Maria Anwander - been present (excerpt)

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Maria Anwander  been present


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Préface Quand le Casino Luxembourg a lancé son programme de résidence d’artiste project room @ aquarium en 2010, le néon de Maurizio Nannucci suspendu depuis 2000 sur les baies vitrées de l’« Aquarium » faisait partie intégrante de ce pavillon en verre mis à disposition des artistes sélectionnés pour les résidences 1. Le 18 mars 2013, dans le cadre de l’exposition Des formes d’égale résistance de Sophie Bélair Clément et à la demande de celle-ci, le néon de Nannucci affichant le message All art has been contemporary – tout art a été contemporain un jour – a été enlevé définitivement. L’œuvre de Nannucci, dont le message est une réflexion sur l’art et son contexte, était devenue en quelque sorte l’emblème du Casino Luxembourg. Elle interpellait les passants en même temps qu’elle créait le lien entre l’extérieur et l’intérieur : le contenu du message révélait le contenu du bâtiment, à savoir l’art. Mais pour les artistes en résidence, cohabiter avec ce néon « de l’intérieur » s’est avéré plus difficile. Le malaise devenait compréhensible pour un artiste censé réaliser un nouveau projet dans un espace où il était confronté sans cesse à un commentaire en néon, intéressant certes, mais finalement plutôt entendu et incomplet. Dans son livre sorti en 1997, Catherine Millet s’interroge sur le succès de l’expression « art contemporain », qui, pour aussi passe-partout qu’elle soit, a pourtant réussi à désigner avec pertinence « des œuvres d’art qui, elles, sont loin d’être banales 2 ». Pour ce faire, elle a fait une enquête auprès d’une centaine de musées d’art moderne et d’art contemporain partout dans le monde. À la question : « Considérez-vous que tout l’art produit aujourd’hui est ‘contemporain’ ? », une grande majorité a répondu « oui/non ». « Oui » dans le sens chronologique du terme (tout art qui se fait aujourd’hui est forcément contemporain). « Non » dans le sens où les musées se fixent bien évidemment des critères et se focalisent sur les travaux récents les plus pointus, privilégiant « un art qui explore des champs nouveaux de création en prenant en compte les acquis de nos civilisations, ou qui renouvelle des formes d’expression artistique existantes

en poussant au-delà la réflexion 3 ». Partant, on ne peut se sentir contemporain avec tout art qui se fait aujourd’hui. Et si Maria Anwander a à son tour répondu à Nannucci par un néon affichant cette fois le message Not all art will go down in history, elle aussi a poussé la réflexion dans cette direction. Maria Anwander s’intéresse aux relations de pouvoir au sein du monde de l’art et questionne le rôle de l’artiste et la nature d’une œuvre d’art. Elle interroge notre manière de vouloir préserver l’histoire et la mémoire et explore les mécanismes qui font qu’une œuvre d’art entre dans l’histoire de l’art. Depuis son passage au Luxembourg, Maria Anwander a continué à travailler dans cette voie. Avec Ruben Aubrecht elle a réalisé, toujours en relation avec la citation de Nannucci, Just another work of art that will not go down in history, et sur un dessin des deux artistes on peut lire dans les couleurs de l’arc-en-ciel : Using pastel is so uncontemporary. L’artiste se moque de l’exigence de l’art de devoir à tout prix survivre à l’histoire, d’être en quelque sorte éternel. L’histoire et l’actualité continueront à lui tenir à cœur, et Maria Anwander refusera de suivre les parcours dictés par le marché de l’art Elle poursuivra sa vie d’artiste en continuant à imaginer, avec beaucoup d’esprit, d’ironie, d’humour et d’engagement personnel, des moyens détournés et peu conventionnels pour se frayer ainsi son chemin dans les collections importantes de musées. Kevin Muhlen, Christine Walentiny Commissaires

1  En 2012, le Casino Luxembourg a reçu 430 candidatures. Le jury en a retenues trois pour la saison 2012/2013, à savoir Maria Anwander (Autriche), Sophie Bélair Clément (Canada) et le collectif Treacle (Susanne Kudielka, Allemagne, et Kaspar Wimberley, Grande-Bretagne). 2  Catherine Millet, L’art contemporain, Paris, Dominos Flammarion, 1997, p. 6. 3  ibid., p. 8.

