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Traduction française
28ème coNcUrso de arte edUardo leÓN JIMeNes
catalogUe d’oeUvres
L’ART COMME STRATÉGIE POUR ALLER DE L’AVANT
Maria amalia léon Présidente de la Fondation eduardo león Jimenes directrice du centro león
L’année 2020 restera dans les mémoires comme ayant été l’une des plus complexes et difficiles de l’histoire de l’humanité. La pandémie qui a frappé le monde a touché tous les domaines d’activités, économique, sociale et culturelle, y compris la création artistique. Cela a également affecté, bien sûr, la dynamique de notre 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. Le concours a été organisé dans des circonstances extraordinaires, marquées par le travail acharné d’une équipe engagée dans l’art dominicain et la gestion culturelle. Encourager les créateurs, accompagner et assister les artistes dans la réalisation de leurs projets, quand tout était contre, n’a pas été une tâche facile. Nous avons dû adapter nos méthodologies de travail à tous les niveaux, en misant sur le travail à distance, de manière virtuelle, et en limitant au maximum le présentiel, dans une époque où rien n’était certain. Aujourd’hui, nous pouvons dire que l’art dominicain ne s’est pas arrêté. Grâce à nos conservateurs, aux artistes sélectionnés et avec le soutien de multiples collaborateurs, nous avons réussi à rendre réelle une exposition inaugurée virtuellement ; probablement la première du genre dans le pays et peut-être de la région. Notre salle d’exposition temporaire s’est remplie de formes, de couleurs et de textures diverses. Les œuvres en compétition sont une représentation des arts visuels contemporains de la République dominicaine actuelle. Installations, performances, conférences publiques, documentations des processus de travail et fichiers sonores, ont entre autres étaient partagés. Nous pouvons y retrouver aussi bien les métiers traditionnels des arts visuels comme la gravure sur bois, jusqu’à l’utilisation de plateformes numériques qui ouvrent de nouveaux champs à l›exploration de langages alternatifs. A travers tout cela, ressort aussi le discours interrogateur de notre réalité, coexistant avec la subtilité du tissu de fibres teintes avec nos plantes autochtones. Les tensions du monde se reflètent également à travers ces œuvres comme des points de vue sur la constitution de l’identité dominicaine, les perspectives de genre et les complexités de l’observation intime sur le corps et la sexualité. Comme jamais, nous avons reçu des œuvres qui considèrent la dimension sociale ou les liens avec le public comme des éléments constitutifs du discours artistique. Cette fois, il ne s’agissait pas seulement d’exposer des thèmes au spectateur, mais de les impliquer dans la formation de réponses ou de solutions esthétiques qui font partie des œuvres. Ainsi, la réflexion sur le rôle de l’art dans l’espace public a été actualisée et il est possible que nous ne pourrons plus parler d’art public dominicain sans faire référence aux œuvres en compétition. La large couverture médiatique qu’ont eue les œuvres dans l’espace urbain en est la preuve. Cellesci provoquaient le regard, l’écoute et la prise de conscience de problèmes qui pourraient autrement passer inaperçus, comme dirait Góngora, au milieu de la foule agitée. Nos remerciements vont aux membres du jury : Gabriela Rangel, Gerardo Mosquera, Raquel Paiewonsky et Sara Hermann ; pour leur entière disposition qui a dépassé le cadre professionnel, assurant un soutien moral et artistique engagé envers l’art et la culture. À l’équipe de conservateurs composée d’Alfonsina Martínez, Inmagela Abreu, Laura Bisonó Smith, Víctor Martínez, Winston Rodríguez et Yina Jiménez Suriel ; pour leur dévouement dans les moments difficiles remplis de défis, pour leurs capacités de réaction et de suivi. Nous remercions également notre sponsor de longue date, la Cervecería Nacional Dominicana, pour avoir permis la réalisation de ce concours si important pour les arts dominicains. À la fin de ce concours, nous pouvons dire que nous sommes enrichis d’un apprentissage nouveau. Nous avons pu vérifier que la résilience n’est pas qu’une idée abstraite ; elle vit dans ces cœurs qui n’abandonnent pas face à l’adversité et qui même dans la nuit la plus sombre peuvent trouver la lumière et illuminer les autres. Nous ne pouvons que regarder vers l’avenir, tirer des leçons du passé et repenser le futur de notre entreprise culturelle.
PRIX DE SÉLECTION
13 avril 2020 Buenos Aires, Argentine ; Madrid, Espagne ; Santiago et Saint-Domingue, République dominicaine. Du 24 mars au 13 avril 2020, le jury du 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes, formé de Gabriela Rangel, Gerardo Mosquera, Raquel Paiewonsky et Sara Hermann, a analysé les projets artistiques présentés pour ce concours. A l’issue de différentes sessions, qui comprenaient
des processus d’évaluation des projets et de délibération, le jury a sélectionné un total de 20 artistes ou groupes comme prévu dans l’Article 7, Chapitre V du règlement du concours. Le jury considère que les œuvres et travaux de ces artistes permettent, à partir du langage international de l’art et dans le contexte dominicain, d’aborder différentes problématiques actuelles : des réflexions telles que la configuration et la malléabilité de la mémoire ou des liens mnémoniques des lieux habités ou visités. Dans ce sens, certains artistes explorent les liens du corps avec l’espace psychosocial et les manières dont il occupe le paysage. Pour certains artistes l’idée de la construction ou de la réinterprétation d’histoires collectives ou intimes prévaut. Ils proposent de compiler des fragments d’histoires individuelles et éphémères avec l’intention de donner de nouvelles lectures et de structurer une mémoire alternative. De même, certains proposent une intention de recherche dans les angles morts de notre histoire. quelques participants abordent le problème de la représentation dans la culture visuelle à partir des stéréotypes et des modèles de pouvoir, de domination et de hiérarchies qui se reproduisent dans différents domaines de la société. D’autres ont proposé de rendre visible la manière dont les croyances et les régulations sociales normalisent l’apparence, les rôles et la fonction des corps. Ainsi, ils abordent des questions telles que le corps féminin et sa place dans les fictions des Caraïbes, la culture noire, les rôles assignés aux genres et les possibilités de réflexion à partir du corps. De plus, certains artistes proposent de remettre en scène des modèles esthétiques et des points de vue pour établir des liens entre la consommation, le formel et l’informel et leurs contextes. Il est également important de mettre en avant les projets qui proposent d’évaluer le système institutionnel de l’art à partir du domaine de l’éducation, de l’interaction avec ses communautés et la gestion des archives. Le jury considère que l’exposition publique des œuvres du 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes permettra et encouragera la réflexion sur les thèmes identifiés et déclenchera une réflexion critique à leur sujet. Le jury considère également que de ce fait, l’un des objectifs du concours, celui de valoriser le rôle de l’art en tant qu’articulateur de relations sociales, sera facilité. Gabriela Rangel, Gerardo Mosquera, Raquel Paiewonsky, Sara Hermann.
LAUREATS DU 28ème CONCURSO DE ARTE EDUARDO LEóN JIMENES
1er juin 2021 Le jury du 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes reconnaît la complexité de l’époque dans laquelle s’est déroulée cette édition. Il remercie le dévouement, la persévérance et la ténacité des artistes, l’engagement de l’équipe du Centro León et l’engagement institutionnel de maintenir l’événement, malgré des conditions défavorables, et d’avoir de cette manière soutenu les arts à un moment où il était plus que jamais important de le faire. L’exposition des œuvres du 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes permet et encourage la réflexion sur de multiples thèmes, active la pensée critique autour d’eux et valorise le rôle de l’art en tant qu’articulateur de relations sociales et de politique des affects. Le jury a décidé à l’unanimité d’attribuer un prix éditorial et 3 prix ex-aequo.
Le prix éditorial offre une remise de fonds à l’artiste qu’il utilisera à des fins éditoriales pour une œuvre qui :
Crée une sorte de souvenir hybride faisant référence à une histoire oubliée, à une identité indigène qui n›a jamais existé et à un substitut colonial qui, à travers les siècles, a déterminé une esthétique particulière pleine de dilemmes politiques et idéologiques. une approximation minutieuse a permis à l’artiste de s’approcher des objets non seulement par leur matérialité et leur symbolisme, mais aussi à travers leurs propres hiérarchies dans le langage culturel et des liens possibles - et impossibles - avec d’autres objets. Cette œuvre confronte le racisme pratique et le racisme idéologique en utilisant l’imaginaire habituel et en les confrontant à l’étrangeté de leur mélange. Les symboliques et matériaux utilisés et combinés sont des métaphores et des paradigmes des cultures fondatrices, mais aussi des clichés culturels qui consolident les inégalités et les polarités binaires. De manière intelligente et ludique, l’artiste parvient à créer ce syncrétisme archéologique qui nous permet d’aborder notre histoire et nos conflits identitaires en tant que nation, dans une perspective holistique et réconciliatrice. Julianny Ariza Vólquez : Atesoro.
Un des prix ex-aequo est décerné au corps de l’œuvre :
qui réaffirme que l’intime devient public et éventuellement politique. un corps de l’œuvre qui parvient à combiner de manière poétique et harmonieuse de grands dilemmes qui lient à la fois l›intime et le collectif. Ce travail, construit avec rigueur et délicatesse, parvient à mettre au présent une micro-histoire qui dépasse l’ordre privé de la mémoire pour montrer également un chapitre de l’aménagement urbain de Saint-Domingue. L’artiste récupère à travers des réseaux familiaux oubliés et des émotions rejetées d’espaces ayant disparu, certains segments de la culture matérielle et facilite un pacte et un engagement envers la mémoire critique.
S’incarnant en sculptures que pièces qui prennent la forme d’animaux fantastiques, cette œuvre nous permet d’entrevoir l’exercice d’un artisanat réparateur qui s’inscrit dans l’histoire de nombreuses communautés. De Guadalupe Casasnovas : Fauna extinta del ensanche Piantini y Sitio arqueológico e histórico de la Calle 12 # 24.
Un des prix ex-aequo est décerné à l’œuvre :
qui nous fait réfléchir sur la construction de l’histoire, la racialisation des récits et les identités idéologiques des « camps » polarisés dans les conflits sociaux. Le résultat est visuellement suggestif en raison de son interaction entre fiction et histoire, entre vérité et idéologie. Nous insistons sur le rôle décolonisateur du travail, et surtout sur la mise en avant du rôle joué par la population d’esclaves africains dans l’histoire de la République dominicaine. Ceci est d’une grande importance dans ce pays où prédomine une mentalité qui nie et essaie systématiquement de cacher l’impact très important de l’Afrique sur l’ethnogenèse et la culture dominicaine. L’artiste montre une utilisation conceptuelle très précise (et pertinente) de la source première du passé qui déclenche son récit. L’opération de transfert de l’épisode d’un discours historique marginalisé et différents des récits officiels qui servent de cadre à la pièce, génère une réflexion nouvelle sur l’archive. L’artiste parvient, grâce à une technique irréprochable et à une recherche méticuleuse, à ce que nous réfléchissions non seulement aux lacunes du passé historique, mais aussi que nous remettions en question les pratiques de corruption et de clientélisme de notre présent. José Morbán : Monte Grande/Paramnesia.
Un des prix ex-aequo est décerné à :
un projet multidisciplinaire, complexe et d’une densité sémantique. Donner vie aujourd’hui à l’Hôtel Mercedes est une action subversive et mobilisatrice puisqu’elle met en évidence un patrimoine en péril qui met en jeu l’histoire affective de son contexte. L’œuvre, à travers la sémantique d’un bâtiment vivant, qui respire, nous oblige aussi à aborder la conservation de l’héritage architectural et à porter un regard critique sur notre patrimoine actuel, restauré, qui donne plus d’importance à la forme qu’au contenu. Elle met en avant la préoccupation pour les espaces urbains ayant une charge symbolique et psychologique, associés à la vie sociale et communautaire. L’œuvre donne à voir un bâtiment qui dans son état actuel de détérioration provoque des sentiments de désolation, de vide ou de mélancolie. Ses sentiments sont activés grâce à des ressources et des effets qui évoquent son histoire, ses mutations sociales, économiques et domestiques. Ils provoquent aussi une empathie citoyenne chez les personnes qui interagissent dans son environnement. L’activation de cette œuvre a non seulement suscité une activité inhabituelle aux abords de son site, mais a également généré un débat sur le patrimoine historique, l’accessibilité et la propriété de la mémoire. L’artiste supprime l’idée d’espaces privés où habite la mémoire publique et propose qu’ils soient reconnus dans leur caractère collectif. Raúl Morilla : Agonia de la memoria.
Fait à Santiago, en République dominicaine, à Madrid, en Espagne et à New York, aux États-unis. Gerardo Mosquera Fernández, Gabriela Rangel, Raquel Paiewonsky, Sara Hermann.
LA VOIX DU JURY
Nous avons dialogué avec les membres du jury de cette 28ème édition du concours. Pour le 57ème anniversaire de l’institution, ils nous ont partagé leurs impressions sur le concours.
1. Concernant l’hétérogénéité des thèmes et des genres, comment jugez-vous les œuvres présentées ?
Sara Hermann (SH) : Juger le concours, ses participants et ses discours ne peut se faire qu’en prenant en compte le rôle de la pandémie dans tous les aspects de nos vies. Il est intéressant de remarquer que les projets sélectionnés, dans leur ampleur et leur diversité, se sont presque tous inscrit dans le genre autobiographique. Ainsi, des approches générales qui pourraient peut-être dans un premier temps aborder la pédagogie, l’exclusion ou la mobilité finissent par être percutantes, mais en même temps elles s’expriment à partir du personnel et du viscéral. Gerardo Mosquera (GM) : Ce qui m’a le plus marqué lors de l’étude des projets soumis au concours était, non seulement l’hétérogénéité des thèmes et des genres, mais aussi les poétiques et techniques proposées. Comme la République dominicaine est un pays de seulement 10,6 millions d’habitants, il faut s’attendre à ce que sa scène artistique soit compacte. Même s’il est probable que tous les participants se connaissent, la diversité est tout de même surprenante et donne à voir une scène artistique ouverte, bien informée, riche de sa diversité de ses parcours. Gabriela Rangel (GR) : Ce sont des œuvres qui, en général, reflètent les préoccupations plus amples de l’art contemporain au niveau international, mais qui gardent leurs racines dans la culture populaire locale et la création artistique de la République dominicaine. Raquel Paiewonsky (RP) : Je considère que les artistes sélectionnés abordent, depuis des lieux différents,
des problématiques pertinentes concernant nos histoires personnelles, sociales, historiques et politiques. Ils se retrouvent sur certains axes thématiques, mais ont des approches très diverses qui nous permettent d’aborder chaque expérience de manière unique. De nombreux artistes ont présenté des propositions pluridisciplinaires, se situant dans une recherche de sens qui dépasse les catégories préétablies comme il est courant dans ce type d’événement.
2. Selon vous, quel impact peuvent-ils avoir dans l’histoire de l’art dominicain contemporain ?
SH : Il est difficile d’estimer leur impact sans avoir le recul nécessaire. une chose que je peux vous assurer, c’est que le processus de conceptualisation, de développement et de production marquera la création des artistes et des conservateurs qui ont travaillé pour eux. GM : Je ne veux pas être « un prêcheur » de l’art, ou un devin, car il est très difficile de l’être dans un domaine aussi dynamique et complexe. Ce que je pense est que les projets sélectionnés produiront des œuvres impactantes. RP : quand les artistes, à travers leurs créations, présentent des démarches fortes, sincères, découlant d’un travail de recherche, avec sensibilité et proposant de transformer quelque chose en nous, je pense qu’ils ont la possibilité d’être reconnus. Ce concours rend ces processus plus visibles. GR : Je ne peux malheureusement pas l’évaluer car je ne suis pas un expert de l’histoire de l’art dominicain. Cependant, je pense qu’il y a des œuvres de grande valeur qui seraient reconnues comme telles dans n’importe quel contexte.
3. Quels avantages apporte le fait d’avoir un même jury pour la sélection au concours et pour désigner les gagnants du concours ?
SH : Plus que des avantages, cet aspect apporte de la cohérence. Il permet de suivre les artistes, le développement de leurs idées, leur cheminement et le processus de création en lui-même comme une addition de résultats. La modification du règlement du concours permet aujourd’hui l’inscription de projets qui seront suivis par des conservateurs. C’est pour cela que ce changement a été pensé. La relation entre l’artiste et l’institution, les conservateurs et les jurys qui était avant ponctuelle, est devenue plus horizontale et durable.
GM : Cela permet une meilleure connaissance des projets et de leurs processus de création, ce qui entraîne une valorisation plus profonde des œuvres pour la sélection des lauréats. GR : Il me semble que cela donne une continuité à la discussion engendrée par le découpage d’un univers très large d’œuvres et d’artistes, en plus d’assurer un suivi exhaustif des processus individuels qui se sont déroulés dans une phase d’élaboration presque germinative.
RP : L’idée de compétition en art est de base très complexe, puisque l’art n’est pas qu’un résultat fait à huis clos. Dans un contexte comme celui de ce concours, travailler avec une équipe de conservateurs qui peut suivre l’entière élaboration des projets et qui peut générer un dialogue autour de la production de l’œuvre est un processus beaucoup plus riche, qui facilite l’apprentissage, les résultats et une relation plus horizontale.
4. 2020 a été une année transformatrice, stimulante, pleine de surprises... Il en va de même pour votre expérience avec les artistes, le concours et tout le processus que cela implique ?
SH : En effet, cette année 2020 a imposé d’autres rythmes, d’autres temps et d’autres concordances. Nous avons dû, sans arrêter de travailler, envisager différentes manières d’établir des dialogues et de mener à bien les projets. Le soutien des artistes a toujours été fondamental, ce fut un travail de dialogue par-dessus tout. GM : Le jury a totalement travaillé à distance à cause de la pandémie. Pour ma part, c’était une première. Le travail a été facilité par l’excellente préparation effectuée par le Centro León, ce qui nous a permis d’étudier et de discuter des projets à notre convenance. Ce fut une expérience positive. Je pense que l’une des leçons de cette tragédie que nous vivons est que l’importance de la communication en présentiel a été exagérée. Nous pouvons organiser de nombreuses activités à distance grâce aux moyens numériques, ce qui permet d’économiser du temps, des ressources et contribue à l’écologie de la planète. Il y a bien sûr des activités où l’aspect présentiel est essentiel.
GR : La délibération du concours a été très particulière puisqu’elle a eu lieu sur zoom (c’était la première fois que j’utilisais cette application), et les réunions entre les membres du jury n’ont pas eu lieu en face à face comme d’habitude. La délibération a précisément eu lieu lorsque la pandémie nous a obligés à rester chez nous, dans différents pays et contextes. Ces conditions de travail particulières, je dirais historiques en elles-mêmes, ont conduit à des réflexions modulées par la pandémie. Ces réunions furent mémorables.
RP : 2020 fut une année très spéciale malgré tout ce qu’a impliqué le confinement. Je pense que ce temps nous a donné la possibilité de réfléchir à notre planète, à notre système socio-économique et à l’espace privé. Nous avons vécu ce concours au milieu de toutes ces questions philosophiques et à travers une plateforme virtuelle. Nous avons été obligés de nous connecter autrement, d’être créatifs au travail et nous avons aussi dû repenser la culture et la pro-
duction de sens à partir de notre insularité. Je crois que de grandes transformations artistiques pourraient émerger de cette expérience.
5. Compte tenu de sa récurrence et de son importance, quelles contributions considérez-vous comme vitales pour la région de la part du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes ?
RP : Historiquement, notre région a eu très peu de plateformes de soutien à la création et à la visibilité de l’art. un projet comme ce concours a permis, au fil des années, non seulement d’organiser notre histoire, mais aussi de garantir que les nouvelles générations disposent d’une scène intégrale qui leur permette de s’intégrer à travers leurs propres pratiques et de les lier à la communauté. Je crois que cette institution est devenue un exemple pour les nouveaux projets de développement culturel et artistique que nous voyons actuellement apparaître dans les Caraïbes.
SH : Le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes est historiquement devenu le principal soutien privé aux arts visuels en République dominicaine. L’importance de ce concours et la mise en valeur des artistes qui ont participé à ses différentes éditions est unique. Le concours, et la collection qui en suit, est un reflet des circonstances sociales, politiques et économiques du pays, ainsi que des partis pris artistiques. GM : En Amérique latine, nous avons une belle scène artistique, mais elle est trop diffuse. Concours, biennales, publications périodiques, même les institutions, sont souvent éphémères. La simple récurrence du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes est déjà un exploit ; sans oublier de mentionner son sérieux et son professionnalisme. Le concours a ouvert un espace primordial pour le soutien et la diffusion de l’art dominicain, qui, et c’est très important, a su s’adapter en fonction de l’évolution et des exigences de l’art contemporain et de la conservation. C’est un paradigme pour le continent et un exemple de mécénat artistique que le secteur privé de pays ayant peu de soutien du gouvernement pour la culture, devraient suivre.
GR : Ce concours est un modèle de sérieux, d’engagement et de soutien au contexte local. Je crois que cette entreprise continuera à porter ses fruits et j’espère ne pas me tromper. Depuis le début de la quarantaine, la fermeture des frontières, la suspension des vols et la mise en place de mesures strictes de distanciation sociale, la discussion artistique est revenue au local, chose que le concours a toujours valorisée.
A PROPOS DU JURY
Gabriela Rangel. Elle est directrice artistique du Musée d’art latino-américain de Buenos Aires (MALBA). De 2004 à 2019, elle a été directrice des arts visuels et conservatrice en chef à l’Americas Society à New York. Elle est titulaire d’une maîtrise en études conservatrices du Bard College, Annandale-on-Hudson de New York, d’une maîtrise en études des médias et communication de l’université Catholique Andrés Bello de Caracas. Elle a également étudié le cinéma à l’École internationale de cinéma de San Antonio de los Baños, Cuba. Elle a travaillé à la Fundación Cinemateca Nacional, au Musée Alejandro otero de Caracas et au Musée des Beaux-arts de Houston. Elle a organisé et co-organisé de nombreuses expositions d’art moderne et contemporain, notamment avec Marta Minujín, Carlos Cruz-Diez, Gordon Matta-Clark, Arturo Herrera, Paula Trope et Alejandro Xul Solar. Elle a travaillé pour des magazines spécialisés tels que Art in America, Parkett et Art Nexus et a édité et écrit pour des publications d’art dont Abraham Cruzvillegas, Empty Lot (Tate, 2015), Marta Minujín : Minucodes (Americas Society, 2015), Javier Téllez / Vasco Araujo, Largerthan Life (Fundação Calouste Gulbenkian, 2012), Arturo Herrera (Trasnocho Arte, 2009), A Principality of its Own (Americas Society-Harvard university Press, 2006), entre autres.
Gerardo Mosquera. Conservateur, critique, historien de l’art et écrivain indépendant, il travaille à La Havane, à Madrid et dans le monde entier. Conseiller de la Rijksakademie van Beeldende kunsten à Amsterdam et d’autres centres d’art internationaux, il est aussi professeur du Master de conservation d’art de l’université de Navarre et du Master en Photographie de PhotoEspaña, Madrid. Il a cofondé la Biennale de La Havane (1984-1989), a été conservateur du New Museum of Contemporary Art, New York (1995-2007) et directeur artistique de PhotoEspaña, Madrid (2011-2013). Il a travaillé comme conservateur pour de nombreuses biennales et expositions internationales, dont les plus récentes : la 21ème Biennale Arte Paiz au Guatemala en 2018 ; la 3ème Today’s Documents en 2016 à Pékin, et la 4ème Triennale Poli/ Gráfica de San Juan en 2015. Il travaille actuellement sur la Triennale de l’image de Guangzhou, qui ouvrira au public en mars 2021, et écrit un roman. Auteur et éditeur de nombreux textes et livres sur l’art contemporain et la théorie de l’art, publiés dans différents pays et langues. Son dernier livre, Arte desde América Latina (y otros pulsos globales), vient de paraître aux éditions Cátedra de Madrid. Il est membre du conseil consultatif de plusieurs magazines internationaux. Il a donné des conférences sur les cinq continents et a reçu la bourse Guggenheim à New York en 1990.
Raquel Paiewonsky. Artiste dominicaine, elle développe son travail principalement à travers la peinture, l’installation, la photographie et la vidéo. Elle a beaucoup exposé son travail lors d’expositions et de bien-
nales aux États-unis, en Europe, en Asie, en Amérique latine et dans les Caraïbes, comme sa participation à la 53ème édition de la Biennale de Venise en 2009 et à la 55ème édition en 2013 avec le collectif quintapata. Elle a été invitée aux VIII, IX et XXIème Biennales de La Havane à Cuba ; à la Xème Biennale de Cuenca en Equateur ; la IIIème Biennale du Bout du Monde à ushuaia en Argentine et à la Biennale de Jamaïque en 2017. En 2015, elle a reçu le soutien de la Davidoff Art Initiative pour une résidence artistique au Kunstlerhaus Bethanien à Berlin. En 2018, elle a eu présenté une exposition rétrospective au Centro Atlántico de Arte Moderno (CAAM) aux îles Canaries, en Espagne, où elle a également publié un livre qui compile son travail de la dernière décennie. Elle a été primée au Concurso de Arte Eduardo León Jimenes en 2006, 2008 et 2012, ainsi qu’aux XX et XXIIème Biennales nationales des arts visuels de Saint-Domingue. Raquel a participé activement à la production artistique de République dominicaine. Elle s’intéresse particulièrement à la promotion d’espaces de dialogue et d’éducation au sein des plateformes culturelles. Elle a été co-créatrice du collectif quintapata et avec lui, elle a développé des projets d’art public qui relient l’art à différentes catégories de la population. Elle a donné des ateliers et des conférences dans des institutions nationales et internationales. Elle est actuellement directrice du département des beaux-arts de l’école d’Art Altos de Chavón.
Sara Hermann. Diplômée en histoire de l’art de l’université de La Havane à Cuba (1991), elle travaille depuis 2005 comme conservatrice en chef du Centro León à Santiago, en République dominicaine. Elle a été directrice du Musée d’art moderne de République dominicaine entre 2000 et 2004. Sara est la co-fondatrice de Curando Caribe, un programme pédagogique d’art contemporain et de conservation créé en 2014 par le Centro León et le Centre culturel d’Espagne. Dans le domaine de la conservation, elle conceptualise et organise des expositions d’artistes contemporains qui travaillent dans les Caraïbes, Amérique centrale et Amérique latine en général, tels que Especies y espacios de Raquel Paiewonsky ; Lucy García Art Contemporain, République Dominicaine (2016) ; Placebos de Jorge Pineda, exposé au Centre Culturel d’Espagne en République dominicaine (2016) ; Tierra en Trance : Estrategias visuales de la recesión au Musée d’Art Moderne de République dominicaine (2012) ; Wifredo García : Peculiares Obsesiones au Centro León, Santiago, République dominicaine (2009) (co-organisé avec karenia Guillarón) ; Merengue, rythme visuel, Centro León, Santiago, République dominicaine ; El Museo del Barrio, New York, Art Museum of the Americas, Washington, États-unis (2005-2007) ; Dimensiones Heroicas : El arte de los años 60 en la República Dominicana, Musée d’Art Moderne, Saint-Domingue, République dominicaine (2001). Elle a beaucoup écrit sur l’art dominicain, caribéen et latino-américain et a enseigné et donné des conférences sur ces sujets aux niveaux local et international.
À PROPOS DES CONSERVATEURS
Alfonsina Martínez. Elle a étudié le graphisme à l’université PuCMM ; les beaux-arts et l’illustration à l’école d’Art Altos de Chavón et a fait partie de la première édition du programme de formation de conservateurs Curando Caribe. Depuis 2015, elle fait partie de l’équipe de recherche de la Collection d’arts visuels Eduardo León Jimenes du Centro León et a collaboré à divers autres projets de conservation et d’exposition.
Inmagela Abreu. Activiste sociale, psychologue généraliste diplômée de l’université PuCMM, chercheuse indépendante d’archives photographiques, audiovisuelles et de presse de la communauté LGBTq+ en République dominicaine, elle a participé à la quatrième version du programme Curando Caribe. Depuis 2017, elle travaille comme assistante d’arts visuels et expositions pour différents projets. Elle a été assistante de conservation pour les expositions Estudio Sonoro et lors du 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. Depuis fin 2020, elle est assistante de l’équipe de recherche du Centro León, participant à la recherche en histoire sociale et en arts visuels.
Victor Martínez. Diplômé en communication sociale et spécialisé en production audiovisuelle et journalisme à l’université PuCMM, il a participé à des projets de recherche au sein du Centre d’excellence pour la recherche et la diffusion de la lecture et de l’écriture (CEDILE-PuCMM), au 27ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes et fut membre de l’équipe de recherche en arts visuels du Centro León, en 2017. Avec le représentant des étudiants de l’université PuCMM, il coordonne le projet solidaire Relacionar (ser) : une plateforme semi-formelle de dialogue, de réflexion et de création autour de la pensée de l’écrivain Édouard Glissant. Il fait partie du réseau de formation des conservateurs d’art Curando Caribe, proposé par le Centro León et le Centre culturel d’Espagne.
Winston Rodriguez. Intéressé par l’histoire dès son plus jeune âge, il a étudié les sciences sociales à l’université autonome de Saint-Domingue, où il a obtenu son diplôme en 2015. En 2016, il a déménagé à Valence, en Espagne, où il a obtenu une maîtrise en histoire contemporaine à l’université de Valence et commença à s’intéresser au mouvement ouvrier dominicain du XXème siècle. Depuis 2019, il travaille comme chercheur et conservateur au Centro León. Il a participé en tant qu’exposant à plusieurs conférences sur l’histoire dominicaine des XIXe et XXe siècles.
Yina Jiménez Suriel. Conservatrice et chercheuse, elle a validé une maîtrise en histoire de l’art et culture visuelle avec une spécialisation en études visuelles de l’université de Valence. Elle a travaillé pour différentes institutions, dont Casa quién et le Musée d’Art Moderne de Medellín. Entre 2018 et 2020, elle a fait partie de l’équipe de conservation du Centro León. Avec l’artiste portoricain Pablo Guardiola, elle a organisé l’exposition One month after being known in that island pour la kulturstiftung Basel H. Geiger, en collaboration avec la Caribbean Art Initiative.
ANDREA OTTENWALDER
(Saint-Domingue, 1995) Artiste visuel dominicaine. Après ses études artistiques, elle est sélectionnée lors du 26ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. Elle a présenté son travail et a participé à des résidences artistiques en Corée du Sud et à Porto Rico, la plus récente étant La Práctica, au Beta-Local, à Porto Rico. Dans ses œuvres, elle explore des thèmes tels que la mémoire, la condition d’être une femme et l’auto-identité, à partir de l’autobiographie. Elle utilise la fiction comme outil pour se rapprocher de l’espace qui l’entoure et, en même temps, pour s’en éloigner de manière critique.
Yo sé que lo que quieres es ser como tú eres. 2020
un objet aussi quotidien qu’intime comme l’est une serviette de bain, est placé devant l’espace public comme un élément associé aux états vulnérables de l’être. Andrea explore, à travers la surface textile et des images de références autobiographiques, les relations avec son corps. L’utilisation de cet objet très révélateur au niveau personnel, qui couvre et protège nos vulnérabilités et notre intimité, permet de canaliser de nouvelles idées et intérêts, permettant à l’artiste d’explorer et de découvrir de nouveaux aspects au sein de sa pratique. L’œuvre, essentiellement à caractère très individuel, cherche aussi à exploiter son potentiel pour se transformer en quelque chose de valeur collective.
Pourquoi des serviettes de bain ? Contrairement à d’autres textiles, je pense au rapport entre le corps et la serviette de bain. Comment elle le couvre, le sèche, le nettoie et le protège. Nous l’utilisons au moment de la naissance, à la fin d’un bain, dans les espaces publics comme la piscine ou la plage ou dans les moments où nous ne voulons pas exposer notre corps. Les serviettes sèchent la sueur et les autres fluides corporels. Elles servent également de barrière contre les surfaces inconfortables et nous protègent du soleil et du froid dans certaines situations.
Quelle importance à pour vous la réalisation de cette
œuvre, que dit-elle d’Andrea ? Pour moi, ce travail est important. C’est une autre façon de canaliser et de matérialiser mes idées et mes centres d’intérêts. Cela m’a permis d’explorer, d’apprendre de nouvelles choses et de découvrir de nouveaux aspects dans ma pratique. Dans un sens, cela représente aussi un défi pour moi, puisque je n’avais jamais travaillé avec un tel objet ni sur ce thème en particulier. Ce projet représente de nombreuses premières fois pour moi. J’ai l’impression qu’il symbolise un avant et un après en moi en tant qu’artiste et en tant que personne.
Comment s’inscrit cette pièce au sein de votre production artistique et quelle a été votre démarche ?
Mon travail est généralement de nature autobiographique, c’est un reflet latent de mes goûts, et ce projet n’est pas une exception. Mon processus de création a été assez intuitif et introspectif. Je me suis retrouvée à rechercher et à écrire sur des sujets qui me semblent pertinents, à la fois pour le projet mais aussi pour les cheminements personnels que je vis actuellement. Les objets et les espaces intimes ainsi que la façon dont ils façonnent la vie quotidienne sont des thèmes qui m’intéressent tout particulièrement. Comment à travers ceux-ci nous prenons conscience de cet effort intrinsèque d’acceptation et d’apprentissage qui naît de la constante transformation du monde qui nous entoure, que ce soit du paysage, des relations interpersonnelles, de la mémoire et du corps. Comprendre la vie (et l’art) à partir de ses transitions vitales et inévitables et ce que j’ai cherché à faire.
Quelles opportunités l’art offre-t-il pour explorer
notre vulnérabilité ? Dans son livre L’autobiographie de ma mère, Jamaica kincaid a écrit : « Alors mon monde, silencieux, doux et végétal, comme dans sa vulnérabilité... était à la fois un mystère pour moi et une source de grand plaisir ». Je suis une artiste parce que je suis vulnérable. L’essence de mon travail, c’est de pouvoir me recréer à travers lui, a dit un jour Lygia Clark.
Comment pensez-vous que le public accueillera
cette œuvre ? Étant donné son caractère intime et personnel, tant pour l’idée qu’il explore que pour les images qui le composent, je pense que le public agira comme un « voyeur », et dans le cas particulier des femmes, elles joueront peut-être un double rôle : celui de « voyeuses » qui regardent l’œuvre et se voient aussi elles-mêmes, comme si elles se regardaient à la fois dans un miroir et à travers le trou d’une serrure. Un objectif particulier ? Je ne prétends en aucun cas orienter ou dicter ce que le public devrait retenir ou non. Cela dépendra de la façon dont il aborde l’œuvre. Ceci qui est assez subjectif et diffère d’une personne à l’autre. Néanmoins, j’aimerais que d’une manière ou d’une autre, il se sente représenté à travers elle.
Quel avenir pour Andréa ? C’est une question difficile car nous vivons actuellement à une époque où l’incertitude agit comme un manteau qui recouvre tout. J’essaie de faire de mon mieux avec mon présent, en essayant de vivre un jour à la fois. Si je dois penser à l’avenir en ce moment, je me vois participer à plus de résidences artistiques et voyager à travers le monde, découvrir de nouveaux endroits et partager avec les gens, afin d’évoluer et de nourrir ma sensibilité en tant que personne / artiste.
AWELMY SOSA
(Santiago de los Caballeros, 1998) Née à Santiago de los Caballeros, en République dominicaine, elle a toujours fait preuve d’intérêt et de sensibilité pour le monde de l’art. À l’âge de 11 ans, elle entre à l’École des Beaux-arts de Santiago, où elle suit des cours pendant un an, puis prendra ensuite des cours particuliers de dessin et de peinture. Durant cette période, elle suit également des cours de composition et de photographie. Elle entra aux beaux-arts de l’école d’arts Altos de Chavón et reçut en 2019 le diplôme de technicienne en arts appliqués. Elle a participé à plusieurs expositions de la Fondation Altos de Chavón, ainsi qu’à celles de fin d’année organisées par l’école. Elle travaille actuellement à la réalisation de projets personnels dans différents domaines des arts visuels.
La puerta. 2020
A travers cette œuvre, l’artiste explore les notions d’enfermement et de liberté. Pour cela, à travers une performance, elle cherche à transmettre les sentiments latents par moment à l’intérieur d’elle. Elle tente d’ouvrir une porte comportant plusieurs serrures et un immense trousseau de clés, jusqu’à ce qu’elle trouve la bonne et tombe au sol. Cela met en scène le moment de sa vie, où pour une raison étrange, elle a commencé à entrer en conflit avec les nombreuses portes qu’il y avait chez elle. De cette expérience naît le besoin de raconter son angoisse et son désespoir.
Que voulez-vous partager à travers votre œuvre
? quand je suis face à un projet, j’aime explorer ce que je ressens. J’essaie de partager des sentiments comme la tristesse, l’enfermement, la liberté, le vide. Je ressens le besoin d’exprimer ce que je porte en moi, de pouvoir transformer une émotion, une pensée ou une image en une entité qui puisse parler d’elle-même. Savoir qu’une idée peut transcender me motive chaque jour à continuer à créer. J’aimerais rester présente même quand je ne le serai plus physiquement. Cela devient possible grâce à l’art.
Qu’est-ce qui vous pousse à créer ? Mes débuts dans l’art se sont faits de manière empirique. C’est ensuite à partir de l’académie que j’ai commencé à évoluer du point de vue des connaissances, de la technique et aussi personnellement. Cela m’a amenée à créer à partir d’un angle très particulier. Je suis intéressée par les lieux, la nature, les choses en moi que je dois extérioriser. Ce que je crée découle de cela. A partir du moment où je commence à me comprendre et à accepter à la fois mes émotions et mes pensées, je me rends compte que je ne devrais pas les cacher. Je décide alors de commencer à créer avec elles.
Quel message voulez-vous transmettre avec votre
œuvre La puerta ? J’aimerais transmettre un sentiment d’enfermement ; jouer avec la possibilité de se sentir enfermé dans un espace ouvert. En fonction des expériences personnelles de chacun, chaque personne recevra un message différent avec La puerta, et chaque message sera tout à fait valide. Dans la mesure du possible, je souhaiterais que l’image de cette pièce puisse rester en chaque spectateur.
Vous abordez un concept, celui de la liberté, très difficile à définir, qu’est-ce que cela signifie pour
vous ? La liberté, c’est pouvoir faire les choses en me laissant guider par mon intuition ; par ce que je veux vraiment faire, et non par ce qu’on nous dit de faire. C’est faire les choses qui me font du bien.
Comment s’est passé le processus de création ? Il est vrai que l’essence de l’idée initiale continue et continuera d’être présente. De même, certains aspects ont muté tout au long du processus de création, ce qui est réussi, car il ouvre des portes à d’autres possibilités non envisagées lors de la proposition initiale de l’idée.
Quel est le rôle du spectateur dans La puerta ?
J’aimerais que le public se pose des questions ; que l’œuvre se partage à travers bouche à oreille ; que le public commente et crée des arguments vrais et faux ; que l’œuvre génère des discussions. Je voudrais qu’un souvenir vivant reste dans l’esprit de chaque spectateur.
Parlez-nous de votre démarche artistique ? Je développe actuellement un projet appelé Rasgos límites, dans lequel j’explore le trouble de la personnalité d’un point de vue personnel, en utilisant des médias numériques tels que la photographie, la vidéo et l’animation, pour montrer des sensations de vide, des impulsions et des difficultés de régulation des émotions ; principales caractéristiques de cet état mental. Je peux dire que mes futurs projets seront liés à ces genres de troubles.
Concernant l’accompagnement des conservateurs, qu’est-ce que vous appréciez ? J’apprécie beaucoup le dialogue avec les conservateurs. C’est un espace essentiel pour communiquer, poser des questions et
discuter à la fois de la technique et du concept de l’œuvre. En même temps, cela renforce la confiance de l’artiste envers son œuvre. D’autre part, je pense qu’à l’époque il m’était difficile de réaliser que j’avais été sélectionnée pour le concours. Non pas parce que mon projet n’était pas à la hauteur, mais à cause de la férocité de la concurrence. Faire partie de cette sélection, c’est une porte de plus qui s’ouvre, une marche de plus que je ne monte.
CHARLIE QUEZADA
(Saint-Domingue, 1986) Charlie a étudié les beaux-arts et l’illustration à l’école d’art Chavón, en République dominicaine. Il a terminé sa licence en Beaux-arts à l’école Parsons The New School de New York, grâce au système de bourses internationales et aux accords entre les deux institutions. Son travail a fait partie de nombreuses expositions et biennales, tant en République dominicaine qu’aux États-unis. Il a été présenté au Cooper Square Hotel de New York, ainsi que dans le catalogue italien Fabrica et dans la publication Friend of The Artist (FoA). Son travail fait également partie de la collection privée et du musée Casa Cortés à Porto Rico. Actuellement, il vit et travaille à Saint-Domingue. Il est représenté à la galerie Lucy García Arte Contemporáneo en République dominicaine et à la Praxis Gallery de New York.
