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za littéraire 537.

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1SSN 0048-6493

DU 1er AU 31 AOÛT 1989/ PRIX: 25 F (F.S. : 8,00 - CON: 5,50)

Structures traditionnelles. La longue histoire de la sécularisation. La laïcité. Le retour du religieux. Formes nouvelles insolites ou aberrantes du besoin de croire. André-Marcel dtAns t Louis Arénilla, John Atherton, Vladimir Berelowitch, Carmen Bernand, Jean Chesneaux, Michel Clévenot, Maurice Coyaud, Xavier Delcourt, François Dubet, Roger Gentis, Claude Glayman, Georges Hourdin, Gilles Kepel, Jean Lacoste, Claude Liauzu, Maurice T. Maschino, Maurice Nadeau, Claude Nicolet, Thierry Paquot, Emile Poulat, Maxime Rodinson, Fernand Rude, Gérard Soulier, Alain Touraine, Daniel Vidal, Eugen Weber, Michel Wieviorka. M2425 - 537 - 25 00 F

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Les romans que vous lirez cet automne.


537. 3 ÉDITORIAL

Pouvoir religieux, pouvoir politique

4 LES STRUCTURES 5 TRADITIONNELLES

Religion et politique à la fin du xx e siècle Dans l'Eglise catholique débats politiques et théologiques Engagement politique et loi religieuse, les chrétiens démocrates L'Islam. Vendée de l'Occident La République islamique et la loi internationale Bruno Etienne La France et l'Islam Entretien avec Maxime Rodinson

8 7 8 9 11

UNE LONGUE HISTOIRE

12 13 14 15 18 17 18 20

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24 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT 25 28 27 28 29

UN ANIMAL RELIGIEUX

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J. Le Goff! R. Rémond Histoire de la France religieuse Marc Lienhard L'Evangile et l'église sous Luther Périls en la demeure La dérision et le feu purificateur Crimen, delictum, culpa, peccatum· Mozart. Méhul compositeurs des Lumières La France et les Juifs Terminer la Révolution La modernité politique ne commence-t-elle pas llvec Machiavel? Le Vaudou, théologie de la Libération? Pouvoir et religion au Japon De bonnes cartes, un jeu déplorable La laïcité: seul terrain d'entente . La crise de la laïcité Une entorse à la laïcité, le statut de l'Alsace-Lorraine Entretien avec Emile Poulat

par Maurice Nadeau par Gilles Kepel par Michel Clévenot par Georges Hourdin par Claude Liauzu par Gérard Soulier par Maurice T. Maschino Propos recueillis par la Q. L. par Michel Wieviorka par Louis Arénilla par Daniel Vidal par Carmen Bernand par Xavier Delcourt par Claude Glayman par Michel Wieviorka par Fernand Rude par Alain Touraine par André-Marcel d'Ans par Maurice Coyaud par Eugen Weber par Claude Nicolet par François Dubet par Jean Lacoste Propos recueillis par la Q.L.

Religion et politique à l'Est Dieu ? Combien ? La dernière tentation de l'écrivain De la religiosité tellurique à l'écologie politique

par John Atherton par Roger Gentis par Thierry Paquot par Jean Chesneaux par Anne Sarraute

La rentrée littéraire

Droits réservés Crédits photographiques P. 5 Encyclopedia Universalis « Religions » P. 6 Encyclopedia Universalis « Religions » P. 7 D.R P. 8 D.R. P. 9 Larousse « Journal de l'année » P. 10 Gallimard « Mahomet la parole d'Allah » P. Il Seuil « Histoire de la France religiease » P. 12 Seuil « Histoire de la France religieuse » P.13 D.R. D.R. P. 14 Filipacchi « Images de Jacques Prévert» P.15 D.R. P.16 D.R. P.17 D.R. P.18 D.R. P.19 D.R. P.20 Seuil, « Histoire de la France religieuse» P.22 D.R. P.23 D.R. P. 24 Herscher, « Religion et France révolutionnaire» P. 26 Centre Georges Pompidou « Censures» Seuil « Histoire de la vie privée » P. 28 Centre Georges Pompidou « Censures» D.R. P. 30 Encyclopedia Universalis « Religions » P.31 D.R. P.34 D.R.

Publié avec le concours du Centre National des Lettres

Direction: Maùrice Nadeau. Comité de rédaction: André-Marcel d'Ans·, Louis Arénilla, Françoise Asso, Alexis Berelowitch, Marcel Bisiaux, Robert Bonnàud, Bernard Cazes, Jean Chesneaux, Xavier Delcourt, Christian Descarnps, Marie Etienne, Anne Fabre-Luce, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacqueline 'Forni, Roger Gentis, Jean-Paul Goux, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Francine de Martinoir, François Maspero, Gér!lfd Noiret, Pierre Pachet, Evelyne PieiIler, Agnès Vaquin, Gilbert Walusinski, Michel Wieviorka. Arts: Georges RaiIlard, Gilbert Lascault, Marc Le Bot. Théâtre: Monique Le Roux. Cinéma: Louis Seguin. Musique: Claude G1ayman. Danse: Julia Tardy-Marcus. Secrétaire de la rédaction, documentation, bibliographie: Anne Sarraute. Courriériste littéraire: Jean-Pierre Salgas. Publicité: General medias, Sophie Gaisseau, 40-28-48-48. Rédaction, administration: 43, rue du Temple - 75004 Paris - Tél. : 48-87-48-58. Abonnement: Un an - 380 F - vingt-trois numéros. Six mois - 200 F - douze numéros.

Etranger: Un an - 500 F - par avion 680 F. Six mois - 290 F - par avion 375 F. Prix du numéro au Canada: $ 4,15. Pour tout changement d'adresse: envoyer 3 timbres à 1 F avec la dernière bande reçue. Pour l'étranger: envoyer 3 coupons-réponses internationaux. Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal·; CCP Paris 15-551-53.


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ÉDITORIAL

Pouvoir religieux pouvoir politique Le projet de ce numéro spécial est né de l'Affaire Rushdie. Khomeiny, appelant au meurtre d'un écrivain, coupable, dans un roman, d'avoir offensé Mahomet, nous en aurions ri il y a quelques années encore. Depuis les Grecs, l'homme a fort maltraité les dieux qu'il a créés, soit pour s'en attirer des faveurs plus grandes, soit pour exprimer ses déceptions et sa colère à leur endroit. Pour les Occidentaux, le livre saint, la Bible, a fait dès le XVIe sièclerobjet d'examens critiques et de contestations. Depuis Théophile de Viau, Claude Le Petit brûlé en place publique, les "libertins" du XVIIe, les' d'Holbach et les Sade du XVIIIe, longue est la liste de ceux qui ont fait plus ou moins prudemment profession d'athéisme, au point que les agnostiques, aujourd'hui, sont plus nombreux que les sectateurs de n'importe quelle religion. L'anachronique Khomeiny n'était pourtant ni un fou ni un fanatique isolé. Son appel au meurtre est immédiatement entendu et approuvé par les millions de ses coreligionnaires en tous pays. Notre étonnement redouble à le voir "compris", en somme excusé, par certains dignitaires de religions qui n'ont ,cependant ni les mêmes dieux ni les mêmes prophètes, voire par des laïcs qui, au nom du "respect (sic) qu'on doit aux croyants", se trouvent d'accord avec les premiers pour condamner ce qu'ils considèrent comme "blasphème" et "sacrilège". Placer le Prophète dans des situations incongrues ou donner à Jésus-Christ des "tentations" trop humaines, c'est attenter à ce qui se trouve au cœur de toute religion : la notion du "sacré".

*

L'homme religieux, le croyant, non seulement ne souffre pas qu'on donne à ses dieux des passions trop humaines, mais il est lié à tous ceux qui partagent le même besoin d'une transcendance et qui visent à en faire bénéficier, à la limite, l'humanité entière. Dès lors qu'il a entendu la parole qui sauve et possède la vérité, il estime de son devoir de la faire entendre à son tour, de la répandre, de la faire triompher sur le mensonge, le scepticisme efl'indifférence. C'est du bonheur des hommes qu'il s'agit, de leur salut, dans ce monde-ci et dans l'autre. S'il échoue à convaincre, comment ne viseraitil pas à se donner les moyens d'imposer cette vérité, comment ne chercherait-il pas à l'institutionnaliser ? Le pouvoir sur les âmes n'est rien s'il n'est en même temps un pouvoir sur les corps, sur la vie de chacun dans son quotidien et sur la "polis" dans son ensemble. Dans les guerres de religions, chaque camp affirme vouloir faire triompher "la vraie foi", il vise plus sûrement à conquérir le pouvoir qui permettra de l'imposer.

Bien avant Khomeiny, l'Histoire a· gardé le souvenir de cette théocratie parfaite que fut l'état jésuite du Paraguay. Sous le nom de Cité du Soleil, les missionnaires Jésuites avaient réussi à édifier un Etat où l'on ignorait l'argent, où les Indiens possédaient le sol en communauté et où ils avaient en outre acquis, écrit un historien catholique du XVIIIe siècle pour s'en féliciter, le goût du mystère et de l'autorité. Avec entrain, ils confessaient leurs péchés, acceptaient les pénitences les plus sévères, nourrissaient un sentiment de culpabilité tel qu'il constituait pour leurs surveillants et leurs maîtres jésuites "un outil de gouvernement idéal". Ludovico Antonio Muratori décrit cette "expérience sacrée" dans un livre fort lu à l'époque, admiré, et qui porte un titre explicite: "La Chrétienté heureuse" (1). L'état jésuite du Paraguay a duré un siècle et demi, il était florissant et prospère, les Indiens eux-mêmes s'y croyaient heureux. Il avait en outre pour lui d'être isolé du reste du monde, les Européens et même les Espagnols n'ayant le droit d'y pénétrer qu'en envoyés du Roi très catholique et acceptant d'y être étroitement surveillés afin, dit la chronique, "que les méchants ne contaminent les bons par leur conduite". N'est-ce pas là le rêve de toute théocratie : contraindre les hommes au bonheur imaginé par leurs maîtres? Les Jésuites du XVIIe siècle n'étaient pas plus des utopistes (ou pas moins) que ne l'ont été Hitler et Staline au nom de fois différentes.

* Dans notre Occident, c'est à travers une lutte séculaire que le pouvoir politique a fini par se différencier du pouvoir religieux, à lui ravir peu à peu les tâches que celui-ci assumait dans les domaines divers qui tiennent à la vie et à la mort. L'Etat, gagnant en puissance, prenait le ,relais, mais finit par renvoyer les fidèles à leurs églises tout en garantissant le libre exercice de leur culte. Tolérance, laïcité. « Le processus de sécularisation, dit ci-après Gilles Képel, avait atteint un point de nonretour ». La religion devenait affaire privée. Nous nous bercions de cette douce assurance quand l'appel au meurtre lancé par Khomeiny a sonné le réveil. Si un chef religieux et politique se permet de bafouer le droit international, c'est parce qu'il sait compter sur l'assentiment des millions d'hommes qui partagent sa foi, secondement sur l'impuissance des Etats réputés laïcs à contrecarrer sa volonté, troisièmement et enfin, sur la complicité (ou la passivité) de tous ceux qui, sensibles à la dégradation des valeurs "humanistes" (ou qui, même, en sont victimes) cherchent refuge dans n'importe quelle transcendance. Il leur faut des raisons de vivre et de mourir. -Nation, patrie, ethnie, foi en Dieu, bonheur pour tous, tout est bon qui, d'une part confère une identité, de l'autre promet un avenir moins calamiteux que le présent.

*

De ce « retour du religieux » la montée spectaculaire de l'islamisme dans le monde en est aujourd'hui le phénomène le plus voyant. Il apparaît cependant aussi chez les catholiques qui se sont donné un Pape combattant. Indulgent aux "intégristes" et adversaire déclaré de ceux qui voudraient adapter au monde moderne une cléricature obsolète. Il nourrit les syndicalistes polonais dans leur volonté de changer les règles du jeu politique, comme les "fondamentalistes" américains dans celle de retrou-


STRUCTURES TUDln.NELLES

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ver l'Eden. Les Israéliens ont leurs rabbins racistes et pousse-au-crime. Dans le pays même où la religion était combattue en tant qu'« opium du peuple », la foi orthodoxe et slavophile taille des croupières à celle, en déconfiture il est vrai, des lendemains qui chantent.

*

Ce « retour du religieux» alimente des politiques. Bénéfique à court terme, semble-t-il, pour les Polonais. Généralement nuisibles à la liberté des citoyens, voire criminelles quand elles mènent à la prise d'otages et au terrorisme. Par la grâce des "fondamentalistes"; les femmes américaines risquent de perdre le droit à l'avortement, par celle du Pape, passage risque d'être livré au sida, et si on écoutait les extrémistes religieux d'Israël la paix avec les Palestiniens se confondrait avec leur extermination. En France même, les manifestations en faveur de "l'école libre" ont montré que si l'Etat tient encore les rênes de l'éducation, il n'en possède plus la légitimité. « Afin de se situer dans le monde, afin de donner à sa propre exis-

tenceun sens universaliSable », l'homme, nous dit Roger Gentis, a besoin de solutions religieuses. Notre ami psychiatre en décrit de curieuses, fondées sur le Corps, la Science ou le Tarot, et qui mêlent l'idéalisme au mercantilisme. Dans tous les cas, il s'agit de se fabriquer un absolu et d'y croire. Croire, alors que l'exercice de la pensée, suggérait déjà Montaigne, commence avec le doute. Libre à chacun d'adopter la solution religieuse qui comble en lui le vide d'une existence dans un monde où les conquêtes "de la pensée sont loin d'être toutes admirables, mais libre à chacun, également, de la dénoncer lorsqu'elle prétend contraindre et régenter la vie de la cité dans son ensemble. . Sur ce mariage, de nouveau à l'ordre du jour, entre religions et politique, les collaborateurs de ce numéro - ils sont de divers bords - appor.tent quelque lumière. Nous les en remercions, comme nous remercions notre ami Michel Wieviorka, de les avoir rassemblés. Maurice Nadeau. 1. Cité par G~staw Herling dans Journal écrit la nuit

0' Arpenteur éd.).

LES STRUCTURES TUDITIONNELLES

Gilles KepeI

Religion et politique à la fin du XXe siècle 1

Au long des décennies de l'après-guerre le désenchantement du monde a semblé à beaucoup d'observateurs le critère ultime de la modernité. Le triomphe d'Etats utilisant (dans une proportion inconnue jusqu'alors) les ressources des sciences et des techniques pour asseoir leur autorité et ordonner les sociétés a paru démontrer que le processus de sécularisation avait atteint un point de non-retour. Cette situation est advenue tant dans les Etats nouvellement indépendants que dans les pays occidentaux.

Dans les deux cas, les systèmes de légitimation religieuse du pouvoir comme les fonctions sociales du sacré ont présenté les symptômes d'une crise inouïe. Le rôle des clergés et des institutions gérées par lui a été considérablement relativisé, et le religieux a, d'ordinaire, effectué Un repli vers la piété privée ou les affaires de statut personnel : la dissociation explicite entre religion et politique se prolongeait dans le domaine social avec l'étatisation et/ou la laïcisation de nombre de services assurés traditionnellement par les institutions religieuses, comme l'éducation, les fonctions caritatives, la santé, etc. Au milieu des années soixante-dix, ce processus qui paraissait inéluctable connaît son premier essoufflement, avec l'apparition de signes épars qui témoignent d'une réémergence du religieux sur des espaces sociaux et politiques d'où on l'avait cru disparu. Le surgissement de l'Islam comme force de mobilisation populaire, le charisme retrouvé d'un pontife romain soucieux

de peser sur les relations internationales ainsi que sur les valeurs et les comportements sociaux, la puissance médiatique et politique des réseaux évangéliques aux Etats-Unis, en sont parmi les signes les plus connus ; mais d'autres événements comme la progression de la violence confessionnaliste en Inde, la, référence au catholicisme en Pologne et à l'orthodoxie en Russie face à l'Etat socialiste s'inscrivent dans une même séquence historique. Par-delà la diversité des situations, on observe un semblable mouvement qui voit le religieux repartir à l'assaut du politique depuis les sphères privées où il avait fait retrait, et cela en empruntant les voies du social. Ce mouvement est rendu possible par le recul de l'Etat, incapable de gérer, dans des pays de plus en plus nombreux, des phénomènes sociaux qui se pervertissent sous l'effet de contraintes économiques et démographiques dramatiques : le développement d'un chômage structurel massif et la remise en cause des systèmes de santé publique en sont

parmi les illustrations les plus connues dans les sociétés développées. Dans les Etats autorit.aires du bloc communiste et du tiers-monde, la débâcle du système social précipite la crise de légitimité de pouvoirs politiques qui avaient cru pouvoir s'émanCiper dans les faits de références au sacré pour fonder leur assise.

lorisés qui sont d'ordinaire leur lot. C'est dans cette faille que vient s'inscrire l'appel au sacré, perçu comme ordre, comme cohérence retrouvée, par opposition à la désarticulation culturelle et sociale de ce monde.

Ce recul de l'Etat, partiellement délibéré, partiellement involontaire et contraint, libère un espace, crée un « appel d'air» par où s'engouffrent les mouvements politico-religieux ; il ne constitue pas pourtant un facteur explicatif suffisant du phénomène...

Deux grands types

Si ces mouvements connaissent le succès, c'est très largement grâce au profond renouvellement de leur dynamique interne par rapport aux organisations cléricales traditionnelles, à l'émergence de nouveaux groupes intellectuels formés aux techniques de pensée et de communication contemporaines et qui sont capables d'accéder au registre transcendantal tout en s'adressant aux masses grâce aux médias les plus modernes, audio-visuels en particulier. Ces groupes recrutent le gros de leurs partisans dans une vaste couche socio-culturelle qui apparaît pour la première fois dans l'histoire en cette fin de siècle, et qui est composée de « diplômés » ayant eu accès à un savoir fragmentaire dispensé par les institutions éducatives de masse. Qu'ils appartiennent à une première génération ayant accès à la lecture, comme dans le tiers-monde, ou à l'enseignement supérieur, comme dans les pays développés, ces diplômés font l'expérience au sortir de leurs études du gouffre séparant leurs aspirations et leurs attentes de l'emploi et du statut social déva-

Les mouvements politico-religieux qui structurent l'appel au sacré se répartissent en deux grands types. Le premier, qui est le plus répandu dans les pays en développement, trouve son relais dans une contestation de l'ordre social débouchant éventuellement sur la prise de pouvoir révolutionnaire dont l'Iran a fourni le paradigme, ou sur le harcèlement du régime comme c'est le cas en Pologne. Le second, qui s'exprime d'abord par le piétisme, évite la confrontation directe avec l'Etat, mais a souci de créer des structures intermédiaires sous diverses formes communautaires, qui permettent tant la resocialisation des adeptes que la constitution de groupes de pression ou d'intérêt. Présent dans les pays en développement, ce type de mouvement est très puissant dans les pays développés de l'univers protestant, notamment aux Etats-Unis, et son importance ne fait que croître en Europe, et en France, sous la forme du « renouveau charismatique » qui touche aussi bien les catholiques. Les structures tradi tionnelles des Eglises ou les docteurs de la loi n'ont d'ordinaire participé que marginalement au départ à ces mouvements dont ils n'avaient pas l'initiative; si certains


L'ÉGLISE CATHOLIQUE les ont combattus, voyant en eux une insupportable concurrence, la plupart se sont employés par la suite à les canaliser, les accueillir ou les récupérer. A des degrés divers, l'Eglise catholique ou l'establishment des oulémas surtout les mollahs du chiisme - figurent parmi les institutions cléricales qui om su le plus efficacement réinvestir ces mouvements politico-religieux, se refaisant par là-même une modernité. Dans les deux cas, il en va de leur capacité à guider, par delà les mouvements euxmêmes, de grandes masses humaines désenchantées à l'égard des idéaux sécrétés par les Etats de l'aprés-guerre, et qui voient s'éloigner les perspectives de bien-être et de partage équitable des ressources qui avaient nourri les aspi-

5 rations démocratiques ou socialisantes des décennies cinquante et soixante. Lorsqu'elles défraient la chronique, les manifestations politico-religieuses sont généralement interprétées comme l'expression de révoltes contre l'ordre établi dans un pays donné ou dans le monde, révoltes parfois exacerbées en un fanatisme spectaculaire - dont la forme islamiste a connu une grande faveur médiatique. Pourtant, ce mouvement est également investi par des forces conservatrices qui confortent le système dominant : la « moral majority »d'outre Atlantique et son avatar le plus visible, le télévangélisme, en témoignent éloquemment. La deuxième moitié des années soixante-dix voit l'acmè des utopies

révolutionnaires socialisantes - avec la prise de Saïgon qui se prolongera en la tragédie des boat-people; elle marque aussi l'essoufflement des idéaux de nation et de patrie issus de la Révolution Française, tant dans les Etatsnations européens que dans les pays décolonisés. La réémergence du religieux sur la scène politique qui advient alors se manifeste par la capacité des mouvements qui s'en réclament à maîtriser les processus par lesquels la société désigne les problèmes sociaux, puis à susciter une mobilisation pour les résoudre dans le sens souhaité - prenant ainsi le relais des progressistes ; elle participe d'une grande redistribution des cartes idéologiques et symboliques de cette fin de siècle. Mais en s'inscrivant en faùx contre

Le sommet islamique de Lahore (1974)

toute une tradition intellectuelle qui remonte à l'interprétation française des Lumières et idéalise l'Etat démocratique sous forme d'un absolu, elle retrouve une autre tradition, qui veut que l'Etat comprenne « qu'il existe un ensemble de vérités qui ne sont pas soumises au consensus, mais le précèdent et le rendent possible» - comme le note le cardinal Ratzinger. Cette tradition se présente aujourd'hui sous les traits avenants de la critique des systèmes totalitaires, dépeints comme le. terme inéluctable de la laïcisation, et fait de la réconciliation de l'homme avec Dieu le garant de la liberté. Elle met en cause la relégation du religieux dans le domaine de la piété privée, et revendique une situation de droit public qui permette d'intervenir, au nom de valeurs révélées, dans l'élaboration de la loi. En ce domaine, et par-delà leurs divergences, fondamentalistes protestants, intégristes catholiques et militants islamistes se rejoignent. Reste à savoir si le recours au sacré pour défendre contre la toute-puissance de l'Etat les valeurs humaines n'ouvre pas la voie à une remise en cause fondamentale des notions d'égalité et de liberté, en établissant tant une hiérarchie des croyances qu'une cascade de statuts discriminatoires à l'encontre de ceux qui ne professent pas la foi .

Gilles Kepel est ·chercheur au CNRS et professeur à l'Institut d'Etudes politiques de Paris. Auteur de : le Prophète et le pha-

raon. les mouvements islamiques dans l'Egypte contemporaine, (La Découverte, 19841 et de les Banlieues de l'Islam, naissance d'une religion en France, Seuil, 19871.

Michel Clévenot

Dans l'Eglise catholique débats politiques et théologiques Depuis six mois, un vent de contestation souffle sur l'Eglise catholique.

Le 26 janvier, cent soixante-trois théologiens germanophones dénoncent la «mise sous tutelle croissante des Eglises locales » et plaident pour « une catholicité ouverte ». Le 28 février, cent trente théologiens francophones et cinquante-deux Flamands leur emboîtent le pas (les Espagnols suivront en avril, les Italiens en mai). Le 8 mars, un collectif baptisé" Jonas" s'inquiète de « la crise conservatrice que connaît aujourd'hui l'Eglise catholique ». Le 20, l'hebdomadaire Témoignage chrétien lance un « Appel au dialogue »qui recueille rapidement des milliers de signatures. Le 25. dans le Monde, le supérieur des dominicains de la province de Lyon publie un « Avis de coup de vent sur l'Eglise» et estime qu'« un débat doit s'ouvrir de toute urgence ». Peu après, Marcel Légaut s'adresse à ceux qui, hors du monde catholique, « souhaitent que beaucoup de choses changent en profondeur dans l'Eglise ». Dans le Monde diplomatique de mai, Henri Quillemin dénonce la politique de remise en ordre du Vatican. Toutes ces interventions entendent protester contre une stratégie que le car-

dinal Ratzinger a lui-même qualifiée de "restauration" et qui se manifeste depuis quelques années par un certain nombre de faits, parmi lesquels on peut noter: la tenue, en 1985, du synode extraordinaire chargé de «célébrer, vérifier et promouvoir le concile Vatican II » ; l'échec du synode sur les laïcs en 1987 ; les nominations d'évêques conservateurs en Hollande, Espagne, France, Allemagne, Autriche, Suisse, Amérique du Sud, Etats-Unis; la mise au point d'un statut juridique visant à diminuer l'importance des conférences épiscopales nationales; l'affaire du catéchisme françàis, modifié sur ordre de Rome ; la réintégration en douceur des intégristes liés à Mgr Lefebvre ; l'interdiction d'enseigner portée contre le théologien américain Charles Curran ; le rappel à l'ordre des universités catholiques de Lille, Louvain et Nimègue à propos des fécondations "in vitro" ; la suppression du débat avec Mgr Gaillot su~ le minitel de "Chrétiens-médias" ; la brusque mise à pied du père Valadier, directeur de la revue Etudes; l'obligation de prêter un serment de fidélité faite à tous les curés, théologiens et responsables dans

l'Eglise, etc. Parm'i les protestataires, beaucoup soulignent que la restauration en cours met en cause le concile Vatican II, qui avait soulevé un immense espoir, et dont ils souhaitent poursuivre le mouvement d'ouverture. Pour ou contre Vatican II ? Il se pourrait que ce soit un faux débat. En effet, plutôt que d'ouvrir une ère nouvelle, il semble que le concile ait surtout clos une époque révolue. Il a marqué la fin de la période inaugurée par le concile de Trente (1545-1563), qui fut dominée par une attitude contre-réformiste et contre-révolutionnaire. La condamnation des thèses luthériennes et des principes de 1789 trouvait son apothéose dans la proclamation de l'infaillibilité pontificale par le concile Vatican 1 en 1870. Par rapport à cette époque, Vatican II constitue une double fin, car c'est au moment où commence ce que Henri Mendras'appelle "la Seconde Révolution" que le concile décide d'entériner (oh! prudemment) les acquis de la Première. En d'autres termes, il adhère à la modernité quand celle-ci fait place à la postmodernité. La crise actuelle de l'église catholique tient en somme à ce qu'elle se trouve assise entre trois chaises. La postmodernité se caractérise par la sécularisation de la société, l'atomisation des individus, la perte de contrôle des appareils, et la fin des "grands

récits légitimateurs" (foi, raison, progrès) qui donnaient sens à l'existence. En même temps qu'une extrême vulnérabilité, eUe provoque des réactions de peur qui favorisent les courants de reprise en main autoritaire et d'affirmation identitaire. Elle semble donner raison aux "prémodernes" qui n'ont jamais accepté le passage à la modernité et croient le temps venu de brandir à nouveau leurs anathèmes. Face à eux, les "modernes" (ou "modernistes" ?) ne font guère le poids, avec leurs timides tentatives de replâtrage idéologique et de rééquilibrage institutionnel (déclarations épiscopales tous azimuts, synodes diocésains dont les décisions les plus audacieuses, à Limoges par exemple, sont bloquées par Rome).

Des bâtiments de trois étages Dans I.'Etat des religions, Paul Blanquart compare les religions constituées à des bâtiments de trois étages : « Au niveau inférieur, le symbolique qui donne sens. A l'échelon supérieur, les appareils et les institutions. Entre les deux, les rationalisations, dogmatiques et théologies ». Dans l'église catholique romaine, la situation actuelle se caractérise par la quasi ç1isparition de l'échelon intermédiaire. Dénoncés, menacés,


L'ÉGLISE CATHOLIQUE

6 condamnés, réduits au silence, les théologiens se sentent tellement promis à l'extinction que ce sont eux qui ont été les premiers et les plus nombreux à protester contre la politique vaticane. Pour ne voir là qu'une réaction corporatiste, il faudrait ignorer l'apport considérable de ces hommes qui, de Bonhoeffer et Teilhard à de Certeau et Morel (pour ne parler que des morts), ont contribué à maintenir vive la grande tradition de la foi en quête d'inteIligence. Cependant, les théologiens ne sont pas les seuls en cause. Leur mise entre parenthèses permet au pape (étage

supérieur du bâtiment) de se brancher directement sur l'étage inférieur Oe symbolique, ou "religieux flottant"), grâce à son incontestable talent médiatique qui, comme l'avait bien vu Mc Luhan, opère davantage comme un "massage" que comme un "message". Les gens qui admirent les prestations de Jean-Paul Il sans écouter ce qu'il dit n'en sont pas moins façonnés par cette stratégie qui vise à annihiler l'esprit critique, base de la modernité. Par un curieux paradoxe, ce pape prémoderne peut avoir des allures postmodernes, à force de tomber à bras raccourcis sur la mOdernité. mais il ne faut

pas s'y tromper, et c'est pourquoi les débats récents dOIvent être approfondis jusqu'à I;enjeu essentiel. Un seul exemple, mais fondamental. nous servira à l'exprimer: celui des Droits de l'homme. On sait que Jean-Paul II et ses émules passent pour en être d'ardents défenseurs. Or, à y regarder de près, on s'aperçoit par exemple qu'ils pratiquent toujours une véritable discrimination sexuelle à l'égard des femmes, que les décisions concernant la procréation sont prises sans consultation des experts les plus qualifiés, que le nouveau Code de droit canonique contredit explicitement

bon nombre des droits inaliénahl... universellement reconnus aux inculpés, que la sécularisation est toujours vue comme un mal, contre lequel on en appelle à une réaffirmation de l'identité chrétienne. Bref, on ne parle pas de la même chose. Les droits définis par Jean-Paul II ont peu de choses à voir avec ceux de la Déclaration universelle de 1948, qu:avaient reconnue Jean XXlIl et Paul VI.

Sans effet Dans ces conditions, des protestations, même nombreuses, même vigoureuses, resteront sans effet. Si ce qui menace l'Eglise, comme la société tout entière, c'est bien une "défaite de la pensée", le seul véritable remède consiste à redoubler d'efforts pour que la postmodernité ne s'effectue pas en enjambant la modernité, au détriment du principal acquis de cette dernière : la raison. Alors peut-être pourra-on redire le vers d'Apollinaire :

lean-Paul II

Seul en Europe tu n'es pas antique Ô Christianisme

• Michel Clévenot fut prêtre jusqu'en 1972. Journaliste historien, il est l'auteur de Approches matérialistes de la Bible, (Cerf, 1976). L'état des religions dans le monde (direction de l'ouvrage collectif), (La Découverte-Cerf, 1987). Les hommes de la fraternité (Histoire du christianisme), (Retz, dont le tome 9 (Xvn· siècle) paraîtra en septembre sous le titre Ombres et lumières du Grand Siècle). Haut-le-pied. Itinéraire d'un homme de foi (La Découverte à paraître en septembre). L'Eglise entre trois chaises, (Syros à paraître en octobre), qui développera l'analyse présentée dans cet article.

Georges Hourdin

Engagement politique et foi religieuse Les chrétiens démocrates J'ai toujours voulu que mon engagement politique soit la conséquence de ma foi religieuse et de mon appartenance à une église. L'Evangile du Christ auquel je crois n'est pas neutre. Il nous apporte des vérités totales.

Ces vérités concernent notre attitude par rapport à Dieu, à la connaissance et à la morale. Il identifie le Christ, fils de Dieu, aux pauvres, aux infirmes, aux marginaux, à tous ceux qui sont socialement en dessous de nous ou en dehors de la norme pour tenter de les replacer à nos côtés dans la plénitude de leur dignité humaine et de la joie de vivre. L'Evangile affirme, en effet, et nous devons le croire, que les institutions sociales sont au service de l'homme. Elles doivent être conçues et fonctionner pour lui et non pas le contraire ! Tels sont les principes qui guident, à mon avis, l'engagement politique du chrétien. Le dieu un et trinitaire auquel je crois veut la joie et la santé des hom-

mes qu'il a créés! Il a besoin de notre aide pour parvenir à son but ! Je ne suis pas parvenu à ces affirmations d'un seul coup. Il m'a fallu pour en arriver là 70 ans d'action militante entre 1919 et 1989. J'ai d'abord été, au sortir de la première guerre mondiale et du collège religieux où j'avais poursuivi mes études, un catholique social et un démocrate chrétien. L'église janséniste de cette époque m'apparaissait impraticable dans ses commandements. Un prêtre paysan du collège où j'avais grandi me fit connaître la grande aventure du Sillon et de Marc Sangnier. Il m'offrit la possibilité de participer à une action positive, concrète et d'ins-

piration fortement évangélique. Il m'initia, il me prêta les livres de ceux qu'on appelait à cette époque les abbés démocrates chrétiens. La troisième république venait de naître. La majorité des catholiques votaient à droite. Ils regrettaient la monarchie. Les fondateurs de ce nouveau régime ne voulaient pas que la France nouvelle fût officiellement baptisée contre le gré d'une partie de ses citoyens. Ils voulaient la liberté de pensée. Ils votèrent la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Cela changeait tout. Il fallait en tenir compte. Je suis donc devenu, au fil des ans et de batailles pour la justice, chrétien démocrate. Cette formule nouvelle ne correspond à aucune formation constituée. Que signifie-t-elle ? Elle signifie deux choses. D'abord elle affirme que dans tine époque de laïcité et de liberté religieuse j'ai choisi d'être chrétien. J'appartiens à une église. C'est de ce dieu-là que je parle. Non pas pour évangéliser par la con-

trainte un pays affronté aux difficultés de la modernité mais pour l'aider à construire une démocratie moderne où la tolérance, la liberté d'expression et la justice sociale peuvent être pratiquées. Et la seconde conséquence de mon affirmation d'être un chrétien démocrate est là, dans cette participation à J'édification d'une démocratie d'un type nouveau. Je dis bien démocratie et non pas république. Au temps du Sillon, au début du siècle, les chrétiens aux groupes desquels j'appartiens se sont battus pour que soit rejetée la pensée nostalgique d'un retour à la monarchie qui hantait alors les catholiques. Ils ont lutté ensuite contre l'idée de ralliement donné à la république du bout des bulletins de vote. Je ne suis ni royaliste, ni rallié, ni « libéral » au sens purement économique du terme. Je suis vraiment démocrate. Je veux que ce soient les électeurs qui décident, que le maximum de chances dans l'éducation soient offertes à tous, de même que l'accès


L'ISLAM aux connaissances scientifiques et linguistiques nouvelles. Et cela, quelle que soit l'origine sociale des élèves des collèges, des lycées et des universités. Je demande aussi que les réfugiés politiques, que les étudiants étrangers soient accueillis, que l'égalité professionnelle soit accordée aux jeunes filles et aux jeunes femmes, que les enfants soient protégés, aimés et reconnus, que cette démocratie nouvelle s'étende politiquement à toute l'Europe. Le problème de faire individuellement un choix politique ne s'est posé aux croyants que récemment, depuis deux siècles, et encore! Pendant quinze siècles, entre l'édit de Milan et la déclaration des droits de l'homme, l'église catholique était une église d'Etat où le bénéfice de l'état civil était réservé aux citoyens qui pratiquaient les sacrements

7 chrétiens! Quelle intolérance! La reconnaissance durable de la laïcité de l'Etat, de la légitimité de la pluralité des opinions et de la liberté religieuse date de 1904 et de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. C'est à partir de cette époque seulement que les chrétiens purent vraiment choisir leur camp. Pendant les deux siècles qui viennent de s'achever les catholiques français, même favorables à un régime nouveau, ont beaucoup hésité entre l'attitude apostolique des démocrates chrétiens et l'attitude plus libre, plus laïque (dans tous les sens du terme) des chrétiens démocrates. Ils ont choisi les uns ou les autres suiva,pt leur sensibilité et les circonstances. On peut peut-être dire que Lacordaire, Montalembert, Albert de Mum, l'abbé Sturzo, Robert Schuman, Adenauer, Gasperi, furent des démo-

crates chrétiens ou des catholiques sociaux. Il existe un courant distinct: Lamennais, Ozanam, l'abbé Naudet et ses émules, Sangnier et ses disciples, furent des chrétiens démocrates. Pour définir cette forme d'engagement peutêtre faudrait-il reprendre la vie de l'abbé Lemire. Ce député-maire d'Hazebrouck consacra son action à créer des conditions de vie favorables pour les familles notamment (logements et jardins). L'Eglise lui interdit la politique et de célébrer la messe parce que, après avoir voté contre les lois de séparation, il s'était rallié au régime nouveau de la laïcité. Il lui fut interdit aussi de se présenter aux élections. Il resta fidèle à sa foi religieuse mais n'accepta pas la sanction politique. Il continua d'être candidat et ses électeurs le suivirent. Il alla s'asseoir désormais à gau-

che, au milieu des députés démocrates. La première guerre mondiale lui donna raison, à lui et à Marc Sangnier. Cela se passait entre 1914 et 1930. Les circonstances ont à nouveau évolué. Les chrétiens démocrates travaillent aujourd'hui avec les socialistes. Certains d'entre eux acceptent pleinement la laïcité. Mais cela c'est une autre histoire qui a commencé vers 1950.

• Georges Hourdin: journaliste. mêlé. depuis les années 20. â tous les combats de catholiques de gauche. Une trentaine de livres dont un Simone Veil, qui vient de paraître â La Découverte. -

Claude Liauzu

L'Islam Vendée de l'Occident? « Le fanatisme est impossible en français. Jamais un Musulman qui sait le français ne sera un Musulman dangereux ».

« Le progrès est une vérité qui s'impqse dans notre vie, on le voit, on le sent, mais nos esprits lui restent encore fermés et c'est pour cela que nous vivons, nous les Africains, dans deux mondes contradictoires, au profit de celui qui nous domine. » Tahar Haddad, Les Pensées, 1933.

modernité dans le Tiers Monde révèle prophéties de Marx et celles des natiol'impuissance des intellectuels et des étinfilismes, poUrquoi les répudiations en Otes à briser leo dilemme entre authentianachronisme des laïcs achoppent~lles, cité et progrès, qui domine les esprits sur une utopie qui résiste aux faits qui depuis deux siècles, à élaborer une la démentent, qui apparaît comme un Renan (in Todorov, « Nous alternative. La promesse de cette alterrecours contre le déclin historique dont et les autres », Le seuil, 1989). native, sur laquelle Fanon terminait les le système de pensée islamiste est la Damnés de la terre, ne s'est pas concause même? Ce "mouvement de l'imcrétisée. L'islamisme revendique donc (1) possible" (comme le définit justement la réunification de ce qui a été disloqué A. Khatibi) apparaît aux "Déshérités" le privé et le public, le sacré et le pro(dans le vocabulaire chiite) comme une Ces deux citations traduisent bien la difficulté de penser issue à une situation non moins impos- -fane, l'individu et la collectivité - en l'altérité à partir de tout ethnocentrisme, les cultures et le reli- sible, entre le monde ancien mourant' reconstituant une totalité, un sens nécessaire à l'existence de toute société. gieux à partir du rationalisme, bref, de rendre compte des con- et la liberté négative de la déréliction. Il occupe, enfin, l'effrayant vide poliCar si l'islam peut être utilisé comme figurations extérieures à notre modernité. Elles traduisent aussi tique da à l'absence de culture démoune légitimation des pouvoirs - celui les contradictions de cette modernité dans les sociétés du Tiers du cratique, au fait que dans l'Etat-nation, magistère des clercs, celui de la figure du Père de la Patrie, du Raïs Monde. l'homme sur la femme, celui du posséou du Zaïrn, a écrasé le citoyen. La dant. .. - il porte aussi en lui la conrépression frappant les mouvements damnation, toujours latente, du souveLa dénonciation de l'intolérance mutations contemporaines, la dislocarain injuste, au nom d'une légitimité dont est victime Rushdie, la défense des tion des anciennes structures commusupérieure, de la Loi révélée. Mythe droits de l'homme et de la liberté n'ont nautaires et l'instabilité affectant les fondateur de la Oumma (communauté" Un immense travail guère été accompagnées par une intertrois continents. des croyants), modèle d'action incarné militant rogation tout aussi indispensable sur le dans l'histoire, Age d'Or, il est demeuré Tout le problème est de savoir com-" pourquoi des avancées de l'islamisme. à la fois un dogme, une société et une ment il peut fournir un mythe mobilirevendicatifs et les émeutes de la faim On a surtout opposé la raison des culture. sateur pour les masses nouvelles enva· marque l'absence de régulation, autre Lumières à l'épistémé théologique, ou hissant la vie publique. Pourquoi les L'impact de sa contestation de notre que par la violence, des contradictions le cosmopolitisme euratlantique à une sociales et l'échec du développement, identité folle et close. Aussi désespérant autre promesse non tenue qui soulevait d'écraser l'Infâme, les enfants de Volles masses dans les années 1960. Le Pape et le "commandeur des croyants" taire redécouvrent-ils cet islam immuable à quoi il est tentant de réduire le Opposer aux eschatologies, aux secdevenir heurté du monde musulman. tarismes religieux, au totalitarisme communautaire un contrat social et la Notre religion serait faite sur la religion libération de l'individu exige un de l'Autre: l'Orient, prisonnier du immense travail militant d'autonomifanatisme, du désordre ou du desposation de la société. Pour être clair, tisme, est redevenu la représentation dominante dans les modes littéraires, la cependant, il est évident que l'expérience de l'Europe, où - à un prix conculture de masse, les médias et la prosidérable et à travers les crises du XIX· duction intellectuelle, dans une sorte de et de la première moitié du xx· siècles, néo-orientalisme. Tiers Monde à la fois oubliées aujourd'hui - des équilibres le plus proche et le plus éloigné de nous, entre forces sociales ont été trouvés et il apparaît comme l'antithèse absolue un consensus élaboré autour d'un de la civilisation. modèle de progrès n'est pas transposaCe n'est pourtant pas le Coran qui ble tel quel. La faiblesse des assises a fait tomber la monarchie iranienne, économiques des classes sociales conni le communisme afghan, pas plus fère à l'Etat, qui organise en grande qu'il n'a empêché l'élection de Bepartie la vie, voire la survie, du pays un nazir Bhutto ou fait imploser le Liban. surpouvoir. Ce qui, par contre, est La redécouverte étonnée du religieux et sera - une donnée clef c'est le rôle tient d'abord au fait qu'il est demeuré des intellectuels, leur engagement ou longtemps ignoré par les catégories des leur désistement. sciences sociales, prisonnières de la dichotomie tradition-progrès. Le néoLe risque serait que les forces susceporientalisme actuel interdit tout autant tibles de promouvoir une démocratisade comprendre les processus en cours. tion - classes moyennes, monde du travail, femmes - se cantonnent dans Car l'islam politique est étroitement la société "civilisée", celle qui échappe lié à la modernité: il est l'une des idéoà la précarité, et se détournent des mou~ logies rationalisant les gigantesques


L'ISLAM

8 vements sociaux, des conditions d'accès des masses au politique. Une telle déconnexion, qui semble une tentation 'grandissante, réduirait le démocrate au statut "d 'afrancesado". Dans cette perspective, l'islamisme deviendrait le seul recours des générations arrivées après les indépendances, des nouvelles intelligentsias, si mal formées dans les Univers,ités privées d'insertion sociale et de fonctions dans la société civile embryonnaire, bref de tous les laissés pour compte. Dans cette perspective aussi, contre la carte des Etats, étroitement dépendante de l'ordre économique et géopolitique mondial, souvent

artificielle, et contre l'injustice de l'ordre international, serait réactivé le mythe d'origine de la Oumma.

les Vendées des trois continents, ce qui semble bien être la pente principale.

L'issue, la seule, est la réinvention d'une universalité dépassant les limitations de tous les systèmes culturels. La pauvreté théorique de l'herméneutique islamiste est à la mesure de l'universalisme abstrait et déclamatoire. Car l'islamisme c'est aussi le miroir déformant dans lequel nous pouvons reconnaître les effets pervers de l'occidentalisation du monde et du mal développement. Sauf, bien sûr, à préférer l'affrontement entre notre rationalisme musclé et

• r.

Militant syndicaliste, Tahar Haddad a été mis à l'index de la société tunisienne par les Oulémas pour avoir écrit un ouvrage défendant l'émancipation de la femme. En arabe, car il était de formation exclusivement théologique.

Cette tentative de cerner les rapports entre Occident et le monde musulman est développée dans la Crise orientale de l'Occident. Arcantère éd. Claude Liauzu professeur d'histoire à Paris VII, a publié l'Enjsu tisrmondists, d6bats st combats. L'Harmattan. 1987.

Gérard Soulier

La République islamique et la loi internationale C'est surtout l'atteinte aux droits fondamentaux de la personne - droit à la vie et liberté d'expression en l'occurrence - qui a été fortement ressentie dans l'affaire Rushdie. Cette sentence de mort représente, il est vrai, un déni et un mépris total de ce que l'on nomme les droits de l'homme. Ce n'est pourtant pas le seul aspect qu'il faut retenir: dans le même temps, elle manifeste un égal dédain à l'égard d'une règle indiscutée du droit international suivant laquelle nulle autorité ne peut s'ingérer dans une affaire qui relève de la compétence nationale d'un Etat. La compétence exclusive des autorités du Royaume-Uni à l'égard des personnes vivant sur son territoire ne semble pas avoir effleuré l'esprit de l'Imam; pour lui, seule compte la loi islamique, ou plutôt l'interprétation qu'il fait de la loi islamique. Une telle attitude renvoie à une conception du droit, et singulièrement du droit international, qui pose de sérieux problèmes. Circonstance aggravante, il ne s'agit pas là du premier Cl\S où l'Iran de Khomeiny s'est affranchi d'une règle

essentielle du droit international, sans que le reste du monde ne réagisse avec la clarté nécessaire. Pour caractériser le régime de Khomeiny, de nombreux commentateurs ont parlé d'un retour au Moyen Age. Il s'agit la plupart du temps d'une formule polémique visant à stigmatiser la brutalité et l'arbitraire de ce régime. L'analogie est cependant frappante. Le Moyen Age chrétien fut dominé par la double affirmation de Saint Augustin :

primauté du spirituel sur le temporel; vocation universelre de l'Eglise. Au XIIIe siècle, Saint Thomas réaffirme encore la priorité de la théologie sur la philosophie, en dépit de tout ce qu'il concède à la raison. La théocratie iranienne réaffirme, dans son langage, la primauté de la loi religieuse, et même son exclusivité. Un discours du Moyen Age en effet, mais dans une autre époque que le Moyen Age. Ce que l'on appelle le droit international s'est constitué à partir du moment où ont commencé à s'organiser les Etats modernes. Les premières théories du droit international apparais-, sent ainsi à la Renaissance. Significativement, Vitoria (1480-1546), juriste tout autant que théologien, propose de substituer à la notion romaine de jus gentium celle de jus inter gentes: ainsi y aurait-il un droit qui serait moins un droit de la communauté humaine prise dans son ensemble qu'un droit entre les nations. Un siècle plus tard, un autre théologien espagnol, Suarez (1548-1617) va inaugurer la distinction du droit natu-

rel et du droit positif: il y aurait, certes, la loi naturelle, c'est-à-<lire la loi de Dieu, immuable et universelle, mais il y aurait aussi les pratiques, les usages, les coutumes, liés aux nécessités, suivis par les Etats dans leurs relations entre eux. Très rapidement, deux règles essentielles se sont imposées: l'inviolabilité des représentations diplomatiques (plénipotentiaires, ambassadeurs et ambassades) et ce que l'on appelle aujourd'hui la non-ingérence dans les affaires intérieures d'un autre Etat qui implique en particulier le respect absolu ,de la souveraineté territoriale. Il serait inexact de dire que l'Occident chrétien les a inventées. Ces règles sont inéluctables autant qu'indispensables dès lors qu'existent des entités politiques ayant le caractère de l'Etat (un pouvoir s'exerçant en monopole sur un territoire déterminé). Ainsi peut-on citer cet antique exemple donné par l'Orient du traité passé en 1728 avant Jésus-Christ entre Hattousilis, roi des Hittites, et Ramsès Il roi d'Egypte, dans lequel les deux souverains s'engagent notamment à respecter leurs territoires réciproques. On sait par ailleurs

Khomeiny

Des règles inéluctables que les relations diplomatiques étaient assurées par des envoyés royaux protégés par des privilèges spéciaux. Ces règles, dépourvues de marques religieuses, ne peuvent être identifiées à aucune civilisation particulière. Elles ne représentent rien d'autre que les conditions minima et incompressibles des relations inter-nationales. La théocratie iranienne semble n'accepter d'autres règles que les siennes, ou celles qui lui conviennent. La prise en otages, en novembre 1979, de cinquante-deux membres de l'ambassade américaine pendant 444 jours a montré très vite le peu de cas qui était fait de la loi internationale générale. Les Américains ont négocié. Le monde a suivi sans rien dire les péripéties du maquignonnage. C'est un signe regrettable - que l'ensemble de la communauté internationale, tous systèmes confondus, n'ait pas pris les mesures propres à imposer le respect de cette règle élémentaire. Après tout, l'Iran est membre de l'ONU et tenu, à ce titre, de respecter ce traité qu'est la Charte des Nations Unies. Fâcheux précédent: la France, à sa manière, retint Wahid


L'ISLAM Gordji dans l'ambassade d'Iran, cernée par des forces de police, pendant tout le temps qu'on négociait. Le reste du monde a donc, d'urie certaine façon, accepté les pratiques de la République islamique d'Iran, ce qui est le signe inquiétant d'une forme de désagrégation des règles du droit international. Ce que l'on a appelé l'/rangate a élé finalement détourné en une affaire interne à l'administration américaine. Joli coup! Incroyable affaire cependant : l'Amérique vertueuse de M. Reagan, traitée de grand Satan par l'Imam, lui vendait des armes par l'entremise d'Israël, tous les jours menacé de mort par le même Imam, afin d'entretenir des mercenaires tentant de renverser le régime d'une petite république d' Amérique centrale! Qui peut faire la morale? La crise iranienne n'est peut-être pas une crise locale; peut-être est-elle davantage le reflet de la crise générale du monde qui, derrière le mot d'interdépendance, organise de façon chaotique son unité, avec pour l'instant une seule loi : celle du marché, ou plutôt celle des marchands. A nouveau la jun• gle. Le monde est à réinventer.

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Insipide Bruno Etienne La France et l'Islam Paternaliste et insupportablement français, prétentieux dans la forme ("onosmatique", "paradigme", "système parochial", "vivre sa transculturation" ... : ah, ce jargon des Trissotins de fac 1), vide quant au fond (puisqu'il se contente de répéter ce qui s'est déjà publié), le dernier livre de Bruno Etienne n'a aucune raison d'être. Sinon la mode, l'actualité et l'existence d'un "créneau" éditorial (l'.islam), où il peut être utile, à toutes fins personnelles, de se placer. N'ayant rigoureusement rien à dire, mais pressé de se faire entendre, B. Etienne exploite donc à fond la "ficelle" classique du prof: présupposant que son public ne sait rien, il lui "apprend" l'a.b.c. de la question. Ainsi lui explique-t-il gravement que la France est un Etat centralisateur et assimilateur (d'où des différences qui font problème - on l'ignoràit), ce que sont les dogmes et les rites de l'islam, ou la fonction d'une mosquée, quelles ont été les relations

entre la France et les pays arabes, ce qu'il en est du code de la nationalité, combien il y a d'immigrés, de musulmans, de beurs dans l'hexagone ... Ajoutons à cela quelques tableaux de chiffres, une page d'annuaire téléphonique (se demandant qui est musulman à Marseille, B. Etienne s'adresse aux PTT et parcourt la liste des Chaban, Chabanne, Chabani cheval qui se cabre, en arabe; oui, mais quand on s'appelle Chabani Robert, est-on musulman? - sic 1), ajoutons encore, pour faire vrai et rendre son, cours plus vivant, quelques anecdotes (sur les corridas), et l'affaire est réglée: au bout du compte, on fabrique un anti-livre. Ou un livre fourre-tout. Où ne pointe nulle part quelque réflexion personnelle, mais où s'étale, partout, la plus plate suffisance: là encore, en parfait universitaire, B. Etienne fait montre de sa culture - d'où ces constantes allusions aux ancêtres - Durkheim, Mauss, Freud, Sartre (les analyses sur le rapport à l'autre, évidemment). .. S'il n'y avait que ces tics professionnels, ou si l'ouvrage ne contenait que des informations (même archiconnues), on passerait. Mais ce qui le rend détestable, c'est cette bêtise cocardière qu'il manifeste, ici et là, comme cette conception policière de la religion qu'il célèbre dans ses dernières pages.

l'homme" et raconter complaisamment comme on a tressailli de joie, à Marseille, en entendant des Beurs chanter "Douce France" en dit long sur la lucidité politique de l'auteur. Comme est révélateur d'une position réactionnaire et, finalement, colonialiste, le rôle qu'il assigne à l'islam de France: enrégimenter, surveiller, quadriller: « Le quadrillage de l'islam (mosquées, associations, catéchèse, viande 'halai', mort, aumôneries) peut assurer la paix sociale et faciliter le combat contre la délinquance, la drogue, voire enrayer partiellement l'échec scolaire... A tout prendre, je préfère que les mosquées soient vaguement contrôlées par les R.G. français plutôt que manipulées par les "services secrets d'Etats fort peu démocrates... ». La mosquée au service du commissariat. en attendant le flic-imam: si j'étais L. Joxe, j'engagerais sur-le-champ cet émule de Khomeiny ! Mais vous, si vous préférez les intellectuels aux flics, et les chercheurs aux compilateurs, ne perdez pas votre temps avec ce livre insipide, et tournezvous vers ceux qui; sur l'islam, nous en apprennent bien plus que cet apprenticommissaire: Jacques Berque, Maxime Rodinson, Darius Shayegan, Mahmoud Hussein ... L'imam-f~c,

Maurice T. Maschino

Appeler la France "la patrie des droits de

Entretien

Maxime Rodinson Islam et révolution Spécialiste de l'islam et du monde arabe, Maxime Rodinson est égaIement connu pour ses idées marxisantes, ainsi que pour ses prises de position en faveur des Palestiniens et de plusieurs revendications arabes dès 1948. Ses ouvrages sur Mahomet (Le Seuil, 5" éd., Coll, Points, 19791, Islam et capitalisme (Le Seuil, 1966), Marxisme et monde musulman (Le Seuil, 1972) ont eu un écho et une influence considérables. Il achève actuellement, pour les Editions de La Découverte, une nouvelle édition de la Fascination de l'Islam.

OL. - /1 y a dix ou quinze ans, en France ou en Grande-Bretagne, l'idée que l'on puisse blasphémer du point de vue de l'islam est une idée que personne n'aurait perçue. Estee que le thème du blasphème s'est renouvelé?

_ M.R. - On n'y pensait même pas, on blasphémait tout le temps sans y faire attention. On outrageait sans complexe croyances et rites chrétiens, juifs; musulmans. Si on parle comme si on n'y croyait pas, on blasphème. Je suis pour la liberté d'exprimer son incroyance, donc, dans ce sens, je suis pour le blasphème ! On assiste actuellement à une transformation du rôle de la religion: ce n'est plus seulement l'expression d'une foi, c'est un étendard national, une valeur nationale, c'est vrai pour l'islam et pour le judaïsme. Les musulmans protestent sans arrêt contre ce qu'ils perçoivent comme des injures à l'endroit de Mahomet. Ils y voient un mépris racial ou politique à leur égard. Mais ce n'est pas toujours le cas ! Si l'on écrit que Mahomet est un faux prophète, que ce soit dans un livre du Moyen Age ou d'aujourd'hui (c'est une chose que n'importe quel chrétien ou n'importe quel juif est forcé de dire, sinon il serait musulman !), ils disent: on nous méprise. Ce n'est pas toujours qu'on les méprise! Des "injures" de ce genre, il yen a eu du Moyen Age aux Temps modernes, contre les chrétiens qui, par

exemple au IV· siècle, osaient dire que la nature divine l'emportait sur la nature humaine dans le Christ - ou l'inverse 1 - ou que le Saint-Esprit n'était pas sur: le même pied que le Père et le Fils. On a dit bien pire sur Arius et Nestorius, plus tard sur Luther, que sur Mahomet. Mais les musulmans qui protestent ne connaissent pas l'histoire de la pensée européenne ni le caractère courant du blasphème dans notre culture. Une chose est très difficile à faire comprendre, aussi bien aux Occidentaux qu'aux Orientaux: il y a une espèce de laïcisation interne de l'islam, sur un certain plan, que l'on voit égaIement dans les autres religions. Un aplatissement. Vers 1830, Alfred de Vigny pouvait écrire: « Et Dieu, tel est le siècle, ils n'y pensèrent pas », à propos de deux amants qui s'étaient suicidés par amour dans la forêt de Montmorency. y en a-t-il beaucoup qui pensent à Dieu maintenant? Pour ce qui est de l'Islam, l'essentiel, pour tout musulman jusque vers 1850, qui l'est encore pour beaucoup, quand même, c'est que Mahomet est celui qui apporte le message de Dieu, d'Allah pour expliquer comment gagner le paradis et éviter l'enfer. C'était le plus important. Aujourd'hui, c'est en pratique très secondaire.

OL. - La révolution iranienne n'estelle pas, à certains égards, une manifestation de cette évolution ?

M. R. - Khomeiny a mené les gens sur un programme politique et social, ce que n'avait jamais fait un révolutionnaire religieux d'autrefois. Il voulait aussi rétablir la foi blessée par l'impiété des gouvernants, mais, en arrivant au

pouvoir en 1979, il a fait une constitution et des élections ! Ce sont des choses qui n'existaient pas dans l'islam. On y a commencé à emprunter ces institutions aux Européens vers 1850, à la France, à l'Angleterre.

L'ayatollah Montazeri surveille le départ pour l'offensive


L'ISLAM

10 Q.L. - Voussymbolisezreffortpour associer le monde arabe - ou le monde islamique - à une certaine conception du progrès, et autrefois marxisme. Diriez-vous au aujourd'hui que la poussée de l'islam est un peu l'échec de cet espoir?

M.R. -

Vers les années 1960 je croyais, de façon très schématique moins que d'autres, mais tout de même - que la lutte étant terminée et l'indépendance gagnée, le monde arabe allait entrer dans l'ère de la lutte des classes. Je croyais aussi que la lutte de classes irait avec la laïcisation. Que nous entrions donc dans une ère qui serait probablement difficile, mais ferait pénétrer petit à petit la lutte de classes et les idées de laïcité, comme cela avait été le cas en Europe. J'ai fini par comprendre que ce n'est pas tout à fait la mi:me chose. Ce schéma se réalisera peut-être, je n'en suis pas sûr, mais à très longue échéance, et avec des hauts et des bas. Après tout, en France, on peut dire qu'il a fallu quatre ou cinq révolutions après 1789 Pour que la laïcité entre dans les institutions. Pour le monde arabe, rien ne prouve que cette évolution est inéluctable. Elle se fera peut-être dans un sens contraire. Le monde sera peut-être entièrement cléricalisé et reviendra à un nouveau Moyen Age. C'est ce qu'a prédit Berdaiev. Quant à la lutte de classes, c'est un des dynamismes perpétuels de l'histoire qu'on n'idéologise pas toujours, mais qui subsiste toujours (sans être le tout de l'histoire).

D'après vous, quandles choses ont-elles commencé à évoluer dans un sens différent de celui que vous prévoyiez à l'époque 1 Q. L. -

M. R. - Des tas d'événements ont convergé, et cela dépend des pays. En Algérie, on a vu tout de suite, au bout d'un an ou deux, que cela n'allait pas dans ce sens-là.

Toutes les variétés d'attitudes Il y a toutes les variétés d'attitude visà-vis de la religion dans les pays musul;: mans, et j'ai appelé l'une d'elles la "religiosité respectueuse". C'était le cas de Nasser. Il était croyant, comme de Gaulle était croyant, mais pas plus. Il était très fin et très sincère, et avait peut-être une piété très grande, mais il ne la montrait pas trop. Il n'en montrait que ce qu'il fallait pour combattre les Frères Musulmans qui l'attaquaient, et il n'allait faire son pèlerinage à La Mecque pour montrer qu'il était un bon musulman. Peut-être était-il sincère. Mais il avait beaucoup de bon sens. Il a dit un jour: « Je n'ai jamais compris comment on peut gouverner un peuple uniquement avec le Coran ».C'était du bon sens pur et simple. C'était l'époque où Bourguiba, pour promouvoir une attitude la'lQue, buvait en public un verre d'eau au milieu du ramadan. Toutes ces tentatives pour aller dans le sens d'une laïcisation, d'une limitation de la zone du religieux, ont finalement échoué. On a bien vu que ce sont les forces contraires qui l'ont chaque fois emporté, qui ont mobilisé les masses. La révolution iranienne a été la culmination. On accuse toujours notre aveuglement. Peut-être qu'en effet, on aurait dû mieux analyser les choses, mais ce n'était pas tellement visible, et c'était dans des secteurs de la société

que nous jugions négligeables du point de vue politique, du genre des théologiens de Qom. Dans chaque pays, il y a des courants contraires et la tendance cléricale ne domine pas totalement. On assiste à son retour en force dans certains cas, mais elle ne domine tout à fait qu'en Iran pour le moment. LesTégimes irakien et syrien sont toujours fidèles au parti Baas, dont le programme est laïque. Jusqu'à présent, ni Assad, ni Saddam Hussein n'ont capitulé purement et simplement devant l'élément religieux - ils ont fait quelques gestes pour montrer qu'ils n'étaient pas si irréligieux que ça.

Est-ce qu'il ne vaudrait pas

mieux... Q.L. - Le drame, c'est'que les régimes qui résistent le plus à la poussée religieuse ne sont pas forcément plus sympathiques que les autres ! Entre les régimes irakien ou syrien et le régime iranien, il est bien difficile de dire lequel l'emporte en sympathie!

M. R. - Du point de vue des droits de l'homme, ce n'est pas beaucoup mieux d'un côté que de l'autre. Je le dis par manière de paradoxe et de provocation, mais au fond est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux pour le Liban qu'il soit totalement sous la coupe syrienne ? On pourrait au moins se balader sans risque dans les rues de Beyrouth : Hafezel-Assad a massacré dix mille types à Hama. Résultat, on se balade tranquillement dans les rues de Damas.

Femme chercheur en Egypte

Q. L. - Quel est l'état du marxisme dans le monde musulman actuel 1

M. R. - Je ne crois pas qu'il y a "un" marxisme et que c'est une doctrine "totale". Il n'y a plus nulle part beaucoup de gens qui se réclament du marxisme, mais tous sont pénétrés de pensées, d'idées sociologiques, philosophiques, théoriques, d'origine marxiste. Même Khomeiny, même Khadafi. Je l'ai dit un jour à Khadafi, il a ri et dit que Marx était musulman. Les Palestiniens mènent une lutte nationale, or ils tiennent beaucoup à ce qu'on la nomme "révolution palestinienne". Même Khomeiny est pénétré d'idées marxistes, quand il met au premier plan l'idée de révolution 1 Certes, il y a toujours eu des révolutions en Islam, pour installer un bon gouvernement à la place de celui qui est devenu mauvais, parce qu'impie. Mais l'idée que la révolution est quelque chose de louable en soi, qu'il faut faire la révolution pour la révolution, qu'il faut être révolutionnaire, est une idée complètement absurde du point de vue de l'Islam classique pendant treize siècles ! Les gens n'ont plus conscience de l'origine de cette idée, mais c'est le marxisme - parmi les autres tendances socialistes du XIX· siècle - qui l'a imposée en Occident. Q. L. - Que sont devenus les intellectuels du monde arazbe qui ont été identifiés au marxisme ?

Beaucoup sont devenus islamistes. Il y en a dans l'état-major de Khomeiny, dans les opposants, dans les Moudjahidines du peuple. Une grande partie de ces gens-là se déclaraient marxistes il y a vingt ans. Certains sont sincères, d'autres pas. Pour certains, c'est le vieux principe du

M. R. -

marxisme militant, selon lequel il faut être "avec les masses!' - c'est l'entrisme - et par conséquent utiliser tous les mouvements allant dans un sens révolutionnaire, même s'ils paraissent complètement farfelus.

La crise du marxisme Q.L. - N'est-ce pas la crise du marxisme qui a suscité, là où il a échoué, le passage à l'Islam ? M.R. - Il ya vraiment tous les cas. Regardez l'évolution des juifs: beaucoup, qui étaient parfaitement déjudaïsés - quelquefois comme moi depuis trois générations, mais même moins ont retrouvé, à cause de l'Holocauste, une tendresse pour la tradition juive qu'ils n'avaient absolument pas. Ils ont commencé à s'intéresser à l'histoire juive, aux pratiques juives, ils se sont mis à lire des bouquins, à se plonger dans la Bible, puis à fêter quelques fêtes, certes religieuses, mais qui peuvent passer pour communautaires, etc. C'est le processus que Pascal avait très bien compris : abêtissez-vous, priez et la foi viendra. C'est la même chose dans l'islam. Il ya des trajectoires strictement parallèles : des gens sont revenus à l'islam de leur enfance, aux rites d'abord, puis ont commencé à lire, et ont fini par se convaincre. Sur le nom-· bre, on en voit qui sont devenus des croyants musulmans tout à fait normaux, parfois excessifs. Q. L. - A quelles conditions l'islam peut-il, en son sein ou malgré lui, rouvrir l'espace d'une certaine modernité, d'une certaine laïcité, retrouver notre conception occidentale du progrès 1

M. R. - La laïcisation est un processus très lent, qui a des retours en arrière, et qui varie selon les pays musulmans. Il y a dix-huit pays arabes, et les Arabes sont le cinquième de l'islam (pas plus, contrairement à ce que l'on croit souvent en France). Il y a des musulmans un peu partout. Une partie d'entre eux sera peut-être de plus en plus fidéiste. Mais il y aura aussi des tendances la'lQues - et il y en a déjà beaucoup - d'abord dans le secret, puisque c'est mal vu. Il yen a qui resteront souterraines pendant un certain temps. Mais je crois que toutes les idées qui ont été semées pendant la période d'occidentalisation, qui a duré un siècle et demi à deux siècles, ne sont pas perdues. Elles existent. Je l'ai vu, en Algérie ou ailleurs. Si vous croyez que des filles à qui on a appris que la femme est l'égale de l'homme sont toutes résignées à obéir à n'importe quel connard qui vient leur parler au nom du Prophète 1Tout cela est enfoui, secret, implicite, mais un jour ou l'autre, surgira au grand jour. Ce qui ne veut pas dire que tout aboutira à une laïcisation universelle ! L'histoire ne promet rien et surtout pas le triomphe définitif de la rationalité !

(Propos recueillis par Robert Bonnaud et Michel Wieviorka)


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UIE LOIGUE HISTOIRE

Michel Wieviorka

Un lien profond entre la France et le christianisme Longtemps, l'histoire religieuse a été subordonnée aux passions, aux idéologies, à l'apologie confessionnelle ou à l'hagiographie laïque. La grande force de l'ouvrage dirigé par Jacques Le Goff et René Rémond est de rompre avec toute subordination de ce type, et de tenir les promesses d'une introduction qui annonce « une nouvelle histoire religieuse, décléricalisée, prolongée dans le collectif et le social, reconnaissant l'importance du sentiment religieux et des pratiques ».

Jacques Le Goff, René Rémond (ss la dir. de) Histoire de la France

religieuse

Ces deux volumes déjà disponibles et qui nous mènent jusqu'à l'aube des Lumières, c'est d'abord l'image d'un lien profond, intime entre la France et le christianisme qui s'impose. Celui-ci ajoué un rôle fondamental dans l'unification et dans l'identité de la France, et, pour être plus précis, dans la formation de l'Etat français plus que dans la cristallisation de la Nation. « De Clovis à Jeanne d'Arc, écrit Jacques Le Goff, la religion est au cœur de la genèse d'un esprit patriotique, sinon national, français. Le baptême du premier roi franc (...) marque dans l'historiographie française l'acte de naissance spirituel de la France ». Dès lors, il n'est pas surprenant que le roi de France puisse être dit "Très Chrétien", à partir de Philippe Le Bel. Le développement de l'Etat français, on le constate, repose à bien des égards sur ce que lui enseigne l'Eglise catholique, en matière juridique par exemple, avec l'apport des "canonistes" au droit civil, en matière répressive également, puisque les techniques de l'Inquisition vont être empruntées par le pouvoir royal à la papauté, surtout lorsqu'elle est installée à Avignon. L'histoire de la relation entre le religieux et le politique en France ne se réduit pas pour autant à l'idée d'un rapport symbiotique. Elle est faite aussi de conflits et de rapports de force, souvent inscrits dans un jeu à trois où interviennent le pouvoir royal, l'Eglise et le pouvoir pontifical. Jeu international, qui a pu aller jusqu'à de très fortes tensions (notament entre Philippe Le Bel et le Pape Boniface 'vIII au début du XIV" siècle), qui a produit et alimenté le gallicanisme, mais qui, à la différence de

l'expérience anglaise, n'a jamais abouti à la rupture entre le pouvoir royal et la papauté. En fait, le pouvoir royal, en se renforçant progressivement jusqu'à l'apogée du roi-soleil, à su s'assujettir l'Eglise, tout en évitant le schisme. D'une certaine façon, ce que f'Histoire de fa France religieuse nous donne à voir est une sorte de transfert où les rois

s'approprient, non sans à-coups, les moyens et les concepts de l'Eglise, qui a elle-même longtemps fonctionné sur un mode quasi étatique, prélevant la dîme, assurant, du moins en partie, la justice, gérant l'état civil, bien avant le pouvoir royal, prenant en charge la maladie ou l'éducation, et même s'arrogeant, avec une incroyable brutalité sous l'Inquisition, le droit d'user de la violence. Ce n'est pas seulement l'Etat qui, en France, doit ainsi beaucoup à sa relation souvent difficile et sans cesse renouvelée avec le christianisme, ce sont aussi la culture, le temps, l'espace « celui des nécropoles comme celui des Vivants », christianisé dès les VI et VII" siècles. Et simultanément, ce que les deux volumes parus nous donnent à voir, et de belle façon, c'est le travail de la religion sur elle-même, ses changements, ses transformations. Les pratiques et les attitudes ont for-

Chapiteau de la 3 e abbatiale de Cluny (XIe s.)

tement varié en France, depuis l'époque héroïque des premiers chrétiens, qu'il s'agisse de la liturgie, de la prédication, du baptême, de l'ascèse et de l'érémitisme, de la conversion, de la confession (dont l'usage se développe au XIII" siècle), de la messe, qui connaît à certains moments un usage "fou", démesuré, du rapport à la mort ou encore des superstitions. Des ordres apparaissent, se fortifient, déclinent, bénédictins de Cluny, cisterciens, puis dominicains, franciscains, béguines et, plus tard, ursulines, etc. Le jansénisme fait son apparition. Dans cet ouvrage, qui reconnaît ce qu'il doit à la sociologie - celle de Durkheim, de Le Bras et du Chanoine Boulard plus que celle de Max Weber une'place non négligeable est accordée aux hérésies et aux mouvements qui cristallisent, sous forme religieuse, des demandes politiques ou sociales, aux vaudois, aux cathares, aux différents courants qu'on peut appeler évangélistes, et qui annoncent la Réforme protestante. De beaux portraits jalonnent le parcours (et nous ne parlons pas ici de l'iconographie, très réussie), tels ceux de Louis IX, canonisé en 1297, haute figure de roi très chrétien, de Jean XXII, ce pape répressif dont le pontificat d'Avignon marque un début de rupture entre l'Eglise et la religion populaire, ou encore, beaucoup plus tard, de François de Sales, dont l'influence intellectuelle fut considérable.

A partir du XVIe s. A partir du XVI" siècle, on le sait, apparaissent le protestantisme, et les "troubles politico-religieux" qui, plus que partout ailleurs en Europe, accompagnent son émergence. Au-delà des événements, mais sans les négliger, les auteurs savent mettre en lumière la manière dont le protestantisme s'établit puis, lui aussi, produit un travail sur lui-même, avant comme après la répression, puis la révocation de l'Edit de Nantes qui entraîne la fuite vers le "refuge" mais aussi les Assemblées du Désert, le prophétisme, ou la révolte des camisards. Mais faut-il expliquer l'engagement de l'Eglise catholique comme une simple réaction au protestantisme ? Le grand mérite de l'ouvrage, ici, est de rompre avec cette thèse courante. Dès le XI" siècle, avec la réforme grégorienne (contre la simonie et le mariage des prêtres, pour mieux christianiser la société - d'où la nécessité de clarifier la différence entre laïcs


UNE LONGUE HISTOIRE

12 et clercs, et donc l'importance prise par le thème de la sexualité), l'Eglise catholique a été le lieu d'intenses efforts pour promouvoir un renouveau. Au XVIe siècle, elle est sensible aux demandes qui en appellent, là encore, au renouvellement. C'est pourquoi les auteurs de l'Histoire de la France religieuse n'hésitent pas à parler de réforme à propos du catholicisme, au XVIe siècle, indiquant bien, à juste titre nous semble-t-il, que la Contre-Réforme est

indissociable d'un mouvement de réforme dont un sommet est le Concile de Trente (1563), mais qui n'a pas attendu le protestantisme pour se manifester. Peut-être faut-il généraliser cette remarque, et dire plus nettement à quel point les idées reçues sont bousculées, arguments et démonstration à l'appui, dans cet ouvrage qui sait promouvoir des raisonnements originaux, rejeter les hypothèses non documentées, marquer

les limites du connu et de l'inconnu, mais aussi apporter la synthèse des connaissances disponibles. Donnons simplement, en conclusion, un dernier exemple : si nous voulons comprendre comment, dans une France si imprégnée de christianisme, a pu se développer la science et le recours à la raison, nous devons chercher, contrairement à une idée reçue, au sein de ce même christianisme et nous tourner, notamment, vers ces esprits chrétiens

qui, tel Abélard, ont engagé une « entreprise de désacralisation de la nature qui marque dans le domaine conceptuel la fin du monde enchanté» - et qui ont su associer leur foi et l'appel à l'intelligence, l'idée que l'homme est un être à l'image de Dieu, et qu'il lui est donné « de connaître la réalité des choses par la raison ».

pectées certaines conditions élémentaires de l'existence humaine; l'autorité civile doit garantir ces droits humains fondamentaux.

par les laïcs et surtout dans les conflits locaux entre autorités temporelles et autorités ecclésiastiques. Elles trouvent surtout un aliment dans le vieux conflit entre conciliarisme et papalisme, entre partisans de la supériorité des conciles sur le pape et tenants de l'infaillibilité pontificale. Luther n'est pas plus critique que d'autres. « Ce qui est neuf, c'est qu'il donne un fondement plus religieux, plus théologique à des critiques qui n'étaient pas toutes neuves» écrit Lienhard. La théologie de Luther cherche à

libérer la Parole de Dieu des interprétations humaines. Ce n'est donc pas la volonté de rupture qui commande l'action de Luther, mais une conception précise de la constance et de la continuité de l'église. La reprise des dogmes christologiques de l'église ancienne, la conception du salut, le maintien de l'ordre traditionnel de la messe attestent la fidélité de Luther à la pensée originelle chrétienne. L'incompréhension et la conjoncture historique firent-elles de Luther un réformateur malgré lui?

Editions du Seuil.

Louis Arénilla

Luther Marc Lienhard

L'Evangile et l'église chez Luther

On peut penser que tout a été dit sur l.uther, l'un des personnages les plus étudiés de l'histoire, à qui près de mille études sont consacrées chaque année. Mais en raison justement de cette abondance de publications, le petit livre de Marc Lienhard constitue un remarquable état de la question.

La même volonté d'équilibre s'impose dans le traitement du conflit avec Rome. « Je ne serai jamais un hérétique» affirme le moine contestataire en 1518 ; il entend agir dans le cadre de l'église; ses protestations et ses accusations ne sont pas neuves. Elles s'élèvent dans un relatif anticléricalisme, manifeste dans la critique du clergé

Luther prêche dans l'église de Wittenberg

Il ne s'agit pas d'un travail de vulgarisation soucieux de mettre la pensée de Luther à la portée du plus grand nombre, mais plutôt d'une série de mises au point. Ainsi, l'auteur insiste sur l'équilibre à respecter entre l'interprétation à dominante spiritualiste et l'insistance sur l'aspect socio-politique du luthéranisme. Le retour à l'évangile, la justification par la foi témoignent bien d'une promotion de l'intériorité; mais le combat de Luther pour les éléments extérieurs que sont la Parole, les sacrements et même, contrairement à des idées reçues, son intérêt pour les images, soulignent l'enracinement de la doctrine dans la réalité; inversement, on déforme les intentions de Luther, lorsqu'on met au premier plan, comme les interprétateurs marxistes, sor! rôle d'initiateur révolutionnaire. La doctrine luthérienne se place dans un juste milieu; elle affirme la primauté de la spiritualité dans la réalité d'une foi exclusive qu'aucun pouvoir extérieur ne saurait imposer ni créer; simultanément, elle souligne qu'il est indispensable, pour la vie des hommes, que soient res-

La lecture de ce livre démontre que les notions de mission spirituelle ou d'objectif social, de continuité ou de rupture constituent des catégories trop simplificatrices pour décrire le phénomène Luther. L'étude que fait Lienhard des approches qui ont eu cours dans l'histoire pour étudier la Réforme - nationaliste, marxiste, catholique, protestante, nazie, etc. - accentue la vanité et la fausseté de tout parti-pris idéologique. En même temps, elle dégage l'influence d'un climat œcuménique qui aujourd'hui, nous semble-t-il, relativise les différences entre les églises catholique et protestante pour mettre en évidence un dénominateur commun: la fidélité aux évangiles. Il n'en reste pas moins qu'il n'y a pas cinq siècles, le mouvement de libération religieuse initié par Luther a charrié pas mal de drames et de cadavres dans le cours impétueux de son histoire pour aboutir finalement à la formule « cujus regio, ejus religio ». Cette distance que crée Marc Lienhard entre la sérénité actuelle et le tragique du passé doit nous interpeller au moment où les intégrismes réveillent les exigences d'églises jusquelà tolérantes. Les éditions du Cerf, 1989, 287 p.

