PARTI PRIS
Aïda N’Diaye Enseignante, écrivaine et philosophe
Les abstentionnistes, enfants gâtés de la démocratie?
O
n a dit beaucoup de choses sur l’abstention lors de la récente élection présidentielle française : 22,23 % au premier tour et 25,44 % au second. J’ai notamment entendu dire que cela mettait en danger la démocratie, que c’était le fait d’irresponsables qui n’y avaient rien compris, n’acceptaient pas de renoncer à leur candidat idéal, etc. Bref, un caprice d’enfants gâtés qui ruineraient le beau cadeau que leur auraient fait leurs ancêtres. En filigrane, la référence n’était pas seulement le passé – et les époques où, en Europe et en France, la démocratie n’était pas encore acquise –, mais aussi l’ailleurs : tous les pays, et notamment ceux d’Afrique, où, aujourd’hui encore, la souveraineté n’appartient pas au peuple. Un ouvrage récent de Pierre Jacquemot, Afrique, la démocratie à l’épreuve, illustre, ne serait-ce que par son titre, cette représentation un peu stéréotypée du continent comme souffrant, dans sa globalité, d’un déficit de démocratie, face
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JEUNE AFRIQUE – N° 3113 – JUIN 2022
auquel notre devoir serait de remplir notre rôle de citoyen. Pourtant, avec des taux de participation aux élections présidentielles qui varient de 34,42 % au Mali en 2018 à 98,15 % au Rwanda en 2017, il semble bien difficile de tirer une conclusion générale sur la démocratie en Afrique. Surtout, y a-t-il une corrélation entre le taux d’abstention
Le bon citoyen est-il celui qui vote à toutes les élections ou celui qui s’engage dans la vie de la cité? et le niveau d’adhésion, ou de non-adhésion, des citoyens au modèle démocratique ? Peut-on y trouver un signe de sa bonne, ou de sa mauvaise, santé ? Et, enfin, est-il contraire à l’esprit même de la démocratie de s’abstenir ou peut-on revendiquer un droit
à l’abstention sans la remettre en question ? Il y a, à mon sens, deux arguments principaux en faveur du droit à l’abstention ou qui justifient de penser que celle-ci ne constitue pas un déni de démocratie. D’une part, c’est la seule manière par laquelle le citoyen peut manifester une contestation à l’égard d’un système d’exercice de la souveraineté, de la représentation et du vote qui ne lui convient plus. Loin d’être un refus de démocratie ou une incompréhension de celle-ci, l’abstention peut au contraire, et à condition d’être entendue et analysée, ouvrir un champ de débat et de réflexion (c’est d’ailleurs le cas), notamment sur les modes de scrutins (tirage au sort, proportionnelle, vote par classement, etc.).
Au-delà de la présidentielle D’autre part, elle montre que la démocratie se joue ailleurs. Concentrer sur le moment de l’élection présidentielle les enjeux démocratiques, ou condamner comme fautifs les abstentionnistes, c’est aussi oublier que la démocratie se joue dans bien des domaines et à bien d’autres moments. D’autres scrutins existent, dont l’importance est peut-être supérieure à la présidentielle. Ensuite, et surtout, la démocratie se joue à bien d’autres niveaux. Quel est le meilleur citoyen ? Celui qui vote à toutes les élections sans aucune autre forme d’action ou celui qui s’engage, dans une association par exemple ou dans la vie de la cité ? N’est-ce pas la société civile qui, avant tout, fait vivre la démocratie en dehors d’une représentation qui ne peut être qu’imparfaite ? La réponse me semble évidente, et on ne peut dès lors juger de la bonne santé de la démocratie, d’un individu ou d’un peuple à l’aune de la seule abstention.