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been present par Christine Walentiny

Maria Anwander (*1980 à Bregence, Autriche) est une artiste conceptuelle. Dans son projet been present, élaboré au cours de sa résidence au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain du 9 mai au 28 juin 2012, elle s’est intéressée au temps, au maintenant, à son propre temps passé au Luxembourg, à l’histoire, au souvenir et à la mémoire. Pour ce faire, elle a eu recours à deux « matériaux » bien distincts : d’une part, le néon, inventé il y a plus de cent ans et utilisé dans l’art depuis au moins soixante ans et, d’autre part, la pierre naturelle, employée dès le Paléolithique comme matériau de création. Si le premier est beaucoup plus fragile, le deuxième se caractérise par sa durabilité. Auront-ils les mêmes chances de rester dans la mémoire ? Qu’estce qui rend une œuvre d’art pérenne, quelles conditions sont nécessaires à une œuvre d’art pour entrer dans l’Histoire ? Not all art will go down in history  1 pouvait-on lire sur la baie vitrée de l’« Aquarium » en pendant au néon All art has been contemporary de Maurizio Nannucci 2. S’appropriant certaines caractéristiques formelles du néon de Nannucci, Maria Anwander pousse la réflexion plus loin et nous lance de manière directe dans le vif du sujet. Le néon de Anwander se distingue toutefois de celui de Nannucci, d’une part, par sa couleur – le vert – et, d’autre part, par ses dimensions, réduites

de moitié. Par ailleurs, son néon était exposé de façon moins frontale, l’artiste ayant choisi le coin inférieur de la façade sud du Casino Luxembourg. Même si l’affirmation soutenue par son néon semble indiscutable, Maria Anwander cherche toutefois à la nuancer par sa démarche artistique générale, plus discrète, comme pour vouloir laisser planer un certain doute – un doute par rapport à l’Histoire, par rapport à la volonté de l’être humain à défier le temps, à aspirer à ce qui est éternel, permanent ? Dans sa performance The Kiss en 2010, Maria Anwander a littéralement embrassé langoureusement une cimaise préalablement choisie par elle au Museum of Modern Art (MoMA) de New York. À côté de ce baiser invisible, elle avait fixé un écriteau, identique à ceux utilisés par le MoMA pour labelliser les œuvres, sur lequel elle expliquait brièvement son action. Avec son baiser – pour lequel elle n’avait d’ailleurs pas demandé la permission et dont elle a de surcroît fait don au MoMA – l’artiste a donc réussi, pour un temps donné (dont l’artiste ignore la durée) à faire partie de la collection du MoMA ! Figurer parmi « les grands » dans un musée d’une telle renommée était en quelque sorte une tentative pour augmenter ses chances à éventuellement entrer dans l’histoire de l’art à son tour… Elle a donc osé prendre un raccourci, ignorant volontairement le parcours « obligé » que tout artiste est censé emprunter habituellement pour avoir l’honneur d’être exposé dans une institution aussi prestigieuse. Anwander a ainsi contourné ou brisé les liens existants entre, d’une part, l’institution d’art et, d’autre part, le marché de l’art contemporain, fondé sur un système dit de l’économie de l’attention 3. Tout artiste dépend de l’attention, du regard et de l’appréciation que lui porte le public. Sa carrière est donc, en grande partie, tributaire du succès de ses expositions, de sa visibilité. Le site Internet artfacts.net a été créé dans le souci de permettre la compréhension et le suivi du marché de l’art en rendant accessibles toutes les données disponibles sur le monde de l’art international. Il a notamment introduit le système du

1  En français : « Il y a des œuvres qui n’entreront pas dans l’histoire. » 2  Depuis mars 2013, les deux néons ont été enlevés définitivement. Le néon de Nannucci, qui en fait a toujours fait partie de la collection du Mudam Luxembourg, a réintégré cette dernière.

