6 minute read

Débat

DÉbaT Du progrès technologique, au progrès social et sociétal ?

Avec Anca Boboc, sociologue, Gilles Gateau, directeur général de l’Apec, et Matthieu Trubert, membre de la commission Document d’orientation

Advertisement

Quels leviers peut-on proposer aux Ictam pour comprendre les changements technologiques et en faire des leviers de changement, au bénéfice des salariés plutôt que des employeurs? Ouverte par Matthieu Trubert, la troisième table ronde du congrès commence par les retours d’expérience des délégués, notamment dans le secteur des sociétés d’études, de la santé et de l’accueil des usagers des services publics. Une quinzaine de participants exposent les dérives qu’ils ont observées, notamment à l’occasion de la généralisation du télétravail à partir de mars 2020. La suppression d’emplois ou leur transfert au secteur privé est un risque que relèvent plusieurs délégués du secteur de la santé. Est-il avéré que, en imagerie médicale, l’intelligence artificielle (Ia) assure un meilleur diagnostic? Et si le télétravail des cadres hospitaliers n’était que la première étape dans un processus destiné à démontrer que ces personnels ne sont pas utiles dans l’enceinte de l’hôpital, et donc qu’ils pourraient être transférés au secteur privé? Parce qu’ils accentuent encore la division du travail, les outils numériques cantonnent alors l’intervention humaine à de la vérification, des tâches simplifiées à outrance, par lesquelles c’est finalement la machine qui cadence l’exécution du travail humain. Télémédecine et outils numériques engendrent aussi perte de sens au travail quand la rencontre avec le patient se fait au travers d’un écran. Perte de sens quand le personnel soignant passe la moitié de son temps à renseigner des dossiers électroniques alors qu’il a choisi ce métier pour être auprès des patients. Dans l’accueil aux usagers (par exemple avec un contribuable venu exposer une difficulté), le chronométrage des entretiens pour ne pas dépasser cinq minutes dénature le service public et aliène les agents. Et que penser de ces applications, plateformes et autres outils numériques mal conçus, car commandés par des gestionnaires déconnectés des enjeux techniques professionnels ? Que penser de ces « solutions numériques intelligentes », davantage en phase avec la pensée libérale qu’avec les principes du service public et l’amélioration des conditions de travail? Alors que nombre de salariés aspirent au télétravail, un délégué cheminot raconte comment il défend auprès de son employeur son refus d’y recourir et son droit à la déconnexion.

Le numérique pourrait soulager la pénibilité au travail

Dans le même esprit, les délégués syndicaux de Nexity ont refusé un accord d’entreprise sur le télétravail, car il n’était pas assez protecteur des conditions de travail. Tenir une telle position les oblige à déployer des trésors de pédagogie auprès de leurs collègues salariés. Personne n’ignore plus le renforcement du contrôle social que permettent la captation et l’usage des données numériques, le repli sur la machine et la rupture des liens sociaux, alors que le numérique pourrait au contraire soulager la pénibilité au travail. «Il n’y a aucune empathie dans l’intelligence dite artificielle », regrette un délégué. «Si le capitalisme détourne le numérique à son profit, à nous de nous approprier les enjeux pour que la machine travaille davantage que les hommes », déclare une autre. «Il ne faut pas mettre à la poubelle l’intelligence artificielle, au contraire, il faut creuser le débat », réclame un troisième. Le décor planté par les congressistes dévoile aux regards les deux experts, Anca Boboc d’abord, chercheuse en sociologie chez Orange Labs et membre du conseil scientifique de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), puis Gilles Gateau, directeur général de l’Apec. « Le numérique fera ce qu’on lui fait faire ou ce qu’on fait avec, expose Anca Boboc, auteure d’un récent ouvrage, Sociologie du numérique au travail (Armand Colin). Dans les entreprises, il faut engager des discussions sur ce que l’on fait faire aux outils.» Sa réflexion tourne autour de la maîtrise des outils et, dans le contexte de massification du télétravail, de l’équilibre entre présence et distance. En premier lieu, il importe donc de comprendre la fonctionnalité des outils numériques, de les ajuster aux usages pour ensuite identifier leur valeur ajoutée selon les contextes. «L’appropriation des outils et la place qu’on leur donne dans l’entreprise, ça se travaille, insiste la sociologue. Ce qui compte, ce sont les liens que l’on met autour des outils, il s’agit de construction sociale; la dimension collective de l’appropriation est importante, notamment pour les outils numériques collaboratifs. Cela amène à la coconstruction des usages et à se poser la question des liens autour des outils.» Il est ensuite nécessaire de comparer les deux pôles du télétravail, la distance et la présence, chacun présentant des avantages. La présence permet des échanges humains sans

médiation, le corps implique une présence psychologique et affective entre les personnes. À partir de ce pôle, les échanges à distance sont le prolongement des échanges en présence. Seul le présentiel permet des échanges informels. «Mais, avec le confinement et le télétravail, on n’a plus le regard pour acquiescer, on ne peut plus se contenter de glisser un mot au voisin, pointe Anca Boboc. Des tunnels de réunions remplacent les échanges informels. » À l’inverse, la distance réduit les interruptions au travail et ouvre sur des temps de latence, temps qui permettent de construire représentations et schémas d’action. «L’équilibre entre distance et présence, la souplesse de ces équilibres dépendent des contextes et des interlocuteurs et se jouent dans l’entreprise aux niveaux collectif et organisationnel », énonce la chercheuse, soulignant le rôle de communication et de cohésion des managers. « Il ne faut pas que ceux qui sont à distance aient l’impression de manquer des opportunités et d’être moins reconnus, ajoutet-elle. Et il faut aussi penser au soutien émotionnel, car à distance on gère aussi des tensions.» Ses dernières réflexions portent sur l’intelligence artificielle et la nécessité de nourrir tout algorithme des bonnes données afin que la machine opère les rapprochements attendus, des rapprochements attendus parce que conçus par des humains. «Dans tout ce qui se joue avec le numérique, l’humain doit être partout», conclut Anca Boboc.

La distance et la présence offrent chacune des avantages

Le directeur général de l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), Gilles Gateau, se veut rassurant à propos de l’emploi des cadres du secteur privé. Même si, ces dernières décennies, la numérisation et l’automatisation ont

“il faut eNgager des discussioNs sur ce qu’oN fait faire aux outils. il importe doNc de compreNdre la foNctioNNalité des outils Numériques, de les ajuster aux usages pour eNsuite ideNtifier leur valeur ajoutée seloN les coNtextes. daNs tout ce qui se joue là, l’humaiN doit être partout.

détruit des emplois d’exécution, il ne constate pas de ralentissement de la création d’emploi des cadres du privé, qui sont passés, en trente ans, de 2 à 4 millions. « En 2020, l’Insee indique pour la première fois qu’il y a davantage de cadres que d’ouvriers en France, indique-t-il. Il y a eu un trou d’air avec la crise, mais, depuis l’été 2021, on observe un rattrapage et on s’attend, en 2022, à battre le record d’embauche de cadres, 290000 embauches en 2019.» Gilles Gateau est catégorique: «L’Ia ne remplace pas les emplois, le solde reste positif.» Cette dynamique engendre des tensions sur les recrutements. « Les consultants de l’Apec observent une aspiration des cadres sur le sens du travail, poursuit-il. Pour attirer les compétences dont elles ont besoin, les entreprises ne vont pas pouvoir ignorer ce phénomène, qui devient un critère de choix pour les cadres.» Les entreprises doivent aussi se positionner sur le télétravail de cadres qui aspirent à son développement et se trouvent non seulement devenir télétravailleurs, mais managent aussi des équipes à distance. «On voit certaines entreprises qui veulent faire disparaître des postes de coût, comme celui des locaux, confirme le directeur de l’Apec. Ou d’autres qui recherchent l’accord le moins disant sur le télétravail, mais, entre les deux, il y a un espace de négociation.» Il prévoit l’ap-

This article is from: