VOLUME N° 0, NOVEMBRE 2009
IMPRIMÉ À 582 EXEMPLAIRES
COSA MENTALE CARNETS D’ARCHITECTURE
#0 ET DE RESISTANCE
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EUR €4.00
PARTENAIRES - EDITORIAL
La présentation publique de la revue Cosa Mentale aura lieu le lundi 9 Novembre à partir 19h dans la librairie Ofr, 20 rue Dupetit-Thouars, Paris, 75003. Métro Temple, République ou Fille du Clavaire.
COMITE DE REDACTION • Membres fondateurs: Simon Campedel, Frederic Einaudi, Mathias Gervais de Lafond, Maxime Gil, Baptiste Manet, Claudia Mion, Mélanie Délas, Simon Vergès. • Membres invités: Anthony Rodrigues, Adriana Patrascu, Hugo Vergès • Contact : contact@cosamentale.com • Site internet: www.cosamentale.com • Adresse postale: COSA MENTALE ENSA Paris Belleville 60 Boulevard de la Vilette 75019 Paris • Imprimé par l’association Cosa Mentale à l’école d’architecture de Paris Belleville. Tous droits réservés.
COSA MENTALE - REVUE DE L’ECOLE D’ARCHITECTURE DE PARIS BELLEVILLE
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DE LA NÉCESSITÉ D’UN MANIFESTE Lettre aux architectes concernés
J N’EST PAS L’ETRE. amais encore l’architecture n’a connu telle crise d’identité. L’observer s’enliser sans réagir nous est insupportable. En entrant dans le moule de la culture de masse, l’architecture contemporaine s’est enfermée dans le rôle que veut bien lui donner la société d’acculturation qui l’accompagne. Ce mécanisme a abouti à un appauvrissement net de la production architecturale, les images prenant, elles, toujours plus d’importance dans le “débat”.
Cet appauvrissement est le résultat d’un système qui est incompatible avec la culture. Les mécènes d’aujourd’hui ne sont plus les hommes de culture qu’ils ont été durant toute l’histoire jusqu’aux années trente: ce ne sont plus que de grands entrepreneurs qui n’ont souvent qu’une maigre connaissance de l’histoire de l’art et de l’architecture. Or l’architecture ne peut se borner à devenir l’image de marque de certaines grandes firmes et à glorifier l’économie de marché. Cet appauvrissement se ressent à travers la multitude d’images que nous renvoie la production contemporaine. La société de masse est séduite par le spectaculaire des grands gestes et, dans le vacarme des médias, dans l’infinie variété des opinions, des projets et des mots, tout reste indistinct dans un vaste silence : à voir trop de choses, on n’y voit plus rien. Peu à peu disparaissent les outils fondamentaux de l’architecture au profit des images. Le plan et la coupe, outils universels, précis et clairs, sont aujourd’hui en marge dans les présentations de concours, dans les revues et livres d’architecture, remplacés par des images de synthèses qui laissent une large part à l’aléatoire et à la séduction. La technique a offert aux architectes des libertés immenses, mais en trop peu de temps. De cette façon ils n’ont pas eu le temps de les apprivoiser. Elle s’est donc transformée en l’outil d’une
démonstration incohérente entre la structure et la peau des bâtiments, favorisant ainsi tout un élan vers une architecture spectacle, vers une architecture qui veut nous faire habiter des sculptures. Les architectes qui s’inscrivent dans cette société et ce culte de l’image ne font qu’exprimer leurs individualismes pour tenter d’élever leur production au rang d’œuvre d’art. Cette démarche ne s’inscrit pas dans une vision de l’Architecture qui dialoguerait avec l’histoire, mais dans l’affirmation de leurs «moi» dans un présent immédiat.
«Ma lutte contre les amis sera la lutte contre leur ignorance; non que je sache quelque chose, mais parce que je sais que je ne sais rien». LE CORBUSIER Nous voulons ici réintroduire le fait que l’Architecture est Cosa Mentale (ce qu’elle a toujours été, d’Alberti au Mouvement Moderne); qu’elle est plaisir de réflexion et de pensée ; que les questions à résoudre sont éternelles et n’ont que faire des histoires de modes ; que l’architecture seule perdure. Nous partons en croisade pour redonner toute sa dignité à l’Architecture, pour lui rendre sa vérité afin de tendre vers son essence : nous abriter et nous émouvoir. Il est temps de se rassembler autour d’une cause commune. Nous nous faisons les porte-paroles d’une Architecture qui pour nous fait sens, et qui reste encore trop marginale au profit d’une architecture qui attire le regard des masses et qui ne travaille que pour elle-même. Une volonté commune existe. Cosa Mentale en est une expression.
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AVANT PROPOS - SOMMAIRE
COSA MENTALE «L’art n’est point, comme plusieurs l’imaginent, une chose mécanique, mais une chose mentale, cosa mentale.» Leonardo da Vinci «Le dessin sert à formuler l’idée, ne pas dessiner mais voir d’abord le projet; dans son cerveau; le dessin n’est utile que pour aider à la synthèse des idées pensées.» Le Corbusier «L’architecture est un rituel, une question éthique, non esthétique, une question mentale, c’est un instrument, elle n’a pas de temps, elle détermine le contexte.» Livio Vacchini
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IL MIO CLIENTE. RACCONTO BREVE PENSER L’INUTILE par Livio Vacchini
à propos de Livio Vacchini, Casa Vacchini, Costa (TI), 1992
UN PIED SUR MAIS SENSIBLE
à propos de Eduardo Souto De Moura, Stadium, Braga (P), 2003
ÉTHIQUE DE LA MODIFICATION
à propos de Luigi Snozzi, Estensione del Convento di Monte Carasso (TI), 2001
ACCEPTER SON EPOQUE SANS ETRE LA VICTIME DE SON TEMPS
à propos de Georges-Henri Pingusson, Mémorial de la déportation (FR), 1962
DANS LE SILENCE
à propos de Peter Zumthor, Feldkapelle Niklaus Von Flue, Mechernich (D),2006
CONSTRUIRE UNE LIMITE Anthony Rodrigues, Projet de fin d’études, ENSA Paris Belleville, 2009
LE CULTE DU MOINS FAIRE DU MODERNE CE N’EST PAS L’ETRE UN AUTRE REGARD philosophes, photographes, designers, journalistes, cinéastes, sociologues, historiens, ...
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IL MIO CLIENTE. RACCONTO BREVE.
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IL MIO CLIENTE. RACCONTO BREVE. Livio Vacchini
Ce texte de Livio Vacchini, jamais encore publié en français1, est une fiction. C’est le recit de sa rencontre avec un client imaginaire auquel il présente pédagogiquement sa vision de l’acte de projection. C’est un témoignage de la difficulté de penser librement de la part d’un architecte qui doit faire face, en plus de la difficulté de son métier, à la force impitoyable de l’ignorence et de la mauvaise foi. Dans l’oeil de Vacchini, toujours calme et patient, on perçoit tous les freins qui le gênent dans sa réflexion, mais aussi une croyance toujours fervente dans l’importance du rôle de l’architecte, et une volonté de se confronter aux questions les plus difficiles pour que l’histoire de l’architecture reste éternellement en mouvement. COSA MENTALE
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e l’attendais vers dix heures avec curiosité et impatience. Quand je l’ai vu, j’ai été surpris parce que je ne l’imaginais pas avec une moustache noire, un pantalon rayé et l’air aussi jeune et désinvolte. Pour lui, le choix de l’architecte avait été une question sentimentale. Quand il était enfant, son oncle Giaccomo lui parlait souvent de la pèche à la truite et des journées ensoleillées passées au bord du lac avec le pharmacien Vacchini, mon père. Ce souvenir lui avait fait prendre la décision de venir à moi plutôt que d’aller chez quelqu’un d’autre. Il était propriétaire d’un morceau de terrain à la limite du village. Il avait un peu d’argent et il voulait tout de suite une maison avec un séjour, une salle à manger, une cuisine agréable et trois chambres. C’était tout, il sourit. Il était sympathique et j’ai eu le désir de lui être utile. Pour casser la glace, je commençais par une question stupide qui concernait son mode de vie, question à laquelle, par chance, il n’a pas pu répondre. En effet, je savais bien que le dessin de la maison n’avait rien à voir avec la façon de vivre de mon client et je lui dis : ‘La forme ne naît pas de la fonction. Au contraire, l’architecture existe
seulement quand les nécessités d’ordre pratique se transforment en nécessités d’ordre spirituel. J’ajoutais que l’architecture est une chose inutile’. Il réagit à mes mots en changeant de position sur la chaise et en me regardant avec une expression triste. Est-ce qu’il avait choisi le bon architecte? Qu’est-ce qu’il allait raconter à sa femme au déjeuner ? Sa gêne me mortifia. Je cherchais tout de suite à le rassurer en lui disant que clairement ses besoins auraient toujours été au centre de mes préoccupations, même si le rôle de l’architecte consiste en transformer ces besoins concrets en valeurs spirituelles. Il eut un soupir de soulagement, et sur ces bons mots, il me tendit la main et partit. Dans la pièce persistait un léger parfum d’après-rasage. J’ouvris la fenêtre en pensant sérieusement à la maison que j’allais pouvoir dessiner. Le projet que je lui présentais quelques semaines plus tard lui plut beaucoup, même si le dessin qu’il avait devant lui n’était en rien ce qu’il avait imaginé. Je lui demandais : ‘Qu’est-ce que vous aimez? J’aime bien le dessin en lui-même, sa géométrie, sa clarté, mais j’aime surtout ce
1. Texte original paru dans: Livio Vacchini, Centro Servizi, Anfione & Zeto, n°16, Tema - Armonia, Padova, 2003 Traduction de SC et CM COSA MENTALE
