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Moyens de fabrication notoires

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Epilogue

Epilogue

Bien que la France, en comparaison à la Grande Bretagne, soit

pendant longtemps restée une puissance majoritairement agricole 1 ,

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plusieurs de ses régions, notamment la Loraine, la haute Normandie ou la Picardie, possèdent un réel patrimoine industriel. Leurs paysages portent les stigmates des différentes innovations historiques, qui seront les clés de voûte d’une production à une échelle nationale et l’avènement de la révolution industrielle en France.

Néanmoins, il paraît évident que cette industrie d’un genre nouveau n’a pu apparaître ex nihilo à l’aune du XIXème siècle. Comme le décrit l’historien Patrick Verley dans son essai : l’échelle du monde, nous pouvons observer, en amont du développement des usines, trois modes de production distincts de biens et de ressources : Premièrement via l’artisanat : existant depuis la fin du néolithique (-6000 à -3000 av. JC.), il se développe majoritairement dans les villes de grandes et moyennes dimensions. Son organisation consiste

généralement en un individu expert, un maître, travaillant de concert avec des apprentis et des compagnons, au sein d’un ateliers privé, dans le but de proposer des services exclusifs à des clients.

En France, sa réglementation

mais également la solidarité et le

respect entre membres de ces corps

de métiers, est d’abord garantie par

l’appartenance à une communauté

professionnelle, dont les origines

remontent aux Moyen-Âge 2 .

Initialement définit par le terme de

"jurande" elles seront ensuite qualifiées

de « corporation » et disparaîtront

massivement pour tomber dans le

domaine public, à la suite de plusieurs

réformes, apparue courant 1789. 3

2 Le "Capitulaire de Villis" datant du XIème siècle propose un exemple de traité définissant l’organisation et la réglementation du travail à cet époque.

Emergeront ensuite, à la fin du XVIIème siècle, les premières

"manufactures 1 ". Ce nouveau système de production sera impulsé par

le ministre Jean-Baptiste Colbert 2 , sous le règne de Louis XIV. Il s’agit

d’établissements d’un volume important dans lesquels œuvrent plusieurs dizaines d’ouvriers d’une qualification élevée. Ces derniers n’y partageant nécessairement pas la même profession, y pratiquaient en revanche un matériau commun. Nous pouvons citer pour exemple : la manufacture royale des Gobelins, fondée en 1662 à Paris, qui s’est spécialisée dans la teinture et la tapisserie, ou encore la manufacture royale des glaces, dans la région de l’Aisne, créée en 1665, artisan de la galerie des glaces du château de Versailles. L’organisation du travail et de l’artisanat de l’époque, ainsi que les capitaux importants nécessaires à leur mise en place, oblige dans un premier temps l’adoption de réglementations dérogatoires pour la création de ce type d’édifice. Ces dernières, obtenues par l’approbation du roi au moyens de lettres patentes , seront à l’origine de l’apparition du terme de "manufactures privilégiées".

1 Étymologie : du latin "manu-factura" d'où "fait à la main".

2 Economiste et ministre sous Louis XIV, il sera promoteur en France de la politique mercantiliste et sera l’instigateur de l’ouverture de plusieurs manufactures royales

Ainsi financées par la cour, les grandes manufactures de Jean-Baptiste

Colbert, dont les fondements consistent en une centralisation de la main

d’œuvre et un encadrement de l’activité, proposent un siècle avant le

début de l’exploitation du charbon et l’invention de la machine à vapeur,

un modèle de fabrication dirigiste et administré 3 . 4

4

3 Sophie Boutillier, "Colbert et les manufactures, succès et échecs d’un capitalisme administré", Université du Littoral-Côte d’Opale, Paris, 2018. 4 Charles Babbage, "Traité sur l’économie des machines et des manufactures", Paris, 1833.

Enfin si ces deux formes pré-industrielles d’organisation de la

main-d’œuvre prennent racine dans un environnement à dominante

citadine, alors une dernière structure, déjà largement rependue à l’aune

du XIXème siècle au sein des campagnes Françaises, appelle notre

recherche. Définis pour la première fois en 1969 par l’historien Franklin

Mendels, il s’agit du concept de la "proto-industrialisation 1 ". Cette dernière

consiste en l’assimilation par une population paysanne de techniques de

production artisanales - généralement associées à une culture urbaine -

et pratiquées à l’échelle de la famille 2 .

Ce système, dont l’autorisation en France date de la révolution de

1789 3 , s’incarne en un atelier aux dimensions modestes, généralement

contigu à l’habitation. Dans cet appentis, un groupe réduit d’individus

s’engage dans la transformation de matières premières en biens de

consommation élaborés, à l’aide d’outils et de machines mutualisées. 4

1 Franklin F. Mendels, "Industrialization and Population Pressure in Eighteenth-Century Flanders", Université du Wisconsin, 1969

2 Patrick Verley, "La Révolution Industrielle", Gallimard, 2005 : "Organisation qui imbrique le travail à façon rurale et celui des atelier urbains".

