11 minute read

Garage commun connecté

Next Article
Problématique

Problématique

A la lumière de ces précédents paragraphes, nous relevons plusieurs similitudes qu’entretiennent ces ateliers proto-Industriels avec des structures d’un genre nouveau, dont le développement récent, remonte aux abords du XXIème siècle. En effet, il semblerait que l’organisation, ou encore les valeurs portées deux siècles auparavant par les micro-manufactures locales, se soient réincarnées au sein de ces établissements novateurs.

Atelier, Hacker space, Fab Lab, Tech Shop, Maker space…

Advertisement

Bien que définis par de multiples appellations, chacune d’entre elles

s’accompagnant de son lot de spécificités, ces lieux partagent tous des

racines communes et peuvent ainsi être réunis sous le vocable :

"Atelier de Fabrication Numérique Collaboratif 1 ". 23

1 Nous faisons le choix de ne pas les regrouper sous le nom de "FabLab", ce dernier étant un label décernée par le MIT. Notre étude se voulant éclectique, nous emploierons le terme plus général "d’atelier".

2 Charte des FabLab, "Qu'est-ce qu'un Fab Lab ?", fab.cba.mit.edu/about/ charter/ (page consulté en décembre 2019)

Il s’agit par essence, d’un espace ouvert dans lequel se réunissent

des acteurs divers, poursuivant comme objectif la création, la maintenance

ou encore la réparation d’un objet. Ces opérations sont réalisées aux

moyen d’outils, de machines et de logiciels mis à disposition par d’autres

usagers. Ainsi équipé de ces technologies partagées, l’individu peut

échanger avec les membres de ce groupe, bénéficier de leur savoir-faire,

dans le but de mener à bien son projet et d’en faire plus tard profiter

d’autres personnes. Pour de multiples raisons que nous détaillerons

plus loin, ce dernier point constitue une des pierres angulaires de ce

mouvement. Une autre caractéristique partagée par ces institutions

consiste en la volonté de dépasser l’échelle de l’atelier comme lieu fini,

pour constituer un réseau international : "Les FabLabs sont un réseau

mondial de Labs locaux 2 ".

Les fondements de ces institutions furent notamment formalisés

en 2001 par Neil Gershenfeld, alors professeur au MIT, à l’occasion du

lancement de la première étape d’un programme de recherche mené

au "Center of Bits and Atom " . Ce dernier résume ces espaces comme :

"des laboratoires de fabrications où il serait possible de construire à peu

près n’importe quoi 1 ". Après avoir rencontré un franc succès auprès des

étudiants, ces ateliers vont ensuite se développer dans d’autres écoles

puis dans d’autres pays, animés par la volonté de s’adresser au spectre

le plus large de population, tout en maintenant le cap de sa mission

première : donner à chacun le pouvoir de créer.

Concevoir ou réparer soi-même un bien destiné à un usage

personnel est un concept expérimenté par l’homme depuis des siècles.

Du jardinage, au tricot, à la mécanique automobile en passant par la

cuisine, ces activités, bien que possédant leur équivalent professionnel,

sont pratiqués par de nombreux individus ne possédant pourtant pas

une formation et une expertise approfondie dans ces domaines. C’est de

cette passion du « faire soi-même » qu’est né le terme de "Maker 2 " et c’est

par sa diffusion qu’est apparu le Mouvement Maker. 3

1 Gershenfeld, "FAB : The Coming Revolution on Your Desktop, From Personal Computer to Personal Fabrication, Basic Books, 2005.

2 Expression notamment popularisé par Dale Dougherty, personalité du mouvement Maker et fondateur du magazine Make.

Également motivée par une sensibilisation écologique commune

et une remise en question de nos habitudes de consommation, l’expansion

croissante de cette "démarche artisanale" s’observe notamment par

l’augmentation du nombre de ces tiers lieux de fabrication. Une des

particularités de ces structures étant leur liberté et leur autonomie,

l’ouverture de ces ateliers relève dans une grande majorité d’initiatives

personnelles ou associatives. Cependant, voyant en ces outils un large

potentiel, on a pu observer plusieurs démarches politiques visant à

encourager leur expansion.