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que vous me racontez. Vous savez, moi je ne sais pas lire un plan, je ne sais pas imaginer la réalité, quelle qu’elle soit. Moi non plus, je lui dis. Quand je suis avec un dessin, même jour et nuit, je ne sais pas imaginer beaucoup plus que ce que vous voyez vous. J’ai compris que l’architecture vit deux moments différents : le dessin et la réalisation. Entre eux, il n’y a rien. D’un côté le monde des intentions, de la pure spéculation. De l’autre côté, l’infinie variété de la nature. Personne ne peut imaginer l’œuvre terminée, même pas celui qui l’a conçue. Plusieurs fois la réalité est très différente de ce qu’une lecture attentive des plans laissait supposer. D’un côté il y a les limites de la technique de représentation et le peu de possibilité d’imagination du cerveau humain, de l’autre côté il y a le miracle du faire et de l’incommensurabilité du monde qui nous entoure. Il me regarda amusé et il me dit :’Vous savez que vous êtes un sacré type ! Je parle avec un homme de métier, un de ceux qui savent faire, et il me dit qu’il est incapable d’imaginer, il me dit qu’il est aveugle comme moi ! J’ai envie de rigoler si je pense à la fable du chat et du renard. Dites-moi, pourquoi vous ne me proposez pas une maison comme il y en a beaucoup, facile à imaginer, autant pour vous que pour moi ? Je crois que votre question est mal posée, j’ai répondu. Heureusement dans ce monde, rien ne peut être répété. Même la copie la plus parfaite est différente de l’original, et chaque fois qu’on fait quelque chose, on fait une chose nouvelle. Elle est nouvelle parce que le faire se concrétise toujours et seulement à travers un raisonnement de type critique. Construire signifie opérer dans le monde de l’art, ce monde n’est pas quelque chose de fixe mais un groupe d’œuvres qui bougent dans le temps. Des choses qui, dans une époque précise apparaissent extraordinaires, disparaissent pour laisser la place à d’autres qui, en gagnant l’obscurité apparaissent toujours plus lumineuses depuis notre point d’observation. Ce mouvement continu est créé par l’apparition de chefs-d’œuvre nouveaux et authentiques qui, avec leur présence modifient la structure du monde de l’art. Il n’y a pas un passé, il n’y a pas un présent. Chaque construction, bonne ou mauvaise qu’elle soit, présuppose une autre dont elle est la critique. Vous proposer une maison comme toutes les autres voudrait dire nier chaque valeur de notre savoir faire. Il y eut un moment de silence, et je sentis le regard
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de mon client parcourir rapidement, de la tête aux pieds, chaque partie de mon corps. Il dit :’Vous ne voudriez pas soutenir que pour être architecte il faudrait être une espèce de monstre omniscient, un philosophe, un critique, un théoricien,... Non, ça ne peut pas être aussi difficile ce métier, des monuments très beaux il y en a partout, il suffit de regarder dans les livres ! Et non, je dis. Les œuvres de qualité sont très rares, toutes les villes du monde sont faites de constructions sans valeur, l’architecture est une exception. Par contre, ce que vous dites sur le métier d’architecte est vrai : c’est un métier très difficile, et plus le temps passe, et plus les exigences de type critique et philosophique sont importantes. Travailler par intuition devient toujours plus difficile. Ce n’est pas la mémoire ni le souvenir qui sont au centre de notre travail, mais la participation critique à la transformation du monde des formes dans le temps. Je lui expliquais que c’est pour cette raison que mes dessins apparaissent aussi abstraits et rigoureux. Mon client ramassa allègrement les feuilles dispersées sur la table et, heureux, il courut à la maison prêt à affronter la perplexité de sa femme. Quelques jours plus tard il m’appelait : ‘Tout va bien, continuez, présentez les plans pour obtenir le permis de construire. Dès que j’eu exposé le projet à la mairie, il suscita une réaction violente du Professeur. Pour lui il s’agissait d’une offense au bon sens commun, un attentat à notre identité. Il s’opposa au permis, comme c’était son droit. Mais quelle était sa philosophie ? Le Professeur s’opposait aux excès de l’urbanisation, au classicisme, il prêchait une architecture vernaculaire avec un vocabulaire libéré, ce que la symétrie ne permettait pas. Il se battait en faveur de l’utilisation de matériaux naturels, de la conservation de l’échelle des rapports et des dimensions. Le Professeur voulait qu’en pénétrant l’esprit d’une région, en individuant les constantes, en étudiant les typologies on arrive a trouver les modèles abstraits immuables dans le temps, qui ne dépendent pas de l’évolution technique et sociale, des modèles à utiliser pour toutes les nouvelles constructions... Mon client m’interrompit en disant : ‘Mais tout cela n’est-il pas correct? Non, je lui dit, c’est une voie sans issue, le régionalisme a eu son moment de gloire au siècle dernier, quand les expérimentations dans ce sens étaient nombreuses. Malheureusement, ce qu’il s’est passé, c’est qu’au premier impact avec la complexité du réel, le régionalisme est resté sans fondement théorique
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et au cours du temps il s’est réduit à la forme du toit, à la dimension des fenêtres, à la couleur de l’enduit. Les architectes ont su qu’il ne fallait pas poser le problème dans ces termes mais plutôt dans la modification et la réinterprétation. Aujourd’hui, le régionalisme ne vit que comme contrôle administratif, ou comme étendard pour les politiques protectionnistes. Cinq années passèrent pendant lesquelles notre projet parcourut l’itinéraire bureaucratique, et je ne raconte pas toute l’histoire. Finalement, on a gagné, mais avec des conditions sans lesquelles la maison ne devait pas se faire. Durant ces cinq années je n’ai parlé avec mon client que par téléphone, et quand je l’ai vu arriver dans mon agence, je l’ai trouvé vieilli. Moi aussi je l’étais, mais le plus vieilli c’était le projet de la maison. ‘Il faudrait changer quelque chose, il me dit : par exemple, cette fenêtre qui regarde le jardin là-bas, sur la droite n’est plus possible : ils ont construit une maison... Et en plus le règlement à été changé lui aussi... Cher architecte, que faiton? Recommencer du début, il n’y a rien d’autre à faire. Ce que j’avais appris durant ces cinq années d’attente avait rendu mon travail encore plus difficile. J’avais découvert de nouveaux problèmes, et je voulais en affronter d’autres encore plus complexes. J’ai travaillé beaucoup, mais le projet prenait forme difficilement, il m’apparaissait toujours plus moche. Mais ce mauvais projet m’apprenait beaucoup et je ne pouvais pas m’en éloigner. Beaucoup de temps passa avant que je puisse montrer le projet à mon client qui l’accueillit avec résignation, parce qu’il avait confiance en moi, comme il dit. Finalement, il me demanda: ‘Qu’est-ce qui vous fait avancer, quelle est cette passion, a quoi voulez-vous arriver ? À quoi croyez vous ? Je lui répondis que je faisais l’effort d’inventer des questions qui avaient du sens pour la discipline en général, que je n’aimais pas l’épisode ni la trouvaille. Que je faisais de la rigueur la qualité essentielle du faire, que je ne m’appliquais pas a perfectionner une façon de construire traditionnelle, mais que je cherchais de nouveaux horizons spatiaux grâce à des techniques modernes appliquées à des problématiques anciennes. Et que je me posais des limites, que je cherchais à me concentrer sur un problème à la fois seulement en faisant l’effort de perfectionner, préciser, parce que plus l’œuvre est limitée, plus elle est libre. Que j’aspirais à l’abstraction, à la radicalisation du système constructif, à la forme cristalline. Je lui expliquais
que le faire est gouverné par des principes et par des règles, où la règle n’est pas une recette mais une nécessité quotidiennement réinventée. Plus généralement, je lui dis que je m’identifiais à un éternel effort de perfectionnement et qu’en retour, la discipline peut me transformer moi-même. Il me salua avec une cordialité particulière, comme si c’était devenu un ami. Il partit avec le nouveau projet sous le bras. J’étais heureux. Je ne l’ai revu que beaucoup de temps plus tard. Il était habillé avec une veste claire et des chaussures jaunes. ‘Il y a deux ans, j’ai changé de vie, me ditil. Je vis avec une autre femme, je ne suis plus celui d’avant, j’ai besoin de sûreté mais aussi de confort pour accueillir mes amis et mes nouvelles connaissances’. Il avait vu une maison très belle et ancienne, dans laquelle les valeurs dont je lui avais parlé durant notre première rencontre étaient présentes, à toucher, déjà concrétisées, avec un coût sûr, sans traverser les tourments, sans le danger d’être critiqué par tous, sans risque. Et en plus il avait entendu dire de plusieurs personnes, même célèbres, que l’homme moderne a été capable de tout sauf d’améliorer son habitat, sa ville, son environnement... Je lui répondis que tout cela n‘était pas vrai, que renoncer comme ça au nouveau sans raison, par commodité, aurait signifier renoncer à la vie, à la transformation de nous-même, et je lui dis que la maison qu’il voulait acheter était sombre, laide, et que j’étais capable de mieux faire. J’aurais pu lui en construire une faite de seule lumière et ça, sans dépenser beaucoup d’argent. Oui, d’accord, il avait raison, le Professeur aurait de nouveau été contre ce nouveau projet, on aurait encore eu l’avocat au milieu, et ça aurait été un moment un peu frustrant, la sensation d’avoir travaillé beaucoup pour rien, se mesurer à nouveau avec l’ignorance et la mauvaise foi. Non, toutes ces difficultés n’auraient pas été suffisantes pour nous enlever l’envie de penser à une maison lumière et structure, la construire, y habiter dedans, et avec le temps la transformer, la comprendre, la transmettre comme un signe témoin de notre façon d’être. Ma véhémence, ma foi, le toucha et pendant un instant, je cru, heureux, l’avoir convaincu. Et pendant qu’il partait j’étais déjà en train de penser comment j’aurais pu préciser mon projet. Depuis ce moment-là, sont passées beaucoup d’années, et je ne l’ai jamais revu. Livio Vacchini
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Livio Vacchini, Casa Vacchini, Costa (TI), 1992
Chaque projet de Livio Vacchini est un prolongement d’une recherche intemporelle de perfection. Cette maison, sa propre maison secondaire à Costa participe de cette recherche et a sa place dans la chaîne réflexive continue qu’est l’ensemble de son travail. C’est une petite maison dans la pente de Costa, au-dessus de Contra, qui domine le Lac Majeur du Canton Tessin. C’est un bâtiment très modeste dans sa forme, sans effet, sans recherche de représentation ni de démonstration, mais très fort par sa signification et sa présence. Cette maison fait corps avec la vallée qu’elle révèle. C’est un vide parallélépipédique pris entre un socle monolithique et une dalle rectangulaire de 53 cm portée à ses extrémités par 6 piles de 113x53 cm. C’est cette structure, à la fois élémentaire dans sa pensée pure et complexe dans son calcul, à la limite des possibilités techniques contemporaines de sa construction, qui fait l’unité des deux éléments que sont la masse de vide et la masse de béton qui la supporte.
