrivée au pouvoir, d'ailleurs, les socialistes avaient eu un rôle déterminant dans la libération des musiques et des mentalités. En 87, pour encadrer le mouvement, ils décidèrent la création de quatre conservatoires nationaux sur l'île. Mais les vieilles habitudes mentales sont dures à déraciner. Avec seulement 3 % de l'enseignement consacré à la musique locale, les conservatoires font encore l'effet à beaucoup de Réunionnais de structures coloniales venues imposer des approches, des rythmes et des instr:uments étrangers. Lors des Rencontres de Jazz et Musiques Populaires de l'Océan Indien en avril dernier, François Jeanneau, directeur du département jazz des conservatoires, devait, dans la perspective de la promotion des musiques locales, faire une création avec les musiciens réunionnais. Contacté, Waro donna son accord pour se dédire ensuite: « A priori, je n'étais pas contre, mais j'en ai discuté avec les amis, on ne le sentait pas. On ne sait pas ce qu'ils cherchent vraiment : nous aider ? Obtenir la caution des artistes réunionnais? On dit qu'ils ont eu des subventions pour cette création. Pourquoi ne m'ont-ils appelé que vingt jours avant le spectacle? Pourquoi n'est-ce jamais à nous que l'on confie cette responsabilité? » La création s'est faite, sans Waro, mais avec sa musique, arrangée selon des règles d'harmonie qui, assurent les musiciens, n'avaient plus rien de réunionnais. Une fois faite la part de la vieille méfiance, restent malgré tout des détails embarrassants. A Antenne 2 venue filmer les Rencontres, les conservatoires ont voulu faire bonne impression en °improvisant une « classe d'éveil» pour les enfants, en musique réunionnaise - elle n'a jamais existé que pour le tournage ! A croire que les responsables ont quelque chose à cacher. La métropole est loin, Jack Lang ne peut pas fourrer son nez par tout. On continue donc, 29 heures sur 30, à enseigner des techniques moribondes, à réciter l'extrême-onction à des musiques en train d'accoucher. Sans doute faut-il savoir mourir pour savoir vivre, et silrement Danyèl Waro a l'humour de s'en amuser. Les grands perdants ? Ces conservatoires, qui ratent l'occasion d'être, pour une fois, autre chose qu'un coquillage abandonné.
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POLYNÉSIE
Jean Chesneaux
ques et langoureuses vahinés. Dans son sillage se sont succédé, dès la fin du XIX" siècle et tout au long du XX", d'innombrables auteurs dont certains ont relativement bien subi l'épreuve du temps, comme Marc Chadourne et Albert T'sterstevens, alors que le prolifique Jean Dorsenne a sombré dans le même oubli impitoyable que l'Exposition coloniale de 1931 dont il avait propagé avec zèle les stéréotypes de carton-pâte.
Les avatars du mythe tahitien Si l'expansion coloniale française, dit-on communément, n'a jamais produit son Rudyard Kipling, c'est peut-être à Tahiti qu'elle s'en est approchée au plus près, à travers une production littéraire hétéroclite autant que massive issue des aventures individuelles les plus diverses et pourtant solidairement débitrice envers Bougainville, son père fondateur.
vités expansionnistes. Les pénétrantes enquêtes anthropologiques de Jacques Moerenhout (Voyage aux Iles du Grand Océan, 1837) et de Max Radiguet (les
Derniers sauvages, la vie et les mœurs aux Iles Marquises, 1860), avaient préparé et accompagné l'implantation de la souveraineté française. Désormais, c'est au régime colonial que va être confronté le mythe tahitien, à la fois pour servir à celui-ci d'écran, de faire-valoir, et pour assumer par làmême sa propre dégradation, son propre échec.
relies» de la Nouvelle-Cythère, l'utopie rousseauiste d'une société si parfaite que Camille Desmoulins s'y référait encore sur les àegrés de l'échafaud: « J'étais né pour faire des vers, chère
Daniel Margueron Tahiti dans toute sa littérature, essai sur Tahiti et ses îles dans la littérature française de la découverte à nos jours (version remaniée d'une thèse de doctorat de l'Université Paris-XII)
{Lucile, pour défendre les malheureux, pour te rendre heureuse pour composer avec ta mère et mon {père et quelques personnes selon notre cœur, {un Otaïti »
Tahiti s'est installé dans le traintrain colonial, le laisser-aller tropical, l'atonie végétative. Mais la force d'auto-perpétuation du mythe littéraire tahitien intervient à point nommé, pour rendre attrayante cette médiocrité. A mesure que se font plus fréquentes les escales des paquebots et les dessertes des avions, foisonnent les récits de voyage banalisés et les romans simplets sou~ le signe facile de l'exotisme colonial.