La ville de Barcelone en est un parfait exemple. Sous le mandat

du maire Xavier Trias, elle adopte comme objectif pour les prochaines

années l’ouverture d’un Fab Lab par îlot urbain . Ce ratio d’un atelier pour

1000 habitants devrait permettre d’une part, de revitaliser l’économie de

la ville, ces structures remplissant généralement le rôle de tremplin pour

de jeunes entrepreneurs ; d’autre part, de contribuer à son dynamisme

en y intégrant davantage une population jeune et étudiante 1 . Coordonnée

par le directeur de l’école d’architecture de Barcelone, Vincente Guallart,

ce projet à également contribué à l’apparition du vocable "Fab Ville",

maintenant suivi par plusieurs métropoles 2 .

1 Massimo Menichinelli, Fab Lab La révolution est en marche, Pyramid,2015.

Ainsi, ces plateformes de création, en répondant à une demande individuelle, s’inscriraient maintenant dans une démarche globale.

Toutefois, comme la nuance le chercheur Peter Troxler, les projets menés au sein de ces espaces font souvent intervenir des acteurs pluriels, aux motivations parfois variées. Il identifie ainsi plusieurs aspirations portées par ces lieux et plus généralement par le mouvement Maker :

La première d’entre elles serait celle du loisir, du passe-temps,

pour des amateurs de bricolage. Dans ce contexte, les ressources

mises à disposition au sein des ateliers sont essentiellement dédiées à

satisfaire "une nouvelle forme de divertissement et de consommation 3 ".

Les machines à commandes numériques - imprimantes 3D, découpeuses

laser, fraiseuses numériques – fonctionnent basiquement sur un

système de traduction d’un fichier en action mécanique : déposer un

fil chaud, découper une plaque, extruder une surface. En opposition

totale avec un processus artisanal, où l’expérience et le maniement d’un

outil conditionnent le parfait achèvement de l’ouvrage 4 , cette approche

permet une vulgarisation de la production.

3 Massimo Menichinelli, op.cit., page 46.

Ainsi, nous avons pu observer un échange massif de fichiers

et une multiplication de leur matérialisation. Cependant dans cette

situation, un nombre infime d’individus conçoivent véritablement, tandis

que la majorité se contente de reproduire ou simplement d’apporter des

modifications d’ordre esthétique. 12

1 Dessin issu d'un fichier de fabrication d'une variante d'imprimante 3D RepRap disponible sur le site GitHub.

Une seconde ambition portée par ces usagers attire notre

attention, il s’agit de celle d’appartenir à une communauté

et d’approvisionner une bibliothèque accessible et mondiale.

De cette manière, nous pouvons imaginer un groupe

d’individus travaillant dans différents pays sur un même

projet, chacun d’entre eux amenant ses améliorations.

L’ouvrage, devenu publique, amélioré du savoir de tous,

se retrouve dépossédé de son créateur. L’objet, plus précisément la

connaissance, mise au service de sa réalisation, est ainsi rendue à la

communauté. Cette démarche, en opposition totale au système des

brevets, fut notamment défendue dans le "Hacker Manifesto 3 " déclarant

qu’un problème ne devrait avoir à être résolu deux fois 4 .

Les valeurs de l’open source , les principes du partage, de

l’entraide ainsi que la disparition de la propriété, sont des concepts qui ont

fortement imprégné ces mouvements bien qu’ils soulèvent aujourd’hui,

plusieurs débats 5 . A ce jour, plusieurs licences tentent ainsi d’offrir

un cadre légal aux inventions et aux droits de leurs auteurs comme la

3 Loyd Blankenship, "Hacker Manifesto", Phrack, 1986.

4 Camille Bosqué, "Fais le toi-même", Arte, 2016.

5 Charte des Fablabs, Article 6 : "Le design et les procédés développés dans les Fablabs peuvent être protégés et vendus comme le souhaite leur inventeur, mais doivent rester disponibles de manière à ce que tout le monde puisse les utiliser et en apprendre."

