REFLETS D’UNE ÂME QUI SE CHERCHE : L’ŒUVRE DE MIHAI BARA
Du 28-09 au 15-10-17 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) vous convie à une exposition axée sur l’œuvre du peintre roumain, Monsieur MIHAI BARA, intitulée REFLETS DE L’ÂME. Les reflets de l’âme ont ceci de particulier qu’ils permettent, une fois exprimés sur la toile, sur la pierre ou sur la page blanche, la possibilité de briller sous l’astre de la folie créatrice. Cette folie trouve sa liberté dans l’étreinte unissant l’artiste au Monde. L’âme projetée sur l’espace scénique fait s’unir les rires, les fautes et les folies en devenant l’assise soutenant la comédie humaine. L’univers de MIHAI BARA est constellé de créatures fantasmagoriques évoluant dans une atmosphère à l’esthétique ludique. Cet univers se caractérise par sa puissance constituée de couleurs vives, issues du fauvisme : rouge, vert, jaune, bleu à outrance dans une théâtralisation qui propulse le sujet au cœur du regard. L’artiste renoue ainsi avec l’héritage pictural du passé. Sur base d’une écriture néo-expressionniste élégante, il aborde tout à la fois l’expressionnisme tourmenté de conception allemande classique ainsi que le primitivisme, au sens où les néo-expressionnistes du début des années 80 l’entendaient : un retour à la Nature (à la fois le biotope et l’humain) par le biais du mythe exprimé par un chromatisme rappelant celui d’un GAUGUIN. Mais il y a aussi une volonté cubiste dans sa façon de « replier » ses personnages en plusieurs fractions dans la conception du volume, particulièrement en ce qui concerne les visages dans le but de les déformer. En cela, il redevient expressionniste dans la déformation critique de l’événement narré. Il est impossible pour le visiteur de passer devant n’importe quelle toile de l’artiste sans remarquer le traitement extraordinaire de la couleur nourrie d’une matière extrêmement travaillée. Un sentiment de « froissé » envahit le paysage. L’arrière-plan des toiles est généralement noir (ou foncé) visant ainsi à propulser le sujet du néant au-devant du regard. La conception des visages est axée sur le modèle du « masque ». Un masque qui contribue à déformer le visage, amplifiant ainsi son humanité originelle dans un déchirement. Nous voyageons au cœur d’un carnaval absurde dans lequel grimaces, yeux exorbités et traits déformés redimensionnent l’humain en le replaçant au centre de sa propre tragédie. Néanmoins, le visage n’est pas le seul témoin du reflet de l’âme. Le traitement des mains participe également du portrait psychologique. Elles assument le rôle d’alter ego par rapport au masque dans son expression. Le sujet occupe la totalité de l’espace, à un point tel que la conception du volume, sous toutes ses facettes, confère à ce dernier des dimensions architecturales. À titre d’exemple, LES SALTIMBANQUES (100 x 100 cm - technique mixte)
présente un personnage dont le corps est l’édifice, partant de la base de la toile jusqu’à atteindre, par la tête et les mains, les limites du ciel. Dans l’œuvre de l’artiste, comédie et tragédie se mêlent dans une distorsion qui fait de la forme le témoin de la condition humaine. Avec son visage atrocement déformé par le mensonge, LE MENTEUR (100 x 100 cm - acrylique sur toile)
se retourne dans toutes les directions pour semer ses calomnies. La torsion de gauche à droite et de droite à gauche se produit par duplications de la bouche, terminant le visage, ainsi que par le regard coupé en deux, multipliant les axes directionnels, l’ensemble étant appuyé par un nez constitué de deux losanges séparés par une arête en diagonale, laquelle fracture le visage en une myriade de facettes au chromatisme vif, garantes du déséquilibre vital de l’œuvre. Seul le statisme de l’ensemble témoigne de la lucidité du menteur face à son mensonge. Car il s’agit de l’acte conscient de l’homme qui ment et non du délire pathologique du mythomane. Bien qu’il s’agisse de couleurs fauves, à aucun moment elles ne deviennent criardes ou agressives. Il y a chez l’artiste une véritable science des couleurs : quelle note utiliser, où la placer, comment la composer.