Sous ce triple aspect édénique, érotique et utopique, le mythe tahitien avait continué à prospérer par-delà les crises de la Révolution et de l'Empire. Quand la France de Louis-Philippe et de Napoléon III avait envoyé ses amiraux occuper des « points d'appui» dans le Pacifique, l'image avantageuse de Tahiti était opportunément venue parer de son prestige culturel ces acti-
Le voyage de Bougainville à « 0Taïti » (1768) avait donné naissance à un mythe philosophique d'une rare force d'attraction, et qui devait longtemps survivre à « l'esprit des lumières » dont il était issu. S'y mêlaient le rêve d'une édénique luxuriance végétale, l'érotisme enchanteur des « natu-
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C'est Pierre Loti qui, le premier, semble avoir défini les canons et les attributs du « filon-Tahiti» : colliers de fleurs, tiaré et couchers de soleil sur le lagon, vagabonds blancs des tropi-
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Les territoires d'Outre-Mer de ta République française dans l'océan Pacifique
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Autour de ces noms illustres ou qui crurent l'être, se presse toute la cohorte des auteurs obscurs et des polygraphes sans-grade, dont Daniel Margueron a fait ici l'inventaire avec une patience méritoire. Si quelques-uns d'entre eux méritent encore l'attention, c'est du seul fait de leur modestie, telle fonctionnaire Montchoisy (La Nouvel/eCythère, 1888) observateur perspicace et discret, ou le pharmacien Henri Jacquier (1907-1975), érudit local qui s'acharna à faire vivre à Papeete se Société des Etudes océaniennes. L'immense majorité de ces voyageurs sans talent et de ces romanciers oubliés participaient sans état d'âme au climat d'euphorie coloniale de la m" République et même de la IV", tant le Pacifique semblait immunisé contre les crises de l'Indochine et de l'Afrique du Nord. Par contraste, la force solitaire, le défi, l'agressivité d'un Gauguin n'en sont que plus remarquables, lui qui s'était obstiné - jusqu'à en mourirà vivre à fond le mythe tahitien dont s'amusait la société frivole et cupide de Papeete, qu'il abhorrait. Gauguin est quasiment seul dans cette volonté de rupture. Pour ses confrères écrivains et artistes, l'appel au mythe tahitien apparaît plutôt comme une « figure obligée » de la sensibilité esthétique, une référence qui permet de tenir son rang. Et cela, qu'on soit physiquement venu à Tahiti comme Simenon (Touriste de banane), comme Matisse, ou qu'on se contente comme Giraudoux (Suzanne et le Pacifique) ou comme Robert Merle (l'Ile) de faire place au monde océanien, dans une œuvre par ailleurs très diverse, comme Elsa Triolet (A Tahiti, 1925). A mesure que se pérennise en Polynésie la domination française, à mesure que décline l'art de vivre océanien dont s'étaient si passionnément entichés autrefois les équipages de Bougainville et pour lequel les marins du Bounty avaient trahi leur roi et rompu avec leur patrie, se dégrade le mythe tahitien et c'est de cette dégradation, de cette décomposition presque putride que sont issues les œuvres les plus fortes de la littérature tahitisante d'expression française. Les Immémoriaux de Victor Segalen, un des grands romans anthropologiques du Pacifique; les reportages du navigateur royaliste et anarchisant Alain Gerbault, aux accents de réquisitoire anti-colonialiste ; le Passage de Jean Reverzy, ancien médecin des FTP revenu chercher la mort aux Iles sous le Vent avant de·la trouver à Lyon; la Tête coupable de Romain Gary, roman de-· la désillusion antiexotique.
POLYNÉSIE Loin de l'euphorie coloniale, de son exotisme banalisé, de son conformisme politique, ces auteurs ont viscéralement intériorisé le drame de ces sociétés océaniennes en péril de mort. Le talent était de leur côté. Le talent et aussi la mort, car c'est souvent pour mourir que, de Gauguin à Jacques Brel, on accoste aux rives bénies d'une Polynésie dont la culture semblait agoniser. On meurt, on meurt jeune. Segalen est mort à 41 ans; André Gain, photographe et essayiste dont le Jardin des Mers fut couronné en 1942 par l'Académie française est mort à 33 ans; André Ropiteau, vigneron bourguignon de Meursault éperdument épris de l'île de Maupiti, est mort à 36 ans, Alain Gerbault à 48 ans, Reverzy à 45 ans.
