Collection États d’âmes d’artistes
Arts et Lettres Robert Paul
& Espace Art Gallery Jerry Delfosse
présentent
Les billets d’art de François Speranza Historien de l’art
Recueil n° 5 2016 (Douze artistes peintres et sculpteurs) Les Éditions d’Art EAG
Collection États d’âmes d’artistes
Les billets d’art de François Speranza Historien de l’art
Les Éditions d’Art EAG
Arts et Lettres Robert Paul Éditions sous format informatique http://artsrtlettres.ning.com Espace Art Gallery Jerry Delfosse Éditions sous format papier Rue Lesbroussart, 35 1050 Bruxelles Belgique www.espaceartgallery.eu Crédits photographiques Toutes les photos sont de © Espace Art Gallery Sauf pour celles des artistes suivant : Ghislaine Lechat, Frédérique Lacroix-Damas, Lysiane Matisse, Marie-Claire Houmeau, Odile Blanchet et Christine Bry
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Liste des artistes 2016 * Christian Bajon-Arnal Victor Barros Catherine Fécourt Ghislaine Lechat Frédérique Lacroix-Damas Frèd Depienne Lysiane Matisse Rodrigue Vanhoutte Marie-Claire Houmeau Marc Brees Odile Blanchet Christine Bry *
CHRISTIAN BAJON-ARNAL : LA LIGNE ET LA COULEUR : L’ART DE L’ESSENCE
Du 27-01 au 14-02-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) vous propose la découverte de l’œuvre du peintre français CHRISTIAN BAJON-ARNAL, intitulée BUTTERFLY PALETTE. Parler, voire décoder l’œuvre de CHRISTIAN BAJON-ARNAL, peut sembler simple à première vue. Mais à y regarder de près, il n’est rien de plus complexe que de souligner les variations de l’écriture picturale de cet artiste. Une question peut laisser le visiteur médusé, à savoir : peut-on parler de « styles » en ce qui le concerne ? Oui et non. On peut, en effet, parler de « styles » si l’on se laisse emporter par la variété des sujets techniquement abordés. À titre d’exemple, BENDOR CHRISTO (80 x 130 cm - cônes d’huile au pinceau sur toile)
et VENISE YIN ET YANG (60 x 80 cm - huile sur Arches encadré bois),
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n’ont d’un point de vue technique rien de commun. Néanmoins, malgré ces différences, le dénominateur qui les réunit demeure la ligne de laquelle émerge la couleur. Mieux ! La ligne devient l’assise de la couleur. Et cette ligne, laquelle s’affirme dans deux directions opposées dont nous parlerons plus loin, s’organise dans le trait conçu dans ÉCHAFAUDAGE EMBOUTEILLAGE (80 x 100 cm - huile sur toile),
c'est-à-dire, dans une succession de droites et d’horizontales, lesquelles structurent la forme vers un véritable processus géométrique. Remarquons, notamment, en haut sur la gauche du tableau, cette série de rouleaux à dominante bleue, lesquels sont enserrés à l’intérieur d’une suite d’espaces carrés, renforçant la dynamique de la composition. Tout à l’intérieur de cette œuvre semble « ficelé », provoquant ainsi une atmosphère assez étouffante. Les deux personnages, en bas, aux extrémités de la toile, n’existent qu’en tant que référents dimensionnels à l’univers géométrique. L’artiste s’est complu dans l’élaboration d’une ligne essentiellement rigide, évoquant l’aspect du monde moderne, à la limite du camp concentrationnaire. Tandis que dans la direction étirée des gondoles de VENISE YIN ET YANG (cité plus haut), dont la superposition des proues laisse deviner le rythme de l’eau, la ligne adopte un autre langage, totalement délié, permettant à la couleur, vive, d’exister à l’intérieur du support linéaire. Tout dans cette œuvre est une question de strates chromatiques. Il s’agit d’une ligne ondulée, évoquant ce même monde mais dans une vision romantique de l’esprit. Nous retrouvons cette ligne ondulée, c'est-à-dire de paix, également dans COCO AND COCO (80 x 100 cm - huile sur toile),
où l’arbre souligne sa sensualité dans une suite ordonnée, menant vers un point de fuite plongeant, aboutissant vers la mer, comprise dans un cadrage étroit, englobant le ciel, à partir d’une ligne d’horizon très basse.
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Cette même sensualité de la ligne se retrouve, notamment, dans FEMME BLEUE (80 x 60 cm - huile gravée sur bois),
où la ligne ondule sur elle-même. Comme dans toute création, la mythologie – qu’elle soit personnelle à l’artiste ou celle véhiculée par la culture – se retrouve cachée derrière le symbole, non directement révélée à la conscience du visiteur. Le titre de ce tableau peut induire en erreur, en ce sens que le bleu ne sert que de support à l’allégorie de la Femme. À la question : « le bleu est-il pour vous la couleur de la Femme ? », l’artiste répond par un « non ! » catégorique. Car pour lui, le bleu reste une couleur trop « froide » pour être associée au langage de la passion incarné par la Femme. Par contre, à l’analyse des lignes ondulantes incarnant la sensualité féminine, quelque chose interpelle le regard. Entre les lignes s’insinuent des stylisations géométriques. Cela est dû au fait que l’artiste a beaucoup voyagé. Lors de ses périples, il a côtoyé l’art des Aborigènes d’Australie. L’art millénaire australien a, depuis ses origines, parlé du « Temps des rêves », époque idéalisée que nous retrouvons, d’ailleurs, dans toutes les cultures, sous la forme de l’« Âge d’or », mettant en exergue l’« âge cosmologique » où régnait le terrain fertile des origines, proche d‘une perfection primitive. Les Aborigènes australiens ont exprimé cette époque mythique, notamment, dans l’art pariétal, en illustrant le monde des esprits « Mimis », monde duquel s’est inspiré l’artiste. Les stylisations blanches que l’on retrouve à l’intérieur des lignes ondulées épousent l’arrière-plan de la toile, lequel présente, à son tour, des ondulations de tailles différentes, dominées par le bleu, en dégradés, alternant avec des notes noires et vertes.
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Une autre mythologie, personnelle celle-là, nous donne la clé nous dévoilant l’accès à VENISE YIN ET YANG (mentionné plus haut). Cette œuvre se lit dans le sens rotatoire, à savoir de droite à gauche. L’Homme, en bas à droite, est représenté par le seul attribut qui l’associe à Venise : son chapeau de gondolier, lequel est centré à l’intérieur d’une forme rappelant celle du cœur. La Femme est située en haut vers la gauche, dans un symbole circulaire associant l’image d’un ventre fécond. Chemin faisant, le regard atteint en haut, vers la droite, une gondole vide que seul l’imaginaire du visiteur peut associer au véhicule que prendront les amants. Tout est conté de façon non dite, en laissant à l’imaginaire la tâche de compléter l’histoire. Les couleurs, joyeuses et vives à l’avant-plan, que l’on retrouve dans la conception chromatique des proues : rouge vif, bleu intense, violet, jaune vif, contrastent avec celles de l’arrière-plan : noir intense et reprise, en dégradés, des couleurs de l’avant-plan, confinées dans de petites zones. La gondole (vide) répond à une composition bi-chromée, associant le gris et le noir : deux couleurs volontairement « neutres » permettant à l’imaginaire de la peindre aux couleurs d’un romantisme personnel. L’accès par le biais du périple rotatoire, associé à la symbolique des couleurs et des instants, participe de la mystique orientale du yin et du yang, en ce sens que tout est d ans tout. Ligne et couleur définissent l’écriture de cet artiste. Ligne et couleur avec pour dénominateur commun la révélation de la matière. Cette dernière est primordiale dans son œuvre, car elle lui assure l’autonomie nécessaire à la prise de conscience par le biais du regard. QUIÉTUDE D’AUTOMNE (60 x 50 cm - huile au couteau sur bois).
Le cadrage « impressionniste » de ce tableau est un savant mélange de couleur traitée au couteau dans sa partie supérieure. Tandis que la spatule a servi pour le « balayage » de la diffusion chromatique dans sa partie inférieure.
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Il s’agit d’un travail énorme sur la matière. Le visiteur ne manquera pas de remarquer la correspondance admirable entre la forme des arbres, débordants de matière, étalée au couteau et leur frêle reflet dans l’eau, légèrement souligné par une spatule au diapason de l’ensemble harmonique. La terre ferme est conçue de la même manière que les arbres : en agglutinant la matière en petits tas, au couteau. Si le cadrage est de conception « impressionniste », l’atmosphère est on ne peut plus « fauve » : vert, rouge, jaune et orange, vifs, se déclament en dégradés sur la surface de l’espace. L’artiste nous invite aussi à une réflexion sur l’idée même de la notion de l’« abstrait » par une composition intitulée OU VA LA VAGUE MAMAN II (100 x 73 cm - huile sur toile).
Le choc que procure cette œuvre réside dans le fait de se demander si elle est le pur produit de l’esprit de l’artiste ou si d’une vue prise dans la réalité, elle a été composée dans un langage abstrait.
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De plus, il est possible de l’accrocher aux cimaises, soit de façon horizontale soit verticale, sans que cela n’altère la perception du choc. Il s’agit, en fait, d’une vision issue de la réalité, retranscrite dans un langage abstrait. Néanmoins, si on l’ignore, il est parfaitement licite de se poser la question de son origine sémantique. D’un point de vue technique, cette œuvre est d’une maîtrise sans égale. Trois zones structurent le tableau, lequel, observé verticalement, présente une zone bleue, à droite, symbolisant la mer. Une zone blanche, en dégradés, au centre, soulignant la formation de l’écume, relâchée par la vague en mutation. Une troisième zone noire, à gauche, symbolise le rivage. Le mouvement se crée à partir du moment où l’écume se métamorphose en son centre. En s’infiltrant progressivement à l’intérieur de la zone bleue, l’artiste a abandonné le pinceau conventionnel pour utiliser une série de pinceaux de petite taille et affirmer ainsi les nervures de l’écume, permettant au regard de pénétrer à l’intérieur des nombreux contrastes et s’imprégner, de ce fait, du mouvement de la vague. BENDOR CHRISTO (mentionné plus haut) nous offre une technique qui tranche littéralement avec tout ce qui a été montré : les cônes d’huile au pinceau sur toile. Il s’agit d’un mélange d’huile avec un medium sélectionné. L’artiste installe la toile en aplat et pose la pointe du pinceau sur un point précis de l’espace pictural pour la retirer aussitôt. Le titre de cette œuvre est un hommage à l’artiste CHRISTO qui a (notamment) recouvert de plastique de couleur rose l’île de Bendor. Malgré le changement de la technique, le style, en tant que tel, demeure le même. L’on y retrouve la ligne ondulée séparant l’espace en plusieurs zones. Malgré cette différence, l’artiste rend également hommage à SEURAT, en concevant par l’intermédiaire de la matérialité des cônes, un « pointillisme » surprenant. De même, il met en exergue, que ce soit au centre ou en haut à droite, des rappels de notes rouges, bleues et blanches pour rendre hommage à PIET MONDRIAN, dont ces trois couleurs trônent dans sa série des VICTORY BOOGIE WOOGIE. Il s’agit de l’évocation de moments de bonheur vécus. Une fois encore, la ligne en est la preuve : elle est ondulée, comme dans FEMME BLEUE, COCO AND COCO ou VENISE YIN ET YANG (mentionnés plus haut). Associée à la couleur vive, elle exprime la vie, le soleil et la joie de vivre.
CHRISTIAN BAJON-ARNAL a pour le trait, à l’origine de la ligne, une passion particulière, en ce sens que celui-ci représente une forme de rationalité, étant donné que l’artiste a une formation scientifique, axée sur les mathématiques et qu’il a toujours voulu s’exprimer à travers l’architecture. Par la suite, il s’est dirigé vers la peinture en s’attaquant d’abord aux figures à deux dimensions pour aller enfin à la recherche de la troisième. Lorsque, en guise de présentation, nous disions que la ligne est dans sa peinture l’assise de la couleur, à travers laquelle celle-ci se développe, l’artiste affirme devant l’Éternel que « peindre, c’est avant tout utiliser la couleur ! » et qu’entre la ligne et cette même couleur, « aucune ne prend le dessus sur l’autre ! ». Si d’aucuns se demandent comment s’est effectué le passage d’une écriture vers une autre, l’artiste répond qu’il est guidé par le tableau. Que celui-ci lui impose sa propre écriture. Que d’expressions du mythe dans l’œuvre de CHRISTIAN BAJON-ARNAL ! C’est au visiteur à présent de se confronter à son univers pour le découvrir et y retrouver sa propre essence.
François L. Speranza.
Arts
Lettres
Collection "Belles signatures" (© 2016, Robert Paul)
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CHRISTIAN BAJON-ARNAL et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (27 janvier 2016 - Photo Robert Paul)
Photo de l’exposition à l’Espace Art Gallery
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LA LIGNE ENTRE COULEURS ET COSMOS : L’ŒUVRE DE VICTOR BARROS
Du 17-02 au 06-03-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) vous propose une exposition consacrée à l’œuvre du peintre et sculpteur équatorien VICTOR BARROS, intitulée VIBRATIONS COSMIQUES. VICTOR BARROS est un artiste funambule ! Il peint sur la corde raide (dans le sens le plus positif du terme !) Son art est en équilibre entre tellement d’expressions qu’il est souvent ardu d’en démêler les influences. Dire que son style est « naïf » irait, à première vue, de soi si ce n’est que des influences étrangères au « naïf » viennent se greffer sur son œuvre. Dire que son style est « contemporain » correspond à l’exacte vérité, néanmoins, il s’arrête à l’approche d’éléments distinctifs appartenant au style « naïf ». Dire que son style est une fusion entre le « naïf » et le « contemporain » est tout aussi exact. Mais un facteur supplémentaire essentiel à la cohabitation entre ces deux formes d’écriture se matérialise dans l’apparition de la dimension « ethnographique » que revêt le sens profond de son œuvre, lui conférant ainsi la contemporanéité de son langage. C’est bien à ce troisième élément à déterminer l’originalité de son œuvre. Sans cela, l’artiste oscillerait bêtement entre deux univers sans jamais trouver son équilibre identitaire. Et son identité, c’est sa culture d’origine. Une culture millénaire qui se décline à la fois dans la force de la couleur, dans les attitudes des personnages en mouvement, dans la symbolique ainsi que dans l’importance de la ligne renforcée au trait noir comme pour amplifier tout en affirmant le volume dans l’espace. Les couleurs, très vives, ne sont pas là pour inciter le visiteur à l’exotisme mais bien pour lui suggérer l’impact ethnographique, c'està-dire culturel donc politique, de son œuvre. L’artiste se situe à la croisée de plusieurs expressions techniques, à savoir, la lithographie, la peinture, la gravure et la sculpture. Néanmoins, après analyse, nous constaterons que c’est essentiellement le sculpteur qui prend le dessus sur le reste. La danseuse de NINA Y PAJARO (LA FILLETTE ET L’OISEAU) (49 x 32 cm - lithographie)
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traduit parfaitement l’existence actuelle (souvent trop méconnue dans les méandres de l’occidentalisation) des sociétés dites « traditionnelles ». Si la composition est dominée par une atmosphère « naïve » tant par les couleurs vives de la robe de la fillette que par le plumage de l’oiseau, la position oblique de la tête de la petite fille tranche nettement avec l’ensemble. En déstabilisant ainsi le visage par rapport au corps, elle devient « contemporaine » de fait mais trouve sa fonctionnalité culturelle dans la traduction ethnologique de la « transe » permettant à l’Homme d’accéder au monde des esprits. Cette « transe » devient la manifestation d’une joie existentielle laquelle se traduit par un chromatisme vif, composé de rose, de jaune, de bleu et de vert en dégradés. Cette dimension « ethnographique » se remarque également dans IDOLO (L’IDOLE) (142 x 162 cm - huile sur toile).
Ici s’exprime l’utilisation du « naïf » en termes de revendication culturelle, typique des artistes du Tiers-Monde. Néanmoins, le « naïf » n’est pas la seule règle sémantique de ce tableau. Le visage du personnage masculin est stylistiquement proche de celui de LOS AMANTES (LES AMANTS) (32 x 23 cm - huile sur toile),
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LOS AMANTES (LES AMANTS) (32 x 23 cm - huile sur toile),
par son prognathisme affirmé et son nez « en pointe », prenant forme à partir du front. Quant au traitement du corps, il diffère de celui de LOS AMANTES dans sa conception. Si, dans le tableau précité, le corps est conçu de profil, ici il l’est de trois-quarts, tandis que son visage demeure de profil. Les jambes de l’homme sont écartées. La droite est avancée par rapport à la gauche, assurant le passage imaginaire d’une ligne médiane passant de la base du cou par le torse jusqu’à l’entrejambe. Intéressant est aussi le jeu de jambes de la petite fille s’appuyant sur la jambe droite, laissant la gauche assurer son élan en esquissant un déséquilibre contrôlé du corps. Le chromatisme, principalement composé de couleurs fauves (vert, jaune, gris clair), devient assez calme en son centre, tandis que, sur les côtés, il assure une dynamique très vive, que ce soit pour souligner la présence du petit cheval sur roues ou pour illuminer l’impact de l’idole, présentée comme une théophanie. Son visage est un masque dont la largeur est accentuée par un bleu très foncé, presque nocturne, laissant apparaître des yeux d’un rouge incandescent. Ici encore, la ligne appuyée au trait noir, délimite la forme dans l’espace. La dimension « ethnographique » de cette œuvre se dessine surtout dans le fait que l’idole n’a pas de nom. Elle n’est pas spécifiquement répertoriée dans le panthéon inca. Elle fait partie de l’identité rurale de chaque village qui place une statuette de l’idole à ses portes en guise de protection, réalisant ainsi ce syncrétisme typique du Tiers-Monde, entre christianisme d’exportation coloniale et culture autochtone. Néanmoins, les deux personnages, en bas, sur les jambes de l’idole, que l’artiste estime être une invention personnelle, peuvent également rappeler la notion très souvent présente dans le panthéon des sociétés dites « traditionnelles » des divinités subalternes, procédant directement de la volonté de l’Être suprême dans son effort de démiurge ou, dans ce cas-ci, de l’idole. L’Être suprême, après avoir créé des divinités inférieures, leur laisse la tâche de terminer la création à sa place. Les lunes, présentes sur la toile, indiquent le temps des semailles. Celle de couleur grise (à gauche) indique l’automne, tandis que celle de couleur jaune (à droite) indique l’été. Le petit cheval sur roulettes est le porte-parole d’un autre mythe : celui de l’enfance. Et la tête à laquelle il est associé souligne l’esprit qui l’anime. La petite fille est l’expression de la tendresse qui illumine cette œuvre.
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Plusieurs thèmes animent l’univers de l’artiste : la vie villageoise, la mythologie, l’érotisme et la souffrance de l’Homme. LOS AMANTES (cité plus haut) décrit l’acte sexuel dans une linéarité inspirée du classicisme grec. Cela se remarque dans les angularités des visages ainsi que dans la position de la jambe gauche avancée par rapport à la droite, laquelle rappelle la statuaire antique. Dans cette réminiscence du classicisme, la ligne règne en maîtresse. Non seulement elle délimite le champ du volume apporté aux personnages dans de profonds traits noirs mais, en plus, elle se réaffirme de façon plus légère par un autre trait, à la fois plus clair et plus subtil pour jouer sur la dynamique du mouvement. Observez ce trait clair et fin qui circonscrit les seins de la femme ainsi que sa cuisse. Il en va de même pour la jambe gauche du personnage masculin. Remarquez comme la ligne renforcée au trait noir délimite chaque territoire du corps. Comme elle « rattache », à titre d’exemple, le bras de l’homme à son épaule. Et son visage, de conception si classique, cette même ligne le structure de façon à le raccorder au cou, lequel, par le même tracé, descend sur tout le dos, en passant par les jambes pour aboutir à l’extrême pointe des pieds. La position des jambes du même personnage (une jambe plus haute que l’autre) assure l’acte sexuel dans toute la vitalité de sa dynamique. Il y a une grande douceur dans cette œuvre. Elle est donnée par un chromatisme tendre, basé sur un dégradé à partir du brun. Le couple conçu en cette couleur s’inscrit (grâce à la ligne qui le délimite) sur un arrière-plan, également fait de brun (très foncé). La force de la couleur verte des cheveux n’est là que pour accentuer le mouvement et casser ainsi la douceur du monochromatisme général, laquelle finirait, à la longue, par devenir lassante. Il s’agit de l’acte sexuel conçu en dehors de toute forme d’exhibitionnisme. Si LOS AMANTES est une œuvre classiquement suave, LOS AMIGOS (LES AMIS) (62 x 48 cm - huile sur toile)
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est, au contraire, tourmentée, à la fois par les couleurs vives du langage passionnel (rouge, bleu, vert, orange, jaune vifs) mais aussi par l’étalement de la matière au couteau. Ce qui fait de cette œuvre un moment pulsionnel intense lequel débute par un baiser à la sensualité primitive. Il y a une mise en évidence des chairs réalisée par un traitement de la matière au couteau. L’artiste, dans son pèlerinage thématique, a également exploré l’angoisse et la déchéance du monde face, notamment, à la guerre. Durant son séjour en Pologne, en 1972, lorsqu’il était étudiant aux Beaux-Arts, le thème de la Seconde Guerre mondiale, par rapport à la souffrance vécue par la Pologne, l’inspira à créer des gravures dans lesquelles les personnages, réduits à un état de matières en décomposition, adoptent par leur posture un langage où le physique se crispe et se désagrège dans un chromatisme apocalyptique. EL GRUPO (LE GROUPE) (31 x 25 cm - gravure)
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nous montre un groupe d’hommes pris dans la tourmente de la guerre. Il s’agit d’un ensemble de silhouettes squelettiques, rassemblées dans un étau macabre. C’est ici qu’intervient la nécessité de l’écriture contemporaine. Nous pouvons le remarquer dans la position de la tête de l’un des personnages, à l’extrême gauche de la gravure. Ce visage implorant, tourné vers le ha ut, n’est pas sans rappeler la même attitude du personnage féminin (à l’extrême gauche de la composition également) de GUERNICA (PICASSO - 1937), lequel implore (ou interroge) le ciel, transi par l’effroi. Quoiqu’on en dise, c’est dans le domaine de la sculpture que l’artiste a puisé ce qui lui servira pour définir son écriture picturale. Notamment le volume puissant de la ligne devant inconditionnellement exister pour délimiter la forme dans l’espace. Dans cette SCULPTURE DE FEMME (25 x 15 cm - cuivre repoussé),
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la forme émerge de la découpe. Le cisaillement de la matière à la petite scie fait office de ligne. Cette même ligne cisaillée se retrouve, notamment, dans la conception de la chevelure, élaborée à partir de la gauche de la sculpture (à droite par rapport au visiteur), laquelle passe au-dessus de sa tête pour se perdre dans une sorte de labyrinthe, vers la droite de la pièce (à gauche par rapport au visiteur). Tout dans cette œuvre est une question de courbes : la tête, les seins proéminents, le ventre dont la légère protubérance indique la gestation et les cuisses, lesquelles, ressortant dans l’espace, renouent avec la cosmicité des Vénus préhistoriques. L’artiste est, en réalité, un sculpteur qui peint, en transposant une vitalité trouvée dans la dureté de la matière vers la fluidité de la toile. Il maîtrise parfaitement la taille de pièces de toutes les dimensions.
VICTOR BARROS qui réside à Bruxelles, a commencé à créer dans son Équateur natal, à 23 ans. Son œuvre est une contribution au développement des cultures mésoaméricaines actuelles. Plusieurs étapes structurent son parcours créateur, notamment la gravure, laquelle correspond à ce qu’il nomme son « époque polonaise », datant (comme nous l’avons mentionné plus haut) de 1972, contribuant à exprimer la souffrance de la guerre. Ensuite, il s’est dirigé vers le style qui le caractérise aujourd’hui. Il a reçu une formation classique en Équateur, à l’Académie des Beaux-Arts de Guayaquil, dans les années 60. Ce n’est pas un hasard si l’exposition visant à faire connaître cet artiste s’intitule VIBRATIONS COSMIQUES. Cette cosmicité se rencontre à chaque coin de son œuvre. Chaque explosion chromatique, chaque trait soulignant la ligne directrice de la forme est une nervure amplifiant la dynamique de ces vibrations, lesquelles répercutent leur écho dans l’espace ancestral du Sacré.
François L. Speranza.
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VICTOR BARROS et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (17 février 2016 - Photo Robert Paul)
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LA FEMME CÉLÉBRÉE DANS LA FORME : L’ŒUVRE DE CATHERINE FÉCOURT
Du 09-03 au 27-03-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) a le plaisir de vous faire découvrir TEMPÊTE SOUS LE CRÂNE, une exposition consacrée à l’œuvre de Madame CATHERINE FÉCOURT, une peintre et dessinatrice française qui ne manquera pas de vous stupéfier. À travers toute une suite de pérégrinations linéaires que l’esprit du visiteur pourrait qualifier de « mystérieuses », apparaissent les premières esquisses d’un discours traduisant un univers personnel, intime et profond, axées sur un langage morcelé, construisant et déconstruisant à la fois, cette réalité que l’on nomme la « forme ». Passer devant un dessin de cette artiste, s’y arrêter pour repartir aussitôt, participe de l’inconscience ! Le pourrait-on d’ailleurs ? Car, une fois que le regard, prisonnier de la beauté de ces formes, décide d’entrer dans cet univers onirique, il ne peut que s’y enfoncer comme l’on s’enfonce dans une terre inconnue pour le besoin vital de s’y perdre. CATHERINE FÉCOURT nous livre ainsi diverses facettes de son panthéon intime, peuplé de créatures fantastiques, révélant la complexité de sa mythologie personnelle. Qu’est-ce que cet assemblage d’éléments disparates créant la « forme » ? Le visiteur ne pourra qu’être étonné par ces rendus traduisant un « surréalisme » personnel, sorti des sentiers battus que l’histoire de l’Art a rendu conventionnel. S’agissant de visages essentiellement féminins, l’on remarquera le contraste saisissant entre la fluidité de certains plans avec la rigidité de divers attributs de conception géométrique. Au contact visuel avec PENSÉES FAKIRIENNES (29 x 21 cm - encre de Chine/pastel),
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une sensation insolite titille le visiteur à la vue de ces deux visages de femme. Une fois désimbriqué visuellement chaque élément constituant la forme, nous remarquons que l’artiste nous offre deux visages superposés l’un au-dessus de l’autre, contrastant avec des éléments géométriques dans le bas de la composition. Ce qui, d’emblée, frappe le visiteur c’est la présence des seins, placés à chaque extrémité du corps. À partir de ces seins s’élancent les bras démultipliés en quatre temps, soutenant la tête surplombant la seconde. La tête du bas (comportant des seins à chaque extrémité) est agrémentée d’une large bouche aux lèvres proéminentes, un nez à peine esquissé et de gros yeux, lesquels ne sont, en réalité, que les seins du personnage du dessus. À la gauche de la composition (à droite par rapport au visiteur), un visage dominé par un œil écarquillé apparaît de profil. Des éléments sinueux, des formes géométriques, remplissent l’espace, conférant à ce dernier la dynamique nécessaire à son existence. Un trait stylistique commun à l’œuvre de l’artiste est le fait que les couleurs usitées ne sont généralement pas agressives. Que du contraire. Elles sont tendres et discrètes au point de sembler subalternes à la folie engendrée par la forme. L’ARBRE DE VIE (29 x 21 cm - encre de Chine/pastel)
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représente un corps à la fois déstructuré et ramassé, associant plusieurs éléments placés de façon « disparate », tels qu’un doigt courbé à côté d’un sein (dans la partie inférieure de la composition). En réalité, à la lecture de cette œuvre, nous voyons apparaître quatre visages : le premier, au milieu, partageant un œil avec le second visage de droite (à gauche par rapport au visiteur), situé de profil. Le troisième visage n’est autre que l’arbre (souriant) adoptant la forme humaine dont le feuillage est conçu comme une coiffure. À la gauche de l’œuvre (à droite par rapport au visiteur), la moitié d’un cadran d’horloge apparaît. Le quatrième visage, situé vers le bas, à droite, par rapport au visiteur, est extrêmement stylisé, ne dévoilant qu’un profil surmonté d’un œil clos, un nez crochu ainsi qu’une bouche ronde. Le tout faisant penser à une flûte à bec. Cet enchevêtrement de visages est ponctué par un thème récurrent dans l’œuvre de l’artiste : celui du sein. On le retrouve exprimé, sous bien des formes, à plusieurs reprises. Étant donné qu’il s’agit, en définitive, d’une ode à la Femme, le sein, tributaire de toute une mythologie porteuse de vie, devient un organe transcendé par des millénaires de culture, indissociable, dès les origines de l’humanité, à la manifestation de l’Art. Le titre de l’exposition est pertinent au plus haut point : TEMPÊTE SOUS LE CRÂNE. Il s’agit de l’animation d’images issues d’un onirisme (celui de l’artiste) à la recherche d’un autre onirisme (celui du visiteur). TEMPÊTE SOUS LE CRÂNE, titre repris par l’exposition (29 x 21 cm - encre de Chine/pastel),
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est une œuvre dont la caractéristique est celle d’associer dans un hybridisme décapant, des vestiges humains épars avec, à l’avant-plan, l’esquisse d’une façade. Cette disposition architecturale se retrouve également (quoiqu’exprimée différemment) dans PENSÉES FAKIRIENNES (mentionné plus haut), en ce sens qu’il y a déjà dans cette œuvre une dimension « portante » (le visage féminin du dessous « supportant » celui d’en haut). La géométrie fait d’ailleurs partie intégrante de l’œuvre de l’artiste. Ces espaces fluides dans lesquels sont composés les visages rencontrent toujours l’élément géométrique comme une sorte de répondant antithétique, traduisant l’intérêt que l’artiste éprouve pour l’architecture. Dans TEMPÊTE SOUS LE CRÂNE, la fonction architecturale portante est soulignée, notamment, par la présence de murs. Cet hybridisme, extrêmement original pour notre époque, n’est pas sans rappeler (toutes proportions gardées !) les créatures mythologiques de l’antiquité classique et proche-orientale, telles que le « centaure », association entre l’homme et le cheval en un tout harmonieux. Il y avait alors le désir de traduire plastiquement une symbiose, non seulement mythique mais aussi économique, dans la domestication du cheval par l’homme, d’où cette unité morphologique entre ces deux créatures. Ici, nous pourrions nous risquer à prendre en considération le titre du dessin pour associer mystiquement la maison qui est l’habitat de l’homme avec le crâne lequel est l’habitat de la pensée ainsi que le donjon du rêve. Remarquons que le crâne se termine par le téton d’un sein, ce qui en dit long sur l’impact de la pensée féminine dans la construction de l’Homme. CATHERINE FÉCOURT est une dessinatrice autodidacte qui crée depuis des années sous l’impulsion de l’écriture automatique, à la manière des surréalistes. Influencée, notamment, par la bande dessinée, elle aime apporter un côté androgyne à ses personnages spécifiquement féminins dans leur consistance émotive. Ceci pour affirmer sa croyance en l’égalité des sexes. Cette tempête qui bouleverse l’intérieur du crâne n’est autre que la puissance créatrice qui anime tout artiste. Elle souffle sur le chemin du visiteur qui, par le regard, s’immerge dans ses œuvres. Car ce n’est que par le regard parcourant ces dessins que le visiteur s’abreuve au rêve de l’artiste pour atteindre son propre rêve.
François L. Speranza.
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Collection "Belles signatures" (© 2016, Robert Paul)
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PENSÉES CHATOUILLEUSES (29 x 21 cm - encre de Chine/pastel)
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CATHERINE FÉCOURT et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (9 mars 2016 - Photo Robert Paul)
Photo de l’exposition à l’Espace Art Gallery
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ENTRE SURRÉALISME ET MÉTAPHYSIQUE : L’ŒUVRE DE GHISLAINE LECHAT
Du 30-03 au 24-04-16 l’ESPACE ART GALLERY a le plaisir de vous proposer une exposition intitulée ETERNITY-SERENITY, consacrée à l’œuvre de l’artiste française, Madame GHISLAINE LECHAT. Entre équilibre et déséquilibre discursif, GHISLAINE LECHAT associe symbolique chrétienne, surréalisme et métaphysique à l’intérieur d’une même interprétation plastique. Qu’entendons-nous par « équilibre-déséquilibre » ? Il y a dans le langage de l’artiste un point de non-retour entre rationalité et irrationalité, exprimé de façon savante, en associant plusieurs écritures à l’intérieur d’un même style. L’artiste connaît sa matière ou, plus exactement, l’histoire de cette matière que l’on appelle l’Art. Dans LA CHUTE DE GABRIEL (150 x 150 cm - acrylique),
l’image de la rationalité est exprimée dans le thème de l’échiquier que nous retrouvons, comme un leitmotiv, dans l’ensemble de l’œuvre exposée. À cette image s’ajoute celle du cercle (compris dans un autre cercle). Le cercle englobant est de couleur rouge vif, tandis que le cercle englobé est de couleur noir intense. À y regarder de près, il s’agit en réalité de deux demi-sphères créant la figure du cercle complet dans l’imaginaire du visiteur. Nous nous trouvons face à une vision chaotique où tout périclite : l’échiquier sur lequel est posé l’ange effectue un mouvement incliné comme pour amorcer une descente aux enfers. L’ange, de conception néo-classique, est appuyé sur un globe terrestre en miniature. Il semble être précipité vers l’abîme par une figure surgissant du cercle noir, dont seulement le bras, issu de l’obscurité, mélange sa blancheur à celle du corps de Gabriel. Pour exprimer cette dialectique basée sur « l’équilibre-déséquilibre », l’artiste a installé un jeu de droites et de diagonales à l’intérieur de l’espace. La droite est assurée par la figure, statique, issue du cercle noir (de laquelle on ne voit que le tronc : le reste du corps est laissé à l’imaginaire du visiteur). Tandis que la diagonale prend forme à la fois dans la posture de l’ange ainsi que dans le mouvement de l’échiquier basculant dans le vide. Quelque part, cette allégorie, issue de l’imaginaire de l’artiste, pourrait s’inscrire aisément dans le prolongement de l’iconographie dantesque, car dans l’esprit, nous ne sommes dimensionnellement pas loin de la vision fantastique d’un WILLIAM BLAKE illustrant l’Enfer de la Divine Comédie. Le geste du bras tendu de l’ange, l’expression torturée de son visage ainsi que le traitement de sa chevelure viennent tout droit de l’iconographie romantique tributaire du néo-classicisme : on pense à CANOVA. S’il y a une expression sur le visage de l’ange, il n’y en a aucune sur celui du personnage issu de l’arrière-plan. S’il est « esprit », la seule « matérialité » révélée au visiteur se concrétise dans la présence lumineuse de son bras, dont la main se pose sur la tête de l’ange.
