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L'inversion des rôles
Entamée dès la période paléo-technique 1 , nous constatons alors
l’apparition d’une perte de lien ambivalente : entre le travailleur et le résultat de son labeur, mais également dans son exercice propre. Cette dernière, si elle fût le corolaire d’une quête de performance, semble avoir été amplement stimulée par le recours à la "machine". La turbine à vapeur, la navette volante, le marteau-pilon et bien d’autres sont autant d’innovations qui firent muter les techniques de fabrication, opacifiant au fur et à mesure, cette relation entre les individus et le fruit de leur travail. S’accordant sur cette thèse, l’écrivain Lewis Mumford soutient que l’usage de ces machines nous ont menés vers deux conséquences élémentaires : La première consistant en un accès à des techniques encore inatteignables avec un équipement rustique combinées à une manœuvre traditionnelle. De fait, les résultats obtenus par ces appareils mécanisés, en dépassant les capacités primaires de l’Homme, ont constitué une matrice à un environnement moderne, émancipée d’une certaine échelle humaine.
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2
Si cette dernière induit davantage une altération spatiale, la
seconde concerne quant à elle sur une dimension plus temporelle. 2
Par définition, un approvisionnement suffisant en combustible,
prenant la forme d’énergie diverse, accompagné d’un entretien ponctuel,
permettant de pallier aux problèmes d’usures, sont les deux conditions
nécessaires au bon fonctionnement d’une machine 3 .
2 Joseph Paxton, Le Crystal Palace, Londres, 1850, construit à l'occasion de la l'Exposition Universelle.
De manière explicite au cours du XIXème siècle dans les domaines
de l’industrie, son utilisation permit principalement de supplanter un
ensemble d’actions accomplies par un groupe d’individus. Ainsi, une
fois accommodé aux perturbations environnantes, ce système mécanisé
fût en capacité de réaliser sa mission, de manière imperturbable et
continue. En ce temps-là, par le biais de la mécanisation, il était alors
envisageable pour ces établissements d’adopter une production
régulée et mathématique ; s’opposant alors à un rythme "naturel" plus
approximatif, en accord avec le métabolisme des travailleurs 1 .
De plus, ces technologies, tout en présentant une autonomie
certaine, garantissaient toutefois une grande maniabilité pour leur
propriétaire. L’étendue de sa prestation ayant été réduite, l’ouvrier qui
manipulait des pièces sur un tapis roulant se retrouvaot alors entraîné
dans un flux collectif.
De cette façon, l’industriel Henry Ford serait parvenu à
augmenterla cadence de production de ces automobiles simplement
en augmentant progressivement la vitesse de rotation des chaînes de
montage de ses usines 2 . 3
1 Lewis Mumford, "Technique et civilisation", Parenthèse, 1934.
2 Mathew B. Crawford, op.cit., page 63.
3
Ce phénomène, où un individu se retrouve apprivoisé par
la technique compose largement la toile de fond des recherches de Lewis Mumford qui en revanche, en fait remonter l’origine loin des fabriques et des premières machines-outils. Selon l’auteur, cette conduite sociale trouve ses origines dans l’organisation des monastères occidentaux au commencement du Moyen-Âge. Ces derniers, gouvernés par une discipline ferme, imposèrent une division de la journée selon les différentes dévotions et rendirent ainsi essentiel la capacité de compter et de reproduire ces cycles journaliers. Cette coutume s’étendit ensuite progressivement au travers d’un élément urbain : le clocher, dépassant l’enceinte des sanctuaires, cette régularité s’imposât alors comme un métronome à l’activité des villes.
S’ensuivit une longue série d’innovations, passant par exemple
du cadran, au système d’échappement, chacune d’entre elles améliorant
la précision et l’accessibilité de la mesure du temps. Dans plusieurs pays
d’Europe, à l’aube de la première révolution industrielle, la pendule est
plus qu’un instrument d’information, elle est un outil de synchronisation
des actions humaines 1 . S’actionnant selon un mécanisme
exact 2 , l’horloge marquera la propagation d’une
"conscience généralisée du temps" amenant l’auteur à considérer cette machine comme l’un des pivots de l’époque moderne.