Depuis l'ouverture en 1962 du Centr.e d'Expérimentation du Pacifique (CEP) à Mururoa, depuis que la France fille aînée de l'Eglise et mère des centrales nucléaires a cherché à ancrer aux antipodes sa volonté de puissance « mondiale-moyenne », le mythe tahitien semble reprendre du service et effectuer un ultime rebond. Il vient donner un supplément d'âme à cette société post-coloniale si fière de son PIB (produit intérieur brut) artificiellement gonflé et pourtant si piteusement dépendante des subsides de la métropole. Dans les hôtels de luxe de Bora-Bora ou de Moorea, dans les paillotes de rêve du « Club'Med », comme dans les mess d'officiers de Papeete et de « Muru », les figures de Bougainville et de Lapérouse, celles de l'infortuné Gauguin qu'un tel détournement
eut exaspéré, et de son admirateur Segalen, ne· sont pas mal venues; elles confèrent une sorte d'investiture intellectuelle posthume à des entreprises de lucre et de mort. Qu'en pensent les Polynésiens, ceux qui, de plus en plus, se définissent comme Maohis, affirment leur identité culturelle et politique, revendiquent le contrôle de leurs archipels et la maîtrise de leur avenir? Si certains d'entre eux bénéficient aussi de la manne nucléaire, beaucoup d'autres en sont exclus. A l'époque coloniale et encore dans les années 60 et 70, c'est le fiu (prononcé fi-iou). Le « bof » qui dominait, le sentiment d'impuissance blasée; le déclin, la décomposition diagnostiquée par Segalen et par Reverzy semblaient irrémédiables. Ce n'est plus si évident
Alban Bensa
La civilisation kanak Loin d'appartenir à un passe Imaginaire, la culture kanak s'inscrit au cœur des problèmes contemporains de la Nouvelle-Calédonie. Repliées sur elles- mêmes dans le cadre des « réserves » abolies seulement en 1946, protégées aussi par leur propre complexité linguistique et ethnographique, la culture kanak, la société kanak continuent jusqu'à nos jours à s'exprimer dans des idées et des pratiques d'une grande originalité.
Décimés, spoliés (1), relégués aux marges du système colonial, les Kanak n'étaient pas reconnus par la France comme des hommes à part entière, tout au plus comme des « sujets» de l'empire, privés des droits les plus élémentaires. Ils étaient, disait Jean-Marie Tjibaou, « empêchés d'être ». C'est pourquoi la revendication kanak est d'abord une revendication de dignité, nourrie de ce sens aigu du rang et de la qualité des personnes, qui est si fort dans la société mélanésienne (2). « Deux couleurs, un seul peuple : dès 1953, l'idée d'une parité entre Noirs et Blancs est avancée par l'Union Calédonienne (UC), première formation politique où, aux côtés d'Européens de brousse, les Kanak s'expriment. Ils réaffirmeront plus clairement cette exi~ gence de légitimité culturelle quand, vingt-cinq ans plus tard, l'UC lancera sa nouvelle devise : « Reconnaissez le peuple kanak pour qu'à son tour il vous reconnaisse ».. En tant qu'anciens, qu'aînés et maîtres millénaires du pays, les Kanak veulent librement exercer leur droit d'accueil ou de veto, vis-à-vis des étrangers qui les ont envahis, malmenés, niés dans leur identité profonde. Ancrée dans la tradition, la revendication kanak fait aussi référence au message chrétien transmis par les missionnaires, qui combattirent les coutumes mélanésiennes qui les choquaient (les fêtes nocturnes, les rites funéraires, l'anthropophagie, la nudité, les guerres, les croyances aux ancêtres, le res.pect dû aux notables). Dans leur volonté, militante, de substituer le christianisme au paganisme via le colonialisme, ils imposèrent à la société kanak des modalités supplémentaires de rassemblement (offices' religieux, écoles, associations) et des thèmes de réflexion autrefois peu développés par la pensée
mélanésienne (la souffrance, la quête d'un monde meilleur, la soumission à une vérité révélée et transcendante). Ces pratiques et idées, sont venues s'ajouter, aux représentations proprement kanak de la marche de l'univers, de la personne et du pouvoir, telles qu'elles se manifestent toujours avec ténacité. Aujourd'hui, sans avoir entamé en profondeur les assises de la culture mélanésienne (parenté, relations politiques contractuelles, traditions orales, techniques agraires, puissance des ancêtres, etc.), la religion chrétienne s'y superpose et l'interroge. Dans l'après-guerre, la participation à la vie politique locale permet aux élus et responsables kanak de faire égale-
ment l'expérience des valeurs républicaines. Le suffrage universel, la séparation des pouvoirs, le recours au droit public vont coexister, pour nombre de Mélanésiens, avec la force des ancêtres, le prestige attaché à l'ancienneté eUes intérêts privés des clans et des familles. Pour une société sans Etat et sans écriture, dans laquelle le pouvoir tire sa légitimité d'accords passés entre des particuliers, l'expérience d'une législation applicable à tous sans distinction de rang, comme la pratique d'une morale publique surplombant les passions individuelles, feront date. Sous l'influence de la démocratie occidentale, les Mélanésiens repensent certaines de leurs valeurs: l'héritage des statuts, le mQnopole de la parole par quelques-uns, la gérontocratie vont devoir en rabattre, au sein des conseils municipaux, des assemblées et associations diverses du Territoire ou à l'ONU. Au cours des quatre dernières décennies (1946-1986), les Mélanésiens entrés en politique ont su tirer parti des dispositions du droit occidental susceptibles de démocratiser la société kanak et de faire aboutir sa revendication d'autodétermination. Ainsi, le projet de Constitution pour une Kanaky indépendante, rédigé en 1987, jette les bases d'une République Kanak qui réaffirme son attachement aux traditions mélané-
Les obsèques de J.-M. Tjibaou le 7 mai 1989 à Nouméa.