Penser l’inutile. «Mai cosmesi. No al vernacolare, al rustico, al kitsch, producono solo emozioni edulcolorate, seduzioni de pastericceria». Un monolithe. Planté dans le sol il fait la vallée. Le geste est unique qui élève ces six stèles, qui les arrache au sol. Ce geste dont aucune trace d’effort ne subsiste, semble être une évidence. Livio Vacchini est un architecte archaïque. Comme Mies il porte toute son attention aux questions éternelles de l’architecture, celles qui dépassent le programme. Il critique les Grecs, les Egyptiens et Sinan pour construire une histoire pratique de l’architecture qui dépasse le temps. C’est ainsi qu’il façonne son credo. Par une remise en cause permanente de sa propre façon de travailler. Sans jamais renier ce qu’il a fait avant, il tente sans cesse de reformuler les questions. Car quand la question sera bien posée, la réponse ne sera plus très loin. Le projet construit doit être lu comme le document le plus complet de son travail à un moment donné, comme une expression parmi d’autres (dessin, texte) du credo : le projet exprime quelque
chose. La maison nous dit qu’elle est là, qu’elle est orientée donc qu’elle est un bâtiment privé, qu’elle offre un espace de qualité aux gens qui l’habitent sans être à leur service, qu’elle arrive à transformer leurs nécessités d’ordre pratique en valeurs spirituelles, qu’elle est une unité. Livio Vacchini a conscience de participer à un rituel. Car être archaïque veut dire travailler à refaire ce qui a déjà été fait : chercher des réponses à des questions qui sont demeurées les mêmes. «Rien de nouveau sous le soleil» dit Benda. Seul le regard change. Vacchini nous montre ici comment il participe à une chaîne de projets, une chaîne qu’il a d’ailleurs lui-même reconstituée dans Capolavori. Mies attaque le Parthénon, alors il attaque Mies. Mais, tout comme Mies parle grec, il prend les mots de Mies pour porter cette attaque. Et sa colonne à lui est profilée dans la pierre, et marquée d’une ombre rouge. Et elle se transforme en pile, elle est un fragment d’un mur qui s’ouvre à la lumière. Le mur qu’élève Vacchini à Costa nous donne une leçon, car il repose la question de la colonne : l’ordre qu’elle impose est-il toujours justifié ? L’ordre classique est une division, une
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partition, qui est le résultat d’un ‘mouvement de la structure’, celui que raconte Kahn. Vacchini nous montre qu’il en existe un deuxième, celui de revenir à un mode de pensée encore plus ancien. La maison de Costa porte en elle ces deux mouvements. Cette dualité qu’il concède encore aux Grecs il la dépasse finalement à Losone, et la structure se fond dans la lumière pour rayonner (bâtiment public). Tout est dans la pensée, tout est dans l’idée. C’est l’idée qui fait la continuité entre les deux temps du projet. Car il y a bien deux temps dans le projet, un graphique et un physique. Le graphique, le dessin, est une pure ‘spéculation’. Seule la construction révèle la vraie matière, la vraie lumière. Seule la construction révèle l’architecture. Mais la ‘spéculation’ est nécessaire. Elle est une expression du credo à part entière, et en tant que telle elle est une clarification de la pensée. Elle est la mesure de l’espace, elle construit les proportions. Le dessin pose les données du problème et construit la théorie pour le résoudre. Il pose les règles caractéristiques du projet, celles qui vont faire que le calcul est différent à chaque fois. Il est la capacité à extraire la règle des données, à réagir à un site, à une histoire, à une forme et au hasard. C’est parce que le calcul change à chaque projet qu’il peut nous révéler ce qui perdure, ce qui est invariable.Vacchini dit ‘spéculation’ pour faire bien sentir l’indépendance qui existe entre projet physique et projet graphique. Mais il faut rajouter que tous deux sont des expressions à part entière du credo. Chaque dessin est un projet. Nous avons joint à ce texte deux dessins. Le dessin 1 (p.10) nous montre ce qui est construit, ce qui va exister, nous montre comment faire et donne les mesures. Le dessin 2 (p.12) nous montre une autre réalité que ce qui est construit. C’est une vision a posteriori, après que le projet réalisé a à son tour modifié le credo. Ce dessin nous montre un idéal. C’est une nouvelle construction, qui doit être dissociée de la maison en elle-même (même si elle en garde des ‘traces’) : les deux structures sont seules à construire l’espace, et totalement dissociées, aucun contact, chaque espace à sa structure dans une hiérarchie parfaite entre espace servi et espace servant. Le dessin 2 est déjà sur le chemin de Losone ! La maison de Costa est une étape décisive dans la recherche de la perfection qui sera atteinte par la construction du gymnase. Le dessin pose la question de l’orientation. La maison veut être un monolithe. Oui, mais un
monolithe orienté. La matière est orientée par la structure. Et le chantier est dirigé par l’ordre de la pensée : «modifier la croûte terrestre, s’élever et couronner vers le ciel» La structure donne au bâtiment son statut : c’est la structure qui nous dit de la maison qu’elle est un bâtiment privé. Le choix de la grande portée est justifié. Ici elle projette celui qui l’habite dans la vallée, le suspend dans le paysage. Sans effet, sans distance et sans précaution. On cuisine, on mange, on dort, on lit exactement entre le ciel et la terre. Le classicisme pur des premiers projets n’est pas oublié, il est dépassé. Il est dépassé par la nécessité d’atteindre l’abstraction : l’abstraction qui vient du calcul, l’abstraction qui n’est pas un objectif a priori, mais la meilleure réponse à la nécessité de l’inutilité, l’abstraction comme permanence, qui lisse les traces, les marques, les modes qui sont autant de prises pour le temps, qui confond les joints, parfois dans l’ombre, parfois dans la lumière. On ne lit alors plus que l’ombre et la lumière sur la matière. L’effort a quasiment disparu. Et seul le toit, par la précontrainte, le garde en mémoire. L’abstraction de la perfection nous fait confondre le projet avec une œuvre d’art - art comme il existe là où il a une soif insatiable pour la vérité -: nous ne percevons plus que l’inutile, la nécessite programmatique nous semble futile devant l’éternité de la forme qui est à la fois un monolithe et un trilithe. C’est le seul ordre valable pour faire partie de la vallée. Le dogme se construit. L’architecture est vivante et elle est un jeu. Mais un jeu exigeant, qui n’épargne pas le joueur, qui l’implique, le transforme en fonction de sa propre conscience, et du travail. L’architecte est vivant ! «L’homme naît multiple, il meurt un. Je suis entouré de bruit. Je ne veux plus/pas entendre le bruit. Je cherche le un. A devenir un. A faire un bâtiment qui soit un, où espace, lumière, matière, structure soient un, unifié». «Aujourd’hui, donc, de quoi l’architecture doit-il s’occuper ? De quoi ? Pas du bruit, des odeurs, du minimalisme... de la mode. De quoi sinon de la beauté, de l’éternité, du monument... de ce qui est difficile». Sans vouloir atteindre tout le monde, Livio Vacchini a avancé avec modestie, conscience et persistance. Avec régularité, il a agi dans «l’exactitude, la modestie, la précision». Et l’architecture s’est enrichie de son travail. SC
p.10: Plan d’exécution redessiné par SC à partir de la monographie Livio Vacchini, Sous la direction de Roberto Masiero, Ed. Electa p.12: «Dessin élémentaire», Studio Vacchini Architetti, dans Domus 752, Septembre 1993 p.14-15: Photographie du Studio Vacchini Architetti, Locarno COSA MENTALE
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UN PIED SUR MAIS SENSIBLE
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UN PIED SUR MAIS SENSIBLE
Eduardo Souto De Moura, Stadium, Braga (P), 2003
«Il amortit beaucoup mon admiration pour la grandeur, en me prouvant que ceux qui dominaient les autres n’étaient ni plus sages ni plus heureux qu’eux. Il me dit une chose qui m’est souvent revenu à la mémoire, c’est que si chaque homme pouvait lire dans les cœurs de tous les autres, il y aurait moins de gens qui voudraient descendre que de ceux qui voudraient monter. […] Il me donna les premières vraies idées de l’honnêteté, que mon génie ampoulé n’avait saisies que dans ses excès. Il me fit sentir que l’enthousiasme des vertus sublimes était de peu d’usage dans la société, qu’en s’élançant trop haut on était sujet aux chutes ; que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis ne demandait pas moins de force que les actions héroïques ; qu’on en tirait meilleur parti pour l’honneur et pour le bonheur ; et qu’il valait infiniment mieux avoir toujours l’estime des hommes que quelquefois leur admiration»1.