Daniel Vidal

Périls en la demeure Toujours les monstres sont froids. Ainsi du politique et de la religion: ce sont formes muettes qui ne parlent qu'à ceux, sans désir ni dessein, n'ayant plus vocation à saisir d'autres voix.

Non pas quelque rumeur venue <lu dedans de ces choses en évidence, qu'un simple remuement de fond autoriserait à entendre. Mais cela qui, en toute raison, ne cesse de se dire à l'écart de ces restes peu à peu poussés hors du monde - immondes par là. Plus encore: religion et politique ne se connaissent et n'ont de commun destin qu'aux temps

croisés de leur décomposition. Quand quelque foudroiement tiers, de corps, de symbolique ou de doctrine, les indispose l'un et l'autre. Si l'on s'aventure d'aval en amont, voici trois figures d'histoire. Soit déjà, au mitan du XVIIIe siècle, l'effervescence janséniste, ses miracles et convulsions, sa quête obstinée d'un univers

tragique, inhabitable et que l'on hait, sol même, cependant, que l'on veut habiter, en forme ultime de désespoir. Au principe du mouvement, gagnant Paris, provinces et écarts, toutes positions sociales intriguées du haut d'une société en ses fonds les plus bas, et toutes places dans la hiérarchie ecclésiale, prêtres indignes de paroisses sans éclat, évêques possesseurs de diocèses éminents, théologiens gérant au mieux l'héritage de Port Royal - en son principe, cette question : comment assumer en pleine lucidité l'impératif du mal malheurs, certes, du temps, malheur de la créature dont s'évanouit le rapport de visibilité à Dieu, mal de l'être en sa négativité même -, et en quel site.

Ici, point de tiers-lieu: ni quelque paradis décliné au futur, ni quelque retraite ici-bas où faire secte et retrouver quiétude. Mais ce monde même, en ses revers et ses terres échouées, ce monde comme seul réel impossible, destiné cependant: il n'est d'autre horizon. Pas plus que, du mal, il n'est de négociation qui le puisse alléger, abréger, ou en rompre l'encerclement. Car le mal n'est cercle ni temps: il est ce centre seul qui confère sens à l'existence, et l'instant même, hors passé, hors avenir, pure présence qui vaut éternité. C'est de se disposer entre ces deux impératifs - mal sans héritage, entière donne d'origine; temps sans autre scansion que sa propre actualité


UNE LONGUE HISTOIRE - que le jansénisme vient à ses convulsions. Convulsions du corps, massives, indexant les miracles à leur seule raison. Mais convulsions aussitôt politiques: dix ans, vingt ans, un demi-siècle avant la Révolution, la grande convulsion est décidée, du corps biologique au corps social, du corps comme métaphore au politique comme réel. Le jansénisme consomme le corps comme nudité du politique, et consume le politique comme nudité du réel. De l'un à l'autre, le mal transite, et les qualifie sans recours: le trône est haut-lieu d'abjection -l'apocalypse est d'aujourd'hui. Elle est pour demain, puisqu'elle est de notre passé, tragique lui aussi, tout le siècle en hostilité : ainsi disaient les prophètes en Languedoc calviniste, camisards insurgés. Mais d'autres issues

13 s'entreprennent: non plus désaveu direct du politique par retournement de ses assises, mais son désarroi par mise en équivoque des identités culturelles sur lesquelles il se bâtit. Sans doute tout prophète use-t-il de son propre fonds cultuel comme principe de vocation. Et frontière de sa culture. Mais prophétisme est diction, et fabrique, de déserts : il saccage cela qui le met à mort, par sa posture dévastée. Fuient alors référents institutionnels et repères identitaires. On sait l'âpreté de la lutte qui s'engagea contre lui. Pouvoir royal, bien sür, acharné à réduire un ilôt de rebellion. Mais aussi bien puissance protestante, du refuge ou de l'intérieur, que des temps de moins forte contrainte autoriseront à faire retour. Et qui dénoncera cette passion d'indifférence

qui, saisissant tout inspiré, menaçait d'éteindre le foyer même où celui-ci avait pris corps ? Etrange alliance : le trône et le temple, celui-là sans doute requis de détruire celui-ci, tous deux pourtant de connivence pour réassurer aux ordres institutionnel et politique leur légitimité mise en défaut par la geste prophétique. Que se brouillent les marques d'une identité séculaire, et l'axe même du social, et l'instance du politique qui en assure la configuration stable, risquent alors infiniment de dériver. Péril en la demeure: de religion, de politique. Un siècle plus tôt, voici Benoît de Canfield, puritain anglais converti à Rome, mystique d'excellence en sa « Règle de Perfection », fondateur de l'école « abstraite» annonciatrice du « siècle des saints ». Spiritua-

Philippe de Champaigne, Les religieuses de Port-Royal

lité abstraite: au carrefour d'une mystique spéculative de l'essence et d'une mystique victimale, la Règle anéantit la créature jusqu'à la produire sujet, libéré de la pesanteur de son moi et de ses qualités propres', et décide d'un Dieu absent du monde, centre vide et exorbité d'où ce monde s'engendre comme intrigue croisée de sujets en équivalence. Il advient ceci: l'énoncé monétaire parle même langage - nul objet n'entre en échange généralisé avec tout autre qui ne soit dessaisi de toute valeur propre, et toute monnaie par principe s'abolit en tant que marchandise, abstraite ainsi du cycle de la reproduction. Conjonction intime de la mystique et de la finance. Ainsi peut se prolonger, sur cet autre versant, l'analyse webérienne : la mystique du XVIIe siècle 'commençant entretient un rapport électif avec la raison centrale du déploiement généralisé des formes les plus fécondes du capitalisme comptable, en sa « rationalité» même. En ce précipité, allégeances politiques et mouvances religieuses ne valent plus comme repères centraux. Qu'on soit ligueur ou fidèle au Roi, venu de la Réforme ou dévôts en catholicité, il peut suffire que l'on fréquente les avenues de la finance pour que s'ouvrent les voies de la mystique abstraite. Politique et religion, à rigoureusement par1er, désormais ne font plus sens majeur, n'étant plus principes organisateurs du rapport social. Ce sont là garants vides que l'analyse porte à plus de vacuité encore.

Du même auteur :

- l'Ablatifabsolu -le discours camisard en Europe (Anthropos 1977). - Le malheur et son prophète (Payot 1983). -

Miracles et convulsions jansénistes

Le mal et sa connaissance (PUF, 1987).

-

Le «Livre» de Margery Kempe

(trad. et préface: M.K. ou la dévoration du temps) éd. J. Millon, 1987.

Spinoza •• "Mon principal objet" •• " Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maitriser, afin qu'ils combattent pour leur servitude, comme s'il s'agissait de leur salut, et croient non pas honteux, mais honorable au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour' satisfaire la vanité d'un seul homme, on ne peut, par contre, rien concevoir ni tenter de plus facheux dans une libre république, puisqu'il est entièrement contraire à la liberté commune que le libre jugement propre soit asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte. Quant aux séditions excitées sous couleur de religion, elles naissent uniquement de ce que des lois sont établies concernant les objets de spéculation et ·de ce que les opinions sont tenues pour coupables et condamnées comme si elles étaient des 'crimes ; leurs défenseurs et partisans sont immolés non au salut de l'Etat, mais à la haine et à la cruauté de leurs adver-

saires. Si tel était le droit public que

seuls les Betes pussent §tre poursuivis, les pBroles n'étBnt jBmBis punies, de semblables séditions ne pourraient se parer d'une apparence de droit, et les controverses ne se tourneraient pas en séditions. Puis donc que ce rare bonheur nous est échu de vivre dans une République, où une entière liberté de juger et d'honorer Dieu selon sa complexion propre est donnée à chacun, et où tous tiennent la liberté pour le plus cher et le plus doux des biens, j'ai cru ne pas entreprendre une œuvre d'ingratitude ou sans utilité, en montrant que non seulement cette liberté peut être accordée sans danger pour la piété et la ~ix de l'Etat, mais que même on ne pourrait la supprimer sans détruire la paix de l'Etat et la piété. Telle est la thèse que mon principal,objet a été de démontrer dans ce Traité. L.) Traité théologico-politique

Spinoza

Traduction de Charles Appuhn (Garnier-Flammarion)

INSTITUT DES HAUTES ÉTUDES EN ARTS PLASTIQUES APPEL DE CANDIDATURES INTERNATIONALES INSTITUT DES HAUTES tTUDES EN ARTS PLASTIQUES Directeur : Pontus Hulten Professeurs : Daniel Buren, Serge Fauchereau, Sarkis lieu de réflexion et de recherche, de débat et d'analyse sur la création contemporaine et sur les relations de l'art avec d'autres disciplines, l'institut se propose d'encourager des je\lnes artistes en déblJt de carrière à élargir leur champ, de réflexion. Deuxième session: Automne 1989, du 20-11 au 22-12-1989 - Printemps 1990. Thème de la session :

"L'lmRPRtTlnO. DES OEUVRES Mise en scène, mise en espace

La présélection s'effectuera sur dossier à demander en écrivant à l'institut et à renvoyer au plus tard le 4 septembre '1989. L;acceptation définitive des candidats présélectionnés interviendra après l'entretien personnel avec le Comité scientifique les 5 et 6 octobre 1989. Institut des Hautes Etudes en Arts Plastiques 9, rue Gaston de Saint-Paul 75116 Paris - France


UNE LONGUE HISTOIRE

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Carmen Bernand

La dérision et le feu purificateur « La Vierge ne monte pas au ciel en priant. Elle y monte par la propre force de ses anti-protons », disait Salvador Dali (1) en 1952. Ces commentaires, prononcés par le peintre dans les années de plomb du franquisme, dont il vantait d'ailleurs la mission rédemptrice, auraient dû normalement lui attirer les foudres du clergé espagnol - qui dans ces temps-là était tout naturellement intégriste - mais ils furent pris pour des boutades émanant d'un artiste excentrique qui se définissait lui-même comme catholique apostolique et romain. S'il y avait blasphème dans les propos de Dali, ce n'était pas dans l'image de la Vierge Marie représentée sous les traits de Gala, ni dans celle de l'Assomption conçue comme un ascenseur, qu'il fallait le chercher. L'offense blasphématoire, maniée sciemment par l'artiste, s'adressait à une autre paroisse, qui avait de la messe et du catéchisme une opinion bien différente: celle de Pablo Picasso et de ses amis, choqués par les louanges réitérés du Grand Masturbateur à l'égard de la dictature franquiste. De surcroît, la bienveillance de Franco envers les formules lapidaires qui, jadis, auraient indisposé l'inquisition contrastait avec un climat général de répression et de "bondieuserie", où le juron le plus anodin prenant à partie la Sainte Trinité ou la hiérarchie ecclésiastique, était, du moins en théorie, puni d'amende lorsqu'il retentissait sur la

voie publique. Nous sommes nombreux à avoir lu, durant les années cinquante, des écriteaux disant : « se prohibe blasfemar », ce qui en dit long sur les pratiques. Une telle disparité de traitement montre bien que le blasphème existe moins par son contenu spécifique que par l'utilisation que l'on en fait dans des situations politiques précises et par l'intention de celui qui l'exprime. Dans le monde hispanique qui nous sert ici de source d'inspiration, tant il est vrai que son destin historique incarne le catholicisme triomphant, le blasphème oral a toujours été l'arme individuelle par excellence, maniée, avec plus ou moins de talent, par les hérétiques, les sorciéres ou tout simplement les mécréants, rebelles à la respectabilité conventuelle symbolisée à merveille par l'Escurial. La formulation blasphématoire est à la fois fantaisiste et conventionnelle. Si la sophistication

Jacques Prévert: « D'après Philippe de Champaigne"

à la Dali est appréciée des intellectuels et imitée, voire dépassée à l'occasion, tant la surenchère dans ce domaine est tentante, on préfère de loin les formules plus ramassées, la concision universelle de la scatologie (le registre excrémentiel l'emportant nettement sur le sexuel) qui introduit, là où l'on ne s'attendait pas, une dimension grotesque inspirant selon le cas le rire ou la répulsion. Cette tradition contestataire de la parole s'est maintenue en Espagne jusqu'à une époque récente. Les républicains espagnols exilés s'en servirent pour exprimer leur identité laïque, bafouant ainsi l'ennemi dans ce qu'il avait de plus essentiel, ses croyances et ses racines, à la manière de celui qui jette ~ la figure de son contraire l'inconduite de sa mère. La modernité, je pense, fut fatale à cette parole déstabilisante : les mœurs s'adoucirent peu à peu, de profonds clivages partagèrent le clergé, des curés empruntérent le langage des communistes, les communistes adoptèrent la prudence feutrée des presbytères, et dans cette confusion, ou dans ce rapprochement des contraires, le blasphème devint désuet, voire malséant. A quoi bon maudire si désormais la malédiction n'injuriait plus personne? L'imprécation malsonnante déserta le champ du clérical, ouvert désormais à toutes les tendances, à tous les syncrétismes, et se résigna à ne plus être autre chose que curiosité folklori-

que ou coup d'éclat publicitaire pour épater des braves gens qui avaient déjà presque oublié la différence entre l'Ascension et l'Assomption. Pourtant la conduite blasphématoire en tant que thème littéraire ou cinématographique inspire toujours des sentiments troubles, où l'admiration l'emporte de beaucoup sur la peur ou l'indignation. Comment expliquer sinon le succès du film de Werner Herzog, Aguirre, fondé sur un fait historique dont la truculence dépasse largement la fiction ? Car ce conquistador défiant jusqu'à ses dernières conséquences l'autorité du Roi - le vrai Lope de Aguirre réussit à descendre l'Amazone sur son radeau mais finit par être pris et exécuté - est une figure comparable par son audace et par sa démesure à don Juan, celui de Tirso de Molina avant celui de Molière, et surtout, celui de José de Zorrila, auteur dramatique du XIX· siècle, dont une tirade célèbre soulève toujours l'enthousiasme populaire, dans tous les pays hispanophones où la pièce est encore jouée.« J'ai appelé le Ciel et il ne m'a pas répondu/ Puisqu'il me ferme ses portes/ De mes pas ici-bas/ Qu'il en soit le seul responsable ». Populaires, ces défis lancés aux Grandes Puissances l'ont toujours été, me semble-t-il, à la manière des jeux dont l'issue est mortelle car la disproportion entre les deux camps est trop évidente pour qu'il en soit autrement. Sans doute le succès littéraire de don Juan - et celui plus limité d'Aguire - relèvent l'attrait que ressent une société catholique pour le personnage du blasphémateur, seul face à Dieu et opposant sa singularité au conformisme ronronnant de la majorité silencieuse. Contempleur irrécupérable, le blasphémateur authentique n'est-il pas celui que chacun de nous rêve d'être? Celui qui incarne l'individualité totale dans toute sa force subversive? Car pour qu'il y ait blasphème, il faut qu'il y ait, chez celui qui le prononce, une parcelle de cette croyance qu'il injurie et qu'il rabaisse chez les autres, il faut qu'il y ait passion et déni, respect et raillerie. Dans tous les pays méditerranéens, les mots qui blessent comme un dard sont en principe irréparables à moins qu'il y ait de la part de celui qui les profère repentir et humiliation. Cette force attribuée à la parole et typique des civilisations où l'oralité était le mode de transmission principal, subit une modification importante avec la découverte de l'imprimerie. Les blasphèmes tout en restant répréhensibles - l'inquisition les considérait comme des délits devinrent moins dangereux, du fait de leur singularité même, que tous les propos non conformistes figés par l'écriture, et susceptibles de se propager et de faire des.adeptes. Là encore l'Espagne abonde en exemples et il serait fastidieux de les énumérer.

Les "idolâtries" En somme, la haine à l'égard de tout écrit non orthodoxe n'eut d'égal que celle suscitée par les images et les repré-


UNE LONGUE HISTOIRE sentations des peuples non chrétiens, les « idolâtries ». Hernan Cortès cassant les « idoles» des Anciens Mexicains, Francisco Pizarro jetant à terre l'Inca du Pérou, le Père Diego 4lnda brûlant les codices' mayas (dont ir admirait par ailleurs la beauté), l'inquisition censurant et brûlant des milliers de livres, les anarchistes de la guerre civile incendiant les églises, sont autant de gestes comparables accomplis dans un contexte de conflit militaire ou politique où la victoire encore incertaine ne peut être assurée que par la disparition de tout ce qui donne à l'ennemi son idendité et sa raison d'être (2). Alors que le blasphème ouvre un combat inégal perdu d'avance et suscitant, de ce fait, la sympathie des faibles et des minorités, la destruction physique des supports

15 matériéls de la croyance de l'Autreimages, objets, livres - traduit toujours le triomphe - durable ou éphémère - d'une orthodoxie sur toute forme possible d'expression: les Indiens d'Amérique, parmi d'autres peuples, en firent les frais. Nul besoin pourtant de se limiter au domaine du religieux, pour comprendre la fureur destructrice justifiée par le dessein de combattre toute forme d'idolâtrie. L'auto-da-fé des livres de don Quichotte, organisé par le curé et le barbier, avec la sollicitude de la nièce et de la gouvernante de l'hidalgo, relève d'une même obsession et traduit une même tactique : déraciner la mémoire pour soumettre complètement l'irréductible afin d'ériger l'unique vérité. Pour mener à bien une telle entreprise,

il n'est pas requis d'être fanatique. Triant la bibliothèque de don Quichotte et l'expurgeant systématiquement de tout roman de chevalerie, le barbier tombe sur trois titres anodins, trois récits d'amour aussi insignifiants qu'inoffensifs et, hésitant, les tend au curé. Et celui-ci de répondre: « Il n'y reste autre chose à faire sinon les confier au bras séculier de la gouvernante ? », sachant que cette femme les livrera sur-le-champ au feu purificateur. Et, pour couper court à toute discussion, le curé ajoute à l'adresse du barbier : « surtout, qu'on ne me demande pas pourquoi, car on n'en aurait jamais fini ». •

gluant », texte inséré dans le Catalogue de l'Exposition Salvador Dali à Paris-Beaubourg, en 1980. 2. Pour une analyse de ces questions, voir Carmen Bernand et Serge Gruzinski : De l'idolâtrie. Une archéologie des Sciences religieuses. Le Seuil. 1988. Carmen Remand a publié en collaboration avec Serge Grudzinski de l'Idoliiw, une archiologie des sciences religieuses (Seuil, 1988), voir.la Q.L. nO 523).

1. Propos cités par Gilbert Lascaux dans. « Une Schéhérézade du

Xavier Delcourt

Crimen, delictum, culpa, peccatum Voilà donc une fois enC'ore la même scène de cauchemar. Des silhouettes en transe, gesticulant et psalmodiant autour de flambées de livres et d'effigies. Un pontife halluciné, qui fulmine un décret d'assassinat urbi et orbi. Un déferlement de fanatisme aveuglé par la passion ... Aveuglé? Il faudrait y regarder d'un peu plus près.

Actes irréfléchis, figures périodiques de la déraison universelle, ces brasiers qui courent sur le globe à travers les siècles ? Des livres infâmes, l'Occident aussi en a brûlé par milliers, d'Athènes à Berlin, de Lisbonne aux Nouvelles Indes. Mais à trop fixer les flammes, on risque de manquer l'essentiel: les techniques savantes, les soumissions réglées qui, dans chaque cas, attisent l'acte de foi -l'auto da fé -l'imbriquent dans les pratiques ordinaires d'une orthodoxie.

siteur « abandonne» l'hérétique obstiné et impénitent aux mains du juge laïc, convergent de formidables dispositifs de capture et de dressage. Faire la lumière sur l'Inquisition, sur ses autodafés, c'est d'abord explorer les reliefs de cet échafaudage.

Au matin du XIIIe siècle l'Inquisition est fondamental dans l'histoire de l'Occident: le matin du XIIIe siècle, où l'Etat de Justice entreprend d'arracher le sujet du roi aux servitudes féodales et aux ultimes vilén~es de l'Empire. Son milieu d'apparition les Ordres mendiants - célèbre, sur mandat du pape, les noces de sang du spirituel et du temporel, des théologiens parisiens et des canonistes de Bologne. Point culminant d'une longue traque de l'âme incarnée, où la Vérité s'apparie à la Justice, la pénitence à la pénalité.

Ex voto napolitain, Homme soumis à la torture

Des ferveurs assassines Car l'appareillage de ces bûchers diffère. Par les critères qui identifient et distinguent les formulations infâmes: sacrilège, hérésie, lèse-majesté, atteinte aux mœurs, dégénérescence raciale ... ; par ceux qui catégorisent les fauteurs à châtier : le texte seul, ou l'écrit et son auteur, ou encore le livre, avec son auteur, ses Propagateurs, ses recéleurs. Mais aussi par les autorités qui poursuivent, les procédures engagées, les bras qui exécutent, les foules assemblées, les résistances provoquées. Non pas un grand brasier intemporel, mais des multitudes de foyers dispars. Non pas une fièvre maligne, survenant du dehors, qui s'abattrait çà et là comme une peste, mais des constellations de ferveurs assassinés, secrétées par des milieux sanitaires. Tout un polyptique du désir de meurtre légitime, appliqué aux expressions de pensée dépravées. L'acte de foi catholique, avec sa fastueuse ordonnance, est, comme le rappelle Frédéric Max (1), le point d'aboutissement d'une longue procédure: celle de l'Inquisition romaine. Dans sa dramaturgie, le supplice du feu ne constitue que l'épisode le plus spectaculaire. Mais devant le « brûloir », où l'inqui-

Et, avant tout, cerner son plan d'imbrication. Le moment d'institution de

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Son terrain d'application, la difformité hérétique (haeretica pravitas), scelle ce convoI. Il livre à la juridiction pénale les plans du « for intérieur » dressés et archivés par des générations de médecins salutaires: d'Augustin à Abélard, en passant par Tertullien, Cassien et Grégoire le Grand.

Véridiction et juridiction En deçà de cet enchevêtrement : tout un arrière-plan de pratiques sédimentées. Géologues des sentiments, de la subjectivité, des mentalités, Delumeau (2), Foucault (3), Le Goff (4), en ont, au même moment, arpenté les strates. Et l'on peut déjà croiser leurs investigations, en raccordant techniques de rédemption et institutions de régulation sur l'horizon d'un problème chrétien: celui du dire vrai et de l'agir juste, pour le salut des âmes. A l'origine de ce problème, une certitude et une question : le baptême lave le pêcheur de ses fautes anciennes, mais que doit faire le pasteur face à la brebis qui rechute; face, particulièrement, à ces chrétiens qui préfèrent l'apostasie au martyre? L'élaboration des régimes pénitentiels constitue la réponse à cette interrogation vitale. Appuyée sur les institutions ecclésiastiques, elle préside à la lente mise au point de l'examen de conscience (5), où s'ajustent le dire vrai sur soi (véridiction) et la compétence en matière de sentences (juridiction). La véridiction chrétienne, Foucault l'a souligné, entrelace deux herméneutiques, deux appareils cléricaux. L'herméneutique des Ecritures est une médiation obligée de l'herméneutique de soi : « je dois connaÎtre ma vérité pour adhérer à la vérité du texte, et c'est la vérité du texte qui va me guider dans la recherche que je fais dans le secret de ma conscience» (6). Celle-ci repose sur une tradition ancienne, obsédée par l'authenticité des versions et l'exégèse. autorisée. En revanche, l'herméneutique de soi, qui se cristallise dans la posture de l'aveu, est une technique absolument nouvelle, inventée par les cénobites. Elle se tisse dans une relation d'obédience régularisée, composant un état d'âme qui suture trois aspects: humilité, patience et soumission.


UNE LONGUE HISTOIRE

16 C'est sur cette forme de vie, cette disposition spéculaire des esprits, qu'une double filière de communautés vient appliquer la montée des obligations discrètement mesurées: d'un côté les codes monastiques, dirigeant des conduites à travers le crible des fautes et des sanctions; de l'autre, les juridifications pastorales, introduisant dans la pénitence des laïcs le modèle germanique de compensation des préjudices. L'esprit chrétien assure ses prises sur les résistances de la chair en raccordant actes et pensées par l'interrogatoire pointilleux portant sur les intentions. Sur les traits douloureux du directeur de conscience vient se greffer le masque savant du juge qui enquête et sentencie. En 1215, le canon 21 de Latran IV, . instituant la confession annuelle obligatoire, parachève cette architecture de surveillance et de pression mentale. Comme l'a montré Le Goff, il sanctionne aussi l'aboutissement d'un lent

réaménagement de l'au-delà : la naissance du Purgatoire avec son comput judiciaire des tourments de l'âme et des suffrages rédempteurs. Sur les tympans gothiques, la substitution du Jugement dernier aux scènes de l'Apocalypse symbolise ce moment de fossilisation.

Des pensées criminellés Pour consolider le terreau d'où surgit l'Inquisition, il conviendrait encore de suivre la métamorphose adjacente de la vérité judiciaire, initiée par le canoniste Yves de Chartres: l'introduction, dans le système des preuves, des circonstances et des mobiles qui pondèrent l'intention, et proportionnent .la dureté de la sentence à la gravité des fautes ; la mise au point de la technique d'enquête comme procédé de gestion des biens monastiques, de contrôle administratif des prélats, et de canonisation des saints.

Un monstre, l'inquisiteur 1 Pas même. Un enfant légitime du christianisme, qui ouvre les temps modernes, avec leurs abominations tatillonnes. Ces bûchers qui s'embrasent alors dans toute la chrétienté - à l'exception notable de l'Angleterre - nous aurions tort de n'y voir qu'une aberration consternante, heureusement extirpée. Car la difformité hérétique perdure, sous d'autres catégorisations expertes. « Crime mental », écrit l'un des meilleurs connaisseurs de la procédure inquisitoriale, 1'hérésie « réside essentiellement dans l'intention» (7). Avec les pensées criminelles, l'Inquisition invente le procès d'intention. Les tréfonds cartographiés de l'âme livrent enfin prise à l'engrenage judiciaire. Il ne cessera, toute eschatologie oubliée, de les happer plus avant. S'il faut bien, aujourd'hui, s'horrifiér des bûchers étranges de l'Islam, il importe aussi de savoir ce que nous devons à ceux de l'Eglise romaine: cela, et beaucoup plus. •

1. Frédéric Max - Prison,lÏers de l'Inquisition - Le Seuil 1989. 2. Jean Delumeau - Le Péché et la peur - Fayard 1983. 3. Michel Foucault - Du gouvernement des vivants - Collège de France, cursus 1980 - Mal faire, dire vrai; fonctions de l'aveu Conférence prononcée à l'Université de Louvain 1981 - Fonds du centre Michel Foucault. 4. Jacques Le Goff - La naissance du Purgatoire - Bibliothèque des histoires - Gallimard 1980. 5. Delumeau - ibidem pp. 212-318. 6. Foucault - Mal faire, dire vrai ... 7. Louis Tanon - Histoire des tribunaux de l'Inquisition en France Larose et Forcel 1893, p. 464.

Claude Glayman

Mozart, Méhul compositeurs des Lumières U faut pratiquement attendre la fin du XVIIIe siècle pour que soit tranché le cordon ombilical liant musiques et religions. Il est, éventuellement, possible de repérer, auparavant, des compositeurs mécréants mais c'est bien . Mozart qui, tout en dégageant le statut de compositeur de l'obédience princière et politique, écarte la religion comme valeur universelle prédominante de l'art musical. Dans cette perspective l'adhésion maçonnique du même Mozart est évidemment capitale (avant lui, Joseph Haydn, déjà, avait embrassé les mêmes convictions mais il était demeuré dans une attitude sociale très traditionnelle) en attendant celles de Beethoven et de divers compositeurs français de la période révolutionnaire tels Méhul ou Rouget de l'Isle, etc.

La relation Mozart et Esprit des Lumières (car c'est de cela qu'il s'agit) n'implique pas exclusivement l'éclairage maçonnique: "Don Juan" et "Les Noces de Figaro", par exemple, ont, à priori, peu à voir avec cet éclairage; mais "Cosi fan Tuttè" et "La Flûte Enchantée", sans compter d'autres œuvres instrumentales et chorales sont explicitement placées sous le signe maçon. Quant à Méhul, son œuvre la plus fameuse; "Joseph", récemment exhumée et qui fascina tant de compositeurs (Beethoven, Berlioz, Wagner, Mahler, etc.) est légèrement ultérieure puisqu'elle fut créée à Paris en 1807. Mais comme cela arrive souvent, c'est la distancilt.tion dans le temps qui permet le mieux de restituer l'idéal antérieur, en l'espèce celui des idées révolutionnaires, et cela malgré l'emprunt biblique du livret de "Joseph". Dans "La Flûte Enchantée", le refoulement de la religion est fondamental. Et l'on sait, par ailleurs, que longtemps en butte à l'archevêque de Salzbourg, le redoutable Colloredo, Mozart manifesta peu d'enthousiasme pour les codes de musique religieuse tels qu'ils étaient pratiqués à l'époque, en dépit du "Requiem" final, commande plus ou moins mystérieuse et source de bien des légendes... La connaissance, c'est~à-dire le progrès, est postulée comme but suprême par opposition aux

superstitions... le progrès pouvant résulter, également, d'une synthèse des confessions. La destitution du dogme religieux est affrrmée dès le début de l'opéra lorsque le serpent (emblème chrétien du péché) est tué alors qu'il menace Tamino, un Tamino fils de Prince qui aura à conquérir Il; véritable amour, celui de Pamina, fille de la Reine de la Nuit, à travers les mille et une épreuves de l'initiation. L'amour qui conduit à la victoire des lumières sur les ténèbres concerne des êtres n'éprouvant aucune honte d'euxmêmes : ne sont-ils pas beaux ! Les uns et les autres car le vrai couple inclut l'égalité homme et femme (encore que l'antagonisme homme/femme, Sarastro/Reine de la Nuit soit bien symptomatique du phallocratisme francmaçon). Celui qui a assisté à une cérémonie maçonnique sait que la musique y est .prédominante au détriment des paro-

Mozart

les, souvent d'un traditionalisme type sagesse des nations : Tamino impose le silence, en permanence, à Papageno qui se voit, du reste, cadenassé par les Trois Dames tant son caquetage est vain. Le langage, à la différence de la musique, est source de mensonges, d'incompréhension, de non-communication ! La flûte de l'un et le carillon de l'autre constitue les attributs fondateurs de la musique elle-même (encore que le faible goût de Mozart pour la flûte, attesté par de nombreux documents, ne manque pas de rendre perplexe; tout comme le livret de Schikaneder qui n'est pas à une invraisemblance près). Dernier opéra de Mozart créé juste quelques mois avant sa mort, "La Flûte Enchantée" (présentée cet été à Aix et Orange) doit être considéré comme son testament musical. La diversité des styles en est la preuve en même temps qu'elle garantit sa perfection théâtrale. On y retrouve la symbolique francmaçonne dans le fameux mi-bémol majeur (tonalité de "l'Héroïque" de Beethoven). L'idée de fraternité humaine se dégage comme résultat de l'œuvre d'art (écoutez, par exemple,les versions BOhm de 1964, 1cof. 3CD DG ou de O. Klemperer, 1 cor. 3 CD EMI/VSM) et comme message si tant est qu'on puisse parler de message à propos de Mozart. L'acceptation sereine de la mort est, peut-être, la leçon primordiale qui s'inscrit contre tout joug religieux même si aucune vie éternelle n'est promise. Tamino ne craint pas l'échéance finale tandis que Pamina menace de se supprimer tout comme Papageno (mais dans son cas l'être "inférieur" peut-il atteindre la sagesse 1). Nous sommes là en pleine philosophie des Lumières (transmise en Autriche à travers la franc-maçonnerie qui, notamment, inspira le "joséphisme"). Et il est significatif que l'œuvre qui est l'illustration la plus achevée de cette philosophie, inaugure en même temps un genre capital pour l'histoire de l'opéra, le Singspiel, tellement important pour la musique allemande (voir Weber et la suite) mais également du futur opéra-comique français. "Joseph", de Méhul, cristallise cet

enchaînement tout en transmettant une leçon philosophique voisine de celle de "La Flûte" dont l'influence musicale est explicite chez Méhul. Exhumé récemment par le Théâtre Français de la Musique (sous l'impulsion de Pierre Jourdan) qui s'est fixé pour objectif de représenter le patrimoine national dans

Une synthèse des idéaux de la Révolution française ce qu'il a de valable, il symbolise également comme une synthèse des idéaux de la Révolution Française. Alors que la jeunesse de Joseph (thème universemment connu et adapté) est contée par un acteur ,l'opéra, proprement dit, raconte l'accueil des tribus d'Israël, via Jacob et sa famille, par l'Egypte de Pharaon, que dirige Joseph devenu Premier ministre. La leçon est claire, l'antiracisme est une vertu, l'étranger (l'immigré, dirait-on de nos jours) doit être reçu dignement, équitablement ! D'autant que Joseph qui a su prévoir et maîtriser les sept années de vache maigre, a démontré qu'il est possible d'acquérir du bien pour tous. Emprunté à une légende biblique, repris par un auteur, célèbre à l'époque, Alexandre Duval, le thème parvient à l'universalité grâce au traitement musical de Méhul et à sa filiation maçonnique qui postule l'éternité. L'œuvre, esthétiquement (lire à ce propos l'excellent ouvrage la Vie musicale en France au temps de la Révolution par Adélaïde de Place, Fayard) est à la fois moderne pour son temps et prometteuse pour l'avenir (l CD Chant du Monde, annoncé pour l'automne prochain,l'attestera sans doute définitivement). A la différence des Français, les Allemands n'oublieront pas la leçon.