aujourd'hui, conclut D. Margueron qui suit de près le réveil politique et culturel des Polynésiens. Cet éveil maohi, déj à illustré par les films et les poésies d'Henri Hiro, par les campagnes du linguiste Douro Rapoto en vue de la promotion du maohi, par le zèle de bénédictin que Gaby Tetiarahi déploie dans la collecte du corpus documentaire polynésien depuis le XVIIIe siècle, accédera-t-il à la pleine maturité littéraire, dans une société restée si attachée à l'expression orale? C'est alors que Tahiti en aurait définitivement fini avec la Nouvelle Cythère, et évacuerait l'imaginaire occidental pour s'ancrer dans la réalité du Pacifique. • L'Harmattan éd., 1989, 465 p.
siennes, mais se veut aussi « pluriethnique, libre, unie, souveraine, et fondée sur la solidarité des éléments d'origine différente qui la composent. » Alors que les liens de parenté, le recours aux langues vernaculaires et la force des références culturelles kanak demeurent aujourd'hui les principaux repères de l'identité mélanésienne, ces options récentes laissent supposer, à terme, une transformation de certains usages traditionnels : relations entre hommes et femmes, héritage des droits et des statuts, échanges non commerciaux, etc.. Déjà, dans la pratique, à Nouméa notamment, des changements sensibles sont à l'œuvre. Les Kanak urbanisés font l'expérience du chômage, de la pauvreté, mais aussi, pour quelques-uns, de la scolarité de haut niveau et de la consommation (3). Les Kanak ont toujours lié leur combat politique pour le décolonisation à un cpmbat plus large, celui par lequel leur civilisation pouvait espérer obtenir droit de cité dans une société calédonienne tout entière dominée par la vantardise universelle des Blancs. Il est ainsi remarquable que tous les temps forts de la lutte des Mélanésiens aient coïncidé avec l'organisation de manifestations culturelles faisant de l'identité kanak l'étendard d'une croisade pour la justice, l'autodétermination, l'indépendance. En 1975, Jean-Marie Tjibaou, avec le soutien d'un gouvernement français déjà inquiet, organisait à Nouméa, un festival d'art kanak, Melanesia 2000. Sur une vaste esplanade surplombant « la ville blanche », les Kanak de toutes les régions de l'archipel présentèrent avec un grand souci esthétique des exemples d'architecture mélanésienne, des objets artisanaux, des danses, etc., et des aspects essentiels de la vie traditionnelle d'aujourd'hui: échanges cérémoniels entre clans, discours clamés par des spécialistes de l'art oratoire, chants de bienvenue... autant d'expressions d'un art subtil de la sociabilité. En contre point, une évocation théâtrale de l'histoire du peuple kanak, incarné par le personnage de Kanaké, soulevait avec pudeur mais fermeté les problèmes sociaux et politiques posés par la colonisation : inégalités criantes, marginalisation des autochtones, etc. « Aujourd'hui, Kanaké vient à vous, chargé, d'ans et d'histoire, riche d'une expérience culturelle unique. Il réclame sa part de soleil ». Jean-Marie Tjibaou assortissait sa démarche d'un avertissement sans ambiguïté: « Nous croyons en la possibilité d'échanges plus profonds et plus suivis entre la cuiture européenne et la culture kanak. Pour que cette rencontre se réalise un préalable est nécessaire ; la reconnaissance d'une culture par l'autre. La nonreconnaissance, qui crée l'insignifiance et l'absence de dialogue, ne peut amener qu'au suicide ou à la révolte ».
COoPIRATION
38 En 1984, la révplte ouverte contre le colonialisme éclate alors que depuis plusieurs mois les Kanak se préparaient à accueillir à Nouméa un festival d'art océanien rassemblant tous les peuples autochtones du Pacifique. Consterné par la morgue des Français du Pacifique qui restent convaincus d'appartenir à une « civilisation supérieure », le peuple kanak a affirmé avec une détermination croissante la richesse de son histoire et la cohérence
de son regard sur le monde. Ses revendications s'associent étroitement à l'espoir d'une reconnaissance internationale de la civilisation kanak. Notons que celle-ci n'a jamais occupé dans le paysage intellectuel et artistique français la place accordée à l'Afrique et aux Amériques. La première exposition d'art kanak qui se tiendra à Paris à l'automne prochain (4) pourrait aider à combler ce qui est plus qu'une lacune, un manque à penser. •
1. Cf. J. Dauphiné, Les spoliations foncières en Nouvelle-Calédonie (1853-1913). Paris, l'Harmattan, 1989. 2. Cf. A. Bensa (éd.), Comprendre l'identité kanak, L'Arbresle, Centre Thomas More, 1990. 3. Cf. M. Spencer, A. Ward, J. Connell, Nouvelle Calédonie. Essais sur le nationalisme et la dépendance, (Préface de Jean Chesneaux),
Paris, L'Harmattan, 1989. 4. Un superbe catalogue (De Jade et de Nacre. Patrimoine artistique kanak), publié à cette occasion par la Réunion des Musées nationaux, est déjà en librairie. Alban Bensa, anthropologue, publiera, à la rentrée chez Gallimard, dans la collection « Découvertes Gallimard », un ouvrage sur La NouvelleCalédonie et la civilisation kanak.