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et article n’est en rien le travail d’un critique d’architecture ou d’un historien, mais la lecture sensible d’un projet. Ainsi cette approche personnelle permet de mettre en exergue les points que nous considérons fondamentaux dans la pratique de l’Architecture et d’exposer ainsi des projets qui sont les vecteurs de notre discours. Le stade de football réalisé par l’architecte portugais est implanté dans une ancienne carrière d’extraction de granit désaffectée. Ce stade est constitué de deux tribunes parallèles, complètement ouvertes sur les deux autres côtés. Souto de Moura nous propose à travers cet exercice de renouer avec les grands espaces de représentations de l’histoire, tels que nous l’ont enseigné les grecs et les romains. A première vue, construire un stade sur le site d’une ancienne carrière semble difficile et beaucoup d’architectes auraient pris cette donnée pour une contrainte. Or Souto de Moura, au lieu de craindre ce site, a réussi à le maîtriser afin de l’exploiter et de le révéler. Pedro Mendès Darocha dans un de ses aphorismes, dit : « la natura e una merda ». En effet un paysage n’est révélé qu’à partir du moment où il nous est offert par l’intervention
de l’Architecture. Ici Sotto De Moura illustre parfaitement cette pensée. Ce site, à priori sans intérêt et compliqué, est aujourd’hui, après son intervention, magnifié. La carrière, paysage rejeté par tout le monde, est ici transformé en un lieu qui redécouvre l’archéologie de son site, et qui exprime les qualités d’une zone interdite. Les qualités sont retrouvées par un travail sur les matières et sur les rapports qu’elles entretiennent entre elles à travers la manière d’implanter le projet dans ce sol et de s’y appuyer. L’Architecture nous offre à voir la nature en la construisant. A Braga, on trouve la plus pure rencontre entre le site et la règle. On comprend facilement comment le stade vient s’encastrer dans la roche et comment il est organisé selon une trame structurelle et fonctionnelle rationnelle. Le projet s’ancre dans la carrière de façon franche. Ce geste n’est heureusement pas aussi littéral, puisque la richesse de ce projet est justement dans la relation que Souto de Moura vient créer entre les gradins et la roche mise à nue. Alors que des grands voiles et de nombreux poteaux viennent transpercer la roche, ce qui est
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UN PIED SUR MAIS SENSIBLE
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porté, au contraire, reste à distance du terrain naturel. Ainsi une tension se forme entre une topographie artificielle en béton (la sous face des gradins) et une topographie, certes exploitée par l’homme, mais dans son matériau originel
Lorsque les grands voiles en béton viennent cisailler la roche brute, le béton semble alors devenir délicat et l’intimité qu’il entretient avec la roche devient alors fusionnelle. (la roche). On assiste aussi à une hiérarchisation des éléments architecturaux : ils n’ont pas tous le droit de toucher le sol ! L’architecte va jusqu’à jouer, en coupe, entre les différents niveaux de la carrière et les différents paliers des escaliers du projet. De cette manière, dans l’ascension vers l’espace de représentation, on assiste au véritable spectacle du dialogue entre la roche et le béton. Cet entre-deux contient tous les espaces servant du projet, les circulations verticales et accès aux gradins. Ils se trouvent ainsi sous une lumière qui se répand uniformément dans ces espaces à travers le rocher, la structure et les gradins. La structure est volontairement mise en scène et affirmée dans sa propre lumière, rendant ainsi hommage à Louis Kahn : « La structure est un projet sous la lumière ». Lorsque les grands voiles en béton viennent cisailler la roche brute, le béton semble alors devenir délicat et l’intimité qu’il entretient avec la roche devient alors fusionnelle (contraste lisserugueux). Les grandes travées structurelles, au nombre de 15, viennent accueillir toutes les circulations et ainsi organiser tout le fonctionnement du stade.
La lisibilité du fonctionnement et l’honnêteté du geste sont impeccables. Une trame régulière répond parfaitement à l’usage du projet. Elle est affirmée afin du lui donner un ordre. Le stade n’est plus, alors, un simple stade de football mais bien une œuvre qui, à travers sa pensée, a trouvé son éternité. L’espace servant travaille pour libérer l’espace servi. Il contient tous les éléments structurels, qui dans un même élan, viennent soutenir les gradins, qui eux structurent l’espace de jeu. L’espace majeur, quant à lui est bien plus calme, plus lisse, il est dédié au sport. Il est à l’image de la fine couverture en béton qui vient protéger les spectateurs de la pluie ou du soleil. La structure s’efface alors laissant au jour les parties nobles, la scène et les gradins. Ici, la roche placée en fond de scène d’un côté, dialogue avec le paysage de la ville qui traverse le stade de part en part. A l’intérieur des circulations les vues vers l’extérieur et le lointain sont amenées à travers la trame régulière qui porte le stade. Ainsi le paysage est perçu au cœur du projet par de grandes perspectives, comme dans une grande colonnade antique. Alors que le paysage est présent dans tout le projet, filtré ou mis à distance dans les espaces secondaires, il est célébré dans l’ « arène ». Quand l’ordre, la lumière, l’espace et le sol s’unissent dans un même geste on tend vers l’Essentiel. « Moralité : se foutre des honneurs, compter sur soi, agir pour sa conscience. Ce n’est pas par des traits de héros qu’on peut agir, entreprendre et réaliser»2. Voilà, dans ces mots de Le Corbusier, ce qui définit admirablement le travail d’Edouardo Souto de Moura. FE
1. ROUSSEAU J.J., Les confessions livres I à IV, 1765-1770, Larousse 2006, page 148-149 2. LE CORBUSIER, «Rien n’est transmissible que la pensée », Œuvre complète volume 8, 1965-69, Birkhauser 1970, page 172 p.16: Croquis d’Edouardo Sotto de Moura p.18 en haut: Photo de maquette, El Croquis, Hors Série Sotto de Moura p.18 en bas: Photo d’Anthony Rodrigues COSA MENTALE
ETHIQUE DE LA MODIFICATION
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ETHIQUE DE LA MODIFICATION Luigi Snozzi, Estensione del Convento di Monte Carasso (TI), 2001
En 1987, Luigi Snozzi est amené à réaliser le nouveau plan régulateur de Monte Carasso, petit village de 2000 habitants qui se situe dans le canton du Tessin en Suisse italienne. Sa première intervention consistait à réhabiliter un ancien monastère qui date de la Renaissance et d’y intégrer une école élémentaire.Il développa ici l’un des principaux thèmes de sa pensée urbaine : la centralité. Aujourd’hui, ce lieu est devenu le centre des institutions publiques du village. L’aventure architecturale que Snozzi a vécu ici, ne s’est jamais terminée. Après avoir bâtit vingt et un projets dans la commune, il vient de réaliser cette année une extension du même monastère, en construisant son aile droite, à l’endroit où se trouvait un ancien couvent, malheureusement détruit en 1968.
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ette intervention semble être une sorte de manifeste de l’un des aspects fondamentaux de la pensée tessinoise: le rapport de résistance qu’elle entretient avec la société contemporaine. Ici, je veux parler du rapport architecture / histoire. Quel acte audacieux que de venir bâtir un mur aveugle contre une paroi qui était là 500 années auparavant ! Quel est le statut de l’architecture moderne vis-à-vis des bâtiments que le temps et les hommes ont bien voulu préserver ? La démarche de projection de Snozzi se pose en antithèse avec toutes les théories fondées sur l’adaptation et l’intégration (bien qu’elles soient très répandues dans les diverses commissions de protection des sites, des monuments historiques et dans les réflexions centrées sur la ville) selon lui, l’architecture ne doit pas s’intégrer dans un site, mais créer un nouveau site, dans un rapport de confrontation et non de soumission à l’existant. Le projet doit être un outil de connaissance du site, et il doit le révéler à sa juste valeur. Architecture historique et architecture moderne sont étroitement liées, dans le sens où le rapport de confrontation qu’elles exercent entre elles permet de les identifier en tant que telles. Sans l’architecture moderne, le patrimoine historique perd toute signification. Ainsi, l’histoire devient fondamentale vis-à-vis des architectes contemporains.
Le monastère qui a subi la première intervention avait déjà fait l’objet de nombreuses modifications sur le plan architectural. Le portique du rez-dechaussée de l’aile nord-ouest a été conservé, mais pour y insérer les cinq classes demandées, Snozzi prit la décision de démolir le troisième et une partie du deuxième étage de l’aile Nord Est, qui avaient été ajoutés en 1900. Les classes sont aujourd’hui des duplex, avec le remplacement du vieux toit à deux pentes, elles bénéficient d’un apport de lumière optimal par la mise en œuvre de toitures cintrées en zinc. La nouvelle intervention touche l’aile Est, déjà
L’architecture ne doit pas s’intégrer dans un site, mais créer un nouveau site. constituée par l’église du village. Les premières réflexions concernant ce projet d’agrandissement de l’école allaient dans le sens de restitution d’un cloître traditionnel, c’est-à-dire un espace clos sur quatre côtés. Mais la solution retenue fut celle de venir bâtir l’aile sud-est, devant la façade de l’église. Ainsi, l’implantation choisie ne vient pas à l’encontre du projet global de la commune: le « centre monumental » qui doit être une place publique ouverte. Le langage formel du nouvel édifice est en
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rupture totale avec celui de l’existant. D’une part le bâtiment vient se coller à l’aile nord-est du couvent, mais d’autre part il est à distance de l’église. Deux voiles porteurs espacés de vingt mètres permettent de libérer le sol de façon à protéger les ruines de l’ancien couvent. Ainsi, on perçoit le rapport de tension entre les éléments conservés et les éléments ajoutés. La nouvelle aile se propose de réinterpréter le langage historique du lieu à partir des principes de l’architecture moderne. Le portique n’est plus porté par une série de voûtes qui reposent sur des colonnes. La façade principale ne possède aucun percement, elle est constituée par un mur aveugle auquel est suspendu un pan de verre. La confrontation entre le nouveau et l’existant permet de les identifier, d’en faire des éléments remarquables. A l’intérieur de l’édifice, la lumière joue un rôle essentiel. Le dispositif d’entrée engendre un parcours qui s’effectue à la manière d’une promenade architecturale, on y accède par un couloir en balcon sur les salles de classes, où l’on ne bénéficie ni de vue sur la place ni de lumière directe, Snozzi le sait, la lumière est d’autant plus belle lorsqu’on n’en voit pas la source. La vue sur la place n’est donc offerte qu’aux espaces de travail.
A l’heure où l’imitation semble être un outil bien répandu dans l’aménagement des vieux centres de nos villes, ou de nos villages, j’invite les architectes à penser à un problème fondamental qui concerne la vie des hommes. Les principes d’intégration qui visent à préserver le patrimoine ont des limites. La copie, le modèle ont bien souvent servi le régionalisme ou l’histoire de façon absurde. Ne serait-ce pas une façon d’emprunter à l’histoire une simple idée de ce qu’elle représente ? Une façon de rendre l’homme naïf ? Il est aux architectes le devoir de restituer la vraie valeur historique d’un bâtiment. Il est donc également leur devoir de connaître l’histoire et de rendre compte de la responsabilité de l’architecture contemporaine vis-à-vis d’elle. La sauvegarde du patrimoine architectural doit exister bien évidement, mais elle doit être réfléchie en profondeur. Le grand risque est de condamner les villes à se figer. L’évolution n’est possible que par l’expérimentation, et les échecs doivent servir d’exemple de façon à ne plus les reproduire. L’Homme contemporain vit dans le même tissu urbain qu’au moyen âge, pourra-t-il le faire éternellement? MG
p.22 photographie MG p.24 en haut: photographie de Serge Demailly, extraite de Luigi Snozzi, Lecons du Thoronet, Le Mur oublié, ed. Abbaye du Thoronet, p.62, 2009 COSA MENTALE p.24 en bas: photographie Sebastien Tran
• LE JEU EST LA RECHERCHE DE RÉPONSE AUX QUESTIONS ÉTERNELLES DE L’ORDRE, DE LA LOGIQUE, DE LA MESURE, DE LA RÈGLE, DE LA LUMIÈRE, DE LA STRUCTURE, DE LA TECHNIQUE, DE L’ARTIFICE, DE LA PRÉCISION, DE L’IDÉE ET DE L’ABSTRACTION, DU TYPE, DU PUBLIC ET DU PRIVÉ, DE LA FORME, DU DÉTAIL, DU LIEU, DU PASSÉ, DU BEAU, DE LA QUALITÉ, DU CHEF-D’OEUVRE, DE LA RIGUEUR ET DE L’ÉTHIQUE, DU LANGAGE ET DU MÉTIER, DE L’INUTILE. • LE JEU C’EST SE CONFRONTER ET RÉINTERROGER SANS CESSE LES CHEFS-D’OEUVRE DU PASSÉ.
2. L’ARCHITECTURE EST UN JEU DANS L’ORDRE PUR.
• L’ÉMOTION EST DANS LA PROPORTION, LA MATIÈRE ET LA LUMIÈRE. • LA LUMIÈRE EST MATIÈRE, STRUCTURE, ET GÉOMÉTRIE.
1. L’ARCHITECTURE DOIT NOUS ABRITER, NOUS ÉMOUVOIR ET NOUS SITUER.
L’architecture est Cosa Mentale.
CREDO.
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«Je connais comme un autre l’orgueil et les dangers de la théorie ; mais il y a aussi, à vouloir absolument s’en passer, la prétention, excessivement orgueilleuse, de n’être pas obligé de savoir ce qu’on dit quand on parle, et ce qu’on fait quand on agit». Pierre Paul Royer-Collard (1763-1845)
• CHAQUE ACTION EST UNE CRITIQUE • CHAQUE ACTION EST RÉINTERROGÉE PAR LA CRITIQUE, QUI EST AINSI LA GARANTE DE SON ACTUALITÉ.
8. LA CRITIQUE MET L’ACTION EN RÉSONANCE.
• LA PENSÉE GUIDE L’ACTE ARCHITECTURAL.
7. L’ARCHITECTURE EST ACTION ET PENSÉE, ELLE EST ACTION DANS UNE PENSÉE.
• FAIRE UN PLAN SIGNIFIE S’ABANDONNER AU PLAISIR DE PENSER.
6. TRAVAILLER C’EST CONSTRUIRE UNE PENSÉE.
• TOUT SE JOUE LÀ, ENTRE TRAVAIL, ÉTHIQUE ET CONSCIENCE. • ET TOUT SE JOUE ENTRE LE SOL ET LE CIEL, UNIS EN UN SEUL GESTE.
5. REGARDER, VOIR, OBSERVER : C’EST LE TRAVAIL DE L’ARCHITECTE.
• S’ANCRER DANS LE SOL, C’EST S’ANCRER DANS L’HISTOIRE ET LE TEMPS. • L’ ACTE ARCHITECTURAL EST UNE MODIFICATION CONSCIENTE D’UN SOL : IL FAUT PRENDRE CONSCIENCE DE CETTE RESPONSABILITÉ. • L’ACTE ARCHITECTURAL EST UNE PERTURBATION DE L’ÉQUILIBRE D’UN TERRITOIRE.
4. DU SOL SOURDENT L’HISTOIRE ET LE TEMPS.
• LA RÈGLE SURGIT DE LA COMBINAISON DU PROJET. • TOUT À L’INTÉRIEUR DE LA RÈGLE, RIEN EN DEHORS DE LA RÈGLE. • LA RÈGLE EST COSA MENTALE, ELLE EST LE DÉPASSEMENT DE LA TÂCHE À ACCOMPLIR.
3. LE JEU A BESOIN DE LA RÈGLE.
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ACCEPTER SON EPOQUE SANS ETRE LA VICTIME DE SON TEMPS
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ACCEPTER SON EPOQUE SANS ETRE LA VICTIME DE SON TEMPS
Georges-Henri Pingusson, Mémorial de la déportation (FR), 1962
Une génération s’est éteinte depuis Hanna Arendt, qui introduisait le concept de « brèche entre le passé et le futur » (cf. : La crise de la culture). On ne peut plus penser notre présent comme cet « étrange entre deux », « où l’on prend conscience d’un intervalle qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore »1. L’architecture de notre temps (à nous) ne se voudrait déterminée que par elle-même. En se sens, il n’y a plus de passé ou de futur, comme il n’y a plus de temps historique d’ailleurs. Qu’il s’agisse d’une situation transitoire ou d’un état plus durable, ce présent qui nous entoure est bien le temps de l’amnésie, du quotidien, de l’incertitude et des simulations. Ce «présent dont nous avons fait notre seul horizon»2 permet à l’architecte de célébrer son acte constructif comme jamais : « l’esprit ne regarde ni en avant ni en arrière, le présent est notre seul bonheur »3. Observons comment Georges-Henri Pingusson s’affranchit de ces considérations temporelles.
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’est sur une distinction entre l’histoire à laquelle on appartient et la mémoire dont la résurgence est libre que reposent les écarts d’actions possibles. Ce positionnement historique, antérieur à la projection localisée, semble avoir des répercutions considérables sur le juste « être là » de l’édifice à bâtir. Il est plus facile pour l’architecte d’aujourd’hui de composer son bâtiment face à une mémoire sélectionnée qu’à l’intérieur d’une histoire plus globale. Le présent n’étant plus pensé comme une étape d’un cheminement historique mais comme un épicentre autour duquel gravitent d’autres temps d’expériences : l’architecte se libère d’une traçabilité encombrante. Avec cette conception de la temporalité, « le passé est par principe dépassé »4 . François Hartog explique très bien dans un livre consacré au Régime d’Historicité que le temps révolu n’éclaire plus l’avenir. L’exemplaire, nourrit par
les leçons du passé, disparaît pour faire place à ce qui ne se répète pas. L’architecte n’élabore plus un spécimen et préfère l’incomparable. Cette mutation doit être associée à notre positionnement temporel5. Il ne faut pas nécessairement voir cette évolution comme une fatalité. Elle peut aussi être utilisée pour consolider l’expressivité d’une architecture, si le projet accepte son époque sans être la victime de son temps. C’est ce que nous démontre Georges Henri Pingusson. Avec le mémorial des martyrs de la déportation (Paris - 1962), il a parfaitement saisi la progression sensorielle de ses contemporains. On lui confie cette mission difficile de penser un espace en relation avec le patrimoine éthique que nous a laissé la seconde guerre mondiale. Contrairement à l’histoire d’un patrimoine physique, la mémoire avec laquelle il va travailler n’est pas attachée à la sédimentation d’un lieu, à ce qui à disparu, ou inversement, à
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ces traces qui auraient perdurées. Ici, il œuvre pour la mise en espace d’un silence, évoquant de manière invisible le drame pétrifié dans ce mémorial. L’abstraction avec laquelle il appelle ce passé douloureux lui permet de fabriquer un monument commémoratif absolument unique. On est très au-delà de la force commémorative d’une stèle ou d’une sculpture. L’architecte l’a bien compris en déclarant à propos de ce projet que « l’architecture doit parler seule – toute sculpture serait un amoindrissement de son expression et un bavardage qui dégraderait la noblesse de la commémoration »6 . Dans ce petit édifice enterré, la mémoire que Pingusson sollicite n’est pas celle d’un passé lointain, destinée à préparer notre avenir dans des meilleures conditions. Il n’y a pas de distanciation entre l’expérience que l’on vit et ce que commémore le bâtiment. C’est compliqué à dire mais avec ce mémorial, Pingusson rend le présent présent à lui-même. En quelque sorte il projette une Histoire dans l’expérience instantanée du visiteur. Pingusson travaille avec «cette mémoire, entièrement psychologisée, [qui] est devenue une affaire privée »7 : le promeneur
est dans l’enclos d’un passé qui interfère avec son identité. Il manipule des dispositifs efficaces (une série de bouleversements optiques et corporels) pour détacher le bâtiment des circonstances de sa réalisation. On ressent une oppression qui n’est plus historiquement référencée. Il fabrique « un carrefour ou se croisent différents chemins de mémoire»8, associant la douleur de la grande Histoire aux confusions de nos souvenirs personnels. Il réunit, dans une fosse intemporelle, le poids d’un «patrimoine mental»9 à l’émotion instantanée d’un patrimoine optique. Cette distanciation temporelle devient la qualité essentielle de ce projet singulier. MGDL
Le présent n’étant plus pensé comme une étape d’un cheminement historique mais comme un épicentre autour duquel gravitent d’autres temps d’expériences: l’architecte se libère d’une traçabilité encombrante.