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Sade: "Français encore un effort si vous voulez être républicains" (extrait) LA RELIGION Je viens vous offrir de grandes idées: on les écoutera, elles seront réfléchies; si toutes ne plaisent pas, au moins en restera-t-il quelques-unes; j'aurai contribué en quelque chose au progrès des lumières, et je serai content. Je ne le cache point, c'est avec peine que je vois la lenteur avec laquelle nous tâchons d'arriver au but; c'est avec inquiétude que je sens que nous sommes à la veille de le manquer encore une fois. Croit-on que ce but sera atteint, quand on nous aura donné des lois 7 qu'on ne l'imagine pas. Que ferions-nous de lois sans religion 7 Il nous faut un culte et un culte fait pour le caractère républicain, bien éloigné de jamais pouvoir reprendre celui d~ Rome. Dans un siècle où nous sommes aussi convaincus que la religion doit être appuyée sur la morale et non pas la morale sur la religion, il faut une religion qui aille aux mœurs, qui en soit comme le développement, comme la suite nécessaire, et qui 'puisse, en élevant l'âme, la tenir perpétuellement à la hauteur de cette liberté précieuse dont elle fait aujourd'hui son unique idole. Or, je demande si l'on peut supposer que celle d'un esclave de Titus, que celle d'un vil histrion de Judée puisse convenir à une nation libre et guerrière qui vient de se régénérer 7 Non, mes compatriotes, non, vous ne le croyez pas. Si, malheureusement pour lui, le Français s'ensevelissait dans les ténèbres du christianisme, d'un côté l'orgueil, la tyrannie, le despotisme des prêtres, vices toujours renaissants dans cette horde impure, de l'autre, la bassesse, les petites vues, les platitudes des dogmes et des mystères de cette indigne et fabuleuse religion, en émoussant la fierté de l'âme républicaine, l'auraient bientôt ramenée sous le joug que son énergie vient de briser 1 Ne perdons pas de vue que cette puérile religion était une des meilleures armes aux mains de nos tyrans : un de ses premiers dogmes était de rendre à César ce qui appartenait à César: mais

nous avons détrôné César et nous ne voulons plus rien lui rendre. Français, ce serait en vain que vous vous flatteriez que l'esprit d'un clergé assermenté ne doit plus être celui d'un clergé réfractaire: il est des vices d'état dont on ne se corrige jamais. Avant dix ans, au moyen de la religion chrétienne, de sa superstition, de ses préjugés, vos prêtres, malgré leur serment, malgré leur pauvreté, reprendraient sur les âmes l'empire qu'ils avaient envahi; ils vous renchaîneraient à des rois, parCE que la puissance de ceux-ci étaya tou· jours celle de l'autre, et votre édifiCE républicain s'écroulerait faute de bases vous qui avez la faux à la main, portez le dernier coup à l'arbre de la superstition ; ne vous contentez pas d'élaguer les branches; déracinez tout à fait une plante dont les effets sont si contagieux ; soyez parfaitement convaincus que votre système de liberté et d'égalité contrarie trop ouvertement les ministres des autels du Christ, pour

o

qu'il en soit jamais un seul, ou qui 'l'adopte de bonne foi, ou qui ne cherche pas à l'ébranler, s'il parvient à reprendre quelque empire sur les consciences. Quel sera le prêtre qui, comparant l'état où l'on vient de le réduire avec celui dont il jouissait autrefois, ne fera pas tout ce qui dépendra de lui pour recouvrer, et la confiance, et l'autorité qu'on lui a fait perdre 7 Et que d'êtres faibles et pusillanimes redeviendront bientôt les esclaves de cet ambitieux tonsuré ! Pourquoi n'imagine-t-on pas que les inconvénients qui ont existé peuvent encore renaître 7 Dans l'enfance de l'Eglise chrétienne, les prêtres n'étaient-ils pas ce qu'ils sont aujourd'hui 7 Vous voyez où ils étaient parvenus : qui pourtant les avait conduit là 7 N'était-ce pas les moyens que leur fournissait la religion 7 Or, si vous ne la défendez pas absolument, cette religion, ceux qui la prêchent, ayant toujours les mêmes moyens, arriveront bientôt au même but. Anéantissez

Clovis Trouille, Le Divin Marquis

donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre ouvrage. Songez que le fruit de vos travaux n'étant réservé qu'à vos neveux, il est de votre devoir, de votre probité, de ne leur laisser aucun de ces germes dangereux qui pourraient les replonger dans le chaos dont nous avons tant de peine à sortir. Déjà nos préjugés se dissipent, déjà le peuple abjure les absurdités catholiques ; il a déjà supprimé les temples, il a culbuté les idoles, il est convenu que le mariage n'était plus qu'un acte civil; les confessionnaux brisés servent aux foyers publics; les prétendus fidèles désertant le banquet apostolique, laissent les dieux de farine aux souris. Français, ne vous arrêtez point: l'Europe entière, une main déjà sur le bandeau qui fascine ses yeux, attend de vous l'effort qui doit l'arracher de son front. Hâtez-vous: ne laissez pas à Rome la sainte, s'agitant en tout sens pour réprimer votre énergie, le temps de se conserver peut-être encore quelques prosélytes. Frappez sans ménagement sa tête altière et frémissante, et qu'avant deux mois l'arbre de la liberté, ombrageant les débris de la chaire de Saint-Pierre, couvre du poids de ses rameaux victorieux toutes ces méprisables idoles du christianisme ~ffronté­ ment élevées sur les cendres, et des Caton et des Brutus. Français, je vous le répète, l'Europe attend de vous d'être à la fois délivrée du sceptre et de l'encensoir. Songez qu'il vous est impossible de l'affranchir de la tyrannie royale, sans lui faire briser en même temps les freins de la superstition religieuse: les liens de l'une sont trop intimement unis à l'autre, pour qu'en en laissant subsister une des deux, vous ne retombiez pas bientôt sous l'empire de celle que vous aurez négligé de dissoudre. Ce n'est plus ni aux genoux d'un être imaginaire, ni à ceux d'un vil imposteur qu'un républicain doit fléchir; ses uniques dieux doivent être maintenant le courage et la liberté. Rome disparut dès que le christianisme s'y prêcha, et la France est perdue si elle s'y révère encore. /. .. )

Michel Wieviorka

La France et les Juifs au Patrick Girard La Révolution française et les juifs Robert Laffont éd, 1989. Robert Badinter Libres et égaux... Fayard éd., 1989 Michael Graetz Les Juifs en France

x/xe siècle

Le Seuil éd., 1989 A la veille de 1789, le judaïsme, en France, est multiple; il n'y a pas grand chose de commun entre les juifs du Sud-Ouest, ceux d'Alsace et de Lorraine, ceux d'Avignon et du Comtat Venaissin, ou encore ceux de Paris. Eclaté, le judaïsme est également en crise. Les communautés sont sclérosées, minées par le travail interne des Lumiè-

res ; l'érudition se relâche, la pratique religieuse fléchit, même à Metz, haut lieu de piété. A la même époque, deux courants, au sein même de l'Ancien Régime, amorcent le mouvement d'émancipation qui ne trouvera son achèvement paradoxal, via la Révolution, que dans l'intervention de Napoléon 1er • Les Lumières, nous dit fermement Patrick Girard, ne sont pas à l'origine de ce mouvement, dont les sources tiennent d'un côté au « retour en force de spéculations millénaristes » et au projet

d'écclésiastiques et de laïcs de gagner les juifs à la « vraie foi », et d'un autre côté au « désir d'unification du système politico-adrninistratif », propre à quelques dirigeants proches du pouvoir. C'est ainsi que la plupart des candidats au célèbre concours de la Société Royale des Arts et des Sciences de Metz (1785-1787), où il s'agissait de répondre à la question : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux et plus utiles en France? », s'interrogent sur la meilleure façon de régénérer une race


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18 dont la dégénérescence devrait beaucoup aux persécutions chrétiennes. C'est ainsi, par ailleurs, qu'avant sa disgrâce d'octobre 1788, Malesherbes s'efforce de promouvoir une loi assurant aux Juifs l'égalité politique et permettant leur intégration sans qu'ils aient à abandonner leur religion. La Constituante a commencé par ôter aux Juifs « portugais» et « espagnols » (c'est-à-dire du Sud-Ouest), les droits qu'ils avaient acquis sous l'Ancien Régime: elle ne fera, ensuite, que réparer cette bévue. Quant à l'octroi des droits civiques aux Juifs de l'Est, qui ne bénéficient d'abord que de « la manifestation conjuguée de l'indifférence, de l'hostilité et de frileux atermoiements » (Patrick Girard, p. 15), ce n'est jamais qu'une des dernières décisions prises par la Constituante à la vavite, sans débats. Il est donc excessif de parler ici avec enthousiasme de la Révo.lutioll. Celle-ci, comme le montre de façon lumineuse Patrick Girard, a surtout poursuivi l'œuvre de l'Ancien Régime, sans apport majeur, uniformisant le statut juridique des Juifs, accélérant le déclin de leurs communautés, mais ne créant pas pour autant un judaïsme français unifié.

questions religieuses et d'éducation, en unifiant le judaïsme, Napoléon 1er interrompt aussi la déstructuration du monde juif qui se ressaisit avec les organismes consistoriaux, les synagogues, les œuvres de charité, l'action éducative. Et dans cette inversion de tendance va se construire une « réalité extraconsistoriale », un ensemble où, sans être obligés de rompre avec le judaïSme, des éléments « périphériques» peuvènt s'écarter des traditions, innover, et être les vecteurs d'une modernisation qui entraînera ensuite la communauté tout entière. Une renaissance juive s'opère, au XIX e siécle, dans la tension permanente entre une périphérie aux effectifs limi-

Le premier grand rabbin de France, David Sintzheim sous le I·r Empire

La grande transformation Avec les Juifs en France au XIX' siècle, Michael Graetz prend presque au

voile relais de Robert Badinter et, surtout, de Patrick Girard. Son livre est une étude stimulante de la grande transformation qui aboutit, en 1860, à la création de l'AJliance Israélite Universelle (AIU) : suivons-le. En créant le consistoire central (1808), qui s'occupe pour l'essentiel de

tés, issue pour l'essentiel de la haute et moyenne bourgeoisie, ou de milieux intellectuels, et un centre qui lui-même se renforce considérablement à partir de 1808. Centre localisé, désormais, à Paris, avec l'émergence d'une élite économique juive moderne, avec ses notables, prudents et peu actifs, et où l'école rabbinique, déplacée depuis Metz, devient, signe des temp,s, un séminaire. Centre, aussi, d'où se diffuse à partir de 1840 le mythe de « Rothschild, roi des juifs ». C'est dans ce contexte que quelques jeunes juifs, très tôt, rejoignent le mouvement de Saint-Simon, les uns mûs par un élan religieux - Eugène Rodrigues, Gustave d'Eichtal - les autres plutôt attirés par les aspects socioéconomiques de la doctrine - Halévy, Olinde, Rodriguez, les frères Péreire. Phénomène surprenant, quand on connaît les préjugés antijudaïques de SaintSimon, mais suffisamment net pour que l'on qualifie à l'époque le saintsimonisme de « mouvement juif ». Ces jeunes juifs s'opposent à leur communauté, mais non au judaïsme, et s'intéressent beaucoup au christianisme, exprimant par exemple une « sympathie particulière » pour Jésus. Ils sont à l'origine d'une conscience juive nouvelle, au cœur d'un mouvement où l'on s'interroge sur les liens du politique et du religieux, où l'on réhabilite le politique dans le judaïsme. Les années passent, et si le saintsimonisme décline, les idées font leur chemin, les réseaux d'amitié perdurent, de nouvelles rencontres s'opèrent. Après l'échec de la Ile République, qui compta deux ministres juifs (Crémieux et Goudchaux), la discrimination affecte les intellectuels juifs et républicains, en même temps que des dialogues s'ébauchent entre eux et, notamment,

certains chrétiens fidèles au christianisme antique. Plusieurs lignes de force traversent le renouveau juif, mais ce qui domine est l'appel à une conscience capable d'unifier idéaux républicains, judaïsme, christianisme et confiance dans le progrès économique et l'industrie. La naissance de l'AIU est le produit de ces idées, qui doivent beaucoup à un messianisme que l'on retrouve donc ailleurs, chez les chrétiens de l'Alliance Evangélique Universelle par exemple. L'AlU se veut organisation juive à dimension internationale, et son projet est avant tout d'émanciper les juifs dans les pays où ils vivent, et en premier lieu à travers l'éducation. Elle produit une telle dynamique politique que le nationalisme juif naissant s'y retrouve, alors qu'il n'y a dans le manifeste de l'AIU aucune allusion à la restauration d'un Etat juif ou à une renaissance nationale, et que son projet est avant tout républicain et universaliste. Et si tout oppose au départ l'AIU au consistoire et à la communauté, très vite, des liens sont tissés, et dès 1862, le judaïsme officiel reconnaît de facto l'AIU. Ainsi, un demi-siècle après Napoléon ..I.er , le monde juif n'a pas été assimilé; il a, au contraire, produit un formidable travail sur lui-même, il a su, tout à la fois, s'intégrer, même partiellément, et gérer sans rupture des changements internes considérables. A l'heure où des voix de plus en plus nombreuses en appellent à un consistoire pour l'Islam en France, la leçon ne vaut-elle pas d'être sérieusement entendue?

Fernand Rude

Terminer la Révolution La Révolution de 1789 avait bouleversé les consciences autant que l'ordre politique et social. En votant la Constitution civile du clergé, l'Assemblée nationale, qui avait sécularisé les biens de l'église catholique, faisait des évêques et des curés des sortes de fonctionnaires élus par le "peuple". L'obligation du serment suscitait un schisme entre les prêtres jureurs et les insermentés ou réfractaires, jetant les semences d'une terrible guerre civile. Quant aux révolutionnaires, ils rêvaient d'une "religion raisonnable". Ou tout au moins d'un "aggiornamento".

Peu après la proclamation de la République, le ministre de l'Intérieur, Roland, adressait aux "pasteurs des villes et des campagnes" une circulaire où l'on peut lire: « Le bon peuple... ne devrait s'entretenir avec l'Etre suprême que par les épanchements de son cœur, et les exprimer dans sa langue naturelle et la plus usuelle. Notre révolution amènera probablement ces changements salutaires» (novembre 1792). Certes, comme l'a noté Fourier (Théorie des Quatre mouvements, 1808), « il y avait un grand coup à faire en matière de religion, mais ce n'est pas avec de la modération qu'on fait de

grandes choses ». En guise de religions nouvelles, la Révolution n'accouchait que de cultes éphémères : de la Raison (avec surtout les Hébertistes), de l'Etre Suprême (avec Robespierre) et enfin la Théophilanthropie, sous le Directoire. "Cultes vraiment pitoyables", religions "mortes avant d'être nées"., dira Fourier : « Jamais l'esprit humain n'inventa rien de plus médiocre ». Le culte de la Raison n'était qu'« \lJ1 corps sans âme » et la Théophilanthropie « une âme sans corps ». Il eût fallu, pensaitil, une religion qui divinisât les voluptés. Profondément déiste, Fourier n'a

jamais contesté l'existence d'un Etre suprême. "Plein Ccroyant", par opposition au "demi-Croyant" que, selon lui, serait Lamennais, il a cru découvrir le "plan de Dieu" et le dévoiler par sa doctrine. A l'attraction, agent des harmonies sidérales, révélée par Newton, correspondent les attractions "proportionnelles aux destinées" que l'inventeur du phalanstère applique à la construction de son nouveau mécanisme social. Remède à tout et notamment aux révolutions avec lesquelles on ne saurait en finir par la répression.

présent. Avec son Catéchisme des Industriels (publié de décembre 1823 à juin 1824), Saint-Simon s'efforce de définir le répme (Saint-Simon a inventé le mot industrialisme) qui tend à s'instaurer, la primauté des' 'industriels les plus importants", car "tel sera inévitablement le résultat final de la révolution actuelle". Surtout, il appelle ces industriels à se séparer des libéraux, des "propriétaires fainéants" et autres "frelons", et à fonder un nouveau parti qui s'allierait à la monarchie restaurée. C'est là ce que Stendhal dénoncera, avec plus de pertinence qu'on ne l'a pensé, comme « un nouveau complot contre les industriels ».

Saint-Simon

Ce Catéchisme réserve sa place à "une morale positive" , base nécessaire de la société industrielle : « La religion chrétienne est le meilleur code moral qui existe; mais nous croyons que ce code a besoin d'être complété. » Ainsi, loin de se désintéresser du pouvoir spirituel, Saint-Simon envisage déjà de lui donner la prépondérance sur le pouvoir temporel, en le rajeunissant.

A une conclusion analogue est arrivé Saint-Simon, mais par des voies bien différentes. Dans ses Considérations sur les mesures à prendre pour terminer la Révolution (1820-1821), il annonce l'issue de celle-ci : l'établissement d'un nouveau système « fondé sur l'industrie, comme nouvel élément temporel, et sur les sciences d'observation, comme nouvel élément spirituel ». Une morale établie sur de nouvelles bases dissipera l'influence du clergé. Car le seul moyen d'anéantir les institutions caduques est de les remplacer par d'autres plus en rapport avec les connaissances et les habitudes du temps

En avril 1825, paraît le livre le plus étonnant et le plus discuté qu'ait écrit Saint-Simon: Nouveau Christianisme. Dialogue entre un conservateur et un novateur. Premier dialogue. « Oui, je crois en Dieu », professe le


UNE LONGUE HISTOIRE novateur qui représente l'auteur. Il croit en l'origine divine de la religion chrétienne mais, selon lui, la parole de Dieu: les hommes doivent se' conduire à l'égard les uns des autres comme des frères, renferme "tout" ce qu'il y a de divin dans le Christianisme. Les hommes doivent donc se proposer pour but l'amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus pauvre. Une formule nouvelle sous la plume de SaintSimon et qui reviendra constamment dans la bouche du novateur. Le Nouveau Christianisme deviendra la religion universelle et unique. Il aura lui aussi sa morale, son culte et son dogme, son clergé et ses chefs. Mais le prophète précise aussitôt que les nouveaux Chrétiens considéreront la doctrine morale comme la plus importante, le culte et le dogme comme de simples "acces~oires". Depuis le XVI' siècle surtout, le Catholicisme n'est qu'un "Christianisme dégénéré". De même, le Protestantisme. Certes, Luther a rendu à la civilisation "un service capital" par sa critique de la cour de Rome, mais il a "mal doctriné". Saint-Simon laisse de côté l'orthodoxie (demeurée jusqu'alors "en dehors du système européen"), ainsi que les religions asiatiques et africaines. Sur lé ton d'un Messie, il annonce sa "missidn divine" aux souverains de la. Sainte Alliance, les adjurant d'« employer toutes leurs forces à accroître le plus rapidement possible le bonheur social du pauvre ». C'est par ces mots que se termine la dernière brochure de Saint-Simon. Il meurt le 19 mai 1825, un mois après la publication du Nouveau Christianisme. S'agissait-il là pour Saint-Simon, comme certains l'ont cru, d'un "déguisement", afin de faire passer sa philosophie politique et sociale. Mais le fait est que de nombreux disciples ont suivi à la lettre la direction indiquée par le "testament spirituel" du maître. Bazard et Enfantin s'instaurent les deux "Pères" d'une religion nouvelle, qu'Auguste Comte va qualifier de "théophilanthropie réchauffée". S'ouvrent quelques années fructueuses, marquées par l'élaboration d'une très remarquable Exposition de la Doctrine (1828-1830). Des "missions", avec des prédicateurs pleins de talent tels Pierre Leroux et Jean Reynaud, prêchent dans de nornbreuses villes de France et de Belgique la parole du maître, dûment développée dans un sens déjà socialiste, par l'appel direct à la femme et au prolétaire (la classe "la plus nombreuse et la plus pauvre"), mettant en cause la propriété (Jean Reynaud à Lyon) et l'héritage et dénonçant l'exploitation de l'homme par l'homme. Cependant Enfantin, demeuré seul ."Père suprême", achève de formuler le dogme, réhabilite la chair (à l'instar de Fourier) et institue le culte du Dieu Bon et Bonne. Après l'insurrection lyonnaise de novembre 1831 (dont on leur attribue une part de la responsabilité), la persécution va s'abattre sur Enfantin et quelques autres apôtres du Saint-Simonisme: un an de prison pour Enfantin, Duveyrier et Michel Chevalier ; dissolution de la société Saint-Simonienne (août 1832). Les excentricités qui ont accompagné la "retraite à Ménilmontant, le départ des "Compagnons de la Femme" pour l'Orient à la recherche de la Mère, l'échec d'Enfantin en Egypte et sa reconversion dans les chemins de fer, contribuent à ridiculiser les disciples de Saint-Simon et à faire oublier un effort doctrinal de première importance. « Les Saint-Simoniens ont passé comme une mascarade», conclura Proudhon. Un peu trop rapidement.

19 Auguste Comte prendra plus tard le relais. Il s'était d'abord fait connaître comme 1'« élève de Henri SaintSimon» du vivant du maître. Le troisième cahier du Catéchisme des Industriels (1824) n'est autre que la première partie du Système de politique positive, sorte de "prospectus philosophique" des travaux d'Auguste Comte, "nécessaires pour réorganiser la société" (et, ajoute-t-il, « pour rétablir l'ordre en Europe »). Dans une courte présentation, Saint-Simon, tout en assurant qu'il s'agit du « meilleur écrit qui ait jamais été publié sur la politique générale », marque les divergences qui le séparent du point de vue de son discipie: celui-ci n'a traité que « la partie scientifique de notre système» (en donnant d'ailleurs aux savants la priorité sur les industriels), mais il n'en a point exposé « la partie sentimentale et religieuse» qui préoccupait déjà SaintSimon.

gie inventé par lui, Comte inaugure l'étude des phénomènes sociaux. Méditant sur l'œuvre de la Révolution, le philosophe positiviste salue le culte de la Raison (qu'il attribue à tort aux Dantonistes) et repousse le culte robespierriste de l'Etre Suprême. « ççtte étran~e restauration reli· gieuse » qui commence, selon lui, « la grande réaction rétrograde». Et il appelle de ses vœux une nouvelle autorité spirituelle, premier besoin de notre époque et première base du régime futur. La rencontre avec Clotilde de Vaux déclenche une sorte d'illumination. Au cours d'une "année sans pareille" (1845-1846), Auguste Comte prend pleinement conscience de la nécessité d'un « nouvel ordre spirituel susceptible de diriger convenablement la régénération humaine » et de la nouvelle tâche qui lui incombe : "compléter" sa

A la recherche d'une religion nouvelle La rupture entre les deux hommes n'est pas loin. Comte assistera cependant aux obsèques de son ancien maître et, de novembre 1825 à février 1826, collaborera au Producteur (la revue projetée par Saint-Simon et publiée par ses disciples), où ses "Considérations sur le pouvoir spirituel" annoncent sa future évolution: « L'état social des nations les plus civilisées réclame impérieusement aujourd'hui la formation d'un nouvel ordre spirituel, comme premier et principal moyen de terminer la période révolutionnaire, commencée au seizième siècle et parvenue depuis trente ans à son dernier terme ». Dès cette époque, Comte a pleine conscience de la nécessité d'une doctrine morale capable de porter remède à l'antagonisme de "deux classes ennemies", les chefs d'industrie et les ouvriers. Quatre ans après commence la publication de son Cours de Philosophle positive (six volumes parus de 1830 à 1842), qui constitue l'une des œuvres essentielles de la philosophie du XIX' siècle (Bakounine place Comte à égalité avec Hegel) ; avec le mot sociolo-

Fourier

doctrine par une religion nouvelle. Et la Révolution de 1848 va le convàincre d'imaginer une synthèse politique à égale distance des tendances rétrogrades et anarchistes. Au printemps de 1849, nouveau Fabre d'Eglantine, il rédige un Calendrier positiviste. Les treize mois de l'année portent les noms de treize grands hommes, de Moïse et Homère à Frédéric le Grand et Bichat. La nouvelle ère commence en 1789. Et apparaît la formule sacrée du positivisme : L'Amour pour principe, l'Ordre pour base et le Progrès pour but. En 1851, Auguste Comte fait imprimer le premier volume (sur quatre) du Système de Politique positive, ou Traité de Sociologie instituant la Religion de l'Humanité. Un an plus tard, en octobre 1852 (soixante-quatrième année de la grande révolution), il publie un Catéchisme positiviste ou sommaire exposition de la religion universelle. Onze entretiens entre une Femme et un Prêtre de l'Humanité, c'est-à-dire entre l'auteur et l'inspiratrice, la "nouvelle Béatrice", Clotilde de Vaux. Caté-

chisme destiné à devenir le "meilleur résumé usuel" de la religion positive. Parmi les penseurs et les savants qu'il reconnaît comme ses « six prédécesseurs immédiats», Auguste Comte insiste sur son "précurseur essentiel" , Condorcet, et "oublie" Saint-Simon, mise à part une allusion parfaitement désobligeante au « jongleur superficiel et dépravé» dont il a subi les « séductions passagères». Ailleurs, il avait regretté cette « liaison funeste». Notons aussi cette condamnation du Fouriérisme. « La plus méprisable des sectes éphémères que suscita l'anarchie moderne me paraît être celle qui voulut ériger l'inconstance en condition de bonheur, comme l'instabilité des occupations en moyen de perfectionnement. » La nouvelle religion a pour dogme la philosophie positive : une morale condensée dans la loi « vivre pour autrui » et une Sociologie. L'Humanité se substitue définitivement à l'ancien Dieu; elle est le vrai Grand Etre, un être immense et éternel, qui se compose de beauçoup plus de morts et de personnes à naître que de vivants.

Conciliant tant bien que malle progrès avec l'ordre, Auguste Comte complimente "le noble tzar", Nicolas l,r (surnommé Nicolas la trique) et accepte volontiers le 2 décembre de LouisNapoléon Bonaparte, « l'heureuse crise qui vient d'abolir le régime parlementaire et d'instituer la république dictatoriale, doql>le préambule de toute vraie régénération ». En même temps, comme les Saint-Simoniens, il fait appel aux femmes et auXprolétaires. « La révolution féminine doit maintenant compléter la révolution prolétaire, comme celle-ci consolida la révolution bourgeoise, émanée d'abord de la révolution philosophique. » Tout cela pour amener « l'avènement politique du patriciat industriel et du sacerdoce positif ». Celui-ci comportera trois degrés : les aspirants, les vicaires et les prêtres proprement dits. Dans la Mecque du positivisme, à Paris, 10, rue Monsieur le Prince, le Grand-Prêtre de l'Humanité, « seul chef vraiment occidental », telle Pape au Moyen Age, exercera le suprême pouvoir spirituel. Un culte privé personnel s'exerce par les trois prières positivistes, qui occupent en tout environ deux heures de la journée. Il ne s'agit d'ailleurs pas de demander des grâces mais de méditer sur l'idéal de la vie. Un culte privé domestique consacre les différentes phases de l'existence, marqu~s par neuf sacrements sociaux, depuis la présentation (sorte de baptême) jusqu'à la transformation (sorte d'extrêmeonction) et l'incorporation (sept ans après la mort), en passant par l'admission (à 21 ans), le mariage (le principal) et la retraite (à 63 ans). Le culte public de l'Humanité s'accomplit d'abord dans les anciens temples, plus tard dans des temples orientés vers Paris et où l'Humanité sera symbolisée par une femme de trente ans tenant son fils entre ses bras. Avant la fin du XIX' siècle, la religion de l'Humanité sera universelle. En fait, elle a gagné des adeptes dans de nombreux pays, notamment en Angleterre, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud. C'est au Brésil qu'elle a poussé le plus vigoureux surgeon. Ce pays lui a emprunté la devise qui figure sur son drapeau : Ordre et Progrès. Après la révolution de 1889, qui a établi la République, un Temple de l'Humanité s'élèvera à Rio de Janeiro. En France, bien des disciples (tel Littré), écœurés par le ralliement du maître à Napoléon III et par ce qu'ils considéraient comme une déviation, voire


UNE LONGUE HISTOIRE

20 une dégénérescence religieuse, étaient entrés en dissidence. L'influence du positivisme reste cependant considérable sur les hommes qui ont préparé et fondé la Ille République. Dans la première moitié du XIXe siècle, s'est imposée à deux grands penseurs l'urgence de répondre aux problèmes non résolus par la Révolution française et, par la reconstitution d'un pouvoir spirituel, de moraliser un industrialisme que caractérisent l'extension du

machinisme et la séparation de plus en plus marquée entre un "patriciat" de grands entrepreneurs et la masse des travailleurs. Saint-Simon avait médité sur "les mesures à prendre pour terminer la Révolution". Auguste Comte fait remonter maintenant au XIVe siècle l'aube de« l'immense révolution occidentale que le positivisme vient aujourd'hui terminer ».

Ainsi,I'ex-disciple et son ancien maître avaient tendu vers un but commun et suivi un même chemin. Dans une certaine mesure, la religion de l'Humanité fait penser à un Saint-Simonisme réchauffé. Terminer dans les deux sens de ce mot : achever une Révolution incomplète ; en finir avec les convulsions qui l'ont accompagnée et parfois dévoyée. C'est bien là l'ambition de ces hommes, la grande idée qui domine leur pensée politique et expliqu~ la con-

clusion religieuse de leurs doctrines. Mais peut-on "terminer la révolution" ? Bonaparte, qui avait aussi ce dessein, déclarait, en un jour de lucidité : « Je suis le signet qui marque la page où la révolution s'est arrêtée. Lorsque je serai mort, la révolution tournera la page et reprendra sa marche. »

Alain Touraine

La modernité politique ne commence-t-elle pas avec Machiavel ? 1. Religion et politique. L'opposition, le conflit entre ces deux univers, ont été si vifs et si constants en France et dans bien d'autres pays que l'idée occidentale de la modernisation semble identifiable aux luttes politiques contre la religion. La modernité politique ne commence-t-elle pas avec Machiavel qui pensa le premier le politique hors de toute référence religieuse ? En France, y eut-il, de la Révolution française à nos jours, liglte de division plus profonde que celle qui opposa les défenseurs de la France chrétienne aux Républicains laïques ? Certains voient dans cette lutte le conflit des Lumières et des ténèbres, de la raison et de l'irrationnel. D'autres, plus pessimistes,. l'interprètent comme le remplacement d'un principe d'ordre et de contrôle social par un autre: Big Brother, principe politique, remplacerait Dieu le Père, principe religieux. Le conflit paraît si direct et si total que les deux adversaires apparaissent de la même nature. Ceux qui étudient les croyances y voient souvent aujourd'hui l'effet du pouvoir de faire croire. Inversement, la politique paraît l:.éer un nouveau lien social, et en appeler, comme les religions, au sacrifice et à l'unité contre un adversaire dont on fait la figure du Mal. En un mot,I'opposition de la religion et de la politique apparaît à la fois comme celle de la droite et de la gauche, et celle du passé et de l'avenir. La politique de droite apparaît faible si elle ne fait appel qu'aux lois du marché et ne s'appuie pas sur une image de la nation chargée " de valeurs traditionnelles et religieuses ; inversement, les catholiques de gauche sont les premiers à lutter contre l'idée de chrétienté, au sens de société chrétienne que J. Delumeau donne à ce mot, au nom du christianisme et, si les Protestants ont été si souvent défenseurs de la République et de la démocratie, o'est comme minorité persécutée par la monarchie de droit divin. Acceptons ce point de départ et ne perdons pas de temps à nuancer, à limiter des affirmations évidemment brutales. Parce qu'elles nous conduisent droit à l'essentiel, à la représentation de la vie sociale comme la succession d'ensembles intégrés reposant sur des valeurs, elles-mêmes démultipliées en normes sociales et en formes d'organisation économique ou politique. Représentations que nous ont transmises les plus grands penseurs sociaux, de ceux qui ont opposé le Moyen Age aux temps modernes et l'Ancien Régime à la Révolution, jusqu'à ceux, pères fondateurs de la sociologie, qui ont construit des couples d'opposition comme:

solidarité mécanique - solidarité organique (Durkheim), communautésociété (Tonnies), statut transmis-statut acquis (Linton), etc. Tel est l'enjeu central de notre réflexion : religion et politique sont-elles des principes centraux d'organisation de la vie sociale et leur opposition est-elle de même nature que celle de l'ordre et du mouvement ou, pour parler comme Weber, du charisme et de l'autorité rationnelle-légale? C'est ce point de vue moniste et, par voie de conséquence, évolutionniste, qu'il faut combattre. Ce qui est particulièrement difficile aujourd'hui, au moment où les démocraties occidentales se veulent entièrement sécularisées et où triomphe, de fait, une conception minimale, défensive, de la démocratie - que Popper a le mieux exprimée : le régime qui a la capacité d'empêcher quiconque de s'emparer du pouvoir ou de s'y maintenir - alors qu'à l'inverse, le révolution islamiste dirigée par Khomeiny a construit, pendant dix ans, une théocratie.

de l'Homme a constitué un aspect fondamental de la' construction de la démocratie. Nous célèbrerons dans quelques semaines le bicentenaire de la Déclaration des Droits de l'Homme. Peut-on comprendre ce document et son importance sans voir que ce qui unit alors les successeurs individualistes de John Locke et les partisans du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau fut l'idée de droit naturel et que celle-ci n'a pas d'autre fondement que religieux? L'homme n'est pas seulement créature, régie par les lois de la nature créée par Dieu ; il a été créé à l'image de son créateur, ce qui lui donne cette double nature qui est au centre de la pensée de Descartes pour qui l'existence de Dieu, et donc de l'âme, précède l'essence et les lois de la nature. Comment s'étonner que, si souvent, surtout en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, la démocratie ait affirmé ses fondements religieux? Il faut bien opposer à l'inégalité de fait une égalité de droit qui ne peut pas trouver sa justification dans la réalité économique et sociale et qui doit donc avoir un fondement qui transcende l'ordre du social. Si celui-ci apparaît autosuffisant, n'ayant pas d'autre logique que celle de son intégration et de sa puissance, le pouvoir politique n'a plus de limite et par conséquent la démocratie devient impossible. C'est d'ailleurs ce qui fait la faiblesse de la Déclaration Univer-

L'homme seul résiste à l'Etat en s'appuyant sur un Dieu ou sur une communauté 2. La réponse la plus directe à cette image conflictuelle des rapports de la politique et de la religion est que, si les grandes religions monothéistes ont constamment tenté de construire et d'imposer un ordre fondé sur la religion, en même temps, mais de manière opposée, c'est l'idée religieuse de transcendance qui a rompu avec l'immanentisme des religions "primitives", a préparé ainsi la séparation du royaume de Dieu et du royaume de César et donc détruit le principe d'un pouvoir absolu. C'est contre une tendance religieuse mais aussi au nom de la religion qu'a été rédigé le Bill of Rights anglais de 1689. Et, de nos jours, c'est souvent au nom de convictions religieuses qu'a été combattu le pouvoir absolu de l'Etat, qu'il s'agisse de dissidents soviétiques ou de la vicaria de la Solidaridad, au Chili. Au lieu qu'une vision politique totale succède à une vision religieuse également totalisante, l'appel religieux à un fondement non social des droits

selle des Droits de l'Homme par rapport à la Déclaration de 1789 qui reste dans le domaine de l'universel, alors que le texte de 1948 se place dans celui d'une politique, assurément d'inspiration démocratique, mais dont les conquêtes, si justifiées qu'elles soient, ne peuvent être identifiées à des principes absolus. 3. Mais ce rôle de la religion n'appartient-il pas au passé, alors que la société "moderne" a créé une idéologie de la modernité qui écarte toute transcendance et cherche avant tout à fusionner l'objectif et le subjectif dans un ordre unique, celui de l'action et du devenir que Comte, Hegel et Marx ont conçu de manière différente mais convergente? Comment aujourd'hui, au milieu d'Etats de plus en plus puissants~ intervenants de manière croissante dans la gestion économique comme dans la production culturelle, la religion peutelle intervenir ? C'est d'abord, semble-t-il, de

manière "réactionnaire", en participant à l'effort partout visible de défense des communautés menacées par l'omnipotence de l'Etat. Mais cette défense, quand elle passe à la contre-offensive et contribue à créer un Etat communautaire et révolutionnaire, ne menace-telle pas à son tour la démocratie au nom d'une version ou d'une autre d'un régime populaire dont l'inspiration autoritaire se révèle vite ? Le bref intermède de l'aggiornamento n'avait fait qu'accélérer l'incorporation d'une partie des chrétiens à la culture démocratique et, comme celle-ci est fortement sécularisée, n'avait fait qu'accompagner la décomposition accélérée de la chrétienté. De là la remontée rapide à la fois de l'appel à l'Eglise comme communauté, lancé par Jean-Paul II, des mouvements communautaires d'inspiration religieuse comme les Communautés de base brésiliennes et des populismes révolutionnaires d'origine également chrétienne, incarnés dans divers courants de la Théologie de la Libération. Cette nouvelle politique chrétienne, dont on peut trouver les équivalents dans l'aire bouddhiste comme dans l'aire islamique, anime de forts mouvements de protestation et des militants prêts à tous les sacrifices, mais elle devient souvent l'instrument de régimes autoritaires et nationalistes et contribue ainsi à détruire l'autonomie du politique. C'est dans une direction opposée qu'il faut chercher les forces de résistance à la toute-puissance de l'intervention politique: du côté d'un individualisme nourri d'esprit moderniste, mais qui dépasse l'appel à l'intérêt et au besoin pour s'élever au niveau d'une protestation morale pour la défense des droits de l'Homme, le respect des minorités et des différences et donc pour la défense de l'individualité personnelle ou collective. Mais ce souci éthique, si pressant aujourd'hui, n'est-il pas étranger à toute appartenance religieuse et souvent même en conflit ouvert avec les préceptes de l'église catholique en ce qui concerne la vie privée ? C'est pourtant sur les limites de cette conscience morale qu'il faut s'arrêter. Résiste-t-on à l'Etat tout-puissant au nom de la conscience solitaire? Oui, parfois, et le monde entier vient de voir un Chinois en chemise blanche arrêtant seul une colonne de chars en risquant sa vie. Mais beaucoup plus souvent, l'homme seul résiste en s'appuyant sur un Dieu et sur une communauté. Boukovsky, Soljenitsyne, les refuzniks, ont été les plus grandes figures de la résistance au totalitarisme, à ses camps de concentration et à ses hôpitaux psychiatriques avant que n'interviennent, quand le régime se détend, les libéraux


UNE LONGUE HISTOIRE à la Sakharov. Assurément cet esprit religieux ne conduit pas à la démocratie; il peut même se mettre en travers de sa route, mais sans lui la longue marche vers la liberté aurait-elle commencé? Sans l'esprit de résistance et de refus absolu, un espace politique se serait-il ouvert ? Comment ne pas accepter ici les leçons qui nous viennent de So/idarnose ? Nous ne pouvons pas choisir entre les deux faces des mouvements sociaux : ouverts vers la liberté et le progrès, ils sont toujours enracinés

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aussi dans une communauté menacée et dans ses croyances, qu'elles soient menacées ou non.

Affrontement ou complémentarité ? L'image sur laquelle s'e&t ouverte cette réflexion était celle de la religion et de la politique comme deux camps dressés l'un contre l'autre. Noùs comprenons, après un instant de réflexion, que cet affrontement n'opposait que des images renversées de ces deux per-

sonnages: au lieu de la religion, l'Eglise, au lieu de la politique, le pouvoir. Alors que la complémentarité est forte entre la politique comme choix ouvert, comme démocratie, et la religion, comme cet appel, prononcé avectant de force par Las Casas contre les colonisateurs espagnols, à ce qui en l'homme n'est pas social, ne peut être soumis au pouvoir et a le droit de lui résister. On comprend qu'Eglise et Etat se soient aussi souvent combattus qu'alliés, mais la foi religieuse ou l'exi~ence morale et la croyance en la démo-

cratie n'ont aucune raison de se combattre et en ont beaucoup de s'appuyer l'une sur l'autre pour résister ensemble à toutes les prétentions à faire descendre l'absolu sur terre.

Alfred Jarry : « La Passion considérée comme course de côte » Barrabas, engagé, déclara forfait. le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu'il n'eOt simplement craché dedans - donna le départ. Jésus démarra à toute allure. En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue avant. On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d'épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un single-tube de piste ordinaire, ne l'était pas. les deux larrons, qui s'entendaient comme en foire, prirent de l'avance. Il est faux qu'il y ait eu des clous. les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit « 'une minute ». Mais il convient que nous relations

préalablement les pelles. Et d'abord décrivons en quelques mots la machine.

propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l'air.

le cadre est d'invention relativement récente. C'est en 1890 que l'on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l'un sur l'autre. C'est ce qu'on appelait la bicyckrtte à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l'accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l'on veut sa croix.

Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois. D'aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte', à la montée. D'après les vieux hagiographes cyclophiles sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d'un dispositif qu'ils appellent «suppedaneum ».11 n'est point nécessaire d'être grand clerc pour traduire: « pédale ». Juste Upse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l'on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement la selle. Ces descriptions, d'ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd'hui les Chinois de la bicyclette :« Petit mulet que l'on conduit par les oreilles et que l'on fait avancer en le bourrant de coups de pied. » Nous abrégerons le récit de la course

Des gravures du temps reproduisent cette scène, d'après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l'accident bien connu qui termina si fAcheusement la course de la Passion et que rend d'actualité, presque à son anniversaire, l'accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre choix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées ~r son guidon, et notons à ce

elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments « ad hoc ». Dans la cOte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C'est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s'alarma. le bon entraineur Simon de Cyrène, de qui la fonction eOt été, sans l'accident des épines, de le « tirer» et lui couper le vent, porta sa machine. Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n'est pas certain qu'une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son Kodak, prit un instantané. la seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième. les demi-mondaines d'Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième. le déplorable accident que l'on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-heat avec les deux larrons. On sait aussi qu'il continua la course en aviateur... mais ceci sort de notre sujet.

André-Marcel d'Ans

Le Vaudou

théologie de la libération ? Si je vous dis: « Haïti », vous me répondez quoi? « Vaudou », évidemment! Car c'est chose entendue: en Haïti, le vaudou est tout, le vaudou est partout, le vaudou explique tout..