COOPÉRATION Entretien
avec Alain Ruellan sur l'ORSTOM Professeur en sciences du sol, directeur de l'ORSTOM de 1982 à 1986, Alain Ruellan partage son activité entre le monde scientifique et le milieu des associations de solidarité avec le tiers monde. Il nous propose un éclairage original sur le rôle de la science au service des populations défavorisées, dans le cadre de l'ORSTOM, l'Office de la recherche scientifique et technique outre-mer. Cet établissement public français dispose d'un budget annuel de 750 millions de francs, et emploie 2 600 personnes dont 800 chercheurs (sciences de la terre et de l'eau, du monde végétal, de la santé et de la nutrition, sciences sociales). L'ORSTOM coopère avec une cinquantaine de pays d'Afrique, d'Amérique latine et d'Asie. La Quinzaine littéraire. - Votre arrivée à la direction de l'ORSTOM a marqué le débutd'une évolution de cet organisme de recherche outremer. En 1945, à l'époque de sa création, il s'agissait surtout de valoriser les ressources des « colonies » au profit de « l'empire français ». Comment avez-vous imprimé une nouvelle dynamique à l'ORSTOM ? Alain Ruellan. - S'il est vrai que l'ORSTOM était à l'origine tourné vers les anciennes colonies françaises - il fallait exploiter l'Afrique -, la diversification géographique de ses activités a commencé en 1964, notamment vers l'Amérique latine, à la suite de l'accession à l'indépendance de nombreux pays d'Afrique. Je me suis attaché à amplifier ce mouvement. Une de mes grandes préoccupations a été de tenter un développement vers l'Asie, ainsi qu'une redistribution des efforts de l'Afrique francophone. vers les pays d'Afrique anglophone. Il faut se rendre compte de ce qu'était, il y a encore peu, un centre ORSTOM sur le continent noir! C'était la France en Afrique, comme une ambassade, l'une des dernières possessions territoriales. A Adiopoudoume, le drapeau français
flottait à côté du drapeau ivoirien jusqu'en 1987 ! A Brazzaville, la gestion du centre est toujours confiée à l'ORSTOM, quand bien même le Congo en a la coresponsabilité... Pour marquer un changement d'état d'esprit, j'ai décidé de garder le sigle de l'Office, eu égard à sa notoriété, mais d'en changer l'intitulé. Aujourd'hui, l'ORSTOM est devenu l'Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération. Nous avons glissé, du besoin qu'avait la France de « terrains» équatoriaux pour sa propre recherche, à l'idée qu'il fallait aider l'Afrique à faire elle-même de la recherche de qualité. Q.L. - Une petite révolution? A.R. - Oui, mais l'ORSTOM était prêt au changement. Nous avons tout d'abord concrétisé cette aspiration par de pwfondes réformes de nos activités scientifiques, réalisées en 1988. De quinze disciplines, travaillant séparément, nous avons fait huit départements, centrés sur des problématiques de développement. La moitié d'entre eux concernent la valorisation des connaissances. Ils s'intitulaient: indépendance alimentaire, indépendance sani-
taire, indépendance énergétique, indépendance politique et économique. Il s'agissait clairement de donner autant d'importance à la recherche finalisée et interdisciplinaire qu'à la recherche fondamentale, et ce, en faveur des pays du tiers monde. Il faudrait y ajouter le « neuvième » département, celui de la diffusion de l'information. Nous avons fait un gros effort de valorisation des travaux à destination de l'Afrique. Par exemple, nous avons remis au Cameroun un inventaire de quelque 3 ()()() références sur toutes nos recherches dans ce pays. Q.L. - Un vocabulaire et des objectifs à la limite de la provocation, dans un monde scientifique qui ne se préoccupe pas toujours des retombées pratiques de ses travaux ! Quelles ont été les retombées de cette politique en faveur des pays où travaille l'ORSTOM ? A.R. - Ce fut une autre de mes bagarres, que de tenter d'instaurer une véritable coopération scientifique. Partager avec le pays d'accueil les moyens de l'ORSTOM, former des chercheurs africains, etc. Mais si la réforme scientifique a bien réussi, je considère que la coopération a plutôt échoué. J'y vois trois raisons. La première tient à la réticence des chercheurs de l'ORSTOM eux-mêmes. Par exemple, j'avais donné l'instruction de compter les chercheurs africains dans les effectifs de la maison. Mais ceux-ci voyaient rarement l'argent qui leur était destiné. Ensuite, la faute en incombe aussi aux Etats africains. Je suis très sévère sur ce point. Au lieu de perdre leur énergie à nationaliser nos centres par le haut, il leur suffisait de placer les meilleurs de leurs chercheurs à l'ORSTOM, où ils auraient pris le pouvoir en quelques années... Des conseils qui n'ont pas été suivis. Compréhensible dans les années 60. Mais aujourd'hui, ces gouvernements rappel-