"Créative Commons" ou encore la "Générale Public Licence" (GNU) lancée

par Richard Stallman, pionnier dans le domaine du logiciel libre 1 . Sur le site

de l’association April, nous apprenons également l’existence de la condition

"Copyleft " qui permet à l’auteur l’autorisation de la copie, de la modification et

de la diffusion totale de son œuvre 2 .

Pour certains, l’idée même de licence va à l’encontre du principe de libre

diffusion tandis que pour d’autres, elle est un cadre nécessaire à l’organisation

et l’archivage des milliers de projets disponibles sur les réseaux. Un fait reste

cependant établi, la contribution bénévole ainsi que la libre consultation sont

à la fois la clé de voute et les fondations de ces mouvements , garantissant son

maintien et son expansion par une diffusion démocratique du savoir. 3

Encore dans ce courant du "faire soi-même", nous relevons une volonté supplémentaire défendue et théorisée par plusieurs figures importantes de ces mouvements : La "Troisième Révolution Industrielle" se pose comme une alternative au mode de production actuel.

1 Créative Commons est une licence créée par le juriste américain Lawrence Lessig en 2001 dont la vocation première est d’encourager la diffusion et la libre circulation des œuvres.

2 Camille Bosqué, "Fablab Etc.", Eyrolles / Serial Makers, 2014.

3 Enzo Mari, "Autoprogettazione", Corraini, 1974. Série de plan d’assemblage permettant à n’importe qui de réaliser une série de mobilier, ce travail est considéré comme un manifeste proposant de courtcircuiter les modes de fabrication et de distributions établis.

S’appuyant sur le partage des connaissances et les machines de

fabrication personnelle, connectées entre elle par l’internet des objets

et fonctionnant grâce à une ressource au coût quasi nul, elle serait un

moyen de mettre en place un "marché pour une personne" : sans visée

commerciale ou lucrative 1 .

Marqué par un passage pour les individus du statut de

consommateur à celui de "prosommateur 2 " : à la fois producteur et

consommateur , il s’agit là d’une remise en question de notre relation à

notre environnement mais également à notre travail.

Prônant ainsi un retour à une conception personnalisée et une

production personnelle, relevant davantage d’une approche artisanale

traditionnelle, bénéficiant toutefois de technologies numériques

contemporaines, en constant perfectionnement et dont l’accès s’est

affranchi, l’acte de concevoir un objet du quotidien acquerrait alors

une valeur politique et se poserait comme un acte de résistance face à

une production standardisée et une consommation conventionnelle.

Nous reviendrons sur ce thème dans une partie suivante de cette étude,

consacrée à la dimension "critique" portée par ce mouvement. 3

1 Chris Anderson, "Maker la nouvelle révolution industrielle", Pearson, 2012.

2 Jeremy Rifkin, "La nouvelle société du coût marginal zéro", Babel, 2014.

Enfin, un dernier niveau de lecture mérite notre analyse. Le

mouvement Maker et les activités proposées au sein de ces ateliers

collaboratifs semblent également pouvoir être considéré comme des

innovations dans le domaine de la pédagogie.

Entre événements de sensibilisation ludique et refonte du

programme scolaire, il apparaît aujourd’hui avisé d’enseigner le

fonctionnement de ces nouvelles technologies aux générations futures,

tant leur présence au sein de notre environnement est grandissante.

En effet, l’enjeu premier de ces actions est de démystifier ces objets

numériques, d’attiser la curiosité des plus jeunes pour les amener à

s’interroger sur le fonctionnement d’accessoires devenus communs,

mais dont les rouages peuvent encore rester un mystère.