All inclusive. 2020
Dans ce projet, l’artiste essentialise (au meilleur sens du terme) la logique du confinement du « tout inclus » et présente la problématique de la représentation de la culture à travers la scène touristique, les stéréotypes ethniques construits et adaptés pour le tourisme et, surtout, les schémas de pouvoir, de domination et de hiérarchie ; tout cela du point de vue d’une prétendue modernité construite sur mesure pour les étrangers. Le projet All Inclusive naît du contraste perçu par l’artiste entre l’architecture moderne et la fabrication d’espaces pour le tourisme, en étudiant ses possibles récits et sous-entendus lorsque la nature est impliquée. À la recherche de zones où différents styles cohabitent, le projet relie les tendances de construction en spéculant sur l’avenir du paysage architectural de la ville. Cela découle de l’hypothèse d’une promesse moderne faite à partir d’une vision étrangère, imaginant ses possibilités face aux changements urbains constants et à la précarité environnementale.
En partant de la peinture comme principal moyen,
sur quoi vous êtes-vous concentré ? Aborder la vie quotidienne comme un sujet essentiel pour la compréhension du processus créatif, voilà sur quoi je me suis focalisé. À partir de cette exploration, les genres traditionnels, ainsi que les intérieurs, les natures mortes et les paysages, sont actualisés à travers un sentiment d’aliénation dans un contexte familial représenté dans des compositions ordonnées, qui à leur tour sont pleines de tension entre deux éléments : les espaces que nous créons et ceux que l’on nous assigne en naissant quelque part. Les deux sont également nécessaires pour la constitution de l’identité et pour la production artistique en elle-même.
Et où cela vous mène-t-il ? Vers une recherche de paysages, pas forcément architecturaux, mais plutôt ceux qui établissent une relation avec l’observateur des habitudes, qui place sa perspective à l’endroit où la nature et l’homme se rejoignent dans le quotidien. Récemment, je me suis inspiré d’une étude du paysage vu à travers les limites, en essayant de comprendre la tendance historique que l’humanité a à vouloir contrôler et modérer la nature. Mon intérêt pour ces sujets découle de l’observation de l’architecture locale, où les techniques de construction modernes étaient couramment utilisées de manière locale, caribéenne.
Comment votre œuvre a-t-elle muté ? Le langage de mes peintures s’est simplifié au fil du temps, se rapprochant de l’abstrait et des formes géométriques. une nouvelle recherche est apparue, mêlant peinture et installation pour se démarquer des formes traditionnelles d’exposition et les intégrer dans un dialogue tridimensionnel. L’évolution de mon travail est toujours liée au questionnement de mon environnement, notamment des espaces que nous habitons.
Vous parlez d’un secteur qui est sûrement celui qui génère le plus d’argent dans ce pays : le tourisme.
Selon vous, c’est une autre réalité ? Ce n’est pas parce que le tourisme génère des gains monétaires qu’il est forcément sain pour un pays. C’est une part de notre travail d’artiste d’examiner de manière critique ce qui nous entoure, et la plupart du temps, cette industrie détruit bien plus qu’elle ne construit. Au niveau culturel, l’imaginaire du tourisme est une idée racialisée avec des implications sociales qui ont un fondement colonial. Ils créent des espaces exclusifs pour les étrangers, adaptés à leurs besoins, au prix d’un abus au niveau des ressources, non seulement environnementales mais aussi humaines. Souvent, la population locale est éloignée de cette industrie et il est important de montrer que dans de nombreux endroits où il existe une forte industrie touristique dans les Caraïbes, les populations locales n’ont pas un haut niveau de bien-être. Je ne suis pas forcément un expert en la matière pour pouvoir proposer des solutions et je comprends que faire des œuvres d’art à ce sujet n’est qu’une petite action par rapport à ce problème beaucoup plus important. Cependant, je ne veux surtout pas adopter une posture passive ; je considère mon travail comme un document qui exprime mes commentaires en tant que Dominicain intéressé par le développement durable du paysage et de l’architecture.
Avez-vous pensé au public et à son rôle devant
l’œuvre ? Ce projet est basé sur l’architecture, il était très important pour moi de sortir un peu du bidimensionnel. Pour atteindre la portée souhaitée, il était essentiel de recréer un espace dans lequel on pouvait se promener et interagir avec les œuvres qui composent le projet. Elles sont conçues sous un format qui leur permet d’être activées à travers un parcours dans lequel le public est autonome ; elles ne sont pas vues passivement.
Qu’attendez-vous du public ? Il est intéressant de comprendre comment sont développés les projets touristiques dans lesquels la disponibilité pour les populations locales se manifeste d’une manière complètement différente de l’intention de ces espaces récréatifs. Mon œuvre pour le concours vise à réfléchir sur la finalité de ces lieux et au service de quoi et de qui sont-ils créés. Toutes les références de l’œuvre sont basées sur des lieux et des ressources architecturales qui existent encore pour que le public puisse peut-être faire des relations. Mon intention est que ces relations lui parlent des espaces qu’il parcoure et qu’il s’y reconnaisse en eux, à la fois dans le bon et le mauvais sens.
À propos de l’accompagnement des conservateurs,
que pouvez-vous dire ? Cela m’a été très utile. J’ai appris à travailler de manière plus exigeante avec moi-même. Je sens mon processus créatif plus horizontal et je suis satisfait d’avoir pu compter sur un accompagnement des conservateurs soucieux du résultat du projet, tant sur le plan conceptuel qu’esthétique. J’apprécie la disponibilité des ressources mises à ma disposition pour la recherche et le suivi constant dans la réalisation de mon projet.
EL EDITOR CUIR ET JOHAN MIJAIL
El Editor Cuir (Saint-Domingue, 1986) Johan Mijail (Saint-Domingue, 1990) C’est la première fois qu’ils travaillent collectivement. Pour cette recherche et cette création artistique en particulier, ils se sont concentrés sur l’exploration de leurs biographies pour expérimenter l’inégalité sociale qui se produit dans l’imaginaire collectif, l’état hétéronormatif et cisgenre au sein des récits qui construisent les existences et les sens de la vie, de la société dominicaine. Dans ses mots : « nous devons nous collectiviser pour socialiser (et peut-être guérir) ce qui nous fait mal, ce qui nous implique en tant que minorités raciales, sexuelles et de genre ».
Puentes. 2020
A travers cette vidéo, qui pourrait à l’avenir devenir un outil de réflexion sur les manières non binaires d’être, les artistes rendent visible et construisent la mémoire historique des communautés marginalisées de notre société, comme la queer. Elles révèlent leurs premiers rapports au féminin à travers les figures maternelles, les corps et leurs prothèses, la fête et le reggaeton, ainsi que les espaces quotidiens qui ont, à un certain moment, défini leur identité. Il s’agit d’une série d’images liées à leurs corps et contextes, représentées principalement dans de brèves actions performatives qui font allusion au passé et nous invitent à réfléchir au futur ; une utopie identitaire basée sur le trajet parcouru par les flux artistiques et le quotidien.
Comment expliquez-vous que vos performances in-
dividuelles se renforcent en les unissant ? C’est précisément à partir de ce constat que nous avons commencé à produire cette pièce. qu’est-ce que l’un a que l’autre n’a pas et quelles réalités nous définissent ? En essayant de nous connecter à partir de cela, nous avons trouvé dans la différence de chacun, la possibilité de renforcer une œuvre qui parle de la communauté, comme un geste de continuité des luttes pour la visibilité et la revendication du corps non hégémonique, une autre manière de produire des images et des discours au sein de l’art contemporain.
Quels sont les prémices de Puentes ? Quel message
souhaitez-vous partager ? Les prémices sont parties du constat que nous avons la capacité de nous organiser et d’exiger une revendication ; le corps n’est pas individuel, il y a toujours un corps social qui le traverse et le remplit de sens politique.
Pourquoi le corps comme vitrine au monde ? Le corps n’est pas la nature. Le corps est un lieu de contrôle biopolitique. Nous avons choisi le corps pour produire cette œuvre car c’est la matérialité politico-esthétique où nous avons décidé de laisser intervenir le discours hétérosexualisé, proposant un infime apport de révolution contre-sexuelle et désobéissante qui nous permet d’étendre la compréhension de la sexualité dans ce pays, le genre et les formes de production de subjectivité discursive. que savons-nous des corps travestis ? que savons-nous des corps trans ? que savons-nous des corps noirs ? que savons-nous des corps homosexuels ? que savons-nous des corps queer ?
Comment protégez-vous votre image tout en vous
exposant pour atteindre l’objectif ? Cette protection s’est faite grâce à un assemblage qui se concentre sur un désir de nous raconter nous-mêmes, depuis les espaces les plus intimes jusqu’aux affects plus éloignés, c’est-à-dire, dans le processus, nous avons apporté une attention particulière à ce que nous voulons que l’on voie de nous.
Au cours du processus de création, l’œuvre a-t-elle muté ou est-elle restée fidèle à son concept initial ? L’œuvre a changé par rapport à la dimension qu’elle
a prise, principalement en raison de la complexité de convoquer d’autres corporalités en pleine crise humanitaire et sanitaire mondiale, ; mais d’une manière générale l’idée initiale que nous voulions aborder s’est maintenue.
Quel rôle joue le public ? Il sera déterminant car notre pièce essaie d’interpeler le public ; nous voulons générer, à quelque échelle que ce soit, la réflexion du spectateur sur la place qu’il occupe par rapport à sa propre identité et à la nôtre. De plus, à l’interieur de l’œuvre, pour pouvoir regarder, le public doit littéralement se regarder lui-même.
À l’avenir, vous voyez-vous à nouveau travailler en-
semble ? oui, nous nous voyons développer des projets ensemble. Nous voulons aussi motiver d’autres militants et artistes à travailler collectivement, à revendiquer ensemble notre espace et notre temps.
Quel rôle a joué l’accompagnement des conser-
vateurs dans votre œuvre ? Il a été très important pour le processus de création. De plus, cette proximité était très intéressante. Il s’agit d’un concours et généralement les conservateurs ne font que sélectionner, ils ne donnent pas de soutien conceptuel ou logistique comme cela s’est produit ici. C’est une particularité qui a sans aucun doute permis d’améliorer notre travail, notamment pour intensifier notre espace de réflexion critique.
ERNESTO RIVERA
(Saint-Domingue, 1983) Artiste visuel dominicain. Il vit et travaille à Brooklyn, aux États-unis. Il a étudié à Saint-Domingue, à Mexico et à New York. Il a été finaliste lors du 27ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes avec l’œuvre Contra uno. Il a travaillé pour des collections et des archives privées d’art latino-américain.
Ensayo. 2020
Avec la participation active de neuf artistes, Ensayo est un laboratoire de réflexions qui puise dans les archives et les expériences de projets artistiques avec l’intention de questionner les idées d’œuvres et de concours d’art, de démanteler les catégories et de questionner les définitions et les pratiques dans le contexte local. Il s’agit d’un procédé conçu pour être transformé et se révéler au cours de sa période d’exposition. Pour l’artiste, c’est une quasi-sculpture, une quasi-installation, une quasi-performance, une quasi-archive, et donc une tentative d’œuvre. Ce projet d’art participatif de nature éphémère-itinérante, ayant une approche pédagogique et comme résultat une installation, inclut les archives et les traces des rencontres avec les artistes, auxquelles Rivera participe en tant que médiateur culturel, éditeur et conservateur. Parlez-nous de votre œuvre… L’œuvre est une anti-œuvre et ce n’est pas seulement la mienne. Elle a compté sur la participation active de huit autres artistes : Michelle Ricardo, Yéssica Montero, Fidel López, Leonor ortiz, Mónica Lapaz, Joaquín Cerdeiros et le collectif Tiempo de Zafra. Ensayo, est le titre opérationnel du projet, il a fonctionné comme un laboratoire de réflexion dont le résultat dans la salle d’exposition n’est qu’un enregistrement fragmenté et non exhaustif de l’expérience. Ensayo tente de questionner le statut d’une œuvre d’art et semble plutôt s’intéresser au champ du « désir de faire » en rendant visibles les intentions, les participations et les processus de création. En ce sens, il s’agit d’un travail de traduction, de relecture, d’assemblage et d’enregistrement, car pour la gestion de projet je me suis intéressé à toutes les choses qui sont considérées comme des tâches mineures ou qui sont censées être des fonctions invisibles. Le volet pédagogique du projet consiste à tout remettre en question et comprend, sans se limiter, des idées d’œuvres et de concours artistiques. Sur le plan formel, l’œuvre est une boîte d’archives avec des documents qui, avec l’aide du gardien de salle, sont révélés et transformés au cours de l’exposition.
Quel processus de recherche sa réalisation im-
plique-t-elle ? J’ai du mal à limiter le processus de recherche au temps du concours. Différentes expériences ont nourri sa conception, qui s’est élargie au fur et à mesure des rencontres avec les artistes que j’ai invités pour collaborer au projet. L’exposition en elle-même est un moment de recherche. Ensayo n’est pas le résultat d’une succession d’étapes, mais une condensation non linéaire de processus et d’influences créatives qui cherchent à poser des questions plutôt qu’à dicter un message.
Comment la proposition a-t-elle été transformée, compte tenu des circonstances actuelles de la pan-
démie ? Justement parce que je n’habite pas en République dominicaine, la proposition avait dès le départ vocation à se faire à distance. Peut-être que cette intention est née parce que j’avais travaillé avec plusieurs archives de mail-art, plus culturelle qu’artistique, de provoquer des rencontres qui admettent la présence du contingent. un concept que j’aime beaucoup est la précarité des moyens de travail. Les circonstances actuelles n’ont donc fait que mettre à l’épreuve des idées exposées dans une lettre d’intention. Tout ce qui était initialement prévu en présentiel s’est transformé en virtuel. Mais l’art dans les Caraïbes a toujours été le produit d’actes de foi multiples et ce serait incroyable de ne pas se transformer par rapport aux circonstances actuelles.
L’idée de départ a donc changé ? Il y a des idées qui ne changent pas car elles sont fondatrices du projet
: l’économie de l’amitié, les particularités du langage oral, la politique de l’archive, la critique de l’univocité institutionnelle, la démocratisation des processus d’apprentissage, entre autres. Ensuite, il y a tous les aspects formels qui ont été adaptés à la disponibilité des ressources matérielles, peut-être parce qu’Ensayo est aussi un questionnement sur la somptuosité avec laquelle l’objet artistique est habituellement pensé. J’aime jouer avec ces préjugés car pour moi l’art est un exercice de déstabilisation. C’est sa plus grande différence avec le décoratif, qui est d’accueillir les choses faites pour un seul endroit.
FRANZ CABA
(Saint-Domingue, 1991) Architecte, artiste autodidacte et tatoueur vivant en République dominicaine. Son travail est décrit comme intime, psychologique et poétique. Il est diplômé d’architecture de l’université Autonome de Saint-Domingue (uASD) (2017). Il se consacre au métier d’artiste de manière professionnelle à partir de sa première exposition individuelle (2015). Depuis, il a présenté son travail au sein de diverses expositions collectives. Lauréat de la première place au Prix d’Art Contemporain Diario Libre (2015). Il a été sélectionné pour le programme de résidence Caribbean Linked V, à Aruba (2018), ce qui lui permit d’approfondir ses explorations sur le corps, l’esprit et l’identité. Il prépare actuellement une maîtrise en arts visuels à la uASD. Il travaille également comme tatoueur, tatouant uniquement des illustrations de sa création, abordant les thèmes récurrents de son travail.
Campo de terror absoluto. 2020
Cette œuvre se traduit par parcours en spirale qui invite le public à une visite performative à travers la spatialité virtuelle du psychique, faisant allusion à des états de folie. Elle représente des espaces translucides sur lesquels sont placés des dessins à l’encre qui incitent à des négociations internes et sociales des regards, entre l’espace et l’expérientiel. La poétique corporelle-visuelle de cette installation nous invite à réfléchir, à nous observer nous-mêmes et en tant que communauté à travers les figures protagonistes et leur contexte. Il s’agit d’une réaffirmation de la position frontale de Caba au sujet de la politique socio-émotionnelle de l’être.
Comment définissez-vous votre vision artistique ?
Je vois l’art comme un reflet de l’intimité et de notre condition d’entités sociales. Je considère la vulnérabilité comme un phénomène articulant empathie, expérience et appartenance, à partir de l’imaginaire. J’utilise l’image du corps comme récepteur et émetteur de discours sensoriels et émotionnels.
Votre thème dans El nudo desnudo se rapporte à la santé mentale et à la réalité nationale, qu’est-
ce qui vous y amène ? Mes principales inspirations découlent d’expériences personnelles et familiales concernant des états mentaux et comment ces conditions sont entourées de préjugés et de tabous qui subordonnent la façon dont les individus se rapportent à eux-mêmes et aux autres, étant stigmatisés par leur contexte ils détériorent leur développement personnel.
Comment votre œuvre actuelle Campo de terror
absoluto s’intègre-t-elle dans El nudo desnudo ? Au niveau technique, Campo de terror absoluto prends forme d’une exploration de l’espace, de l’utilisateur et du dessin ; il condense les réflexions et les expériences qu’il contemple. El nudo desnudo, s’axe sur la corporalité et l’intégrité mentale.
Pensez-vous que l’art a servi à rendre visibles les
stigmates et les préjugés dans ce pays ? Je pense que l’art a la capacité de refléter et de sensibiliser aux réalités individuelles et sociales de la République dominicaine, en favorisant des espaces de dialogue, d’articulation et de réflexion. Cependant, le manque de moyens, la segmentation et la faible diffusion des évènements artistiques nationaux freine l’intérêt d’un public diversifié.
Quelle est l’importance de l’utilisation de textile translucide dans cette œuvre et quelles expériences
évoque-t-il ? Le textile dans cette œuvre me permet de faire une métaphore sur la dissolution de l’identité et la spatialité virtuelle du psychique, reproduisant à travers l’agencement du parcours la spirale de la folie. La superposition de la matière confère à l’œuvre un caractère fantomatique, qui intervient dans la relation du public avec l’environnement et le parcours. Dans cette œuvre, le tissu fait allusion à l’acte compulsif que mon grand-père avait l’habitude de faire ; effilocher et dénouer un tissu imaginaire dans l’air comme symptôme caractéristique de la maladie d’Alzheimer dont il souffrait. Parallèlement, il rappelle le tissu des camisoles de force et des chambres matelassées des centres psychiatriques.
Compte tenu de sa structure, le public est un élément fondamental de Campo de terror absoluto…
Tout à fait. Le parcours d’entrée et de sortie de l’œuvre déclenche un processus performatif de négociations internes et sociales du regard, de l’espace et de l’expérience. Le public est le créateur inconditionnel du discours et de l’œuvre.
A propos de votre sélection au concours... Elle symbolise une reconnaissance de ma recherche et de ma création. Ma sélection valide d’une certaine manière les efforts et les explorations que je développe à travers mon travail. Elle aura marqué un avant et un après. Je suis honoré d’avoir l’opportunité de
produire un espace de sensibilisation au sein d’un concours aussi important.
GUADALUPE CASASNOVAS
(Chicago, États-unis, 1960) Architecte et artiste visuel dominicaine formée à l’université Nationale Pedro Henríquez ureña (uNPHu), en République dominicaine. Elle a reçu un prix à la 26ème Biennale Nationale des Arts Visuels (2011) ; la première place au concours Transformer le ciment en art (2012) ; la première place au concours du Centenaire de l’Alliance française (2014) ; une mention d’honneur au IIIème Concours International de Sculptures sur Bois de Taïwan (2014) et la première place de la Vème Triennal International Elit-tile (2014). En 2016, elle a participé au XXVIème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. Elle a participé aux festivals internationaux Photo España 2012 et 2017 et Photo Imagen 2010, 2012, 2014, 2016 et 2018. Elle fait partie des collectifs « Ecriture de l’espace », « f10 », « Pictoria Newhouse » et « Gq ». En 2019, elle a participé à la première Biennale de Photographie et Vidéo du Centre de l’Image, obtenant un Prix Spécial en vidéo. Elle a participé à l’atelier et à l’exposition Étude sonore du Programme de formation continue des artistes du Centro León. Avec Victoria Thomen, alle a présenté un livre photo et une exposition, La Era Plasteozoica, à la Foire du livre de Madrid en 2019, à Cuesta Libros ainsi qu’au Centro León. Elle prépare actuellement un master en arts visuels à l’université Autonome de Saint-Domingue et prépare sa première exposition d’œuvres en trois dimensions.
Fauna extinta del Ensanche Piantini. 2020
À travers un ensemble de sculptures en béton, l’artiste évoque le souvenir de son enfance et de sa jeunesse à Piantini, quand les rues n’existaient pas encore, que le bétail se promenait librement et que les chèvres mangeaient les fleurs récemment semées par sa mère. Aujourd’hui, 45 ans plus tard, c’est l’endroit le plus central de la ville. Toutes les maisons familiales de cet ancien quartier paisible ont été démolies et remplacées par de grandes tours. Dans cet exercice anecdotique, Casasnovas a choisi comme protagonistes la faune qui à cette époque était naturelle dans la région, comme les mille-pattes et les araignées. une allégorie des ruines ou des détritus qui, pour finir, est une preuve d’une existence passée.