À CHAQUE FOU SON OISEAU (60 x 60 cm - acrylique sur toile)
est la fusion de deux folies, forgée dans l’image de l’oiseau pénétrant le visage de l’homme. Ici, le déséquilibre fait office d’assise : le visage se passe du corps pour tenir debout. À partir d’une dominante verte structurant à la fois le visage ainsi que l’oiseau et le point sur lequel le personnage est posé, quelques brèves notes jaunes, rouges et bleues éclatent çà et là, accentuant la folie de l’ensemble. L’arrière ainsi que l’avant-plan constituent une opposition chromatique forte entre le noir intense et le rose-ocre terreux. Aux dires de l’artiste, cette toile lui a demandé beaucoup d’essais. Le résultat est une peinture extrêmement travaillée. Nous avons ici un ensemble pictural répondant à l’esthétique primitiviste dans la pure veine du néo-expressionnisme des années 80.
SAINT GEORGES EN TUEUR DE DRAGON (180 x 150 cm - acrylique sur toile).
L’artiste prouve sa connaissance de l’icône orthodoxe. Traduite dans son écriture personnelle, le corps du cheval ne se déploie qu’à partir de l’avant. Un bref raccourci laisse apparaître sa patte gauche arrière, provoquant une intéressante variation rythmique. C’est à partir de cette variation rythmique que se produit le bond en avant de l’entité saint Georges/cheval, assurant la victoire sur le dragon. On ne peut pas parler de « cinétisme » à proprement parler. Néanmoins, au fur et à mesure que le regard se promène sur la toile, des détails apparaissent (tels que les pattes avant du cheval émergeant d’un fond noir intense, esquissant le piétinement de la bête), mettant en exergue les particularités narratives de la mise en scène : saint Georges résulte d’une stylisation issue d’une vision mystique. Son visage mince, se terminant en pointe, est compris entre l’auréole et le vêtement (tous deux dorés) qui lui confèrent sa puissance. Nous retrouvons le jeu extrêmement parlant des mains stylisées. La droite tient les rênes du cheval. La gauche tient la lance qui transperce la bête. Cette stylisation des mains donne le sentiment que le saint ne fait que tenir les rênes et la lance par le bout des doigts.
Observez la façon dont la lance est tenue : on dirait l’archet délicat d’un violoniste. De même que son visage, tourné vers le ciel, atténue l’action guerrière pour atteindre la plénitude. La stylisation des rênes ainsi que de la lance participe du message mystique exprimant la victoire du bien sur le mal. La tête du cheval est conçue en un bloc compact tombant vers le bas. Le museau de l’animal définit la partie vivante de l’ensemble du corps (dont nous ne voyons, en réalité, qu’une partie). Par l’intrusion d’une fente faisant apparaître une série de dents puissantes serrant les rênes, l’artiste insuffle la vie à sa création. Nous retrouvons, ici encore, la puissance chromatique de l’arrière-plan noir faisant ressortir le sujet du fond d’un abîme originel. Le personnage de saint Georges oscille entre Histoire de l’Art proprement dite et l’iconographie chrétienne à but spécifiquement prosélytique. Ne perdons jamais de vue qu’au Concile de Nicée, en 787, l’Art (plus exactement la présence de la figure humaine) ne fut toléré que comme vecteur d’enseignement théologique à destination du peuple. De conception théologique orientale, l’iconographie de saint Georges a été particulièrement étudiée par l’art russe de tradition orthodoxe. MIHAI BARA a parfaitement réinterprété cette culture iconographique et iconologique en jouant sur les composantes jaune/rouge qui dominent la composition. Le jaune : l’or – symbole de puissance depuis l’Antiquité classique et procheorientale, parce que considéré comme métal incorruptible. Le rouge : symbole de chaleur, de feu régénérateur. Mais surtout, symbole du sang de la vie dans la mystique chrétienne. À certains moments de l’Histoire, le rouge devient