3  « Ökonomie der Aufmerksamkeit », Merkur n° 534/535 (septembre/octobre 1993), p. 748–761. Publié dans : Ursula Keller (éd.), Perspektiven metropolitaner Kultur, Frankfurt/Main, 2000, p. 101–118.

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« artist ranking ». Peu convaincu par le système de classement des artistes par ordre alphabétique, ce site emploie des méthodes économétriques pour estimer la carrière d’un artiste et dit ainsi rendre hommage à l’économie de l’attention selon Georg Franck. En effet, le « artist ranking » classe les artistes selon l’attention que les professionnels de l’art leur portent : les différents artistes reçoivent une cote grâce à un système de points qui indiquent l’attention plus au moins grande qui leur a été accordée par les institutions d’art. Ces points contribuent à déterminer les futures ventes d’œuvres de l’artiste lors d’enchères ou en galerie. Évidemment, ce système accorde une grande importance à la représentation internationale des artistes et à leur reconnaissance par des structures établies et/ou des personnalités connues essentiellement. Seule l’attention gagnée de la sorte pourra générer davantage d’intérêt pour les artistes y répertoriés et donc davantage de chances pour eux à être (re)connus. À ce jour, artfacts.net a ainsi recensé quelque 100 000 artistes 4. Dans l’exposition Gaming the system: rank the ranking or fuck the curator  5 réalisée en 2010, Maria Anwander, en tant que commissaire, a tenté d’intégrer justement ce système de classification en le combattant de l’intérieur avec ses propres moyens. Pour ce faire, elle a invité les trois artistes les moins bien classés sur cette fameuse liste. Ce choix était dépourvu de tout jugement par rapport à la qualité de leurs travaux, l’unique raison de les inclure dans l’exposition étant de les faire monter dans le « ranking ». Un autre artiste, Ruben Aubrecht, a pris le titre à la lettre et a ainsi réussi à figurer parmi les artistes de l’exposition sans même avoir eu besoin de réaliser un travail. Sa salle était restée vide. Un post-it sur un des murs expliquait au visiteur perplexe comment il avait réussi à s’infiltrer : FUCKS THE CURATOR… Il connaissait donc tout simplement « la bonne personne », en l’occurrence la curatrice de l’exposition. Ce projet montre de façon (im)pertinente que pour

4  Maria Anwander se retrouvait à la 11 241e place avec 1 820 points accumulés rien qu’en 2012. En juin 2013, elle avait déjà réussi à grimper de quelque 3 500 places. 5  Gaming the system: rank the ranking or fuck the curator, Künstlerhaus Palais Thurn & Taxis, Bregenz, 2012. Commissaire : Maria Anwander.

