ÉCONOMIE d’émeutes de la faim, le continent se trouve plus que jamais à un tournant. Voici, selon le monde entrepreneurial, les clés pour bien le négocier.
UNE FISCALITÉ RÉNOVÉE
C’est la revendication numéro un : adopter une fiscalité favorable aux producteurs et aux transformateurs locaux et ne pas en changer! De l’avis général, dans la majorité des pays, on en est loin. « En Afrique de l’Ouest, les exonérations de taxes (TVA, droit de douane) pratiquées dans les pays francophones favorisent les importations vis-à-vis de la production nationale. Elles compromettent même les efforts des pays anglophones, Nigeria et Ghana, en faveur de l’autosuffisance alimentaire, engendrant un trafic de riz venant du Bénin et de la Côte d’Ivoire vers le Nigeria », souligne Grégoire Rota-Graziosi, spécialiste de la fiscalité et directeur du Centre d’études et de recherches sur le développement international (Cerdi). Pourtant, il est possible de faire différemment, comme le prouve le Sénégal. En taxant fortement le poulet importé depuis plusieurs années, le pays a réussi à faire émerger une filière locale solide, marquée par l’émergence d’un champion national, Sédima, suivi de plusieurs autres acteurs, dont le groupe EDK (de Demba Kâ) et l’entreprise Gade Gui (portée par Mabouba Diagne, vice-président finance de la BIDC). « Il ne s’agit pas de déclarer la guerre aux importateurs mais de réguler les importations par rapport aux industries locales afin de ne pas fragiliser ces dernières », plaide Youssef Omaïs, appelant à cibler les biens entrant en concurrence directe avec la production locale. Autres mesures indispensables selon lui, « des droits de douane allégés sur les matières premières non produites localement et un cadre juridique équitable, tant pour les employés que pour les employeurs ». Pour fonctionner à plein, cette fiscalité rénovée doit être régionalisée ou, au moins, harmonisée entre voisins, afin d’éviter les effets d’aubaine. Plus facile à dire qu’à faire : alors que
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JEUNE AFRIQUE – N° 3113 – JUIN 2022
la Cedeao a fait depuis 2006 des engrais un « produit stratégique sans frontières », nombre de ses membres continuent d’appliquer des droits de douane, entravant le commerce d’intrants indispensables à l’augmentation de la productivité agricole locale.
DE L’ÉLECTRICITÉ À REVENDRE
« Vous pouvez mettre en œuvre la meilleure fiscalité qui soit, sans la combiner avec la disponibilité de l’électricité, cela ne marchera pas », soulève Alexandre Vilgrain. L’accès à l’énergie ainsi que son coût demeurent en effet parmi les principaux points de blocage des projets agricoles, quelle que soit leur taille. En 2018, une étude de la BAD rappelait que 79 % des entreprises africaines (tous secteurs confondus) avaient connu des coupures de courant au cours de la dernière décennie, quand le coût moyen de l’électricité pour les usines sur le continent se situait autour de 0,20 dollar le kilowattheure, soit quatre fois plus qu’ailleurs dans le monde. Si, faute d’un réseau national fiable, nombre d’agro-industriels ont investi dans des solutions utilisant les énergies fossiles (centrales, groupes électrogènes), le mouvement vers le renouvelable est bien enclenché. Aux côtés des précurseurs comme la Compagnie sucrière sénégalaise
Pour développer l’agroindustrie, la combinaison de politiques publiques et d’investissements privés est indispensable. (CSS) et le groupe ivoirien Sifca, qui utilisent la biomasse pour produire une partie de leur énergie, plusieurs acteurs parient sur le solaire ou l’éolien, encouragés par la baisse du coût des équipements. Même évolution du côté des petits exploitants, qui bénéficient de programmes d’électrification rurale ou s’équipent eux-mêmes (mini-réseaux, kits
solaires), l’accès à l’électricité facilitant la mécanisation, l’irrigation, l’utilisation de technologies et la transformation. « Pour développer l’agro-industrie africaine, la combinaison de politiques publiques et d’investissements privés est indispensable, la fourniture des biens publics – notamment les infrastructures, l’éducation et la recherche – étant une condition élémentaire pour encourager les investissements privés », résume Jean-Luc Konan, le président du groupe bancaire Cofina, qui a fait des entrepreneurs individuels et des PME son cœur de cible. Autrement dit, les efforts sur l’énergie doivent s’accompagner de progrès sur les réseaux de transports, sur la logistique et sur la chaîne du froid. Et ainsi éviter les importantes pertes post-récoltes, situées selon les estimations entre 35 % et 50 % pour les fruits et légumes, entre 15 % et 25 % pour les céréales selon la BAD.
LIBÉRER LE FINANCEMENT
La difficulté à financer les activités agricoles est un obstacle identifié depuis longtemps sur le continent. Et les États – dont seul le Malawi consacre régulièrement 10 % de son budget à l’agriculture, comme le prévoit la norme fixée par l’Union africaine depuis 2003 – ne sont pas les uniques fautifs. « En Afrique de l’Ouest, les crédits accordés par les banques aux PME agroalimentaires restent inférieurs à 7 % de l’encours total. Quand elles accèdent au crédit à court terme, les taux d’intérêt sont supérieurs à 15 % », rappelle Pierre Jacquemot, ancien diplomate et auteur d’une étude sur la souveraineté alimentaire publiée l’an dernier. Cela dit, les choses sont en train de changer. Les banques commerciales, en particulier au Maroc et en Afrique de l’Ouest, ont mis au point des offres adaptées aux acteurs agricoles, revoyant les conditions de prêts, l’accompagnement proposé et les garanties exigées. En parallèle, d’autres financeurs, dont les banques publiques agricoles, les bailleurs de fonds, les fondations de multinationales et les ONG, ont