Partant de ce constat, nous émettons alors l’hypothèse que si
le mouvement maker prenait lui aussi racine au sein d’une innovation
précise, cette dernière serait très probablement l’ordinateur personnel
avec sa communication en réseaux. Bien qu’ayant reçu au cours de ces
dernières années de multiples améliorations, son fonctionnement, si
dans la pratique s’avère s’être accéléré de manière exponentielle, est
resté, en principe, le même qu’à ses prémices 3 .
1
2 Lewis Mumford, op.cit., page 70.
Id. "Elle possède une perfecion à laquelle les autres machines aspirent".
En 1623, l’allemand Wilhelm Schickard, construisit une machine
permettant d’effectuer des opérations mathématiques standards.
Al’époque, ces dernières étaient alors réalisées à l’aide d’un boulier,
d’une règle à calculer ou encore d’abaques. Il est alors suivi par le français
Blaise Pascal, qui construit en 1645 "La Pascaline" considérée aujourd’hui
comme la première machine à calculer de l’histoire. Elle consiste en un
boitier renfermant une série de platines et de roues dentées permettant
la réalisation automatique d’additions et de soustractions. L’une des
révolutions qu’a engendrée cette machine réside en partie dans la
dissimulation de son mécanisme au profit de l’apparition de deux
éléments principaux qui forment son couvercle composé d’une part d’un
"Inscripteur" permettant à l’utilisateur d’indiquer le nombre à additionner
ou à soustraire, d’autre part "le Totaliseur", soit, l’emplacement où
apparaît le résultat de l’opération. 4
4
Ce dispositif incarne en soi l’un des piliers dans le domaine de la
conception d’interface 1 . Ces deux éléments se retrouvent d’ailleurs de
nos jours sur de nombreux appareils électroniques, sous la forme plus moderne du clavier et de l’écran.
Cette construction est révolutionnaire en ce sens qu’elle marque
le commencement d’une relation nouvelle entre l’homme et la machine
mais également entre la machine et l’outil : un outil, par définition, est
"un objet technique, employé par un utilisateur, qui effectue une action
précise sur un matériau 2 ". Par essence, il est " un moyen" de transformer la
force de l’homme en une intervention recherchée sur un corps étranger. La machine est quant à elle "un système mécanisé et complexe permettant de réaliser une action donnée". Au-delà de cette nouvelle notion de système, historiquement, par opposition à l’outil, elle a été un moyen non pas de simplement transformer, mais plutôt de décupler une force extérieure, pour là encore la rediriger vers une action voulue.
L’exemple de la comparaison entre une pelle et une pelleteuse est une bonne illustration de ces concepts.
1 S. Joy Mountford, "The Art of Human-Computer Interface Design", Brenda Laurel,1996.
À cette époque, il existe des outils, comme la règle ou le compas,
qui nous permettent d’obtenir une solution à un problème géométrique ;
pour la première fois, la Pascaline va permettre l’obtention d’un résultat
à des problèmes d’arithmétiques 3 . Ce glissement de domaines va
également accompagner ces changements de relations énoncés. Au-delà de la prouesse technique permettant à une série d’actions mécaniques de résoudre un problème mathématique, cet artefact a été le premier a inauguré une relation entre l’homme et la machine ayant comme point de départ, une interaction physique, la rotation d’un cadran, et comme objectif, l’affichage d’un résultat. Ainsi la machine n’est plus un outil, mais une entité, que l’on interroge dans le but d’obtenir une information. Il s’agit bien là de l’obtention d’un résultat immatériel, d’une donnée mentale, qui nous était encore inaccessible avec une telle efficacité, le résultat d’un calcul étant à l’époque nécessairement la condition de l’application d’un processus intellectuel par un seul individu.
Là où la pelleteuse a surpassé un effort physique, l’apparition de la
machine à calculer semble avoir permis de transcender un effort cérébral. 4
3 Calmeca, "Les machines à calculer de Blaise Pascal", (page consultée en Juillet 2019)
Plongé dans les sciences de l’algèbre et de la logique, les
mécanismes de cette construction furent alors disséqués et améliorés
au fil du temps dans le but d’en augmenter ses capacités de calcul 1 . Son
perfectionnement sera notamment encouragé pendant la Seconde
Guerre mondiale de par son application dans la mécanographie ainsi que
l’encodage des messages militaires 2 . Son passage au cours du XXème
siècle de l’analogique au numérique marquera également un profond
basculement. Les signaux qui le composent prenant maintenant la forme
d’impulsions électriques, il s’ensuivra alors une série d’améliorations
visant à augmenter sa vitesse tout en diminuant sa taille. Cette
recherche de performance et de miniaturisation mènera à l’invention du
microprocesseur 3 et par là même, à la carte-mère. Amenés ainsi à des
dimensions plus humaines, l’ordinateur et ses différentes déclinaisons s’installeront progressivement au sein des foyers Occidentaux. Garantissant des missions toujours plus variées, passant de la communication au loisir, jusqu’au travail, cet appareil, dont la propagation à une échelle domestique remonte à peine à une cinquantaine d’années, semble maintenant avoir acquis le statut d’accessoire indispensable pour une grande majorité d’individus.
1
2 Walter Isaacson, "Les Innovateurs", Le Livre de Poche. 2017.
Code : Langage informatique permettant la programmation d'un logiciel.
De cette manière, nous nous proposons d’étudier la relation que nous entretenons quotidiennement avec ces nouvelles technologies, en particulier avec l’ordinateur et le smartphone. Il semblerait en effet que ces deux produits n’ont de cesse de conquérir notre attention ainsi que notre environnement. Plusieurs études réalisées en France au cours de ces dernières années semblent appuyer cette hypothèse.
Ainsi dans la dix-huitième édition du "baromètre du numérique"
nous constatons que le taux de foyer disposant d’au moins un ordinateur
à domicile n’a cessé de croitre entre les années quatre-vingt-dix et 2014,
passant d’une moyenne de 17% à 83%, pour ensuite s’immobiliser aux
alentours de 80% au cours de ces dernières années 1 . Cette récente
stagnation s’explique en partie par le développement de nouvelles technologies, comme la tablette, ainsi que le perfectionnement des téléphones mobiles, récemment baptisés "smartphone", qui sont maintenant en capacité de proposer aux utilisateurs une alternative aux ordinateurs classiques. Effectivement nous observons d’après cette même étude que le taux d’équipement en smartphone a marqué une nette progression, passant de 17% en 2011 à 75% en 2018. Aujourd’hui, trois Français sur quatre possèdent un smartphone et
huit Français sur dix possèdent un ordinateur portable 2 . Ces résultats
témoignent donc de la forte présence des nouvelles technologies dans
notre environnement, expliquée notamment par leur amélioration ainsi
qu’une plus grande accessibilité aux réseaux internet. Nous constatons
pourtant ici une contradiction entre leur propagation et leur facilité
d’accès : l’exemple du prix moyen d’un smartphone est révélateur,
passant 313$ en 2017 à 345$ en 2018 (+10,3%) 3 , son prix augmente
continuellement. Selon cette même étude, il semblerait que cette inflation soit d'autant plus considérable sur des produits plus haut de gamme. Ainsi, le croisement de ces données atteste en partie de l’intérêt croissant que nous pouvons porter à ces accessoires.
Cependant, ce sont les études médicales, notamment celles
réalisées par l’agence Santé Publique France, qui nous renseignent
davantage sur l’utilisation faite de ces nouvelles technologies. L’étude
Esteban 4 par exemple, a pour objectif d’analyser, d’une part, le niveau
d’activité physique correspondant au sport ou à "toute autre activité comportant un mouvement corporel, produit par la contraction de
2 INSEE, "Tableau de l’économie Française par ménage", 2019.
3 Anthony Scarsella, " Worldwide Quarter Mobile Phone Tracker", IDC.
muscles squelettiques, entraînant une dépense énergétique" et d’autre
part, le niveau de sédentarité, correspondant à l’inverse à "une situation
d’éveil caractérisée par une dépense énergétique inférieure ou égale à
une situation de repos". Cette catégorie regroupe en grande majorité des
activités où le corps se trouve dans une position assise, où ses mouvements
sont réduits à leur minimum, comme regarder la télévision, se déplacer
dans un véhicule motorisé ou encore travailler sur un ordinateur.
Il en ressort que 61% des adultes de dix-huit à cinquante-quatre ans
ont un niveau d’activité atteignant les recommandations de l’organisation
mondiale de la santé. Elle met également en évidence la corrélation entre
le taux d’activité sédentaire et le temps écrans journaliers.Cette dernière
avance, pour l’année 2015 chez l’adulte, une durée moyenne journalière
passée devant un écran, en dehors des heures de travail, de cinq heures
et sept minutes, contre trois heures et dix minutes en 2006 1 . Le rapport
INCA3, plus récent, présente quant à lui une durée moyenne de quatre
heures cinquante minutes pour l’adulte, quatre heures et trente minutes
pour l’adolescent, et deux heures pour l’enfant 2 . D'autres études plus
récentes confirment ces observations, aujourd’hui nous savons par exemple que nous consultons notre téléphone en moyenne 221 fois par
1 ENNS, Etude Nationale Nutrition Santé, 2006.
jour 3 . Nous pouvons alors constater l’apparition d’une certaine tendance
à la "déconnexion ponctuelle" comme le propose la société de tourisme
"Into the Tribe" qui s’est spécialisée dans l’organisation de voyage garanti
sans internet. Également visibles au sein de notre environnement
quotidien, des villes comme Xi’an en Chine mais également Anvers en
Belgique, proposent des dispositifs à cette accoutumance aux nouvelles
technologies directement sur l’espace publique. En effet ces deux villes
ont été parmi les premières à réaliser des couloirs urbains consacrés
aux piétons qui souhaitent consulter leur téléphone pendant leurs
déplacements, sans craindre d’être percutés par un passant inattentif 4 .
4
3 Tecmark, " How often do YOU look at your phone?", 2018.
Cette augmentation de plus de 50% du temps passé à consulter
un écran chez l’adulte s’explique en grande partie par l’essor des
réseaux-sociaux au cours de ces deux dernières décennies. Nous savons
aujourd’hui qu’une grande majorité de ces plateformes est rémunérée
grâce aux annonceurs et aux publicités
omniprésentes sur leur site ainsi qu’à
l’exploitation de données personnelles.
S’éloignant de l’idée purement altruiste
de réaliser une communauté d’individus
connectés et interagissants entre eux,
il est alors devenu nécessaire de créer
une dépendance à ces applications 1 .
Plusieurs mises à jour sont alors
apparues, allant de la modification du
design de l’interface, à l’utilisation de
biais cognitifs comme : notre besoin de
reconnaissance ou encore les principes
de réciprocités 2 . 3
3
1 Mattha Busby, "Social media copies gambling methods 'to create psychological cravings", The Guardian, 2018.
2 Nir Eyal, Hooked: How to Build Habit-Forming Products, Eyrolles, 2018.
Toutes ces adaptations ont largement participé à amplifier
l’emploi de ces plateformes, mais ont également profondément modifié
leur utilisation qui consistait à l’origine en une application binaire : la
publication et la consultation de données.Cependant, il semblerait qu’à
la suite de plusieurs affaires récentes d’ingérences dans la vie de leurs
utilisateurs, l’intégrité de ces programmes, mais également de l’univers
internet, se soit retrouvée entachée, provoquant la montée d’une
certaine méfiance de leurs utilisateurs 4 .
Arrivant à une période où l’expansion de la numérisation au sein
de notre environnement, dirigés par des entreprises aux intérêts privés,
semble devenue instopable et incontestable, des projets, comme ceux
de Neil Gershenfeld ou Richard Stallman, basés sur les valeurs de la
liberté et du partage, semblent plus que jamais inscrits dans une posture
de résistance 5 . 6
6
4 Éléonore Lefaix, "Cambridge Analytica : Facebook paie l’amende de 500 000 livres, mais ne reconnait toujours pas sa responsabilité", Siècle Digital, 2019.
5 Du Grain à moudre, « Que reste-il du logiciel libre ? », France Culture, 2018.