monter dans « l’économie de l’attention », il suffit parfois de s’accrocher à ceux qui ont la cote. Dans son intervention dans l’espace public intitulée The Present, conçue lors de sa résidence au Luxembourg, Maria Anwander va plus loin et arrive à s’imposer de manière très astucieuse et radicale. Dans une action tenue secrète, elle a déposé, au petit matin, un bloc de pierre calcaire de deux tonnes sur la Place d’Armes en plein centre-ville de Luxembourg. Une inscription taillée dans la pierre et faisant office de cartel mentionne le nom de l’artiste, le titre de l’œuvre, le matériau utilisé et les dimensions. Elle nous informe par ailleurs que cette pierre est l’objet d’un don de l’artiste à la ville de Luxembourg en 2012 6. Sauf que le donateur n’a pas demandé le consentement du donataire. Les autorités de la ville de Luxembourg n’ayant donc pas été mises au courant de ce don, elles ont dû décider de la suite à donner au projet : soit faire enlever la pierre avec effet immédiat, soit accepter la donation, du moins jusqu’au 2 septembre 2012, date de la fin du projet. Si The Kiss et FUCKS THE CURATOR tentaient de se faire une place discrète dans l’Histoire à travers une matérialité presque inexistante, avec The Present, en revanche, Maria Anwander a opté pour une démarche plus franche : en effet, même submergée dans un fleuve, sa pierre ne disparaîtra jamais vraiment et ne pourra tomber complètement dans l’oubli. Bien que la pierre en tant que telle ne soit pas réellement une œuvre d’art, elle confère toutefois une matérialité au concept de l’artiste et en laissera une trace. Alors qu’elle cherche à assurer la survie de son concept dans l’Histoire, le choix de son titre – The Present – peut paraître étonnant, comme si, après tout, elle était davantage motivée par le maintenant, comme si elle voulait attirer l’attention dans le présent mais de façon « discrète » : plutôt que de réaliser une exposition dans l’« Aquarium », elle a décidé de laisser ce dernier entièrement vide. Seul signe de sa présence ici : 6  Maria Anwander n’a pas choisi le titre de son projet au hasard. « The present » en anglais signifie à la fois le présent (temporel) comme le présent (cadeau, don). La pierre naturelle, constituée de la roche dont elle est extraite, est en elle-même un élément de l’Histoire.

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la projection du documentaire de son intervention The Present et le néon Not all art will go down in history. La suite de l’histoire reste à écrire… 7

L’art du don par Esperanza Rosales

Le critique d’art Jan Verwoert a écrit que « l’amour, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Je ne me rappelle plus du contexte dans lequel il a formulé cela, mais à supposer que ce soit vrai – que donner quelque chose que l’on n’a pas sans avoir été sollicité soit une manière possible de décrire l’amour –, alors la notion de care (affection), considérée dans le contexte d’une économie du don ancrée dans l’exercice et l’activation de désirs non avoués, est sans doute un aspect auquel on peut relier la pratique performative de l’artiste autrichienne Maria Anwander. Une autre approche consisterait à considérer son travail comme signe d’un glissement néo-féministe et post-politique au sein d’un courant caché, officieux de l’histoire de l’art.

7  À la fin de l’exposition, la Ville de Luxembourg a finalement décidé de « faire don du don » au Mudam Luxembourg, qui, après examen par son comité scientifique, a accepté de prendre The Present en dépôt. La pierre trône désormais dans le parc du Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean. Encore une fois, Maria Anwander aura réussi à s’imposer.

Avant que Maria Anwander n’arrive au Casino Luxembourg pour sa résidence d’artiste, certaines de ses œuvres préalables avaient déjà emprunté des voies « non officielles ». C’est le cas notamment de sa performance The Kiss (2010) : l’artiste est entrée au Museum of Modern Art à New York où elle a langoureusement embrassé un mur avant d’y accrocher un cartel signalant sa performance comme un don au musée, sans qu’aucun des employés du MoMA n’ait été averti ou ait donné son consentement. Elle a ainsi réussi à s’inviter dans ce lieu où tout est très réglementé et à y introduire sa propre œuvre.

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Pourtant, même si cette « donation » était un acte généreux, personne au musée ne l’avait autorisée ou accordée, ni même ne s’y était opposé. D’ailleurs, au moment de la performance, aucun gardien ou visiteur ne semblait l’avoir remarquée. Le cartel lui-même est passé inaperçu pendant un certain temps : il y figurait toujours quand l’artiste est retournée au musée quelques jours plus tard 1.

Mais tandis que le mur retenu pour réaliser The Kiss était vierge de toute œuvre, pour son projet au Casino Luxembourg le choix de l’artiste s’est porté sur la face extérieure de l’« Aquarium », un pavillon en verre dont les parois de verre accueillaient alors All art has been contemporary (2000), une œuvre en néon de Maurizio Nannucci issue de l’exposition Light Pieces, présentée au Casino Luxembourg en 2000.

D’une certaine manière, la performance The Kiss perpétue une tradition, à la fois féministe et conceptuelle, d’interventions politiques, mais de manière plus subtile, car elle contourne le côté planifié et « voyant » généralement lié à la performance publique, se passe de tout soutien public, manque de violer la loi et, de ce fait, est magistralement transgressive, ce qui lui permet de sensibiliser le spectateur et d’affirmer le sens d’autodétermination de l’artiste.

Ainsi, Not all art will go down in history, l’œuvre textuelle de Maria Anwander, est venue compléter la déclaration en néon bleu de Maurizio Nannucci telle une note ajoutant à la lecture de celle-ci un commentaire qui vient nous rappeler que, malgré l’égalité insinuée par la catégorisation de l’artiste italien, de sérieuses différences subsistent en termes de mécénat, de subventions et de structures de soutien – galeries, journalistes, critiques d’art, marchés et institutions – qui déterminent ce que l’histoire retiendra d’un artiste donné, sa longévité et l’importance historique de son travail.

Quand la jeune femme pénètre l’environnement hautement sécurisé de l’institution et y laisse son empreinte avant de sortir – sans autorisation ni invitation, son geste permet d’accéder à la réalité autrement inaccessible de l’intérieur physique et du fonctionnement interne de l’institution, de pénétrer l’impénétrable et de faire apparaître l’institution comme étant remarquablement ouverte – sa générosité (repensez à son travail comme don) excède le rôle auquel est généralement confiné le simple visiteur ou spectateur qui se déplace dans un espace institutionnalisé hautement ordonné, réglementé et organisé. À l’instar de The Kiss, Not all art will go down in history (2012), l’une des deux œuvres réalisées lors de sa résidence d’artiste au Casino Luxembourg, peut être vue comme une œuvre d’art mais également comme une intervention qui redéfinit les murs d’une institution comme un espace social où s’effectuent des échanges et viennent s’accumuler les pensées. Alors que les murs des institutions sont susceptibles d’évoquer des images de frontière et de limite, Maria Anwander les utilise tels des tableaux ou des planches à dessin pour des activités préméditées.

1  Propos recueilli lors d’une conversation avec l’artiste. Il n’est pas possible de déterminer le moment exact auquel le cartel a été enlevé.

La déclaration de Maria Anwander est ironique dans la mesure où, en formulant ce pronostic pessimiste, elle entend lui échapper, suggérant par là que l’espace réservé aux artistes susceptibles d’entrer dans l’histoire de l’art ne serait, en fin de compte, qu’une question de volonté. Sa déclaration coexiste avec celle de Maurizio Nannucci sans la contredire ; d’un soliloque, elle opère un glissement vers une sorte de conversation (un problème soulevé par une deuxième voix). Le fait que le travail de Maria Anwander mette en valeur la position d’une jeune femme artiste en partageant l’espace occupé par le travail d’un artiste masculin d’une autre génération, en lui adjoignant sa propre voix, permet une comparaison intéressante avec les stratégies employées dans des œuvres d’art féministes et politiques plus anciennes qui, de façon similaire, s’intéressaient aux inégalités dans le monde de l’art. On pense ici notamment à Do women have to get naked to get into the Met Museum? (1990), une œuvre-manifeste des Guerrilla Girls sous la forme d’une affiche qui dénonçait les disparités dans les collections du Metropolitan Museum of Art

