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Du progrès technologique, au progrès social et sociétal ? Avec Anca Boboc, sociologue, Gilles Gateau, directeur général de l’Apec, et Matthieu Trubert, membre de la commission Document d’orientation
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uels leviers peut-on proposer aux Ictam pour comprendre les changements technologiques et en faire des leviers de changement, au bénéfice des salariés plutôt que des employeurs ? Ouverte par Matthieu Trubert, la troisième table ronde du congrès commence par les retours d’expérience des délégués, notamment dans le secteur des sociétés d’études, de la santé et de l’accueil des usagers des services publics. Une quinzaine de participants exposent les dérives qu’ils ont observées, notamment à l’occasion de la généralisation du télétravail à partir de mars 2020. La suppression d’emplois ou leur transfert au secteur privé est un risque que relèvent plusieurs délégués du secteur de la santé. Est-il avéré que, en imagerie médicale, l’intelligence artificielle (Ia) assure un meilleur diagnostic ? Et si le télétravail des cadres hospitaliers n’était que la première étape dans un processus destiné à démontrer que ces personnels ne sont pas utiles dans l’enceinte de l’hôpital, et donc qu’ils pourraient être transférés au secteur privé ? Parce qu’ils accentuent encore la division du travail, les outils numériques cantonnent alors l’intervention humaine à de la vérification, des tâches simplifiées à outrance, par lesquelles c’est finalement la machine qui cadence l’exécution du travail humain. Télémédecine et outils numériques engendrent aussi perte de sens au travail quand la rencontre avec le patient se fait au travers d’un écran. Perte de sens quand le personnel soignant passe la moitié de son temps à renseigner des dossiers électroniques alors qu’il a choisi ce métier pour être auprès des patients. Dans l’accueil
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aux usagers (par exemple avec un contribuable venu exposer une difficulté), le chronométrage des entretiens pour ne pas dépasser cinq minutes dénature le service public et aliène les agents. Et que penser de ces applications, plateformes et autres outils numériques mal conçus, car commandés par des gestionnaires déconnectés des enjeux techniques professionnels ? Que penser de ces « solutions numériques intelligentes », davantage en phase avec la pensée libérale qu’avec les principes du service public et l’amélioration des conditions de travail ? Alors que nombre de salariés aspirent au télétravail, un délégué cheminot raconte comment il défend auprès de son employeur son refus d’y recourir et son droit à la déconnexion. Le numérique pourrait soulager la pénibilité au travail Dans le même esprit, les délégués syndicaux de Nexity ont refusé un accord d’entreprise sur le télétravail, car il n’était pas assez protecteur des conditions de travail. Tenir une telle position les oblige à déployer des trésors de pédagogie auprès de leurs collègues salariés. Personne n’ignore plus le renforcement du contrôle social que permettent la captation et l’usage des données numériques, le repli sur la machine et la rupture des liens sociaux, alors que le numérique pourrait au contraire soulager la pénibilité au travail. « Il n’y a aucune empathie dans l’intelligence dite artificielle », regrette un délégué. « Si le capitalisme détourne le numérique à son profit, à nous de nous approprier les enjeux pour que la machine travaille davan-
tage que les hommes », déclare une autre. « Il ne faut pas mettre à la poubelle l’intelligence artificielle, au contraire, il faut creuser le débat », réclame un troisième. Le décor planté par les congressistes dévoile aux regards les deux experts, Anca Boboc d’abord, chercheuse en sociologie chez Orange Labs et membre du conseil scientifique de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), puis Gilles Gateau, directeur général de l’Apec. « Le numérique fera ce qu’on lui fait faire ou ce qu’on fait avec, expose Anca Boboc, auteure d’un récent ouvrage, Sociologie du numérique au travail (Armand Colin). Dans les entreprises, il faut engager des discussions sur ce que l’on fait faire aux outils. » Sa réflexion tourne autour de la maîtrise des outils et, dans le contexte de massification du télétravail, de l’équilibre entre présence et distance. En premier lieu, il importe donc de comprendre la fonctionnalité des outils numériques, de les ajuster aux usages pour ensuite identifier leur valeur ajoutée selon les contextes. « L’appropriation des outils et la place qu’on leur donne dans l’entreprise, ça se travaille, insiste la sociologue. Ce qui compte, ce sont les liens que l’on met autour des outils, il s’agit de construction sociale ; la dimension collective de l’appropriation est importante, notamment pour les outils numériques collaboratifs. Cela amène à la coconstruction des usages et à se poser la question des liens autour des outils. » Il est ensuite nécessaire de comparer les deux pôles du télétravail, la distance et la présence, chacun présentant des avantages. La présence permet des échanges humains sans OPTIONS N° 671 / NOVEMbre-DÉCEMBRE 2021