1. ARENDT H., La crise de la culture, Gallimard, 1972, p.19 2. HARTOG F, Régime d’Historicité, présentisme et expérience du temps, Seuil, 2003, p217 3. GOETHE, Second Faust, v.9381, Diogène, 1986, p.71 C’est bien de présentisme dont parle Goethe dans ce vers où Faust commente sa rencontre avec Hélène. 4. HARTOG F, op. cit., p117 5. Ibid., cf. «Les crises du régime moderne», p116- 119 6. PINGUSSON GH, La poétique pour doctrine, Verdier, 2006 7. HARTOG F, op. cit., p138 8. Ibid., p140 9. FALOCI, PL., dans la revue Monumental, semestre 1 2007, p.84 p.26- 28: Illustrations extraites de «Elle a passé tant d’heures sous les sunlights», réalisé par Phillipe Garrel en 1985 COSA MENTALE
DANS LE SILENCE
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DANS LE SILENCE
Peter Zumthor, Feldkapelle Niklaus Von Flue, Mechernich (D), 2006
Ce projet, terminé en 2007, est une chapelle votive dédiée au saint connu comme Bruder Klaus, saint patron de la Suisse. A la fois fermier et soldat, il a combattu comme officier dans la guerre contre les Asburgo. Ensuite il s’est marié et a eu dix enfants. A la fin de sa vie il a demandé à sa famille le permis de se retirer dans la solitude : il vécut ses dernier jours et mourut comme un ermite au fond d’une vallée. Mais le projet n’a rien à voir avec la symbolique, c’est une vision d’architecture pure, entre construction et matière. Le commanditaire, un agriculteur, voyait dans la construction de cet édifice dans la campagne autour de sa propriété un ex-voto, un remerciement pour être toujours en vie, alors qu’on lui avait diagnostiqué une maladie incurable quelques années auparavant. Il a alors demandé a Zumthor de lui faire un projet facile à construire: il voulait pouvoir construire la chapelle lui-même avec sa famille. Le coffrage intérieur est construit avec 112 troncs d’arbres qui proviennent du bois de la propriété, disposés en forme de cône. Le béton est coulé en œuvre et tassé a la main en 24 strates, une pour chaque jour de travail sur une hauteur totale de 12 mètres. La texture ainsi obtenue ressemble à celle des murs réalisés en pisé de terre. Le coffrage intérieur est finalement brûlé: un feu est placé à l’intérieur et y est abandonné pendant plusieurs jours. Et en se consumant, il laisse sur les murs son empreinte obscure, et dans l’air une intense odeur de brûlé, pour toujours.
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ous arrivons à Mechernich en pleine nuit, l’été de l’année dernière, après avoir traversé avec impatience toute l’Allemagne. Nous avons un seul but : pouvoir visiter la chapelle de St niklaus von Flüe, dans ce qui sont pour nous les meilleures conditions : seuls, en évitant même la présence de ne seraitce qu’un seul visiteur (architecte?) qui comme nous aurait choisi de venir, choisi de chercher. Car venir voir cette chapelle est un vrai choix, un choix qui a un rapport avec le sens et la sacralité des gestes, avec «l’idée que pour rejoindre la haute noblesse de la vraie valeur, on doit passer par un chemin tortueux sinon de souffrance, pour le moins de patience et d’apprentissage»1. Donc quel meilleur moment que les dernières heures de la nuit et les premières du jour qui se lève? Après avoir trouvé le parking de la chapelle: un petit espace au bord du chemin, dégagé et engravillonné, nous laissons la voiture et nous nous avançons a tâtons sur un petit chemin de
graviers qui file, solitaire, entre les champs de blé. Seuls accompagnent notre avancée la lune, masquée parfois par les nuages, le vent frais de la nuit, et les bruits de la campagne. Nous ne savons pas exactement combien de temps nous allons devoir marcher avant de l’apercevoir. Nous partageons en silence la magie de la situation, et attendons, tendus, de voir apparaître tout d’un coup la forme de la chapelle, sculptée dans le ciel de cette campagne sans relief. Et nous sommes émus par le mystère de ce que nous sommes en train de vivre. Finalement, nous finissons par l’apercevoir de loin. Cette vision est accompagnée par un sursaut, une décharge d’adrénaline. Nous approchons, tout en sachant que nous n’allons pas pouvoir rentrer, trop impatients de comprendre de près ses proportions et ses dimensions, trop impatients de la toucher de la main. Comme ça, dans la nuit, elle apparaît comme une sculpture claire et nette, chargée de mystère dont
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la forme pure contraste avec la silhouette fragile et mouvante des arbres au loin. Une grande émotion, une sensation de perfection instantanée. Nous rapprochons la voiture pour pouvoir veiller pendant que les nuances de la lumière du soleil levant modifient la forme de cet objet qui nous fait face, en soulignant au passage sa présence sévère et sacrée. Quelques heures plus tard, une vieille dame sympathique, la propriétaire, nous réveille et nous annonce qu’elle vient d’ouvrir la porte de la chapelle. La voilà enfin qui dialogue avec le paysage alentour, qui se confronte à la lumière, aux couleurs de la campagne, à la terre, au blé, aux arbres, au ciel. Avec la lumière du jour, on comprend sa présence matérielle dans l’espace et la résonance qu’elle donne au lieu. On est surpris par le silence encore intact, et il nous apparaît comme une évidence que le paysage est un ensemble, une unité, et qu’il est impossible d’enlever même une petite partie sans abîmer le tout.
«Je trouve magnifique de construire un bâtiment en pensant à partir du silence. Il faudra beaucoup pour le rendre silencieux car notre monde est si bruyant»2. Nous approchons et en arrivant à la porte triangulaire, nous hésitons devant la complexité et l’attention portée au détail.
Désormais, nous ne pouvons plus retenir l’envie de découvrir ce qui, jusqu’à maintenant, nous est resté caché dans cette enveloppe austère. A peine passé le seuil, tous nos sens sont atteints. Tout de suite, la proportion très intime de l’espace nous touche, et l’on comprend ce à quoi Zumthor pense quand il parle de la tension entre interieur et exterieur: le passage improvisé de la lumière laiteuse de l’aube à l’ombre, de la vaste proportion du paysage infini du dehors à la dimension intime d’un espace de méditation et de recueillement dedans. Tout de suite nous assaillit l’odeur de brûlé accompagnée par celle de la pluie qui stagne encore sur le sol de plomb. Nous avançons encore, la porte maintenant fermée dans notre dos. Nos yeux s’accoutument à l’obscurité. Nous sommes dedans. Ce qui se passe dedans est la surprise d’un volume caché, d’un espace vide qui n’a aucune relation avec l’extérieur. Ce volume caché est une masse d’ombre incisée par un unique faisceau de lumière qui creuse l’obscurité par le haut et qui, en tombant, se reflète sur les petites sphères de verre incrustées à l’emplacement des trous laissés par le coffrage. Nous sommes assis, le regard vers le haut, entourés par le silence ; incapables de le rompre par un quelconque commentaire sur la beauté de l’espace qui nous entoure. «L’objet que nous percevons ne cherche pas à s’imposer par un message, il est simplement là. Notre perception se fait tranquille, libre de toute prévention et de toute volonté d’accaparement. Elle se situe au delà des signes et des symboles»3. CM
1. Alessandro BARICCO, I Barbari, Saggio Sulla Mutazione, Fandango Libri, Roma, 2006 Cette série d’essais parus dans La Repubblica, puis publiée en 2006, se questionne sur la «mutation» qui est en train de prendre place dans la culture postmoderne. Il s’agit de la prise de conscience d’une transformation, assujettie pendant ces dernières années à une violente accélération, proche d’une apocalypse irrépressible. L’essai est une réflexion sur la sensation partagée de la perte du sens le plus haut et le plus noble des gestes que nous aimions. (Baricco analyse des sujets tels que les livres, le football, le vin, la musique classique, mais sa réflexion pourrait être prolongé par chacun de nous en s’intéressant à des sujets chers. Dans le même esprit, on pourrait essayer d’analyser l’Architecture). Cette perte n’est pas liée à l’invasion d’une population barbare, mais à une mutation des attitudes et gestes que nous partageons tous. Notre société a changé et continue à évoluer dans certains domaines qui soutenaient le système: la société en mutant a arraché ses racines ; elle a pris le monde que nous connaissions, l’a soulevé et posé ailleurs. Baricco essaie de comprendre exactement où démarre ce déplacement et où nous emmènera ce mouvement. 2. Peter ZUMTHOR, Athmosphères, Birkäuser, Bâle, 2008 3. Peter ZUMTHOR, Penser L’Architecture, Birkäuser, Bâle, 2008 p.30-31: photographie CM p.32: photographie CM p.33: photographie CM
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PROJET D’ETUDIANT
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CONSTRUIRE UNE LIMITE
Anthony Rodrigues, Projet de fin d’études, ENSA Paris Belleville, 2009 Sous la direction de Pierre-Louis Faloci
Ce projet est un extrait du travail d’un groupe de quatre étudiants sur la construction d’un parc à Marseille. Après un travail approfondi sur la gestion du contexte et la possibilité de résoudre les problématiques de ce territoire qui accueille actuellememt un immense centre commercial, et son contact difficile avec le centre ville, chaque étudiant s’est attaché à traiter un point de contact de ce nouveau parc avec son contexte. Ce projet, comme les trois autres, se positionne donc dans un double rapport au site, entre l’existant et le créé. Il traite de la question de la limite, non comme une marque de division mais comme le support d’un nouveau regard sur le site qui permet sa compréhension et l’orientation du promeneur qui le traverse. Dans la périphérie Nord de Marseille, se situe un espace doté de grandes difficultés et de potentialités très fortes. Il bénéficie d’une situation privilégiée au sein de l’agglomération, proche du centre ville et facile d’accès pour les communes voisines tels qu’Aix-en-Provence ou Marignane (pour l’aéroport) par les autoroutes qui scindent le tissu urbain. Ces infrastructures de transport sont très présentes, et ne développent pas de logique au sein la ville même. Elles définissent les deux systèmes d’urbanisation prévalant : celui du littoral et celui du territoire. Jusqu’au XIX° siècle, Marseille est une enclave manifestant d’importantes difficultés à communiquer par les terres avec sa région. Cette difficile maîtrise de l’étendue territoriale fragilise encore aujourd’hui le statut de métropole de la ville. La présence d’usines a provoqué l’apparition de quartier de logement, qui souffre aujourd’hui du déclin à la fois urbain et industriel. Ce territoire contient de grandes qualités paysagères dominant la rade de Marseille et en contact direct avec le parc naturel que forment les collines autour de Marseille. Le projet entre dans l’objectif d’un rééquilibrage du territoire communal jusque là tiraillé entre un espace plus résidentiel au Sud et un espace industriel au Nord. Les réserves foncières sont l’occasion d’une revalorisation d’un territoire bénéficiant désormais d’une nouvelle attractivité.
L’intervention entend construire une hiérarchie à l’intérieur du territoire, tout en prolongeant et créant des accroches avec le contexte. Pour cela, la volonté est de créer un parc qui puisse redonner une clarté à ce territoire, et des polarités aux travers d’équipements. Afin que le parc puisse vraiment venir au contact des quartiers alentour, le centre commercial est recouvert. Ainsi il propose une continuité entre le par cet les logements alentour et devient un atout pour le site et non plus une limite. Le parc se hiérarchise alors en coupe, avec un belvédère planté de végétation dominant un espace boisé se trouvant au centre, lequel masque une succession de bassins. À l’Est, sur la partie haute, une promenade vient border le quartier de la Viste et rend perméable le parc en plusieurs points qui correspondent à chaque fois à des projets: le centre chorégraphique, le complexe nautique, le gymnase. Des logements viennent à la fois combler des espaces urbains délaissés et créer des invitations au parc. À l’Ouest, dans la partie basse, une gare de TER de la ligne Marseille-Avignon est requalifiée, avec l’ajout d’un parking et d’un hotel pour permettre la continuité du parc au-delà de l’autoroute, et venir chercher le quartier de Saint-André. Enfin, un mail partant de la cité la Castellane vient chercher l’intérieur du parc et le projet de musée. L’expansion du port autonome vers le Nord de
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PROJET D’ETUDIANT
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Marseille a créé une véritable limite entre ces quartiers et la mer. Dans la même logique où le parc est un agrément paysager dans une situation de difficultés urbaines, le complexe nautique vient palier à l’absence d’accès au bain. Le complexe nautique est implanté sur la partie haute du site. Il vient fragmenter la promenade de crête en prolongeant le tissu urbain du quartier de la Viste. Depuis le parc, la promenade est perceptible par un mur qui se plie, et marque la frange, entre la fin de l’urbanisation et le parc. La piscine entre dans cette construction du territoire par mur, jusqu’à se soulever pour ouvrir ses espaces intérieurs.
Le belvédère c’est cette poutre soulevée qui laisse glisser sous elle la lumière, l’espace et le territoire. Le toit de la piscine est une dilatation dans le parcours, belvédère où le regard est mis à distance du rebord par des bassins. Ces derniers permettent ainsi de se libérer de la contrainte du garde-corp à certains endroits et de que venir y puiser de la lumière zénithale pour les vestiaires. La seule émergence sur cette terrasse est un cube de verre qui abrite les plongeoirs. Le sol vient se creuser pour accéder à l’accueil, où disparait l’horizon. C’est la pratique de l’espace de la piscine qui va permettre la redécouverte du paysage lointain. L’accueil fait partie du volume opaque soulevé, avec les vestiaires qui viennent chercher de la lumière par le toit. La tribune des spectateurs du bassin olympique est mise à distance de ce volume opaque par une faille de lumière, et orienté face à la roche mise à nu par le travail d’excavation. C’est l’espace de compétition qui se met en retrait du paysage. De même, l’espace des plongeoirs se glisse dans l’espace le plus sombre et s’éclaire par le cube lumineux. Le volume opaque est soutenu par des refends doublés venant diviser les vestiaires et les bassins ludiques, et accueillir les circulations verticales. Ainsi lorsque le nageur
sort du vestiaire et emprunte les escaliers éclairés zénithalement, il se retrouve entre les refends des tribunes, face au bassin olympique et à la roche. Ce n’est qu’une fois retourné, quand il continue sa descente dans le projet par une succession de terrasse qu’il pourra accéder aux bassins ludiques et aux bassins extérieurs et s’ouvrir à nouveau au paysage. Par une tres grande cohérence dans les buts poursuivis, les quatre projets forment un système construit, homogène, structuré et hiérarchisé. Si le plan masse est un parc, il vise à dépasser ce statut ponctuel dans l’espace pour tendre à un rayonnement à l’échelle du territoire. Chaque projet porte en lui la concience de ce rayonnememt et y participe en travaillant à établir une continuité entre ville et parc, pour que le parc devienne un élément structurant de la ville. Ce projet se pose la question : comment marquer une limite à la ville? Et il y répond par une forme très simple et très forte dans le site: un mur qui se dilate en un point pour proposer un belvédaire. Le belvédaire c’est cette poutre soulevée qui laisse glisser sous elle la lumière, l’espace et le territoire. Par cet effort de soulèvment, il fait apparaitre la roche du sol, jusque là cachée sous la sédimentation. La surface de la montagne, le sol historique du lieu que le temps a masqué et que le projet utilise comme support pour sa propre lumière. Le mouvement du promeneur dans se projet suit lentement ce glissement de l’espace sous la poutre, qui l’amène, de lumières zénithales en perspectives sur le port, jusque dans le parc. Par sa tentative de répondre à la question de la limite, le projet tente de dépasser le programme, sans le négliger, mais en cherchant à aller au-delà, en cherchant à trouver sa fonction par rapport à la promenade, au paysage dans cette construction où la lumière, la matière et la structure marquent clairement leur place dans le site et dans la ville. AR+COSA MENTALE
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UN AUTRE REGARD: LE CULTE DU MOINS
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LE CULTE DU MOINS
Ludwig Mies Van Der Rohe, Less is More.
“ Prophétiser, c’est parler de Dieu, non par preuves du dehors, mais par sentiment intérieur et immédiat”. Less is more. Moins est plus. Idéal ascétique d’un Mies Van der Rohe, d’une architecture qui surgit et fait surgir le Zeitgeist d’aprés la guerre, l’esprit muet d’une société qui désormais allait se construire sur les ruines en remplaçant le souvenir par la mémoire du futur, l’architecture minimaliste des esprits modernes qui dit le Rien en parlant de réalité, de vérité et de l’essence.
L
ess is more, la lingua franca de Mies allait marquer, telle une prophétie architecturale, philosophique et spirituelle le début d’une grande catharsis, la nouvelle conscience architecturale du XXe siècle. Dans le même “culte du moins” né avec les premières œuvres de Le Corbusier ou de Mallet-Stevens au début du XXe siècle, apparait une Nouvelle Architecture, comme “naissance (Geburt) et “vision” ou mieux, “intuition” du monde (Weltanshauung) dont Mies Van der Rohe voulait être l’apôtre. La méthode consistait dans un renouvellement des fondements de l’architecture par la redécouverte d’une “morale” fondamentale de l’architecture. L’architecte devait se poser les “questions véritables” pour se créer une “nouvelle discipline”, une “ascèse” que Mies identifie à “la soif de prendre part à la source originaire de l’être”1. Dans le praxis, la structure était censée être en accord avec les lois universelles de l’être, avec ses principes ultimes et objectifs. De ces principes découlaient les “lois éternelles” de l’architecture. En filigrane, on a donc affaire à une architecture comme expression et partie intégrante du monde ou “tout se passe comme si le monde, l’homme et l’homme-dans-le-monde n’arrivaient à réaliser qu’un dieu manqué” (J.P Sartre). Mies van der Rohe propose une nouvelle grammaire architecturale pour passer de l’incohérence des alentours des 1910, l’époque où “personne ne pouvait ni ne voulait résoudre la question de l’essence de l’architecture”, à une architecture claire et cohérente, semblable à l’art des Bénédictins définie par la pureté de ses lignes, la noblesse
et la pureté de ses matériaux, par une esthétique simple, claire et dépourvue d’ornements. On ne parle plus de l’esprit de l’époque mais d’un art, de la “force plastique” d’un peuple, qui devient “l’expression de la volonté de l’époque”(Mies 1924) , car “l’architecture est toujours la volonté de l’époque traduite dans l’espace et rien d’autre” (Mies, “Architecture”). Une volonté, peut être, de se soustraire à l’histoire ou mieux, à sa condition historique par la rédemption et l’apaisement vital. Le refus du passé récent marqué par la Première Guerre Mondiale explique l’adhésion de Mies à des valeurs formelles réductrices; tous les aspects et contenus esthétiques et symboliques sont rejetés pour désengager l’architecture de cette histoire décadente et la purifier. Dans sa conception absolutiste, la forme n’avait plus droit à l’existence. On est témoin d’une désesthétisation de l’art qui se définit pas seulement comme étape de sa liquidation mais comme tendance de son évolution. La vision de Mies van Der Rohe sur l’histoire suit un rejet schopenhauerien de « [...] la tendance (pseudo-philosophique hégélienne) à concevoir l’histoire du monde comme un tout méthodique, ou, selon leur expression, à “la construire organiquement”, elle repose au fond sur un grossier et plat réalisme, qui prend le phénomène pour l’essence en soi du monde et ramène tout à ce phénomène, aux formes qu’il revêt, aux événements par lesquels il se manifeste». La vraie philosophie de l’histoire “ne doit pas considérer ce qui DEVIENT TOUJOURS ET N’EST JAMAIS, elle ne doit pas chercher là l’essence propre du monde, mais ce qu’elle ne doit pas perdre de vue, c’est CE QUI EST
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UN AUTRE REGARD: LE CULTE DU MOINS
TOUJOURS ET NE DEVIENT NI NE PASSE JAMAIS (c’est-à-dire les objets réels que reflètent les ombres dans la cave obscure de Platon, la seule chose à laquelle on puisse donner le nom d’être véritable, «elles ne deviennent ni elles ne passent comme leurs copies éphémères», «elles ne comportent non plus ni commencement ni fin»). (…) La devise générale de l’histoire devrait être Eadem, sed aliter (les mêmes choses, mais d’une autre manière)». Les principes modernes de l’utilité et de simplicité intègrent l’exigence de ne pas copier les modèles historiques, mais de les intégrer en assimilant leur intentions artistiques. «Le chercheur solitaire de vérité» comme il est décrit par Walter Gropius dans son «Apollo in der Demokratie»2 exige de cette Nouvelle Architecture un accord avec la vie et avec une vérité naturelle et éternelle, autrement dit qu’elle soit «authentique». Et c’est précisément le concept de «bâtir» qui intègre dans le vocabulaire de Mies l’authenticité et la pureté idéales, qui nous fait accéder à une vérité et une origine inaltérées. C’est là le point zéro, comme l’observe bien Fritz Neumeyer qui correspond à l’ «essence» et désigne l’ «origine de l’être» sur laquelle se fonde toute «nouvelle conception du bâtiment».