Or, la toute première chose à expliquer, n'est-ce pas justement l'existence de cette petite « république noire », indépendante depuis 1804, soit donc à peine vingt ans après les Etats-Unis, mais vingt bonnes années plus tôt que les autres indépendances latino-américaines... et un bon siècle et demi avant la vague « afro-asiatique» qui vit s'éri-

ger en nations libres une multitude de peuples « coloniaux-colorés ». Insolite à la charnière des XVIII" et XIX" siècles, l'indépendance d'Haïti n'est cependant pas moins atypique au regard des décolonisations de notre époque: en effet, on ne connaît pas et, Dieu merci, on ne connllîtra sans doute jamais - d'autre exemple d'état

résultant de la libération d'une population d'esclaves. Exception de l'histoire, l'indépendance d'Haïti résulta de l'écroulement d'un système délirant: celui de la plantation esclavagiste française de l'ancienne Saint-Domingue, qui portait en sa propre démesure les facteurs de sa ruine; à Saint-Domingue en 1789, on comptait moins de 30 ()()() Blancs en face d'un demi million de Noirs esclaves ! Et entre ces deux-là, trente autres mille mulâtres, libres (et donc à ce titre possesseurs de biens et d'esclaves), mais victimes, du fait de leur origine raciale, d'une sorte d'apartheid avant la lettre. A eux seuls ces chiffres montrent que le système était à la merci du moindre événement déstabilisateur. Or, le hasard voulut que ce « moin-

dre événement» ce fut, venu de France, l'écho des premiers troubles de la Révolution ! Dès lors, tout devint vite incontrôlable ; Blancs et Mulâtres donnèrent aussitôt libre cours à leurs rivalités .mêlées de ressentiments, jouant les uns contre les autres des cartes « révolutionnaires » et « contre-révolutionnaires » également biseautées. Des émigrés filèrent, emmenant avec eux leurs esclaves; vers la Jamaïque, vers la Trinité, vers la Louisiane... En 1791 enfin, se saisissant des armes qu'on leur tendait de toutes parts, les esclaves du Nord se soulevèrent, pillant tout ce qui leur tombait sous la main, avant de prendre sans retour le chemin du maquis (celui du marronnage, comme on dit là-bas). Tout cela dans un climat général d'intrigues qu'attisaient les


UNE LONGUE HISTOIRE

22 puissances rivales de la France: Anglais, Espagnols et même Américains, tous ravis de la ruine de la riche colonie française, et soucieux de recueillir à leur profit les miettes de sa prospérité. Bref, un remue-ménage chaotique et sanglant, dont le sens échappait aux acteurs contemporains au moins autant qu'il s'avère difficile à, saisir pour les historiens d'aujourd'hui. Sur cette mer démontée, certains révolutionnaire français comme Sonthonax, ou Noir ancien esclave comme Toussaint Louverture - cherchèrent à naviguer à vue, tentant d'imprimer au déchaînement de l'événement un cours plus conforme à des desseins qu'ils voulaient raisonnables (desseins que notons-le bien - seuls pouvaient inspirer les expériences et les valeurs du temps, vis-à-vis desquelles nos modernes notions de décolonisation, de

guerre de libération, d'indépendance nationale, de démocratie, de liberté individuelle, d'anti-racisme, ou encore de négritude et de relativisme culturel,

duit que la cause de l'Indépendance haïtienne. Notons en outre qu'au XIX- siècle (soit donc beaucoup plus près des événements qu'on ne l'est aujourd'hui) l'explication de l'Indépendance par le vaudou ne venait pas sous la plume des historiens haïtiens. Mieux encore', les « noiristes » de l'époque, tout à leur volonté de lutter contre une anthropologie raciste issue de Gobineau en montrant que le Noir est parfaitement « capable de civilisation », étaient résolument agressifs à l'égard du vaudou et du créole, présentés comme de grossiers vestiges de la primitivité et des superstitions « sauvages» de l'Afrique. A chaque époque son anti-racisme ! Rappelons que ce n'est qu'au premier quart de ce siècle que l'indigénisme fera du vaudou et du créole les deux « piliers » de l'identité haïtienne, éléments essentiels d'une légende nationale présentée comme la version inobjectable de l'histoire.

l'on n'est rien,la seule façon d'exister c'est dans la persécution d'un ennemi. Malheur donc aux pays qui se découvrent un « ennemi intérieur» ! Et V.S. Naipaul de suggérer lui-même le parallèle qu'on peut faire entre la situation argentine et celle d'Haïti. (1) Une seconde raison réside dans le fait que les mythes et les croyances qui fondent les représentations de soi sont des « fictions auto-réalisantes ». De sorte qu'au lieu de leur accorder par principe une sorte d'immunité littéraire (au titre de ce qu'au fond, ce ne sont que des légendes ...), on a tout intérêt à se demander ce qu'il en serait du jour où ces fictions rejoindraient éventuellement la réalité. Tant chante-t-on Noël qu'il finit par venir! Ainsi, si l'on a toutes raisons de croire que le vaudou n'a pas joué le rôle qu'on lui prête dans le déchaînement des événements qui conduisirent à l'indépendance d'Haïti, eh bien cet avènement du vaudou au rôle idéologique d'une religion natio-

Pas plus qu'ailleurs, la religion en Haïti n'a joué un rôle libérateur

relèv~nt du plus parfait anachronisme). Ce n'est d'ailleurs que fugacement que l'un comme l'autre réussirent à canaliser quelque peu la folle évolution de la conjoncture. En effet tout contribua à rendre le cours des choses ingouvernable ; même la fièvre jaune qui décimant Cette légende historique, si l'on n'y les armées de Leclerc, modifia les doncroit pas soi-même, est-il légitime de nées militaires de l'affaire... Bref, en faire grief aux Haïtiens d'y ajouter bout de course, Haïti devint indépenfoi? A elle seule, la rigueur universidante ; réussit à le rester malgré des taire (pour qui la « vérité historique» conditions adverses; et jusqu'aujourse mesure à l'aune de l'exactitude d 'hui gère tant bien que malles consé« scientifique ») ne justifierait sans quences de cette indépendance. doute pas l'indélicatesse qu'il y a à venir mettre en doute les mythes sur lesquels La représentation de l'histoire en tant un peuple prétend fonder son identité. que gestion au coup par coup de l'évéMais à part cette raison académique, il nement, non seulement rebute les en est d'autres qui font d'une mise au esprits épris de systèmes, mais surtout point non seulement quelque chose de elle gêne les hagiographes avides de justifié, mais d'impératif. voir dans le présent l'épanouissement nécessaire d'un grand dessein, l'abouLa première est celle qu'expose V.S. tissement d'une destinée inéluctable. Naipaul au moment d'incriminer l'oniC'est dans cet ordre d'idées qu'en Haïti risme historique des Argentins, monon invoque le vaudou comme moteur trant comment cet oubli de soi est en de l'histoire. Depuis l'indigénisme en articulation directe avec le désastre polieffet - qui apparaît en réaction contique permanent que vit ce peuple infortuné où se déchaînent sans discontinuer tre l'occupation américaine (de 1915 et 1934) - , le vaudou est communément la violence et la vengeance, le terrorisme et sa répression militaire, la torture et présenté par les lettrés haïtiens comme le massacre de ses propres enfants... « une religion importée d'Mrique », Car, en Argentine, s'insurge Naipaul, que les esclaves des plantations auraient « le conte passéiste et la légende continué à cultiver en secret, entretetiennent lieu d'Histoire» ,. et lorsque nant par cette pratique des mécanismes de solidarité qui se seraient ensuite' spontanément mués en sentiments Un autel vaudou nationalistes et révolutionnaires pour animer les luttes glorieuses qui aboutirent à l'Indépendance. Telle est la légende historique que partagent aujourd'hui pratiquement tous les Haïtiens, quelle que soit leur tendance politique. La mettre en doute, c'est risquer de blesser leur fierté nationale. La place me manque ici pour expliquer pour quelles raisons le vaudou n'est pas, à proprement parler, une « religion» ; et comment, même s'il est vrai que bon nombre de ses éléments sont originaires d'Afrique, la recomposition du culte en Haïti en a fàit quel-" que chose de fondamentalement différent de ce qu'était le vaudou originel, du Dahomey par exemple. Pour faire vite, bornons-nous à faire remarquer que si le vaudou était, comme on voudrait nous le faire croire, une « survivance » africaine entretenue par les esclaves antillais, à plus forte raison ce vaudou devrait-il être retrouvé à la Martinique et à la Guadeloupe, où les apports d'esclaves africains étaient à la fois bien plus anciens qu'à SaintDomingue, et où ils se sont poursuivis jusqu'au 1848, soit donc quelque , soixante-dix ans plus tard. Le fait qu'on ne trouve pas dans les Antilles françaises la moindre trace de vaudou , suggère que celui-ci serait plutôt le pro-

nale est aujourd 'hui en train de se réaliser, et dans des circonstances qui méritent d'être relatées. On sait que Jean-Claude Duvalier fut chassé du pouvoir en février 1986, et combien cet épisode suscita parmi les médias l'immense espoir de voir s'ouvrir en Haïti l'ère de la démocratie et du progrès. On sait aussi ce qu'il en advint, la principale conséquence de l'événement ayant été le déchaînement d'une violence généralisée, dont le pays avait un peu perdu l'habitude depuis quelques lustres. Les seuls à être surpris par ces événements furent ceux qui ignoraient la complexité de la politique intérieure haïtienne, leur ignorance prenant la forme d'une satanisation sans nuance du duvaliérisme, conçu comme comme une peste uniforme, sous le sous le fils, de 1957 à 1986. Or, en trente ans, une génération ayant passé, tout comme on avait inventé dans la diaspora trente-six façons de se dire anti-duvaliériste, on avait découvert en Haïti autant de manières de s'accommoder du régime. Et c'est peu de dire

père

que certains partisans de la première heure de François Duvalier ne comptaient pas que des amis dans l'entourage de son successeur. Ils ne versèrent donc pas de larmes lors de son éviction. Un de ceux que la déposition de Jean-Claude Duvalier ne chagrina nullement, c'est Hérard Simon. Ce personnage haut en couleur, oungan responsable d'un important centre vaudou des environs de Gonaïves, non content d'avoir été un enthousiaste duvaliériste de la première heure, l'avait été d'une façon particulièrement énergique à la tête de la milice de la ville ! Déçu et poussé sur la touche par la relative libéralisation intervenue sous le règne de Jean-Claude, après le départ de celuici, Hérard Simon prétendit avoir prophétisé (voire provoqué ?) sa chute, mettant sur pied sans plus attendre quelque chose qui auparavant n'avait jamais existé : une confédération nationale des centres vaudou, association baptisée Zentrailles (c'est-à-dire: « les tripes », au fond desquelles, comme disait l'autre, chacun était invité à venir retrouver son « identité tripale»). La raison d'être de cette première tentative de constitution en structure religieuse des innombrables centres de culte haïtiens était on ne peut plus politique : « Maintenant que nous, voici délivrés du tyran, disait en substance Hérard Simon, l'important est de ne pas nous laisser une fois de plus assujettir par une idéologie venue de l'étranger (en l'occurrence: la démocratie). La vraie démocratie c'est en nous qu'il convient de la découvrir, dans les entrailles de la tradition, contenue dans les lois du vaudou ». Et bien entendu - cela va sans dire - sous la férule de ceux qui sont fondés à interpréter ces lois, à savoir les oungans, ,et en particulier Hérard Simon lui-même... L'étonnant n'est pas que cette association aux aspirations si enthousiastement « démocratiques » se soit ensuite ralliée au régime du général Namphy et compromise dans le déploiement de violences qui s'ensuivit; pas étonnant non plus que cette amorce d'Eglise vaudou ait aussitôt cherché à déclencher la persécution contre d'autres associations religieuses, et en particulier contre les communautés de base que tente de constituer le clergé catholique qu'inspire la « théologie de la libération ». Le plus étonnant c'est encore que maints intellectuels antiduvaliéristes, au premier rang desquels de nombreux émigrés, aient succombé aux charmes identitaires du mouvement Zentrailles au point de venir ranger leur « combat pour la démocratie» sous la férule de l'ancien tonton macoute des Gonaïves, lequel ne faisait rien d'autre que de remettre au goOt du jour les thèmes culturalistes par lesquels autrefois le père Duvalier, ethnologue à ses heures, justifiait son action ... De quoi faire définitivement douter que la religion - en Haïti ni plus ni moins qu'ailleurs - puisse jamais jouer un rôle socialement progressiste ou politiquement libérateur. Nous le pensions déjà au sujet du passé; et c'est ce que confirme un présent inspiré par une fiction légendaire au sujet de ce passé. Quoi de plus normal après tout ? Les religions sont des institutions, et à ce titre ont pour projet fondamental celui de durer. Or, quel meilleur berger peut-on trouver pour guider vers les temples des troupeaux de fervents, si ce n'est leur sentiment entretenu d'impuissance à intervenir par eux-mêmes sur le mouvement des choses de ce monde ?

1. Le retour d'Eva Peron, p. 100-101, voir la Q.L. n° 535, du 1 au 15-7-1989.


UNE LONGUE HISTOIRE

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Maurice Coyaud

Pouvoir et religion au Japon L'empereur est un personnage qui, par la tradition, est. le descendant d'Amaterasu, « Celle qui illumine le ciel », la déesse soleil. On aurait tort cependant d'imaginer le Japon actuel comme un état théocratique. Le clergé shintô est officiellement dirigé par l'empereur, mais actuellement, cela n'a pas d'incidence politique importante. La religion et la politique n'ont pas de rapports, sauf dans un cas: celui du Kômeitô, parti rassemblant 180000 adhérents et lié à la Sôkagakkai, secte bouddhique regroupant les fidèles de Nichiren, adorateur du Soutra du lotus. La séparation entre politique et religion n'a pas toujours été réalisée au Japon. Un coup d'œil historique s'impose.

La religion autochtone : le shintô ou "voie des dieux" Selon le mythe originel (Kojiki, 712), un couple divin, Izanagi et Izanami, engendra l'archipel japonais et des foules de dieux, dont Amaterasu et son cadet Susanoo, qui, descendu à Izumo, engendra 6kuninushi, le dieu civilisateur. Ninigi reçut d'Amaterasu (son ancêtre) mission de régner sur le Japon à partir de Hyûga (Kyûshû) ; les dieux d'Izumo s'effacent devant lui. Son descendant Jinmu est le premier empereur humain ; il fonde la dynastie qui se perpétue jusqu'à Akihito, qui va être intronisé prochainement. La religion autochtone est un animisme. Les dieux sont des myriades, logés dans les phénomènes naturels (vents, monts, rocs) inertes ou pas. Pour obtenir leur protection, il faut se purifier (misogi), faire des exorcismes (harai), prier (norito), et offrir des dons au clergé.

Introduction du bouddhisme En 538, une initiative du roi de Kudara (Corée) a pour effet de transmettre le bouddhisme au Yamato (Japon). La cour de Yamato hésite plus de cinquante ans. Ce n'est qu'à la fin du VI" siècle que le bouddhisme est religion officielle de la cour, à la suite d'une victoire du clan des Soga sur les Mononobe (587). Entre-temps, à plusieurs reprises, des épidémies sont considérées comme des manifestations du mécontentement des divinités locales, et des statues bouddhiques sont détruites par les adeptes du shintô. Le prince Shotoku Taishi (574-622), considéré comme un saint bodhisattva sauveur du monde, fait beaucoup pour propager le bouddhisme au Japon. Ensuite, l'empereur Tenmu inaugure la tradition des grandes célébrations bouddhiques commandées par la cour pour attirer sur elle la protection des bouddhas.

Tolérance et syncrétisme En 721, l'empereur reconnaît par un édit que les fléaux naturels (famines,

pestes) sont un châtiment céleste contre son propre manque de vertu. (En 732-741, séismes, typhons, inondations : et sécheresses sévissaient). En 732, l'em. pereur, par un nouvel édit, s'accuse de manquer de vertu, et disculpe le peuple. Il ordonne que des prières soient dites dans chaquejinja (temple shintô), et adressées aux dieux du ciel, de la : terre, des monts et des rivières. Le clergé bouddhique reçoit l'ordre de dire des prières analogues. Le peuple bénéficie de remises d'impôts et d'amnisties pénales. Les bonnes récoltes de 741 sont interprétées comme des réponses aux prières. En conséquence, le pouvoir ordonne en 741 la construction dans chaque province d'un monastère bouddhique de vingt moines, d'un couvent de dix nonnes, d'une pagode de sept étages. Hachiman, dieu shintô des combats, reçoit de riches présents, parmi lesquels des copies de classiques bouddhiques ! (1)

L'empereur L'institution impériale relève de la conception globale de l'ordre du monde dans laquelle se mêlent éléments japonais et chinois. L'empereur règne comme descendant des dieux fondateurs : on l'appelle Akitsu kami "dieu visible" . Il porte le nom de Tennô, rappelant qu'il tient dans le monde des hommes la place de l'étoile polaire dans l'Univers. Il est le point fixe autour duquel tout s'organise. Il n'agit pas, il

est. Il rayonne de façon naturelle une influence bienveillante (2). Dire qu'il est "dieu visible" est exagéré, car bien peu de gens peuvent le voir. Et même, au commun des mortels, il est interdit de le regarder. Lorsque Mac Arthur est arrivé à Tokyo, lui le conquérant, qui pouvait être cru supplanter l'empereur, les Japonais faisant la haie sur son passage lui présentaient les fesses. Non pas geste de mépris, mais d'extrême respect: ils n'osaient pas le regarder, de même qu'on ne . regarde pas le soleil dans sa gloire, non plus que son descendant.

Meiji En 1868, un décret sépara les sanctuaires shintô et les tera, "temples bouddhiques", mettant fin à un syncrétisme institutionnel millénaire. Durant l'époque Edo, des savants confucéens tendaient à rechercher et valoriser la religion autochtone censée avoir été pervertie par les apports du bouddhisme. On vit quelques actes de vandalisme à l'égard des statues bouddhiques, jetées brutalement hors desjinja (shintô). Itô Hirobumi analyse finement le rapport entre empereur et religion : « En Europe, la religion imprègne fortement les esprits et les unit. Mais dans notre pays, la religion est faible et ne peut pas servir de principe centraI. Le bouddhisme a eu son heure de gloire, son principe d'union; il est aujourd'hui en décadence. Le shintô a beau être fondé sur le testament des dieux fondateurs, en tant que religion, il manque d'autorité pour exercer une influence spirituelle. Ce qui peut dans notre pays jouer le rôle de principe central, c'est uniquement la maison impériale » (Allocation de 1888 devant le

Jardin Zen à Kyoto. Disposition des pierres: "Etre en contemplation aux mains bienveillantes de Bouddha"

conseil privé; traduction Hérail, p. 416).

Allergie au christianisme François Xavier arrive en 1549 au Japon. En 1613, le christianisme est interdit dans ce pays. Il y avait trois cent mille chrétiens. La religion nouvelle ne s'accommodait pas des religions installées, qu'il tendait à supplanter. Il jouit d'une certaine tolérance au temps des Nobunaga, Hideyoshi et même d'Ieyasu, le fondateur de la dynastie des shôgun Tokugawa. Il semblait alors impossible de se passer des marchands portugais comme partenaires commerciaux. En 1616, seuls les ports de Nagasaki et Hirado sont autorisés à ceS étrangers. En 1636, les Portugais et Hollandais sont cantonnés dans la presqu'île de Dejima à Nagasaki. Les persécutions s'accentuent. En 1641, la période des persécutions et des martyrs est révolue. La lutte contre le christianisme continue. Un responsable est chargé de faire disparaître toutes ses 'traces (livres, images pieuses) et d'exterminer les crypto-chrétiens. Tous les Japonais sont obligés de s'inscrire dans un temple de la religion nationale. Les missionnaires chrétiens sont revenus à la fin du XIX" siècle, mais ont fait peu de prosélytes.

Coup d'œil sur la Chine A part les fondateurs de dynastie (qui s'emparent du pouvoir à la force du poignet), les empereurs.· en Chine règnent mais ne gouvernent pas. C'est le Ciel qui leur donne mandat (ming) de régner. Ce mandat est modifié en cas de révolution (geming). Il ne s'agit pourtant pas d'une théocratie, car, à part le taoïsme (qui est précisément la négation de toute politique), la Chine traditionnelle ne connaît pas de religion, avec un corps de doctrine dogmatique. Le problème des rapports entre religion et politique ne se pose qu'exceptionnellement en Chine. Je vois deux exceptions : le règne de Wu Zhao et l'insurrection de Hong Xiuquan. On ne peut nier que Mao Zèdong ait été idolâtré, mais je n'insisterai pas là-dessus. Wu Zhao (Wu Zetian) a été soutenue par l'église bouddhique, grande puissance économique et politique depuis le début du VI" siècle. Des prédictions bouddhiques forgées à son intention désignaient l'ancienne concubine de Taizong comme futur empereur et réincarnation du bodhisattva Maitreya, le bouddha sauveur, messie dont l'attente avait animé déjà dans le passé plusieurs sectes millénaristes. Elle-même était jadis entrée en religion dans un monastère de nonnes après la mort de Taizong en 650. Bigote, superstitieuse, elle comble l'église de ses faveurs (ordinations, fondation de monastères, fonte de cloches et statues). C'est sous son règne qu'est creusé dans le roc l'immense Vairocana avec ses deux acolytes du défilé


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L'EGLISE ET L'ETAT

de Longmen au sud de Luoyang (3). De ces révoltes. Pékin est menacée. Les son côté, Hong Xiuquan, qui dirige la , Occidentaux prêtent main forte à la révolte des Taiping, se proclame le frère dynastie "légitime" des Qing à partir cadet de Jésus-Christ. En 1851, il fonde de 1862. En 1864, Nankin est prise. le royaume de la grande paix (taiping) C'en est fait des adeptes de la Grande et sa capitale à Nankin. Ce royaume est Paix. théocratique dans le sens du syncrétisme chinois: bouddhisme, taoïsme, confucianisme y font bon ménage. 1. Sansom, G. Histoire du Japon, Toute la Chine centrale est conquise par Fayard, 1988.

2. Hérail, F. Histoire du Japon, P.O.F. 1986. 3. Gernet, J. Le monde chinois, Armand Colin, 1988.

1978. Contes, devinettes et proverbes du Japon, P.A.F. 1984. Adieux au Japon, P.A.F. 1988. (Diffusion E 100 Chine, 24, rue Ph. de Girard, Paris 10').

Maurice Coyaud a publié : Fêtes au Japon, haiku, P.A.F. 1978. Fourmis sans ombre (le livre du haiku), Phébus,

L'EGLISE ET L'ETAT

Eugen Weber

De bonnes cartes

un jeu déplorable Les distinctions ont de l'importance. L'Eglise n'a pas plus à voir avec la religion que l'Etat n'a à voir avec le patriotisme. La religion a à voir avec la croyance, l'Eglise avec la politique: l'influence, le pouvoir et comment on les gère. Vue dans ce contexte, la religion n'est rien d'autre que le produit que l'Eglise a à vendre.

Bien longtemps avant que les futurs Etats n'aient développé des moyens à la mesure de leurs ambitions, l'Eglise Catholique avait organisé la production et la distribution de sa religion et la gestion des profits et des personnels. C'est pourquoi Maurras a fait c('tte intéressante distinction entre Catholicisme et Christianisme, entre le succès institutionnel d'une corporation multinationale dont le quartier général est à Rome et la performance très médiocre d'aspirations pieuses mal adaptées au marché. Habituée aux sociétés féodales et dynastiques, l'Eglise Catholique se trouvait au sein de cel1es-ci comme un poisson dans l'eau, pour utiliser une expression consacrée. Son fonctionne- ' ment commença à se gripper lorsque les Etats européens se consolidèrent. Après 1789, l'Eglise se trouve en conflit avec l'Etat national qui réclamait pour lui l'al1égeance de ses citoyens et exigeait le contrôle des activités à l'intérieur de ses frontières, en toute défiance de l'autorité dé l'Eglise sur son personnel et de sa mainmise sur sa clientèle. la crise de 1791 ouvrit la lutte pour le contrôle des cadres locaux (les prêtres) à l'intérieur de leurs entreprises (les églises) : prendre le contrôle fut ainsi perçu comme essentiel pour les parties en compétition. Avant que le Concordat de 1801 n'institue des termes nouveaux pour organiser et diriger conjointement les entreprises et le personnel de l'Eglise, le pouvoir exclusif de Rome sur ses consommateurs était déjà brisé, son monopole aboli, ses habitudes de consommation perturbées. Malgré des comebacks brillants et offensifs, l'Eglise n'a jamais retrouvé la place prépondérante qu'elle occupait auparavant sur le marché. De surcroît,

la concurrence de croyances réconfortantes et rassurantes, nombreuses dans

notre âge crédule, l'affaiblirent encore. Les frictions politiques ne purent pas non plus être évitées. Le Concordat (ainsi que Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire l'ont dit dans l' Histoire religieuse de la France contemporaine, Privat 1986) devint bientôt un Discordat. Le nationalisme prit le dessus: d'autres religions furent tolérées en tant qu'opinions, mais on ne considéra pas que la foi pouvait avoir des prétentions égales - ou même supérieures - aux autres opinions. Où que soient allées les

Signature du Concordat (gravure 1802)

sympathies, le duel entre Créon et Antigone semblait joué d'avance. Rétrospectivement, il est facile de voir que, sur le plan politique, l'Eglise choisit le côté des perdants parce que accident historique, intérêts superficiels, orientations contingentes se trouvèrent coïncider. Il est tout aussi évident qu'après 1791, quel1e qu'ait été la constitution du pays, les dirigeants de la France reconnurent que l'Eglise, ennemie ou amie, était le corps organisé qu'il fal1ait considérer en premier. La bourgeoisie, la paysannerie, les - classes laborieuses étaient des entités notionnel1es trop vagues pour pouvoir vraiment compter. Mais, longtemps avant que les partis politiques ne vien-, nent à exister, le « Premier Etat » avait appris à opérer comme un parti structuré, discipliné et souvent victorieux. Les différences idéologiques aiguisèrent l'hostilité de certains à son égard; la foi lui gagna la sympathie de certains autres, la coïncidence d'intérêts fit que des alliances de pure stratégie parurent naturelles et inévitables à beaucoup. Mais avec un peu de perspicacité des politiciens de toutes tendances reconnurent que l'Eglise était une cible idéale pour un Etat ambitieux. L'idéologie et le ressentiment alimentèrent certainement l'anti-cléricalisme de la Troisième République. Mais les considérations politiques pratiques restèrent essentielles pour des politiciens qui, ayant le sens pratique, voyaient en l'Eglise un centre d'opposition antirépublicaine, et dénonçaient des loyautés qui al1aient à Rome et non à la France. Là était le parti que la République devait défaire. Si la République réussit si bien, toutefois, dans ses campagnes anticléricales - dans l'éducation, dans le sécularisme civique et la séparation de l'Eglise et de l'Etat c'est en partie parce que l'Eglise lui prêta main-forte. Ce n'est pas seulement parce que la hiérarchie choisit le côté des perdants dans la lutte politique ou abandonna trop tard, au mauvais moment, le côté des perdants. C'est parce que la politique de la théologie catholique ou la théologie derrière la politique catholique resta très longtemps anachronique.


L'EGLISE ET L'ETAT Pour poursuivre notre métaphore du monde des affaires, la recherche et le développement de cette entreprise basée à Rome étaient éthiques au moment précis où on avait le plus besoin d'intelligence pour faire face à la compétition. Investir dans l'intelligence lorsqu'elle était un bien rare avait apporté le succès à l'Eglise. Une fois le marché capté, l'Eglise se reposa sur ses lauriers. Les revers n'encouragèrent pas le redéploiement de l'activité mais le protectionnisme. La « renaissance' » religieuse du début du xx· siècle ne fut pas due à l'entreprise mais à un coup de chance. Elle fut le reflet du discrédit temporaire dans lequel étaient tombés le scientisme et la raison: le capital d'irrationalité et de relativisme donna une nouvelle vigueur à la pensée catholique. Entre la Vierge et la dynamo, l'Eglise choisit la première. Comme Julien Sorel aurait pu le dire aux autres séminaristes, la pureté est stérile et convient peu à l'activité intellectuelle. Plus important encore que tous ces facteurs, la direction de l'Eglise se mit à négliger ses consommateurs les plus fidèles, le marché de masse qu'elle avait longtemps capté. Le christianisme catholique avait conservé un large sou-

25 tien populaire pour les services qu'il rendait. Après 1789, les initiatives de l'Etat empiétèrent de plus en plus sur ses vieilles fonctions. Les rites de passage que l'Eglise contrôlait furent pris en charge par l'état civil des naissances, des mariages et des décès (plus d'un quart des bébés nés à Paris n'étaient pas baptisés en 1885, et presque deux sur cinq en 1908). La charité et le mécénat, l'hospitalisation, l'éducation qui étaient autrefois dans les mains des institutions religieuses passèrent' progressivement dans celles des pouvoirs séculiers. La mobilité sociale qui s'obtenait autrefois surtout grâce à l'Eglise, devint maintenant le fait des écoles, des syndicats et d'un service public en expansion qui permettaient l'obtention d'un travail plus intéressant. La compétition et des politiques néfastes firent moins de mal que la perte de dynamisme et l'auto-censure. Sur d'autres terrains, de larges parties du marché furent volontairement abandonnées. Embarrassés par des accusations de « superstition» et de « vieux jeu », l'Eglise tenta d'abandonner les fonctions magiques qui l'attachaient le plus aux fidèles. Elle tenta de supprimer les rituels en rapport avec la protection, la fertilité, la santé; elle décou-

ragea le culte des saints utiles ; elle remplaça les pélerinages locaux par des pélerinages nationaux et substitua aux Bonnes Dames locales la Vierge Marie bien plus lointaine.

Se débarrasser des "superstitions" L'emprise de l'Eglise sur les fidèles était fondée sur des concessions qu'elle avait faites à contre-cœur au paganisme. Les attaques lancées contre l'obscurantisme du clergé accélèrèrent le rejet de pratiques qui avaient toujours embarrassé l'Eglise. Mais en se débarrassant de ces « superstitions », l'Eglise sciait la branche sur laquelle elle était depuis longtemps assise et les résultats de cette politique devinrent très visibles au xx· siècle. Dans Dieu change en Bretagne (Cerf 1985) Yves Lambert démontre comment des modes de vie et des rythmes de travail nouveaux modifièrent les rapports avec Dieu. Des rapports différents avec l'église qu'on fréquente, la disparition des services qu'elle fournissait, modifièrent aussi les rapports avec Dieu. La dissidence et la dérive peuvent déjà être perçus dans la petite Eglise et

dans la politique anticléricale des villages qui s'y attachèrent après 1801. Les efforts des foules catholiques'en 1906 pour conserver leurs sanctuaires, leurs saints, leurs objets et leurs traditions cultuels, annonçaient la désaffection d'autres communautés catholiques lorsque leurs sanctuaires, leurs saints et leurs communautés allaient être abandonnés par l'Eglise. En 1906, l'offensive cléricale avait tout juste commencé à irriter les troupes de fidèles. Elle devait gagner en vigueur au moment même où l'offensive de l'Etat contre l'Eglise commençait, elle, à s'essoufler. Et c'est l'Eglise, bien, plus que l'Etat, qui réussit à décourager les fidèles. traduit de l'anglais par Claude Grimal

Eugen Weber enseigne l'histoire à l'Université de Los Angeles. Auteur notamment de la Fin des te"oirs (Fayard-Recbercbes, 1983), de l'Action française, de Fin de siècle, et d'une Histoire de l'Europe (Fayard 1985+7). Un recueil d'esSlÙS sur la France paraîtra cbez Fayard en 1990.

Isodore Ducasse : "L'ivrogne suprême" C'était une journée de printemps. Les oiseaux répandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains, rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la sainteté de la fatigue. Tout travaillait à sa destinée: les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur 1Il était étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère; ses dents n'étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.

Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux, son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forces l'avaient abandonné, et il gisait là, faible comme le ver de terre, impassible comme l'écorce. Des flots de vin remplissaient les ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules. L'abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailes protectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, aux muscles détendus, balayaient le sol,

comme deux mâts aveugles. Le sang coulait de ses narines : dans sa chute, sa figure avait frappé contre un poteau ... Il était soûl 1 Horriblement soûl 1Soûl comme une punaise ~ui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang III remplissait l'écho de paroles incohérentes, que je me garderai de répéter ici ; si l'ivrogne suprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes. Saviez-vous que le. Créateur... se sâoulât ! Oh ! vous ne saurez jamais comme

de tenir constamment les rênes de l'univers devient une chose difficile 1 Le sang monte quelquefois à la tête, quand on s'applique à tirer du néant une demière comète, avec une nouvelle race d'esprits. L'intelligence, trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peut tomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avez été témoins 1 (. .. )

(Maldoror, Chant IV)

Claude Nicolet

La laicité

• •

seul terrain d'entente

Si par bonheur les deux mots « religion » et « politique » pouvaient être aussi distincts dans l'histoire qu'ils le sont par la sémantique, le problème serait résolu avant même d'être posé. Car toute la question, si douloureuse, est là : comment régler, dans les principes, les rapports entre deux nécessités contraignantes de la « nature» sociale de l'homme : le besoin, apparemment consubstantiel à cette nature, d'un rapport avec le « sacré », d'une P~lft ; l'obligation, de l'autre, d'établir la cité sur des bases rationnelles, égalitaires et justes ?

Remarquons d'abord que le « dialogue » nécessaire entre les deux réalités (la « religion » d'un côté, la « société

civile» et l'Etat, de l'autre) n'est pallo aussi clair qu'on le voudrait. Très rares, dans le réel historique, sont les religions

qui s'affirment indifférentes à la vie sociale et politique, ne se réservant que le domaine individuel des consciences. La plupart des religions, au contraire, sont aussi des formes d'organisation sociale ; elles supposent des communautés, des hiérarchies, des clergés, des morales; elles s'érigent en juges des sociétés et des pouvoirs civils (parfois avec raison) ; souvent elles prétendent les contrôler, et elles y parviennent parfois. Elles se donnent d'ailleurs, pour cela, la partie belle. Postulant un « sacré », une « transcendance» Oa divinité) par définition supérieure à tout, elles ont beau jeu de vouloir, le plus souvent, lui soumettre (c'est-à-dire se soumettre à elles-mêmes) le contrôle de tout. En d'autres termes, il est très difficile à,une religion de ne pas aboutir à une théocratie ; car, si l'on croit que Dieu existe,

en effet tout est possible. Les exceptions des religions que l'on croit « démocratiques» ou « conviviales» (comme, par exemple, certaines formes du protestantisme) sont moins probantes qu'on pourrait croire; ce n'est pas en elles-mêmes qu'elles ont trouvé les limites qui les rendent conviviales (voyez la Genève de Calvin) : c'est dans la résistance des autres. Inversement, reconnaissons-le aussi, la plupart des sociétés civiles de l'histoire et la plupart des états, bâtis sur la force militaire et féodale, l'oppression sociale, la « légitimité» dynastique ou le clientélisme bureaucratique, quand ce n'est pas sur la terreur policière, n'ont gu~re de leçons à donner - et, parfois, en ont à recevoir, même des religions. Lorsque les deux prétentions - celles des religions organisées, intolérantes, missionnaires et cléricales,


26 celles des états féodalisés, hiérarchisés, totalitaires - se heurtent (ou se confondent), que reste-t-il à la liberté? Hélas, j'ai l'impression, avec ces quelques phrases, d'avoir écrit l'histoire des neuf dixièmes de l'humanité: tel est le spectacle désolant qui s'offre à nous. Le Liban n'est que la phase la plus brutale, et sans doute prophétique, d'une condition humaine où le religieux et le racial, les Dieux et les « communautés de sang » nous montrent leur vraie nature. Tout le tiers monde n'est qu'un vaste Liban en devenir. Inversement, c'est l'Occident (qui pourtant, et lui seul, a tenté de construire les états et les nations sur d'autres bases) qui nous a appris les douceurs du totalitarisme et des goulags.

L'EGLISE ET L'ETAT les seules oasis habitables éviterons la culbute finale.

et nous

Il me semble que la laïcité à la française, douloureusement engendrée, au cours du XIX· s., dans le dialogue entre une religion assez typique - le catholicisme romain - et un Etat lui aussi de quelque importance, mérite d'être considérée. Seule doctrine, à ma con-

naissance, qui cherche, d'un même mouvement, une base logique à la société civile et à l'état et (par la liberté) un espace propre à la religion. Seul terrain d'entente possible non seulement entre toutes les religions, mais entre « ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n'y croyaient pas ». Car la laïcité française n'est pas la simple (et de toute manière nécessaire) tolérance. Elle pro-

"Vite, éteignons les lumières et rallumons le feu". Gravure 1899

Alors ? La réponse me paraît à la fois très claire, et très difficile. Ou bien nous nous résignons à assister impuissants au réveil des religions les plus primitives et les plus intolérantes (chez nous, ou à nos portes) d'une part - et, d'un autre côté, au développement des états bureaucratiques et militaires. Ou bien nous méditons les seules rares et fragiles solutions. qui ont jamais été apportées à ces problèmes, qui ont produit, dans un monde de sang et de folie,

cède (et elle seule) aux nécessaires séparations. Non seulement celle de l'Etat et des Eglises (et du coup, aussi, de tous les dogmes et de tous les partis). Mais, au plus profond de chaque citoyen (c'est-à-dire de chaque homme, car il n'y a d'homme que le citoyen), la séparation de la croyance et de la rationalité qui ne peuvent coexister que dans des sphères différentes. C'est là le point le plus extrême, et bien sûr le plus difficile, de la laïcité; c'est la « morale », la « philosophie» laïque. Mais, à la différence des religions, cette philosophie ne prétend point s'imposer aux autres: elle ne se plaide que par la raison, elle n'aime guère l'approbation non réfléchie. Et, de toutes manières, elle ne réclame pour elle que la même liberté, exactement, qu'elle propose à tous les autres,. et qui sera garantie par la seule institution neutre et commune à tous: l'Etat. Pour le reste, elle est une ascèse spirituelle. • Préférez-vous le Liban? Claude Nicolet a publié le Mt§tier de citoyen dens le Rome rt§publiceine, l'idt§e rt§publicsine en Frence. Rendre IJ Ct§ser. Gallimard éd.

François Dubet

La crise de la laicité Longtemps, le combat de l'Eglise et de l'école laïque, bien plus que compétition sc.olaire opp~s~nt le p~~lic au priv~, ~~t la lutte pour l'installatlon d'un reglme pohtlque et la legltlmité d'un modèle culturel. « La République sera enseignante ou ne sera pas », déclarait un député dans les années 1880.