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en signalant que seulement 3 % des œuvres exposées étaient réalisées par des artistes femmes, tandis que 83 % des sujets exposés – autrement des nus –, soit une majorité écrasante, représentaient des femmes. Ces œuvres résultaient d’une interrogation sur les inégalités manifestes dans les politiques d’acquisition des musées et les tendances sexistes dans le milieu de l’art, qui, à force d’être ignorées, étaient devenues endémiques et institutionnalisées. Mais même ce travail des Guerrilla Girls, qui témoigne de toute la rage contenue et de l’enthousiasme kamikaze de la deuxième vague féministe, n’a jamais passé la porte du Met. Il avait été conçu comme une affiche, rejetée par la suite par son commanditaire, le New York Public Art Fund. Les artistes l’ont alors utilisé pour une campagne d’annonces sur des autobus new-yorkais, jusqu’à ce que l’entreprise de transport les interdise pour indécence. Quoiqu’il en soit, l’idée a toujours été de sensibiliser le grand public au-delà du musée, de provoquer un changement à partir de l’extérieur plutôt que de s’introduire à l’intérieur du système. Alors que les actions des Guerrilla Girls faisaient mal là où elles étaient censées frapper et s’appuyaient sur la communication médiatique pour attirer l’attention, le travail de Maria Anwander s’attaque à l’architecture physique de l’institution. Déclaration féministe et en faveur des jeunes artistes, Not all art will go down in history s’interroge sur le risque réel d’être marginalisé et exclu des livres d’histoire de l’art ou des collections. À l’en croire, la difficulté consiste à trouver un moyen de s’y introduire. Comme The Kiss, The Present, la deuxième œuvre réalisée par l’artiste pendant sa résidence, prend la forme d’un don inattendu – en l’occurrence un grand bloc de calcaire légué à la ville de Luxembourg. Sur instruction de l’artiste, un clark avait déposé le bloc de deux tonnes sur la Place d’Armes, la place principale de la ville, au petit matin et sans autorisation préalable de la mairie. Le bloc, sur lequel sont inscrits le titre et la date de l’œuvre, renseigne également sur son statut de don.

Dans ce cas précis, on pourrait apporter une légère modification à la définition de l’amour proposée par Jan Verwoert (« donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ») : « donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui ne sait pas encore qu’il le veut ». En choisissant ce qu’elle donne – un baiser, un bloc de pierre – Maria Anwander privilégie des choses élémentaires, des choses qui ne lui appartiennent pas forcément mais qu’elle veut partager. Le calcaire se forme au cours de milliers d’années. Le titre de l’œuvre, The Present, poursuit dès lors deux objectifs sémantiques, se référant à la fois au statut de l’œuvre comme don (le présent, dans le sens de cadeau) et au temps, c’està-dire au moment présent. Il rappelle au spectateur que les schémas de pensée traditionnels peuvent être défaits, tout en remettant en question la situation et le moment présents. En réalisant cette œuvre, Maria Anwander, fidèle à sa stratégie, n’a pas tenté d’obtenir les permis nécessaires ; de ce fait, son acte anarchique introduit dans l’équation la notion d’illégalité, de même qu’un mépris pour toute forme d’autorité, ce qui le rapproche de l’élément de transgression que l’on retrouve dans des sujets tels que l’affection et l’amour. Ce que nous offre l’artiste, c’est le don de la réflexion et la capacité de voir que toute chose est relative au temps. Dans Not all art will go down in history, par exemple, la déclaration de Maurizio Nannucci est associée à la réflexion d’une artiste femme d’une autre génération – une génération au cours de laquelle les académies, les politiques, les structures de soutien et les marchés ont changé de sorte à compliquer à bien des égards la vie des artistes. Mais le travail de Maria Anwander peut également être lu comme critique d’un style de vie monomaniaque, obsédé par la recherche du profit, et de la tendance à vouloir transformer tout et n’importe quoi en exploit ou réussite.

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Toutes les œuvres d’art n’entreront pas dans l’histoire de l’art, parce que toutes n’y sont pas destinées. Il existe d’autres pratiques artistiques : une observation à laquelle semble également se référer le travail de Maria Anwander, en faisant remarquer que, en ce qui concerne les espaces que l’art est censé occuper, les intentions ne sont pas toutes les mêmes. Mais le paradoxe de cette réflexion tient au fait que ces espaces peuvent être appropriés et, inversement, que ces apparitions inattendues peuvent être acceptées comme des cadeaux. Avant même la fin de la résidence de Maria Anwander, son don a été accepté par les responsables de la Ville de Luxembourg.





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