Et c’est précisément le concept de “bâtir” qui intègre dans le vocabulaire de Mies l’authenticité et la pureté idéales, qui nous fait accéder à une vérité et une origine inaltérées. Le moins n’est pas seulement le rejet de tout ornement superflu, de toute esthétique et de tout formalisme, il désigne, comme on a vu, une attitude révolutionnaire dans un ambiant historique décadent qui veut faire table rase du passé, une attitude propre au «nihilisme extatique» qui selon Nietzsche décrit la société européenne du début du XXe siècle et qui n’est rien d’autre qu’une «nostalgie de l’être»3 au service de l’avènement d’une civilisation nouvelle située par-delà le nihilisme. Le marteau est l’allusion à la pensée nietzschéenne de l’éternel retour, tandis que la notion d’ek-stasis signifie le fait de «se tenir hors de» ou de «sortir de quelque chose». C’est en ce sens qu’il faudrait peut-être interpréter et essayer de comprendre les démarches de la Nouvelle
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Architecture de «se tenir hors de» son passé et de répondre aux exigences de Mies van Der Rohe par son désir de trouver l’essence de l’architecture dans ce qui est vrai et ce qu’il lui est propre et de la situer ontologiquement dans la sphère de l’être. Toutefois, l’éternel da capo n’est pas pour Mies une négation du passé, mais un rejet, une épuration, «un coup de balai dans les oripeaux d’un univers qui croule sous ses propres excès»4 . Lessness, «mélange de privation et d’infini, vacuité synonyme d’apothéose», le culte du moins suppose un rejet du «plus», de la définition psychologique de la forme selon laquelle le tout est plus que ses parties. Le moins est ici instrument de réification, il devient l’Idée la plus évidente, brillante et perceptible et pour Mies il est le seul porteur de vérité. Simplex sigillum veri. Ce qui rend simple, ce qui donne la limpidité dans l’architecture de Mies est souvent ce moins en tant qu’absence, en tant qu’invisible, en tant que silence de l’être et en tant que vide, un vide originaire qui anticipe l’être et qui le rend transparent. Le noyau de la réalité réside dans cette dimension métaphysique ou le néant hante l’être sans qu’il lui appartienne, sans qu’il lui échappe. Trouée de néant, la conscience devient tout le contraire d’un plein: le cogito préréflexif ne se referme pas, comme celui de Descartes, sur une substance, il est tout entier dehors, aux choses mêmes. L’expérience du vide est omniprésente chez Mies, la clarté vient des signes et des significations limpides: les nouveaux matériaux, les nouveaux types de construction et leur «capacité à libérer l’espace sont les moyens idéaux et les éléments constructifs véritables» d’une architecture nouvelle et plus riche, ils garantissent une «liberté dans le traitement de l’espace à laquelle nous ne voulons plus renoncer. Maintenant seulement nous pouvons structurer l’espace l’ouvrir et l’intégrer dans l’environnement et ainsi répondre aux besoins en espace des hommes d’aujourd’hui. La simplicité dans la construction, la clarté des moyens tectoniques et la pureté des matériaux deviennent les agents d’une beauté naturelle»5 . L’espace libre nous met immédiatement devant la structure comme dans «un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part», tandis que la structure désigne l’espace libre comme un espace sans commencement ni fin. La dialectique du visible et de l’invisible est une
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dialectique hégélienne, elle se présente comme le développement de la réalité, de la chose ellemême et comme chez Hegel le but consiste à dégager ce qu’il y a d’intelligible dans la réalité et non d’en produire une nouvelle interprétation. Il s’agit avec l’architecture de Mies, comme dans le monde cristallin d’un Zarathoustra, d’éprouver l’ineffable plutôt que de le prouver, de comprendre le silence propre à la construction pleine de simplicité à laquelle Mies aspire pour pouvoir l’assimiler et la percevoir non comme effet implicite de la construction mais plutôt comme élément constitutif, comme partie intégrante du «Vrai» car ce qui est vrai pour le sentiment est “ce qui émeut le plus fortement la sensibilité («le moi»), pour la pensée, ce qui lui donne «la plus grande sensation de force», pour le toucher, la vue, l’ouïe, «ce qui exige de leur part la plus forte résistance»6. L’architecture de Mies se veut claire et intelligible sous la lumière de la raison, mais elle garde une «nécessité de l’illogique», un «moins» comme l’origine illogique de tout ce qui semble raisonnable, un point zéro où la raison se tait car notre âme a toujours besoin de quelque chose qui se taise. En pénétrant son univers architectural il y a toujours un au-delà du visible qui ne cesse de fasciner, un espace ou la visibilité est éphémère, restreinte ou absente où «ce qui est indéfinissable, se fait absence»7 : NE RIEN Y VOIR POUR TOUT SENTIR. «Je ne m’occupe pas tant d’architecture que du langage de l’architecture. Et il faut qu’il y ait une grammaire pour qu’il y ait un langage. On peut employer le langage pour les besoins courants, on parle alors en prose, et si l’on fait bien, on parle une merveilleuse prose. Par contre, si l’on y excelle, on peut devenir poète»8. Si avec Aristote «la nature a horreur du vide», chez Mies il est en pleins pouvoirs. Il excelle et il devient poète là où il suggéré l’ineffable par
l’équilibre des pleins et des vides, comme un architecte du vide et du silence. Comme dans toute œuvre authentique, il y a quelque chose qui n’existe pas qui apparait. L’être, l’ordre ou l’existant sont la vérité même, mais il y a un «mouvement rétrograde du vrai» par lequel l’être, l’ordre et l’existant précède l’acte créateur qui les constitue, en rétrojetant une image d’euxmêmes dans une possibilité, un désordre, un nonêtre supposés primordiaux9. Si le travail et les écrits de Mies van der Rohe se déploient sous le signe de cette expression-manifeste «less is more»/moins est plus, c’est parce que le moins n’est pas seulement originel, il est nécessaire, il “est” de même que l’être est, dans un mouvement intelligible. Le moins a cette capacité de remplir (more) de même façon qu’il participe à une sorte de décharge (less), il recouvre un fourmillement de rapports à double sens. Le néant est enlisé dans l’être, de sorte que L’Etre devient un système à plusieurs entrées, ou plutôt une seule et même entrée (voir le Pavillon de Barcelone). Le moins donne à l’être le pouvoir de se manifester et dans le même temps de se décharger, mais il ne le laisse pas se déverser et se dissoudre tout simplement, il trouve plutôt le moyen d’en soulever ou enlever la charge avec une aisance supérieure. En se déchargeant la force se limite et se rassemble, elle s’intensifie et en se limitant elle se libère. C’est cette «limitation» et elle seule qui rend possible «la création d’une grande œuvre architecturale»10, la sensation de force, de lutte, de résistance, nous persuade qu’il y a une chose à quoi l’on résiste. Less is more est si on a bien compris le surgissement d’un non-étant comme s’il était. Voilà ce qui suscite la question de la vérité chez Mies Van Der Rohe et qui lui a permis de situer l’essence de l’architecture à l’origine de l’être pour la faire renaître et se recréer. AP
1. Aphorismes von Mies Van Der Rohe, 1955, in Werner Blaser, MVDR Lebre und Schule 2. Mayence, 1967, p.168 3. Mathieu Kessler, Le Nihilisme et la nostalgie de l’être. Le nihilisme était présenté par Nietzsche comme le marteau de la sélection («ein mächtiger Druck und Hammer») 4. Bernard Oudin, Architectures Minimales 5. Mies Van Der Rohe, “Que seraient le béton et l’acier sans le vitrage?” 6. Nietzsche, La volonté de puissance, I 7. Yves Klein 8. Mies Van Der Rohe, 1955 9. Gilles Deleuze, Le Bergsonisme 10. Mies Van Der Rohe, “Gespräch mit Petet Carter” COSA MENTALE
UN AUTRE REGARD: FAIRE DU MODERNE CE N’EST PAS L’ETRE
E
n architecture comme dans beaucoup d’autres domaines, aujourd’hui, « faire du moderne » consiste généralement à inventer des trucs puis à les vendre aux autres comme des produits indispensables s’ils veulent être heureux dans leur vie de gens cools et modernes (sic). C’est par exemple pour ça que les écrans plats se vendent comme des petits pains, et vice versa. Un écran plat, en soi, ça n’a pas vraiment beaucoup plus d’intérêt qu’une télé normale. Mais c’est tellement plus cool et moderne (sic) que les gens en achètent. Ça doit sûrement être la même chose pour les petits pains.
FAIRE DU MODERNE CE N’EST PAS L’ETRE Quand Jean Nouvel nous parle de « bonheur urbain » pour bâtir sur le Parvis de Notre-Dame, c’est la même logique. C’est moderne, peut-être. Mais ça sert à rien ; et on a du mal à comprendre en quoi ça nous rendrait plus heureux. Le concept même de « bonheur urbain » parait trop louche pour être crédible. A vrai dire, on aurait du mal à recevoir des leçons de sagesse de la part d’un type qui avait pour projet de bâtir une tour plus 400m à la Défense. C’est d’ailleurs ce même type qui nous parle aujourd’hui de « biomasse » et de « rencontre entre l’homme et la nature », et qui nous a planté un mur végétal au milieu de Paris. Vous vous sentez plus proche de la nature quand vous passez au Quai Branly vous ? Le Grand Paris, consiste essentiellement à « faire du moderne » un peu partout autour de Paris. Vous êtes peut-être au courant, d’ici peu, Gennevilliers (92) va devenir « la vallée de l’image et des techniques ». Autant vous dire que nos chers amis habitants des Hauts-de-Seine vont en voir des tours de verres, au cœur du bonheur urbain moderne. Même si on peut douter de l’efficacité de la construction d’une tour-solution-miracle dans la résolution du problème des banlieues explosées par les voies ferrées et les bretelles d’autoroute. Et puis, si c’est si cool de « faire du moderne », pourquoi on en fait qu’à Paris ? Pourquoi ne peut-t-on pas avoir accès au bonheur urbain à Bambecque (59) ? Il semblerait que pour être suffisamment cool et moderne, il est déconseillé d’habiter en province – c’est sans doute idem si tu veux obtenir le Pritzker Price. Pas de tours sur le parvis de l’église des Bambecquois donc. Tant pis, ils leur reste au moins les écrans plats. SV
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