Sitio arqueológico e histórico de la calle 12 # 24. 2020
Il appartient à la série Microrrelatos. L’artiste y explore la mémoire familiale individuelle et collective, liée à un lieu disparu et qu’elle reconstitue à partir d’images, de souvenirs, de récits et d’histoires. Comme s’il s’agissait d’une fresque de souvenirs, elle enregistre des événements que l’on préfèrerait oublier mais qui affectent toujours la cohérence du noyau familial. Ici, les moments heureux sont déformés et deviennent « extraordinaires », étayées par des photographies et les histoires les plus cohérentes d’un des membres de la famille. En constante construction, notre mémoire et nos souvenirs sont liés à des lieux communs. Dans le cas de Guadalupe, il s’agit de la maison paternelle, en constante évolution, un refuge qui n’existe plus et qui entre dans la catégorie des légendes. Son intention est que le public s’identifie à ses histoires mais puisse aussi se référer à ses propres histoires, à ses propres espaces et puisse faire ses propres réflexions.
Comment définiriez-vous votre vision artistique ?
J’utilise différents moyens d’expression, essayant de toujours trouver le plus adapté pour matérialiser mes idées. Je suis connue pour la recherche et l’expérimentation de matériaux et de méthodes nouvelles et inhabituelles. Plusieurs choses motivent mes réflexions : les histoires de ma famille ; mes réflexions sur les formes en deux dimensions, en trois dimensions et sur l’espace ; les préoccupations sociales, telles que les questions de genre, l’environnement, le chaos urbain, l’éducation, etc. J’effectue aussi des recherches sur la photographie et les arts visuels dominicains. Mes différentes recherches se retrouvent d’une manière ou d’une autre dans le corps de mes œuvres.
Vous aviez déjà participé à ce concours, comment diriez-vous que votre travail ou vos intérêts ont
évolué jusqu’à présent ? Bien que mes préoccupations et réflexions soient les mêmes, mes recherches de nouvelles formes d’expression et de nouveaux supports ont transformé mes projets présentés à ce concours. La recherche, l’expérimentation, le contact avec d’autres artistes et les visites de musées, centres culturels, villes et autres cultures du monde enrichissent tous mes processus de création.
Le thème de la famille a été récurrent dans votre travail, cela ressemble à un exercice psychologique personnel. Pour quelle raison ? Mes parents ont émigré aux États-unis juste après leur mariage. Mes six frères et sœurs et moi-même sommes nés et avons grandi éloignés de notre famille maternelle et paternelle. Cependant, malgré la distance, nous avons toujours maintenu des liens, à travers des lettres et des photographies, avec tous les membres de la famille qui nous ont fréquemment rendu visite. Lorsque mes parents ont décidé de revenir en République dominicaine, cette relation s’est renforcée. Durant notre adolescence, nous avons été entourés de nos grands-parents, d’oncles, de cousins et d’amis proches. Les sept frères et sœurs nous sommes maintenant séparés physiquement et nous avons chacun nos familles avec nos engagements respectifs et nos situations particulières. Cependant, nous sommes toujours en contact. Nous faisons tout notre possible
pour nous retrouver et même au milieu de la pandémie de CoVID-19, nous communiquons de manière virtuelle et faisons des plans futuristes pour notre prochaine grande réunion familiale. Nous avons tous des professions et des occupations très différentes, mais nous nous concertons, célébrons ou sommes attristés par tous les triomphes, événements ou malheurs des autres, comme s’ils étaient les nôtres.
Quel rôle joue le public dans vos œuvres ? Je pense qu’une œuvre ne peut exister sans spectateur, même s’il s’agit de l’auteur lui-même, puisqu’il réagit au résultat d’une manière ou d›une autre et complète le processus de création. Dans les deux projets, je cherche à provoquer une réflexion sur ses propres expériences, les relations familiales et les espaces passés et présents. Les éléments des deux projets sont très familiaux. La majorité d’entre nous, quel que soit notre lieu d’origine ou culture, peut reconnaître des éléments de construction utiles, comme un escalier, une colonne ou une poutre. Nous pouvons identifier des photographies de famille numériques ou analogiques imprimées, car à un moment donné de notre vie, une photographie physique a été prise ou vue, même pour une identification personnelle, sur des encarts imprimés dans des journaux ou sur des étiquettes de produits.
Que voulez-vous que le public retienne, une fois
qu’il quitte la salle ? J’espère qu’après avoir fait le tour des salles et observé toutes les propositions du concours, en plus de provoquer une réflexion sur ses propres expériences ou une réaction face à certaines œuvres, il se posera des questions sur l’art, la beauté, la fonction de l’art, le musée, etc. Concernant mes œuvres, j’aimerais qu’elles provoquent une réflexion sur notre rapport à l’espace public-privé, à la destruction, à la transformation, à l’évolution, à la société et à la famille.
Dans le futur, quelle direction prendra votre dé-
marche artistique ? J’expérimente toujours de nouveaux supports et de nouvelles technologies. Parfois, ces expériences produisent des résultats, mais dans de nombreux cas, elles se dirigent vers un échec ou nécessitent une technologie de pointe, des matériaux coûteux ou difficiles à obtenir. Je m’applique à terminer certaines œuvres 3D mobiles, à poursuivre l’exploration grâce à un projet en deux dimensions, commencé pendant la quarantaine et à terminer un court-métrage abordant la violence sexiste et l’isolement social causé par le CoVID-19. Je ne pense jamais vraiment à l’avenir à long terme, mais je peux affirmer qu’après avoir terminé les œuvres du concours, j’ai plus de liberté de création.
Concernant l’accompagnement des conservateurs,
qu’est-ce que vous valorisez ? J’ai toujours apprécié l’accompagnement des conservateurs. Ils aident énormément à renforcer les processus de création, d’exposition et de gestion. Il y a un dialogue ouvert entre tout le monde. Les questions et les suggestions nous font réfléchir et nous permettent d’être totalement honnêtes. Elles sont comme des relecteurs ou des éditeurs de textes. Dans ce cas, elles corrigent et éditent des créations artistiques pour arriver à donner l’impression ou la réaction souhaitée sur le public.
Qu’est-ce que cela signifie pour vous de faire partie de la sélection du 28ème Concurso de Arte Eduar-
do León Jimenes ? Ce n’est un secret pour personne que j’admire et soutiens toutes les activités menées par le Centro León qui est un exemple pour les Caraïbes et le monde. Avoir la possibilité d’y participer, avec les autres artistes sélectionnés, est le rêve de tout artiste contemporain. L’aide financière qu’il nous offre est très importante puisque sans elle toutes ces œuvres ne pourraient pas être réalisées.
JOHANNA CASTILLO
(Saint-Domingue, 1995) Artiste dominicaine qui intègre des pratiques collaboratives à travers des installations et des sculptures, des questions virtuelles, des nœuds affectifs, des photographies, des textiles et des discours alternatifs sur la culture des matériaux, des choses locales, sa condition d’être humain et la définition d’espaces sûrs, en réponse à ses préoccupations et réalités concernant liens humains, constructions sociales, patriarcat, racisme, mondialisation, colonialisme, consommation excessive et manque d’agencement des nouvelles réalités. Elle a étudié la mode à l’école Altos de Chavón (2015) et à Parsons The New School (2017), en se concentrant sur les textiles en tant qu’élément discursif pour créer une cohésion entre l’individuel et le collectif. Son travail a été présenté dans des espaces publics et privés en République dominicaine et à l’étranger.
Y que el amorsh nos guíe. Amén. 2020
Cette œuvre suit sa ligne de travail et combine la sculpture avec le travail du textile. Elle est composée de six structures recouvertes en partie de tissus, accessoires et autres matériaux qui font partie de l’expression féminine des femmes dominicaines, mettant en avant les afro-dominicaines. Dans un exercice d’analyse autobiographique et d’introspection, l’artiste, à travers ce processus de recherche, propose un regard critique sur des éléments clés de l’histoire dominicaine et de sa vie, tels que les corps racisés, le genre et le racisme. Tout cela à travers une approche qui déconstruit les idées, les systèmes et les structures qui ont été imposées à l’artiste à travers les espaces, les institutions, les personnes, les objets et les textiles.
Quelle importance a le textile dans votre œuvre ?
L’utilisation des textiles et du fer me permet d’extrapoler, de contredire et d’expérimenter des réalités non linéaires dans les espaces que mon corps, mon esprit et mon âme occupent, ont occupé et décident d’occuper. Je les utilise comme des outils pour reconnaître les traumatismes créés tout au long de ma vie, dus aux systèmes d’exploitation et de division (l’hétéro-patriarcat, le racisme et ses mutations) qui sont présents dans mon quotidien de femme afro. Le textile aux motifs de la nature tisse les cycles, les changements, la vulnérabilité, le temps, les soins, l’affection, la vie quotidienne, le mouvement. Je conceptualise le textile comme un élément vivant de l’espace intime et public, un élément qui m’accompagne quand je suis seule et quand je suis avec les autres. D’un autre côté, je considère le textile comme un élément émancipateur de mon identité imposée. Le métal je le perçois comme un élément à l’écart, du contour, de l’illusion de sécurité, de l’imposition, comme une idée fictive de protection. En joignant des textiles sur du métal, je représente la création d’espaces-non-espaces, d’espaces de soins, d’espaces pour reconnaître les traumatismes, d’espaces pour guérir. Je symbolise la re-sémantisation de mes souvenirs (espaces, objets, textiles, couleurs, sons et formes) dans laquelle la perception extérieure de mon existence ne domine pas mes sentiments et mes désirs.
Parlez-nous de votre processus de création... Il a évolué comme un cycle d’introspection dans lequel je guide le processus et lui aussi me guide. Au début, cela impliquait un travail externe allant de la recherche d’informations sur le Web, à la lecture de livres, aux conférences virtuelles. Ceci a généré des questionnements et a créé des collages et des dessins basés sur la proposition initiale. Plus tard, à travers des discussions intimes, je suis arrivée au thème des traumatismes/couches/ombres et comment ceux-ci nous poussent à agir par réaction, et non avec intention. Durant cette étape, j’ai commencé une introspection, je voyageais dans le temps, sauvegardais des souvenirs, examinais des photographies, me documentais, archivais, reliais des motifs et des formes qui se répétaient. Je laissais ensuite le processus me guider tut en me demandant « qu’y a-t-il de plus quotidien que mon quotidien ? » puis j’enregistrais les nœuds affectifs de ceux qui m’entouraient, les conversations spontanées, mes manières d’exister et les espaces de façon plus intuitive à travers la photographie, des sons, une collection de textiles recyclés, de chutes de tissu et de textes.
Comment reliez-vous les réalités, les schémas inté-
grés et les témoignages avec les textiles ? Je vois le textile comme un spectateur de l’espace intime et de sa relation avec le corps, comme un créateur d’écosystèmes, comme un élément qui vit, qui voit et qui supporte tout, comme un tisseur de fictions recyclées, comme un élément qui vit en mouvement permanent, qui saute, qui court, qui écoute, qui ressent, qui sort prendre le soleil et respire l’air frais. Je vois le textile comme un élément qui caresse la vulnérabilité et aussi comme un élément protecteur qui me permet de canaliser les schémas appris à travers sa déconstruction. Je vois le textile comme une machine à voyager dans le temps, comme un moyen de transport, comme un outil pour faire échos aux récits qui m’habitent et je le vois comme une excuse pour découvrir d’autres moyens de transformer les traumatismes, de guérir et de décoloniser les modes d’apprentissage en étant au plus près des gens, des espaces, des éléments et des réalités qui m’entourent. Si ce que j’ai appris se base sur la répétition/ la mémorisation, je me demande : à quoi ressemblent les autres manières d’apprendre/les autres manières de ressentir/les autres manières de voir ?
Comment avez-vous initialement envisagé l’œuvre
? Comme un portail interactif dans lequel le public pourrait intervenir avec des éléments qui ont été utilisés pour opprimer/façonner mon identité. Après des questionnements intéressants lancés par les conservateurs, j’ai commencé à repenser l’interactivité. Maintenant, je la vois comme un moyen de transformer les traumatismes causés par cette oppression, comme un moyen de guérir, de trouver de nouvelles façons de comprendre l’amour propre, l’amour de ceux qui m’entourent et me nourrissent ainsi que l’amour pour la terre que nous habitons. Maintenant, je considère l’interactivité comme un processus plus intime et je considère l’œuvre comme un processus de libération pour l’opprimé, pas pour l’oppresseur.
A quoi cela a-t-il abouti ? Par ma façon d’intérioriser les circonstances, la pièce adopte deux chronologies : le passé, constitué de morceaux de textiles sur fer, à travers lesquels je récupère, revois et extrapole des éléments de mon histoire personnelle ; et le présent, composé d’un morceau de textile sur bois, dans lequel je commence à enregistrer mon existence telle que je la vis par rapport à l’espace que j’occupe et par rapport aux autres.
Qu’est-ce que vous a permis sa création ? M’accepter, me voir, me décomposer, me questionner, m’écrire des lettres d’amour, me pardonner. Cela m’a permis de comprendre que si je ne connais pas le son de ma propre voix, je ne peux pas amplifier la voix des autres. Je réfléchis à la création de communauté à partir d’un espace plus intime et honnête, en commençant par la communauté ancestrale qui vit en moi, la communauté qui m’entoure et je réfléchis à la communauté unie que je veux voir.
JOIRI MINAYA
(New York, États-unis, 1990) Artiste multidisciplinaire dominico-américaine dont le travail analyse le corps, la race, le genre et le paysage, elle a récemment travaillé à déstabiliser les représentations historiques et contemporaines d’une identité tropicale imaginée. Minaya a fréquenté l’École nationale des arts visuels de Saint-Domingue (ENAV) (2009), l’École de design Altos de Chavón (2011) et Parsons the New School for Design (2013). Elle a exposé dans des lieux tels que la Skowhegan School of Painting and Sculpture, Guttenberg Arts, Smack Mellon, AIM Bronx Museum, NYFA Mentoring for Immigrant Artists, Red Bull House of Art, Lower East Side Printshop, Art omi et Vermont Studio Center. Elle a reçu des subventions de la part de Socrates Sculpture Park, des fondations Joan Mitchell, Rema Hort Mann et Nancy Graves. Le travail de Minaya a été exposé à l’international, en particulier aux Étatsunis et dans les Caraïbes. Son travail fait partie des collections d’arts visuels Eduardo León Jimenes et du Musée d’art moderne de Saint-Domingue.
Encubrimiento de la estatua de Cristóbal Colón en el Parque Colón, Santo Domingo, RD. 2020
Poursuivant sa série de monuments recouverts, c’est cette fois au tour de la statue du « découvreur » de l’Amérique, Christophe Colomb, située dans le parc Colón à Saint-Domingue. une pièce qui reprend des histoires de la colonisation et leurs apparitions figuratives, dans le langage prolixe de l’artiste. Des enjeux comme le corps et sa place dans les fictions caribéennes, la re-sémantisation des objets et des éléments pour normaliser l’étranger, sont essentiels à son interprétation. L’imprimé coloré à l’aspect « tropical » a été conçu avec des illustrations de plantes, des scènes et des textes historico-contemporains, partant d’un point de vue décolonialiste, en prenant comme référence une recherche sur les plantes locales ou autochtones qui ont des « passés de résistance ». À travers l’œuvre, l’artiste pose diverses questions, notamment : qui a été chargé de construire la « version officielle » ? qui choisit le monument à ériger ? quels monuments mériteraient d’être là, à la place de ce symbole de colonisation, de domination, de machisme, d’assujettissement, d’exploitation raciale et d’annihilation systémique, historique et continue ? quels sont d’ailleurs les monuments que nous devons retirer, pas d’une place, mais de notre esprit ? Votre travail a-t-il évolué au fil des années ? oui, de multiples façons, tant sur les thèmes que sur la forme. J’ai commencé à étudier la peinture, le dessin et la sculpture à l’ENAV et à Chavón. Ensuite, l’opportunité d’étudier la performance, la vidéo, l’installation et des formes plus contemporaines à Parsons a élargi mon vocabulaire artistique et le nombre d’outils visuels que je pouvais utiliser. De même, émigrer de Saint-Domingue à New York a également amplifié mes idées-thématiques et conceptuellement, mon travail est passé de m’intéresser aux constructions de genre d’un point de vue domestique et familier, à essayer de comprendre cette construction et à la déconstruire, en termes de relations plus larges, en pensant à des espaces plus externalisés comme la nature, le paysage et en lien avec des points de vue plus variés dans une société plus hétérogène.
Quelle est votre intention avec l’œuvre Encubrimiento de la estatua de Cristóbal Colón en el Parque Colón, Santo Domingo, RD. ? Cette œuvre fait partie d’une série dans laquelle j’ai proposé de couvrir d’autres monuments à différents endroits. La série propose en général une revalorisation de l’identité et de la hiérarchie sur laquelle elle se construit dans divers lieux et contextes. En République dominicaine, je m’intéresse en particulier à la question de l’hispanophilie qui imprègne notre société : pourquoi avons-nous des statues dans les zones centrales qui vénèrent le colonisateur 500 ans plus tard ? Pourquoi n’y a-t-il pas la même exaltation centrale pour la culture et l’existence de nos peuples autochtones ou de notre ascendance afro ? Pourquoi la figure de la femme est-elle subordonnée à celle de l’homme ? Surtout une figure de la résistance à la colonisation, comme le fut Anacaona. De même, que cela signifie pour notre société contemporaine d’être ainsi représentée ? Et pourquoi n’en savons-nous pas autant sur les formes de résistance qui ont eu lieu sur notre île ?
Vous savez que cette pièce pourrait déplaire à quelques-uns, mais de la même manière beaucoup pourraient s’identifiés, surtout après les manifestations décolonisatrices à travers le monde... Bien sûr, j’assume cette œuvre et toutes les autres aussi. Mon travail ne consiste pas à faire des œuvres pour « plaire à tout le monde », mais plutôt des œuvres qui génèrent des dialogues qui contribuent au développement de la société, à repenser des systèmes et des paradigmes dépassés, archaïques, élitistes, exclusifs, coloniaux, exploiteurs, etc. Il y a longtemps, j’ai accepté que ces sujets puissent poser problème à certains moments. En même temps, comme vous l’avez mentionné, le monde change et les manifestations et les questionnements décolonisateurs se multiplient.
Compte tenu de vos interventions dans l’espace pu-
blic, quel est le rôle du spectateur ? Le public est central puisque l’œuvre cherche à générer un dialogue civique sur des sujets discutables bien qu’ils soient très communs dans notre société tant au niveau physico-littéral, comme la statue de Christophe Colomb dans la zone coloniale, qu’au niveau systémico-symbolique comme les hiérarchies de pouvoir qui existent en République dominicaine autour de la race et de la classe.
Dans le futur, quelle direction prendra votre dé-
marche artistique ? Elle ira vers l’universalité et l’humanité que les systèmes de pouvoir entravent en fonction du sexe, de la race, de la classe, de l’accès à l’éducation et autres pièges identitaires et circonstanciels.
Qu’avez-vous apprécié dans l’accompagnement des conservateurs de cette 28ème édition du concours ?
C’est un processus qui m’a semblé très riche. Avoir des esprits brillants avec qui parler et discuter de ma proposition fut très intéressant, d’autant plus que c’est une œuvre qui s’adapte à différentes circonstances et matérialités. Les questions, propositions et suggestions de l’équipe de conservateurs ont été déterminantes pour que l’œuvre se développe et devienne ce qu’elle est maintenant.
A nouveau lauréate, qu’est-ce que cela signifie pour
vous ? Il est très important pour moi de maintenir un dialogue artistique avec la République dominicaine même si je vis à l’étranger. J’apprécie beaucoup que le Centro León m’ait à nouveau offert cet espace pour pouvoir maintenir ce dialogue. De plus, c’est un grand privilège de pouvoir collaborer avec l’une des institutions artistiques de la République dominicaine qui s’efforce le plus à mettre à l’honneur et à préserver l’art dominicain.
JOSÉ MORBÁN
(Saint-Domingue, 1987) Artiste et graphiste vivant et travaillant à Saint Domingue, en République dominicaine. Il a étudié les Beaux-arts à l’École nationale des arts visuels et à l’École de design Altos de Chavón. Il a participé à plusieurs expositions collectives, dont le 27ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes, la XXVIIe Biennale nationale des arts visuels de Saint-Domingue, le Prix international de peinture Focus Abengoa, à Séville, One month after being known in that island, kulturstiftung Basel H. Geiger, à Bâle. Il fut sélectionné par le programme de résidence Art omi pour l’année 2021. Son œuvre fait partie de plusieurs collections privées en République dominicaine et de la collection JP Morgan Chase, à New York. Il contribue à onto, une publication gérée par des artistes qui documentent la scène artistique locale et des Caraïbes en général. Le travail de Morbán se concentre sur la mémoire historique et sa documentation photographique, le pouvoir politique et les privilèges à travers la peinture, le dessin, la gravure, l’installation et les objets trouvés.