pourpre, particulièrement dans la philosophie néo-platonicienne, représentant l’image du pouvoir en relation avec la cherté du produit (la pourpre) extrêmement difficile à obtenir, que l’on extrait à partir d’un gastéropode. Ce qui en fait une couleur réservée à une élite sociale jusqu’à son passage symbolique vers la tunique rouge enveloppant le Christ. La couleur rouge devient alors le symbole du pouvoir temporel et spirituel. L’artiste a tenu compte à la fois de l’histoire et de la symbolique politique des couleurs. Cette œuvre témoigne de l’intérêt du peintre pour l’art sacré. MIHAI BARA nous avoue qu’avec un groupe d’amis artistes roumains, il pense explorer les sujets bibliques dans un futur proche. LES SALTIMBANQUES (cité plus haut) présente un personnage campé dans différentes attitudes : jeu de mains qui jonglent (en bas, à droite et à gauche, la balle revient comme un leitmotiv) faisant de chaque élément un personnage de l’histoire. L’arrière-plan est divisé en deux parties : le noir partant de la base pour signer la ligne d’horizon, à partir de laquelle débute le bleu recouvrant l’ensemble de l’espace. LA RUMEUR (80 x 80 cm - acrylique sur toile)
nous convie dans l’esthétique allemande de l’expressionnisme historique, d’avant la Première Guerre mondiale jusqu’à la République de Weimar. Nous avons une série de masques à la OTTO DIX ou à la EMIL NOLDE, présentant des visages tordus et grimaçants. Le personnage à l’avant-plan, à gauche, se distingue par sa bouche grande ouverte permettant à la rumeur de se répandre. Une fois encore, les mains régissent la composition en structurant l’espace. Tel un beffroi, la main sortant de la base de la toile à droite, déploie ses doigts sur lesquels repose le visage du personnage, en haut. Tandis que la main de gauche (en haut) « recouvre » la tête du personnage. Les trois masques répondent à trois situations différentes. La main de droite partant de la base pour atteindre le haut, rappelle la façon architecturale de procéder pour concevoir le corps du personnage des SALTIMBANQUES. LA NUIT (50 x 62 cm - acrylique sur toile)
est un jeu chromatique savant entre le noir et le bleu foncé. Il s’agit d’une vue nocturne qui renverse le discours sur la façon de concevoir ce type de vue. D’habitude l’arrière-plan est noir car il représente la nuit. Tandis que la ville garde des bribes de couleurs. Ici, c’est le contraire : la nuit est bleue et la ville est noire, malgré quelques ersatz de brun (en dégradés), de bleu, de vert, de rouge et de rose, conçus de façon à imaginer qu’ils ne font que passer. LA NUIT est, comme l’indique l’intitulé de l’exposition, l’expression d’un reflet de l’âme. Un état mélancolique qui tenaillait l’artiste une nuit dans sa vie. Abstrait à ses débuts, l’artiste n’en finit pas de poser son abstraction comme un sceau sur son écriture néo-expressionniste. Avec cette œuvre, son abstraction se caractérise dans cette vision nocturne qui brise les conventions esthétiques. Nuit et ville se fondent tout en s’opposant. Sans doute nuit et ville se complètent-elles dans la mélancolie onirique qu’engendre l’ensemble. Plusieurs étapes ont parsemé le parcours créatif de l’artiste. Nous avons indiqué, plus haut, ses débuts dans l’abstraction. Cela se retrouve dans le traitement des surfaces, comme brouillées par une brume hachurée. La place de la figure humaine se retrouve dans le rôle social et politique qu’elle joue, à savoir le réceptacle de l’âme incarnée dans ses états. La dialectique qu’elle dégage est celle de l’acceptation de Soi qui se retrouve dans l’Autre. Un dialogue qui se perpétue dans le labyrinthe intérieur qui mène à l’introspection par rapport à son propre regard et à la société qui impose le sien. Nous sommes plongés en pleine dialectique néo-expressionniste : la figure humaine se dématérialise pour devenir conscience.