lent les Blancs pour faire tourner leurs équipes de recherche ! Dernier blocage : la politique française. Jusqu'il y a peu, nous n'avons jamais voulu donner aux Africains les moyens de les équiper. Il fallait absolument soutenir leurs très bonnes équipes de recherche. Quand ils sont payés cinq fois moins qu'en Occident, les Africains partent, pour les Etats-Unis, la CEE... Q.L. - Quand on entend « ORSTOM », on pense immanquablement à DOM-TOM. Quels sont ses rapports avec les départements d'outre-mer? A.R. - Les centres ORSTOM des départements d'outre-mer sont de bonnes bases avant - ou arrière, suivant le point de vue... Bien sür, il est beaucoup plus confortable de faire des recherches sur la forêt amazonienne à partir de Cayenne qu'au Brésil. Mais ce n'est pas ce qu'on appelle de la coopération. Le travail de l'ORSTOM, c'est d'être dans les pays. A Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, j'ai tenté de ramener le centre à de plus justes proportions. Avec des recherches sur les nodules des fonds marins, difficile de prétendre qu'on fait de la coopération là-bas; ou avec l'Australie et les EtatsUnis, peut-être... Q.L. - Les chercheurs de l'ORSTOM passent une grande partie de leur temps à l'étranger. N'est-il pas plus difficile et moins « confortable »qu'en France, dans ces conditions, d'obtenir des résultats et de décrocher des publications ? A.R. - C'est vrai, les chercheurs de l'ORSTOM publiaient moins que les autres. Moi-même, j'ai mis dix ans pour passer ma thèse au Maroc. Mais nos réformes de 1983 ont permis de revaloriser notre image et de dynamiser la recherche en régions chaudes ;
FEU L'EMPIRE nous avons notamment créé à l'ORSTOM des postes d'accueil pour des transfuges du CNRS, de l'ISERM, etc. Nous avons eu beaucoup de succès. Nous avons même pu envoyer au Chili quatre chercheurs CNRS... chiliens, rémunérés et équipés par nos soins ! L'un d'entre eux est aujourd'hui ministre. Un bon coup dont je suis assez fier : il illustre parfaitement ce que nous pourrions réaliser en coopérant vraiment. Q.L. - Selon vous, la recherche scientifique - dont celle de l'ORSTOM, désormais reconnue d'un excellent niveau - joue un grand rôle pour le développement des populations défavorisées du tiers
39 monde. Que faut-il faire pour dépasser les /imites et les manques actuels de la coopération à /'ORSTOM? A.R. - Il faut combattre une tendance excessive au fondamentalisme de la recherche. Développer, c'est appliquer, finaliser des travaux; Par ailleurs, en 1988, j'ai conseillé à la gauche revenue au pouvoir qu'il faudrait doubler le budget de l'ORSTOM, en consacrant cette augmentation à des équipes non françaises. Il faudrait aussi en faire un vaste lieu d'accueil, en particulier pour les chercheurs étrangers. Quitte à créer une agence spécialisée dans la coopération scientifique, si celle-ci n'est pas possible au sein de l'ORSTOM ... Mais pour l'instant, on ne voit rien venir. Le
pouvoir politique ne veut pas jouer son rôle, et c'est très grave. Q.L. - Malgré la tentative de diversification géographique, l'Afrique n'en finit pas d'occuper le devant de la scène à /'ORSTOM. Son sort semble vous préoccuper plus que tout autre. C'est un continent à part? A.R. - L'Mrique mobilise encore plus de 50 ctfo des forces de l'ORSTOM. Il
faut dire que, partout ailleurs, la coopération scientifique fonctionne, presque facilement. Un chercheur, au Brésil, est noyé dans le nombre; il apporte un plus. S'il s'en va, ce n'est pas le vide. En Amérique latine et en Asie, les struc-
tures existent. En Mrique, il s'agit de les créer. Il ne faut absolument pas déserter ce continent. On est pourtant en droit de s'interroger: faut-il rester si nous n'y avons pas de partenaires ? Par ailleurs, je pense qu'il y aurait tout à gagner d'un rapprochement des organismes scientifiqlies et des organisations de solidarité avec le tiers monde, qui connaissent bien les problèmes des populations défavorisées. Mais c'est loin d'être gagné: ces deux milieux se connaissent mal; Malgré les efforts faits ces dernières années, ils ont encore à régler un « prol)lème de communication »...
Propos recueillis par Patrick Piro
FEU L'EMPIRE
Gilles Lapouge
La gloire de l'Empire Je déteste les Empires, mais pas trop tout de même. C'est que je pense aux écoliers un peu cancres. Les Empires leur mâchent la besogne : comme ils sont très gros et très lents, ils simplifient l'étude de l'histoire. N'est-il pas plus expéditif de survoler d'un seul coup d'aile tout le règne des Ottomans que d'apprendre par cœur la litanie des princes kurdes, algériens, tunisiens, koweitiens et yéménites?
nents entiers. Au lieu de débiter l'histoire en détail, comme s'y emploient les royaumes ou les républiques, les Empires nous la livrent en gros, de sorte que pour les étudiants les seuls moments de détente sont procurés par Gengis Khan ou Tamerlan, par les Achéménides, les Ming, les Mongols et les Mogols : plus de frontières, un seul souverain à la place de vingt rois incompatibles, une poignée de dates, et le tour est joué, quelques heures de cours vous permettent d'avaler deux ou trois siècles ensemble et de digérer une moitié du monde.