L'école laïque n'était pas simplement l'école neutre et l'école de tous, la France de ces années-là était largement alphabétisée, elle devait construire la République autour de quelques principes essentiels : le patriotisme, la défense de la démocratie politique, la foi dans la science, le progrès et la raison. Si la religion était absente de cette école, la morale n'y était pas étrangère. Au-delà de son monopole, l'école religieuse défendait des valeurs proches de celles de l'Ancien Régime, un magistère moral sur les mœurs, l'ordre, la tradition et quelques privilèges. Chacun connaît le sens de ce combat, les discours et les clichés sont toujours disponibles. La passion n'est pas morte; protestant contre les séances d'instruction civique dispensées dans les écoles par des fonctionnaires des finances, Yannick Simbron, le secrétaire général de la FEN, déclare: ( à ce train-là, pourquoi pas 23 000 tenants de toutes les Eglises possibles curés en tête, dans tous les établisse:nents scolaires de France?» (Libération, 12-5-89). De leur côté, quelques évêques de plus en plus susceptibles perçoivent dans toute "atteinte au mercredi" les manœuvres anti·déricales des héritiers du "petit père Combes". Ces gesticulations, au sens militaire du terme, relèvent de stratégies internes et ne correspondent plus, ni à la situation de la religion, ni à celle de l'école ni à celle de la République qui . n'est ~as "en danger". Le conflit de

l'école de 1984 a montré que le champ de bataille et les combattants avaient changé. L'école privée est moins celle d'un projet religieux qu'un second réseau offert aux "déçus du public". Son élitisme social reste sensible, mais les inégalités au sein du service public sont connues de tous; les élèves de terminale C du Lycée Louis Le Grand et leurs camarades d'un LEP de la banlieue Nord sont-ils réellement dans le même service public ? L'école religieuse ou libre est simplement devenue privée et elle a su mobiliser ses consommateurs. Au même moment, le projet laïque n'a guère touché les gens au-delà

des rangs des enseignants eux-mêmes comme s'il était devenu incapable de proposer un modèle de culture et d'enseignement susceptible de donner sens à la laïcité étendue à l'ensemble de l'école. En fait, la question qui se pose aujourd'hui est moins celle de la laïcité et de la religion, tant la laïcité de l'éducation publique est indiscutée, que celle de l'égalité des chances, de la qualité des services plus ou moins offerts ou plus ou moins vendus, de la capacité d'autonomie et d'initiative des établissements, de la possibilité de diversifier les services, les programmes et les apprentissages. Si l'égalité, le droit des enfants à la culture et à l'éducation peuvent apparaître comme des projets et des enjeux, la laïcité s'est largement vidée de son contenu militant et progressiste par son abandon au seul corps des enseignants comme le manifestent les prises de distance récentes des associations de parents d'élèves de gauche avec le syndicalisme enseignant. Alors que bien

des écoles catholiques en titre ne le sont plus en fait, il y a de nombreuses aumôneries dans les lycées et les collèges, le culte des Lumières et du progrès sont emportés dans la crise de l'orgueil de la modernité. Si la laïcité reste une . vertu, c'est moins par ses valeurs propres que par sa tolérance, elle doit moins viser à former des citoyens selon un modèle unique que l'on ne parvient plus à définir, qu'à reconnaître la pluralité des demandes culturelles et éducatives. Mais ceci ne peut plus s'apparenter au combat contre l'obscurantisme religieux. La plupart des demandes religieuses ne gébordent pas la scène du privé et n'en appellent pas à la formation d'un modèle éducatif unique. Et ce serait rendre un mauvais service à l'école que de s'appuyer sur les quelques manifestations de fondamentalisme religieux, pour créer, en retour, un "intégrisme" laïque dont le contenu nous échappe. La situation scolaire française n'est pas celle de la Vendée ou de l'Alsace. On ne peut pour autant croire à une disparition probable du religieux, selon la foi positiviste qui fut un des piliers de la laïcité. L'installation en France d'une communauté musulmane montre bien que la fin du religieux n'est pas pour demain et que le problème éducatif central est celui de la création d'un corps de valeurs et de convictions permettant à chaque famille de croyance de se sentir. acceptée et respectée. Mais déjà les pratiques précèdent l'idéologie. Des membres de la Ligue de l'enseignement rencontrent leurs pairs de l'enseignement catholique, les uns et les autres bravant les accusations de "trahison". Les langues régionales, longtemps chassées de l'école et détruites au nom de l'unité nationale, sont maintenant enseignées par des professeurs qui ne se perçoivent pas comme les fourriers de la laïcité. La civilisation musulmane est enseignée aux élèves des collèges par


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L'EGLISE ET L'ETAT des professeurs que l'on ne peut soupçonner de sympathies khomeinistes. Dans une société où la plupart des gens ne vont plus à la messe, mais qui baigne dans l'architecture religieuse, les mythes, les valeurs et les patronymes chrétiens, l'école laïque ne peut tourner le dos à cet héritage et le renvoyer au seul domaine privé. Faut-il enseigner, l'histoire comme le récit du progrès continu et le triomphe des Lumières, ou faut-il la concevoir comme l'histoire des cultures et des civilisations qui se combattent, s'allient et se transforment mutuellement ? La laïcité en a appelé à un modèle culturel unique qui a été au principe d'une homogénéité des pédagogies, des

programmes et des rythmes d'apprentissage. Maintenant que sa tâche a été accomplie, on sait quels en furent la grandeur et le prix. La grandeur en a été l'unité nationale et la citoyenneté, le prix en a été la brutalité de la sélection, la fermeture de la culture scolaire sur elle-même et le corporatisme de ceux qui se sont identifiés à cette œuvre. Le refus de la diversité a été la câution du conservatisme et d'un élitisme qui n'avait de républicain que le nom. Chacun s'efforce, les enseignants comme les autres dès qu'il s'agit de leurs propres enfants, de détourner à son profit l'unité du service public par le choix judicieux des filières et des établissements ; on peut très bien avoir un usage privé de l'école laïque. Pour plus,

scandaleux qu'ils puissent paraître, les privilèges du privé n'en sont pas, par nature, différents.

L'école de la démocratie Ne pouvant plus être celle d'une République déjà là, l'école laïque doit être celle des élèves, de la démocratie, de la négociation des demandes diverses. La laïcité combattante de la démocratie politique et de l'ordre scolaire doit maintenant devenir celle de la démocratie scolâire elle-même, c'est là qu'elle peut retrouver un sens et une force qui semblent l'avoir abandonnée. La construction d'un projet d'égalité et

de démocratie scolaire, de diversification des opportunités et des manières d'apprendre est, aujourd'hui, la meilleure arme à opposer à ceux qui conçoivent l'éducation comme un pur 'marché ou le lieu d'un endoctrinement qui n'est pas seulement religieux. Elle est aussi le meilleur moyen de ne pas laisser les Droits de l'Homme au domaine creux des incantations et de faire de l'école un espace éducatif. François Dubet est maître de conférences à l'Université de Bordeaux et chercheur à l'EHFSS. D est notamment l'auteur de le Mouvement ouvrier, et la Galère: jeunes en survie (Fayard, 1984 et 1989).

Jean Lacoste

Une entorse à la laicité le statut de l'Alsace-Lo,rraine Il peut être éclairant, pour comprendre la singularité de la laïcité française, de rappeler pour quelles raisons les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle échappent aujourd'hui encore au droit commun de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Lorsqu'en 18711'Allemagne annexa l'Alsace et une partie de la Lorraine la Moselle actuelle -, elle commença par laisser en place le système juridique français. Par la suite, l'AlsaceLorraine, devenue un territoire à statut particulier, un Reichsland, gouverné par un Statthalter mais dépendant directement du cabinet de l'Empereur, fit l'objet d'un travail législatif important, de sorte qu'en 1918 elle était régie par un droit local sui generis, mêlant droit allemand et ancien droit français, et dans certains domaines Oes assurances, la sécurité sociale, le foncier, la chasse, le droit communal) supérieur à la législation française de l'époque. Les cultes, en particulier, demeuraient régis par la législation française du XIX' siècle: le C:oncordat du 26 Messidor an IX 1~01 - promulgué par la loi du 18 Germinal an X - pour l'Eglise catholique, les articles organiques ajoutés par Bonaparte à la loi de 1801 pour les deux Eglises protestantes - l'Eglise réformée et l'Eglise luthérienne de la Confession d'Augsbourg -, et les textes de 1808, 1831 et 1844 pour le culte israélite. Ces quatre cultes bénéficiaient donc d'une reconnaissance officielle ,Oes autres n'étant que licites), et ils étaient érigés en service public. De fait, les ministres du culte - prêtres, pasteurs et rabbins - percevaient de l'Etat un traitement et avaient droit à une pension, sans être à proprement parler des fonctionnaires, puisqu'ils étaient nommés par les autorités religieuses. Chaque culte était doté d'un.e organisation administrative propre. Par exemple, dans le culte catholique, un établissement public, le conseil de fabrique, était chargé des intérêts matériels de la paroisse, le diocèse étant, quant à lui, une circonscription administrative gérée par un évêque. L'Etat mettait ainsi des moyens matériels à la disposition des Eglises les collectivités locales fournissant les

lieux de culte et le logement - en se réservant le droit d'exercer un certain contrôle. Il pouvait s'opposer à la désignation d'un curé par l'évêque et ce dernier était nommé par le chef de PEtat, ie pape accordant par une buiie l'investiture canonique. L'enseignement public primaire, quant à lui, demeurait régi par la loi Falloux de 1850 et était donc confessionnel.· Un enseignement religieux obligatoire était dispensé par des congréganistes dans les lycées et collèges et l'Université abritait deux facultés de théologie, l'une protestante et l'autre catholique. L'Alsace que la France récupérait en 1918 avec une partie de la Lorraine, après quatre ans d'une guerre terrible, ne connaissait donc ni les lois scolaires de Jules Ferry, ni la loi sur les associations de 1901, ni la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905. Or, le gouvernement se trouvait devant la même difficulté technique que l'Allemagne en 1870 : on ne modifie pas en un jour toute la législation civile et commerciale d'un pays. En outre, les Alsaciens, pour qui la République laïque, Clemenceau en tête, s'était battue, paraissent attachés à leur droit particulier, que Joffre, au demeurant, en 1914, et Viviani, en 1915, avaient promis de conserver. De plus, comme l'observa Lazare Weil1er lors du premier débat à la Chambre sur cette question, le I,r octobre 1919, en présence du commissaire général chargé d'administrer les départements recouvrés, Millerand, il existait « un certain trouble moral, non seulement dans la population ouvrière, mais dans l'élite de la jeunesse alsacienne ». Il fallait se rendre à l'évidence: les gén~ra­ tions qui avaJent été formées pendant ces cinquante années d'annexion allemande, quel que fût leur attachement à la France, se sentaient exclues du système d'encadrement mis en place par l'administration française, avec ses concours, ses règles et sa langue. La loi du

17 octobre 1919 affirmâ donc prudemment que les lois et règlements en vigueur au 11 novembre 1918 étaient maintenus jusqu'à l'introduction de nouveaux textes. La modification du droit local fut très progressive. C'est seulement en 1924 que la législation civile et commerciale fut adaptée au droit français. Mais lorsque Edouard Herriot, président du Conseil du Cartel des gauches, annonça dans sa déclaration ministérielle du 19 juin 1924, donc dans son programme d'action politique, que le gouvernement, pour « hâter la venue du jour où seront effacées les dernières différences de législation », allait « préparer les mesures qui lui permettront. .. d'introduire en Alsace et en Lorraine l'ensemble de la législation républicaine », ce fut un beau tollé. Robert Schuman répondit à Herriot au nom de la majorité des représentants alsaciens'- Affrontement presque symbolique. On peut même se demander si, au moment où le député de la Moselle oppose au projet radical la nécessité de résoudre rapidement « certains problèmes économiques de grande portée tels la canalisation de la Moselle ou l'amodiation des mines de potasse », il n'esquisse pas la méthode

1924-25, une grande agitation cléricale qui lui permit de jeter en 1950 les bases de la Communauté européenne du charbon et de l'acier et d'ouvrir, ce fai~ sant, la voie à l'Europe démocratechrétienne que nous connaissons. On vit en tout cas se développer en 1924-1925, dans la France catholique, notamment en Bretagne et en Vendée, une grande agitation cléricale qui rappelle celle à laquelle on assista soixante ans plus tard à propos du projet de loi Savary et du « grand service public unifié et laïque » promis par Mitterrand pendant la campagne électorale de 1981. En 1925 l'archevêque de Strasbourg, Mgr Ruch, ordonna à ses fidèles de prier chaque jour après la messe contra persecutores Ecclesiae, contre les persécuteurs de l'Eglise ... Le cardinalarchevêque de Bordeaux attaqua, quant à lui, la laïcité en affirmant que « toute société qui renie Dieu creuse son tombeau ». Mais les protestants et les israé-

lites firent aussi connaître leurs inquiétudes. Un argument qu'Herriot avait déjà évoqué pour s'opposer en 1920 au rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, à l'initiative de Millerand devenu président du conseil, était que le Concordat avait été un traité international qui n'existait plus juridiquement depuis 1870. Robert Schuman et les Alsaciens estimaient au contraire qu'il était d'abord une loi interne, régulièrement promulguée, et jamais abrogée en Alsace, donc toujours en vigueur. Le Conseil d'Etat consulté par Herriot leur donna raison, et le Cartel des gauches en resta là. On peut considérer le maintien, aujourd'hui encore, en Alsace-Lorraine du Concordat et des textes applicables aux trois autres cultes, comme une défaite de plus de la laïcité, et même comme une violation du principe constitutionnel, constant selon lequel « la Franée est une République indivisible, et laïque » (article 1 de la Constitution de 1946 et article 2 de celle de 1958). Pourtant, à l'exception de quelques voix isolées dans les syndicats d'enseignants, personne ne remet sérieusement ' en question ce particularisme. Pour quelles raisons ? On doit rappeler d'abord que le système en vigueur en Alsace est tout de même un système de tolérance qui perpétue les principes de la Révolution en ce qu'il accorde droit de cité non seulement au catholicisme, mais aux cuItes protestants et juifs. Il ne se réduit pas à la « belle capucinade» du Concordat avec le Saint-Siège. Le catholicisme ne peut plus prétendre être la religion de l'Etat, comme au temps de la Restauration et dans les rêves d'une ,droite autoritaire, et la pluralité reconnue des cultes fait perdre de son tranchant à l'anticléricalisme, qui a davantage de raisons de s'indigner de la situation dans certains départements de 1,'Ouest. En outre, l'évolution des mœurs a atténué considérablement le caractère confessionnel des écoles et les parents Peuvent demander que leurs enfants ne suivent pas l'enseignem<<nt religieux obligatoire. En réalité. la distance, dans la pratique, n'est pas si grande entre le statut particulier qui reconnaît ces quatre cultes sociologiquement dominants et la loi de 1905 dans son application réelle. Si l'article 2 de cette loi stipule que la République ne reconnaît, ne salarie et ne subven-


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L'EGLISE ET L'ETAT

tionne aucun culte, l'article premier pose aussi que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, et la jurisprudence du Conseil d'Etat a tiré les conséquences de ces deux principes difficiles à concilier. Si le statut particulier de l'AlsaceLorraine ne soulève pas aujourd'hui de problèmes, c'est aussi en partie parce que l'Etat a renoncé à exercer véritablement le droit de contrôle dont il dispose, même si l'actuel ministre de l'Intérieur, qui est aussi-le ministre des CuItes pour l'Alsace-Lorraine et dont les origines protestantes sont bien connues, semble plus que ses prédécesseurs attaché au respect des formes. En fait, l'Etat français a baissé les bras face à l'Eglise de Rome et aux évêques de combat qu'elle a nommés, et l'on pour-

rait peut-être dire que le combat laïc de 1905 a surtout porté un coup mortel au gallicanisme. Aujourd'hui, l'Eglise de France est reprise en main par le Vatican, Concordat ou pas, et, en Allemagne, lorsqu'il s'est agi de nommer un successeur à l'archevêque HOffner à Cologne, l'on a vu le peu de cas que Rome faisait de l'autonomie du chapitre et des procédures prévues par le Concordat de 1929, malgré les discrètes représentations des ministres présidents Rau et Vogel. A l'heure où l'on cherche à définir la place de l'Islam dans la République française, et où l'Eglise catholique cherche à exercer, par médias interposés, un magistère moral que les Français ne réclament pas, il pourrait être utile de redéfinir clairement ce que doivent être la laïcité et la neutralité de l'Etat. On

peut attendre de l'Etat non seulement qu'il admette, mais, comme dit la loi de 1905, qu'il « garantisse» et « assure » le libre exercice des cultes, parce qu'il ne lui appartient pas de combattre les croyances qui ne troublent pas l'ordre public, et qu'il n'est pas dans son pouvoir de changer par des lois ou des décrets l'histoire du pays et de modifier les convictions intimes des gens. Le XX, siècle nous a appris, espérons-le, à nous méfier des Etats qui veulent mobiliser les consciences. En revanche,la plus grande vigilance s'impose face aux formations cléricales toujours renaissantes, qui cherchent à imposer à l'ensemble des citoyens les conceptions particulières d'une organisation minoritaire. L'Etat doit donc veiller à ce que tous les cultes puissent

être librement pratiqués par ceux qui le désirent, mais c'est précisément parce que l'Etat laïc respecte la diversité des croyances qui s'expriment par des cuItes publics, qu'il doit s'opposer avec fermeté aux prétentions d'organisations qui sont, de par leur structure, leur histoire et leur doctrine, incapables d'accepter le pluralisme des sociétés modernes, et qui, surmontant leur très ancienne hostilité réciproque, font parfois paradoxalement cause commune pour défendre ce qu'elles ont en commun, la prétention de détenir chacune, à elle seule, la vérité absolue.

Entretien

Emile Poulat : "Tout le monde se reconnait dans la laicité" Depuis ses premiers travaux, qui datent des années cinquante, Emile Poulat analyse l'itinéraire du catholicisme dans les sociétés modernes. Sociologue, historien, il a publié en 1988 un important Liberté-Laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité (Cerf-Cujas) qui étudie la formation du modèle français de la laïcité et s'interroge sur ses perspectives actuelles. O. L. - En France, nous distinguons laïc et laïque. La notion de laïcité appartient-elle à d'autres cultures que la n6tre ?

lisée". Là, véritablement, la République entend se passer des services de l'Eglise et ne reconnaître aucun culte.

O.L. - Si le mot est unique, c'est que le modèle francais est u.nioue ?

E. P. - En effet. La voie française vers la sécularisation, qui est à proprement parler la laïcité, ne se retrouve que dans les pays francophones ou marqués par la culture française. Nous sommes devant un processus historique de longue durée, où l'on peut distinguer des seuils, des étapes qui s'enchaînent. Le Moyen Age n'avait aucune idée de ce qu'on appelle aujourd'hui la laïcité. J'ai appelé "laïcité sacrale" les phénomènes que l'on désigne par "esprit laïque" au Moyen Age. Les pères de la Révolution, à commencer par Marat, disent qu'un individu peut être, pour son compte, incroyant, déiste, voire athée, mais qu'une société ne peut pas se passer de religion. On a des textes dans lesquels les Montagnards se félicitent d'avoir écrasé le monstre de l'athéisme. On est là dans la deuxième phase, la "laïcité éclairée", en référence aux Lumières. Avec la III" République, on voit naÎtre ce que j'ai appelé la "laïcité radica-

Et depuis la loi de séparation de 1905, cette laïcité n'a pas cessé d'évoluer dans un sens de plus en plus compréhensif pour les religions, de moins en moins combatif contre elles. On aboutit ainsi à une espèce de compromis : tout le monde se reconnaît dans la laïcité, même si chacun ne met pas le même contenu sous ce mot. Et en 1946, la laïcité devient une valeur cons-

titutionnelle. De même, à nouveau, en 1958. C'est-à-dire que les communistes, les socialistes, les démocrateschrétiens, les gaullistes et par deux fois le peuple français, sont d'accord pour dire: la France est une république laïque. C'est ce que j'ai appelé la laïcité reconnue.

O. L. - Dans votre livre, vous insistez sur des continuités surprenantes: les instituteurs de la République, à vous suivre, sont presque les enfants des Petits Frères...

"'0

E. P. - Tous les républicains laïques de la III" République sortaient, à peu de

E.P. - Le mot laïque, au sens de la laïcité républicaine, est intraduisible., "Laïcité" devient "Iaïcita" en italien : mais est-ce une traduction ou un simple calque? Les Anglo-saxons ont deux mots: "lay" pour laïc, opposé au clerc, et "secular" pour laïque. Mais en français, "séculier" a un autre sens que laïc. Ni l'arabe ni l'hébreu n'ont de mot, et pour le turc, seule langue non latine où il existe, c'est très simple: Il est décalqué du français.

Elle n'a besoin ni de Dieu, ni d'Eglise, ni de clergé : elle peut vivre et elle tient par elle-même. Elle n'a besoin que d'une morale.

L'instruction, c'est la lumière, 1885

choses près, des écoles chrétiennes.

O.L. - C'étaient pratiquement les seules écoles. E.P. - Oui, justement! Cela supposait donc un mouvement d'émancipation, d'affranchissement. C'est une fois audehors que l'on a envie de ne pas être le seul émancipé et que l'on va tenter de mettre l'ensemble du pays à l'heure de sa propre émancipation, en se disant que la société le désire. La laïcité est là, chez ces catholiques, elle est dans cette frange, elle n'est pas au niveau de la hiérarchie, des dévots, des pratiquants réguliers, elle est au niveau de ces catholiques qui se veulent à la fois dans l'Eglise et en dehors du cléricalisme. Jules Ferry disait: « Je ne dois pas oublier que je suis député d'un département où mes électeurs sont aussi attachés à la République qu'à leur reposoir de procession de Fête-Dieu. » Q. L.

- Ce modèle francais. oui fait de l'anticléricalisme une vieille lune, semble stable. Mais il suffit qu'il soit touché par un pouvoir politique pour qu'aussit6t la vapeur jaillisse avec une force inouïe, comme en 1984. E. P. - Il ne faut pas prendre les vagues de l'océan pour un raz-de-marée. Pour ce qui concerne précisément la grande manifestation de défense de l'école libre, je crois qu'elle demande à être étudiée pour elle-même. Elle repose sur une exceptionnelle capacité d'organisation et sur une préparation de plusieurs mois. Elle était tout sauf spontanée ou improvisée.


UN ANIMAL RELIGIEUX O. L. - Aux Etats-Unis, on doit parIer de séparation, et en France de laïcité. Séparation et laïcité sont deux notions qu'il faut distinguer.

E.P. - C'est ce que les Français ont du mal à comprendre. La laïcité à la française est née du problème de l'Etat dans son rapport à l'Eglise, du désir des pouvoirs publics de s'émanciper par rapport à la puissance ecclésiastique. Aux Etats-Unis, le problème politique a été tranché par l'indépendance... Mais il ne faut pas oublier que les Américains étaient en grande majorité, religieusement, des minoritaires qui avaient fui la Grande-Bretagne pour pouvoir vivre le christianisme tel qu'ils le concevaient. Ils avaient la hantise qu'on leur impose à nouveau, dans cet Etat indépendant, une Eglise d'Etat, la Church of England. Ils ont donc mis un veto à toute Eglise établie. La liberté religieuse n'était pas pour eux une valeur mais une issue. O. L. - Mais n'y a-t-il pas des entorses, des cas qui dérogent au modèle français de la laïcité, l'Alsace, la Moselle, la Guyane... ?

E.P. - En France, nous nous gargarisons avec notre bonne conscience, avec notre idée de laïcité, mais voyons les textes et les pratiques ! Par exemple, la loi de 1905 n'a touché ni aux congrégations, qui avaient leur régime propre, ni aux missions, ni à l'enseignement privé, qui est une liberté fondamentale de la République, ni aux relations avec le Saint-Siège. En particulier, en vertu des lois, il a longtemps

29 fallu aux congrégations l'autorisation ou la reconnaissance légale. Il leur faut, dans leur dossier, la caution d'un évêque. Cela veut dire que la République Française qui ne reconnaît pas les cuItes, quels qu'ils soient, reconnaît l'autorité de l'évêque!

manière de garder un moyen d'action et de contrôle.

O.L. - Avec l'Islam en France, la situation se transforme. E. P. - L'islam pose brutalement des problèmes auxquels la laïcité à la française n'avait pas songé. De même pour le judaïsme. La communauté juive est beaucoup plus discrète parce qu'elle a des traditions derrière elle et que pour elle, la loi du pays, c'est la loi. Mais les juifs disent bien que le droit français est très marqué par la tradition chrétienne et qu'il n'est pas taillé pour eux. C'est, par exemple, tout le problème du shabbat et des fêtes religieuses.

E.P. - Les Eglises acceptent de jouer le jeu d'une société qui n'a pas besoin d'elles, et disent: si on n'a pas besoin de nous, nous sommes libérées pour vivre autrement, remplir d'autres fonctions. En même temps, du côté de la société qui entend faire cette expérience, il y a cette interrogation: où allons-nous ? A quoi croyons-nous ? Si bien qu'il y a incertitude des deux côtés.

O. L. - L'attention que l'Etat porte de plus en plus aux communautésjuive et musulmane pourrait l'habituer à prendre davantage en considération les forces religieuses. Ce serait une sorte de retour sur ce mouvement de méfiance de l'Etat vis-à-vis de la religion, de refoulement des Eglises comme puissance politique ou culturelle, une sorte de remise en cause de la situation de l'Etat.

E.P. - La loi de séparation n'a pas fait l'unanimité des républicains, même si tous ont voté pour. Ses adversaires disaient : nous allons perdre là notre seul moyen de contrôle. Conserver ces liens, reconnaître légalement les communautés religieuses, l'Eglise, est une

O.L. - L'Eglise ne cesse-t-elle pas

d'être une force proprement religieuse pour devenir plutôt une force morale?

O. L. - Est-ce que vous diriez que la lente sécularisation, chaotique, de l'Eglise, s'accompagne d'un épuisement du sacré? E. P. - Je me suis fait ma petite définition du sacré, et elle est opératoire. Le sacré, c'est ce qui légitimise le sacrifice, et ce qui interdit le sacrilège. Nous avons chacun notre sacré quelque part, et il marche: « touche pas à ... » O. L. - Vous le dissociez du fait reli-

gieux. E.P. - Le religieux est quelque chose

d'infiniment .plus flou. Les "nouvelles sectes" : est-ce que c'est religieux ou pas ? Les sectes orientales, extrêmeorientales... on ne sait plus très bien où on en est.

d'accepter l'idée qu'une religion puisse ne pas être sacrée. E. P. Dans le catholicisme aujourd'hui, la conscience du sacré ne m'apparaît pas très vive. Par contre, je vois manifestement un retour à la conscience religieuse. Mais on ne va pas tuer pour ça et ce n'est pas pour ça qu'on va se faire tuer. Ouand l'Eglise catholique est intervenue dans l'affaire Rushdie, ça n'a pas été au nom de la vérité blessée, mais au nom du respect des convictions de tout le monde. C'est tout sauf du sacré. Par contre, dans les milieux traditionalistes, on est en plein sacré, au sens de sacrilège et de sacrifice. Eux sont prêts au martyre. Le sacré est quelque chose d'irrationnel, c'est le réflexe qui jaillit du fond de vous-même. Or, on est devant une Eglise qui a fait l'expérience de la raison, et elle n'a pas tué le religieux. Mais raison et sacré ne font pas bon ménage. O. L. - A la limite, la raison et le sacré se séparent: Monseigneur Lefebvre d'un côté et le reste de J'autre côté.

E.P. - Oui. vérité et sacré. Ceci mériterait une réflexion ultérieure. Je crois que le rapport à la vérité des chrétiens d'aujourd'hui a changé, précisément parce qu'il ya maintenant cette médiation de la raison. Propos recueillis par Louis Arénilla et Michel Wieviorka

O. L. - Il est quand même difficile

UN ANIMAL RELIGIEUX

Wladimir Berelowitch

Religion et politique à l'Est Le triangle pouvoir - Eglise société apparaît de plus en plus comme une clé de l'avenir en Europe de l'Est, d'autant plus qu'il est en pleine évolution. Le prochain numéro de L'autre Europe (nO 21-22, à paraître en automne 1989) lui est entièrement consacré. Numéro exceptionnel, de plus de 200 pages, il puise à plusieurs sources que voici. D'une part, il est le fruit d'une recherche collective, objet d'un séminaire qui eut lieu à la Fondation SaintSimon il y a plusieurs années, avec des con.tributions de Margaret Manale sur la RDA, Istvan Kemeny sur la Hongrie, Jacques Rupnik sur la Tchécoslovaquie, Mihnea Berindei sur la Roumanie et Stevan Pavlowitch sur la Yougoslavie, études de cas complétées par celles de Bernard Lory et Odile Daniel sur la Bulgarie et l'Albanie. D'autre part,

plusieurs articles comme celui de Patrick Michel, artisan du numéro, ou de Jean-Yves Calvez, posent les problèmes généraux des relations entre Etats et églises, entre le bloc communiste et le Vatican. La Pologne fournit un sujet en elle-même: Adam Michnik, Marcin Frybes, Oskar Czeczot s'inquiètent, chacun à sa manière, de la fusion entre l'Eglise et la société civile, au point de regretter, comme le Polonais Czeczot, les traditions de la libre-pensée polonaise dont il entrevoit aujourd'hui le « tombeau ». Le virage de la politique religieuse des régimes communistes, tout au moins en Pologne, et surtout en Hongrie et en URSS, font l'objet des études de Patrick Michel (pour l'ensemble du bloc),.de Kathy Rousselet (pour l'URSS) et du sociologue hongrois Miklos Tomka. Enfin le numéro contient plusieurs études sur des minorités religieuses: musulmans en Yougoslavie (Alexàndre Popovic) uniates en

Ukraine occidentale (Bohdan cywinski), israélites en Pologne (Konstanty Gebert). Par-delà la diversité des études, plusieurs constantes .apparaissent d'un bout à l'autre du bloc. A l'évidence les projets initiaux des régimes communistes, qui visaient à éradiquer les religions et à briser les églises, ont totalement échoué dans la plupart des pays. Bien plus, les églises ont souvent servi de refuge à une société civile en voie de renaissance, particulièrement lorsqu'elles avaient su résister à la tornade, comme en Pologne. En outre, la religion, comme ailleurs dans le monde, se mêle étroitement à la renaissance nationale, car elle est une des voies fondamentales par lesquelles les nations et nationalités recouvrent l'identité. Cela est vrai aussi bien en Pologne qu'au Kosovo ou en URSS, dans les pays baltes ou dans la zone musulmane.

La polarisation entre Etat-parti d'un côté, Eglises. de l'autre, aboutit à une situation inédite où les idées de liberté, de progrès, de démocratie libérale, cœxistent avec un certain fondamenta-

Une double polarisation lisme religieux tant que la protection de l'Eglise est nécessaire face à la menace de l'Etat. Mais cette coexistence peut aboutir à des confusions, l'idée même de laïcité, discréditée par les régimes en athées militants » et non laïplace ques) disparaît dans une totale inversion des signes. Enfin certains gouvernements, comme en Hongrie ou en URSS, paraissent découvrir sur le tard que la vie religieuse peut avoir du bon et tentent d'instrumentaliser les Eglises tout en leur accorçlant de nouvelles marges de manœuvre. Khartchev, le « ministre des cultes » soviétique et artisan de cette nouvelle politique, dont

«(


UN, ANIMAL RELIGIEUX

30 une conférence est reproduite dans le numéro, appelle à former de nouveaux prêtres orthodoxes, plus dynamiques, plus près de leurs ouailles, tout en maintenant la prééminence du parti

dans le choix et la formation de ces prêtres. Aussi la fable de Slawomir Mrozek qui ouvre le numéro et qui met en scène un prêtre jouant à cache-cache avec le diable et aussi avec sa propre

conscience garde-t-elle toute son actualité. Entre ces deux protagonistes, qui espèrent chacun gagner la partie, le simple mortel se sent quelque peu étouffé,

comme en Pologne. Autant dire que les trois sommets du triangle ont une partie bien difficile à jouer et dont il serait bien présomptueux de prédire l'issue.

John Atherton

USA, la Bible et les urnes L'Amérique se nourrit de ses paradoxes. Au cœur même de la société post-industrielle vivant à l'heure "technotronique" se dresse le spectre d'un retour au fondamentalisme protestant. Selon ses prédicateurs qui envahissent les foyers (40 % des foyers américains regardent une émission religieuse au moins une fois par semaine), la Bible est non seulement source de valeurs morales, mais elle fournit également les bases d'un programme politique et économique bien précis.

La défense et illustration du système de la libre entreprise se trouvent déjà esquissées, selon le pasteur Jerry Falweil, dans le Livre des Proverbes (texte que citent également les membres des commandos de "sauvetage" lors des raids lancés contre les cliniques où se pratiquent les avortements). On croyait le fOlidamentalisme enseveli à tout jamais sous le ridicule provoqué par le fameux procès Scopes de 1925 au cours duquel la version biblique de la création fut tournée en dérision par les défenseurs de la science moderne. D'où l'effet de surprise lorsque, dans les années 80, les autorités locales responsables des programmes scolaires se trouvent souvent violemment prises à partie pour avoir osé approuver des manuels ne faisant aucun état de la théorie du "créationnisme", ou des livres d'histoire ne faisant pas la part belle à la religion dans le récit des origines de la nation. Le retour en force de tels anachronismes fait réfléchir. Faut-il en conclure que l'Amérique prouve ainsi sa fidélité à une certaine vision qui remonte audelà des fondements mêmes de la république, vision selon laquelle le peuple qui prend possession du nouveau monde est investi d'une mission divine ? Nul doute que l'évangélisme protestant fut le fait culturel dominant tout au long du XIX' siécle, même si les retombées sociales étaient alors de caractère progressiste plutôt que réactionnaire. Dans cette optique, c'est la marginalisation du phénomène fondamentaliste à partir de 1925 qu'il faudrait expliquer en premier lieu.

Les porteurs de cette tradition, tels Mc Intire et Hargis dans la période de l'après-guerre, s'écartent d'autant plus de la scène publique que leur doctrine Oe pré-millénarisme) fait perdre tout espoir de réformer un monde condamné à la destruction prochaine, Illisant ainsi exclusivement sur le salut individuel. Leurs jérémiades ne troublent en rien la sérénité des églises du courant dominant (mainstream churches) engagées à cette époque dans un mouvement œcuménique se proposant de rassembler tous les croyants. Le divin, décidément en retrait dans les années 50, se confond avec un principe vaguement judéo-chrétien fait pour

plaire à tout le monde, et les ftontières entre l'Etat et l'Eglise s'estompent. En 1954, le Congrès, cédant à un sentiment quasi-unanime, décrète que le sermon de fidélité au drapeau, adopté à la fin du siècle précédent, èomportera dorénavant la mention "one nation under God". En 1956 "in God We Trust" deviendra la devise officielle des EtatsUnis, et non plus "E Pluribus Unurn" : simple afflrmation de la nécessité d'une foi, queUe qu'elle soit, même en l'Amérique elle-même... Cette vision consensuelle vole en éclats face aux chocs successüs produits par le mouvement pour les droits civiques, la guerre du Vietnam, et le Watergate. C'est précisément le caractère théâtral de ces événements qui masque aux yeux du grand public le ressentiment grandissant de toute une catégorie de la population qui rejette en bloc le désordre, la libéralisation des mœurs, l'instabilité. S'élevant à la fois contre le laxisme théologique qui a permis d'édulcorer l'image de Dieu et contre le laxisme d'un gouvernement insuffisamment répressif à ses yeux, cette population se sent flouée et cherche

dans les églises - ou plutôt dans les para-églises que sont les mouvements évangélistes - un autre modèle de société qui prendrait au pied de la lettre l'expression under God. Parti du Sud rural, trouvant son audience parmi les gens âgés et les économiquement faibles, ce mouvement s'étendra rapidement à l'Ouest et à la nouvelle classe moyenne encore incertaine de son statut social. Le candidat Carter est en 1976 le premier homme politique à bénéficier de ce courant. Que ce born-again Christian que fut Carter soit un Démocrate témoigne encore d'un certain flottement quant à la ligne politique à adopter, flottement qui prendra fm une fois que la nouvelle droite, née de la campagne présidentielle de Goldwater, reconnaîtra dans ces chrétiens réprobateurs l'électorat de ses rêves.

comme du dernier bastion de Dieu contre le communisme athée fonde la politique d'escalade militaire qui sera celle de Reagan. Ainsi se construit un nouveau populisme musclé reposant sur une lecture sélective de la Bible (aussi arbitraire que celle qui, au XIX' siècle, trouve dans l'Evangile la justification de l'esclavage). Toutefois, pour que cette alliance prenne forme, il a fallu que les fondamentalistes abandonnent leur vision d'un monde condamné d'avance. Dans ce processus la télévision joue un rôle essentiel, non seulement en créant un public à l'échelle nationale, mais en favorisant la montée d'une poignée de vedettes, véritables imprésarios de l'église électronique, se prêtant au sensationnel publicitaire pour faire monter les taux d'écoute et faire affluer les dons des fidèles. Leur succès est tel que

Les télévangélistes, taux d'écoute et dons des fidèles

Ces deux parties, non sans se méfier les uns des autres, sont obligés de constater la convergence de leurs intérêts. La défense morale de la société chère aux évangélistes et la campagne menée par la nouvelle droite à coups d'arguments économiques contre les programmes d'assistance publique se rejoignent pour attaquer l'interventionnisme d'Etat et défendre la famille. L'hosti-· lité des fondamentalistes face aux décisions des cours de justice en faveur des droits civiques trouve sa justification dans le retour à un capitalisme sans contrainte. La vision d'une Amérique

Le prédicateur itinérant: Billy Graham

non seulement ils se taillent de solides empires médiatiques, mais ils se lancent également dans des activités annexes : construction de collèges, financement de fondations, création de parcs d'attraction (Heritage Village, le parc d'attraction "chrétien" de Jim Bakker vient en troisième après les deux Disneylands). Comment; dans ces conditions, exhorter les croyants à se retrancher des affaires de ce monde? Déjà les formats extrêmement souples de ces émissions "religieuses" les amènent à aborder tous les sujets de l'actualité. De là à s'engager politiquement il n'y a qu'un pas, franchi allègrement en 1979 par le pasteur Jerry Falwell, fondateur de la Moral Majority. Où en est-on aujourd'hui? Selon certains observateurs, la nouvelle droite chrétienne est en perte de vitesse, et ceci pour deux raisons: d'abord les taux d'écoute des grands prédicateurs ont baissé après les scandales récents qui ont éclaboussé Jim Bakker (malversation de fonds) et Jimmy Swaggart (démêlés avec une prostituée) et de ce fait ont discrédité tous les télévangélistes. Ensuite, la communauté évangélique ne vote pas en bloc comme on a pu le craindre lors des élections de 1980 quand plusieurs libéraux de gauche ont été éjectés du Congrès grâce à des campagnes animées par des groupes fondamentalistes de choc. L'échec de la campagne présidentielle du pasteur Pat Robertson serait la preuve décisive du déclin de leur influence politique. Cependant, cette vue optimiste est sujette à caution. Une étude récente (1) conclut qu'en tenant compte de la diffusion par câble, la tendance générale du taux d'écoute est à la hausse. (Le "700 Club" de Pat Robertson touche


UN ANIMAL RELIGIEUX un public quotidien de 2,5 millions). Il est vrai que ce dernier, à la suite de résultats encourageants dans l'Iowa, a lamentablement échoué lors des élections primaires républicaines dans le Sud. Faut-il en conclure que la réticence des électeurs devant un candidat "charismatique" qui prétend pouvoir écarter les ouragans, qui fait part de ses conversations quotidiennes avec Dieu et pratique la guérison miraculeuse, constitue la preuve que le pays a retrouvé ses réflexes civiques ? Il est à craindre qu'une prochaine fois un Robertson, qui aura appris à se défaire de l'image outrancière qui s'attache aux

31 télévangélistes, réussisse à faire passer l'essentiel de son programme en le banalisant. Ce type de candidat attire un public qui jusqu'ici s'est tenu à l'écart des élections (30 0J0 des supporters de Robertson étaient des nouveauxvenus à la politique). Que les Américains soient fermement attachés au principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat ne diminue en rien l'importance des valeurs religieuses comme critère de choix électoral. Déjà, l'offensive menée par la nouvelle droite depuis le "Défilé pour Jésus" à Washington en 1980 a eu ses

effets sur le déroulement de la vie politique en déplaçant les termes mêmes du débat. Le mot liberal que 13ush lançait à la tête de Dukakis est devenu un terme en soi péjoratif. La critique du liberal en tant que gaspilleur des ressources de l'Etat se dédouble d'une connotation plus théologique : un libéral, dans la doctrine fondamentaliste, est quelqu'un qui écarte Dieu de sa vie quotidienne, qui voudrait, à la rigueur, faire sans lui. Dans la bataille qui s'engage aujourd'hui autour de l'avortement, la nouvelle droite chrétienne (protestante et leurs nouveaux alliés catholiques) a légitimé la poursuite

d'une politique réactionnaire en lançant une croisade destinée à rallier les fidèles et à créer l'image d'une communauté unie dans sa lutte contre le mal. Dans un pays où le taux d'abstention aux présidentielles atteint 50 070 de l'électorat potentiel, la nouvelle droite chrétienne n'a pas fini de faire parler d'elle.