L’artiste est fasciné par le sentiment du regard intime, de la conscience individuelle par rapport à ce que la société laisse apparaître d’elle-même : l’image d’une société spectacle. La figure humaine occupe la position d’un personnage multi-facial, lequel n’est qu’une petite pièce dans le puzzle social. Bien que son écriture soit dirigée vers le néo-expressionnisme, l’artiste est radicalement contre les étiquettes, en se posant au-delà des expressions. Car l’expression est basée sur le sentiment intime du Monde. Le visiteur ne manquera certainement pas d’être interpellé par la haute qualité technique de ces œuvres. Précisons, d’emblée, le fait qu’il n’y a aucune forme de collages dans ses réalisations. Ce côté froissé (évoqué plus haut) est le résultat d’un savant ajout d’apports divers, tels que le latex liquide, le papier ou du matériau textile, en ce qui concerne la phase d’élaboration du support. L’artiste a de l’œuvre une idée quant à la composition des lignes de forces. Chacune de ses œuvres est anticipée par un dessin préparatoire, mettant en exergue son grand talent de dessinateur. La toile est conçue comme une fresque dans l’étymologie technique de la Renaissance italienne : « l’affresco ». La toile est badigeonnée de latex sur lequel l’artiste dépose plusieurs couches d’acrylique, avant d’ajouter les supports précités pour créer ce côté « froissé ». Nous avons noté, plus haut, le très grand talent de dessinateur de l’artiste. Cela se remarque aisément dans LE BATEAU DES FOUS (50 x 65 cm),
une composition où le blanc contraste avec le fond noir. Le Roi, reconnaissable à sa couronne tombante, est mort. Deux personnages, situés à l’opposé l’un de l’autre, regardent vers deux directions différentes. La question que pose cette œuvre est celle de savoir quelle voie il convient désormais de prendre. Nous voilà confrontés à une œuvre politique dans le pur style expressionniste allemand. Le bateau étant synonyme de la société, la question est donc de savoir dans quel chemin la société est prête à s’engager. Les dessins sont réalisés au crayon aquarellable, lequel a la particularité de pouvoir dessiner des traits précis sur une surface sèche. À l’intérieur de ces traits précis, l’artiste étale la couleur. Ce type de crayon permet de jouer avec l’humidité si la surface du support est humidifiée. Terminons l’analyse de ce travail en précisant que le peintre affectionne également la peinture sur foulard, à partir de tissus recherchés.
Détail du tableau LA RUMEUR (ci-avant) pour l’aspect « froissé ».
MIHAI BARA qui a suivi une formation de huit ans au Collège d’Art de Brasov en Roumanie, est un artiste coté qui a subi l’influence de peintres roumains, détenteurs d’une tradition picturale propre à sa culture. Il est aussi extrêmement sensible à l’œuvre de peintres tels que TÀPIES, DALI, BREUGHEL (l’École flamande) mais aussi KLIMT pour ses couleurs joyeuses. Le néo-expressionnisme est, de par ses diverses influences, extrêmement difficile à définir. L’artiste pousse d’un cran son exploration créatrice pour atteindre des terres inconnues, éclairs chatoyants et déformés du reflet de son âme.
François L. Speranza. Arts
Lettres
Collection « Belles signatures » (© 2017, Robert Paul)
MIHAI BARA et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (28 septembre 2017- photo Jerry Delfosse)
Foulard réalisé à partir d’un tableau
Photos de l’exposition à l'Espace Art Gallery