Et Rome, donc? Son Empire permet d'ignorer les tribulations de l'Illyrie, de la Pannonie, de la Bithynie, de la Pamphylie, de la Bétique, de dix autres contrées sauL'Empire assoupit l'histoire, bon grenues. L'Histoire est centralisée : débarras, non seulement pour la on interroge le Capitole et la moimémoire des cancres qui est si faitit du mon9è répond. Plus délectable; mais pour chacun de nous, s'il ble encore: ces provinces de l'Emest vrai, comme je commence à le pire ne sont pas jetées au néant. soupçonner, que l'histoire est une Elles végètent dans les limbes. Elles calamité, qu'elle fait se battre chamènent une existence brumeuse. En . cun avec chacun, et cela pour du marge de la grande Histoire, elles beurre puisque, la guerre finie, les passent comme des fantômes et· ennemis ne se souviennent même quoi de plus fascinant qu'une Hisplus qu'ils se haïssent. « Un pays toire de fantômes ? qui a une histoire, dit Michaux, L'Histoire, quand elle n'est pas devrait avoir honte ». A sa manière, l'Empire comble prise en charge par un Empire, est Michaux, il ralentit le temps. Il un salmigondis.. Elle grouille de nous promène dans les dimanches dates, de noms imprononçables, de de l'histoire - enfin, dans ses frontières toutes tordues, de royausamedis. mes de puces, de guerres de Picrochoies et c'est un dur labeur, pour un écolier, que d'attraper une Les Empires ont un autre Ariane dans ces labyrinthes. Les mérite : ils fatiguent les nationalisEmpires sont cette Ariane. Ils mes. Ils n'y mettent pas fin mais ils ordonnent l'embrouillamini, ils les camouflent, ils en suspendent les remplacent les années par des sièfièvres. Dans l'Empire austrocles, les principautés par des contihongrois, les Slovaques ou les
Magyars peuvent bien s'agiter, c'est le monarque de Vienne qui y gagne une migraine. Il nous épargne de nous en occuper et nous pouvons fouetter d'autres chats. Dans un Empire, on se mélange beaucoup. Au lieu que dans les nations, chaque ethnie est bien rangée dans sa boîte, avec une étiquette, dans l'Empire, toutes les peuplades se coudoient : on y parle dix langues, on y partage cent folklores, mille religions, dix mille légendes. Rome fut le caravansérail de l'humanité: on y croisait des Nubiens tout nus, des peaux rouges, des lamas du Tibet, des Sicambres fiers, des Zoulous, des Varègues et des Transoxians, des anciens élèves d'Oxford et des Tupinambas. Les costumes étaient une fête : des parkas du fleuve Amour et des vestes de peau de phoque, des costumes croi~és, des gandourahs d'Azerbaidjan et des filets de rétiaires, des pantalons de zouaves et des chechias du Magreb. Les rues étaient jolies, pleines de couleurs. Les Empires commettent cependant des vilenies. Par exemple, ils finissent par mourir. Et leur chute n'est pas belle. Elle fait un bruit affreux, car le désordre se met en tête de rattraper le temps perdu. L'Histoire, qui avait été comprimée ou ralentie par l'Empire, se réveille en sursaut. Comme elle a beaucoup dormi, elle est en pleine forme, fraîche comme un gardon, et très per-
fide: en quelques années, elle accomplit les forfaits qu'elle n'avait pas pu commettre pendant ses siècles de servitude. L'Empire espagnol d'Amérique n'était pas tendre: mais ce qui s'est passé depuis les Indépendances n'est pas moins sordide. Et la fin de l'Empire anglais des Indes ! Le spectacle que nous dispense aujourd'hui l'Europe invite aussi à réflexion: c'est une grande merveille que de voir défaillir l'Empire détestable de Staline, mais cette débâcle engendre quelques tohubohus : Gorbatchev siffle la fin de l'Empire, et l'on voit aussitôt pulluler des Etats que l'on croyait engloutis. Comme un vieillard gâteux, l'Europe remonte le temps: Le monde file à reculons, retrouve ses marques cinquante ans en arrière. Nos joùrnaux sont devenus des journaux d'avant 1914, on croit lire l'Excelsior ou l'Intransigeant, et l'on n'y· comprend goutte. Les
j'ECRI.S journal d'information technique pour les écrivains et ceux qui veulent écrire
specimen gratuit sur simple demande
85, rue des Tennerolles 92210 Saint-Cloud France
40
Zineb Ali Benali, Jean-Loup Amselle, André-Marcel d'Ans, Georges Balandier, Jean-Fran~ois Bayart, Yves Bénot, Alban Bensa, Robert Bonnaud, Georges Boudarel, Louis-Jean Calvet, Bernard·Cazes, Robert Chaudenson, Jean· Chesneaux, Georges Condominas, Jean-Pierre Dozon, Marie Etienne, Jean-Marie Fardeau, Alain Forest, Francois Gaulme, Francis Jeanson, Claude Joy, Gilles Lapouge, Hélène Lee, Fran~ois Maspero, Elikia M'Bokolo, Yann Mens, Pierre Pachet, Anne Roche, Alain Ruellan, Emmanuel Terray, Claude Wauthier, Jacques Weber .