1. Jeffrey Hadden and Anson Shupe, TelevangeliSm : Power and Polifics on God's Frontier, New York: Henry Holt, 1988.

Roger Gentis

Dieu? Combien? La Religion se vend bien: on aurait ainsi à peu près tout dit, et on pourrait presque en rester là... La psychiatrie représente certes un marché en or. Ce n'est pas d'hier que les psychotiques inventent des solutions religieuses pour leur impossible à vivre. Il y a quelques années, je trouvais dommage que tant de compétences restent inexploitées - j'avais eu l'idée d'une sorte d'ergothérapie: un atelier (on aurait appelé ça un workshop, ça fait mieux) defabrication de religions. Mythologie, rituel, institutions (hérésies en option) tout y était - livré clés en mains. Le sur mesure et le prêt-àporter, évidemment. Nous aurions gagné beaucoup d'argent. Finies les rentes d'invalidité, les allocations d'adulte handicapé, adieu les COTOREP et les ASSEDIC. Plusieurs de nos malades auraient même guéri - de surcroît. Les psychiatres, ils som aussi très portés sur la chose, mais ça se présente un peu différemment. D'abord, ils n'ont pas besoin de se'soigner - enfm, c'est ce qu'ils pensent. Et puis ils ne délirent pas, ils théorisent. Autrement, vous rencontrez bien développés' chez eux tous les traits pertinents des religions ; l'irrationalité, le dogmatisme, la foi aveugle, l'intolérance... Qu'ils se réfèrent aux Ecritures lacaniennes ou à quelque mannequin neuronal, vous vous rendez vite compte qu'il s'agit là d'une croyance: ce sont des gens qui ont érigé leurs hypothèses en Weltanschauung et qui s'y accrochent méchamment. Pas touche ! le plus discret des doutes, la plus courtoise des objections déclenchent un tel tir de barrage que vous laissez tomber - à quoi bon ? Donnez-leur un pouvoir quelconque (c'est malheureusement habituel dans la psychiatrie publique), ils en usent aussitôt pour instaurer autour d'eux une espèce de terreur : malheur à qui ne partage pas leurs certitudes! C'est qu'ils sont intimement persuadés d'être le sel de la terre, ils se sentent détenteurs d'une Vérité appelée à s'imposer enfin à l'aveuglement des foules -les voici évangélistes, Croisés, inquisiteurs - propagateurs de la Foi... Exerçant dans un cadre libéral, les psychothérapeutes, eux, n'ont ordinairement pas grand pouvoir. Ils peuvent du moins convaincre, séduire, rassembler, susciter une adhésion collective fondant un lien social, un sentiment d'appartenance à un mouvement qu'on

peut ainsi qualifier de religieux. Les thérapies ont eu leur heure de gloire : c'était en France dans les années soixante-dix, avec le retard d'usage sur les USA. Souvenez-vous, camarades: qui ne voulait alors changer la vie, pro-

poser de nouveaux modèles de convivialité, de nouvelles valeurs, un nouvel humanisme? La grande ombre de Wilhelm Reich était encore très présentable - et elle a ainsi fait circuler beaucoup d'argent.


UN ANIMAL RELIGIEUX

32 Car voici un des paradoxes que nous rencontrons au principe de ces thérapies (je parle de celles des années soixante-dix, qu'on appelait alors "nouvelles") : la conjonction, pour ne pas dire la consubstantialité, du mercantilisme le plus pragmatique et de toutes sortes d'idéalismes échevelés, voire de franches utopies. Car s'il y en eut quelques-uns, tous les thérapeutes n'étaient pas cyniques, loin de là. La plupart adhéraient corps et âme à leur entreprise, ils étaient les premiers à se mystifier, et ceci constituait d'ailleurs une des conditions à leurs succès thérapeutiques : tous ces artisanats fonctionnaient beaucoup à l'identification. Reich, oui, a été à son heure bien utile. Ce paradoxe que je viens d'énoncer, on peut aujourd'hui, avec le recul, en donner une interprétation plausible : ce que nous n'avons pas perçu à l'époque (et c'est normal: on sait bien qu'à un tournant de l'Histoire, les acteurs ne savent en général guère où ça les mène), c'est que la croissance du capitalisme l'amenait à embrasser, entre autres, un nouveau marché: celui des valeurs morales. Rien d'étonnant après tout: comment une économie fondée sur le jeu des valeurs pourrait-elle ne pas s'intéresser à l'axiologie? Les voies du Capital sont décidément déconcertantes : Reich a été (il était mort à temps !) une des clés de cette opération. Songez donc ! Ayant occupé, dès les années trente, le carrefour, stratégique s'il en est, du Sexe et du Politique, il en indiquait, avec la découverte de l'énergie d'orgone, une troisième voie: celle de la conquête scientifique du cosmos. Car l'orgonomie, avant de devenir un messianisme, se présentait comme une science à part entière : eUe faisait passer le sexuel (considéré dans sa forme adulte, le génital) sous le joug de l'expérimentation et du quantifiable. Dès lors, si vous vouliez être de votre temps (celui de la Science souveraine), vous aviez le choix entre copuler comme un rat, à la Masters et Johnson, ou (à la Reich) baiser comme un dieu ; dfunent mis en courbes et en équations, l'acte sexuel se révélait comme ce que les mystes ont toujours tenté d'approcher : une actualisation convulsive du Grand Tout, une espèce de théophanie. Ainsi se trouvaient balisées, concession à l'épistémolâtrie de l'homme moderne, les deux figures extrêmes du déduit : gymnastique besogneuse ou danse sacrée, hoquet pelvien ou extase cosmique - bestialité ou transcendance... La Science, en effet - quelle meilleure garantie, et quelle plus belle affiche? Voyez par exemple l'Eglise de Scientologie, qui se définit non seulement comme une organisation religieuse, mais comme la Religion de l'avenir, la seule religion même de l'avenir puisque fondée sur une conception scientifique de l'être humain, sur la Science de l'homme et du psychisme. Or la pleine participation à la vie de l'Eglise implique un cursus thérapeutique : la guérison est ici appelée "clarté" - on ne guérit pas, on devient "clair" ; c'est dire qu'il n'est pas nécessaire de présenter des troubles ou des symptômes pour être justiciable de cette thérapie, nommée Dianétique par son inventeur, Ron Hubbard. Quiconque n'est pas passé par la dianétique n'est pas "clair", et relève de la dianétique. Ce qui est clair, en fait, c'est que le cursus thérapeutique constitue ici une filière initiatique - il faut en subir les épreuves pour être admis dans la communion des fidèles. L'Eglise de Scientologie représente certes un exemple marginal, mais il suffit de parcourir le livre de Ron Hubbard consacré à sa méthode thérapeutique

pour se rendre compte que celle-ci peut bel et bien être rangée parmi les psychothérapies à implication corporeUe. C'est une méthode apparemment simpliste, grossière, caricaturale en quelque sorte, et pour le moins très directive, mais eUe se fonde sur un processus cathartique qui ne diffère pas essentiellement de ce qui est pratiqué depuis vingt ans par bon nombre de thérapeutes. Il est remarquable en particulier que Janov se soit beaucoup rapproché, avec le temps, et sans doute sans s'en rendre compte, des positions scientologiques. Sa Thérapie primale, qu'il présentait déjà au départ comme la seule véritable thérapie, appelée à s'imposer exclusivement, car apte à guérir toutes les formes possibles de névroses - sa thérapie s'est cherchée, et a trouvé, des justifications "scientifiques" dans le domaine de la neurophysiologie. Janov a ainsi fini par la présenter comme une science authentique, positiviste même, appelée à détrôner non plus seulement les autres méthodes thérapeutiques, mais aussi les religions traditionnelles, dont l'humanité n'aura plus besoin lorsqu'elle aura acquis, grâce à Janov et à ses élèves, une connaissance rationnelle du psychisme humain. J'ai montré ailleurs (1) que ces thérapies, qu'on peut désigner comme néoreichiennes, sont fondées sur une idéo,Iogie commune, aisée à formuler: la thérapie se propose de retrouver une vérité, une réalité personnelle postulée à l'aube de la vie (voire au stade prénatal), réalité qui a été pervertie,

Cécile Romane De l'horrible danger de la lecture Aide-mt§moire é l'usage des intolt§rants. « La peine de mort pour blasphème n'est plus appliquée en France depuis que Philippe Auguste devint roi en 11~ (... 1. Le blasphème est sorti du code pénal depuis 1791 (... 1. Il est donc licite en France, depuis deux siècles, de tenir des propos impies et d'en imprimer lI. L'avertissement de Cécile Romane est clair, qui indique son refus de « revenir en arrière » et introduit, sous un titre provOcant, « De l'horrible danger de la lecture li, un recueil édifiant. De Pierre Desproges, qui raconte comment Dieu se sentit mou, à Galilée, obligé d'abjurer le système copernicien à genoux, devant le tribunal de la Sainte Inquisition, plusieurs dizaines de blasphémateurs défilent ainsi sous nos yeux qui découvrent, au passage, souvent ébahis, les réactions de l'Etat et de l'Eglise. Balland, éd.

Thomas Paine Le Siècle de la Raison. Après avoir dénoncé le colonialisme brio tannique, dans « Le sens commun» (1776), puis le système monarchique anglais, dans « Les Droits de l'homme» (1791), Thomas Paine, banni de son pays, est accueilli par la France, et se retrouve citoyen français et député de la Convention. C'est alors qu'il plaide contre la décapitation de Louis XVI, puis qu'il rédige « Le Siècle de la Raison ». Réédité par les Presses Universitaires de

dévoyée par l'entourage, la famille, l'éducation, la société - ce qui permet d'étayer une critique sociale et de fonder du même coup la promesse d'une société meilleure. C'est pourquoi d'ailleurs ces thérapies ont fait tant d'adeptes à la grande époque du Do if : se refaire soi-même, c'était refaire la société, et changer la société, c'était commencer par changer soi-même. On se souvient de l'A.A.O., cette utopie concrète (et si bien intégrée à l'économie de marché) où la vie communautaire était en partie fondée sur un rituel cathartique très proche de ce qui se pratiquait alors dans beaucoup de groupes thérapeutiques, et appelé ici Selbstdarstellung. Glissement significatif: lorsque se sont dissipées en France les illusions de la contre-culture, un certain nombre de ces néo-reichiens ont trouvé refuge dans le jungisme. Leurs thérapies s'appuient maintenant sur le Tarot ou d'autres véhicules archétypiques : ils ont échangé en somme un enracinement dans une Nature de l'être humain contre un enracinement dans une Tradition ésotérique - toujours présentée comme une Vérité occultée que seule contemple encore une minorité éclairée: les Initiés, évidemment. Alors ? Si ces thérapies se fondent si souvent' sur une idéologie - et pas n'importe laquelle: une idéologie à succès, une qui a fait ses preuves (Rousseau et son relais, Reich - la Tradition et son courtier, Jung) - si elles branchent leurs clients sur une éthique, une philosophie de la vie, une weltanschauung qui en arrive parfois à avoir

Nancy (19891, avec une excellente présentation de Bernard Vincent, ce pamphlet nous donne d'abord à voir la dimension religieuse de la Révolution française. Thomas Paine, ici, s'en prend à 1'« imposture suprême» que constituent les Eglises et le récit judéochrétien. Mais s'il veut« démontrer la fausseté de la Bible,», ce n'est assurément pas par athéisme. Incrédule à l'égard de toutes les Eglises, il croit en Dieu. Ce déiste est hos'tile aux institutions, il veut un libre dialogue avec Dieu, une relation directe. Tel est le sens d'une formule qui lui fut souvent reprochée : « Ma propre conscience est ma seule Eglise lI. Presses Universitaires de Nancy.

Raphaêl Draï. Lettre ouverte au Cardinal Lustiger Le parcours et la personnalité du Cardi· nal Lustiger ont déjà fait couler beaucoup d'encre.. et le long entretien qu'il a eu avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton (Le choix de Dieu, Ed. de Fallois, Paris, 19871 est un document de toute première importance. Pourtant, la « Lettre ouverte au Cardinal Lustiger lI, de Raphaël Draï, pose, pour la première fois avec force et acuité, les questions les plus décisives qu'appelle aujourd'hui la relation du catholicisme au judaïsme. Trois dossiers sont ouverts par Draï, qui n'y va pas de main morte. Celui de la Shoah, ou plutôt de son interprétation par l'Eglise, dans laquelle Draï voit un «' autre révisionnisme, visant à restaurer le visage de l'Eglise» ; celui d'Israël, que le Vatican ne reconnaît pas comme Etat; celui, enfin, de la transmission du judaïsme et de la conversion au catholicisme, qui témoignerait, dans le cas précis de Monseigneur Lustiger, d'une ignorance indissociable, selon Draï, d'une négation du peuple juif, ellemême inscrite dans le projet plus large de sa disparition. Un livre profond, passionné et érudit. Alinéa, éd.

tous les traits d'une religion bien constituée - cela revient à dire que leur idéologie fonctionne comme mythe, et que l'intérêt de ce mythe, sa valeur thé· rapeutique peut-on dire, c'est qu'il offre à la clientèle des thérapeutes un champ d'inscription symbolique suffisamment congruent à la vie sociale actuelle, dans les sociétés dites postindustrielles. Comme n'importe quelle mythologie, celle-ci doit permettre aux individus de se situer dans le monde, de s'inscrire dans un univers de sens jouissant d'un certain consensus - de trouver en somme à leur existence, à leur histoire personnelle, à leurs actes et à leurs engagements un sens universalisable. Comme toute mythologie, celle-ci ne peut subsister que sur le mode de la croyance. Que par le biais de la thérapie le client se trouve enrôlé dans une avant-garde de la société future, ou dans les rangs des gardiens d'une Tradition pieusement conservée sous la cendre, qu'importe après tout s'il y trouve un semblant d'équilibre et une raison de vivre, c'est-à-dire une espèce de normalité? Ceci ne peut choquer que ceux qui ont haussé la lucidité au rang de valeur majeure, et qui s'inquiètent du parti que pourraient tirer de cet endoctrinement, et de ces manipulations psychologiques, d'autres pouvoirs que celui des thérapeutes. L'Eglise de Scientologie nous donne opportunément un aperçu de ce danger. Mais y a-t-il vraiment lieu de s'inquiéter ? Le reflux des idéalismes révolutionnaires a fait apparaître un nouveau type de thérapies, fondées au contraire sur la désacralisation de pratiques religieuses, On peut se prêter aujourd'hui, en y mettant le prix, à d'authentiques cures chamaniques sous la direction de medecine men certifiés... Quelle valeur peuvent bien avoir de telles '~cures" hors du contexte culturel où elles se sont élaborées? Vous pouvez aussi, dans l'espace d'un week-end, vous initier à la pyrobasie, la marche sur un tapis de braises, telle (?) qu'elle se pratique encore en certains lieux à l'occasion de célébrations religieuses (2). Ici, la valeur initiatique de l'épreuve ne donne plus droit qu'à deux bénéfices : une prime de snobisme et un badge of courage qui peut éventueUement favoriser une promotion dans la boîte qui vous emploie (et qui vous paie votre formatiOn de pyrobate, c'est la moindre des choses). Il ne s'agit plus vraiment là de thérapie, pas plus que de religion d'ailleurs - mais plutôt d'un désillusionnement pourquoi pas salutaire? Comment démontrer plus concrètement que tout est égal, que n'importe quoi vaut n'importe quoi, que ce qui compte ce sont uniquement les lois (ou les caprices) du marché, et que tout en ce monde peut se jouer comme on joue en Bourse? Une fois admis cela, vous pouvez vous livrer en toute tranquillité, et sans même y croire, aux ébats de votre thérapie (ou de votre religion) préférée qui y trouverait à redire? Et qui s'en plaindrait ? Les religions du monde entier sur notre table, comme chez Hédiard, n'est-ce pas un merveilleux cadeau du capitalisme ? Et allégées si vous craignez, dégraissées de leur poids d'illusion et de dogmatisme: n'atteignons-nous pas là un incroyable idéal de lucidité et de tolérance? Et cette latitude de jouer avec toutes les valeurs, pourvu qu'elles soient cotées sur le marché : n'est-ce pas là cette Liberté que vous réclamiez, citoyens? • 1. Leçons du corps, Flammarion éd., 1980.

2. Voir France Schott-Billmann, Danse. mystique et psychanalyse Q.L., n° 517.


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UN ANIMAL RELIGIEUX Thierry Paquot

La dernière tentation de l'écrivain L'histoire est connue. Banale à dire vrai. n était une fois un homme - mais était-ce un homme? - charpentier 'de son état, prénommé Jésus, domicilié à Nazareth, fils de Marie. n confectionnait des croix - mais avait-il le choix ? - pour les condamnés que les occupants romains crucifiaient. Un brave homme en somme, appelé à se marier, à avoir des enfants, à vivre heureux au sein de sa famille. Et pourtant... Un jour, assoupi dans son atelier parmi les copeaux de bois, il rêve. n rêve une autre vie: celle du christ. Jésus est un autre et le christ est son double. Quant à Nikos Kazantzaki il est celui par qui le scandale arrive. Alors ce rêve? Un délire plutôt. L'histoire d'un charpentier ignorant qu'il est le messie tant attendu, celui qui portera tous les péchés du monde; celui qui, par son sacrifice, sauvera les hommes, tous les hommes. Il ne le sait pas et s'il le savait il en serait effrayé. Effrayé et persuadé de n'être pas à la hauteur. Pourtant ses disciples vont le reconnaître. Sa mère d'abord hésitante et rétive le suivra, l'encouragera, le soutiendra. Quant à lui, il est à l'écoute de ce qui l'environne et y perçoit effectivement des signes divins. Il communique avec Dieu. Ni plus ni moins. Lui, un menuisier. Après? Après il y a des miracles. Puis d'autres paraboles, et de plus en plus de disciples. De plus en plus de partisans et de plus en 'plus de contestations de l'ordre romain des choses. Alors il inquiète les bien-pensants et les pharisiens. On commence à le craindre, à le redouter, à le détester aussi. Pilate, fonctionnaire pleutre et fal0t, le laisse condamner à mort. La Passion commence, cette suite terrible de stations où la souffrance n'a d'égale que le poids des larmes. On ne naît pas Dieu, on le

devient, et le chemin qui conduit au Golgotha est parsemé d'embûches et infecté de haines. La petitesse des uns révèle la grandeur des autres. Jésus métamorphosé en christ se meurt sur la croix et son créateur, le romancier, le ramène quelques années plus tard dans sa maison où marié et entouré d'enfants, il contemple avec satisfaction son existence tranquille.

Brouillage des cartes C'est alors que Judas le dénonce et le critique vertement sans qu'aucun apôtre ne le soutienne. Jésus vieux revit son calvaire et proclame son innocence : il n'a jamais refusé la grâce d'être un autre, meilleur et unique. Il l'a été. Il l'est encore. Parabole ? Extraordinaire brouillage des cartes. Nikos Kazantzaki écrit dans ce roman tant honni: « Le temps n'est pas un champ que l'on mesure par coudées ; ce n'est pas une mer que l'on mesure par milles, c'est le battement d'un cœur. »Oui, Jésus a aimé MarieMadeleine. Et alors? L'auteur peut bien se permettre quelques fantaisies

avec la réalité, d'autant que celle-ci est entachée de mystère. Dans sa préface il avoue: « Depuis ma jeunesse, mon angoisse première, la source de toutes mes joies et de toutes mes amertumes, a été celle-ci : la lutte incessante et impitoyable entre la chair et l'esprit. » Et plus loin: « Ce livre n'est pas une biographie, c'est une confession de

Kazantzaki : Quel sens à la vie ? l'homme qui lutte. En le publiant j'ai accompli mon devoir. Le devoir d'un homme qui s'est beaucoup battu, Qui a été beaucoup tourmenté dans sa vie et qui a beaucoup espéré. Je suis sûr que tout homme libre qui lira ce livre plein d'amour aimera plus « que jamais, mieux que jamais, le Christ ». C'est en 1942 que Nikos Kazantzaki (1883-1957) prépare un ouvrage intitulé les mémoires du Christ (2). Mais la guerre n'est pas propice à la sérénité indispensable pour rédiger un tel volume. Le tourbillon du monde, la proximité du chaos final repousse sa réalisation de quelques années. A la fin 1950 il reprend ses dossiers et la rédaction est adressée en juillet 1951 et la version définitive en octobre 1951. Pour les érudits interprètes de l'œuvre de Nikos Kazantzaki, ce roman fait figure d'apothéose et de bilan. Là, il ne se contente pas d'évoquer ou de mettre en série tel ou tel sentiment. Il y récapitule tous les acquis et les déboires de son existence. Il y met toute sa conception du monde, de l'action, de l'engagement. Il y aborde la terrible question "quel sens a la vie ?" Il y traite de religion et de politique. L'originalité de ce roman tient bien sûr à son thème mais aussi à cette écriture charnelle, aux phrases charnues,

aux mots étoilés, Kazantzaki fait penser à un Julien Green qui écrirait comme le Camus de Noces. Car ce combat intérieur, cette intimité contrariée, cette opposition entre la chair et l'esprit, entre le Bien et le Mal, entre soi et les autres, entre soi et soi, le tête à tête tendu, traverse toute la littérature occidentale des années trente à cinquante. Relisons Mauriac, Bernanos, Greene, Wiechert, et tant d'autres qui vivent violemment le tragique de la vie sans sombrer dans la désespérance absolue comme Camus. Dans Minuit, Julien Green constate: « Au dedans de nous-mêmes (... ), ce n'est pas très loin, et c'est pourtant si loin qu'on n'a pas toujours assez de toute une vie pour y ariiver. » Kazantzaki, plus mystique que croyant, plus soucieux du destin collectif que de celui de l'individu, rejoint le même questionnement. Dans Ascèse il raisonne son inquiétude : « Il est des instants terribles et imprévus où un éclair me traverse: tout cela n'est qu'un jeu cruel et vain, sans commencement ni fin, sans aucun sens. Mais je me retrouve aussitôt lié à la roue de la nécessité, et l'univers entier recommence autour de nioi sa révolution. » C'est dire l'universalité de ses propos et la bêtise de ses détracteurs. C'est dire aussi le plaisfr du texte et de l'esprit que procure cette œuvre, même si aujourd'hui nous posions tout autrement la question de l'être et de son rapport au monde, de la morale et du tourment. • 1. Cf. J"a dernière tentation, traduit du grec par Michel Saunier, éd. Plon, 1959, cité d'après le livre de Poche 1973, p. 257 et 2. Cf. Colette Janiaud-Lust, Nikos Kazantzaki. Sa vie, et son œuvre. Ed. François Maspero, Paris, 1970.

Jean Chesneaux

De la religiosité tellurique à l'écologie politique A Clermont-Ferrand, en octobre 1988, s'est tenu un Congrès international autour du thème "La Terre est un être vivant ». Il a entendu un "géo-biologue" spécialiste des Mégalithes et autres "Hauts-Lieux cosmo-telluriques", un couple de conférenciers présentant "une approche extra-sensorielle de l'Homme et de la Terre", un physicien exposant "la Pensée du Verseau". 'Ce Congrès se proposait d'approfondir la fameuse "Hypothèse Gaia", très en vogue depuis une quinzaine d'années dans les milieux américains de la contre-culture et de l'écologie: l'humanité, selon cette hypothèse, ne peut espérer survivre qu'en restaurant une relation de respectueuse déférence vis-

à-vis de Gaia-Terre, en tant qu'entité vivante d'essence supérieure. Il serait certainement très injuste, d'assimiler ces tendances diffuses à la néo-religiosité "tellurique", et le mouveinent écologique défini comme contestation active et collective des aberrati!Jns de notre mode de développement. Il est non moins certain que l'écologie fait appel, parmi ses valeurs ca~dinales, à la nature considérée comme antithèse de la technologie, comme limite objective de la croissance économique productiviste, comme facteur d'équilibre de la vie sociale,

comme référence de culture personnelle. Pour certains, et cette tendance a finalement eu le dessus, la nature constitue un ancrage positif et critique. Mais pour d'autres, et cela n'était guère surprenant dans le climat idéologique de contestation confuse des années 70, où commençait à se dessiner la "sensibilité écologiste", intervenaient des glissements et des interférences qui menaient à une attitude de néoreligiosité quasi piétiste vis-à-vis de cette même nature, attitude dont l'hypothèse Gaia a été un symptôme parmi bien -d'autres. La même volonté de s'intégrer, de se relier aux forces cosmiques, le même souci re-Iigieux au plein sens du terme, se reflétaient dans maints rituels personnels et collectifs. On veillait à orienter correctement la maison et son amé-

nagement intérieur, de façon à ce que le sommeil, les repas, toute la vie quotidienne bénéficient de "vibs" (vibrations) favorables. On fixait impérativement aux jours de pleine lune les "AG" d'une coopérative de "bouffe-bio" ou d'un groupe féministe militant. On ne commençait jamais sa journée sans interroger les hexagrammes taoïstes du Yi-qing. De la mise en cause de notre modèle techniciste et productiviste de développement - démarche fondatrice de l'écologie - on est passé non moins facilement à l'attente quasi millénariste d'une ère nouvelle, à la fois historique et cosmique. L'entrée prochaine du système solaire dans la constellation du Verseau (Aquarius dans la terminologie anglo-saxonne) allait permettre la rédemption d'une humanité qui n'a pas


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UN ANIMAL RELIGIEUX

fait grand chose pour le mérirtJf. Le "Grand Passage" (terme né en Californie) serait imminent et les "Enfants d' Aquarius" doivent s'y préparer. Le mouvement même du cosmos œuvrerait dans le sens des thèses écologistes. Le modèle de société.que l'écologie critique et refuse est apparu en Occident, il était donc normal que celle-ci s'inspire de l'héritage, des acquis, de l'expérience des cultures nonoccidentales, donc de leur noyau religieux. La vogue des religions orientales fut particulièrement vivace dans les années 70 et la défaite américaine au Vietnam renforçait, dans les milieux de la contre-culture américaine dont l'influence était alors très forte en Europe, la conviction qu'un Orient d'ailleurs plutôt mythique pouvait offrir une .alternative à la société occidentale en échec. Pour analyser ces interférences entre écologie et néo-religiosité, il faut aussi tenir compte de la force de la réaction anti-technocratique et anti-scientiste. La "mouvance écologiste" est instinctivement hostile à la technologie lourde, notamment nucléaire, à la chimisation forcenée de l'agriculture, à la surconsommation pharmaceutique, à l'invasion des transports polluants. De la défense de l'environnement conçue

Ül

fête des vendanges. Au

.eomme mouvement social et comme résistance à tant d'agressions manifestes, on remontait au système technicoscientifique responsable de ces agressions. On était ainsi conduit à réhabiliter de~ savoirs et des savoir-faire plus simples, plus humains: énergies renouvelables, agriculture "bio", médecine"douces", aliments naturels. La frontière était mouvante et fragile, entre le bon sens et la superstition, entre le refus très rationnel d'un modèle technicoéconomique effectivement plutôt désastreux, et l'idéalisation de valeurs et de comportements assez irrationnels. Néo-mysticisme tellurique et cosmique, quête de l'Orient religieux, idéalisation d'un savoir populaire parfois concret et parfois mythifié, ces tendances si vivaces il y a dix et quinze ans n'ont pas complètement disparu. Au Salon de la Marjolaine et au Salon "Vivre et Travailler Autrement", deux manifestations 'parisiennes où chaque année se retrouvent de nombreux écologistes,les activités très concrètes et très techniques des producteurs d~ vin sans engrais chimique et des installateurs de chauffe-eau solaires voisinent avec des stands qui proposent de retrouver le message solaire des Incas ou de guérir le cancer par la méditation transcendantale. Les Editions "Sang de

la Terre", dont la thématique tellurique nous renvoie aux forts mauvais souvenirs du Blut und Erde, sont actives dans le petit monde des "écolos" français. Et il ne faudrait sans doute pas gratter beaucoup le discours de tel leader "Vert", pour y retrouver un fonds de religiosité terrienne et naturiste à tonalité néo-vichyste ... Pourtant, l'essor même des mouvements écologistes dans toute l'Europe et de leur expression politique, les "Verts", va de pair avec une régression très nette des tendances à la néoreligiosité qui étaient si influentes dans les années 70. Le mouvement écologiste s'est largement dissocié de la contre-culture des "communautés" et des "routards" auto-marginalisés d'il y a quinze ans. Et ce d'autant plus aisément que les Etats-Unis d'où était issue cette contreculture sont aujourd'hui revenus aux bonnes manières. Les yuppies branchés ont succédé au flower power des yippies. C'est désormais le sens du concret qui l'emporte chez les écologistes, la bonne gestion des dossiers, la méfiance vis-à-vis des grands mythes tel "l'An al". De la virulence débraillée de la Gueule Ouverte au sérieux de CombatNature (J), un long chemin a été par-

couru et les références occultistes, ésotériques, néo-spiritualistes ont été mises à l'écart pour l'essentiel. C'est que le monde a lui-même tourné, et plutôt à son désavantage. Du Brésil à!'Alaska, des yaourts aux pots d'échappement, du Sahel à la Baltique, des escalopes de veau à l'ozone, la crise de l'environnement est manifeste, criarde. Volens nolens, l'establishment politique a dû prendre en compte les admonestations et les sommations des écologistes dont il se gaussait naguère. Les medias font large place à la problématique de défense de l'environnement. Les Verts s'adressent à une opinion publique largement sensibilisée, inquiète, majoritairement réceptive. Pour être écoutés et "reconnus", les écologistes n'ont sans doute plus besoin de l'eschatologie catastrophiste ("la Gueule ouverte, le journal qui annonce la fin du monde" ... ) et de la religiosité tellurique auprès desquelles nombre d'entre eux avaient trouvé refuge à l'époque où ils n'étaient qu'une minorité incomprise et raillée.

J. Combat-nature, revue trimestrielle

des associations écologiques et de défense de l'environnement, Route des Piles, 24750, Trélissac.

x/xe siècle!

Hormis ce numéro spécial, en vente durant tout le mois d'août

La

• • UlnZalne littéraire

paraît le 1er et le 16 de chaque mois

Bulletin d'abonnement, p. 40


LA RENTRÉE LITTÉRAIRE

Anne Sarraute

La rentrée littéraire d'automne A voir le nombre de titres nouveaux publiés annuellement: près de 7000 en tous genres: romans, théâtre, poésie, essais, on se dit qu'en dépit du peu de longévité des livres dans la vitrine du libraire, l'édition ne se porte pas si mal. Et le roman, français et étranger, continue de se tailler la part belle: une nouveauté sur sept. Pour cette rentrée, dans le domaine français, 54 « premiers romans )) sur 220 cette année (209 en 1988). Tous ne sont pas promis au succès, loin de là, surtout s'ils ne sont pas assurés d'une couverture médiatique, ou par l'éditeur, ou par les hasards de l'actualité. Dans le domaine étranger, la préférence des éditeurs va aux valeurs sûres: écrivains déjà connus et publiés. Nombreux sont également ceux qui se livrent à des « découvertes anciennes )) : écrivains connus et parfois classiques dans leur pays que les Français ignorent encore. L'ouverture sur l'étranger, perceptible depuis plusieurs années, se fait toujours plus grande. On ne s'en plaindra pas. A remarquer également le nombre croissant des rééditions, parfois sous forme d'œuvres complètes que la Pléiade et la collection Bouquins ne sopt plus seules à assurer. Commes-'es années précédentes, nous ferons suivre ce premier inventaire des nouveautés littéraires par celui des essais à para1tre dans les sciences humaines (nO 538 - 1er septembre).

Très attendus Parmi les quelques ouvrages qui se détachent en cette rentrée, on attend particulièrement, dans l'ordre de parution: fin août, l'Acacia, de CLAUDE SIMON, Prix Nobel de littérature 1985 (voir ce numéro). fin septembre, Tu ne t'aimes pas, de NATHALIE SARRAUTE, un roman très attendu après Enfance. Il s'inscrit dans l'œuvre inaugurée par Tropismes en 1938, Les textes autobiographiques de JEAN PAULHAN, de 1904 aux dernières années, ont été réunis sous le titre la Vie est pleine de choses redoutables (Seghers).De GEORGES PEREC, on a retrouvé un roman inachevé auquel il travaillait en mars 82, l'année de sa mort. Le texte en a été établi par deux de ses amis, Harry Matthews et Jacques Roubaud. Son titre·: 53 jours (POL). De Perec également /'Infra-ordinaire, réédition de textes écrits entre 1973 et 1981 où l'écrivain racontait ce qu'il observait partout où il se trouvait (Seuil).

Anciens lauréats Auréolés du prestige des Prix reçus ces dernières années, ils sont nombrellx ceux que le Prix Médicis a distingués: JEAN·LUC BENOZIGLIO (pour le Cabinet portrait, 1980), publie Tableau d'une Ex où « le héros de cette tragique comédie s'efforce de dissimuler sous d'.épaisses couches de peinture, les nuages de plus en plus noirs qui s'accumulent à l'horizon » (Seuil), JEAN ECHENOZ (pour Cherokee, 1982) : Lac, un « roman d'espionnage » (Minuit), EUE WlESEL (pour le Mendiant de Jérusalem en 1968) : l'Oublié, récit d'une errance à travers "Europe en guerre et la découverte de la Palestine (Seuil) MARC CHOLODENKO (pour les Etats du désert, 1976): Bela Jaï (Salvy), MARIE-CLAIRE BLAIS (pour une Saison dans la vie d'Emmanuel, 1966): l'Ange de la solitude, peinture d'une petite société d'intellectuels sur une île au large de la Floride (Belfond), RENË-VICTOR PILHES (pour la Rhubarbe, 1965): la Médiatrice, une satire de la société de communication (Albin Michel).

PASCAL QUIGNARD (Prix des Critiques 1980) sera cette année encore parmi les goncourables avec les Escaliers de Chambord où un homme d'affaires prospère voit sa vie tout à coup dérangée par un souvenir (Gallimard). BERTRAND VIS~GE après Tous les Soleils (Prix Femina 1984~ annonce Rendez- vous sur la terre, récit inspiré d'un fait divers authentique de la fin du siècle dernier (Seuil). MICHEL HOST dont le Goncourt avait coùronné Valet de nuit en 1986 reVient avec la Soirée (Maren Sell, octobre). JEAN-MARIE LACLAVETlNE, plusieurs fois couronné, publie Conciliabule avec la reine (Gallimard), CHRISTOPHER FRANK (Prix Renaudot 1972 pour la Nuit américaine) : Je ferai comme si je n'étais pas là (Seuil), CLAUDE DELARUE (le Grand homme, 1980) : En attendant la guerre (Seuil), PHILIPPE S. HADENGUE (Chronique des gens de la nuit dans un port de l'Atlantique nord, 1988) revient avec la Cabane aux écrevisses (Maren Sell).

Ecriture et enseignement Les romanciers ont souvent pour autre activité l'enseignement qui leur laisse de longues plages de loisir. SERGE DOUBROVSKY dans le Livre brisé entreprend d'écrire une sorte de journal autobiographique, roman de son amour conjugal (Grasset). PAULE CONSTANT dans White spirit a choisi l'Afrique pour décor (Gallimard). SYLVIE GERMAIN, professeur de philosophie à l'Ecole française de Prague, jouit d'une certaine réputation qui s'est accrue avec le Livre des nuits. Jours de colère la propulsera-t-elle au zénith? (Gallimard). RAPHAI:L PIVIDALa situé le Petit Marcel dans les milieux mondains et intellectuels dont il s'amuse (Grasset). DOMINIQUE VISEUX enseigne les Arts plastiques, peint et préfère pour ses romans les sujets historiques : le Sable de l'arène se déroule dans la Rome impériale et décadente (Régine Deforges). MARC PETIT, traducteur de Trakl et des poètes baroques allemands a choisi pour Ouroboros de faire revivre des personnages inspirés de l'œuvre ~t de la vie des grands poètes baroques allemands (Fayard). JEAN LEVI travaille sur l'histoire du taoïsme à la Recherche scientifique. Après quelques séjours en Chine il avait publié le Grand Empereur et ses automates où il racontait l'instauration d'un ordre absolu dans la Chine du Ille siècle. Avec le Rêve de Confucius, il poursuit son récit mais montre les fissures qui minaient cet ordre absolu (Albin Michel). Il publiera également les Fonctionnaires divins, des intrigues policières qui révèlent la vraie nature des traditions politiques en Chine (Seuil).

Nouvelles productions d'auteurs connus Des écrivains que nous connaissons bien reviennent également. PIERRE BOURGEADE dans l'Empire des livres a placé ses héros devant le dilemme: lire ou vivre (Gallimard). Andrée Chedid, poète et romancière, auteur de la Maison sans racines, raconte l'affection qu'unit à un forain qui l'a recueilli un jeune garçon fantaisiste et dynamique (Flammarion). HERVË GUIBERT, auteur entre autres, des Aveugles, fait paraître simultanément /'Incognito (Gallimard) et Fou de Vincent (Minuit). ALAIN· GERBER a situé le Verger du diable en Amérique latine sous une dictature (Grasset). LESLIE KAPLAN après le Pont de Brooklyn, s'attache dans le Silence du diable, à deux personnages « obsédés par l'idée du renoncement qui peut survenir à tout instant » (POL). FRANÇOIS COUPRya imaginé avec une Journée d'Hélène Larrivière un « roman d'aventures, conte burlesque et merveilleux » (Presses de la Renaissance). BENIGNO CACËRËS voyage dans le Couloir où chaque porte ouvre sur un royaume (la Découverte). NICOLAS MOREL pour l'Homme aux rapts, son second roman, a choisi de mélanger un peu tous les genres : roman d'épouvante, thriller, science fiction ... (Seuil). ORLANDO DE RUDDER raconte avec le Monument aux morts, le désarroi où est plongé un village privé de ce monument (Robert Laffont). RICHARD JORIF poursuit dans le Burelain les aventures qu héros du Navire Argo (François Bourin). Pour.octobre sont annoncés dans la collection « L'un et l'autre » (Gallimard) le Grand Rimbaud, de PIERRE MICHON, un texte autour de Rimbaud à la manière


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LA RENTRÉE UnÉRAIRE

de l'auteur de Vies minuscules et de la Vie de Joseph Roulin, et Benjamin ou lettres sur l'inconstance où MICHEL MOHRT fait dialoguer ses personnages dans un roman épistolaire sur Benjamin Constant. JEAN-PAUL GOUX, auteur de Lamentation des ténèbres, d'un essai sur Julien Gracq et d'une enquête sur la mémoire collective de la région de SochauxMontbéliard, publiera les Jardins de Morgante.qui offrent peut-être quelque ressemblance avec ceux de la Villa Médicis où Jean-Paul Goux fut pensionnaire (Payot, octobre). Egalement un recueil de nouvelles l'Attente une Voix suivi de la' Cl6ture, de JACQUES BOREL et un roman autobiographique posthume de JEAN SENAC, poète algérien (les deux ouvrages chez Gallimard, octobre). J

Ils ont choisi le français Ayant choisi la France pour patrie d'adoption, ils sont quelques-uns qui écrivent directement en français.

RONDEAU a situé l'intrigue des Tambours du monde dans les milieux terroristes (Grasset). MICHEL ORCEL, critique littéraire et musical, également éditeur, a composé N.N. ou l'amour caché « comme un puzzle» (Grasset). JEAN-CLAUDE PERIER se lance dans le « thriller psychologique, roman d'atmosphère» des coulisses de la radio (l'Homme sans voix, Stock). ERIC NEUHOFF publie les Hanches de Laetitia au titre suggestif (Albin Michel). MARC PAILLET, journaliste à France Presse où il dirigeait le service économique et membre de la Haute Autorité' de la Communication audiovisuelle connaît bien les milieux financiers où se déroule le Bal des dollars (Denoël). MYRIAM ANISSIMOV fait le récit d'une personne déplacée entre Paris et Jérusalem (la Soie et les cendres, f>ayot). PATRICE DELBOURG, lauréat du Prix Max Jacob, fait paraître un Certain Blatte, l'histoire d'un collectionneur (Seuil).

Parmi les romanciers assurés d'une grande vente, citons JACK-ALAIN LÉGER, NICOLE AVRIL, MICHÉLE PERREIN, JEAN VAUTRIN, .PIERRE-JEAN RÉMY, JEAN RASPAIL.

ED. PASTENAGUE, pseudonyme sous lequel on aura reconnu D. Tsepeneag,

« ce nom s'est glissé sous la plume à l'instant précis où le blanc de la feuille lui devenait insupportable et que, pour le noircir, il jouait avec son propre nom... » c'est tout simplement le début de Pigeon vole (POL). AGUSTIN GOMEZ-ARCOS fait dans l'Homme à genoux, le tableau sans complaisance de l'Espagne post-franquiste où se creuse l'écart entre les sociétés (Julliard). FERNANDO ARRABAL a situé l'Extravagante croisadf! d'un castrat amoureux dans un hôpital d'Incurables, une histoire à coup sOr délirante (Ramsay). VASSILIS ALEXAKIS retrouve dans les nuages de Paris ceux des îles grecques (Paris-Athènes, Seuil). LUBA JURGENSON raconte dans le Soldat de papier, la vie d'un groupe d'intellectuels dans le Moscou des années 70 qu'elle a bien connu. Elle vit à Paris depuis 1975 (Albin Michel).

Ecrivains et journalistes Si les journalistes étaient nombreux les années précédentes, en septembre leurs rangs se sont éclaircis. BERTRAND POIROT-DELPECH fait paraître les Alizés chez Flammarion où il fera ses premiers pas après avoir longtemps fait partie de l'écurie Gallimard. DANIEL

Ceux qui publient pour la première fois Parmi ceux qui publient pour la première fois : NORBERT CZARNY dont les Enfants s'ennuient le dimanche est accompagné d'un texte de David Shahar qui lui trouve des qualités de « conteur qui a plaisir à raconter une histoire pour elle-même» (Lieu Commun) ; CHRISTOPHE DESHOULIÉRES qui avec Madame Faust a voulu un « livre de fin du monde» où il considère notre civilisation comme s'il était un archéologue de l'an 3000 (Julliard) ; JEAN-PIERRE OSTENDE, poète, auteur de pièces radiophoniques pour France Culture, fait paraître le Mur aux tessons (l'Arpenteur). ALAIN MONVOISIN, sculpteur, enseigne l'art contemporain et fait se dérouler Brückner-fils aux Malouines (Jacqueline Chambon). FRÉDÉRIC DEVE a vécu en Amérique centrale et a situé l'action de le Miroir du Charco verde pendant la révolution sandiniste au Nicaragua (Belfond). OLIVIER TARGOWLA'raconte en demi teinte dans Narcisse sur un fil, la réadaptation à la vie normale d'un malade hospitalisé depuis dix-sept ans... (Maurice Nadeau).

Romanciers étrangers traduits Américains En juillet 1942, WILLIAM FAULKNER se voit confier par la Warner I;'ros un scénario sur De Gaulle. Il paraîtra en septembre dans une version établie par Louis Daniel Brodsky et Robert W. Hamblin (Gallimard). Chez le même éditeur, Trust me, recueil de nouvelles de JOHNUPDIKE (octobre). Depuis quelques années, romans et nouv.elles de HENRY JAMES, inédits en français, sont traduits un peu partout. On attend maintenant Mémoires d'un jeune garçon, trois récits autobiographiques entrepris en 1910 à la mort de William James son frère beaucoup plus célèbre que lui-même à l'époque (Rivages). Une curiosité: le premier ouvrage de JACK KEROUAC Avant la route, resté inédit en France. Peinture de sa famille et prélude à son œuvre (Table Ronde). On attend Au cœur du cœur de ce pays, de WILliAM GASS, l'un des écrivains les plus originaux de la littérature américaine d'après-guerre. Recueil de nouvelles publiées en 1966 aux Etats"Unis qui ont pour cadre l'Amérique profonde (Rivages, octobre). . En collaboration avec le conteur marocain MOHAMMED MRABET, PAUL BOWLES publie quatre ouvrages: la Voix/le Café de la plage, récits d'amis marocains et de Mohammed Mrabet, Cinq regards, textes traduits du maghrébin, le Grand miroir, une histoire fantastique, le Citron, les aventures d'un jeune Marocain de Tanger découvrant l'usage du kif et ses plaisirs (Christian Bourgois). Paraîtront également Beloved, de TOI!II MORRISON, Prix Pulitzer 88, longtemps en tê~e des best sellers anglo-saxons (Christian Bourgois), Au-delà des vestiges, de PAUL AUSTER, l'auteur de Cité de verre (Actes Sud), Oublier Elena, d'EDMUND WHITE, roman de formation et fable philosophique (Christian Bourgois), 1/ faudra bien te couvrir..., roman polar de HOWARD BUTEN, clown, docteur en psychologie, danseur, musicien, romancier, auteur de Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué (Seuil).

Anglais José Corti publie de WILLIAM BECKFORD la seconde partie du Voyage d'un réveur éveillé de Venise à Naples, où William Beckford, après avoir traversé l'Eu-

rope, découvre l'Italie, et Souvenirs d'Alcobaca et Batalha, rédigés dans sa vieillesse après un ~éjour de deux. ans, de 1793 à 1795, au Portugal. GÉRARD GEORGES LEMAIRE fait paraître les Préraphaélites, une anthologie de pOèmes et de proses des écrivains et peintres préraphaélites (Christian Bourgois). Il reste encore les deux derniers volumes du Journal de VlRGINIA WOOLF à traduire. L'avant-dernier, le tome 7 est annoncé. Il couvre les années 37 et 38 alors que Virginia Woolf a cinquante-cinq ans. Egalement l'Héritièr, le premier roman de VITA SACKVILLE WEST. écrit en 1918. Une curiosité (Salvy). Et le Temple, de STEPHEN SPENDER, écrit en 1929, refusé par les éditeurs de l'époque comme trop pornographique (Christian Bourgois).

Comme je l'entends, de JOHN COWPER POWYS, éc;it en Amérique peu après la seconde guerre mondiale et resté inédit pendant un demi siècle est « une fiction dans la tradition romanesque du XIX· siècle anglais» (Seuil). Philippe Picquier poursuit la traduction de l'œuvre de SYLVIA TOWNSENDWARNER. Le Cœur pur est un roman de jeunesse et se déroule dans les dernières années de l'Angleterre victorienne. Les lecteurs d'ANITA BROOKNER la retrouveront avec plaisir dans la Porte de Brandebourg (la Découverte) et ceux de ROBERTSON DAVIES. écrivain canadien qu'on commence à découvrir. en France, avec le Manticore, second volet d'une trilogie à mi-chemin du mélodrame et du fantastique (Payot). EVELYN WAUGH est redevenl,l à la. mode en France. Après plusieurs traductions d'inédits en 88 et 89, Waugh en Abyssinie, des carnets de voyage tenus en 1935 alors qu'il était correspondant pour plusieurs journaux anglais sont annoncés (Arléa).

Italiens Verdier mise sur les Italiens avec l'excellente collection de Philippe Renard et Bernard Simeone. En septembre Cahier gothique, deux poèmes inédits écrits entre 1940 et 1944 et en 1947 par MARIO LUZI dont le précédent recueil /'Incessante origine, traduit en 1986 n'avait pas trouvé en France un public à sa mesure. En octobre, A travers l'ombre, de FRANCO RELLA, premier roman d'un jeune philosophe spécialiste de Benjamin et de Wittgenstein, et les Feux du Basento, de RAFFAELE NIGRO, dont l'action se déroule; entre 1784 et 1861, dans les Pouilles. Chez Actes Sud, Gesu fatte luce, recueil de nouvelles de DOMENICO REA dont Verdier avait déjà traduit Spaccanapoli.


LA RENTRÉE LlnÉUIRE Le Promeneur fait paraître Rome, de ALDO PALAZZESCHI, l'auteur des Sœurs Materassi, claSsique italien et Journal nocturne, d'ENNIO FLAIANO (1910-1972), essayiste, romancier, journaliste et scénariste de Fellini et d'Antonioni. Ce sont des notes prises au jour le jour, un peu partout dans Rome. L'Arpenteur veut faire connaître GINEVRA BOMPIANI en France en publiant l'Etourdi, contes, paraboles, récits d'initiation. Le Seuil poursuit la publication de l'œuvre de CARLO EMILIO GADDA, (Connaissance de la douleurJ, avec les Colères du capitaine en congé libérable, trois récits écrits par GADDA à des époques différentes. Climats relance un écrivain déjà traduit et pourtant peu connu : GOFFREDO PARISE (1929-1986) avec Arsenic, préfacé par Andrea Zanzotto. Cet écrivain est considéré comme l'un des plus surprenants de sa génération. Terrain vague/Losfeld a traduit le Train russe, d'ANNA MARIA ORTESE, romancière et journaliste découverte l'année dernière avec /'Iguane. C'est le récit d'un long et difficile voyage en train de Prague à Moscou, rythmé par les arrêts, les rencontres... Chez Desjonquères paraît la Bière du pêcheur, de TOMMASO LANDOLFI, journal intime de l'auteur de un Amour de notre temps, écrit en 1953 (octobre). Minuit publie Sade, concert d'enfers, d'ENZO CORMANN, une pièce sur l'auteur de Juliette qui sera créée à la Cartoucherie le 15 octobre.

Russes, Polonais... On connaissait VISSOTSKI; poète, chanteur, comédien, on ignorait qu'il avait des talents de romancier. Il laisse un roman inachevé Roman sùr les jeunes filles, une peinture au picrate de la vie des petites gens à Moscou (Alinea). En même temps paraîtra Vladimir Vissotsky par JEAN-JACQUES MARIE, recueil de poésies et chansons, préfacé par Josef Brodsky (Seghers). MAKANINE dont on a lu les Voix au début de l'année revient avec la Perte, deux récits se déroulant l'un au XVIII" siècle et l'autre aujourd'hui (Alinea) et le Précurseur, histoire d'un guérisseur dans la banlieue moscovite en pleine mutation (Actes Sud). Chez Actes Sud encore un autre court récit de NINA BERBEROVA le Mal noir où il est question d'un émigré russe et d'un bijou qui lui a été laissé en héritage.

Le Génie militaire, de SERGUEï KALEDINE, l'un des écrivains marquants de la nouvelle vague de la pérestroi1<a, fut interdit jusqu'en mars 89 en URSS et sa parution trois fois annoncée par Novy Mir fut trois fois repoussée (Maren Sell). L'écrivain polonais Jaroslaw MAREK RYMKIEWICZ raconte l'histoire de Umschlagplatz/Varsovie, une place contiguë au ghetto de Varsovie, d'où en 42 et 43 des centaines de milliers de juifs furent déportés à Treblinka. Dans Entretiens polonais, Rymkiewicz pose la question de la responsabilité collective à travers ce récit écrit à partir d'une enquête auprès des rescapés du ghetto (Robert Laffont). ADAM ZAGAJEWSKI, l'un des trois meilleurs poètes polonais (avec Czeslaw Milosz), de l'après-guerre, vit en France depuis 1982. Après Solidarité, solitude et Coup de crayon, Fayard publie un recueil de 80 poèmes : Palissade. Marronniers. Liseron. Dieu.

Espagnols, Portugais La Différence poursuit la publication des Oeuvres complètes de FERNANDO PESSOA: T.3 Poésies et proses de Alvaro de Campos, TA Poèmes d'Alberto Caeiro. José Corti prévoit en octobre un texte en prose inédit du même auteur: l'Heure du diable, ptéfacé par J.-A. Seabra. Minuit fait paraître Tu reviendras à Region, premier roman de JUAN BENET, auteur de l'Air d'un crime et de l'Automne à Madrid. Publié en 1967 à Madrid, ce roman avait été refusé par les éditeurs pendant seize ans et remanié cinq fois. Dès sa parution il connut un grand succès et fit la réputation de Juan Benet. On annonce Nouvelles démesurées, dix nouvelles d'ADOLFO BlOY CASARES :

« la mort, les amours finissantes et désenchantées, la lucidité menant au suicide ... » forment la trame de ce recueil (Robert Laffont) ; l'Occasion de l'écrivain argentin JUAN JOSI: SAER (Flammarion) ; la Colline de l'ange, du Cubain REINALDO ARENAS, le monde pittoresque de la Havane au début du XIX" siècle (Presses de la Renaissance) ; le Roman d'Oxford, de JAVIER MARIAS ou les états d'âme d'un professeur venu enseigner à Oxford (Rivages) ; Tatouage, de MANUEL VASQUEZ MONTALBAN, la suite des aventures de Pepe Carvalho (Christian Bourgois). Sylvie Messinger publie après la Neige de l'amiral, deux romans du Colombien ALVARDMUTIS : Llona vient avec la pluie et la dernière escale du Tramp steamer. Chez Verdier, Cesar ou rien, de PlO BAROJA, un Basque (1872-1956), Ruses et aventures ,d'Alfanhui, de RAFAEL SANCHEZ FERLOSIO, « le voyage merveilleux» d'un enfant à la recherche du père, Toreros de salon, de CAMILO JOSI: CELA qui nous explique que « la tauromachie est un art merveilleux. Moitié vice, moitié ballet ». Parmi les Portugais on attend ALMEIDA FARIA avec Déchirures, deuxième volet d'une tétralogie commencée avec la Passion (Belfond) et deux Brésiliens: JORGE AMADO dont ce dernier roman Yansan des orages est, paraît-il, dans la même veine que Dona FIor et se déroule à Bahia (Stock) et JOAO UBALDO RIBEIRO,I'auteur, entre autres, de Sergent Getulio, avec Vive le peuple brésilien une fresque du Brésil (Belfond). Egalement, un recueil d'Histoires étranges et fantastiques de l'Amérique latine, un siècle de nouvelles par les meilleurs écrivains, préparé et présenté par Claude Couffon (Métailié).

Le nouveau roman de l'Albanais ISMAïL KADARI: a pour titre le Concert. Ecrit en 1978, il a été remanié et publié l'année dernière en Albanie (Fayard). Très connu en Yougoslavie, DANKO POPOVIC, best seller et lauréat d'un grand prix littéraire est traduit pour la première fois avec le Livre de Miloutine : un petit paysan serbe raconte, à travers sa propre vie, l'histoire de la Serbie depuis le' début du siècle (Stock). CAMIL PETRESCU, poète, philosophe, est l'auteur de deux romans. Dans Madame T, le second écrit en 1933, Petrescu s'essaie au renouvellement de la technique romanesque (Jacqueline Chambon).

Suédois L'œuvre autobiographique d'AUGUST STRINDBERG (1848-1912) paraîtra en un volume dans une édition établie par C.G. Bjurstrôm qui a retraduit certaines des œuvres. Pour la première fois quelques-uns des plus grands textes de Strindberg sont « ainsi disposés en un ensemble chronologique permettant de suivre l'histoire de Strindberg depuis la naissance jusqu'à la fin de son troisième mariage On y trouvera « le Fils de la servante », « le Plaidoyer d'un fou », «Lui et elle », « l'Abbaye », « Inferno », « Légendes », « Seul », « Lettres à Harriet Bosse, Journal occulte » (Mercure de France).

».

HALLOOR LAXNESS, écrivain islandais. Prix Nobel de littérature en 1955 et auteur de la Cloche d'Islande revient avec Lumière du monde (Aubier).

Hollandais Calmann Lévy publie l'édition intégrale des Journaux d'ANNE FRANK. On ne connaissait que le texte établi en 1947 par le père qui avait considérablement élagué les manuscrits laissés par sa fille. En fait, il existe trois versions de ce fameux journal dont on a longtemps dit qu'il pouvait être apocryphe. Chez Maren Sell, l'Amour du prochain, un recueil de quatre nouvelles de HUGO CLAUS, l'auteur du Chagrin des Belges (octobre).

Egyptiens Chez Denoël, l'Appel du Karaouan, de TAHA HUSSEIN, un roman psychologique sous forme de confession et la Chanson des gueux, de NAGUIB MAHFOUZ, peinture du petit peuple et des artisans soumis à l'autorité des chefs de clan.

Allemands ALFRED DOBLIN revient avec l'un de ses grands romans Wangloun publié en Allemagne en 1915 et resté inédit en France. Récit d'une insurrection chinoise au XVIII" siècle (Fayard),

Dumala, de EDUARD VON KEYSERLlNG, écrivain impressionniste (1855-1919) raconte les derniers beaux jours de l'aristocratie balte (Jacqueline Chambon). Sous le signe de Halley, d'ERNST JÜNGER donne son titre à des carnets de voyage en Malaisie où l'écrivain voulait revoir la comète qu'il avait observée, enfant, en 1910 (Gallimard). Deux romans d'ERNST WEISS paraissent simultanément: Georg Letham, « médecin et meurtrier », le premier grand roman de la maturité publié en 1931 (Letham anagramme de Hamlet) (Fayard) et l'Epreuve de feu paru en Allemagne en 1929, l'histoire d'un homme devenu amnésique dans le Berlin des années vingt (Alinea).

La Façade, de L1BUSE MONIKOV~, écrivain tchèque qui vit en RFA depuis 1971 a obtenu le Prix Alfred Dôblin en 1987 (Belfond).

De CHRISTOPH RANSMAYR on traduit simultanément le Dernier des mondes, écrit à partir des Métamorphoses d'Ovide (POL/Flammarion) et les Effrois de la glace et des ténèbres (Maren ~elll. Cet écrivain autrichien né en 1954, professeur de philosophie, est considéré comme l'un des meilleurs de sa génération. Il s'est arraché lors de la dernière foire de Francfort et on murmure que ies enchères ont atteint des chiffres astronomiques : 400 000 dollars pour les Américains, 500000 F pour les Français... Souhaitons-lui un énorme succès.

Japonais, Chinois Romancier très connu dans son pays, lauréat de nombreux prix, KENJI NAKAGAMI, l'auteur de Mille ans de plaisir, raconte dans la Mer aux arbres morts, la vie d'une famille dans une région inhospitalièr~ du Japon (Fayard). KENZABURO ol:,l'auteur admirable de une Affaire personnelle et le Jeu du siècle revient en octobre avec M/Tetle conte des merveilles de la forêt (Gallimard). . Philippe Picquier qui s'est spécialisé dans la littérature japonaise et chinoise annonce Du côté des fleurs et des saules, de KAFÜ NAGUI (1879-1959), l'un des plus célèbres et des plus scandaleux romanciers japonais et Trois amis de l'hiver, récits de WANG ZENGGI, romancier chinois, peintre de paysages, calligraphe, né en 1920 et condamné en 1957 comme « droitier ». Un Chinois tombé du ciel (traduit littéralement : la Biographie de Niu TIenTseu) de LAO SHE a été écrit en 1933. Considéré comme l'une de ses grandes œuvres, ce roman est une chronique de la vie chinoise d'avant la Révolution (Arléa).

Poésie JEAN MAMBRINO propose le Chiffre de la nuit, « une poésie de l'ultime. Musicalement sévère (vous diriez rituelle). Modulée de l'intérieur, dans sa saveur offerte à la pensée » (Corti).


LA RENTRÉE LlnÉDIRE

38 Chez Maurice Nadeau, Silva rerum, un nouveau recueil de PAOL KEINEG, l'auteur de Printemps des bonnets rouges et de Boudica, Taliesin et autres poèmes, « forêt de choses» ; chez Cicéron, ensemble de notes servant à la préparation d'un discours ou d'un livre. En octobre, Ana de la nuit, premier recueil de ROGER GENTIS, psychiatre bien connu, auteur des Murs de l'asile. En octobre toujours, Nous le passage, de HENRI MESCHONNIC (Verdier), le Porte-œufs (Retouches), de DANIEL BOULANGER (Gallimard) et une anthologie de la poésie française de MARCEL JULLIAN (Fixot).

La Pléiade annonce le premier tome des Oeuvres complètes (qui en comprendront trois) de RAYMOND QUENEAU. Ont été rassemblés l'ensemble des poèmes par ordre chronologique, plus des poèmes épars publiés en revue et des inédits que Queneau avait conservés, les jugeant impubliables. A cet ensemble Claude Delon, universitaire à Paris IV qui en assure l'édition, a ajouté quelques textes difficilement classables mais relevant cependant de la poésie. A paraître en octobre. Bouquins réédite le Journal de JULES ET EDMOND DE GONCOURT. en trois volumes.

Rééditions L'édition définitive de Main d'œuvre, Poèmes 1913-1949, de PIERRE REVERDY et le Livre de mon bord, notes 1930-1936, suivi de fragments inédits avec une postface de Pierre Leyris paraissent dans un texte revu d'après les corrections de l'auteur (Mercure de France). Simultanément, Flammarion propose En vrac, dans une édition révisée et complétée ainsi que le catalogue de l'Exposition Maeght avec une correspondance inédite (octobre).

JEAN-MICHEL PALMIER a entièrement revu son Retour à Berlin, « notes écrites à la dérive dans les rues de Berlin ». L'ouvrage est augmenté d'une partie inédite sur le Berlin de Wim Wenders (Payot). Jean-Michel Palmier prépare une nouvelle biographie de Walter Benjamin et finit la traduction de la biographie de Heidegger par Hugo Ott (parution en 1990). La nouvelle édition de l'Histoire merveilleuse de Peter Schlemihlou l'homme qui a perdu son ombre, de CHAMISSO, est préfacée par Pierre Péju. Cette histoire de l'homme qui a vendu son âme au diable est « l'un des plus beaux que le Romantisme allemand ait engendrés ». Le texte français est de Chamisso (Cortil.

Biographies, essais littéraires corr,espondances Un inédit de Rilke Parmi les essais nombreux et intéressants, signalons un inédit de taille : des Journaux de jeunesse de RILKE comprenant le Journal florentin, conçu comme une relation de voyage à l'intention de Lou Adreas Salomé, le Journal de Schmargendorf, anecdotes, choses vues ou vécues, souvenirs, poèmes, fragments en prose et le Journal de Norpswede, rédigés entre 1899 et 1902 (Seuil, octobre).

Du nouveau sur Joyce James Joyce, texte sur l'auteur d' Ulysse, d'EUG~NE JOLAS, a été retrouvé par ses enfants. Eugène Jolas, poète, dirigeait avec sa femme Maria Jolas la revue Transition qui publia, avant la guerre, Hemingway, Joyce, Caldwell, Leiris... tous deux consacrèrent une grande partie de leur vie à Joyce et aux siens (Plon).

Gombrowicz à l'honneur A l'occasion du )(Xe anniversaire de la mort de GOMBROWICZ paraîtront des écrits inédits, Varia II, et un recueil d'articles et de témoignages sur l'écrivain polonais, Mélanges (Christian Bourgois, octobre). En octobre, Jorge Lavelli jouera Opérette au théâtre de la Colline et différentes manifestations sa dérouleront au centre Georges Pompidou. Lakis Proguidis publiera Un Ecrivain contre la crftique, la réception de Witold Gombrovicz en Europe (Gallimard).

Deux textes de MARIO PRAZ: le Pacte avec le serpent, une analyse des différentes facettes de l'œuvre picturale et littéraire des préraphaélites et une étude de leur personnalité (Christian Bourgoisl. le Goût néoclassique, où Mario Praz revendique son goût pour les formes classiques et son refus du style rococo. Dans cet ouvrage, écrit en 1940, il mêle les considérations esthétiques aux analyses d'histoire de l'art, aux récits historiques et biographiques (le Promeneur). MICH~LE FINK propose une lecture nouvelle des rapports entre la poésie et la musique chez Yves Bonnefoy dans un essai intitulé: Yves Bonnefoy. Le simple et le sens (Cortil. RAPHAI:L LELLOUCHE, élève de Barthes et disciple de Blanchot, publie un premier essai sur Borges ou l'hypothèse de l'auteur (Ballarl~)' FRANK VENAILLE consacre un numéro de « Poètes d'aujourd'hui» à l'œuvre de Umberto Saba, compatriote d'Italo Svevo et auteur de Ernesto, Couleur du temps et Canzoniere (Seghers).

Deux biographies de Faulkner Faulkner fait l'objet de deux biographies: les Erres du faucon, une psychobiographie par MARC SAPORTA, auteur d'une Histoire du roman américain (Seghers) et W. Faulkner, l'homme et l'artiste de STEPHEN B. OATES, universitaire et

essayiste américain qui s'est appuyé sur des documents, des interviews et des textes inédits ou oubliés (Hachette). La seule biographie autorisée par Paul Bowles va paraître. L'auteur, ROBERT BRIATTE, est un ami, un écrivain, et a écrit son ouvrage à partir de nombreux dialogues avec l'auteur de Thé au Sahara qui lui a, de plus, donné un texte inédit: un journal intime (Plon). Un essai biographique sur Jack Kerouac, le vagabond romantique par JEANMARIE ROUS est annoncé par Robert Laffont. Egalement Félix Fénéon par JOAN UNGERSMA HALPERIN, l'éditrice des Oeuvres plus que complètes de Fénéon. Elle retrace la vie intellectuelle fin de siècle à travers l'étude de la vie et de l'œuvre de l'écrivain (Gallimard). JEAN BOTHOREL, journaliste au Figaro, a enquêté sur Bernard Grasset et éclaire « toutes les zones d'ombre de la vie» de l'éditeur (Grasset). HENRI TROYAT publiera en octobre une vie de Maupassant (Flammarion).

Anna de Noailles Paraît aussi la Correspondance d'ANNA DE NOAILLES établie par Elisabeth Higonnet-Dugua, un témoignage sur ses contemporains parmi lesquels Barrès, Proust, Gide, Cocteau ... (Michel de Maule). GUY DUPR~, auteur des Fiancées sont froides, publie à travers une galerie de portraits une réflexion autobiographique sur notre siècle littéraire et politique, de Maurice Rostand à Julien Gracq en passant par Maxime Weygand, Cocteau, Breton, Julien Green (les Manœuvres d'automne, Olivier Orban). PATRICK MAURI~S, écrivain et éditeur, s'est toujours intéressé aux Choses. anglaises. Il explique les raisons de cette curiosité et dresse l'inventaire de cette fascination (Seuil). Patrick Mauriès nous parlera, dans un second ouvrage des Lieux parallèles qui l'aident à vivre: décors, meubles, livres, ses lieu/< de prédilection... (Plon coll. « Carnets »). Dans cette même collection MICHEL BUTOR a noté Au jour le jour, en 1985, dans un petit carnet orange les textes ou bribes de textes qui lui viennent à l'esprit. En octobre, on attend la Mélancolie au miroir, de JEAN STAROBINSKI, trois lectures baudelairiennes (Julliard), la Rime et la vie, de HENRI MESCHONNIC (Verdier), Faust et Antigone, ou le roman-spectacle de FRANÇOIS COUPRY, le premier ouvrage d'une collection d'essais littéraires qu'il dirigera (Presses de la Renaissance). Mignonne, allons voir si la rose, de FRANÇOIS CAVANNA courts essais sur la langue française (Belfond). CHRISTINE JORDIS s'intéresse aux romancières anglaises et présente dans De petits enfers va"ës, une réflexion sur le thème de la méchanceté à partir de l'analyse d'œuvres clés de Jane Austen à Angela Carter en passant par George Elliot, Virginia Woolf et lvy Compton-Burnett (Seuil). Toujours de Christine Jordis paraîtra une monographie de Jean Rhys (( Qui êtes-vous? » la Manufacture).

Traduit du Yiddish Lachenal & Ritter annonce la première traduction mondiale de la Bande (Khaliastra), une revue parue à Varsovie 1922-Paris 1924 en langue yiddish avec des textes d'écrivains inconnus aujourd'hui. Abondamment illustrée par Brauner, Chagall... Elle comprendra près de 400 pages et sera suivie d'une étude de Rachel • Ertel, « Khaliastra et la modernité européenne ».


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RENCONTRES, COLLOQUES

Les

26 e

Rencontres théâtrales de Berlin

L'événement des événements de ces XXVI" Rencontres théatrales de Berlin était évidemment la venue (après quinze ans de pourparlers) pour la première fois de trois groupes de la RDA (République démocratique d'Allemagne).

« Der Lohndrücker» (( le briseur du tarif ») est déjà connu des Parisiens puisque son auteur :ieiner Müller est venu à Paris. Pour bien juger, il aurait fallu voir la pièce à Berlin-Est et connaître son impact sur le public. Ici, c'est-à-dire à Berlin-Ouest, on ne savait pas très bien s'il fallait accepter cela comme un « Lehrstück » à la Brecht, donc des temps plutôt révolus, où une critique du passage si pénible et difficile du fascisme au socialisme façon RDA. Le public a ovationné l'auteur (metteur en scène en même temps). mais n'a-t-i1 pas plutôt applaudi la présence de l'auteur et de l'ensemble du « Deutsches Theater ». La comédie de Volker Braun « Die Übergangsgesellschaft » (la société de passage). par le Maxim Gorki Theater de Berlin, est tout imprégnée de Tchekov et des « Trois sœurs ». En effet, Volker Braun a été inspiré par la mise en scène légendaire de Thomas Langhoff de cette pièce de Tchekov. La société qu'il représente n'évoque pas celle du tsarisme, mais bien plutôt la société actuelle. Les acteurs et la mise en scène de Langhoff. sont brillants, l'attente, voir l'immobilisme d'une société dépasse de beaucoup le cadre « régional ». Le vrai cri du cœur est venu du Théatre d'Etat du Mecklembourg à Schwerin avec « Der Selbstmôrder » (le suicidaire) de Nikolai Robertowitsch Erdmann, une comédie satirique traduite par Thomas Reschke. L'histoire de la pièce est édifiante: ni Gorki, ni Stanislavski, ni Meyerhold n'ont pu la faire jouer dans les années trente en Union Soviétique. Cinquante ans après, elle fut jouée à Moscou (un an avant la mort de Erdmann, auteur dont on ne sait presque rien, sinon qu'il était un compagnon de Maïakowskil. Le rôle principal est jouée magistralement par Horst Westphal. On finit par aimer ce petit bourgeois infect, qui veut être heureux à tout prix (quelle prétention 1). Tout l'ensemble joue avec un entrain bien au-dessus de la moyenne et fait passer ce message du droit au « petit bonheur de tout un chacun » à chaud. J'attendais avec beaucoup de curiosité la pièce tant décriée de Thomas Bernhard (la dernière écrite avant sa mortl. En un sens, je ne fus pas déçue, que pouvait faire un Bernhard si ce n'est lacher sa bile et son agressivité inépuisable contre l'Autriche 7 L'action est simple: un professeur juif revenu après la défaite du nazisme est tellement déçu de la vie dans l'Autriche actuelle, qu'il veut repartir à nouveau, mais cela lui brise le cœur et il préfère se jeter par la fenêtre. Tout ça, nous l'apprenons par la bouche de son entourage, surtout de sa bonne (l'excellente Anneliese Ramer). On peut demander si tant de noirceur répandue contre l'Autriche « éternellement vouée au nazisme », la haine quasiment « totalitaire» de Bernhard avec des phrases - entre autres - comme « les Viennois détestent les Juifs, ils les gazeraient encore aujourd'hui s'ils le pouvaient » à force de répétition et d'exagération ne manque pas sa cible et n'obtient pas l'effet voulu.

« Der arme Vetter» (le cousin pauvre) d'Ernst Barlach présenté par le Théatre de Brême a surtout séduit par le style choisi qui rappelait pour beaucoup les figures du célèbre Album du photographe August Sander « Der Deutschenspiegel » (le miroir des Allemands), collection célèbre à juste titre, tant les figures sont incisives. « Der Besucher » (le visiteur », une comédie de Botho Strauss pourtant jouée par les Münchner Kammerspiele et le non moins réputé Heinz Bennent ne m'a pas émue et pourtant l'antagonisme entre un acteur jeune, venu de l'Est et cherchant l'approba-

tion et le soutien d'un acteur consacré de l'Ouest aurait pu être révélatrice. Une autre pièce de Botho Strauss « Die Zeit und das Zimmer » (le temps et la chambre) passe beaucoup mieux la rampe. Peutêtre est-ce dû à la mise en scène de Luc Bondy et le jeu magistral de Udo'Samel, qui vous tiennent d'un bout à l'autre du spectacle en haleine (Schaubühne am Lehniner Platz). « Rückkehr in die Wüste » (le retour au désert) de Bernard-Marie Koltès (traduit en français par Simon Werle) raconte un drame de l'épuration après la deuxième guerre

mondiale en France. Une sœur déteste la vie, car elle a été dénoncée comme « collabo » et ses cheveux rasés. Des années plus tard elle revient et - pour commencer fait raser les cheveux d'un homme. Un parachutiste noir, venu du ciel, engrosse une fille (racisme, pas racisme 71. L'ambiance baigne dans un porte-à-faux continuel. Doit-<>n penser à la guerre d'Algérie, aux injustices de l'après-guerre 7 L'auteur nous laisse dans le flou. La sœur et le frère partent finalement ensemble entourés d'une lumière, presque biblique, vers le désert. Comprendra qui pourra et voudra (Thalia Theater de Hamburg). Le même Thalia Théatre est encore venu avec « Platonov » d'Anton Tchekhov (mise en scène Jürgen Flimm, décors Rolf Glittenberg). Il se passe quelque chose et le tout passe la rampe. « Das Kathchen von Heilbronn oder die Feuerprobe » (la Catherine de Heilbronn ou l'épreuve du feu) par le théâtre de Bâle. C'est jeune et dépoussiéré. Julia Tardy-Marcus

Un colloque sur l'érotisme dans la littérature russe Léonid Helier, professeur du département de Slavistique de l'Université de Lausanne, las de discourir sur le sexe des anges, a décidé de se pencher sur celui du réalisme socialiste. Il a donc organisé, à Lausanne, en juin dernier, un colloque international là forte majorité de chercheurs français et masculins) sur le thème « L'érotisme et l'amour dans la littérature russe du XX· siècle ». Contrairement aux idées reçues, il s'y est avéré que la littérature de l'époque stalinienne ne répugnait point aux images séduisantes du corps - à condition bien entendu que celui-ci fût sain et travailleur. C'est donc par ce biais inédit de la glorification des muscles saillants et bronzés, dénudés des moissonneurs ou tendus sous les vêtements mouillés des soldats traversant une rivière, que L. Helier et son équipe (A. Baudin et Th. Lahusen) ont abordé le réalisme socialiste et ses pauvres fantaisies. Cette audace en a entraîné d'autres. G. Nivat (Genève) a voulu prouver que la culture russe, pour avoir manqué, au XVlllè siècle, son rendez-vous avec la naissance de l'esprit libertin, s'était condamnée à errer entre le puritanisme et la vulgarité. Il a suscité de vives répliques. D'autres participants ont rappelé les mœurs extrêmement libres de l'aristocratie et du peuple russes, l'attitude indulgente du clergé orthodoxe (ce qui, contrairement aux interdits catholiques, ne stimulait pas la révolte libertine) et, enfin, la symbolique charnelle du rituel et des textes orthodoxes eux-mêmes. Sur cette question, la communication de M. Oguibinine (Strasbourg) a été très éclairante. Linguiste et structuraliste, il a relevé le hiatus conscient pratiqué par les écrivains russes mais aussi par les théoriciens de la littérature, entre le « signifié et le signifiant », entre la réalité, où le sexe est tout à fait présent, et la parole, qui l'ignore. Il a donné comme exemple très symptomatique le travail de pionnier de Bakhtine sur Rabelais, largement connu en France; qui met de côté toute la truculence rabelaisienne. S'agit-il là, comme le soutient M. Oguibinine, d'une conception « noble » de la littérature, spécifique à la Russie, ou au contraire, comme le suggère M. Aucouturier

(Paris), d'une conscience aiguë des écrivains russes de la force destructrice de la sexualité? Et, parce qu'elle serait inaccomplie, inexprimée ou pervertie dans la littérature russe, la sexualité y deviendrait-elle pour autant inintéressante 7 Les analyses de deux classiques du XIX· siècle, Que faire? de Tchernychevski et le Malheur d'avoir trop d'esprit de Griboedov, ont fait passer un frisson chez les participants, tant elles ont mis en évidence la présence envahissante du Diable caché. Les interventions sur le thème homosexuel, sur la « littérature submergée du sexe » des années vingt, sur le « troisième sexe » chez les poètes de l'avant-garde ou sur le refoulement de Maximov et de Soljé-

nitsyne ont confirmé l'originalité et la légitimité de l'approche du colloque. Mais pourquoi y a-t-on accordé si peu de place à l'écrivain parfaitement russe pourtant, chez qui l'érotisme est inscrit dans la trame même de tous les jeux d'écriture: Nabokov? Quant aux deux invités moscovites, V. Erofeev (dont un roman authentiquement érotique doit bientôt sortir chez Albin Michel) et K. Kedrov (poète particulièrement attiré par l'héritage religieux), ils ont apporté des nouvelles toutes fraîches sur les acquis les plus méritoires de la perestroika dans le domaine de la création érotique, tant populaire que hautement sophistiquée... Ewa Bérard

Lettres à la Quinzaine Les Amis de Georges Bataille Monsieur, Je vous prie de trouver ci-joint le texte d'une protestation pubiique dont j'ai pris l'initiative concernant le titre de fondateur du Collège de sociologie que Monsieur Jules Monnerot s'est attribué pour figurer sur la liste du Front national. Chacun des signataires a publié livre ou article sur le Collège de sociologie. Veuillez agréer, Monsieur... Dominique Lecoq

logie )l. C'est une vérité partielle: il fut l'un des six cosignataires de l'acte fondateur", bientôt en rupture de Collège. Et c'est une trahison: l'histoire du mouvement ContreAttaque comme celle du Collège de sociologie montrent assez que leurs inspirateurs ne peuvent être confondus avec qui accepterait de siéger dans le même groupe qu'un représentant de l'extrême-droite allemande, connu pour avoir servi dans les Waffen 55. En s'autorisant du Collège de sociologie pour figurer sur la liste du Front National, Jules Monnerot a commis une imposture. • Pour mémoire, les autres signataires furent Georges Ambrosino, Georges Bataille, Roger Caillois, Pierre Klossowski, Pierre Libra.

Texte de protestation

SIGNATAIRES DE LA PROTESTATION

Monsieur Jules Monnerot s'est présenté aux élections européennes en trentième position sur la liste conduite par Jean-Marie Le Pen. La titulature dont il fait suivre son nom le donne pour « fondateur du Collège de socio-

Pierre Klossowski - Jean-Michel Besnier - Jean Pierre Faye - Jean-Michel Heimonet - Jean-Pierre Le Bouler - Dominique Lecoq - Eugénie Lemoine-Luccioni - Isabelle Rieusset.


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A.nna l..anghoff . En plein cœur.

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L'ordre c'est la vie Les naufragés et les rescapés Journal écrit la nuit Ontologie et politique Penser l'événement Notes

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Belfond QL533 L'Arpenteur Tierce Belin L'Age d'Homme QL533 Seuil

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Août 1989

104 p., 75 F


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