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salade et d’autres légumes. Tout aussi rapidement, il remonta dans la calèche, fouetta son cheval et disparut. Tentant de cacher l’excitation qui le stimulait tout d’un coup, Rabbi Avraham se dirigea lentement vers la marchande. L’air de rien, il lui demanda le nom du client qui venait justement d’entrer dans sa boutique pour y acheter quelques légumes. - Oh ! C’est le riche Don Carlos ! C’est un notable, un homme très respecté dans la ville ! Rabbi Avraham continua à la questionner et, l’air de rien, réussit à obtenir l’adresse du riche Don Carlos. Il savait que ce ne serait pas facile de le contacter et il eut effectivement beaucoup de mal à convaincre les serviteurs qui lui ouvrirent la porte d’accepter d’appeler leur maître. Sentant son cœur battre de plus en plus fort, Rabbi Avraham attendit dans le corridor où, comme le voulait l’usage dans les maisons catholiques, étaient suspendus des tableaux représentant des scènes de la Bible et surtout des écritures chrétiennes. Des statues de marbre rappelaient des figures de saints et de martyrs de la foi catholique. Tout en attendant, il commençait à regretter d’être venu. Peut-être avait-il laissé son imagination l’entrainer trop loin ? Mais, alors qu’il hésitait ainsi, Don Carlos entra et lui fit signe de le suivre. Don Carlos le guida dans une pièce qui ressemblait à un bureau. - Je vous prie de m’excuser, Sire, mais êtes-vous bien la personne qui vient d’acheter des légumes chez la marchande de cette petite rue discrète ? demanda Rabbi Avraham en guise de préambule. - Pourquoi une telle question ? demanda Don Carlos, subitement sur ses gardes. - Était-ce pour le Séder ? demanda Rabbi Avraham à voix basse.
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- Comment pouvez-vous m’accuser, moi un fervent Catholique, d’un tel forfait ? Tout le monde sait que Don Carlos est sincère dans sa foi ! Vous êtes certainement un agent envoyé pour m’espionner ! Sortez d’ici immédiatement sinon j’appelle mes domestiques qui sauront vous jeter dehors ! - Je vous en supplie ! N’ayez pas peur de moi ! Mon cœur me dit que vous êtes resté un Juif fidèle à notre foi. Je suis désespéré et je pense que vous pouvez m’aider ! Je m’appelle Avraham Alharizzi et je viens de Tolède. J’ai dû m’enfuir car l’Inquisition m’espionnait et je savais que j’allais être arrêté, torturé et même tué. Et me voilà, alors que Yom Tov approche : je ne possède ni Matsots, ni vin, ni famille avec laquelle célébrer la fête. Ayez pitié de moi et aidez-moi ! Je sais que nous avons le même D.ieu ! Don Carlos laissa retomber sa feinte colère, comme la neige réchauffée par le soleil. Instinctivement, il tendit la main à Rabbi Avraham et tous deux s’embrassèrent comme deux amis qui se retrouvent après une longue absence. Sans parler, ils restèrent ainsi un long moment, en pleurant comme des enfants perdus. - Oui, je comprends, vous êtes un frère en détresse, reconnut finalement Don Carlos. Avec moi, vous êtes en sécurité – tant que je suis moi-même en sécurité. Vous êtes juif et je suis juif. De fait, je m’appelle Aharone Algazi. Vous êtes mon invité et je serais heureux que vous participiez au Séder que nous allons célébrer en famille : je vais vous présenter à ma femme et mes enfants. Ne soyez pas si surpris ! Les serviteurs que vous avez vus chez moi sont tous des amis fidèles, des Marranes comme moi-même. Ils ont dû se montrer rudes avec vous car nous sommes obligés actuellement comme vous le savez d’être sur nos gardes : nous ne savons plus à qui accorder notre confiance et nous devons prendre un maximum de précautions pour qu’on ne nous accuse pas de continuer à pratiquer secrètement les lois de la Torah. Je n’ai pas besoin de vous expliquer les conséquences si nous étions
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reconnus « coupables » de nous conduire comme de bons Juifs car vous-même avez été obligé de vous enfuir à cause de cela ! C’était la première nuit de Pessa’h et, dans les profondeurs de la maison, dans la cave secrète aménagée, la famille s’était réunie pour célébrer le Séder, la fête de la liberté. Rabbi Avraham Alharizzi était assis à la place d’honneur, à côté de son hôte, Rav Aharone Algazi. Celui-ci l’avait présenté à sa famille qui avait été heureuse de recevoir un convive de choix. Il reconnut aussi certains des « serviteurs » assis eux aussi à table. A tour de rôle, ils se relayaient pour vérifier ce qui se passait à l’étage. Rabbi Avraham était en proie à des sentiments mitigés. Il était reconnaissant envers D.ieu qui l’avait guidé dans cette maison où il pourrait célébrer Pessa’h de la meilleure manière possible. Mais, tandis que le plus jeune enfant récitait le Ma Nichtana, les Quatre Questions traditionnelles, il sentit les larmes monter à ses yeux : il pensait à sa propre famille obligée de célébrer le Séder sans lui, le maitre de maison, presque le roi de la maisonnée…. Mais Rabbi Avraham choisit de vivre au présent. Ce ne serait pas correct vis-à-vis de son hôte de se montrer triste à ce repas de fête. Rav Aharone Algazi répondait à son fils, lui expliquant en détail les persécutions qui avaient affligé nos ancêtres en Égypte, les épreuves qu’ils avaient endurées jusqu’à ce moment historique quand D.ieu les avait délivrés glorieusement de l’esclavage vers la liberté. - Mes chers enfants ! continua Rabbi Aharone. Affrontons l’avenir avec courage et espérons que nous aussi, nous serons récompensés par le Tout-Puissant pour être restés des Juifs fidèles malgré les décrets de la terrible Inquisition ! D.ieu saura nous délivrer nous aussi ! Nous devons être courageux et ne jamais perdre espoir ! Alors qu’il prononçait ces paroles du fond du cœur, la porte s’ouvrit soudain avec fracas. Devant les visages horrifiés de tous