Monte Grande / Paramnesia. 2020
Poursuivant son axe de travail de ces dernières années, José Morbán explore les répercussions dans la presse locale du soulèvement de Monte Grande, lors de l’abolition de l’esclavage et l’impact sur le mouvement indépendantiste de 1844. Il s’agit d’une manière de repenser les modèles esthétiques, donnant à voir la presse et les historiens associés aux différents pouvoirs qui ont déformé ou caché l’histoire à leur convenance. Il recherche dans les lieux silencieux de notre histoire. Selon les mots de Morbán : « Ceux qui écrivent l’histoire répondent aux intérêts politiques du moment, définissant les identités nationales et marquant les générations futures. Cette manière de construire notre mémoire commune rend facile d’omettre ceux qui perdent, les minorités et ceux qui n’écrivent pas ».
Sur quoi concentrez-vous votre travail en tant
qu’artiste ? Mon travail est le résultat de réflexions sur ma condition insulaire. D’une part, je travaille avec la mémoire : des images d’archives et des objets qui construisent notre histoire et, d’autre part, avec les éléments visuels de ma ville actuelle, Saint-Domingue. Je confronte les deux cas en tenant compte de leurs qualités émotionnelles et en réfléchissant sur l’ici/maintenant et l’imminent, ce qui s’annonce de manière cachée dans la vie de tous les jours.
Comment est né le concept Monte Grande / Pa-
ramnesia ? L’œuvre part de mon intérêt pour la mémoire historique et l’imaginaire autour des figures du pouvoir. Je suis tombé sur les événements de Monte Grande en lisant El retorno de las yolas de Silvio Torres Saillant dans lequel, dans l’un des essais, l’auteur présente une vision alternative de l’identité dominicaine. Dans celle-ci, la descendance africaine serait reconnue comme une partie intrinsèque de notre histoire politique que les intellectuels omettent. Il mentionne comment un bataillon d’esclaves affranchis, dirigé par Esteban Pou et Santiago Basora, a menacé de s’opposer aux séparatistes s’ils ne réaffirmaient pas leur position abolitionniste. Connaître l’histoire m’a donné envie de chercher plus d’informations et d’essayer de faire une biographie des personnes impliquées, en particulier Basora qui est parvenu à un consensus. Me basant sur la presse du XIXe siècle, ainsi que sur les lettres écrites par les personnalités politiques impliquées, j’ai commencé à détacher le texte de l’image pour reproduire des documents qui serviraient à créer un nouveau récit de notre indépendance et des événements passés. L’œuvre n’a pas forcément une lecture linéaire, j’essaye de contextualiser l’époque, d’illustrer quelques faits historiques et de m’imaginer la suite.
Pourquoi choisir la gravure ? Quelle est son impor-
tance dans votre travail ? Au milieu du XIXe siècle, différents journaux étaient imprimés à l’Imprimerie nationale administrée par le gouvernement de Santana. Certains exemplaires que j’ai consultés comportaient des gravures. Pour moi, le matériau et la méthode de toute œuvre doit être en harmonie avec l’idée. En essayant de créer un imaginaire qui renvoie au contexte du XIXe siècle, il m’est venu à l’esprit de
travailler avec les outils qui étaient utilisés à cette époque. C’est un procédé que l’on pourrait considérer comme peu pratique en ces temps de pragmatisme, mais c’est précisément pour ces connotations, pour ce sentiment de « retour à l’origine » au début de la diffusion de l’écrit, que cela m’a intéressé.
Que voulez-vous communiquer au public ? Je n’ai aucune prétention sur ce que le public doit faire, voir ou ressentir par rapport à mon travail. Je ne sais pas moi-même tout ce qu’il peut communiquer. Je me vois comme un médiateur entre l’œuvre et le monde. Je n’aime pas donner des choses « prémâchées » et prêtes à la consommation publique. Je crois que chaque pièce doit provoquer une certaine curiosité, ainsi que des doutes, et que chacun doit avoir sa propre expérience, et ceci pas seulement avec mon œuvre, mais pour toutes les manifestations artistiques.
JUANA Y SI NO SU HERMANA
Lorena Espinoza Peña (Guayaquil, Équateur, 1961) Mariajose García Franco (León, Espagne, 1960) Isis Martínez Peña (Saint-Domingue, 1961) Vilma Cabrera Pimentel (Saint-Domingue, 1973) Formé en 2018 par les artistes Lorena Espinoza, Isis Martínez, Mariajosé García et Vilma Cabrera, ce collectif féminin aborde des thèmes liés aux femmes, à leurs expériences, leurs luttes et leurs préoccupations. Il offre un regard sur le monde à travers une vision latine, mais en même temps avec la perspective d’un monde globalisé. Les artistes utilisent différents médias contemporains pour présenter leurs explorations, notamment le langage de la photographie.
Letanías 2. 2020
À travers une série photographique réalisée par les artistes qui composent ce collectif, celles-ci réfléchissent au sens et au rôle crucial que la foi joue dans la vie de beaucoup, en particulier dans la culture latino-américaine. « Il est courant de laisser entre les mains de la divinité, parfois syncrétique, des choses personnelles comme faire un voyage, trouver un logement ou de nouveaux vêtements », explique le collectif Juana y si no su hermana, au sujet de la proposition dans laquelle elles abordent le syncrétisme religieux et le magico-religieux, très présents dans les quartiers et communautés de la République dominicaine. De même, elles évoquent la connexion des Dominicains avec la mer, ainsi que certains cultes qui sont connectés à la nature. À travers Letanías 2, elles tentent de rendre visible les manières dont la religion normalise l’apparence et la fonction des corps, renforçant les stéréotypes patriarcaux. Le replacement de vierges dans des contextes de la vie quotidienne, étrangers aux lieux de culte stipulés par les institutions religieuses, renvoie à la réalité contextuelle et l’oppose à l’idéalisation du rôle de la femme comme mère et figure passive dans le spectre des dogmes de la foi.
Qu’est-ce qui vous définit collectivement ? Nous travaillons sur des sujets liés aux droits des femmes, à nos expériences, à nos luttes et à nos préoccupations.
Qu’est-ce qui vous pousse à travailler ensemble ? Nous partageons les mêmes points de vue sur les thèmes abordés dans nos œuvres et nous combinons nos expériences, ainsi que nos connaissances techniques, soulignant l’importance du sens ludique qui se manifeste à chacune des étapes du processus créatif.
Avec votre œuvre, Letanías 2, quel message cher-
chez-vous à faire passer ? Notre œuvre interroge le « besoin » de foi dans la culture latino-américaine, et particulièrement dans la culture dominicaine. Nous critiquons le stéréotype de beauté avec lequel l’image de la Vierge est représentée. À partir de là, nous donnons du pouvoir aux « Vierges de la vie quotidienne », en les transformant en protagonistes et en les rendant plus proches, intimes ... presque amis.
Comment avez-vous abordé cette possibilité ? Tout au long du processus de création de l’œuvre, nous avons expérimenté et fait évoluer les aspects esthétiques et formels. Le concept s’est maintenu et nous l’avons approfondi. L’approche provocatrice et sans autocensure de notre œuvre utilise les corps des auteurs et les transforme en êtres ironiques, éloignés de la « norme », qui éveilleront différentes émotions chez le public.
Le public joue-t-il donc un rôle ? Le caractère provocateur de notre œuvre montre que nous ne considérons pas le public comme un simple spectateur, mais comme des personnes capables de générer un autre regard sur le rôle des femmes dans la culture. Nous espérons qu’une fois entrés en contact avec l’œuvre, les spectateurs repartiront avec le sourire et l’envie d’en voir « plus ».
Comment le travail en équipe vous enrichi-t-il per-
sonnellement ? Nous avons appris à mettre en commun nos subjectivités et nos capacités. Le travail collectif nous a aidés à regarder à travers les yeux des autres, à nous enrichir des désaccords, des débats et des consensus.
A propos de votre sélection au concours, que pouvez-vous dire ? C’est une grande fierté pour nous et nous sommes heureuses d’avoir été sélectionnées dans ce que nous considérons comme l’événement artistique le plus important de notre pays. Nous avons exposé peu d’œuvres en tant que collectif, il est donc facile de comprendre la satisfaction et le
défi que représente cette participation. Faire partie des personnes sélectionnées nous motive à continuer à créer.
JULIANNY ARIZA VóLQUEZ
(Saint-Domingue, 1987) Artiste visuel dont le travail vise à repenser les modèles sociaux et les idéologies de la domesticité dans leur dimension matérielle, à travers des sculptures, des installations et des peintures. Elle a étudié les arts plastiques à l’École nationale des arts visuels, en République dominicaine (2008) et les Beaux-arts et l’illustration à l’école de design Altos de Chavón (2010). Elle a participé à différentes expositions collectives et individuelles et au développement d’ateliers d’art communautaires. Elle a été artiste résidente au künstlerhaus Schloss Balmoral, en Allemagne (2013) et au AS220, aux États-unis (2012). Elle a été primée à la 27ème Biennale nationale des arts visuels de République dominicaine (2013), a participé à la Foire internationale d’art contemporain Art Wynwood International Contemporary Art, aux États-unis (2014) et est co-créatrice du projet d’édition d’art dominicain onto. Son travail a été exposé à Casa quién, en République dominicaine (2016) ; au Musée d’art moderne de République dominicaine (2014) ; au CuNY Dominican Studies Institute, aux États-unis (2013) ; à la Made in Balmoral Gallery, en Allemagne (2013) ; à l’Atrium Gallery, aux États-unis (2013) et à la Galerie national des Beaux-arts de République dominicaine (2011), entre autres.
Atesoro. 2020
Dans notre environnement insulaire et colonisé, les impositions sociales ont influencé des tendances esthétiques qui vont de l’architecture aux objets et meubles, chargés d’idéologies politiques, raciales et religieuses. Julianny, à travers un travail ethnographique et archéologique, présente un nouveau récit. Elle invite à questionner, à porter un regard critique sur ce que nous consommons, ce qui nous entoure et ce qui a été considéré comme unique et valide au fil des générations.
Qu’est-ce qui vous intéresse en tant qu’artiste ?
Repenser les modèles sociaux qui sont introduits à travers le visuel dans une dimension matérielle, dans les formes architecturales, des meubles et des objets banals de l’esthétique euro-centrique du pouvoir politique, religieux et de genre, qui se reflètent dans nos comportements et idéologies de la domesticité. Il me plaît de proposer de nouveaux récits et imaginaires et de les rapporter à nos réalités afro-caribéennes et à notre culture matérielle déplacée ; à travers des sculptures, des installations, des hauts-reliefs et des peintures, utilisant du tissu, du fil, de la broderie, des objets recyclés, du bois, de la céramique et de la peinture à l’huile. Atesoro est une quête personnelle ? L’œuvre Atesoro est née de l’intention de donner un regard différent sur les schémas sociaux et les idéologies de la domesticité dans sa dimension matérielle. Elle se focalise sur l’observation des objets qui ont fait partie de mon espace domestique et les rassemble dans un désir familier de leur accorder protection et culte. Par eux, je ne me sentais pas représentée, en raison de leur fabrication métaphorique de sophistication, de leur identité raciale et de leur fond historique euro-centriste qu’ils représentaient. Je pense qu’ils sont des conteneurs et des constructeurs de l’imaginaire collectif et qu’ils influencent les paramètres avec lesquels nous souhaitons nous définir et qui nous définissent : la manière dont nous agissons dans un espace public, même en étant étrangers du point de vue de nos groupes sociaux d’origine. Je cherche à doter les objets de nouveaux langages et significations ; c’est pourquoi je passe en revue les collections des musées, pour effectuer des exercices qui puissent constituent mon propre héritage de contre-récit visuel et de réincorporation de ce à quoi je m’identifie.
Pourquoi des morceaux et fragments de la mémoire
et de la culture dominicaine ? Les objets sont producteurs de connaissance historique, témoignages de territoire, d’idiosyncrasie, de déplacement, de phénomènes comme l’acculturation et la transculturation. Dans l’acte de collectionner, à la fois dans les espaces domestiques et muséaux, nous retrouvons un ensemble d’artefacts qui dialoguent entre eux, à travers lesquels se génère une histoire qui oriente le spectateur vers certaines constructions historiques et sociales. Celles-ci déterminent notre imaginaire collectif, autour d’une hiérarchie de races et de genres, avec laquelle nous rattachons et rendons invisibles les autres histoires.
Sur l’interaction public-œuvre... A travers mes œuvres, j’amorce des réflexions mais c’est le public qui construit sa propre expérience, qui génère de multiples lectures et réactions. Celles-ci engendrent à leur tour des réponses, mais aussi de multiples questions.
Qu’est-ce que cette œuvre signifie dans votre car-
rière ? C’est le point de départ pour le développement de tout un travail autour de la mémoire matérielle. C’est un intérêt que je porte depuis longtemps et ce processus de création a rendu possible sa réalisation. La matérialisation de ce travail à travers le concours a donné un élan et une valeur ajoutée à des idées qui continuent d’évoluer.
Quelle direction donnez-vous à vos actions ? Je m’intéresse beaucoup au travail collaboratif, aux efforts collectifs de la communauté artistique qui ne se limitent pas à la réalisation d’œuvres et l’organisa-
tion d’expositions mais aussi à des exercices de dialogue proactifs qui s’intéressent réellement aux faiblesses de notre panorama culturel et cela à travers une plateforme éditoriale que je cogère. D’autre part, je travaille sur un nouveau projet avec l’intention de le présenter lors de prochaines expositions individuelles, qui, en raison de la pandémie de CoVID-19, ont été reportées.
Qu’a représenté l’accompagnement des conservateurs dans la production de cette œuvre ? C’est l’un des aspects du concours et de l’institution que j’ai le plus apprécie. Cela m’a permis de vraiment réfléchir à mon travail, ce qui dans un autre contexte n’aurait pas été possible. Cet accompagnement m’a ouverte à de nouvelles perceptions du sujet et de mes réflexions ; il a été un complément important à mon processus de recherche et de réalisation. Je sais que cela m’aidera pour mes pratiques artistiques futures.
LIZANIA CRUZ
(Saint-Domingue, 1983) Artiste, graphiste et conservatrice dominicaine intéressée par la façon dont la migration affecte les notions d’être et d’appartenance. À travers la recherche, l’histoire orale et la participation du public, elle crée des projets qui mettent en lumière un récit pluraliste sur la migration. Cruz a été artiste en résidence et fellow au Laundromat Project Create Change (20182019) ; à l’Agora Collective Berlin (2018) ; au Design Trust for Public Space (2018) ; à la Recess Session (2019) ; à l’A.I.R. Gallery (2020-2021) ; au BRIClab (2020-2021) et dans le Center for Books Arts (20202021). Son travail a été exposé à l’Arlington Arts Center, BronxArtSpace, au Project for Empty Space, à l’Art Center South Florida, au Jenkins Johnson Project Space, à l’August Wilson Center, à la première Biennal d’Art de Sharjah et Untitled, à l’Art Miami, entre autres. De plus, ses œuvres d’art et installations ont été présentées à l’Hyperallergic, au Fuse News, au kqED Arts et dans le New York Times.
¡Se buscan testigos! 2020
Cette œuvre participative invite le public de la ville de Santiago de los Caballeros à jouer le rôle de témoin pour une enquête sur l’imaginaire racial dominicain. À travers des photographies et des témoignages prouvant qu’il a y a eu une tentative d’éliminer les traces de notre descendance africaine, l’œuvre devient une archive de ces actions qu’elle retrace à travers l’histoire des individus et des communautés. La campagne qui aborde les thèmes de la race, de la colonisation, de la gastronomie, des dictons populaires, du processus de « blanchiment de la race » pendant la dictature de Trujillo, a été rendue publique travers les réseaux sociaux, des véhicules publicitaires, des panneaux d’affichage sur la voie publique et dans la presse locale. Les différentes formes de réponses que le public a émises pour apporter leurs témoignages ont par la suite matérialisé l’œuvre. Le Fonds de folklore dominicain Fradique Lizardo du Centro León fait partie du projet. Les participants ont pu ajouter leurs témoignages sur une page internet ou en appelant un numéro de téléphone, créé spécialement pour le projet. Dans la salle, l’œuvre représente l’histoire à travers des objets, des photographies et des vidéos.
Qu’est-ce qui est essentiel dans votre travail ? Je fais appel à des stratégies participatives pour cocréer le contenu de l’œuvre. Par conséquent, le public est un élément essentiel. L’historiographie et l’histoire orale aussi, puisqu’elles tendent à rendre visibles des événements « oubliés » au fil du temps. Habituellement, mes projets prennent la forme de publications/brochures et d’installations/interventions publiques qui se trouvent à l’intersection entre l’espace public (le trottoir ou la rue) et l’espace privé (les institutions artistiques).
De quelle manière pensez-vous que votre travail a évolué depuis vos débuts jusqu’à aujourd’hui ?
En ce qui concerne le matériel, je pense qu’il a évolué vers la création d’objets devenant des archives d’actes participatifs. De plus, mon intérêt pour les archives historiques a grandi au fil du temps ; comment pouvons-nous réévaluer ces archives ou les actualiser ? une autre évolution importante concerne mon intérêt pour l’espace public. Dans ma pratique actuelle, j’essaye que mon travail prenne vie sur la ligne qui relie deux points. Le point A : l’espace public, le trottoir, la rue, les parcs. Et le point B : l’institution, le musée, la galerie.
Quel message cherche à transmettre ¡Se buscan
testigos! ? Chaque fois que j’apprends de nouvelles choses sur l’histoire de Saint-Domingue, j’ai la sensation que ce que j’ai appris était une pure fiction. Avec ¡Se buscan testigos! j’aimerais inviter les Dominicains à s’interroger sur ce qu’ils ont appris, pourquoi et comment certains événements de notre histoire sont appris et d’autres non. quels événements ont été effacés de notre conscience et pourquoi. qui a soutenu le pouvoir dans l’histoire écrite que nous connaissons sur la colonisation, l’esclavage, la descendance afro, les relations avec Haïti... Et comment, sans le savoir, tout cela est archivé dans nos corps (conscient et subconscient), dans nos traditions et nos façons actuelles de vivre.
La question raciale en République dominicaine est récente, qu’avez-vous découvert dans vos enquêtes ? À travers mes recherches, j’ai appris que, même s’il est vrai que notre culture est un mélange, ce n’est pas vrai que nous sommes plus hispaniques qu’africains. Au contraire, la descendance afro est présente
dans la vie dominicaine d’aujourd’hui : dans la musique, dans la nourriture, dans la mythologie, dans la religion. À travers mon travail, j’ai compris que pour approfondir le thème de la race, nous devons d’abord nous rendre compte que nous sommes descendants d’africains. La descendance africaine est présente dans les archives de nos corps et nous devons donc créer des espaces pour redéfinir ce que cela signifie pour chacun de nous.
Le public est cocréateur de l’œuvre... En effet, j’espère que le public s’interrogera sur l’histoire que l’on nous a enseignée, sur ce que souvent nous tenons pour acquis et qui, finalement, sont seulement des mythes.
Parlez-nous de votre expérience avec les conserva-
teurs... J’apprécie la connaissance des conservateurs sur la culture populaire, l’histoire et les pratiques contemporaines artistiques. La façon dont ils ont soutenu le concept de mon œuvre m’a beaucoup encouragée. Ils m’ont poussée à explorer davantage la matérialisation de mon idée et m’ont guidée sur les points qui rendent l’œuvre plus marquante lors des expositions publiques.
Que représente votre sélection au 28ème Concurso
de Arte Eduardo León Jimenes ? À ce stade de ma carrière, il est important pour moi de participer au dialogue culturel dominicain ; c’est une grande opportunité, surtout en raison de l’importance de ce concours. Beaucoup d’artistes dominicains que j’admire y ont participé et font partie de la collection du Centre.
MC.KORNIN SALCEDO
(Saint-Domingue, 1987) Artiste plastique dominicain. Il a étudié à l’école des Beaux-arts Francisco Soñé de La Vega et a réalisé plusieurs ateliers artistiques à l’école d’Art Altos de Chavón. Il a aussi participé à des séminaires et des cours sur la forme et l’expression dans d’autres institutions. Architecte, il est diplômé de l’université catholique et technologique du Cibao (uCATECI). Il a travaillé dans différents domaines des arts visuels, utilisant des matériaux recyclés et essayant toujours de protéger les ressources naturelles.
Mirar adentro. 2020
Cette œuvre est une étude de la réalité et des multiples conditions psychologiques qui affectent l’être humain. Il s’agit d’une analyse sensorielle des réactions des personnes à certaines images et sons. Celles-ci génèrent des paysages audiovisuels abstraits pour calmer les symptômes de ces maladies. Très en phase avec l’état actuel du monde, l’artiste propose un regard intérieur à travers une sorte de piège perceptif, amenant le spectateur à se reconnaître et à s’évader en lui-même. Mirar adentro est un exercice, mais aussi une attitude.
L’humain et ses actions sont les points centraux de votre œuvre... Par nature, l’être humain est un être social. La grande majorité de ses actions sont motivées par ce besoin d’être, d’appartenir et de s’intégrer à un système, soit pour se sentir en sécurité et protégé, soit pour affirmer sa personnalité. Ces comportements sont intrinsèquement liés à la façon dont nous nous percevons par rapport aux autres, à comment nous nous sentons dans certains contextes et à leur l’interprétation. La complexité et le grand nombre de variables qui, pour moi, sont responsables de ces stimulations, m’intéressent pour créer une œuvre qui sert d’objet modulant des états psychologiques, travaillant depuis la racine de chaque sentiment, jugement et analyse qui nous font réagir.
À travers votre œuvre, vous abordez des symptômes qui affectent l’être humain d’aujourd’hui, tels que l’anxiété, la dépression, le stress et les troubles obsessionnels compulsifs, entre autres. Comment mettre en place des espaces ou des environnements
pour les apaiser ? Au cours des derniers mois, nous avons été témoins de nombreux événements tragiques dans le monde entier. Ces derniers ont entraîné de multiples troubles psychologiques qui affectent négativement le fonctionnement et les performances de notre cerveau. Mon projet est une analyse sensorielle des réactions personnelles face à certaines images, couleurs et sons au sein d’un environnement donné. Suite à la collecte d’informations par le biais d’entretiens, la base de données est ensuite analysée pour produire ce que seraient des environnements palliatifs pour chaque état psychologique.
Comment s’est passé ce processus ? Ce fut enrichissant. J’aime l’expérimentation, et à vrai dire, le comportement humain est fascinant. J’ai pu reconnaître en moi de nombreuses conditions psychologiques que je ne comprenais pas. Ce travail me donne envie de continuer à explorer et expérimenter de nouvelles ressources pour approfondir ces questions.
Votre travail a-t-il été affecté par la pandémie
? Il a en effet pris de l’importance car dans les circonstances actuelles, davantage de personnes sont touchées par un trouble psychologique. De plus, la méthodologie de travail a dû changer en raison des couvre-feux. Il en a été de même pour la disponibilité de ressources, humaines ou matérielles.
Quelle place prendra cette œuvre au sein de votre parcours ? La création d’une œuvre demande du dévouement, des efforts et des sacrifices. Sans passion, elle ne pourrait pas être réalisée. Cependant, la chose la plus importante pour moi fut l’expérimen-
tation. Elle m’a permis d’élargir mes connaissances dans différents domaines et d’enrichir beaucoup plus mon travail.
Comment vous voyez-vous plus tard ? J’aime l’idée de voir l’art comme un moyen de créer un effet palliatif chez le spectateur, pour lui offrir la capacité de le décontextualiser et de moduler son état psychologique. Je pense que je vais continuer à explorer les conditions mentales et faire ainsi mûrir mon œuvre tout en explorant d’autres moyens.
MELISSA LLAMO
(Santiago de los Caballeros, 1995) Diplômée en communication sociale, spécialisée en production audiovisuelle, de l’université PuCMM en 2017, elle a pris part la même année au Programme de formation continue pour artistes du Centro León. Elle a eu l’occasion de présenter son travail en participant à diverses expositions en République dominicaine. En 2019, elle a remporté la troisième place du concours Illustrer les inégalités, organisé par oxfam R.D. Elle a également participé à l’exposition organisée par la même institution, en février 2020, à l’Atelier Silvano Lora à Saint-Domingue. En 2018, elle fait partie des artistes sélectionnées pour le concours Paseo de las Américas, organisé par la Banque interaméricaine de développement, et son court métrage Luz Opaca a été sélectionné pour participer au Dominican Film Festival de New York.
Hoy mi cuerpo desapareció. 2020
Grâce à des illustrations, l’artiste représente les attitudes, les relations entre les personnes, l’espace, sa relation avec son propre corps et les manières dont le corps occupe l’espace. Elle soulève des aspects déconcertants à propos des habitants qui se déplacent d’un endroit à un autre et explore l’impact des transports publics sur sa relation avec ellemême. Elle cherche à transformer sa pensée en un langage métaphorique qui permet une lecture universelle des sentiments et des émotions. Son travail se base sur les codes qui se retrouvent dans certains types de situations impliquant des actions, des émotions et des expressions communes dans le contexte de leur réalité.
Que recherchez-vous à travers votre pratique ar-
tistique ? Mes œuvres proviennent d’une force intérieure qui cherche à comprendre et à se connecter à des processus émotionnels qui créent une réalité individuelle dans laquelle les formes et les espaces s’inscrivent dans la subjectivité de la perception qui façonne les expériences quotidiennes. Je cherche à exprimer visuellement la manière dont mes sentiments transforment mes expériences dans la ville, ma relation avec les gens. De la même manière, j’essaye de comprendre d’où vient cette manière de ressentir les choses. À travers cette vision personnelle, j’analyse des thèmes qui sont apparus comme étant des conséquences de traditions et d’héritages culturels. Celles-ci ont façonné des manières de penser et d’agir, créant une identité collective qui découle aussi des traumatismes internes individuels.
Comment vous êtes-vous surpassé ? Le changement le plus significatif a été pour moi de m’ouvrir à mon existence de manière philosophique. Ceci a changé ma façon d’aborder l’art. Ensuite, j’ai découvert petit à petit mon identité à travers l’analyse des espaces de ma vie quotidienne et la connaissance de leurs contextes historico-culturels. Ainsi, j’ai réussi à me connecter avec le langage de mes sentiments. J’ai créé un style d’illustration numérique grâce auquel j’ai exprimé visuellement les concepts et les questions qui me venaient à l’esprit.
Avec votre œuvre, Hoy mi cuerpo desapareció, quel
message souhaitez-vous faire passer ? J’aimerais partager la question qui a fait naître l’idée de cette œuvre : comment se sent mon corps dans les transports en commun ? Je veux sensibiliser les gens au sujet du corps et sur le fait que celui-ci doit s’adapter aux espaces insécurisés des transports publics ; là où les corps sont pointés du doigt par d’autres comme étant coupables de ne pas s’intégrer à un système défaillant. Je cherche à rendre ces expériences visibles d’un point de vue critique en identifiant comment les idées dominantes immergées dans le système ont réussi à créer une discrimination entre nous ; là où des normes ont été établies sur les « formes » dites « acceptables » et ont ainsi fait oublier le vrai problème qui vient du fait que les espaces publics ne sont pas pensés en fonction de la vraie diversité des personnes qui vivent dans la ville et de leur besoin de sécurité.
Vos expériences dans les transports en commun sont le sujet de cette histoire. La conceptualisation et le développement de l’œuvre vous ont-ils servi
de catharsis ? L’œuvre est vraiment apparue comme un éveil du touché et des gênes que j’ai vécu dans les transports en commun. Je pense donc que plus qu’une catharsis, elle m’a servi à faire face à des vérités inconfortables, longtemps banalisées, qui perturbent et mettent en danger la vie quotidienne des personnes qui utilisent ces moyens de transport, mais également celle des conducteurs.
Elle aura une portée spéciale sur le public... Je pense que le public fera en sorte que ses expériences individuelles en « concho » (taxi collectif) ou avec d’autres moyens de transports du même type se connectent aux expériences que je présente. Ainsi, chaque personne interagira avec l’œuvre à sa manière.
Une fois que le public quitte l’exposition, qu’atten-
dez-vous de lui ? Je veux qu’il se demande comment un système de transport qui enfreint le code de la route a pu devenir une chose normale. qu’il s’imagine toutes les histoires qui prennent vie dans cet espace et en ce moment même.
Dans le futur, quelle direction prendra votre dé-
marche artistique ? quand j’analyse mes processus de création passés et que je réfléchis à la direction que je veux prendre, je souhaite continuer à approfondir les différents aspects de ma vie quotidienne. Ce que je veux dire, c’est que je suis à la recherche de sujets qui m’ouvrent à des réalités que je ne voyais pas jusqu’alors et ainsi pouvoir m’immerger dans ces situations. Concrètement, je cherche à comprendre les aspects de la vie quotidienne auxquels je n’avais pas prêté attention parce que je les avais considérés comme « normaux ». Cela m’amène également à vouloir expérimenter les choses de différentes manières qui m’aideraient à représenter mes idées tout en restant le plus possible fidèle à la façon dont je les ressens.
Que pensez-vous du rôle des conservateurs assi-
gnés ? J’ai beaucoup apprécié leur accompagnement. Dès le début, ils m’ont beaucoup appris et cela a contribué à l’enrichissement de l’œuvre et au mien en tant qu’artiste.
Que signifie pour vous le 28ème Concurso de Arte
Eduardo León Jimenes ? quand j’étais enfant, j’ai toujours vu et entendu parler du concours du Centro León et les fois où j’ai eu l’occasion de voir les œuvres des artistes, j’étais fascinée. Être sélectionnée était donc un rêve qui est devenu réalité. En tant qu’artiste, cela signifie beaucoup pour moi de pouvoir exposer ma pièce au même endroit où de grands artistes dominicains m’ont inspirée et motivée. Cela me motive aussi à continuer à croire en ma vision d’artiste et à développer encore plus mes compétences.
MILENA DE MILENA
(La Romana, 1995) Artiste dominicaine, elle a étudié l’image et le son à la Faculté de dessin et d’urbanisme (FADu), à l’université de Buenos Aires (uBA) ainsi que le cinéma à l’école d’Art Altos de Chavón. Au cours de ses années d’études, recherchant la paix, elle s’intéresse au tissage, honorant ainsi son enfance, durant laquelle elle a découvert le tissage plat et le macramé. Féministe et militante écologiste, elle travaille actuellement en utilisant différentes techniques, alliant l’analogique et le numérique. À travers son art et ses intérêts, elle essaie de montrer l’importance de la guérison des blessures et des traumatismes ainsi que l’importance de la réconciliation avec nous-mêmes et avec le monde qui nous entoure. Elle perçoit l’art comme une thérapie.
Plexo timbí. 2020
Il s’agit d’une exploration des couleurs et des pigments naturels de notre île. Des fils sont transformés en tissage représentant une cartographie complète de la République dominicaine. Son utilisation de matériaux et de pigments locaux met en évidence un intérêt pour son pays, établissant des liens, et revalorisant la flore dominicaine. À travers cela, se révèle une rencontre avec elle-même et son enfance. Son utilisation de ressources et de matériaux non traditionnels pour en faire un tissage est intéressante. Elle recycle, transforme et mélange, invitant à créer des liens entre la consommation, le formel, l’informel et le contexte.
Qu’est-ce qui a été essentiel pour votre évolution en
tant qu’artiste ? Les différentes manières que j’ai utilisées pour m’exprimer, et évidemment l’expérience que nous offre la vie, sont les deux points qui ont le plus évolué au sein de mon art. La maturité nous apporte une confiance en nos décisions. Cela nous permet de nous exprimer avec moins de peur. Apprendre à m’accepter a été une étape importante de mon cheminement artistique. Au fond, j’ai toujours essayé d’être fidèle à ma vérité lors de la création. Au fil des années, j’ai certainement pu renforcer cette idée, me comprendre et m’accepter. Mon évolution personnelle m’a permis de trouver des moyens de rester fidèle à ma réalité et donc à mon art.
Avec votre œuvre Plexo timbí, que recherchez-vous
? Je cherche à redéfinir la flore dominicaine, à transformer des fils en tissage, à analyser le processus de pigmentation. C’est un travail minutieux, avec un passé, un présent et un futur en constante évolution. Pour moi, découvrir les couleurs qu’offre cette île est fascinant tout comme le processus magique de se surprendre avec les résultats. Ma palette de couleurs est très éloignée du cliché d’un « resort » tropical des Caraïbes. C’est une palette qui ne recherche pas un bonheur dénué de sens. C’est un appel à s’arrêter et à réfléchir à notre environnement et à ce que veut nous dire notre île par ses couleurs et ses formes.
Avez-vous fait des découvertes importantes au
cours du processus de recherche ? Je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations accessibles, complètes ou à jour sur la flore dominicaine, ni au sujet de la production agricole. À cause de ce manque d’informations sur notre île, il me semble essentiel d’encourager une classification rigoureuse de la flore endémique de l’île, un catalogage et une documentation accessible à tous. un projet de ce type nous permettrait de mieux comprendre où nous sommes. Comprendre d’où nous venons nous donne de l’indépendance et le sentiment d’appartenir à quelque chose de précieux.
Quelle est votre intention avec cette œuvre ? En parlant uniquement de sa forme, mon intention est de créer une cartographie complète de la République dominicaine, en utilisant les couleurs que l’île nous offre. Le tissage me permet d’entremêler à la fois les formes et les couleurs de la géographie dominicaine. Je cherche à décoder des éléments géographiques de la République dominicaine et à les reproduire à travers le tissu. Je cherche à ce que la représentation symbolique de la géographie dominicaine se fasse à travers ses propres pigments.
Pourquoi de cette manière ? Le tissage est une art-thérapie, une sorte de méditation. Le fil est une redéfinition de l’élément dont le pigment a été extrait. Le tissage est une technique qui me permet d’entremêler des idées, formes, épaisseurs et autres éléments que nécessite la représentation géographique. Les transformations des éléments en jeu. La redéfinition de ceux-ci.
Vous partagez une vision du monde comme s’il s’agissait d’un grand tissu qui unit tout le genre
humain sans différences... En effet, quand il y a du respect de toute part, des structures solides peuvent être créées, comme celles d’un tissage. C’est pourquoi, je vois le monde composé de toutes ses parties, comme une grande structure, fonctionnant délicatement.
RAÚL MORILLA
(La Vega, 1972) Diplômé de l’École des Beaux-arts Francisco Soñé (La Vega, République dominicaine). Il a terminé ses études d’architecture à l’université technologique de Santiago (uTESA). Il a complété ses études artistiques avec plusieurs ateliers à l’école d’art Altos de Chavón, à Saint-Domingue et à Cuba. Il est titulaire d’une licence en histoire de l’art. Depuis 2003, il est professeur de dessin et arts plastiques à l’université catholique et technologique du Cibao (uCATECI). Ses œuvres sont exposées dans différents musées et institutions dominicaines ; notamment au Musée d’art moderne, au Centro León, au Musée Cándido Bidó et à l’université uCATECI.
Agonía de la memoria. 2020
Cette œuvre est une exploration de la mémoire historique et sociale ; c’est un appel d’urgence qui alerte sur l’importance de préserver l’héritage patrimonial de la nation. L’hôtel Mercedes, un bâtiment emblématique de la ville de Santiago, a, comme d’autres, été oublié. Par cette approche, l’artiste vise à réactiver la mémoire collective de la ville à travers des souvenirs et des conversations liées à des lieux spécifiques. L’œuvre procure une connexion émotionnelle chargée de nostalgie. Elle souligne la nécessité d’accorder une attention particulière au patrimoine architectural de nos centres historiques et, par conséquent, de protéger certains éléments qui donnent du sens à la communauté à travers la réactivation de souvenirs. Elle prétend ainsi tisser de nouveaux liens entre l’espace, le temps et la mémoire.
Quels éléments sont des constantes dans votre
exercice artistique ? observer et raconter les réalités et les tensions à partir des relations interpersonnelles. L’être humain et ses conflits existentiels. Le corps en tant que conteneur, en tant que récipient rempli de souvenirs, de sentiments et de processus cognitifs qui affectent notre rapport au monde. Les relations que nous entretenons avec l’environnement. Je me pose toujours des questions. Pour moi, le questionnement est le plus important.
Pourquoi avez-vous choisi l’hôtel Mercedes ? C’est un bâtiment emblématique de la ville de Santiago de los Caballeros. À une époque, il était l’hôtel le plus important du pays et a été déclaré Patrimoine National en 1991, pour sa grande valeur historique et architecturale. Pour les besoins du projet, et mon intérêt marqué pour la mémoire collective, le bâtiment m’a semblé être parfait pour moi : c’est un hôtel témoin de la vie sociale de Santiago à différentes époques de l’histoire nationale. En tant qu’architecte, une telle construction me fascine. Il y a un lien personnel et affectif qui précède tout mon travail.
Quel est le lien entre ce projet et votre travail ?
C’est la continuation d’un travail important de création. Le corps, la mémoire et l’espace ont toujours été essentiels dans ma recherche et ces thèmes réapparaissent au centre de toute cette œuvre.
Comment se positionne le public par rapport à votre
œuvre ? Sur la forme, l’œuvre est une installation vidéo située dans l’espace urbain et c’est le passant qui donne sens à la mise en scène en s’y intéressant. Cette relation est vitale pour l’œuvre ; le public s’en imprègne et à ce moment, l’œuvre lui appartient.
Que souhaitez-vous avec Agonía de la memoria ? Je souhaite promouvoir la protection des valeurs patrimoniales et identitaires. J’aimerais que les habitants prennent conscience de cette importance et qu’ils agissent comme citoyens concernés.
Quelle direction prend votre démarche artistique ?
Je pense que ce type de projet, lié à la mémoire des espaces, montre la direction de mon processus créatif. Je souhaite continuer à explorer les possibilités des œuvres à grande échelle, loin des formats traditionnels avec lesquels j’ai pu travailler. L’idée que la ville est une grande toile qui attend d’être travaillée me plaît.
SUSPICIOUS PACKAGE
Ce collectif anonyme a été créé en 2019 par quatre membres issus de différents domaines artistiques. Mélangeant leurs connaissances, ils concentrent leurs efforts pour réaliser des projets en commun. Depuis sa création, ils ont développé des propositions de gestion culturelle, d’image corporative, d’illustration éditoriale et de contenu audiovisuel. La portée de leur travail est également multiple. Ils travaillent en République dominicaine et à l’étranger.
Nueva Escuela de Arte. 2020
Il s’agit d’un exercice de parafiction rhétorique sur le rôle éducatif-institutionnel du système artistique dominicain. Cette œuvre est une provocation imaginaire sur l’état actuel des écoles d’art de République dominicaine et de la région des Caraïbes. Posant le schéma ordonné d’une utopie pédagogique, le collectif révèle la condition dystopique des écoles d’art de notre pays et l’atomisation des différentes communautés artistiques des Caraïbes, totalement déconnectées durant les deux dernières décennies.
Qu’est-ce qui vous définit en tant que collectif ?
Nous réalisons des expériences sensorielles qui ne respectent pas les codes. Nous sommes passionnés par la singularité et l’insurrection culturelle transmises par des créations simples et risquées.
Qu’est-ce qui vous pousse à travailler ensemble
pour le concours ? Nous pensons que le concours est l’occasion de travailler ensemble sur une problématique qui nous préoccupe tous. Nous avions commencé à explorer l’enseignement actuel de l’art en République dominicaine dans le cadre de projets antérieurs au concours et à partir de nos expériences personnelles dans notre formation académique. En ce sens, la participation au concours nous a permis de tester la pertinence de notre sujet. Nous l’avons aussi vue comme un défi car cela nous engageait à travailler et à approfondir nos intentions et nos visions sur le problème.
Avec votre œuvre Nueva Escuela de Arte, quel
message cherchez-vous à faire passer ? Nous voulions proposer une alternative à travers la fiction. Nous pensons que l’art est un outil d’exploration ouvert et non une plate-forme pour transmettre un message. Nous avons décidé de lancer une expérience qui peut être interprétée de différentes manières. Il nous semble que dans notre pays il y a un besoin de questionner les institutions et les programmes culturels, car c’est un sujet qui ne se limite pas à l’expérience d’apprentissage initiale, mais qui touche toutes les expressions artistiques du pays et leurs relations avec la zone culturelle à laquelle nous appartenons.
Vous parlez d’utopie pédagogique, mais pensez-vous qu’elle pourrait se concrétiser s’il y a de
la volonté ? oui, il manque de la volonté et de l’engagement. L’enseignement et l’apprentissage sont autant d’expériences qui dépassent les limites d’un bâtiment, d’un groupe de personnes ou d’une entreprise. une volonté et un engagement de la communauté sont nécessaires.
Lors de sa réalisation, avez-vous eu le besoin de
modifier le concept initial ? La réalité change, notre projet aussi. Nous sommes restés fidèles au à l’idée de base de réaliser une fiction qui dialogue avec une réalité changeante. Par conséquent, tous les changements dans le processus créatif font partie du projet ainsi que du résultat final.
Le spectateur joue-t-il un rôle ? Le public complète l’œuvre avec ses interprétations personnelles de l’expérience sonore.
Que voulez-vous lui transmettre ? Notre œuvre ne vit pas dans une salle d’exposition. C’est l’avantage de notre projet, il vit en dehors des salles, sur une page internet en libre accès. La proposition d’une école d’art est conçue comme une expérience d’apprentissage non conditionnée aux limites d’un bâtiment, ce n’est pas non plus une œuvre d’art qui impose une lecture unique. S’il doit rester quelque chose chez ceux qui expérimentent l’œuvre, c’est davantage de curiosité et de réflexion sur l’enseignement actuel de l’art sur l’île.
En quoi le travail en équipe vous a-t-il enrichi ?
Suspicious Package est un collectif multidisciplinaire, mais nous sommes avant tout des amis aux intérêts très divers qui partagent un intérêt et une passion pour les projets ambitieux. En travaillant ensemble, nous avons pu mieux nous connaître et profiter de notre amitié dans une autre dimension. Chaque membre apporte au projet ses expériences et sa vision des choses. Ce fut très intéressant de voir la forme qu’a pris notre idée d’école au cours de notre projet. Nous avons appris et réappris ensemble.
TOMÁS PICHARDO
(Saint-Domingue, 1987) Artiste dominicain, il utilise différentes manières pour raconter ses histoires. Il a commencé ses études en beaux-arts et création graphique à Altos de Chavón, puis a terminé sa licence à l’école Parsons de New York, où il s’est perfectionné dans l’animation. Après plusieurs années d’expérience dans le domaine de l’animation, tant à New York qu’à Buenos Aires en Argentine, Tomás est accepté au prestigieux centre d’art Fabrica, en Italie, et termine ses études à l’académie Pictoplasma, à Berlin. Ses créations ont été
présentées à la Biennale nationale, à Casa quién et au Centre de l’Image ; ainsi qu’à l’étranger dans des expositions collectives et individuelles à Lisbonne, Milan, au Mexique, en France, à Berlin, Buenos Aires, en Islande et à New York, entre autres.
Asterisco. 2020
C’est une œuvre autobiographique qui fait appel au langage que l’artiste a développé tout au long de sa carrière. Il s’agit d’une création audiovisuelle sous forme de collage où convergent différentes étapes et moments clés de sa vie qui sont reliés entre eux à travers des sentiments et des instants pour lesquels les mots ou les manières de les décrire n’existent pas. une fois intégrés, ils donnent cependant un sens et une nouvelle direction à son œuvre. À travers un assemblage de techniques qui vont du stop motion, de l’animation numérique, des sons d’ambiance, aux films en 16 mm, parfaitement intégrés dans une même pièce, son auteur apporte une touche finale en intégrant des structures en carton et en bois, la transformant ainsi en une installation complète : ceci dans le but de rapprocher encore plus le spectateur aux histoires de sa vie.
Vous souvenez-vous de vos débuts ? Enfant, ma mère m’a fait découvrir le monde du dessin, car en analysant et en démontant mes jouets, je les cassais. Elle a pensé à l’époque que cela pouvait être un moyen moins cher pour moi de jouer. Ces ramettes de papier, au fil du temps, sont devenues mon monde, mes jouets. Au début, c’étaient des copies de ce que je voyais ou connaissait puis elles sont devenues plus complexes avec le temps. Je créais mes propres réalités, mes propres personnages. C’est devenu ma façon de comprendre et d’aborder le monde. C’était difficile pour moi de me faire des amis et de me connecter avec les gens de mon âge. Je peinais à transmettre mes sentiments, et c’est ainsi que je les exprimais. Au fil du temps, j’ai appris à me connecter aux autres en utilisant mes œuvres. Mon travail a ainsi évolué.
Que racontez-vous aujourd’hui à travers votre art ? Je raconte des histoires. À travers mes animations j’exprime ce que je porte en moi. Ces dernières années, des évènements importants se sont produits dans ma famille. Des sentiments mitigés de toutes sortes se sont accumulés en moi. Les moyens que j’utilisais pour les faire sortir et aller mieux n’ont pas suffi. Ce sont justement mes œuvres qui m’ont servi d’outils pour pouvoir parler de ces sentiments, pour pouvoir les faire sortir et créer un dialogue avec eux.
Comment votre pratique artistique s’est-elle trans-
formée ? Les moyens utilisés ont changé ou évolué au fil du temps. J’ai commencé avec des sentiments abstraits de certains moments de ma vie dans lesquels les dimensions n’étaient pas importantes. J’ai commencé ensuite à travailler la vidéo et l’animation. Cela m’a amené à explorer divers supports. Aujourd’hui, mon œuvre est un mélange de toutes ces étapes.
Justement, avec votre œuvre Asterisco vous faites un exercice autobiographique sur votre évolution artistique dans le temps. Quelle est votre intention,
quel message voulez-vous faire passer ? Pouvoir montrer un peu qui je suis, sans avoir à utiliser de mots. C’est très difficile pour moi d’être proche des gens et d’exprimer ce que j’ai à l’intérieur. À travers mon travail, je trouve cela beaucoup plus facile. C’est pourquoi j’ai voulu faire une œuvre qui parle plus de moi, contrairement à ce que je faisais d’habitude.
Une fois l’œuvre terminée, vous êtes-vous reconnu et accepté ? A cette étape du projet, oui. Enfin, cela dépend de la façon dont le public percevra l’œuvre.
Quel rôle le public joue-t-il dans votre œuvre ?
D’une certaine manière, il fait partie intégrante de la pièce. Je m’imagine un dialogue entre les différentes composantes de l’œuvre et le public. Seulement en la regardant, en marchant autour ou même en s’asseyant pour découvrir ses divers éléments, le public participerait déjà au dialogue que la pièce propose. une fois qu’il quitte la pièce, j’espère qu’il aura rencontré une nouvelle personne.
Vers quelle direction te diriges-tu ? Idéalement j’aimerais faire du cinéma, mais d’autres voies s’ouvrent à moi depuis quelques années.
Concernant l’accompagnement des conservateurs,
qu’est-ce qui vous a plu ? Je pense que dans mon cas ce fut une partie essentielle du processus de création de l’œuvre. Si Asterisco est un dialogue entre le public et moi, alors la façon dont l’œuvre est perçue est importante ; ce qui se comprend et ce qui ne se comprend pas.
Que signifie pour vous votre sélection dans le Concours ? J’envoie des œuvres et des propositions depuis plus de 10 ans et c’est la première fois que je suis sélectionné. Cela signifie beaucoup pour moi, car j’ai une grande estime pour ce concours. De plus, le groupe sélectionné est composé d’artistes que j’admire beaucoup ; exposer avec eux est incroyable.
YOEL BORDAS
(Saint-Domingue, 1980) Artiste visuel dominicain, il a étudié les beaux-arts et l’illustration à l’école d’Art Altos de Chavón (20012003) et la publicité à l’uNAPEC (1998-2001). Lauréat du Prix de la Collection Patricia Phelps de Cisneros au XXIVe Concurso de Arte Eduardo León Jimenes
(2012), il a aussi été sélectionné à la 27ème Biennale du Musée d’art moderne de Saint-Domingue (2013). Ses expositions individuelles incluent Medidas profilácticas, à Estudio Elesiete, à Saint-Domingue (2014) ; Plan de Retiro, à Alert Art Galería, Punta Cana, (2012) et Psiquis, à Galería Funglode, Saint-Domingue (2009). Il a également participé à plusieurs expositions comme Cuestión de actitud, à ASR Contemporáneo, Saint-Domingue, ou à l’exposition collective organisée par Estudio Abierto - uRRA, durant sa résidence artistique à Buenos Aires, en Argentine.
Tela de juicio. 2020
À travers une œuvre composée de trois pièces, l’artiste se donne comme tâche d’explorer le corps masculin dans l’espace intime, questionnant les rôles de la masculinité et de la culture hégémonique, à travers l’utilisation de la peinture et des styles néoclassiques, réinterprétant le pouvoir et la dominance de l’homme à travers un nouveau récit. Pour cela, Yoel joue avec les positions utilisées dans les peintures de l’artiste français Jacques-Louis David, cherchant à redéfinir la masculinité. Il s’agit d’un exercice personnel à travers lequel il relie son existence d’homme non représenté, en utilisant des symboles rarement explorés, sous-représentés ou mal interprétés. Cette œuvre questionne sur les rôles de la peinture ; la réflexion est au centre de celle-ci.
D’où vient votre intérêt à aborder la masculinité
? La masculinité et la domination politique, deux thèmes très présents dans mon travail, sont liés mais se représentent de manière différente. Cette fois, je voulais me concentrer sur l’individu et non sur la situation. Je me suis concentré sur une vision beaucoup plus personnelle du problème du pouvoir, de l’utilisation des codes, des difficultés sociopolitiques et économiques qui sont directement liées à la façon dont les hommes non hégémoniques, ceux de la masculinité alternative, se voient. Exprimer ces types de sensibilités fait souffrir.
Quelles possibilités pensez-vous que la peinture
vous offre dans cette pièce ? La représentation de l’homme hégémonique est devenue un symbole du néoclassique, période où la peinture a exercé une influence et était un produit de son temps. Je reviens un peu sur ces débuts qui ont permis de propager l’idée du stoïcisme, du pouvoir, de la domination et de son entrave, l’éphèbe, l’homme doux ou homosexuel ; interprétation binaire de la masculinité. Je rends une sorte d’hommage à cet art iconique en changeant sa narration, en l’adaptant à notre époque. Je trouve aussi curieux que la culture populaire d’aujourd’hui soit une conséquence linéaire de ces représentations et il me semble absurde que les vertus qui ont été nécessaires pour conquérir d’autres peuples dans le passé continuent à être valorisées dans le monde de l’entreprise et du succès contemporain. Nous ignorons la partie évolutive de l’esprit et du psychique humain, qui peut reconnaître cette échelle de valeurs comme des vestiges d’une époque qui ne meurt pas car elle reste dans les structures de pouvoir et dans le récit de la culture populaire, niant souvent les réalités tangibles.
Comment votre pratique artistique est-elle liée à votre environnement ? Elle ne pourrait pas être plus pertinente : je vis dans une culture hégémonique, dans une culture qui valorise le pouvoir sur l’intelligence et qui n’arrive même pas à les différencier. L’audace est bien vue, mais pas nécessairement pour les bonnes pratiques, l’éthique, la morale ou l’ouverture aux nouvelles idées. Nous voyons comment de manière automatique, nous évitons toute expression alternative à l’hégémonie, à celle de l’homme d’une classe sociale privilégiée, en faisant en sorte que tous les autres suivent l’idée ambitieuse que l’on nous vende sans cesse dans tous les médias : le même récit archaïque, usé, qui ne permet pas la reconnaissance de la réalité physique, émotionnelle, interrelationnelle et identitaire au sens le plus large du terme.
Le rôle du public face à votre travail... Le public réfléchit face à une image chargée de réalité et à la fois ironique, en lien avec l’histoire de l’art. Dans un premier temps, le spectateur peut vouloir la rejeter car il n’est pas habituel de voir ce type de représentation de l’homme sans penser à l’homosexualité, ou au perdant, alors qu’en réalité il ne s’agit vraiment pas d’une représentation de la partie vulnérable, mais d’une invasion de l’homme sur le territoire de la femme, dans l’intimité qui n’a pas l’habitude d’être montrée.
Vous participez pour la deuxième fois à ce concours… oui, cela compte beaucoup pour moi. En quelques mots, cet espace de réflexion m’a permis d’approfondir mes travaux et ceux d’autres artistes ; valoriser la culture artistique locale m’a permis de mieux comprendre les choses et de me sentir membre de cette grande famille artistique. Nous ne sommes pas des concurrents, nous faisons simplement des propositions intéressantes qu’il me tarde de voir, de sentir, de comprendre, de lire, de toucher.
EXPRESSIONS ET PRATIQUES ARTISTIQUES CONTEMPORAINES Leandro A. Sánchez Synonyme de rupture et visionnaire dans le cadre local et régional, depuis ses débuts le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes explore la nouveauté, le risqué et le transcendantal dans l’art.
Comme s’il s’agissait d’un exercice anecdotique, se plonger dans la trajectoire du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes, c’est constater que la flexibi-
lité et l’innovation ont été présentes. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que, depuis sa première édition en 1964 jusqu’à aujourd’hui, il soit devenu l’un des principaux concours d’art d’initiative privée en Amérique latine. Ce n’est pas par hasard mais bien parce qu’il est un projet vigoureux et actuel, avec une vision claire et qu’il est capable de se transformer avec la société et, par conséquent, avec les arts visuels dominicains. Au cours de ses cinq décennies d’existence et, par conséquent, depuis ses origines, ce concours a pour objectif fondamental de promouvoir la créativité, les valeurs culturelles de la nation dominicaine, ses acteurs et la réalité sociale, reflétant ainsi l’actualité. Avant l’édition de cette année, 27 concours ont rassemblés 196 artistes lauréats et 186 œuvres au total. Son importance a été vitale pour la création de la Collection d’arts visuels Eduardo León Jimenes, qui, au fil du temps, a suscité un intérêt particulier pour des thèmes et enjeux contemporains, devenant ainsi une référence sous l’égide des nouveaux langages de l’art en République dominicaine, dans les Caraïbes et dans toute l’Amérique latine. Nous sommes face à une plate-forme qui, même si elle n’est pas la seule, est l’emblème de la persévérance, de l’effort, de l’innovation et de la résilience, surtout à travers cette 28ème version qui a réuni d’innombrables efforts de la part de tous les acteurs impliqués pour sa réalisation, même au milieu de la crise sanitaire mondiale causée par le CoVID-19. C’est pourquoi, devenir une des biennales d’initiative privée les plus anciennes de la région, avec plus d’un demi-siècle d’histoire, n’est pas le fruit du hasard.
Acteur fondamental
L’histoire de l’art dominicain contemporain est étroitement liée au Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. En effet, la volonté première de ses créateurs fut de lancer cette aventure au milieu d’une sombre crise politico-sociale : les années 1960. Ce fait constitue un acte de résistance profond ; terme que l’on associe aujourd’hui aux pratiques artistiques contemporaines, comme étant des réponses qui devrait nous guider. Dès lors et jusqu’à maintenant, cette initiative a offert un vivier de succès (et d’erreurs, typiques de tout processus de maturité), de nouveautés et un désir constant de se nourrir, de grandir et de s’épanouir. Alors, qu’est-ce qui le rend si essentiel, le convertit en thermomètre de l’actualité ? Dès le premier instant, le concours a évolué en fonction des transformations et des dynamiques du domaine de l’art. Il est à noter à cet égard que, pour répondre aux besoins du secteur artistique, sa structure s’est considérablement transformée en 2010. Cette édition a encouragé la participation des artistes à travers des dossiers contenant des propositions d’œuvres finies mais aussi des projets à réaliser. Elle invitait tous les genres à participer, proposait un suivi par les conservateurs pour les projets sélectionnés et d’attribuait trois prix égaux et distinctions spéciales sans tenir compte les techniques et des moyens. Cet engagement allait au-delà de ce que l’on connaissait traditionnellement dans le monde de l’art au niveau des biennales. Le concours rendait compte de sa vocation pour le présent et l’avenir de l’effort artistique national ; il considérait la formation comme une priorité tout comme la construction de significations collectives, pour repenser notre pays à partir de l’art et de la culture. À cela s’ajoute, édition après édition, l’abondance numérique des participants sélectionnés, à conditions égales, dans un évènement pluridisciplinaire, non seulement dans les genres et les techniques, mais surtout, du fait de la présence de femmes actrices, essentielles à la création du réseau artistique national. Finalement, il s’agit d’un clin d’œil à la diversité où des artistes émergents et de carrière professionnelle solides, redéfinissent ensemble, à partir de leurs parcours personnels, le monde d’aujourd’hui.
Un espace d’échange
Plus qu’un événement qui a lieu tous les deux ans, bien plus que des œuvres qui dialoguent entre elles sur un thème, le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes s’est donné comme objectif de promouvoir un dialogue artistique dans lequel différents points de vue et territorialités entrent en jeu, en convergence et aussi en désobéissance par rapport aux normes, à ce qui est défini comme étant valable et à ce qui est établi. Le concours est une opportunité de questionnement qui, malgré l’historique d’abandon des politiques culturelles que subit la République dominicaine, se fait sa propre place et se positionne sur le long terme. Ce qui est intéressant est que le dialogue se produit à travers la création, en recevant non seulement des œuvres terminées mais aussi des projets qui, s’ils sont sélectionnés, sont accompagnés d’un processus de conservation jusqu’à leur achèvement. Dans cet intervalle, d’innombrables idées sont échangées et nourrissent à la fois l’institution, les artistes et le public. Pour cela, des moments d’échange sont organisés à travers lesquels les artistes rendent compte de leurs processus de création, par le biais d’une analyse interne de leur œuvre, propre au programme de formation de ce concours. Ces moments de partage ont un impact positif sur les autres créateurs et participants ; de là leur incidence sur les processus de création de l’art dominicain. Au fil des années, cette expérience offre un autre regard sur la manière de comprendre le monde ; c’est précisément ici que réside sa valeur en tant qu’espace temporel, géographique et esthétique qui invite à la réflexion, s’intéressant à des concepts contemporains pertinents. Grâce au travail des artistes, des jurys et des conservateurs, l’évolution des langages
artistiques dominicains contemporains a été encouragée. Tous n’ont cessé de lutter - essayant de résister - contre une seule possibilité de définition, refusant de s’enfermer dans des paramètres prédéterminés. Ce concours rassemble des idées révolutionnaires, écrasantes, inconcevables pour l’époque, auxquelles le passage du temps a donné raison.
Champ d’action
A partir de sa 26ème édition, le concours s’élargit aux dimensions Conservation, Critique et recherche, Mobile et Caraïbes. quatre maillons par lesquels il réaffirme son attachement aux pratiques contemporaines les plus récentes. Celles-ci apparaissent avec des objectifs différents, liés à un projet commun : mettre en valeur son point de vue. Comment cela se concrétise ? En mettant en place un programme qui promeut la recherche des arts visuels dans le pays et soutient, dans le cadre du concours, la formation de conservateurs émergents tout en amenant l’art dans les espaces publics de la ville de Santiago de los Caballeros, berceau du Centro León, établissement culturel qui accueille l’exposition depuis 2003.
Trace indélébile
Historiquement, il a été affirmé que, sans les mouvements de résistance civile face à certains problèmes sociaux, la société n’aurait pas évolué significativement. Concernant l’art, cette même hypothèse pourrait être partagée, d’autant plus que, étant une activité qui implique de multiples nouveautés, la société n’est pas toujours dans les conditions idéales pour assumer ce qu’elle induit. Cependant, cela n’a pas empêché le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes de s’ouvrir à des propositions jugées comme « en avance sur leur temps », se transformant ainsi en un espace où le pluriel, le participatif et le collectif ont une place ; apportant avec eux, main dans la main avec les artistes, de nouvelles formes se connectant avec l’étranger, enrichissant ainsi la vie culturelle nationale. Cela confirme que le concours n’a pas tourné le dos à la réalité actuelle. Il s’est transformé à travers les formes et les contenus, pour devenir un point d’appui et une référence incontournable de l’art dominicain sur la scène internationale ; cela à travers différentes propositions chargées de symboles et d’originalité. De plus, il est important de remarquer que, d’une manière ou d’une autre, la Collection d’arts visuels Eduardo León Jimenes est une réflexion diasporique, car elle accueille des artistes dominicains résidant à l’étranger, qui avec leurs expériences de vie nourrissent substantiellement chaque mise en scène et servent en même temps à construire des ponts, aidant à dissoudre les barrières géographiques, historiques et sociales. À travers des pratiques artistiques traditionnelles telles que la peinture, la sculpture, le dessin, la photographie et d’autres plus actuelles telles que la performance, la vidéo et les installations, la collection contemporaine formée grâce à ce concours illustre, sans aucun doute, la portée et l’engagement de l’art dominicain contemporain. Désormais, le chemin à parcourir n’est pas facile à prévoir, comme tout dans la vie. Mais en sachant qu’à travers les participations de ces dernières années, le besoin d’innover a été mis en évidence, loin des standards établis, il est presque certain que ce concours continuera d’évoluer, apportant de nouveaux éléments, discours, thèmes et symboles et nous proposant de nouveaux regards comme il le fait depuis sa création en 1964 par M. Eduardo León Asensio. Lorsque l’on repense aux histoires multiples et simultanées de l’évolution du duo artiste-public, on voit que les années de vie du concours se sont écoulées de manière vertigineuse. Il serait trop ambitieux de vouloir passer en revue ses moments de gloire, car les cinquante-sept ans de vie de l’institution seraient difficiles à résumer. Il suffit néanmoins de rappeler que les artistes dominicains les plus connus, spécialement de la génération contemporaine, sont passés par notre concours. La 28ème édition du concours parie une fois de plus sur le changement, sur la régénération des idées à travers les expériences des artistes, principalement des jeunes et de ceux qui, pensant aussi aux spectateurs potentiels, ont travaillé avec ténacité et profondeur sur des sujets personnels, mais qui nous unissent aussi de manière subtile ou ouvertement en tant que collectif, à travers un ensemble de pratiques très hétérogènes qui réforment les idées, accordant autant ou plus d’importance au travail intellectuel et au capital social qu’à l’objet artistique. Il s’agit de repenser judicieusement la charge sociologique qui réaffirme les relations de pouvoir liées au binôme art-société.
À propos de son présent et de son avenir
Trois acteurs du système institution-art ont envisagé l’avenir du concours à partir de sa réalité actuelle. « La flexibilité et la capacité d’adaptation du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes sont des caractéristiques qui ont fait que sa structure puisse dialoguer de manière fluide et intelligente, redéfinissant constamment ce que l’art raconte et l’époque dans laquelle il est créé. Le dialogue est un défi, à la fois pour les artistes qui le réalisent, et pour la société. Le dialogue séduit le spectateur et lui donne l’impression, par conséquent, de penser le monde sous d’autres angles. C’est un espace où l’on se promène au bord de l’horizon. » Jorge Pineda, artiste visuel
« En 2010, les organisateurs du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes ont décidé d’évoluer et de répondre à la dynamique changeante que la scène de l’art contemporain connaissait en République domi-
nicaine. Pour la vingt-troisième édition du concours, le conservateur Gabriel Pérez Barreiro, l’artiste Jorge Pineda et moi-même avons été invités à être témoins et à apporter des changements substantiels au format du concours. Cette édition me semble si lointaine et en même temps quelques peu oubliée. La crise actuelle du CoVID-19 nous a apporté un nouveau besoin de réflexion sur nos espaces professionnels. Les changements de l’édition de 2010 représentent un tournant pour le concours, mais par rapport à l’avenir qui nous attend, il est important de revoir à nouveau nos manières de faire et nos pratiques, sur la forme comme sur le fond. L’une des réponses à bon nombre de nos craintes fut l’utilisation des plateformes virtuelles. Cependant, je pense que l’époque mérite plus qu’une simple adaptation à la technologie. Si nous ne parvenons pas à réfléchir de manière critique sur le véritable sens de cette crise écologique et sanitaire que nous avons provoquée en tant que société mondiale, et l’impact qu’elle aura sur nos contextes, il nous sera impossible de décider des nouvelles voies à emprunter. Je suis septique à l’idée de nous limiter à accepter, sans contester, cette nouvelle normalité. Je crois que ce qui est vraiment important pour ce projet, c’est d’envisager, encore une fois, sa transformation. Fluidifier pour évoluer. Avant de s’intéresser à la récompense, il est important de prendre très au sérieux la réflexion au sujet des conséquences qu’un projet particulier aura sur les dilemmes de la situation extrême à laquelle nous sommes confrontés en ce moment en tant que société. » rosina cazali, critique d’art indépendante et conservatrice.
« Le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes se définit, entre autres, par son engagement envers l’art dominicain, son professionnalisme, sa récurrence et sa capacité à se renouveler. En ce sens, nous pouvons dire que ces caractéristiques, au long de presque six décennies, sont devenus sa marque identitaire. La capacité d’adaptation du concours est la clé au sein de l’époque actuelle que vit l’humanité. Les nouvelles conditions imposées par la distanciation sociale sont un défi pour que l’événement d’arts visuels contemporains le plus prestigieux du pays se retrouve au contact du public. Pour cela, nous sommes convaincus que cette particularité, loin d’être un obstacle, favorisera de nouvelles possibilités et expériences de rencontre du public avec l’art ; une sorte de médiation entre réalité virtuelle et réalité physique qui facilite la connexion avec le public qui attend ce rendez-vous tous les deux ans ». Paula gómez Jorge, historienne de l’art et conservatrice indépendante
LE POUVOIR SOCIOPOLITIQUE DE L’ART
José Miguel Font L’indissociabilité entre l’art et l’homme est indéniable. Yuval Noah Harari dans son livre Sapiens. Des animaux aux dieux, explique comment la capacité de communication des sapiens, basée sur la fiction, permettait une collaboration à grande échelle qu’il met en relation avec d’autres espèces. Cette fiction fait de nous des dieux (au sens de créateurs) à travers ses différentes manifestations : religions, empires, nations, etc. C’est précisément cette capacité qui amène l’homme à représenter le monde réel dans des grottes. Ceci montre que l’art a toujours été étroitement lié à son développement évolutif. Cette dissociation entre art et humanité est ce qui, tout au long de l’histoire, a servi de témoignage anthropologique à l’étude des civilisations. Il en est ainsi en République dominicaine. Dans les vastes collections locales, nous pouvons voir comment l’art a toujours été le reflet de notre histoire mouvementée sur le plan politique, social et économique. Entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, au cours des périodes naturaliste, néoclassique et romantique, les artistes dominicains représentaient des scènes historiques, des natures mortes et des portraits. A cette époque, nos racines européennes étaient mises en évidence jusqu’à ce que, dans le premier tiers du XXe siècle, en raison des migrations résultantes des guerres et du nazisme, de nouveaux acteurs introduisirent de nouvelles tendances et formes, qui se nourrissaient de la vie quotidienne dominicaine. La dictature de Rafael Leónidas Trujillo commença en mai 1930. Celui-ci centralisa tout le pouvoir politique, économique et social et, même si le pays entier fut institutionnalisé pendant cette période, toutes les actions dominicaines étaient soumises à sa politique. Durant cette période, en guise de « nettoyage ethnique » et pour améliorer l’image du pays et de son mandat à l’étranger, à la suite du massacre des Haïtiens en 1937, il encouragea l’entrée au pays des exilés espagnols et juifs. Parmi eux, des artistes et enseignants réputés s’intégrèrent à la vie culturelle dominicaine et l’enrichirent. Manolo Pascual, José Gausachs, Antonio Prats Ventós, Joseph Fulop, Mounia L. André et José Vela zanetti, George Hausdorf, entre autres, intégrèrent les nouvelles tendances à l’art national. Les œuvres Symphonie de la Mer Caraïbe (1966) de Prats Ventós ; Sans titre (1958) de Vela zanetti ; et Marchantes (1945-1950) de George Hausdorf en sont des exemples. Les années soixante furent marquées par plusieurs événements : la mort de Trujillo, la démocratie éphémère avec l’élection de Juan Bosch et son renversement subséquent quelques mois plus tard créant un environnement politique tortueux qui déclencha une guerre civile et la deuxième invasion armée des Etats-unis. Le mouvement artistique dominicain a
joué un rôle militant, participant activement aux manifestations et à la propagande politique à travers des affiches, des pamphlets, des panneaux d’affichage... Entre 1961 et 1966, se sont succédé huit gouvernements, ce qui donna lieu à une lutte idéologique entre la gauche et la droite à travers des revendications de liberté et de justice sociale. En 1966, Joaquín Balaguer fut élu président. Il restera au pouvoir jusqu’en 1978 : période marquée par une intense répression politique que les artistes de son temps critiquaient à travers ce que l’on appelle dans le monde de l’art le réalisme social.
Le début d’un long parcours
Au sein de cette époque hautement politisée, le premier Concurso de Arte Eduardo León Jimenes a vu le jour en 1964, avec l’intention de promouvoir le travail des artistes dominicains à l’étranger. Choisir John Baur, directeur associé du Whitney Museum of American Art comme membre du jury en est bien la preuve. Le concours a cependant été interrompu entre 1972 et 1981 à cause de la situation politique du pays et d’un secteur artistique mécontent. Ceci évita que la volatilité et la corruption de l’environnement local ne se répercutent sur la scène artistique. Au cours des 12 années de présidence de Balaguer, la frustration et le pessimisme s’emparèrent de la société, comme en témoigne un communiqué de presse du 27 janvier 1967, dans lequel le président déclara : « Ce que je souhaite offrir au pays, à travers une invitation pour toutes les forces vivantes de la République, c’est un engagement dans un vaste travail de reconstruction nationale. Ce n’est pas une perspective séduisante d’une période de richesse et de prospérité, mais un mot d’ordre de lutte pour vaincre le pessimisme »1… Paroles controversées, puisque son arrivée au pouvoir s’est faite grâce à des élections qualifiées de frauduleuses et que les actions des groupes paramilitaires faisaient partie des facteurs de désespoir du moment. En regardant des œuvres comme celles de Paul Giudicelli, Sorcier déguisé en oiseau (1964) ; Déjeuner des ouvriers (1964) de Leopoldo Pérez ; Étude d’enfant avec un jouet (1964) de José Cestero ; Vendeuse de poissons (1967) d’Elsa Núñez, ou Espantajo (1969) de Ramón oviedo et en les comparant à des œuvres comme celles de Cándido Bidó, La visite des oiseaux (1981) ; Ícaro (1983) d’Amable Sterling, ou De la terre au temps I (1987) de Genaro Phillips, la question se pose : seraient-elles le reflet de cette réalité ? Dans cette atmosphère de répression, de nombreux artistes s’exilèrent à l’étranger. A ce sujet, il convient de souligner le communiqué de presse du journal El Nacional, à la suite du meurtre d’orlando Martínez : « ... La semaine dernière, orlando avait publié un article dans lequel il recommandait au président Joaquín Balaguer de quitter ses fonctions s’il ne pouvait pas se faire respecter par ses subalternes. La publication faisait allusion au retour frustré du peintre Silvano Lora, chef du Parti communiste dominicain »2. Cela faisait allusion à une participation politique active des artistes nationaux à cette époque, ce qui encouragea un nouvel art et l’utilisation de nouveaux supports. Selon les mots de l’historienne de l’art et conservatrice Sara Hermann : « Le dessin est en plein essor et gagne en notoriété. Sa facile reproductibilité et la force qu’il donnait aux mouvements sociaux nationaux des années soixante, lui a permis d’acquérir un nouveau statut dans le domaine des arts nationaux, en particulier grâce aux artistes comme Frank Almánzar, Silvano Lora, Ramón oviedo, Rosa Tavárez, Asdrúbal Domínguez et Carlos Sangiovanni. C’est à ce moment-là qu’une grande partie de la production culturelle se lia aux programmes sociaux et identitaires. Cet effort de recherche de moyens alternatifs et de discours plus pertinents façonna également l’imaginaire d’une nation différemment de celui qui ressort à travers les productions artistiques de la première moitié du 20e siècle ».3 Avec l’élection d’Antonio Guzmán Fernández comme président de la République en 1978, une nouvelle ère commence. Des artistes qui s’étaient exilés reviennent au pays avec une nouvelle vision. Ce gouvernement se caractérise par la dépolitisation des forces armées et de la police qui, comme nous l’avons indiqué, durant les douze années de Balaguer au pouvoir, se sont transformées en forces de répression. Cependant, après le passage du cyclone David en 1979 et la destruction de zones urbaines et rurales, le pays entre dans une période de crise économique qui se répercutera sur la population, en avril 1984, et ouvra la voie au retour de Joaquín Balaguer au pouvoir. Cette période se caractérise par une vague massive de migrations, le tourisme se renforce et le marché de l’art se consolide, comme l’expriment Jeannette Miller et María ugarte : « Les possessions sont polarisées, certains ont plus et d’autres moins, ce qui encourage le mouvement migratoire vers les États-unis des classes populaires et paysannes. D’autre part, l’arrivée des ouvriers haïtiens prend de l’ampleur due à la situation politique et économique du pays voisin : tous ces facteurs contribuèrent à modifier la réalité culturelle de la République dominicaine. Les années 80 se caractérisent par la consolidation d’un marché de l’art. La taille, la technique et les thèmes sont les facteurs qui font monter ou baisser le prix des œuvres. La peinture prend de l’ampleur par rapport
2 Adriano Miguel Tejada. 100 Años de Historia. 1999. Page 157. 3 Sara Hermann. “El arte tiene un presente”. Trenzando una historia en curso: Arte dominicano contemporáneo en el contexto del Caribe. 2014. Page 78.
aux autres disciplines ».4 Résultant de ces situations, des pièces apparaîtront plus tard comme celles de Raúl Recio, Elle (2000) ; de Genaro Reyes (Cayuco), Sans-papiers (2000) ; et Comme des sardines en boite (1998), de José Sejo, entre autres. Cette période fut importante pour l’art dominicain. Le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes repris vie, l’école d’Art Altos de Chavón à La Romana fut créée et le Centre d’Art nouveau de Saint-Domingue ouvrit ses portes. À une époque où les préférences des galeries établies étaient des œuvres commercialisables, le Centre d’Art nouveau et le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes apparurent comme des espaces à travers lesquels les artistes pouvaient s’exprimer en dehors des standards traditionnels. Comme exemples de la diversité des supports et de l’exploration de nouveaux moyens d’expression, nous pouvons citer Carlos Santos avec son œuvre Concrétion (1987) ; Le fantôme du monument (1986) de Johnny Bonelly ; L’officiant des mystères (1990) de Tony Capellán et Portrait d’un inconnu (1990) de Jorge Pineda. En 1996, Joaquín Balaguer cesse de dominer la scène politique. Le Parti de la Libération Dominicaine (PLD) pris le pouvoir avec une brève interruption du Parti Révolutionnaire Dominicain (PRD) entre 2000 et 2004. Dans ce contexte, les institutions gouvernementales se dégradèrent et cela entraîna, entre autres, le report de la Biennale nationale des arts visuels de 2018, alors que les œuvres avaient déjà été sélectionnées. En février 2020, à la suite de l’échec des élections municipales dans un environnement de dénonciation de fraude gouvernementale en totale impunité, le peuple et parmi eux, la classe artistique, s’est révolté à travers des manifestations massives sur la Plaza de la Bandera devant de la Commission électorale centrale. Tout ceci face à une forte menace de pandémie de CoVID-19, qui quelques semaines plus tard, entraîna la fermeture totale du pays. La classe artistique joua alors un rôle important en proposant des activités et des expositions virtuelles.
Voies inexplorées
Au début du nouveau millénaire, le marché de l’art continue de mettre en avant des thèmes très commerciaux. À ce sujet, Alexis Márquez et Víctor Martínez déclarent : « La disparition des thèmes esthétiquement agréables et commercialisables caractérise la fin du siècle et se poursuit au cours de la première décennie des années 2000. Le concours donne une place à l’art conceptuel à travers lequel la multisensorialité et la polysémie des œuvres peuvent s’exprimer. Les matériaux sont plus impor-
4 Jeannette Miller - María ugarte. 1844-2000 ARTE DOMINICANO. Peinture, Dessin, Graphisme et fresques Murales. 2001. Page 253. tants que les couleurs, les textures accompagnent la symbolique et les titres se révèlent être des éléments paradoxaux ayant une forte charge sémantique et s’ouvrant à un dialogue instantané avec le public ».5 Le Concurso de Arte Eduardo León Jimenes, qui se veut être un espace d’expression et de questionnement de l’art dominicain, s’ouvrit dans sa 18e édition, en 2000, à de nouvelles expressions telles que la gravure, la photographie, la céramique et l’installation. Les années 2010-2020 sont marquées par un boom du consumérisme et par la massification des médias numériques, dont les réseaux sociaux. De nombreux auteurs comparent cette période avec le livre de George orwell, 1984, dans lequel il décrit une société contrôlée par un gouvernement totalitaire qui surveille tout à travers des instruments qu’il appelle des télé-écrans. Le contrôle de la population est tel qu’il existe un ministère de la vérité, chargé de manipuler et de modifier les informations et les événements historiques. A travers ce livre, l’auteur semble décrire les smartphones, le ministère produirait les « fake news » qui nous parviennent quotidiennement. Les minutes de haine que le gouvernement totalitaire d’orwell permet à la population, moments d’évasion ou de catharsis, seraient comparables aux publications faites sur Twitter ou Facebook. L’artiste d’aujourd’hui est mieux informé sur les courants universels et plus connecté. Nos vies sont exposées, donc l’art d’aujourd’hui explore l’intime, la biographie ou l’universel. De nouveaux supports et de nouveaux thèmes apparaissent, renvoyant à des problèmes non résolus dans notre société tels que les problèmes raciaux, le machisme, la masculinité et tout ce qui s’ensuit. Tel un dieu créateur de nos réalités, l’artiste dominicain se confronte à de grands défis au sein un environnement local de plus en plus informé, plus universel.
Bibliographie :
HARARI, Yuval Noah. Sapiens. Des animaux aux dieux : une brève histoire de l’humanité. Editions Debate. Espagne 2014. HERMANN, Sara. « L’art a un présent. » Tressage d’une histoire actuelle. L’art dominicain contemporain dans le contexte des Caraïbes. Amigo del Hogar, Centro León. République dominicaine. 2014. TEJEDA. Adriano Miguel. 100 ans d’histoire. Editions Hoy, C. x A. République dominicaine. 1999. MÁRquEz, Alexis Brunilda - MARTÍNEz, Víctor. « Chroniques de l’art dominicain 1964-2016 ». Catalogue des œuvres du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. 2019.
5 Alexis Brunilda Márquez - Víctor Martínez Álvarez. Crónica y reflejo del arte dominicano 1964-2016. Catálogo de Obras, Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. 2019. Page 22. 259
Catalogue des œuvres du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. 26ème édition. 2016.
Catalogue des œuvres du Concurso de Arte Eduardo León Jimenes. 27ème édition. 2019.
oRWELL, Georges. 1984. Debolsillo, 9ème édition. 2013.
MILLER, Jeannette - uGARTE, Maria. 1844-2000 ART DoMINICAIN. Peinture, dessin, écriture et fresques murales. Collection Culturelle Codetel. Tome IV. République dominicaine. 2001. DE LoS SANToS, Danilo. Art et histoire de la collection d’arts visuels du Banco Popular Dominicano. Banco Popular. République dominicaine. 2013.
TÉMOIGNAGES, PROVOCATIONS ET LIENS
Programme pédagogique et médiation culturelle du 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes christian Fernandez Mirón
on me demande souvent ce qu’est la médiation culturelle et à quoi elle sert. Tout aussi souvent, je vois des gens entrer dans un espace artistique, hausser les sourcils, se retourner et sortir. Comprendre que les langages culturels ne sont pas universels, c’est s’engager avec l’époque contemporaine. De cette manière, la médiation peut être comprise comme un accompagnement, l’action de proposer à nos publics différentes approches (dialogiques, sensorielles, quotidiennes ou insolites) pour aider à combler la distance qui sépare et endommage si souvent notre relation avec les visiteurs habituels ou potentiels. une ouverture à la médiation permet aux institutions culturelles de devenir plus accessibles pour tout le monde, indépendamment des parcours ou des connaissances de chacun. Le programme pédagogique et de médiation du 28ème Concurso de Arte Eduardo León Jimenes s’inspire de la Méthodologie d’intégration des arts (MIA) conçue par la Dr María Amalia León et de ses Fiches pour le dialogue qui offrent un langage accessible, à travers différents supports et références proches de leurs publics. En tant que spécialiste de l’art et de l’éducation, l’un des plus grands apprentissages que j’ai cultivé est l’écoute. En tant qu’étranger –espagnol et blanc–, il était essentiel pour moi de comprendre le contexte avant de proposer quelque chose. J’ai également été inspiré par la puissante sélection d’œuvres abordant l’identité et la racialité caribéenne. Ces voix doivent être entendues et la médiation vise à les amplifier. La pandémie nous a obligés à éviter le contact et à explorer les possibilités du numérique. L’exposition elle-même, fermée au public pendant plusieurs semaines en raison du confinement, nous a amenés à profiter de la visite virtuelle, dans laquelle il est possible de parcourir librement l’espace d’exposition, se rapprocher des œuvres et accéder au contenu enrichi. Nous profitons de la virtualité pour travailler non seulement à partir du texte mais en maniant aussi le son, l’image, la vidéo et les hyperliens qui relient l’intérieur à l’extérieur de l’exposition. A partir d’entretiens avec les artistes, nous avons conçu trois types de supports : des témoignages, des provocations et des liens. Les témoignages sont de courts audios (accompagnés de texte, pour garantir l’accessibilité) où l’on entend la voix de chaque artiste partager quelques clés de son travail. Les provocations sont des questions ou des appels à l’action qui visent à déclencher des réflexions en pensant à trois types de publics : les enfants, les adolescents et les familles. Les liens hypertextes sont, eux, une matière supplémentaire d’élargir le regard sur la pièce en question : qu’il s’agisse d’un extrait du processus de création, du réseau social de son auteur où sa vie et son œuvre s’entremêlent, ou bien d’un support audiovisuel qui génère de nouvelles connexions... La vingtaine d’œuvres nous a fait expérimenter différents formats et possibilités, honorant toujours (et questionnant simultanément, comme nous l’enseigne la pensée critique) le discours original de chaque création. Cette collaboration n’aurait pas été possible sans l’aide précieuse de Joel Butler, de l’équipe de conservateurs du 28ème Concours et des équipes de travail du Centro León. Cela fut un réel plaisir et une expérience d’apprentissage. J’espère qu’il en sera de même pour chaque visiteur qui franchira la porte (ou la page internet) du musée et bousculera ainsi sa vision des choses.
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