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cancres doivent recommencer toutes leurs révisions. Des royaumes embaumés arrachent leurs bandelettes, des cadavres de grand-duchés soulèvent leurs pierres tombales, des spectres prétendent qu'ils vivent. Des souvenirs d'Etats gesticulent, se dressent comme des charognes de Jugements derniers, déchirent leurs linceuls, font les quatre cents coups, se mettent à tracer des tas de fron-
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tières à toute vitesse de manière à pouvoir haïr tout ce qui bouge de l'autre côté de ces frontières. La Bessarabie s'éveille d'une syncope de cinquante ans, la Transylvanie quitte son bois dormant et chaque jour, une nouvelle peuplade défie ses voisines : Sudètes et Moraves, Philarètes et Macédoniens, Croates, citoyens de Garabagne et de Thulé, Caréliens, Paphlagones et Valaches, Dalmates, Opsikioniens,
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LA QUINZAINE LITTÉRAIRE bimensuel parait le 1"' et le 15 de chaque mois - Le numéro: 20 F Commission paritaire: certificat nO 56118 Directeur de la publication : Maurice Nadeau Imprimé par SIEP, "Les Marchais", n590 Bois-le-Roi - Diffusé par les NMPP AOÛT 1990
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Tchémérides et chevaliers porteglaives, chevaliers teutoniques et Kirghiz, Polruves et Grand boutiens, vingt peuplades trépassées réclament leur part d'histoire, de sang, leur identité, jouent les gros bras, poussent des cris de coq. L'Europe de l'Est devient une foire aux vanités historiques. A la gloire de l'Empire, qui est déplorable, mais dont l'excuse est d'être unique, succèdent des centaines de gloires de Lilliput. Chacun de ces Lilliput dégaine ses anciens maîtres : on voit se radiner des rois Zog et Leka 1er, des Princes Siméon, Alexandre ou Michel, des Habsbourg et des Hohenzollern, des archiducs sardanapalais, des prolégomènes et des parenthèses, des comtes palatins, des évêques-électeurs et des princesses douairières, une foule de vieilles démangeaisons, des naphtalines, tombées de la galerie des ancêtres, avec leurs têtes de collection de timbre-postes avariés, sanglés dans des uniformes d'outre-tombe, mordorés et radoteurs, plus ahuris que des hiboux en plein Midi et portant dans leurs bras des monceaux de blasons et de généalogies. Toutes ces altesses de cimetières rugissent, exigent de retrouver leurs trônes évaporés tandis que, du fond des montagnes, surgissent avec leurs pétoires des bandes d'irrédentistes assoupies depuis la guerre de Trente ans. Au commandement de Gorbatchev, la géographie elle-même se met en mouvement : des rivières taries depuis 1914 refont leur métier de rivière, redessinent de vieilles frontières empoussiérées; des montagnes rayées de la carte en 1917 recommencent à culminer à 3 000 mètres, entre deux Etats ennemis. Ce tumulte géographique nous indique au passage une autre
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vertu des Empires: ceux-ci ne se contentent pas de simplifier les cours d'histoire. Ils désencombrent, de surcroît, la géographie. Si j'osais, je décernerais une autre médaille aux Empires, mais je crains les représailles. Mon idée concerne le Mondiale de football : supposons que la planète soit divisée entre quatre Empires. Eh bien, le Mondiale, au lieu de nous empoisonner l'existence, avec ses vulgarités, ses hystéries, son écœurant patriotisme durant un mois entier, on lui réglerait son compte en vingtquatre heures. Me pardonnera-t-on ce dernier sacrilège? Et puis j'ai conscience que les Empires ne sont pas sans défauts. Ils sont féroces. Ils ne valent pas mieux que les rois et les républiques. Même, ils sont plus sanglants et comme ils oppriment les peuples qu'ils ont croqués, ils sont impardonnables. Je voudrais donc nuancer la première proposition de ce texte. Je souhaite la renverser complètement et de dire : j'aime bien les Empires, mais pas trop tout de même. _
P.S. - Une autre idée m'arrive et je l'ajoute car elle est importante: l'art de la bicyclette évolue au contraire de celui du football. L'Empire, qui raccourcirait le Mondiale, allongerait les courses de vélo. Nous aurions droit, en place du Tour de France, à un Tour de l'Empire, ce tour serait très long, couvrirait une année à peu près, ce qui revient à dire qu'il ne s'interromprait jamais. Il serait infini. De sorte que je viens de mettre au jour, à braie-pourpoint, une petite loi permettant d'élucider, avec une rigueur scientifique, les mérites respectifs de la Nation et de l'Empire .oIes amateurs de football sont partisans de la Nation alors que les sectateurs de la petite Reine prefèrent i'Empire.