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Concernant le décodage symbolique, le cercle noir englobé dans le rouge participe d’un langage complexe. Il représente à la fois le Temps, le trou noir et la Terre. Dans le cas de la chute de l’ange Gabriel, le globe terrestre miniaturisé repose sur l’échiquier, autrement dit, sur le terrain du rationnel. Mais celui-ci périclite dans l’abîme. Il s’agit du traitement personnel d’un thème biblique. Thème extrêmement surprenant, puisque s’il s’agit d’envisager une possible chute, celle de Lucifer sublimant sa beauté face à celle de Dieu, semblerait, a priori, plus adéquate. Mais c’est ici qu’intervient le ressenti de l’artiste. Si dans le récit vétérotestamentaire, Lucifer plonge des Cieux jusqu’à l’abîme, Gabriel, lui, est chassé par l’artiste de cet amalgame symbolique, à la fois Temps, trou noir et Terre, pour disparaître dans le même abîme. Cet ange est déjà plus « homme » que créature céleste par l’expression de sa peur. Observez la façon dont il prend appui de sa main gauche sur le globe terrestre en réduction. Le geste de la main droite signifie non seulement la peur de la chute mais peut-être aussi le refus de sa propre image. Car il y a un rapport symbolique entre la posture de la main droite du refus et celle de la gauche agrippée au globe terrestre, en équilibre entre la déchéance de l’ange humanisé et celle du Monde courant à sa perte. Remarquez également le traitement du bras de la créature qui le pousse. Du noir le plus intense, il passe au blanc le plus diaphane, comme pour signifier tant à l’ange qu’au visiteur que la déchéance devient l’essence même de leur identité commune. Notons la grande beauté virile dans le rendu du corps de l’ange Gabriel : une ligne droite associe le torse (de trois-quarts) à la créature maléfique. Tandis qu’à partir du bassin, les jambes prennent une position oblique. Les pieds posés sur l’échiquier, en déséquilibre, signent la diagonale annonçant la tragédie. LE QUATRIÈME JOUR (150 x 150 cm - acrylique)
participe d’un autre thème d’inspiration biblique traité à partir d’un ressenti personnel. Il s’agit de l’image du Christ méditatif, penché sur le Monde et s’interrogeant sur le futur de celui-ci. Cette œuvre est un mélange de symbolisme et de surréalisme, c'est-à-dire de rationnel et d’irrationnel. Le côté rationnel est représenté par l’image du sol en damier (rappelant l’échiquier) ainsi que par le rôle tenu par l’architecture : six colonnes (trois à droite, trois à gauche) partant des bords de la toile assurent deux lignes droites jusqu’à la limite de l’arrière-plan. Les quatre dernières colonnes portent une coupole en haut de laquelle une petite ouverture inonde de lumière le personnage du Christ.
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La coupole est en réalité une stylisation héritée de l’architecture gothique avec une ordonnance ramassée soulignée par de petits arcs traversant la croisée des voûtes. Le côté irrationnel est représenté par l’élément surréaliste symbolisé par la mer dont l’eau déferle jusque vers la moitié de l’espace scénique. L’eau est un symbole de pureté (l’eau baptismale) lequel renoue avec une spiritualité ante chrétienne de conception classique et proche-orientale. N’échappant pas à l’iconographie néoplatonicienne, le Christ (vêtu de blanc – autre symbole de pureté) devient ici un philosophe. Mais il s’agit d’un philosophe qui n’enseigne plus comme dans l’iconographie paléochrétienne. De même que sa personne n’est plus associée à celle du « Pantocrator » de l’Orient chrétien présidant le Jugement Dernier et qui de son air sévère demande des comptes à l’Humanité. Il s’agit d’un Christ méditatif qui, par son questionnement sur la portée de son sacrifice, exercerait son esprit critique. Un jeu savant de perspective introduit deux trouées lumineuses (une à droite, l’autre à gauche), au fond desquelles se dessine une issue, donnant au visiteur le sentiment d’avoir deux tableaux par démultiplication de l’image. Quelle voie choisir ? se demandera le visiteur. Celle de gauche, présentant un escalier ascendant, offre une grande trouée lumineuse. Celle de droite se réduit à une fente de laquelle s’échappe de la lumière. Laquelle choisir pour accéder à la béatitude ? Celle de gauche avec sa grande trouée lumineuse est bien tentante. Quoique, sans vouloir être gidien à outrance, celle de droite est… étroite ! De chaque côté de la composition pendent deux encensoirs, statiques, pour stabiliser l’espace. VÉNUS TEMPTATOR (150 x 150 cm - acrylique)
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est une vue de dos de la VÉNUS DE MILO à qui l’artiste a donné un buste dénudé recouvert au niveau du coccyx par une tunique descendant jusqu’aux pieds. Cette Vénus, dont le titre indique qu’il s’agit d’une tentatrice, campée au centre du tableau, est associée à celle de BOTTICELLI (emprisonnée à l’intérieur d’un cadre faisant office de fenêtre, derrière qui se profile un personnage inconnu, stylistiquement fort proche de la figure située derrière l’ange Gabriel). Il s’agit de la confrontation de deux nudités procédant de la même mythologie. Dans cette œuvre très métaphysique, la symbolique des couleurs est primordiale : le blanc est associé à la peau laiteuse des deux Vénus dont la destination psychologique est tout aussi symbolique : celle campée au centre de la toile est statufiée, l’autre, à l’intérieur du tableau, est portraiturée. La tentation procède de la sensualité dégagée par les œuvres. La Vénus inspirée de BOTTICELLI, présentée au bord du tableau-fenêtre, est portraiturée sans son coquillage sur un parterre en forme d’échiquier. Il s’agit d’une vision calme et heureuse de la féminité. La sensualité de la Vénus statufiée est concentrée sur les plis nerveux de sa tunique. Une fois encore, rationalité et irrationalité s’affrontent, si l’on compare les plis fébriles, presque chaotiques, de son vêtement avec ceux extrêmement bien ordonnés de la tunique du Christ du QUATRIÈME JOUR (mentionné plus haut), conçus en forme de « M » (c'est-à-dire dans une géométrie s’appuyant sur l’image philosophique de la raison). L’élément surréaliste s’exprime dans la présence de la mer, sur la gauche de la composition, ainsi que dans la conception de la lumière, conçue dans un chromatisme associant le bleu, le vert et le jaune clairs. La dimension métaphysique résulte de la conception de l’architecture, unissant colonnes antiques sur la gauche de la toile avec, à l’opposé, un mur avec, en hauteur sur quatorze dalles, tout un panel de hiéroglyphes égyptiens accentuant l’élément mystique. La Vénus statufiée, au pinacle de sa sensualité fébrile, évolue sur l’échiquier de la rationalité. Non loin d’elle, au premier plan, le globe miniaturisé, comme pour rappeler son essence terrestre associé à son humaine vulnérabilité. Elle semble se diriger vers une arcade surmontée par un arc en plein cintre donnant sur un fond noir. Est-ce la porte donnant sur le vide ? Est-ce la peur de l’inconnu qui se niche en nous ? Le visiteur donnera sa propre réponse. GHISLAINE LECHAT est une autodidacte. Oui… oui, vous avez bien lu : autodidacte ! Elle peint depuis des années en répondant à l’idée de ce qu’elle perçoit. Dans son œuvre, le temps en suspension est sublimé dans un univers où le symbole se marie aux écritures surréalistes et métaphysiques. Elle affectionne particulièrement l’acrylique et l’huile. Les personnages qu’elle peint appartiennent à une mythologie bien souvent explorée par l’Histoire de l’Art. À titre d’exemple, le personnage ailé, que ce soit l’ange sous la forme de Lucifer ou d’Icare, se brûle au feu de ses propres limites. L’artiste confère au Sacré de nouveaux territoires balisés sur le terrain fertile de sa propre humanité.
François L. Speranza.
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Collection "Belles signatures" (© 2016, Robert Paul)
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GHISLAINE LECHAT et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (30 mars 2016 - Photo Robert Paul)
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LE RÊVE D'APHRODITE (150 x 150 cm - acrylique)
« On retrouve dans cette création certaines constantes qui sont chères à mon travail dans le figuratif : le carrelage-échiquier qui pourrait symboliser l'ordre, la logique, l'eau que la psychanalyse apparente parfois à la sexualité ; le rideau rouge sang qui dévoile le paysage comme sur une scène de théâtre ; la boule, presque suspendue sur la logique (la matière, la Terre) mais qui appartient aussi à un monde imaginaire.
On peut y voir aussi sur le mur de droite un de mes tableaux représentant des Perses, faisant écho à la Vénus de Milo (à l'Antiquité), cette Vénus (Aphrodite) qui est presque humaine puisque ses pieds sont, eux, humains, posés sur... la logique terrestre. » Ghislaine Lechat
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RÊVE DE MOINE (150 x 150 cm - acrylique)
« Vision onirique, ludique, d'un moine peut-être ivre (voir le Graal renversé sur le sol). Les murs de son cloître ont disparu, laissant voir le monde réduit aux seuls éléments fluides, intemporels, tels qu'en la Création. Les dalles du carrelage en échiquier, symbole de la mathématique, de la logique terrestre, s'affranchissent de la pesanteur, et le moine jongle avec une boule bleue (la Terre?). Presque en lévitation, il prend appui sur une dalle folle et paraît davantage prêt à s'envoler plutôt qu'à maîtriser la folie qui s'est emparée des éléments.
La construction est des plus classiques mais le thème est plus fantaisiste. N'y a-t-il pas eu un Jérôme Bosch pour y penser avant moi ? » Ghislaine Lechat
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FRÉDÉRIQUE LACROIX-DAMAS : DU PALÉOLITHIQUE AU CONTEMPORAIN, RETOUR SUR L’ORIGINE DU MONDE
Du 30-03 au 24-04-16 s’est tenue à l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) une exposition consacrée à l’œuvre de la sculptrice et céramiste française d’origine belge, Madame FRÉDÉRIQUE LACROIX-DAMAS, intitulée RETOUR AUX ORIGINES. Le « retour aux origines » est un acte dont la finalité ressemble, à s’y méprendre, à l’autoportrait. En ce sens que par le geste créateur, l’artiste remonte au tréfonds même de l’Humanité pour y débusquer son âme. En ce qui concerne FRÉDÉRIQUE LACROIX-DAMAS, le voyage vers les origines nous ramène au Sacré de la gestation, considérée comme le miroir de l’acte dans l’acte, en ce sens que le sujet par excellence est la Femme. Il s’agit de la Femme créant en donnant la vie. Le retour aux « sources » est un parcours menant vers une esthétique oubliée mais qui, depuis la naissance de l’art moderne, ne cesse de hanter la raison d’être de la sculpture : la première approche du corps humain par la main de l’Homme. Cette première approche, résultant de la découverte des arts « traditionnels » non-européens, en particulier, les arts africains et océaniens, a eu pour effet de provoquer une catharsis au sein d’une société désormais bâtie sur le credo d’une révolution industrielle, laquelle allait, progressivement, nous mener jusqu’au consumérisme actuel. Ce choc culturel à l’intérieur de l’univers artistique s’est exprimé par une autre révolution : celle de la forme, pensée comme une variation sur un langage lequel allait s’écarter des codifications artistiques, par conséquent, sociales pour retrouver une « purification » offerte à la fois par l’art magico-religieux ainsi que par l’archéologie, laquelle ne cessait de mettre au jour des artefacta remontant à la Préhistoire. Ces œuvres nous offraient de l’Homme une dimension spirituelle désormais perdue en Occident mais que les sociétés dites « traditionnelles » n’avaient cessé de perpétuer au cours de leur évolution historique. L’art moderne allait servir de trait d’union entre deux courants de pensée (voire deux sacralités : l’une perdue, l’autre retrouvée) traduits dans une esthétique qui servirait de ciment au langage contemporain. Ce langage, FRÉDÉRIQUE LACROIX-DAMAS le retrouve pour le réinterpréter selon sa sensibilité. Avec cette artiste, nous sommes à la charnière entre un style oscillant entre la céramique et la sculpture. La céramique est présente par la matière et la technique (terre cuite - raku) mais la pose des sujets appartient au vocabulaire de la sculpture : TORSION (terre cuite raku - 48 x 23 x 19 cm).
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Cette forme anthropomorphique aux caractéristiques féminines est, comme son titre l’indique, une suite de volumes torsadés, refermant l’image d’un couple soudé à l’intérieur d’un tourbillon de courbes créant le corps de la Femme surgissant d’un entrelacement entre pleins et creux. Le sujet traité par l’artiste est une entité composée de deux images : celle de la Femme dans celle de la Mère. En d’autres termes, le sujet est une transposition contemporaine de la Déesse-Mère paléolithique. Dans NAISSANCE DU MONDE (terre cuite raku - 34 x 23 x 24 cm),
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un ensemble de neuf personnages féminins émerge du bec d’un vase comme une lave d’un cratère. Est-ce à dire que, pour l’artiste, l’image du « naissant » est exclusivement Femme ? Bien évidemment, le bec du vase symbolise la matrice par laquelle le corps vient à la lumière mais il est intéressant de constater que l’image masculine est « reléguée » à la réflexion : PENSEUR 2 (terre cuite raku - 33 x 25 x 23 cm),
à la contemplation presque passive (l’homme est plongé dans une attitude de relâchement physique, la tête appuyée sur son bras, se laissant dériver dans ses rêves), comme si la dynamique du Monde était Femme. L’on a même le sentiment, en observant le personnage masculin dans le détail, qu’au lieu d’exprimer une « pensée » - c'est-à-dire une construction esthétique rationnelle - celui-ci s’abandonne à un « songe », tellement le relâchement total est ressenti. L’image de la Femme est avant tout celle d’une gestation, voire l’image en tant que réalité objective, prise au moment même de sa propre gestation. Cela se remarque dans des œuvres telles que MÈRE ÉTERNELLE (bronze - 38 x 31 x 26 cm),
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MÈRE ÉTERNELLE (bronze - 38 x 31 x 26 cm),
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MÈRE ÉTERNELLE (Terre cuite raku - détail),
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à la croisée entre expression primitive et écriture contemporaine. Cette composition est avant tout une ode à la forme. Par ce que les archéologues nomment la « stéatopygie » (déformation anatomique due à l’excès de graisse sur les fesses – typique des Vénus préhistoriques), l’artiste joue savamment sur une diagonale, opposant la proéminence du coccyx à son ventre en gestation, créant un jeu de creux et pleins, de sorte à faire ressortir tant l’intériorité que l’extériorité de la forme faite Femme. Par sa marque contemporaine, l’artiste aborde la forme primitive dans une conception exprimant la dialectique classique entre le vide (le creux) répondant au plein dans un rapport carrément architectonique centré sur le sujet sculpté. La pièce se divise en deux parties : la partie supérieure offre le buste de la Femme avec ses seins proéminents. La partie inférieure nous montre l’« habillage » de son corps par une robe faite d’une série d’éléments rappelant la dentelle ancienne avec en son centre une fleur. Conçue comme une poterie, cette sculpture présente une partie haute (le corps) dont la tête, surplombant le buste, se présente comme un goulot. Tandis que la partie basse (la robe) rappelle la panse d’un vase. Le buste est de couleur noire. La robe, en vert vif, est rehaussée de notes rouges éparses. En quoi se distingue la conception contemporaine de l’esthétique primitive en ce qui concerne le rendu des Vénus ? La MÈRE ÉTERNELLE (citée plus haut) diffère de la plastique préhistorique, notamment par la présence de bras le long du corps. Dans l’œuvre précitée, le personnage pose sa main droite sur son sein, tandis que sa main gauche repose, à plat, sur sa hanche. Rares sont les exemples de Vénus préhistoriques à présenter des bras (encore moins des mains), à l’exception notable de la Vénus de Kostienki, en Russie, datée de plus de 21.000 ans, ainsi que de la Vénus de Dolni Vestonice, en Tchéquie, dont l’âge dépasse les 25.000 ans. À ces différences s’ajoute le fait que l’artiste préhistorique sculptait sa pièce en un bloc compacte, duquel émergeaient toutes les courbes. Ici, nous avons une suite de variations sur la forme, lesquelles provoquent une série d’ondulations et d’étirements desquels se dégage la Femme. Parmi les différences plastiques, il faut noter que les têtes féminines contemporaines sont privées des parures richement ornées typiques des ornements présents sur les déesses préhistoriques, lesquelles font penser à des casques actuels. Concernant les similitudes avec les divinités primitives, il convient de signaler l’absence de morphologie faciale concrétisée par le manque d’attributs. À cette série de figures stéatopyges s’ajoutent des sculptures stylisées, telles que UN PARFUM D’AUTREFOIS (terre cuite raku - 48 x 13 x 11 cm).
Cette composition recèle une haute note de sophistication agrémentée d’un sentiment de nostalgie. La couleur rouge est dominante. Elle s’étend sur les trois-quarts de la pièce, servant de piédestal, propulsant la Femme au regard du visiteur. Cette pièce fut sculptée pour inaugurer la création d’un parfum. La couleur rouge s’étend sur le maillot de bain ainsi que sur le chapeau. Le sentiment de nostalgie se ressent principalement dans la conception du maillot de bain, typique des années d’après-guerre ainsi que dans son large chapeau. La position du bras est également très éloquente : le bras gauche entourant son ventre et le droit posé sur la hanche indiquent une attitude de nonchalance que peuvent inspirer les stars féminines du passé dans notre imaginaire.
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La position tournée vers la gauche du visage (droite par rapport au visiteur), laissant apparaître des traits faciaux à peine effleurés, renforce cette nostalgie d’une époque que beaucoup d’entre nous n’ont jamais connue. La stèle au sommet de laquell e émerge la Femme est comprise dans deux zones chromatiques noires : à la base et sur le haut de la pièce. Pourquoi proposer deux esthétiques différentes du corps féminin ? Parce que, pour l’artiste, la féminité est multiforme et il incombe au visiteur de rétablir l’équilibre entre ces deux esthétiques pour remettre l’image de la Femme au diapason de son rôle politique, social et humain. Bref, au centre de l’Histoire. Pourquoi donc revenir aux « Vénus » ? Et pourquoi fallait-il qu’elles soient « préhistoriques » ? L’artiste a voulu faire un « arrêt sur image » dans le parcours, désormais millénaire, du rapport que l’Homme entretient avec le Sacré. Néanmoins, un « arrêt sur image » implique un arrêt sur le temps. La Déesse-Mère préhistorique est à la source des Déméter grecques, des Gaia romaines, des Pachamama incas, que l’on retrouve dans l’image de la Vierge chrétienne, c'est-à-dire des divinités nourricières en rapport avec les sociétés agricoles de l’Antiquité classique et proche-orientale. Loin d’être une féministe « pure et dure », l’artiste a voulu, en lui conférant une dimension contemporaine, transcender le sujet pour le rendre « actuel », tant du point de vue plastique que du point de vue sociopolitique : la situation de la Femme aujourd’hui. La Préhistoire étant l’origine de la conscience du Monde exprimée à la fois par l’Art et l’oralité, remarquons également que c’est une des rares fois où la plastique de la Vénus préhistorique est abordée par une artiste femme. Est-ce là une occasion supplémentaire de rendre justice à la Femme en tant que créatrice ? Une idée qui circule encore aujourd’hui serait que les Vénus feraient généralement partie du répertoire artistique « masculin ». De récentes recherches concernant l’art pariétal français et espagnol (notamment concernant la grotte du Pech Merle, dans les Pyrénées) ont révélé qu’à l’examen de certaines « mains négatives » (empreintes de mains humaines rehaussées de couleurs), laissées sur les parois, quelques-unes d’entre elles - vu leur taille - appartenaient à des femmes. Ce qui tendrait à indiquer que la dichotomie sexuelle dans le travail artistique n’était pas absolue. Et qui sait ? Y avait-il déjà au Paléolithique supérieur des femmes sculptrices ? La Femme transcendée au rang de « divinité », que ce soit au cours de la Préhistoire, de la Grèce antique ou de la Renaissance, a toujours été confiée à des mains masculines. Sémantiquement parlant, il n’y a pas de différences considérables. La forme diffère selon les styles. Mais il s’agit toujours d’une relation mère-enfant (qu’il soit présent ou encore en gestation) autour de laquelle gravite la dynamique du groupe social. Mais revenons à la question que nous nous posions plus haut : où est la place de l’homme dans la palette de l’artiste ? Osons une réponse : l’homme est à l’intérieur de la matrice qui lui assure la vie, à l’intérieur du ventre dont la gestation assure la perpétuité historique. C’est surtout un message d’espoir que nous délivre l’artiste : hommes et femmes se complètent mutuellement. Ils atteignent le même but. Et si la Vénus est autant présente dans son œuvre, c’est aussi et surtout pour rendre hommage aux mains qui exprimèrent la pensée selon laquelle, malgré toutes les conditions de vie (voire de survie) possibles, l’Art peut atteindre de tels niveaux. En effet, quelle différence y a-t-il entre un artiste du Paléolithique supérieur créant sous les violences de la nature environnante pour assurer la survie du groupe et un ème CHOSTAKOVITCH composant sa 7 symphonie dans Leningrad en proie aux flammes de l’aviation nazie dans l’acte absolu d’une pulsion vitale ? Boulimique de sculpture, FRÉDÉRIQUE LACROIX-DAMAS crée depuis 1996. Après s’être essayée à bien des sujets, elle s’est aperçue qu’elle n’avait aucune « signature » qui pouvait la distinguer. Autodidacte au départ, elle a suivi une formation en sculpture dans l’atelier d’YVES GUERIN, professeur à l’École d’Arts Plastiques de Riom (Puy de Dôme). C’est au cours d’une visite de la grotte du Cap Blanc, dans le Périgord, qu’elle a découvert, à la vue d’un planisphère représentant l’ensemble des Vénus sculptées à travers le monde, le sujet dans lequel s’investir et s’identifier. Bien entendu, à la thématique des déesses préhistoriques s’est entremêlée l’expérience de sa propre maternité. Son but est de conférer aux Vénus une féminité allant audelà de leur maternité : la Femme n’est pas qu’une simple reproductrice. L’artiste associe ses propres déesses à la perspective de l’espace et du temps : le genre humain fait partie d’un Tout. Psychologue du travail de formation, elle a été, par la force de sa profession, au contact des gens, ce qui a développé chez elle un amour pour la personne humaine. Le ventre proéminent de ses Vénus atteint une circonférence qui rejoint celle de l’œuf. Ce qui les différencie de la forme originale des statuettes préhistoriques, en ce sens que celles-ci adoptent principalement la forme du losange. Il ne s’agit donc pas d’un simple copiage mais bien d’une œuvre d’art à part entière en forme de variation sur un thème éternel tant que l’humanité durera.
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FRÉDÉRIQUE LACROIX-DAMAS et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (30 mars 2016 - Photo Robert Paul)
NAISSANCE DU MONDE (terre cuite raku - détail - 34 x 23 x 24 cm)
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DE LA MATIÈRE ENTRE LES GOUTTES DE L’ESPACE : L’ŒUVRE DE FRÈD DEPIENNE
Du 27-04 au 15-05-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) vous propose une exposition consacrée à l’œuvre du peintre français, Monsieur FRÈD DEPIENNE. Ce qui fait la force de l’œuvre de FRÈD DEPIENNE, c’est cette irrésistible symbiose entre la matière et l’espace dans la composition de ses toiles. Outre cette maîtrise affirmée de la dimension spatio-temporelle, la toile répond aux exigences de toute une mise en scène dans laquelle le décorum ressort dans toute sa force. Le « décorum » en question, c’est la ville dans ce qu’elle a d’essentiel, à savoir l’architecture et son équilibre dans l’espace. Tous ces éléments sont reliés par la puissance chromatique du bleu, conçu comme couleur d’unité autour de laquelle tout se matérialise et se met en place. D’un point de vue esthétique, une magie cueille le visiteur dans le questionnement de savoir à quel moment de la journée certaines scènes représentées se déroulent. Comment se structure l’espace sur une toile de FRÈD DEPIENNE ? Que ce soit sur un grand format comme sur un petit, la mise en espace est identique. Un large avant-plan dans lequel quelques personnages s’éparpillent, çà et là, ouvre la voie vers un second plan (le milieu) dans lequel se construit l’appareil architectural servant de signifié au tableau. L’arrière-plan est constitué par le ciel, lequel répond au bleu de l’avant-plan par sa puissance évocatrice. En réalité, le rôle de la couleur bleue est celui de faire ressortir les éléments foisonnant dans l’espace et, en premier lieu, l’architecture sans laquelle il n’y aurait pas d’œuvre car elle confère au tableau son identité. GRAND-PLACE (huile sur toile - 146 x 114 cm),
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grouille d’éléments « éparpillés » dans l’espace. Mais à la lecture de l’œuvre, tout est d’une rigueur spartiate. En fait, le coup de maître n’est pas d’ériger une architecture massive mais bien, par le biais d’une écriture stylisée à l’extrême, de reprendre tous les éléments architecturaux selon une stricte ordonnance. Les personnages de l’avant-plan sont d’une importance capitale parce qu’ils s’enserrent dans le corps même de la ville. En fait, c’est par le travail au couteau qu’ils acquièrent leur matérialité. Cela se vérifie également dans 104 MÈTRES (huile sur toile - 60 x 60 cm),
dans lequel la matière insuffle le mouvement, que ce soit pour les personnages comme pour souligner la puissance d’autres éléments tels que les voitures et, bien entendu, l’architecture. En réalité, c’est la matière qui structure l’espace.
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Dans EN PLACE (huile sur toile - 90 x 90 cm),
personnages et architecture existent par un trait lumineux soulignant leur contour. Le mot « décorum » usité plus haut n’est pas une exagération. LOUVRE (huile sur toile - 80 x 80 cm),
représentant la Pyramide du Musée du Louvre, ressemble à un décor de théâtre, soulignant de façon stylisée les éléments néoclassiques de la façade du bâtiment. Tout cela contrastant avec la géométrie rehaussée par des lignes droites et carrées augmentant la nature cubique de la Pyramide. À côté de celle-ci, une statue équestre dont la stylisation répond à celle des personnages de l’avant-plan.
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Dans la réalité, entre la Pyramide et l’esplanade, il existe une voie permettant aux voitures de passer. Pour répondre à un besoin de cohérence spatiale, l’artiste a choisi d’éliminer cette voie de transit pour réunir le tout en un seul espace. Intéressante est la mise en perspective de la foule, au-delà de l’avant-plan, devant la Pyramide. Dans le traitement de l’espace, ce tableau apporte certaines modifications par rapport au reste de son œuvre, en ce sens que, généralement, l’avant-plan est parsemé de personnages épars ouvrant la voie à l’essentiel de l’œuvre. Ex. : la Maison du Roy pour GRAND-PLACE (mentionné plus haut). Il en va de même avec le Beffroi de Lille pour 104 MÈTRES (mentionné plus haut). En ce qui concerne LOUVRE, les personnages épars de l’avant-plan ouvrent la voie vers d’autres personnages : ceux-ci font corps avec la Pyramide. Ils ont autant d’importance que le monument puisqu’ils viennent à lui. Ici, le bleu est différent, en ce sens qu’il tend vers le gris. Nous sommes en plein jour et ce qui est paradoxal c’est que le bleu usité pour les vues nocturnes (bleu de Prusse) devient très « chaud », conférant à l’œuvre la dimension féerique de la nuit, laquelle semble porter en elle quelques rayons du jour. L’artiste trouve que le bleu est une couleur généralement « froide » que seule l’intensité chromatique peut ensoleiller. En fait, ce qui dans LOUVRE donne son éclat au jour, c’est le jaune usité pour relever la matérialité de l’architecture. En réalité, la place de l’architecture est toujours comprise entre l’avant et l’arrière-plan pour mieux ressortir de l’espace. Concernant le rôle de la lumière, elle n’existe que pour mettre en exergue la réalité architecturale dans ses aspects les plus fuyants, tels que les niches du balcon de la Maison du Roy dans GRAND-PLACE. La note jaune utilisée est là pour contraster avec le bleu duquel ressort la bâtisse, exprimant toute sa matérialité. Dans EN PLACE, cette même lumière sert à définir la perspective, au centre de la toile, en créant un point de fuite. Cette note jaune, en dégradés, donne la profondeur nécessaire à l’intégration de l’élément architectural dans l’espace. L’architecture, même stylisée, arrive à affirmer sa force, tout en lui permettant de se fondre dans l’arrière-plan et capter ainsi le regard. Il en va de même pour BRUXELLES (huile sur toile - 90 x 30 cm),
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où la couleur jaune met en exergue la présence de l’architecture flamande du 17 siècle.
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Un autre coup de maître de la part de l’artiste réside dans le fait que tous les personnages, même traités au couteau pour rehausser leur puissance physique, sont conçus comme des « silhouettes ». Leur matérialité imposante, évoluant dans l’espace, n’enlève en rien le côté « frêle » que contient toute silhouette s’aventurant dans la nuit. FRÈD DEPIENNE, qui affectionne la technique de l’huile sur toile, se définit comme un « peintre citadin ». La ville est sa Muse car elle lui offre ses rues, ses façades et ses recoins, lui permettant l’audace des perspectives, des symétries et des répétitions. Il travaille à la fois sur place et d’après photos. Comme on peut le deviner aisément, son rapport avec l’architecture vient du fait qu’il l’a étudiée. Il a par la suite entrepris des études de publicité. L’artiste vit à Lille. Ce n’est pas n’importe quelle ville de France. Si celle-ci est culturellement française, elle n’en demeure pas moins flamande par son empreinte architecturale, témoin de son histoire. Force est de constater que de la ville, l’artiste est plus concentré sur le décorum. Le passant n’est qu’une « silhouette ». Est-ce un manque d’intérêt pour le citadin ? Certainement pas ! Celui-ci est compris dans la ville. Mieux, il en devient la chair vive. Car comment expliquer alors ce magistral travail au couteau, unissant dans une même matérialité, l’individu dans sa puissance physique et l’architecture dont chaque aspect exprime sa puissance d’Être ? FRÈD DEPIENNE porte en lui un projet extrêmement intéressant : réaliser un travail sur la musique dans l’observation minutieuse du rapport entre les musiciens et leur instrument. Gageons que ce sera un travail où l’émotion vibrera par la note et la couleur. Car s’il y a bien un lien entre la musique et la ville, c’est précisément l’architecture qui impose ses rythmes, toujours égaux, toujours changeants, au fil des siècles.
François L. Speranza.
Arts
Lettres
Collection "Belles signatures" (© 2016, Robert Paul)
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FRÈD DEPIENNE et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (27 avril 2016 - Photo Robert Paul)
Photo de l’exposition à l’Espace Art Gallery
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LE SIGNE ENTRE LA CULTURE ET LE MOI : L’ŒUVRE DE LYSIANE MATISSE
Du 18-05 au 05-06-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) a le plaisir de vous présenter une exposition consacrée à l’œuvre de la dessinatrice et graveuse belge, Madame LYSIANE MATISSE, intitulée TRACES D’ÉVIDENCES. Cela semble, en apparence, anodin mais au titre initial qualifiant son œuvre, LYSIANE MATISSE a ajouté une précision qui semble sonner comme une « appellation d’origine contrôlée », à savoir : BIC. Au même titre que « huile » ou « acrylique », définissant ainsi sa technique. À l’instar du pinceau, le bic devient l’instrument à travers lequel l’artiste s’exprime. Sans doute est-ce aussi - peut-être inconsciemment - sa signature qu’elle ajoute, entre parenthèses, à côté du titre initial. Et la chose ne laisse pas le visiteur indifférent tant la surprise que distille son œuvre est grande ! En effet, ce qui impressionne à la vue de ses dessins, c’est à la fois la surprenante finesse de sa technique ainsi que l’univers dans lequel elle évolue. Techniquement abordé, le contraste savamment dosé, entre le noir et blanc (tous deux en de multiples dégradés), relâche un sentiment oscillant entre le calme et l’épouvante : « fantastique » serait sans doute le qualificatif le plus adéquat. La finesse du trait, réalisé au bic, rappelle à s’y méprendre la pointe aiguisée du pinceau. Particulièrement dans l’exécution des filaments et circonvolutions identifiant la nature de ses décors. BURNOUT (70 x 53 cm - bic),
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BURNOUT (détail de l’œuvre) définit parfaitement ce contraste entre le noir et le blanc (dont nous parlions plus haut), dynamisant le rendu du clair-obscur. L’ombre et la lumière confèrent à la fois la dynamique du mouvement ainsi que ce que l’on nomme en Psychologie, le phénomène d’« aperception », c'est-à-dire ce que la culture acquise et l’imaginaire créateur imprègnent, par le biais du cerveau, sur notre rétine. À titre d’exemple, à la vue de nuages, nous pouvons imaginer (peut-être ferions-nous mieux de dire « créer ») des formes qui nous sont familières. Cela traduit parfaitement la démarche de l’artiste à se référer à la culture dans ses nombreuses subtilités. Mais qui dit « culture » dit aussi « mémoire » ancestrale, souvent enfouie sous des tonnes de vécu, lesquelles finissent souvent par remonter à la surface et affleurer ce champ de partage commun à l’humanité qu’est le terrain de l’expérience créatrice. Et ce « champ », commun à tous, appartient à l’« onirique ». Ainsi est-il fréquent de rencontrer chez notre artiste, au détour d’une ombre, des formes sorties de nos peurs abyssales, telles que des visages à l’aspect « démoniaque », issus en droite ligne de nos mythes rendus tangibles, notamment, par l’intermédiaire de la gravure (pensez à GUSTAVE DORÉ), de la littérature et du cinéma fantastiques. BURNOUT est une illustration parfaite de ce processus : remarquez, à gauche comme à droite de la composition, ces deux visages sortis d’un cauchemar. Concernant la conception de la forme, deux univers s’entrechoquent : 1) celui de la femme allongée, présentée deux fois à l’avant-plan (à gauche, fixant le visiteur, ainsi qu’à droite, campée de dos et volontairement moins perceptible au regard qui ne peut que la deviner). 2) Un monde formel composé exclusivement de pleins et de creux ainsi que de matière à la fois filandreuse et minérale, destinée à donner corps à cette fable menaçante. La seule forme se raccrochant à ce qu’il est convenu d’appeler la « réalité » est la femme présentée dans sa vérité anatomique. Néanmoins, l’artiste nous fait comprendre qu’à travers les filaments de sa longue chevelure se mêlant aux circonvolutions du décor, celle-ci fait partie intégrante de cet univers fantastique. Elle ne s’en échappe pas. Deux plages serrées, créées à partir du blanc total, vers le haut, confèrent deux puits de lumière, décisifs à la dynamique du mouvement. Nous sommes à l’intersection e entre la bande dessinée fantastique et la gravure de la fin du 19 siècle. GUSTAVE DORÉ (cité plus haut) n’est pas un hasard. L’on retrouve une atmosphère étouffante, laquelle n’est pas sans rappeler celle de l’« Enfer » de DANTE. Par « culture », nous évoquions, plus haut, tout ce que la mémoire a conservé depuis des millénaires. À l’observation attentive du décor dans lequel se déroule la scène, il ne vous échappera pas qu’il s’agit d’une grotte. Or, la grotte est aussi l’allégorie de la « caverne » de PLATON, dans laquelle le personnage féminin est enfermé, l’empêchant d’accéder à la réalité objective du Monde. Rappelons que la femme a le regard braqué vers le visiteur, l’invitant, pour ainsi dire, à s’interroger sur ce phénomène culturel actuel n’épargnant personne qu’est le « burnout », phénomène dans lequel le visiteur lui-même est susceptible de tomber. À nouveau, l’artiste interroge notre culture occidentale dans ses facettes, à la fois sociologiques, plastiques et psychologiques. La femme, représentée comme entité, tant à gauche qu’à droite, se révèle être l’endroit et le revers d’une même médaille. Et cette médaille, c’est l’artiste elle-même, qui se représente à la fois en souffrance tout en cherchant la possibilité d’une issue. Remarquons, à ce titre, que son alter ego représenté sur la gauche, est baigné de lumière. Celui de droite, au contraire, la représente en souffrance, écrasée par une forme massive rappelant la patte d’un animal puissant.
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LA FONTAINE DES MÉDISANCES (81 x 31 cm - bic + détail de l’œuvre),
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représente un masque hideux surmonté d’un serpent, vomissant un flot de mots qui se perdent dans une eau stagnante, pour aller pourrir dans le bas de la composition. Ces mots sont, en réalité, les messages de nature mortifère qui circulent sur le Net, dont l’impact peut aller jusqu’à tuer : pensez au phénomène du « harcèlement» chez les jeunes avec, dans bien des cas, le suicide au bout de la ligne. Autre référence à la culture : ce masque vomissant des mots est, en réalité, une transposition contemporaine de la boîte de Pandore, dont le débit des mots se perd à tous vents. Dans ce cas-ci, ils stagnent dans une eau nauséabonde. De petites boules pointues sont vomies de la gueule du masque. Certaines d’entre elles sont rattachées par un restant de chaîne avant de sombrer dans l’eau putride. Même ici, l’artiste ne peut s’empêcher de faire un clin d’œil à la culture, en concevant les boules comportant des yeux, ramassées au fond de l’eau, à l’image des « émoticônes » que l’on trouve dans les options des ordinateurs. Deux clés de Sol, vers le milieu de l’espace, s’enfoncent dans l’eau. À peine sont-elles immergées qu’elles se corrodent et commencent à se décomposer. Il doit y avoir probablement une « zone » dans l’inconscient collectif des artistes, à travers les siècles, qui fait qu’une symbolique du « haut » et du « bas » a dû se forger au contact du ciel et de la terre, ces deux mondes parfois hostiles, parfois consubstantiels, jusqu’à concevoir un mariage mystique. Néanmoins, à de multiples reprises, au fil des âges, l’univers du « bas » devient, d’un point de vue allégorique, une sorte de dépotoir dans le fond duquel pourrit la matière impure. Cela est un trait culturel qui se retrouve depuis l’Antiquité classique et proche-orientale jusqu’à aujourd’hui dans la pensée occidentale, formée par un manichéisme drastique entre le « bien » et le « mal » (bien que fortement relativisé depuis l’avènement de la psychanalyse) dont nous retrouvons, au fil de l’Art, les résidus. La FONTAINE DES MÉDISANCES est avant tout un cri d’alarme adressé au Monde. Aux conséquences qu’un message malveillant peut engendrer. Remarquez la maîtrise avec laquelle l’élément aquatique ondule et se tord dans une série d’entrelacs réalisés par la seule pointe du bic. Très intéressants sont également les divers degrés que l’artiste apporte au noir sur toute la composition. DISPARITION (39 x 16 cm - bic).
Sur sept tableaux de petites dimensions, dont la lecture va de gauche à droite, l’artiste traduit la sensation de l’occultation de l’espace vital, causée par la disparition d’un être cher, en l’occurrence, son mari.
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L’image est à chaque fois occultée par un long rectangle blanc, empêchant le regard d’avoir une vue d’ensemble de ce qu’il est censé percevoir (ce qui n’est pas sans rappeler l’image de la femme prisonnière de la « grotte-caverne » de BURNOUT, dans l’impossibilité d’aboutir à la réalité lumineuse du Monde). À chaque tableau, présentant une variation sur le même thème, le rectangle s’amenuise jusqu’à laisser entrevoir la possibilité d’une vue totale. Remarquons que chacun des tableaux comporte, vers le haut à gauche, un puits de lumière, toujours à l’instar de BURNOUT. Ces éléments indiquent la possibilité d’un sauvetage moral dans les retrouvailles progressives de l’espace vital laissé par le vide à la fois physique et affectif. C’est dans un jeu subtil de courbes et d’entrelacs finement ciselés que se structurent les gravures. Et, aux dires de l’artiste, ce subtil jeu de courbes et d’entrelacs représente une matière sensible qui s’apparente à sa peau, conçue comme une chair vive qui aspire à se cicatriser. La référence culturelle revient en force avec une opposition extrêmement intéressante dans l’utilisation de la couleur blanche qui symbolise le vide mais aussi la mythique « page blanche » qui, contrairement à ce que pensent un certain nombre de béotiens, n’est pas une image du « vide » à proprement parler mais bien, comme l’affirmait GILLES DELEUZE, le réceptacle de toutes nos angoisses à franchir et à surmonter. Le chiffre sept n’est pas non plus un hasard car il correspond au chiffre préféré de la fille de l’artiste. Mais, ici, nous revenons encore à la culture : le chiffre sept est chargé d’une immense symbolique. C’est le chiffre considéré comme parfait. Différentes cultures l’ont adopté, tant dans le domaine scientifique que magico-religieux. LYSIANE MATISSE, qui nous donne une image sans subterfuges d’elle-même, est titulaire d’un régendat en Arts Plastiques. Elle s’exprime avec son instrument de prédilection : le bic ! Et le résultat est simplement magistral ! Rarement une si grande finesse d’exécution a été atteinte! Le bic a ceci de particulier qu’il est fait pour écrire. Il y a donc, chez l’artiste, une volonté de coucher sur papier tout ce qu’elle voudrait nous dire. À ce titre, elle se fait un devoir de répondre au proverbe : « dire ou se taire ! ». Donc, elle dit, elle dessine, elle écrit. Toujours au diapason (conscient ou non) avec le vocabulaire laissé par ses références culturelles. Bien sûr, chaque artiste de toute époque a peint, écrit, composé ou sculpté au diapason de la culture de son temps, soit pour l’encenser soit pour la combattre. Néanmoins, avec cette artiste, la culture en tant que référent sémantique est présente dans chacune de ses œuvres et ce jusque dans l’ajout qu’elle apporte au titre de son exposition ! Un dernier exemple pour la route ? À l’instar du mot « Frigo » dont le nom véritable est « frigidaire », « Bic », passé depuis des lustres dans le langage courant, n’est autre qu’une marque de « stylos à bille » ! Mais qu’à cela ne tienne ! LYSIANE MATISSE fait entrer le BIC dans le vaste répertoire de la palette par la voie royale en lui conférant ses lettres de noblesse !
BURNOUT (détail du dessin préparatoire)
François L. Speranza. Arts
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LYSIANE MATISSE et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (18 mai 2016 - Photo Robert Paul)
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VERS UN AUTRE SACRÉ : L’ŒUVRE DE RODRIGUE VANHOUTTE
Du 08-06 au 25-06-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) vous propose une exposition consacrée à l’œuvre du peintre et dessinateur belge, Monsieur RODRIGUE VANHOUTTE, intitulée LE TRIANGLE DE KARPMAN.
Dès la première approche, l’œil du visiteur est saisi par un choc, au sens étymologique du terme. Le regard est envoûté par cet amas de chairs dévastées, putréfiées, lesquelles sont en réalité le reflet peint à vif de divers états d’Être.
Le « Triangle de Karpman », appelé aussi « triangle dramatique », sanctionne, dans l’analyse transactionnelle, la dynamique d’un jeu de pouvoir pervers, impliquant trois sujets (d’où le nom de « triangle »). La caractéristique de ces sujets réside dans le fait que leur position est interchangeable. Ils occupent, tour à tour, le rôle du persécuteur, de la victime et du sauveur. Comme précisé plus haut, rien dans ce jeu pervers n’est définitif : la victime peut devenir, à son tour, persécuteur et celui-ci peut se muer en sauveur.
Ce triptyque intitulé précisément LE TRIANGLE DE KARPMAN (160 x 100 cm x 3 - huile sur double papier),
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illustre le résultat d’une telle expérience interpersonnelle, laquelle, même si dans les études de KARPMAN, elle se déroule au sein d’un microcosme tel que l’entreprise, régit l’ensemble des mécanismes de ce que BALZAC nommait « la Comédie humaine ». À la vue d’un tel spectacle scénique, une question envahit le visiteur : sont-ce encore des corps ? Assurément ! Mais ce sont des corps n’obéissant plus aux lois de l’harmonie (si tant est qu’elle existe !). Ce sont des études de décomposition progressive de la forme aboutissant à la matière première, à savoir la chair dans tout ce qu’elle a de concret et d’organique, tout en se plongeant dans les arcanes de la condition humaine. Ces chairs en ébullition, en fermentation, sont les témoins du talent de l’artiste, à la fois en tant que peintre et dessinateur.
La première chose qui s’impose au regard est la puissance du trait révélant les volumes à la lumière, tant dans les contorsions musculaires que dans les plis des chairs. Il s’agit incontestablement de l’œuvre d’un dessinateur qui peint car c’est le dessin qui décide de la conduction de la matière peinte. La couleur est là pour souligner l’élasticité des chairs dilatées ainsi que pour conférer à la forme l’expression cadavérique qu’exige le sujet. Stylistiquement parlant, cette peinture est une vision apocalyptique de l’excès, en ce sens que la musique qui se dégage de ce spectacle est une musique torturée, se révélant comme telle sans aucun complexe.
Cette façon de procéder n’est pas sans évoquer l’esthétique d’ÉGON SCHIELE. Sauf que chez l’artiste autrichien, même squelettiques, même défaites, les formes restent entières, ne détruisant jamais l’idée même du corps. Ici, le corps « explose » pour ne laisser que sa trace, sa « forme » originelle, désormais en total anéantissement pour aboutir à un étalement de la matière sur l’espace scénique. N’est reconnaissable que l’idée des jambes, des pieds et du torse (la « forme ») mais tout se dilate progressivement, au fur et à mesure que la figure s’étale sur la surface. C’est à partir d’un fond entièrement blanc que se façonne le corps à l’état présent, lequel, par l’intermédiaire de la matière corporelle en souffrance, devient le corps malade du Monde. De larges notes noires, rouges (en dégradés), vertes et brunes entourent la partie supérieure de la forme étalée pour mieux la mettre en relief. Les chairs portent également dans leur chromatisme l’empreinte de l’esthétique schilienne faite de brun (en dégradés), de rouge, de vert et de jaune : tout ce qui dans la symbolique évoque la décrépitude et le pourrissement.
La représentation de la matière se concentre parfaitement dans le panneau du milieu, lequel montre, dans sa partie supérieure, un étalement de chairs, lesquelles (toutes proportions gardées) ne sont pas sans évoquer REMBRANDT (souvenez-vous du célèbre BŒUF ÉCORCHÉ (1655), abrité au Louvre, qui depuis sa création n’a cessé de hanter des peintres tels que CHAÏM SOUTINE, MARC CHAGALL ou FRANCIS BACON, fascinés par la symbolique du corps mort étalé, voire crucifié).
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AUTOPORTRAIT (190 x 120 cm - huile sur double papier),
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nous offre, à l’instar des corps malades, la vision d’un visage dont les traits sont attaqués par l’épreuve et le temps. L’autoportrait est avant tout (du moins depuis REMBRANDT) la matière nécessaire à l’établissement d’un « état des lieux » de la conscience à travers le temps. Le visage ravagé est axé sur trois éléments-clés de l’expression : les yeux (hallucinés, cerclés par des cernes, semblables à un terrain labouré). Le nez (droit que l’artiste fait dévier en situant la source de l’arête dans une anfractuosité complètement tordue, confinant avec la partie supérieure droite du front (gauche par rapport au visiteur). La bouche, entrouverte, édentée dont une crevasse laisse apparaître deux dents béantes, également à la droite du visage (à gauche par rapport au visiteur). Le haut et le bas de l’espace sont plongés dans une zone blanche, carrément vaporeuse, laissant apparaître le visage comme un masque d’épouvante, lequel est parcouru sur les deux côtés par tout un réseau de sillons, augmentant l’effet de décrépitude physique, répondant à une protestation morale. Le chromatisme usité ne diffère en rien de celui du triptyque (jaune, rouge, blanc et vert, en dégradés). Remarquez le traitement spécifique des yeux, lequel fait toujours référence à REMBRANDT puisque c’est par ceux-ci que son visage acquiert à chaque fois une lumière nouvelle.
RODRIGUE VANHOUTTE est un artiste qui veut aller au-delà de l’image. La dissoudre pour atteindre la finalité de tout créateur : le Sacré. Le corps est le réceptacle du Monde. L’artiste le dénude pour le désincarner. Il touche au plus profond du sensible par un contrôle constant de la matière. Que faut-il entendre par là ? De prime abord (c'est-à-dire vu de loin), le visiteur a l’impression d’une surabondance de peinture, typique d’un travail au couteau. Au fur et à mesure qu’il s’approche de l’œuvre, il constate que l’apport de la matière sur le papier est très pauvre et qu’en réalité, c’est par la brillance propre à cette même matière, cernée par le trait, amplifiant le volume, que la lumière engendrée donne vie à la forme. C’est par l’appauvrissement constant de l’apport de matière sur le corps désincarné que l’artiste arrive à l’essentiel : l’essence même du Monde réfléchie dans la forme. Même si le corps est torturé, il n’en demeure pas moins vivant ! C'est-à-dire protestant son indignation contre l’état actuel de l’Humanité. Par « actuel », nous entendons une dimension devenue « contemporaine » de l’Homme. L’œuvre de RODRIGUE VANHOUTTE se trouve au bout d’une chaîne de réactions à vif de la part de nombreux artistes de e toutes disciplines depuis le 19 siècle. C'est-à-dire depuis que la question sociale a commencé à habiter l’Histoire de l’Art. Plus exactement, lorsque l’ordre social a commencé à être bouleversé par une remise en question de la société de la part de l’Art. Au fur et à mesure, cette dénonciation de l’état social s’est transformée progressivement en une remise en question de la place de l’Homme dans le Monde, c'est-à-dire au sein du créé, ouvrant ainsi la porte à un autre Sacré. Celui déposé dans l’intériorité même de l’Homme, en dehors de toute instance religieuse officielle. À titre d’exemple, LE TRIANGLE DE KARPMAN (mentionné plus haut), est un triptyque privé d’un système de lecture : on peut le lire dans tous les sens. Néanmoins, le simple fait que ce soit un triptyque est un emprunt direct à l’Art religieux, obéissant à d’autres impératifs. Cette recherche d’un autre Sacré couvait depuis longtemps. Des œuvres telles que le célèbre CRI d’EDVARD MUNCH dénonçaient déjà ce qu’on allait appeler « l’aliénation de l’Homme moderne », empêtré au cœur de la Révolution e industrielle, laquelle allait façonner le 20 siècle naissant, en lui imposant d’abord une Première Guerre mondiale, ensuite un Krach économique planétaire, puis une Seconde Guerre mondiale couronnée par une ère atomique. De tous ces événements, l’Art se faisait déjà le prophète bien avant leur déroulement. Sauf que ces symptômes ne sont perceptibles que bien longtemps après le déclenchement de la maladie. Une vue rétrospective nous permet d’observer que dès 1911, HENRI BERGSON proclamait que « le monde occidental a besoin d’un supplément d’âme ».
Concernant l’œuvre, en apparence désespérée, de RODRIGUE VANHOUTTE, rappelons que nous avons affaire à une matière vivante, héritière, notamment, de l’esthétique schielienne, laquelle présente, dans une certaine mesure, une variation expressionniste sur la figure humaine, dictée par le déchirement des chairs, lui-même signifiant celui du Monde. Il y a dans cette œuvre une filiation philosophique due au fait qu’outre sa formation académique (il a fréquenté les Académies de Tournai et de Liège), l’artiste a également suivi des cours de Philosophie et surtout d’Histoire de l’Art. Ce qui a énormément influencé son langage pictural, en ce sens que, comme nous l’avons spécifié, l’artiste veut aller au-delà du narratif. Car pour lui, le peintre est tout sauf un fabricant d’images. Il doit, à travers le geste pictural, atteindre la sphère littéraire, philosophique et historique avec laquelle le visiteur doit se confronter par le véhicule du sentiment à l’idée et à l’émotion que dégage le tableau. Nous avons fait observer, plus haut, que son œuvre est assurément celle d’un dessinateur qui peint. C’est précisément en tant que dessinateur qu’il a débuté son parcours artistique. Ensuite, ce fut la découverte d’EL GRECO et LE CARAVAGE, en matière de peinture dans la sphère classique. e
Et lorsque nous abordions plus haut l’impact de l’Art du 19 siècle dans l’aboutissement vers un autre Sacré, rappelons que ce fut précisément à cette époque que EL GRECO et LE CARAVAGE (savamment enterrés et oubliés depuis leur mort) furent redécouverts à la lumière d’un nouveau langage à la fois humaniste et pictural. L’artiste ne « surjoue » pas dans la mise en signes. Si ses œuvres comportent si peu de matière, c’est précisément parce qu’il veut éviter de les surcharger par une sorte de « maquillage » inutile dans le but de les rendre « lisses », au fur et à mesure que le regard les appréhende. La puissance du trait est là pour sublimer la matière.
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L’artiste qui, à la manière d’un alchimiste, fabrique lui-même ses pigments, utilise la technique de l’huile sur double papier. Il ne donne jamais de titre à ses tableaux car il préfère laisser ce soin au visiteur qui doit les interpréter. Ses œuvres résultent d’un contact « direct » avec le sujet, en ce sens qu’il ne peint jamais d’après photo. Il nourrit d’ailleurs pour la photographie une certaine méfiance, trouvant que, de manière générale, elle falsifie la réalité. Bien sûr, lorsqu’on lui fait remarquer que la lumière usitée par tel photographe n’est pas celle d’un autre, il se ravise et admet que, dans ce domaine, il y a eu de grands créateurs. Néanmoins, pour des raisons de pureté narrative, il refuse catégoriquement de mêler la peinture à l’objectif !
Il cherche aussi à redéfinir la notion de « portrait », car il estime qu’aujourd’hui, ce langage traduit plus les états du peintre que ceux du sujet « portraituré ». Il n’a certainement pas tort. Néanmoins, la création, quelle qu’elle soit, ne se réalise pas « sans y laisser des plumes » ! L’artiste y laisse fatalement (parfois à son insu) quelques traces de lui-même… quelques traces, indispensables pour mieux se fondre au sujet. L’Histoire de l’Art, la Philosophie et la Peinture sont pour lui les outils par lesquels il cherche, en stigmatisant l’Humanité d’aujourd’hui, à individualiser la possibilité d’un Homme nouveau. Sa peinture est l’expiation d’un Monde qui, par le corps martyrisé, cherche une issue.
François L. Speranza.
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Collection "Belles signatures" (© 2016, Robert Paul)
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RODRIGUE VANHOUTTE et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (8 juin 2016 - Photo Robert Paul)
Photo de l’exposition à l’Espace Art Gallery
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DE LA TRANSPARENCE DE L’ÂME : L’ŒUVRE DE MARIE-CLAIRE HOUMEAU
Du 07-09 au 25-09-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) a eu le plaisir de présenter les œuvres de l’artiste peintre française, Madame MARIE-CLAIRE HOUMEAU, au cours d’une exposition intitulée TRANSPARENCES. TRANSPARENCES est avant tout une étude extrêmement fouillée sur la matière. Il faut entendre par là une étude sur la philosophie de la matière. En cela, son œuvre atteint une dimension métaphysique. À la fois par l’éclairage apporté au sujet traité, à savoir le verre, mais aussi par la mise en situation spatiale du même sujet. Le verre, décliné sous les traits de l’ampoule et de la bouteille. Le dénominateur commun entre ces deux objets réside dans le fait qu’il s’agit de verre brisé, lequel, une fois reconstitué par le truchement de l’imaginaire, recompose la forme initiale : l’ampoule et la bouteille telles qu’elles existent dans la réalité. L’artiste se sert de la peinture pour nous rappeler une leçon de physique : le verre, qu’il compose une forme définie ou qu’il soit réduit en brisures, demeure toujours du verre. Dès lors, l’artiste rend la matière virginale, virtuellement inaltérée. Forme et idée, même désarticulées, retournent à l’entité originelle. L’AMPOULE BRISÉE (80 x 80 cm - huile sur toile),
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gisant au sol, rappelle sa fonction première : celle de diffuser la lumière. À la fois par ce qui reste de sa forme initiale : le verre ayant gardé sa morphologie convexe, avec ses côtés clair et obscur évoquant l’intérieur et l’extérieur de l’ampoule. Le ressort permettant le passage du courant et le culot destiné à être vissé à la lampe. Cela vaut pour la forme ou, si l’on veut, pour le « concept ». Quant à l’idée, elle est exprimée par la brillance à outrance de l’arrière-plan, conçu dans un blanc éclatant, mettant en exergue la destination première de l’objet : celle d’illuminer l’espace. Il en va de même en ce qui concerne la BOUTEILLE BLEUE (90 x 90 cm - huile sur toile).
Ses débris reposent à même le sol. On éprouve le sentiment d’avoir devant soi les différentes pièces d’un puzzle devant être monté pour retrouver la forme originale. Le rôle de l’arrière-plan demeure le même : il met en relief les pièces éclatées pour en relever leur matérialité. À l’instar de l’ampoule, la couleur acquiert une symbolique inconsciente. Le bleu de la bouteille contraste avec le blanc de l’espace enveloppant. Ce qui confère à l’ensemble une atmosphère assez froide. Peut-être même dangereuse par certains aspects car à effleurer la toile du doigt, on a le sentiment de pouvoir se couper.
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Le verre est conçu dans toutes ses anfractuosités et ses transparences (d’où le titre de l’exposition). La symbolique menaçante et mystérieuse du bleu de la bouteille excite notre désir, en conjuguant notre peur du verre tranchant au désir de nous y plonger pour ressentir physiquement les effets de cet univers. Tandis qu’en ce qui concerne l’AMPOULE BRISÉE (citée plus haut), la chaleur (même éteinte) qu’elle dégage nous inspire un sentiment de réconfort. La matière (servante absolue du concept) et l’idée se conjuguent pour établir, à partir de l’image, tout ce qu’il y a de faussement désagrégé et de déstructuré, obligeant ainsi le visiteur à lui conférer une âme, c'est-à-dire une dynamique à cet univers en suspension. L’ensemble des pièces occupe, à la fois, le centre ainsi que les extrémités de l’espace. Le traitement de la bouteille est conçu presque en diagonale. Tandis que l’ampoule s’étale sur tout le centre de la composition, laissant à l’espace enveloppant (à l’avant comme à l’arrière-plan) la tâche de centrer le sujet dans un halo de lumière. PLANÈTE EN FUMÉE (80 x 80 cm - huile sur toile),
participe de ce qui distingue la plupart des artistes d’aujourd’hui, à savoir la mise en scène d’une symbolique personnelle, très souvent associée à des problématiques contemporaines. Cette œuvre exprime symboliquement la décision irrévocable d’arrêter de fumer de la part de l’artiste. La sphère représente notre planète de laquelle s’échappe de la fumée. Il s’agit de la manifestation d’une libération personnelle associée au drame de la pollution. À l’instar de la BOUTEILLE BLEUE (citée plus haut), nous retrouvons la même note bleue mais exprimée en dégradés et entremêlée au blanc. Santé personnelle et écologie sont ici intimement liées.
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Techniquement considéré, l’artiste a d’abord abordé l’espace par le noir de l’arrière-plan, sur lequel elle a défini la sphère à la fois corporelle et terrestre, laquelle va en se libérant des chaînes de la pollution tabagique. Le bleu est ensuite appliqué par transparence, à partir de l’arrière-plan noir, représenté comme toxique. Cette œuvre se définit dialectiquement par rapport au mal (personnel et universel) à combattre. La lumière devient son aboutissement. TRANSPARENCES est le résultat par lequel l’ombre se dilue pour faire place à la clarté. Elle participe d’une « brisure » (comme l’artiste le définit elle-même) dans sa vie personnelle. Mais la fracture n’est pas destinée à demeurer telle quelle. La brisure n’est pas condamnée à suinter dans le pus du désespoir : elle devient la condition sine qua non à la reconstruction. Et cela se perçoit dans le sentiment du « puzzle » que le visiteur est tenté de reconstituer pour revenir à l’image basique de sa propre existence. Autodidacte, l’artiste peint depuis quinze ans. Elle a débuté par l’aquarelle qu’elle a pratiquée pendant cinq ans pour se diriger ensuite vers l’huile, utilisée de façon pure, sans adjuvants. Elle a voulu entamer son parcours créatif sans se référer à aucun nom de la peinture. Ce n’est qu’aujourd’hui, en constatant sa progression créatrice, qu’elle visite les principaux piliers de l’histoire de l’Art. Nul doute que le visiteur aura remarqué que l’artiste est attirée par les formes sphériques. Cela s’explique par la symbolique de la sphère, laquelle est, à la fois, une métaphore du globe terrestre ainsi que de l’œuf et du ventre féminin en gestation. Par conséquent, l’image de la sphère nous ramène à la Vie. À la recherche de nouvelles idées, l’artiste compte persévérer dans ce cheminement créateur. Ses sujets précédents sont drastiquement différents de sa production actuelle. Mais on y décèle déjà la grande maîtrise du trait et surtout de la couleur dont elle semble être amoureuse. De son propre aveu, c’est la première fois qu’elle expose la thématique des sphères, curieuse de découvrir la réaction du visiteur.
MARIE-CLAIRE HOUMEAU analyse la brisure humaine et la met en scène à l’intérieur de l’espace pictural, lequel devient, par la sensualité à vif du traitement qu’elle lui accorde, celui de l’espace de l’âme.
François L. Speranza.
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MARIE-CLAIRE HOUMEAU et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (25 septembre 2016 - Photo Robert Paul)
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D’UN SURRÉALISME L’AUTRE : LES FLORILÈGES DE MARC BREES
Du 29-09 au 16-10-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) a le plaisir de vous présenter une exposition dédiée à l’œuvre du peintre belge, Monsieur MARC BREES, intitulée FLORILÈGES SURRÉALISTES. MARC BREES nous démontre, par son œuvre, que le surréalisme peut se décliner de multiples façons tout en conservant la magie des éclairages ainsi que les éléments fondateurs dans ce domaine pictural, tels que le bleu magrittien du ciel, exemple : LES PARADIS PERDUS (100 x 80 cm - huile sur toile).
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LES PARADIS PERDUS nous montrent, au centre de la composition, juché sur un socle, le personnage biblique d’Ève, prise à l’instant où elle est encore en accord avec l’injonction de Dieu de ne point manger du fruit défendu. Ce fruit, que l’on traduit depuis maintenant des siècles par « pomme », est représenté dans un registre inférieur, reposant sur le chapiteau d’une colonne antique. Remarquons que la pomme vient d’être à peine entamée. Derrière Ève, un diptyque séparé par l’arbre de la Connaissance qui resplendit au cœur d’une végétation luxuriante. L’ensemble de la composition repose sur un sol en damier, lequel commence déjà à se désagréger, à l’avant-plan. Ce qui conduit notre regard vers la droite de la toile, sur laquelle se profile la même scène dans une répétition du récit où la mort se manifeste par l’apparition d’une Ève en décomposition, répondant à l’arbre de la Connaissance réduit à l’état de squelette. Cette scène symbolise la chute d’Ève, chassée de l’Éden. Oui mais… et Adam dans tout ça ? Ève n’était pas goinfre au point d’engloutir la pomme toute seule ! Dirigeons à présent notre regard sur la partie gauche de la toile. Une scène à l’aspect assez hermétique nous interroge sur l’exégèse totale du tableau. L’on y voit, pendant sur un petit bout de bois taillé en pointe, un lambeau de tissu famélique. Le visiteur peut passer cent fois devant ce détail sans qu’il ait la moindre idée quant à sa signification. L’interprétation de l’artiste est la suivante : le morceau de tissu est en fait le fragment d’une burqa, symbole de la soumission de la Femme par un islamisme intolérant. Dès lors, la présence de la seule Ève se justifie par une apologie de la Femme en souffrance. Le titre de l’œuvre, LES PARADIS PERDUS, dépasse le récit biblique. Par l’actualité de son contexte politique, l’artiste détourne l’histoire vétérotestamentaire, laquelle, par le fait même de la présence d’Adam, permet au couple primordial (même maudit) d’entrer dans l’Histoire, en donnant un futur au genre humain par le biais de la désobéissance originelle. En d’autres termes, d’une histoire finalement positive, l’artiste donne au récit une finalité tragique. La présence de la pomme, à peine croquée et qui déjà commence à s’oxyder (au centre de la composition), laisse entrevoir la possibilité d’une issue mortifère. Néanmoins, l’élément surréaliste reprend le dessus en enveloppant la scène du bleu tributaire de MAGRITTE que nous évoquions plus haut. D’un point de vue strictement sémantique, le véritable sujet de la composition n’est pas l’Ève trônant sur son socle mais bien le personnage squelettique à droite de l’image, violé et ostracisé par un univers machiste et rétrograde. LE VESTIAIRE IMAGINAIRE (50 x 60 cm - huile sur toile),
joue avec la suspension des éléments picturaux dans l’espace, offrant à l’image une grande légèreté narrative. Compris entre deux zones rouge clair (en haut et en bas de la toile), un portemanteau fait office de vestiaire sur lequel pendent les mythes de Tintin et des thèmes de MAGRITTE, en un seul tracé évocateur. Trois chapeaux melons reposent sur une surface plane, au bas de laquelle sont suspendues trois cannes. En partant de la gauche, nous remarquons que le premier couvre-chef appartient à un certain Dupond (avec un « d »), que le second est au nom de Dupont (avec un « t »), tandis que le nom du propriétaire du troisième chapeau melon n’est (en apparence) pas mentionné.
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Dupond est associé au chiffre 07 et Dupont au chiffre 77. Le troisième chapeau, apparemment sans propriétaire est associé au chiffre 67. Mais voilà que les choses se précisent quant à son identité puisqu’une pomme s’affiche sur sa droite. Sous le couvrechef de Dupond apparaît le monogramme « R » tandis que sous celui de Dupont se trouve un second monogramme : « G ». Pour les « tintinophiles », abonnés jadis au « Journal de Tintin », l’énigme se précise, en ce sens que l’addition de tous ces sig nes indique que l’âge des lecteurs du journal est compris entre « 7 et 77 ans ». Que les monogrammes « R » et « G » cachent le pseudonyme d’Hergé (GEORGES REMI à l’état civil). Mais… tonnerre de Brest ! Que vient faire le chiffre 67 dans tout cela ? Et cette pomme ? Ne perdons pas de vue que nous avons trois chapeaux melons, alignés l’un à côté de l’autre… que le chapeau melon est l’élément distinctif des détectives Dupond et Dupont. Mais aussi celui d’un certain MAGRITTE, associé à cet autre élément qu’est la pomme (LE FILS DE L’HOMME - 1964). Dès lors, l’énigme trouve sa réponse. Quant au chiffre 67, il correspond à la date du décès de RENÉ MAGRITTE, survenu le 15 août 1967. Sous le chapeau de ce dernier pend une canne couleur bleu ciel, la couleur du surréalisme. Les deux autres cannes sont, évidemment, indissociables des deux détectives. C’EST ASSEZ, CÉTACÉ (60 x 60 cm - huile sur toile),
est sans doute la toile qui répond le plus à l’esthétique magrittienne. De la surface épurée (évoquée plus haut) se dégage le sujet dont nous n’apercevons que la partie visible (la queue de la baleine) s’apprêtant à plonger à travers un rideau rouge vif, rappelant la scène d’un théâtre. La mer est réduite à l’état d’écume. À l’avant-plan, un harpon. Il s’agit, de par le sujet comme de par le titre, d’une œuvre de dénonciation de la chasse aux cétacés. Remarquons l’excellent effet visuel obtenu par le mariage chromatique du bleu gris de la baleine et du rouge (en dégradés) du rideau ainsi que par celui de l’arrière-plan, séparé par le blanc immaculé de l’arc en plein cintre. L’écume de l’océan qui se retire ainsi que le brun du plancher, évoquant non pas la douceur du sable mais bien une matérialisation de la dureté, à l’avant-plan, ainsi que la symbolique du rideau sanglant (la baleine se vidant de sa consistance), terminent notre prise de conscience du signe.
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ESPÈCES EN VOIE DE DISPARITION (60 x 50 cm - huile sur toile),
est une œuvre répondant à une sémantique entremêlant histoire universelle et souvenir personnel dont il ne reste plus que l’empreinte. Il s’agit de l’évocation du net recul du catholicisme au sein de la société. Cela se perçoit par l’absence de la croix dont nous ne voyons plus que l’empreinte à partir d’un cadre dont le verre a été brisé (ce qui sanctionne un état de révolte). Réduite à l’état de squelette, la grenouille de bénitier bondit vers le visiteur. L’image pieuse qui rappelle la récompense distribuée jadis aux élèves des écoles catholiques ainsi que le rameau d’olivier, sur la droite de la toile, évoquent une paix qui tarde à arriver.
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Le surréalisme, à l’instar de bien d’autres styles parcourant l’histoire de l’Art, a fait souvent des incursions dans d’autres époques. L’artiste nous redonne également la preuve que cette écriture peut réinterpréter les classiques de l’histoire de l’Art, comme il le démontre dans LA MORT DU DOGE (97 x 162 cm - huile sur toile).
Comme toute forme d’art, le surréalisme (qu’il soit pictural, cinématographique ou littéraire) procède par signes ou, plus exactement, par la mise en signes à l’intérieur de l’espace, laquelle dialogue avec le visiteur par la présence provocatrice de chaque élément l’interpellant directement. En l’occurrence, LA MORT DU DOGE fait référence à LA LEÇON D’ANATOMIE DU DOCTEUR TULP de REMBRANDT (1632).
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Tout dans cette œuvre respire la mort. Les personnages, bien qu’humains, n’ont pas de visages. Ceux-ci sont remplacés par des masques, en ce qui concerne les médecins. Tandis que les élèves, assistant à l’origine à la leçon d’anatomie, ont des têtes de rapaces. Le visage du Doge, mort, est enveloppé d’un foulard opaque (lequel, stylistiquement considéré, n’est pas sans rappeler LES AMANTS de RENÉ MAGRITTE (1928), dont les visages sont recouverts d’un même foulard dont la forme évoque celui porté par le Doge). Ce qui, à l’origine, était une pince à extraire les viscères, devient une tige se terminant par une main en réduction, faisant un geste de bénédiction. Elle est posée sur la robe rouge du Doge ornée du Lion de saint Marc. Sur la droite, quatre colonnettes de marbre blanc reposent contre le mur. Deux d’entre elles se terminent également par des têtes de rapaces. Pour accentuer le côté masqué des personnages, la tête des assistants, en forme d’oiseaux de proie, repose sur une fraise d’un blanc immaculé, lequel contraste violemment avec la couleur terne de leurs manteaux (brun en dégradés et noir), tout en accentuant leur aspect féroce. Le masque des médecins, lequel n’est pas un masque protecteur contre les miasmes mais bien un masque de carnaval (nous sommes à Venise…), couvre toute la surface supposée du visage et se distingue nettement du vêtement noir. Il ne s’agit pas simplement de la création d’une œuvre sur une autre mais bien de la réinterprétation d’une œuvre déterminée en termes culturels et politiques, participant d’une approche à la fois contemporaine et personnelle. Dans ce cas-ci, l’interprétation relève d’une attitude de défi par rapport au pouvoir politique (illustré par le Doge). Le médecin atteste de sa mort comme d’une délivrance. À y regarder de près, l’interprétation de l’artiste ne varie guère de celle de REMBRANDT, puisque ce dernier avait conçu le tableau comme un manifeste en faveur de l’autopsie, condamnée par les autorités religieuses. Toutes deux sont des œuvres de contestation. Il est impossible de ne pas s’incliner devant la maestria de MARC BREES, à la vue de cette interprétation picturale ! Les perspectives avec l’œuvre de REMBRANDT ont été restituées ainsi que le flou duquel surgit le brun de l’arrière-plan avec ses éléments à peine perceptibles. La position des neuf personnages ainsi que le jeu des mains (sortant des vêtements) sont identiques. La dynamique formée par les cinq personnages à la droite du médecin (à gauche pour le visiteur), formant un mouvement rotatif, a été respectée. Enfin, le raccourci du corps du Doge, conçu presque de trois-quarts pour que celui-ci « entre » dans l’espace, ne laisse aucun doute sur la virtuosité de l’artiste. Dans l’œuvre originale, le corps est nu et presque translucide. Le médecin lui ouvre le bras gauche duquel surgissent les muscles et les veines. Ici, la pince se terminant par une main en miniature est posée sur la robe rouge du Doge, à hauteur du ventre, surplombant la tête du Lion de saint Marc, c'est-à-dire, la tête pensante du pouvoir politique. Vous serez surpris d’apprendre que MARC BREES est un autodidacte. Mais, à la différence de certains autodidactes qui commencent tard, l’artiste a débuté son chemin dans la magie de la peinture vers les dix ans. Son premier choc pictural fut CHAGALL et, bien sûr, BOSCH. Du côté maternel, l’artiste provient d’une famille de musiciens. De ce fait, il est extrêmement sensible à la musique et cela se perçoit dans la mise en scène de ses couleurs, lesquelles ne se livrent jamais à outrance ma is respectent l’harmonie chromatique qui sied au surréalisme. Inutile de préciser qu’il adore MAGRITTE et qu’à ses dires, il s’est toujours senti « surréaliste ». Il se définit également comme une espèce de « touche-à-tout », ce qui lui a permis d’évoluer comme Directeur du Marketing et de la Communication au sein d’une entreprise. Cette expérience se retrouve, notamment, dans l’arrière-plan d’ESPÈCES EN VOIE DE DISPARITION, conçu pour évoquer la brillance du papier peint couleur or. MARC BREES est habité par l’innocence du surréalisme. Il l’exprime comme il respire, sans fards ni maniérismes, en trempant sa pensée dans un vocabulaire plastique personnel, se perdant dans son univers, oubliant, l’espace d’un trait, que l’on est volontairement surréaliste !
François L. Speranza.
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MARC BREES et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (29 septembre 2016 - Photo Robert Paul)
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QUAND LE MYTHE S’INCARNE DANS L’ART : L’ŒUVRE D’ODILE BLANCHET
Du 20-10 au 06-11-16 s’est tenue à l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) une exposition consacrée à l’œuvre de l’artiste française, Madame ODILE BLANCHET, intitulée INTERSTELLAIRE. L’expression picturale de cette artiste repose non pas sur une tradition mythologique que le ressassement par l’esprit a rendu « classique » mais bien par l’envol créateur que la profondeur de son approche personnelle suscite. Cet envol créateur est, notamment, provoqué par l’élasticité des figures mythologiques étirées par la tension plastique à l’origine du mouvement. MORGANEZ (80 x 120 cm - acrylique sur toile),
nous offre un décorum céleste, campé en son milieu par un personnage féminin dont nous ne voyons que le buste, lequel étire ses bras de telle façon que ceux-ci se confondent dans un chromatisme à dominante dorée (en dégradés), lui conférant ainsi l’envol d’un génie ailé. Techniquement parlant, cette figure féminine s’inscrit dans un réseau de raccourcis, lesquels, dans un premier temps, figent le personnage au niveau du buste et de la tête, pour le libérer dans un geste ascensionnel par l’étirement des bras, tendus vers le haut, formant ainsi des ailes culminant avec le soleil. Ces raccourcis se perçoivent à hauteur du buste dans une ligne qui le comprime, mettant en relief les seins du personnage, tout en alternant le mouvement du torse entre le profil et le trois-quarts. Du cou, inexistant, surgit un visage conçu de profil dont les attributs sont absents. L’absence, volontaire, du cou permet au visage de reposer sur un fin trait duquel prend naissance son bras gauche. La chevelure, tirée vers le haut, offre au bras droit, à peine perceptible, une assise lui assurant son envol vers un chromatisme extrêmement travaillé, évoquant le déploiement de l’aile, typique de la Niké grecque. Une constante régit l’œuvre de l’artiste : la présence physique d’une matière largement travaillée. L’univers mythologique de l’œuvre est agrémenté d’une paire de masques sur la droite de la toile, vers le bas, personnifiant des Gorgones,
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MORGANEZ (détail de l’œuvre)
reconnaissables à cette matière, à la fois compacte et filandreuse, évoquant des serpents. Bien que les personnages appartiennent au monde gréco-romain, leur conception plastique pourrait, esthétiquement, être considérée comme un clin d’œil à la commedia dell’arte, par conséquent à la Renaissance italienne. Une autre figure « mythologique », au sens qu’elle est issue de la mythologie personnelle de l’artiste (vers le haut à gauche de la toile), fait irruption sous la forme d’un profil pouvant évoquer le museau d’un cheval, symbolisant l’image du « Naissant », dont le graphisme est proche de l’esthétique d’un CHAGALL. Cela se perçoit essentiellement par la finesse d’exécution du museau, longiforme, tout en délicatesse. Il s’agit d’un cheval descendant en droite ligne de l’imaginaire de l’artiste, lequel n’a rien de commun avec un graphisme qui s’efforcerait de respecter ses proportions morphologiques originales. Il est intéressant de noter que les seuls personnages à avoir des traits faciaux sont les masques et le cheval. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la femme, elle, en est privée. Les masques, même conçus comme tels, évoquent, par leur traitement graphique, des visages anatomiquement humains : le nez, la bouche et les joues sont délimités par un réseau de traits au fusain, finement ciselés et fortement appuyés, mettant en exergue le grand talent de dessinatrice de l’artiste. Notons, néanmoins, cette constante, à savoir qu’à toutes les époques, de l’Antiquité classique à nos jours, les traits du visage de la Gorgone ont toujours été extrêmement prononcés et précis.
Une vaste note brune (en dégradés) s’étale sur le museau du cheval, lui laissant au niveau des yeux et des narines, traités en noir très vif, deux zones, restituant la réalité morphologique qui lui sied. MORGANEZ est une œuvre « bouillonnante ». Le mouvement qu’elle dégage est le résultat du mariage rythmique entre la forme et la couleur. Le jaune, à outrance, se mêle au bleu, au vert et au rouge vif, formant ainsi l’image mythologique du ciel en convulsions, vers lequel tend l’ensemble de la composition.
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PSYCHÉ (100 x 80 cm - acrylique sur toile).
Avec cette œuvre, l’artiste réinterprète une thématique qui fit fureur pendant toute l’Histoire de l’Art, depuis l’Antiquité classique e en passant par RAPHAËL jusqu’à CANOVA, pour trouver son heure de gloire dans l’Angleterre des préraphaélites (19 siècle) e avec, notamment, les œuvres de WATERHOUSE ou de BURNE-JONES. À la période romantique (18 siècle), des artistes tels que le sculpteur italien CANOVA ont immortalisé l’étreinte amoureuse entre Amour et Psyché dans une posture délicieusement charnelle. En matière de peinture, Amour s’est souvent manifesté sous les traits d’un « putto », un ange-enfant se blottissant contre Psyché. Ici, l’artiste revient aux origines mythiques de la nymphe sur son rocher mais dans une écriture contemporaine, en lui conférant une angoisse existentielle exprimée dans une vision du souvenir à jamais perdu. Ce souvenir est, pour ainsi dire, guidé par les yeux de la Femme-Psyché, à demi-nue, tournés vers la gauche. En fait, elle n’existe que par le regard, les autres attributs du visage étant absents. Elle regarde. Mais que regarde-t-elle, en réalité ? Elle regarde un reflet qui se profile derrière elle, rendu silhouette.
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De plus, voilà qu’au détour d’un coin, vers le haut à gauche, apparaît un deuxième reflet qui se dérobe au regard. Dans cette œuvre, deux éléments créent le rythme, à savoir le contraste saisissant entre la couleur chaude partant du bas de la toile, inondant la femme, et les teintes ternes, attribuées aux reflets. Les teintes chaudes, centrées sur le jaune et le bleu, sont fortement marquées par la présence de la matière incrustée, par rapport à la pâleur presque cadavérique des reflets, constitués de vert et de bleu, à peine émoussés au chiffon, pour rendre la forme évanescente. Ensuite, le rythme s’affirme par le traitement du buste de la femme, plongé dans la chaleur chromatique des teintes chaudes. Il y a une compression rythmique à partir du buste du personnage, produisant le sentiment d’une légère surélévation entre l’épaule gauche (droite pour le visiteur) et celle de droite (gauche pour le visiteur). Cela constitue un véritable tour de force car, en réalité, il n’en est rien. Tout en conservant les épaules au même niveau, son bras droit, légèrement avancé par rapport au gauche, amorce une cassure rythmique, à l’origine d’un mouvement donnant au buste une légère rotation de trois-quarts. Le tout étant appuyé par la posture directionnelle du regard de la femme ainsi que par son visage, légèrement tourné vers sa gauche. Quel discours véhicule cette œuvre ? Les reflets, derrière la femme, évoquent les souvenirs d’un amour perdu. Le troisième personnage (celui qui s’apprête à fuir au regard) est en réalité l’être aimé, personnifié en une créature hybride, se perdant dans la brume de la mémoire. Consciemment ou non, l’artiste renoue avec le mythe original, en ce sens qu’une fois emportée de son rocher vers un palais merveilleux, Psyché rencontre un être mystérieux qui lui promet un amour éternel, à condition qu’elle ne cherche pas à voir son visage. De fait, le visiteur ne l’aperçoit pas non plus. Dans le mythe, le personnage mystérieux est hideux. Sur la toile, il est hybride ou, pour mieux dire, hermaphrodite, car son dos masculin est couvert d’une longue chevelure féminine. Il n’y a plus d’approche charnelle entre Psyché et Amour mais bien un rapport basé sur la mémoire, elle-même à la base de toute construction mythologique. Le personnage de Psyché, tout en demeurant mythique, échappe au récit classique en s’auto-psychanalysant : elle se retourne sur un passé qui fut le sien et ne cesse de fuir. D’où sa participation à la tragédie contemporaine. Dans le bas à droite, un détail se laisse percevoir : la présence d’une page d’un livre. Ce détail est un rappel à la mémoire active qui raconte le mythe de Psyché sur son rocher. L’artiste a voulu, en partant du bas, effectuer un passage partant de la matière symbolisant la terre (la solidité, la stabilité), pour rejoindre, vers le haut, le domaine du lisse, de la douceur du souvenir à jamais enfoui. Cette quête de la douceur révèle, néanmoins, une tentative d’espoir dans le traitement plastique du récit, ce qui nous renvoie à l’interprétation néoplatonicienne du mythe, à savoir un message d’espérance. L’HEURE BLEUE (97 x 130 cm - acrylique sur toile),
Il y a comme une transition stylistique dans l’œuvre de l’artiste, en ce sens qu’à partir d’un même style émerge une deuxième écriture. Une écriture faite de réminiscences rappelant les « collages » des années 20. En effet, des extensions en papier apportent à la composition une esthétique qui déroute le visiteur.
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L’HEURE BLEUE comporte sur sa droite (en haut et en bas), des fragments de plans de villes, associés à des zones chromatiques réalisées par collages et conçues de couleurs différentes. La philosophie des couleurs demeure la même : des teintes vives, proches du fauvisme, avec dans cette œuvre une dominante bleue enveloppant les autres teintes, traitées de façon à ce que celles-ci soient subordonnées à la couleur dominante. Aucune d’entre elles ne dépasse en intensité la teinte enveloppante. Dès lors, quelle surprise de voir, sur la gauche de la toile, une série de constructions cubiques conçues en des proportions différentes. Bien qu’elles soient parfaitement alignées, elles distillent un goût d’inachevé. Cela est dû au fait que chacune appartenant à cette série est encadrée à l’intérieur d’une zone particulière. Centrée au cœur d’un univers froid, dominé par le gris, une construction géométrique, basée sur le module du rectangle, nous dévoile la façade d’un immeuble comportant dix fenêtres qui scandent le rythme d’un mur blafard. En bas, une deuxième zone oppose une série de maisonnettes dont trois d’entre elles sont surmontées d’une toiture de couleur noire, rappelant l’atmosphère d’un hameau. Malgré l’absence de voiles ou de vagues, cette composition exhale un parfum de mer. Cela s’explique à la fois par la puissance que le bleu a sur notre imaginaire mais aussi parce que la scène se déroule dans un paysage breton. Une fois encore, la mythologie personnelle de l’artiste l’emporte sur le reste. La présence de fragments de plans de villes provient d’un souvenir pénible, celui d’un tremblement de terre que l’artiste vécut au Guatemala avec son mari, il y a des années. Ces fragments cartographiques sont, à la fois, les résidus que le phénomène tellurique a laissés de la ville qu’il a ravagée, mais aussi des peurs non assouvies ressenties par l’artiste. D’autre part, le titre de l’œuvre (L’HEURE BLEUE) définit en réalité l’heure du matin, plongée dans l’incertitude de ce que sera le jour : fera-t-il beau ou pleuvra-t-il ? La série des éléments architecturaux cubiques traduit, à la fois, l’amour de l’artiste pour le cubisme mais aussi ce qui est ressenti par elle comme une particularité bretonne, à savoir une uniformité presque maladive d’une certaine forme d’habitat local. Ce qui traduit dans son discours la présence d’une menace. Cette même écriture se retrouve dans la réalisation de TOHU-BOHU (80 x 80 cm - acrylique sur toile),
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où nous constatons cette association de peinture et de collages, à l’intérieur d’un univers au désordre extrêmement maîtrisé. Des fragments de plans de villes évoluent avec des zones aux couleurs incandescentes, alternant avec des teintes plus douces, particulièrement au bas de la toile. Il y a dans l’œuvre d’ODILE BLANCHET une tentation de la forme révélée par une abondance de couleurs insufflée dans la plasticité de la matière. La dimension mythologique, l’artiste la traduit de façon « biblique », selon son expression, voulant insister par là sur le côté « cosmologique » du créé. Sa peinture traduit les temps du « commencement ». Et comme pour tous débuts, elle se questionne sur l’origine mytho-physique de ces débuts, que l’on retrouve dans la personne de la Femme, la matrice de laquelle est issu le créé. MORGANEZ (cité plus haut) est une expression bretonne signifiant : « Née de la mer ». Elle distille une douceur maternelle, signifiée par cette image du « Naissant » exprimée dans les traits du profil d’équin. Tandis que la douceur maternelle confine avec la lumière céleste. L’artiste, qui s’exprime à l’acrylique, a suivi trois années d’études aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, sans pour autant porter son cursus à terme, pour éviter le professorat. Après un intervalle de dix ans, elle a renoué avec la peinture en repartant de zéro. Son talent de dessinatrice (révélé dans le traitement du visage des Gorgones de MORGANEZ - cité plus haut) s’est affirmé après avoir suivi un atelier de dessin pendant sept ans. Par conséquent, elle possède une formation académique, à la base, tout en poursuivant son parcours en tant qu’autodidacte. Ses influences sont multiples, de CHAGALL en passant par de CHIRICO, tout en vouant une véritable admiration à PICASSO pour sa liberté créatrice.
Le titre de son exposition : INTERSTELLAIRE, n’aurait pu mieux convenir, car il résume parfaitement la conception, à la fois cosmique et créatrice, de la peinture : à l’instar de l’étoile, la peinture est un concentré de matière en perpétuelle errance, à la recherche constante de sa propre vérité.
François L. Speranza.
Arts
Lettres
Collection "Belles signatures" (© 2016, Robert Paul)
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ODILE BLANCHET et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (6 novembre 2016 - Photo Robert Paul)
Photo de l’exposition à l’Espace Art Gallery
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CHRISTINE BRY : CAVALCADES AU CŒUR DE L’ACTE CRÉATEUR
Du 07 au 30-12-16 l’ESPACE ART GALLERY (Rue Lesbroussart, 35 à 1050 Bruxelles) termine l’année 2016 en vous présentant CAVALCADES, une exposition basée sur l’œuvre de Madame CHRISTINE BRY, une artiste peintre française dont le travail ne manquera pas de vous interpeller. Qu’est-ce qui incite certains artistes d’aujourd’hui à se tourner vers l’Art pariétal préhistorique ? Est-ce le besoin de s’immerger dans la technique primitive de l’Art ? Est-ce pour créer une œuvre personnelle à partir d’une technique primitive à son origine ? Les artistes du Paléolithique se sont exprimés en extériorisant leur puissance d’Être face au mystère de l’existence. C’est au tour, e à présent, aux artistes du 21 siècle de reprendre, pour ainsi dire, le flambeau pour recréer un imaginaire immergé dans la couleur des origines. Enfin, direz-vous, la Préhistoire est à l’honneur, après que le surréalisme et l’art métaphysique aient trempé leurs pinceaux, notamment, dans la Renaissance et le classicisme antique, pour exprimer une autre vision du Sacré, à partir de l’acte quotidien sublimé. Enfin, la Préhistoire sort définitivement de la sphère essentiellement scientifique pour atteindre le discours artistique dans sa continuité contemporaine ! Il y a dans l’œuvre de CHRISTINE BRY une recherche manifeste (pour ne pas dire une science) de la distribution des couleurs sur la toile. Et, à ce stade, force est de constater qu’ici la toile disparaît, pour faire face à la matérialité recréée par la paroi des origines. On le constate par la disposition de la forme « ondulant », en quelque sorte, sur la toile, laquelle épouse les contorsions de la pierre originelle. À partir du chromatisme standard appartenant à la technologie primitive (rouge-ocre, brun clair et noir), l’artiste se plonge dans un univers magico-religieux, à l’intérieur duquel le bestiaire est, à la fois, émanation de la nature, dans l’apparition de créatures fantastiques issues du monde des esprits, ainsi que de l’expression d’un produit économique assurant la survie du groupe dans la représentation d’un bestiaire destiné à la domestication et à la consommation. Le traitement des animaux (principalement des équidés et des cervidés) respecte parfaitement la morphologie animale esquissée par la précision du trait : corps très larges se déployant sur les côtés – museaux relativement petits et ramassés – modelés des animaux repris dans le rythme du galop, réintroduisant par le biais de la patte intérieure sortante, une volonté de produire la deuxième dimension. Ce qui lui permet d’insister sur le fait que les artistes du Paléolithique étaient également d’habiles techniciens car le trait procède avant tout de la technique. Mais, à côté de cette vérité respectée, l’artiste s’expose en appliquant sur la toile des ersatz de chromatisme, tels que le bleu et le rouge, encore inexistants il y a quelque vingt-mille ans : CAVALCADE 3 (83 x 104 cm - huile sur toile).
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GRANDE MIGRATION (93 x 134 cm - huile sur toile).
Le rythme entre l’animal et la paroi fictive se ressent dans cette cavalcade tout en descente que nous offre CAVALCADE 3. Le volume des animaux est assuré par un trait reprenant, en une fois, l’ensemble du corps. Comme dans l’art pariétal du Paléolithique, la crinière des chevaux est rendue par une fine toison en brosse, posée sur le haut du crâne des équidés. Un discret mais solide travail au couteau suggère la matière constituant la paroi pour qu’émane de celle-ci la preuve matérielle du temps. Le titre de cette exposition - CAVALCADES - porte en lui-même la philosophie de la démarche de l’artiste. Ces « cavalcades » assurent le passage vers les migrations, c'est-à-dire, vers une écriture essentiellement personnelle et vitale, par laquelle elle se concède des libertés par l’apport d’un chromatisme inexistant au cours du Paléolithique, comme le rouge, l’orange, le blanc et le bleu (en dégradés), ainsi qu’une conception picturale du bestiaire, également personnelle, montrant, notamment, des cervidés privés du chromatisme propre et se fondant dans les couleurs de la nature, à l’arrière-plan. Il y a dans le rapport entre la toile lisse et la paroi accidentée originelle, la volonté de traduire l’existence d’un espace lui permettant d’engendrer la forme, par le fond, considérée comme la matrice. Cette écriture l’amène vers une autre conception de la représentation spatiale, à savoir celle du cercle à l’intérieur duquel évolue le bestiaire, faisant partie intégrante de la nature : les bois d’un cervidé dont on ne distingue pas le corps surgissent de la partie gauche de la toile, à partir d’une nature sauvage et farouche, mise en relief par des explosions de lumière issues des différentes touches de blanc associées aux couleurs ocre, rouge et bleu. Avec CAVALCADE 2 (77 x 104 cm - huile sur toile)
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et CAVALCADE 3 (83 x 104 cm - huile sur toile), l’apport personnel est encore timide, malgré les points bleus qui s’étalent sur la surface. Ce n’est qu’à partir de GRANDE MIGRATION (93 x 134 cm - huile sur toile),
GRANDE MIGRATION (détail de œuvre ) que l’artiste se libère des conventions stylistiques paléolithiques, pour se projeter définitivement dans la communion unissant l’imaginaire magico-religieux préhistorique avec la sensibilité du sien. La symbolique de cette œuvre s’accroît dans la conjonction entre le cercle à l’intérieur du carré. Le cercle ou, pour mieux dire, la sphère, est à la fois une image de la Terre ainsi que celle du ventre de la Femme en gestation. Par conséquent, il s’agit d’une image de la Vie, à l’intérieur de laquelle la nature se déploie. Tandis que le carré est une image de la rationalité. Est-ce là le produit de l’inconscient de l’artiste ? Peut-être. Néanmoins, ne perdons jamais de vue que l’image de la « rationalité » ne naît pas avec les « grecques » de l’Art classique mais bien avec la disposition de la forme épousant le contour naturel de la paroi, permettant à l’image de se greffer dans l’espace en le colonisant de façon proportionnelle. Les petits formats sont tout aussi intéressants car ils témoignent d’une liberté intérieure, dépassant parfois, dans leur intensité, les compositions de grand format. ORIGINE 5 (29 x 29 cm - huile sur toile)
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et ORIGINE 6 (29 x 29 cm - huile sur toile),
sont une invitation vers une possibilité d’abstraction, au-delà de la sphère magico-religieuse. Ils témoignent, chez l’artiste, de la volonté d’accorder la possibilité d’une passerelle entre le langage primitif et l’univers pulsionnel, tous deux unis dans l’acte créateur. L’œuvre de CHRISTINE BRY est-elle une actualisation de l’art pariétal préhistorique ? Certainement, dans la mesure où, comme nous le précisions plus haut, il était grand temps que l’art contemporain s’intéressât à cette vision de la nature avec, en filigrane, une vision de la société, à la fois préhistorique et contemporaine. Mais, à ce stade, soulignons un détail qui a son importance, à savoir une relecture anthropologique de la définition même de la « Préhistoire ». Depuis des années, le monde scientifique conteste cette notion selon laquelle cette définition se détermine sur l’invention de l’écriture comme ligne de démarcation entre la « Pré » et l’« Histoire ». La démarche artistique peut servir de déclencheur en vue d’une disparition définitive de cette dichotomie absurde. En ce sens que l’art pariétal, mis en valeur par l’écriture picturale contemporaine, peut définir le trait sur la paroi comme le « signe » animé d’une écriture à venir. Une « proto-écriture » universelle, à la base de l’identité de l’Homme et de son devenir, indissocié du Monde. C'est-à-dire un produit agissant de l’Histoire. Par l’espace abstrait retrouvé, elle pose une interrogation à l’Homme contemporain par le biais d’une vision du Monde afin de retrouver l’Homme conceptuel élémentaire. Il y a approximativement vingt ans, l’artiste fut saisie par une émotion irrépressible à la vue des peintures pariétales de Lascaux. Elle éprouva le sentiment de se trouver dans un lieu saint qu’elle compara au sentiment d’être confrontée aux fresques de la Sixtine. Est-ce une coïncidence ? Néanmoins, bien des historiens de l’Art ont comparé par le passé les œuvres de Lascaux à celles de la Sixtine. Il s’agit, avant tout d’un sentiment d’envahissement. D’une sensation, à la limite physique, d’être à la place d’un néophyte du Paléolithique sur le point d’entrer en contact avec l’indicible pour l’exprimer avec ses moyens humains. Ce qui émut l’artiste au plus haut point fut cette harmonie d’ensemble, consubstantielle à la structure naturelle de la grotte, interprétée comme une architecture.
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Sa formation, elle la suivit alors qu’elle était encore aux études. Elle prit des cours de dessin tout en terminant son Mémoire de Philosophie à Lyon. Peignant essentiellement à l’huile, elle se considère comme une autodidacte. En 2008, elle participa à une exposition dont le thème était celui de Lascaux. C’est ainsi que toute l’émotion passée resurgit à la surface, jusqu’à lui faire sentir que, dorénavant, elle allait fonder son œuvre sur cette esthétique.
CAVALCADES traduit l’esprit d’une dynamique essentielle. Néanmoins, une question nous taraude, à savoir, y aurait-il dans cette démarche artistique la volonté d’associer, outre le bestiaire en mouvement, la présence de la figure humaine libérée de sa raideur squelettique (en l’occurrence, celle que l’on retrouve dans les silhouettes de Lascaux), pour atteindre la plasticité mobile que seuls possèdent les chevaux et les cervidés ? En d’autres termes, l’artiste, si tant est qu’elle relèverait ce défi, accepterait-elle de façonner l’Homme autrement que dans une raideur dictée par le contraste avec la réception du Sacré, le rapprochant ainsi de la nature dans l’expression ressentie de sa matérialité, à la fois physique et historique ? Ou bien alors, le cantonnerait-elle dans la sphère d’une abstraction fondée sur le seul chromatisme fauve d’une nature inquiétante et sauvage ? À l’analyse des œuvres, l’on se rend compte que l’artiste est une personne très cultivée, en ce sens qu’elle connaît parfaitement son objet de recherche dans ses moindres détails, tout en le transcendant, par le besoin de le redimensionner à la mesure, jamais atteinte, de la condition humaine.
CHRISTINE BRY s’accapare le thème (pour ainsi dire le mythe) fondateur de la préhistoire, tout en l’actualisant pour l’introduire dans l’intemporalité absolue du geste créateur.
François L. Speranza.
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CHRISTINE BRY et FRANÇOIS SPERANZA : interview et prise de notes sur le déjà réputé carnet de notes Moleskine du critique d'art dans la tradition des avant-gardes artistiques et littéraires des deux derniers siècles. (7 décembre 2016 - Photo Robert Paul)
Photo de l’exposition à l’Espace Art Gallery
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Table des matières
Christian Bajon-Arnal Victor Barros Catherine Fécourt Ghislaine Lechat Frédérique Lacroix-Damas Frèd Depienne Lysiane Matisse Rodrigue Vanhoutte Marie-Claire Houmeau Marc Brees Odile Blanchet Christine Bry
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01 - 07 08 - 15 16 - 21 22 - 28 29 - 36 37 - 42 43 - 48 49 - 57 58 - 62 63 - 69 70 - 76 77 - 82
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