3 Gérard Vindt, "1762 : un arrêt royal légalise la proto-industrialisation", Alternatives Economiques, 2014 : "Décret [...] qui légalise la délocalisation à la campagne d’une partie de la fabrication textile et métallurgique, contournant ainsi le monopole des corporations urbaines." 3 Egalement la Loi "Le Chapelier" promulguée le 14 juin 1791 interdisant les groupements professionels, corporations des métiers, les organisations ouvrières, les rassemblements paysans ainsi que les compagnonnage.

La production de cette industrie rurale est cependant à dissocier de

l’artisanat traditionnel, en ce sens qu’elle n’est pas destinée à une

consommation locale, mais s’adresse bel et bien, à un marché étranger. 1

Un autre phénomène que nous pouvons constater au sein de ces

ateliers est celui d’une première forme division du travail au sein même

du noyau familial : des taches moins qualifiées, comme le filage pour le

cas du textile, seront décernées à des ouvriers peu expérimentés, aux

plus jeunes, tandis que des travaux davantage méticuleux, seront quant à

eux destinées aux artisans, aux ainés. Dans de nombreuses régions, cette

relation domestique à la production aura pour résultat l’apparition d’un

réel savoir-faire qui sera transmis de génération en génération, entre

membres d’une communauté grandissante.

Plusieurs avantages associés à ces véritables entreprises familiales

vont ainsi se dégager et expliquer, en partie, leur développement

rapide. S’adressant à une population héritière d’une culture agricole

multiséculaire, refusant l’exode rural, "très attachée à ses terres et

libérée de la mainmorte 2 " , l’adoption de ce système, fut avant tout, un

1 René Leboutte,"Reconversion de la main-d’œuvre et transition démographique", Les Belles Lettres, 1988.

moyen de générer une revenue d’appoint 3 . Cette organisation permit

également, par la diversification des activités, une occupation continue

et saisonnière de la main-d’œuvre paysanne 4 . De plus, dans une moindre

mesure, ces structures assurèrent la maintenance des outils agricoles, phénomène qui s’intensifia avec la mécanisation de l’agriculture au cours du XXème siècle. Elle fut également un moteur aux désenclavements de plusieurs régions excentrées, par la création de réseaux marchands, nécessitant la création de nouvelles voies de communication, comme les routes ou les canaux. Enfin, de par sa dispersion géographique et le fait qu’elle n’emploie qu’une minuscule cellule « d’ouvrier-paysan » elle permit de minimiser les risques de troubles sociaux induits par une grande concentration de travailleur, déjà observable à l’époque, dans les mines et les manufactures urbaines.

Pourtant, il semblerait qu’encore aujourd’hui, le postulat visant

à assimiler cette « proto-industrialisation » aux racines directes des

premières grandes usines de 1770, soit encore débattu, entre historien

et économiste. Comme le nuance l’historien Jean-Pierre Rioux 5 , ce

3 Jean Marc Olivier, "L’industrialisation rurale douce : un modèle montagnard ?", Open Edition Journals, 1999.

4 Patrick Verley, Op.cit., page 36.

bouleversement étant un phénomène contingent à chaque pays, son

implication au sein d’un territoire aurait eu pour conséquence deux

conclusions plausibles :

La première consiste en un phénomène de "désindustrialisation"

comme il nous a été possible de le constater notamment en Angleterre,

où seulement quatre des dix grandes régions présentant pourtant es

traits caractéristiques de ce système, sont pas parvenu à emboiter le pas

aux innovations et à la croissance de la fin du XVIIIème siècle 1 .

Inversement, nous sommes en capacité de constater dans

certains cas "une transition lente mais sûre vers l’industrialisation". Dans

ce contexte, il s’agit bien ici d’une phase préliminaire à la révolution

industrielle, à la fois souple et progressive 2 , passant du domestic

system au factory system. Le cas de l’entreprise française de serrurerie

"Imbert Maquennehem" en est une manifestation probante. Implantée

dans la région du Vimeu, ancienne Picardie, elle à traverser cette époque,

en s’imprégnant de ces innovations et incarne un exemple concret de

cette mutation 3 . 4

1 Patrick Verley, Op.cit., page 36.

2 Jean Pierre Rioux,Op.cit., page 32.

3 FR3, "La tradition industrielle du Vimeu", Image de Picardie, 1975. (page consultée en octobre 2019)

Fondée en 1861 dans la ville de Friville Escarbotin par l'association d'Eugène Imbert et d'Eugène Maquennehen, cette entreprise d'echelle familiale va faire l'acquisition d'un grand terrain où ils y construiront leur première usine. S'appuyant sur une clientèle Parisienne croissante, l'augmentation de leur volume de production s'accompagnera également d'une augmentation des recrutements, participant à la transformation d'un artisanat dispersé en une industrie motrice.

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