S’inscrivant dans cette mission, le projet "Fablab@school"

initié par le professeur Paulo Blikstein propose une alternative au

modèle cloisonné de l’enseignement, en recommandant un cursus

interdisciplinaire majoritairement axé sur des travaux pratiques 4 . Nous

pouvons y trouver un équivalent en France où plusieurs initiatives, comme les travaux du chercheurs FrançoisTaddei, s’inscrivent dans cette volonté de faire évoluer nos pédagogies en proposant par exemple, une plus forte implication des cours et des encyclopédies collaboratives, l’abolition d’un

système hiérarchisé de notation entre les élèves ou encore l’apprentissage

par projet personnel. Cette impulsion visant à démocratiser l’accès aux

savoirs en s’affranchissant de possibles carcans sociaux, trouve son écho

dans le mouvement de l’éducation populaire. Celui-ci, qui connaîtra son

apogée en France à la fin du XIXème siècle à la suite de mouvement

sociaux, consiste en une organisation de l’apprentissage en marge de la

sphère familiale et du cadre institutionnel de l’école. Plaçant les individus,

leurs questionnements et leurs expériences, aux cœurs de la pédagogie,

il encourage à apprendre de chacun et de cette manière, de contribuer à

l’amélioration de la société 1 .

Similaires aux valeurs diffusées au sein des ateliers collaboratifs,

ces derniers, en se faisant support de rencontre et d’association

entre des individus d’âge et de profils différent, reflèteraient alors

un projet d’envergure politique. De surcroît, nous pouvons constater

que cette méthode d’apprentissage, au moyen d’une implication

physique des individus, génère des résultats notables en matière de

mémorisation et de développement. S’opposant à l’enseignement

explicite 2 , majoritairement rependue dans nos écoles, cette théorie de

1 Katia Rouff, "Une histoire de l’éducation populaire", Lien Social, 2007. (page conultée en novembre 2019)

3

"l’apprentissage par l’expérimentation" fut profondément étudiée par le

philosophe John Dewey 3 entre le XIXème et le XXème siècles. 4

Ce dernier mettra en évidence l’importance d’une part, de la

proprioception 5 et d’autre part de la responsabilisation des élèves dans le

processus pédagogique. Ce thème est d’ailleurs à l’origine des expressions "Learning by doing / failing" (apprentissage par l'expérimentation, par l’échec) décrivant une situation où un individu, plutôt que de simplement apprendre, devrait solutionner un problème.

3 John Dewey, "My pedagogic creed, Creative Media Partners LLC, 1897

4 Copaind'avant.l'internaute, Classe appliquant la méthode Freinet, 1966.

1 Ainsi fort des ressources qu’il aura su mobiliser, l’accomplissement de

cette progression par tâtonnement, au travers du dépassement des

obstacles rencontrés et de la gratification apportée par la découverte de

leur dénouement, seront gage d’épanouissement pour l’individu 2 .

Cette approche, où théorie et pratique sont simultanément mobilisées, s’accorde avec les principes d’une fabrication personnelle et personnalisée. Au sein de ses ateliers, le maker se retrouve seul maître de sa création et ce, pendant toute la durée de la procédure de conception, de l’esquisse à la matérialisation, partant du projet jusqu’à l’objet, accumulant des connaissances à la suite de chaque étape de la réalisation.

Néanmoins, ce procédé, individuel et diversifié, ainsi que les valeurs qu’il induit, semble être en complète contradiction avec un modèle de productions actuellement rependu : celui de l’industrie moderne incarné dans l’usine et le travail à la chaîne.

1 "Rigamajig" par la designer Cas Holman (a droite), jeux de construction pour enfant au fonctionnement ouvert proposant plusieurs pièces ainsi que divers systèmes de liaison, 2014, photo issu du site Rigamajig.

This article is from: