Louise Ebel Depuis 2008, Louise Ebel tient le blog Pandora qui met en scène son amour pour l’art, l’histoire et le vêtement. Elle travaille parallèlement comme journaliste et présentatrice télé pour Marie-Claire Japon. Elle a étudié l’histoire de l’art à l’Institut catholique de Paris. Diplômée de l’EHESS, elle a consacré son mémoire à l’image de la femme dans la seconde moitié du XIXe siècle. Autodidacte, elle ne cesse de creuser sa passion pour cette époque et de la partager à travers ses chroniques, qui constituent la genèse de ce livre. Elle-même excessive, Louise Ebel défend ici ses pairs et milite pour leur remise en lumière. © Pauline Darley
EXCESSIVES !
Elles se prénommaient Geneviève, Henriette, Berthe, Madeleine, Minna, Gisèle, et on les disaient excessives. Elles ont posé des bombes, tailladé des fourrures, organisé des messes noires, hanté parfois les asiles. Des salons cossus aux assommoirs de la Butte, ces six femmes ont jeté leur exubérance à la face du monde. Avec la violence de leur plume, elles ont déchiré le papier, avec leur excentricité, elles ont envoyé valser le qu’en-dira-t-on, avec leurs caprices, qui tenaient presque de l’art, elles ont fait trembler les murs. Tantôt misérables, tantôt incroyables, ces femmes ont tutoyé les sommets. Elles y ont oscillé avec panache – et un peu de nihilisme – entre grandeur et décadence, en partageant une même soif de devenir, une même volupté du trop, un même mépris pour l’ordre établi. En s’élevant contre une époque corsetée qui les maintenait dans une incapacité, ces amazones ont été bien plus que des divas, elles ont été de véritables pionnières de la libération des femmes. Hélas, pour leurs excès, toutes ont été jugées, et ainsi l’histoire en a fait des anecdotes de bas de page, des figurantes dans les biographies de leurs illustres amants. Il est grand temps de remettre en lumière les destins flamboyants de ces insoumises qui, seules mais armées de courage, ont ouvert la voie aux héroïnes de notre époque.
Louise Ebel
Destins de femmes incroyables au XIXe siècle Préface de Mireille Dottin-Orsini
ISBN 978-2-8289-1794-4
9 782828 917944
EXCESSIVES !
Éditions Favre SA Siège social 29, rue de Bourg CH – 1002 Lausanne Tél. : +41 (0)21 312 17 17 lausanne@editionsfavre.com Adresse à Paris 7, rue des Canettes F – 75006 Paris www.editionsfavre.com Dépôt légal en Suisse en octobre 2019. Tous droits réservés pour tous pays. Toute reproduction, même partielle, par tous procédés, y compris la photocopie, est interdite. Réimpression en janvier 2020. Mise en pages : recto verso, Gletterens Couverture : La morphine, Albert Matignon © RMN-Grand Palais / Philippe Fuzeau ISBN : 978-2-8289-1794-4 © 2019, Éditions Favre SA, Lausanne, Suisse Les Éditions Favre bénéficient d’un soutien structurel de l’Office fédéral de la culture pour les années 2016-2020.
Louise Ebel
EXCESSIVES ! Destins de femmes incroyables au XIXe siècle
Sommaire Préface
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Introduction
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Geneviève Lantelme, « Pauvre Ginette ! »
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Henriette Maillat, itinéraire d’une muse malmenée
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Berthe de Courrière, « Je ne suis point une Messaline »
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Madeleine Deslandes, splendeurs et décadences de l’illusion
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Wilhelmine retrouvée (Minna Schrader)
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Gisèle d’Estoc, portrait d’une Amazone
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Postface
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Remerciements
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Préface Multiples sont les images de la femme à la fin du XIXe siècle, et cependant les théoriciens de cette « race féminine » (comme ils disent) affirment que la Femme est partout la même, en tous lieux et en tout temps, de la prostituée qui bat le trottoir à la dame de la haute société, de la ménagère à la courtisane en passant par la bonne bourgeoise – et, toujours, inférieure à l’homme, juchée sur un fragile et illusoire piédestal d’où le discours masculin la précipite avec fracas et parfois délectation sadique. Médecins et savants de tout poil avaient apporté des justifications scientifiques à une misogynie qui n’avait rien de latent, et les hommes de lettres s’appuyaient sur eux pour souligner la véracité de leurs fantasmes écrits. Le grand dramaturge Strindberg publia dans l’élégante Revue blanche (t. VIII, 1895) un long article très remarqué, intitulé « De l’infériorité de la femme (et comme corollaire de la justification de sa situation subordonnée selon les données dernières de la science) ». Les « lionnes » qui sont, après tout, les reines des animaux de la bonne société, les grandes horizontales, les amazones guerrières, les sulfureuses demi-mondaines savaient avec intelligence et stratégie s’enrichir, grimper à l’échelle sociale, bouleverser ses codes, lancer des modes − et pourtant l’ontologique bêtise féminine est partout affirmée. L’excès en tous genres devient alors pour certaines une manière de rompre avec les affirmations de l’uniformité féminine, d’utiliser les faiblesses masculines pour sortir du troupeau, d’exister enfin, quitte à briser leurs ailes supposées et à se fracasser contre un mur de verre. De lutter contre le joug de la morale et de la bienséance, d’affirmer une créativité qui leur est refusée. Elles assiègent les hommes de lettres, elles publient ou sont de riches épistolières qui soulignent leurs mots sur d’improbables papiers, utilisant des encres de couleurs et des lettres capitales qui sont autant de cris visuels : « J’existe ! » Elles ne veulent pas se taire. Elles sculptent, peignent, construisent leur image en utilisant ce qu’on appelait alors la « réclame »… Toutes ces excessives furent traitées de folles (et parfois furent internées), de « toquées », de nymphomanes, d’hystériques ou tout simplement d’idiotes, alors qu’elles se voulaient fées, éminences grises, muses, vivantes légendes. Leur vie – et parfois aussi leur mort – sont spectaculaires, mystérieuses, passionnantes à tous égards. Femmes d’exception, certes, mais qui ont su se battre pour toutes, et qui sont restées trop longtemps ensevelies sous les ragots malveillants des feuilles
de choux et le jugement de critiques moralisateurs. Oubliées, alors qu’elles ont aidé et inspiré des écrivains bientôt reconnus et fêtés, qui volaient leurs lettres en les publiant dans leurs romans ou faisaient d’elles leurs tâcherons (Huysmans de Berthe de Courrière : « c’est une créature précieuse qui va à la Bibliothèque pour moi, quand j’en ai besoin »). Leur excentricité, leurs amours scandaleuses ou « déviantes », leurs défis à l’ordre public, leurs mensonges, l’opiniâtreté de leurs chasses à l’homme sont autant de coups de force pour affirmer leur existence et leur singularité hors norme. Mireille Dottin-Orsini Professeure à l’Université Toulouse 2, chercheuse et auteure notamment de Cette femme qu’ils disent fatale, textes et images de la misogynie fin-de-siècle, chez Grasset.
Introduction « Les uns l’appellent ange, les autres démon, d’aucuns bénissent son apparition, d’autres affirment qu’elle fut la pire œuvre du Créateur.1 » Tel pourrait se résumer, de la fin de siècle à la Belle Époque, le regard tourmenté et contradictoire que posèrent sur la femme ses contemporains masculins, tous « prétendant détenir la vérité sur la Femme, qui serait une essence valable pour toutes les classes sociales2. » Bourgeoise, demi-mondaine, ouvrière, qu’importait puisque dans le fond, « qui en connai[ssait] une, les connai[ssait] toutes…3 » Une femme était une femme, et attention à ne pas sortir du cadre. Éternelle auxiliaire, sainte ou ogresse et puis parfois les deux, recherchée et désirée pour son seul paraître, mais aussi méprisée pour ces mêmes raisons, « la femme, n’[était] pas libre !4 » Non, elle était même le vassal du siècle, d’abord propriété du père, puis du mari. Tout au plus pouvait-elle accéder à un semblant de liberté par le veuvage, mais encore y sévissait-il le fléau de la respectabilité. À l’instar des enfants, des criminels ou des handicapés mentaux, en fait de droits, la femme n’avait le droit à rien, pas plus de désobéir à son époux que de posséder ses propres biens, ni même de voter ou d’avoir un compte en banque. Sur elle, l’homme, en revanche, avait le droit à tout, y compris de la tuer…5 La femme fut donc la grande perdante de cette fin de siècle. Heureusement, c’était sans compter sur une poignée d’insoumises qui choisirent de se révolter et qui, seules ou alliées, cherchèrent à s’extirper de ces carcans imposés, de ceux, invisibles, des lois et des préjugés, et de ceux, tangibles, de leurs corps prisonniers du corset. Pures mais désirables, misérables mais glorieuses6, et courageuses mais fragiles, les femmes de la seconde moitié du XIXe siècle étaient soumises à une telle avalanche d’injonctions contradictoires, à une telle incapacité d’action, que celles qui en firent trembler les fondements 1 2 3 4 5
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Iolanda, Talismans de Jeunesse (Les Raffinements de la Femme), éditions Albert Méricant, 19.. (date illisible) Anne-Martin Fugier, La bourgeoisie, Fayard/Pluriel, 2007. Anne-Martin Fugier, La bourgeoisie, op.cit. Léon Richer, La femme libre, 1877. Selon l’article 324 de l’ancien code pénal: « Dans le cas d’adultère, prévu par l’article 336, le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable. » Jean-Paul Aron, Misérable et glorieuse, la femme du XIXe siècle, Fayard, 1980.
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ne purent être qu’éclatantes. Dans cette époque que Stefan Zweig nommait « le monde d’hier », c’est en brisant avec rage, passion ou panache les barrières instaurées par la norme que de téméraires aventurières parvinrent à apprendre et à créer, à voyager et explorer, à refuser la maternité ou le mariage, et, plus audacieux encore, à égaler les hommes plutôt que de s’abaisser à les seconder. Comme on ne les comprit pas, on les jugea excessives. En réalité, plus qu’une simple porte de sortie, ou qu’un exutoire leur permettant de s’affranchir des rigidités d’une société régie par des conventions qui les excluaient en presque toutes choses, l’excès était pour elles un véritable acte de résistance. Avant toute chose, qu’entend-on par excès ? Dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme aujourd’hui d’ailleurs, il en existe deux faces. D’abord celle, flamboyante, des hautes sphères de la société où l’excentricité, à condition d’être purement esthétique, répondait à une forme de mode. La poétesse Mercedes de Acosta témoigne dans ses mémoires de ce contexte particulier où le fantasque était favorisé : « je me rend[ais] chez la marquise Casati. […] D’une main, elle portait un lys blanc, et de l’autre, elle tenait en laisse un lionceau. “C’est du mauvais théâtre”, me dis-je. Mais ce cabotinage doit être replacé dans son temps. À cette époque, on déployait des trésors d’imagination pour paraître tel que l’on se désirait intimement. Je me suis moi-même habillée en cosaque et en hussard et même, une fois, en franciscain, sandales de cordes y compris.7 » Dans cette quête de travestissement du réel, certains voulurent aller plus loin encore, et changèrent leur quotidien en une œuvre d’art en permanente création : « inspirant tour à tour les écrivains et les artistes, ils se sont magnifiquement immolés euxmêmes […] Ils se sont ruinés pour le plaisir de notre imagination et pour l’éblouissement de nos yeux […] Par là ils méritent, les uns et les autres, un nom plus glorieux que celui de “fous”. Appelons-les, plutôt, des esthètes héroïques.8 » Néanmoins si, de nos jours, des hommes comme Oscar Wilde, le sâr Péladan, ou encore Gabriele d’Annunzio restent célèbres pour leurs coups d’éclat et leurs bizarreries affectées, les femmes, a contrario, ont été oubliées. « Hors de la soumission, tout est vice : ce qui pour l’homme est plaisir, est folie pour la femme ; permissibilité pour l’un, interdiction
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Mercedes de Acosta, « Here lies the heart », cité par Scot D. Ryerson et Michael Orlando Yaccarino, in La Casati, Assouline, 2003. André Germain, Les fous de 1900, La Palatine, 1954.
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pour l’autre, deux lectures pour un même acte.9 » Ce que l’on excusait aux artistes masculins au nom du génie créatif, on ne le pardonnait pas à leurs consœurs en corset. Pourtant, elles aussi furent des artistes, osant pour cela braver des mentalités profondément misogynes qui considéraient l’intelligence et la créativité comme des qualités strictement masculines. La femme artiste apparaissait alors comme une absurdité, une anomalie de la nature. L’imitation seule lui était accordée, pas l’invention, à moins de coucher avec un homme, puisqu’elle-même étant instinct avant d’être esprit, et nerf avant d’être conscience, elle n’était pas un cerveau, mais « un sexe, rien de plus10 ». Même pour les plus hardies, l’art dit féminin restait invariablement prisonnier du genre, et par conséquent considéré comme superficiel, pittoresque ou dénué d’intérêt. Malheur donc à celles qui osaient s’aventurer hors des sentiers déterminés, ces messieurs étaient bien résolus à défendre leur monopole contre les « déclassées de l’ébauchoir et du pinceau […], les hardies quémandeuses dont la vocation artistique servait le plus souvent de trottoir [ou] les pseudo-romancières dont la littérature eût fait rougir un singe.11 » À l’instar des rock-stars des années 1960 et 1970 pour qui les groupies devaient rester des amantes compréhensives et serviables, les artistes de la fin de siècle acceptaient difficilement que leurs compagnes puissent s’échapper des statuts d’auxiliaires et de muses qui leur avaient été accordés. Cela leur fut rendu d’autant plus facile que, conditionnées depuis l’enfance par une copieuse production artistique célébrant les charmes de cette servilité, nombreuses furent celles qui, en dépit de leur propre travail, choisirent elles-mêmes de se soumettre à leurs amants. Quand on était soimême une artiste, il était difficile d’exister dans l’ombre d’un illustre qui vous considérait comme une servante, voilà pourquoi ces créatrices contrariées usèrent de l’excès comme un dérivatif à leur impuissance. C’est alors qu’apparaît la face sombre de l’excès, celle qui, d’un coup de tampon lapidaire, colle l’étiquette de l’hystérie sur les élans sensibles des femmes qui hurlent leur trop-plein de singularité ou leur mal de vivre. Tarée, toquée, foldingue, hystéro, combien de fois ai-je pu voir s’abattre le couperet de ces impitoyables adjectifs, toujours lâchés sans appel et rarement argumentés ? Pourquoi se conjuguent-ils presque exclusivement au féminin ? « Hystérique, madame, voilà le grand mot du jour. Êtes-vous 9 10 11
Yannick Ripa, La ronde des folles : femme, folie et enfermement au XIXe siècle, Aubier, 1992. Remy de Gourmont, Lilith, Éditions Mercure de France, 1901. Ibid.
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amoureuse ? vous êtes une hystérique. Êtes-vous indifférente aux passions qui remuent vos semblables ? vous êtes une hystérique, mais une hystérique chaste. Trompez-vous votre mari ? vous êtes une hystérique, mais une hystérique sensuelle. Vous volez des coupons de soie dans un magasin ? hystérique. Vous mentez à tout propos ? hystérique ! [...] Vous êtes gourmande ? hystérique ! Vous êtes nerveuse ? hystérique ! Vous êtes ceci, vous êtes cela, vous êtes enfin ce que sont toutes les femmes depuis le commencement du monde ? Hystérique ! hystérique ! vous dis-je.12 » Qu’une femme ose sortir un tantinet des rails et le voilà, le spectre de l’hystérie, qui vient la guetter au tournant. Regardez autour de vous : combien de fois n’avez-vous pas jugé par de tels mots, et sûrement un peu paresseusement, des comportements que le bon ton vous poussait à qualifier d’indécents ? Et si c’était cet ingrédient en plus qui rendait les choses intéressantes ? L’excès est comme un piment rouge et juteux – il en a symboliquement la couleur, d’ailleurs : certains le détestent, d’autres le recherchent. Il suffit de choisir son camp. Pour ma part, vous le devinez aisément, j’aime que mes plats soient relevés jusqu’à en mouiller de larmes mes yeux. Il était logique que le point commun de ce livre, l’ingrédient secret liant entre elles ces femmes dont les vies m’ont interpellée soit l’excès. Le beau est toujours bizarre disait Baudelaire, et comme lui, j’ai toujours préféré l’irrégulier au classique, le boursouflé au régulier. Car il y a dans l’excès, qu’il soit vécu ou qu’il soit vu, une part du Sublime, cette « terreur délicieuse13 » que ressentait le philosophe Edmund Burke face au spectacle d’une nature déchaînée. C’est le frisson de l’effroi, l’irrésistible attraction de l’insondable, ou le vertige de l’ombre qui « nous enflamm[e] d’un feu qui brûle déjà dans un autre14 ». Un autre ou plutôt une autre car c’est bien d’ardeur, de fureur, de passion et de génie que ces femmes se sont embrasées, et parfois, hélas, consumées. Comme il est ténu le fil qui sépare l’excès de la folie, et comme il s’agglutine, telles de fines toiles d’araignées, autour de la psyché des âmes rêveuses… Tour à tour martyres et guerrières, accomplies et inassouvies, les six femmes que j’ai choisies ont sublimé toutes les nuances de l’excès. Vous n’y trouverez ni Sarah Bernhardt ni Camille Claudel car, à la différence de ces célèbres figures, elles ont été oubliées. Pourtant, leurs histoires sont bien parvenues jusqu’à nous, puisqu’elles étaient en fait à trouver en filigrane 12 13 14
Guy de Maupassant, « Une Femme » in Chroniques, anthologie, Poche, 2008. Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Bibliothèque des Textes Philosophiques – Poche, 2009. Ibid.
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dans les pages des plus célèbres romans de la littérature de l’époque. Qu’ils aient été leurs amants ou qu’ils les aient tout simplement côtoyées, les écrivains de la fin de siècle se sont en effet jetés sur la formidable matière que représentaient ces destins flamboyants. De ces muses, ils se sont repus des joies et des misères, des émois et des caractères, puis, ils ont jeté les os, c’est-à-dire leurs noms. Voilà pourquoi de nos jours, ces femmes apparaissent davantage dans les notes de bas de page de ces fameux ouvrages, ou dans les biographies de leurs auteurs, que sur les étagères des bibliothèques. Même en petits caractères, leurs noms ont pour moi brillé en lettres d’or, et il aura suffi de quelques phrases évocatrices pour que leurs histoires m’appellent, et m’obsèdent durant des années. Elle était bien là cette précieuse matière, celle qui, il y a plus d’un siècle, avait attiré les hommes de lettres, et son appel était toujours aussi tentant. Geneviève Lantelme, par exemple, m’était apparue au détour d’une biographie consacrée à Misia Sert, et je m’étais prise de passion pour cette beauté colérique, théâtrale et droguée, qui était morte si jeune, noyée. Comment résister à romancer des vies telles que celle-ci, où abondent détails alléchants, faits remarquables et passions déchirantes ? Seulement, je n’ai pas voulu jeter leurs noms ; j’ai voulu les sublimer et rendre visibles leurs existences en les débarrassant des oripeaux de la mystification. Pour retrouver la vérité, il m’aura donc fallu creuser, chercher dans les archives municipales, retrouver les descendants, éplucher la presse ou comparer les témoignages. Puis, j’ai dû apprendre à déconstruire cette rigueur historique qui aurait rendu mon récit trop académique, afin de me rapprocher de ces femmes et de tenter de les comprendre. Comme l’écrivait Hans Habe, « pour l’écrivain qui se mêle du destin d’êtres qui ont vécu, il ne s’agit plus d’inventer, mais de devenir leur contemporain, d’observer.15 » Et devenir le contemporain de ces femmes, c’est avant tout parvenir à savoir d’où elles venaient, dans quelle époque elles vivaient, et ainsi apprendre à ne pas les juger. Elles l’ont trop été. Devenir leur contemporain, c’est aussi remplacer par l’estimation ce que l’historien ne parvient pas à trouver, puisque nombreux sont les doutes qui continuent de planer sur leurs biographies. Après tout, n’est-ce pas la part de mystère nécessaire à toute bonne histoire ? Une chose est sûre, c’est qu’à la fin de chaque chapitre, je ne voulais pas les quitter. Et j’espère qu’à votre tour, après avoir ri des fantaisies de Madeleine ou des grossièretés de Geneviève, vibré pour les amours de Gisèle et pleuré pour celles d’Henriette, vous ne voudrez pas non plus vous séparer de ces femmes dont les vies 15
Hans Habe, La Tarnowska, Libretto, 1973.
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ont été si irréelles qu’on les croirait inventées… Elles sont bien là, ces vies extraordinaires, et elles n’attendent que vous pour les découvrir.
Portraits Geneviève Lantelme, actrice superstar des années 1900, qui défraya la chronique par son panache, ses colères, ses fulgurances et ses amours tumultueuses, mais aussi par sa mort tragique, ainsi que son curieux destin posthume. Son histoire n’a rien à envier aux meilleurs feuilletons policiers ! Henriette Maillat, épistolière de génie et muse malmenée de Joséphin Péladan, Jules Barbey d’Aurevilly et Joris-Karl Huysmans. Nulle autre que cette incroyable séductrice, qui manqua sa vocation d’écrivain, aura autant côtoyé la crème des écrivains fin de siècle, et en aura autant subi la cinglante misogynie. Berthe de Courrière, autre muse de Joris-Karl Huysmans, mais aussi d’Auguste Clésinger, qui lui légua toute sa fortune, de Remy de Gourmont, qu’elle lança, et d’Alfred Jarry, qui la vilipenda. Tour à tour qualifiée de nymphomane, de satanique et d’hystérique, cette éminence grise fut un membre clé des cercles littéraires et ésotériques dont elle tira dans l’ombre les ficelles. À l’instar d’Henriette Maillat, son identité réelle reste encore prisonnière de ses avatars littéraires. La baronne Deslandes, esthète et romancière à succès, fut l’une des plus excentriques créatures que la fin de siècle ait connue. Performeuse avant l’heure, elle fit de sa vie une création totale, et s’y employa tant et si bien qu’elle en perdit toute sa fortune. Sans elle, la marquise Casati n’aurait probablement jamais existé. Minna Schrader, anarchiste, poète et modèle d’artiste, qui vécut comme personne la vie de bohème, au point d’avoir inspiré pas moins de trois romans, avant de disparaître dans les méandres des hôpitaux psychiatriques où elle passa les trente dernières années de son existence. Jusqu’à ce jour, nul ne savait ce qu’elle était devenue. Gisèle d’Estoc, anarchiste, duelliste, romancière et sculptrice, cette amazone en costume d’homme, bisexuelle et insoumise, fut l’une des premières à détruire les limites du genre, et à militer pour la libération des femmes.
Geneviève Lantelme, « Pauvre Ginette ! » De la Belle Époque, il y a des visages dont nous gardons mémoire, des Cléo de Mérode ou des Belle Otero, aux portraits cent fois reproduits, et souvent croisés sur les présentoirs de cartes postales anciennes, des Liane de Pougy ou des Misia Sert, dont les biographies ont été copieusement éditées, mais, pour cette poignée d’égéries estampillées 1900, combien d’autres, autrefois célébrées comme presque reines, sont aujourd’hui tristement oubliées ? C’est le cas de Geneviève Lantelme, une actrice tapageuse, nimbée de gloire en son temps, qui avait la beauté du diable et les coups d’éclats qui allaient avec. Son sex-appeal, sa soif de séduction, ainsi que ses débordements orageux scandalisèrent ses contemporains. Les femmes voulaient l’imiter, les hommes voulaient la posséder, mais aucun ne réussit. Car elle resta indomptable, cette créature que l’on appelait avec déférence La Lantelme, celle qui, en guise de protestation, tailladait des fourrures à cinquante mille francs, celle qui volait des maris mais seulement pour se servir de leur argent, et celle qui répondait par un insolent « merde ! » à ceux qui l’enjoignaient de marcher au pas. La norme, Geneviève Lantelme ne la suivit jamais ; au contraire, elle fut la définition même de l’excès et ainsi sa vie, comme sa mort, fut à son image, spectaculaire… Curieusement, l’histoire n’a pas retenu son nom ; à croire que la postérité est aux artistes ce que la femme était à François Ier : bien fol est qui s’y fie…
I – La gamine de Paris Pour l’État, Geneviève Lantelme s’appelait Mathilde Hortense Claire Fossey. Elle était née un jour de mai 1883, sous le double patronage du quartier des Batignolles et du signe du taureau, et c’était à peu près tout ce que l’on savait sur son enfance, si ce n’était la légende tenace, mais peut-être fausse, qui voulait que sa mère ait été la patronne d’un bordel. Cette dernière aurait apparemment poussé le vice jusqu’à y introduire sa fille dès l’âge de douze ans, ce qui aurait constitué une éducation plutôt originale ! En réalité, le seul élément dont nous disposons qui puisse accréditer cette thèse, c’est que ses parents avaient divorcé cette même année et que, chose rare pour l’époque, la garde des enfants fut confiée au père. Madame Fossey était-elle donc réellement maîtresse de maison particulière, ou avait-elle seulement une
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L’ingénue libertine Jean Reutlinger, Album Reutlinger de portraits divers, vol. 58, © Bibliothèque nationale de France.
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mauvaise réputation ? À vous de choisir. Là où, en revanche, on est sûr que Geneviève fit ses armes, ce n’est pas au bordel mais sur le terrain non moins licencieux des grands boulevards parisiens. En effet, c’est à l’âge de seize ans que la timide demoiselle, qui portait encore dans le dos sa longue natte de gamine, commença à se montrer dans les restaurants où se réunissaient les chroniqueurs et critiques qui, dans le petit monde du spectacle, faisaient et défaisaient les carrières. Depuis son plus jeune âge, Geneviève se piquait de comédie et rêvait de pouvoir un jour brûler les planches des théâtres de Paris. Comme elle était d’une grande beauté, ses apparitions ne passèrent pas inaperçues, mais il y avait ce cheveu sur la langue qui la faisait zézayer, dont il fallait se débarrasser pour être un tant soit peu prise au sérieux… On trouva donc la plante un peu verte, et on lui conseilla de prendre des cours de diction. Encouragée par ses nouveaux amis, la jeune fille tenta alors d’entrer au Conservatoire de Paris et, à son plus grand bonheur, y fut reçue sans trop de mal. Cependant, son jeu instinctif et sa nature primesautière s’accordant mal avec la rigidité de l’enseignement classique, elle n’y resta guère longtemps. Tant pis pour la Comédie Française, car ce n’était pas une carrière de tragédienne dont elle avait envie, non, ce à quoi elle aspirait, c’était tenir les spectateurs en haleine, sentir la chaleur des rires faire vibrer la salle, en somme, donner du bonheur au cœur, et pas du malheur ! Première étape dans son ascension, il lui fallait d’abord se trouver un pseudonyme, un nom que l’on retiendrait, du moins, davantage que Mathilde Fossey. Le choix se porta donc sur celui de sa mère, Lantelme, auquel elle ajouta le prénom de Geneviève. « Voilà qui faisait bien gentil, maintenant, à nous deux Paris ! » Avec la candeur de ses dix-sept ans, Mademoiselle Lantelme fit ensuite jouer ses connexions et, à la force de sa persuasion, obtint des petits rôles sur les planches des boulevards. Certes, ces personnages d’ingénues et de soubrettes ne brillaient pas par leur prestige, ni par leur esprit d’ailleurs, mais il fallait bien débuter quelque part. Seulement, elle avait beau s’accrocher, sa carrière, hélas, tardait à décoller. Il y avait à cela une raison simple : la ponctualité, que notre ingénue avait tout simplement oublié de prendre en compte ! Et quand on était encore une moins que rien, il était plutôt mal avisé de faire poireauter des metteurs en scène qui n’étaient pas vraiment connus pour leur tendresse… En vérité, Geneviève avait de quoi se permettre quelques retards, car elle venait de s’assurer le patronage d’Henri Poidatz, un puissant banquier, fondateur du journal Le Matin, à qui elle avait fait les yeux doux et sûrement plus encore… Conquis, ce dernier n’avait pas oublié de remplir sa part du marché et de présenter la jeune débutante à ses influents amis, ce qui avait garanti des
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échos décisifs aux pièces quelque peu confidentielles qui l’affichaient alors à leur distribution. C’est à cette même époque que l’adolescente avait fait la connaissance d’un autre protecteur qui allait devenir la grande figure maternelle de cette période de mutation : l’actrice Simone Le Bargy, alias « Madame Simone ». De six ans son aînée, cette dernière avait fait ses débuts la même année, mais avec un peu plus de chance toutefois, car elle était mariée à l’acteur Charles Le Bargy, un professeur de diction au Conservatoire de Paris, et sociétaire de la Comédie Française : autant dire qu’elle avait été placée sous une bonne étoile ! Lorsque les deux comédiennes se rencontrèrent en 1902 dans les coulisses du Théâtre du Gymnase où elles étaient venues assister à la même répétition, c’était un monde entier qui les séparait puisque, tandis que Simone avait obtenu le rôle principal, Geneviève, elle, avait dû se contenter de celui d’une énième « bonniche de province1 ». Les premiers jours, Simone n’avait donc guère remarqué cette petite souris qui n’avait qu’une insipide réplique à prononcer. Et puis, en tant que star de la pièce, elle avait probablement mieux à faire. Cependant, lorsqu’elle s’était rendu compte que, complices, le metteur en scène et le dramaturge se moquaient sans pitié du zozotement de la rougissante figurante, elle s’indigna et décida de la prendre sous son aile : « Je les ramenai sans peine à plus d’indulgence. […] Elle vint me remercier de mon intervention, les larmes aux yeux. Le lendemain la ramena dans ma loge durant que je m’habillais ; aussi les jours suivants. Elle s’asseyait par terre après avoir demandé la permission de rester là, disant “qu’elle se trouvait bien à côté d’une dame qui lui avait apporté un secours désintéressé.” Elle avait tout juste dix-sept ans. Vêtue de façon ordinaire, non fardée, privée de bijoux, elle étincelait sous cette livrée modeste. La taille fine, la gorge pleine, les mains et les pieds étroits, elle avait des yeux bruns immenses et superbes, une rangée de cils comme s’en ajoutent les stars, et le nez le plus parfait que jamais modela la nature, une belle bouche rouge, plutôt grande, dont la lèvre supérieure, un peu courte, un peu relevée sur de petites dents écartées (les dents du bonheur, affirment les augures) donnait à son visage un air de surprenante naïveté.2 » Ce fut donc à l’aide de cette bonne fée que Geneviève, libérée de ses complexes, put prendre confiance en elle. Pour la première fois, elle comprit qu’elle avait du chien et que, rien qu’avec ce don divin, c’était le monde entier qu’elle allait pouvoir mettre à ses pieds. 1 2
Simone le Bargy, Sous de Nouveaux Soleils, éditions Gallimard, 1957. Ibid.
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À l’orée du XXe siècle, les arts de la scène étaient encore auréolés d’une importance primordiale, et des revues entières y étaient même consacrées, comme Le Théâtre ou Comœdia. Du texte de la pièce au jeu des acteurs, et du décor aux costumes, en passant par le déroulé de la première, rien n’échappait à l’œil expert de leurs chroniqueurs. Il suffisait qu’un bouton manque à la manche d’une comédienne pour que le Tout-Paris en soit aussitôt informé. Grâce à l’influence de cette presse spécialisée, Geneviève récolta ses premiers lauriers, et en cela, son début de carrière est similaire à celui de Brigitte Bardot, dont la renommée se construisit sur une importante médiatisation qui reposait presque essentiellement sur sa photogénie. Et photogénique, Lantelme l’était à en faire perdre la tête, avec ses yeux langoureux et sa bouche pleine, sa grâce innée et son port de reine. « Mlle Lantelme a le plus joli sourire du monde3 », « elle est extrêmement jolie : elle l’est de profil, elle l’est de face, elle l’est de dos […] elle l’est de façon constante, ce qui n’est pas vraiment commun4 », pouvait-on par exemple lire au tournant de 1907. Quelques lignes laudatrices, et c’est ainsi que Geneviève Lantelme entra en vogue comme d’autres entrent en bourse. Il avait suffi d’une poignée de bons rôles, de quelques photos de mannequinat et d’une généreuse tournée de sourires pour que la gloire, enfin, se mette à frapper à la porte de sa loge : « Mlle Lantelme est, pour le moment, l’actrice la plus à la mode, la plus fêtée, la plus photographiée, la plus interviewée, la plus diamantée, la plus encombrée à l’heure du courrier, de déclarations sentimentales.5 » La comédienne devint vite le prototype de la Parisienne idéale, celle que l’on voulait imiter, celle que l’on rêvait d’épouser. Elle lança des modes telles que les chapeaux « à la Lantelme », complexes édifices de soie et de plumes qui passaient à peine les portes et que l’on portait, si possible, sur des cheveux, « à la Lantelme », c’est-à-dire en cascade de boucles mousseuses. On copia également ses extravagantes tenues dessinées par Paul Poiret ou Madeleine Vionnet, en somme, une forme d’outrance stylistique qui lui était propre. Mais il y avait à cette fulgurante célébrité un revers de médaille à ajouter : le cynisme des Parisiens qui adoraient fustiger ce qu’ils avaient hier célébré. Ce qui déchaînait le plus leurs mauvaises langues, c’était que l’on murmurait que, sans l’appui de son puissant protecteur – à savoir, Henri Poidatz – auquel elle louait sa vénusté, elle ne serait restée qu’une figurante 3 4 5
Pickles, « Nos enfants gâtés, la jolie Lantelme », Fantasio, 1908 Ibid. Ibid.
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sans talent : « Mlle Lantelme se plaît fort dans la société de ceux qui ont beaucoup d’argent6 » remarquait, persifleur, un correspondant du Fantasio. La jalousie aidant, même ses alliés commencèrent à s’interroger. Et si, « depuis des années que les journaux illustrés nous accablaient de gravures de mode représentant Lantelme affublée de toutes les créations de nos couturiers », celle-ci n’avait été qu’une créature « frivole, tout d’élégance et de luxe, inaccessible sans doute aux misères pitoyables de ses camarades7 » ? C’était mal la connaître, puisque Geneviève ne se contenta jamais d’être un beau mannequin, ou un nom à placer dans les dîners mondains ; non, au contraire, elle chercha à être une artiste. Ainsi, à rebours de l’emphase lyrique à la Sarah Bernhardt qui caractérisait encore l’époque, l’actrice se distingua par son jeu dépouillé, qu’elle émaillait de touchants accents de spontanéité. « Elle n’avait peut-être pas la méthode, la science, le métier [mais] elle avait mieux : c’était une impressionniste.8 » Sur scène, « elle ne jouait pas, elle vivait9 », semblant même improviser ses répliques, toujours ce côté Brigitte Bardot avant l’heure. Les hyènes avaient beau médire, elle avait du talent à revendre et, bientôt, elle allait devenir inatteignable. En effet, la grande Réjane, qui était une sommité dans le monde du théâtre, venait de l’engager dans sa troupe du Théâtre de Paris, théâtre qu’elle louait d’ailleurs – pour quatre-vingt-neuf ans, précisait le bail – à un ponte de la presse, le Franco-Britannique Alfred Edwards. Ce dernier, qui se piquait de dramaturgie, était justement en quête d’une actrice, et c’est ainsi qu’il devait tomber – et plus tard, amoureux fou –, sur la jolie Geneviève…
II – La belle et la bête De trente ans plus âgé, pas franchement joli garçon et d’une incomparable grossièreté, Alfred Edwards était un homme que le beau monde comparait, au mieux, à un pachyderme. Il faut dire que, pour choquer ses interlocuteurs, ce personnage haut en couleur adorait faire étalage d’abjects détails : « Capus admire Edwards qui salue une femme comme il suit : – Bonjour, vieille putain ! Et, se tournant vers Capus : 6 7 8 9
Pickles, « Nos enfants gâtés, la jolie Lantelme », Fantasio, 1908. Gaston de Pawloski, Comœdia, 27.07.1911. Sem, L’illustration, 29.07.1911 Ibid.
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– Ma mère. À peine est-il entré : – Ma sœur est constipée, dit-il. Elle a un rein déplacé. Moi, sa noce m’a tellement fatigué que ma diarrhée est revenue. Le lendemain de mon retour à Paris, je suis allé quatorze fois aux cabinets ; mais je fais de grands lavages intestinaux […] et ça va mieux. […] Et il s’étonne que je sois froid avec lui !10 » À cette passion pour la scatologie, il lui fallait également ajouter celle, non lointaine d’ailleurs, de la coprophilie : nous vous laissons prendre le dictionnaire… Autant dire qu’Edwards n’avait pas exactement le profil de l’homme idéal, surtout aux yeux de Geneviève qui n’aimait que les jeunes premiers, dans le style Paul Ardot ou André Brûlé, sortes d’Alain Delon des années 1900. Et puisque ces derniers, pour lequel elle se ravageait littéralement d’amour, ne lui accordaient pas en retour un regard, elle avait fini par se dire, en haussant les épaules, qu’un homme riche en valait mieux que deux tu ne les auras pas. Riche, Edwards l’était immensément, ayant des millions à ne plus savoir qu’en faire ! Certes, il était loin d’être ragoûtant, ce replet sultan, néanmoins, comme le disait La Belle Otero, à ce prix-là aucun homme n’était laid… De plus, comme il possédait plusieurs grands quotidiens nationaux, ainsi que le théâtre dans lequel elle officiait, et où elle espérait à l’avenir se voir offrir des rôles plus consistants, il ne pouvait qu’être grandement favorable à sa carrière. Lucide, ainsi qu’un brin opportuniste, la comédienne comprit donc qu’en acceptant de se lancer dans cette liaison, qui tiendrait plus de la Belle et la Bête que de Belle du Seigneur, elle allait enfin pouvoir accéder au train de vie délirant dont elle avait toujours rêvé. Et pourrait-on vraiment l’en blâmer, sachant qu’elle évoluait dans une époque qui, plus que n’importe quelle autre, considérait les femmes comme des signes extérieurs de réussite ? Elle ne faisait que tourner ces usages à son avantage… Aussi, après avoir d’abord accueilli les avances d’Edwards avec le plus grand mépris, elle vira soudainement de bord et, tout sourire, feignit de s’intéresser à ce prétendant que ses proches surnommaient « l’homme affreux11 ». Comme s’il s’était agi 10 11
Jules Renard, Journal, cité par Valeria Verbinina in « Verbinina, all about Lantelme », verbinina.wordpress.com Simone Le Bargy, Sous de nouveaux soleils, cité par Valeria Verbinina in « Verbinina, all about Lantelme », op.cit.
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de la dernière mise en scène d’un auteur à la mode, elle prépara son rôle avec soin et joua si bien la comédie de l’amour qu’en rien de temps elle le mit à ses pieds : c’était presque trop facile. Quand on s’appelait Geneviève Lantelme, on ne restait pas une vulgaire maîtresse, on se faisait épouser. Seulement, il y avait à cela un problème, et qui n’était pas des moindres, c’était celui de l’actuelle Madame Edwards, à savoir Misia, LA grande égérie du Paris underground. Peinte et adorée par Pierre Bonnard et Henri de Toulouse-Lautrec, amie intime de Gabrielle Chanel et de Serge Diaghilev, Misia était une reine, une concurrente de taille dont on ne se débarrassait pas comme cela. D’ailleurs, pour la conquérir, Edwards avait quasiment dû l’enlever à son premier époux, Thadée Natanson, le fondateur de la Revue Blanche. Autant dire qu’elle était très prisée, cette pianiste aux doigts de fée. Pourtant, dès lors qu’il avait entrepris sa cour auprès de la troublante Lantelme, Edwards, à qui, habituellement, rien ne résistait, était devenu fou de désir pour elle, au point d’en oublier complètement sa femme. Geneviève, habile en manœuvre, avait su rester insaisissable à ses yeux, ce qui, logiquement, avait exacerbé son attirance. De jour en jour, son obsession pour la comédienne avait donc grandi et, les mois passant, elle avait pris des proportions folles. Pour la conquérir, ce furent des milliers de fleurs, des torrents de présents, et même un hôtel particulier rue Fortuny, là où s’établissaient les demi-mondaines qui avaient réussi. Ces cadeaux étant hautement plus attractifs que les maigres deniers de ses jeunes premiers, Geneviève finit par consentir à se donner, ou plutôt à se prêter. Car elle avait beau avoir les dents longues, de là à soupirer de plaisir dans les bras de ce phacochère, c’était trop lui demander, aussi ne manqua-t-elle pas de régulièrement le tromper. De temps en temps, elle partait souffler dans les bras d’autres amants, puis revenait reprendre son rôle, comme si de rien n’était. « Et voilà » disait à Misia, tout en levant les yeux au ciel, son ami l’illustrateur Jean-Louis Forain, « jusqu’à maintenant, il croyait l’aimer. À partir d’aujourd’hui, elle va lui devenir indispensable.12 » En cela, il était perspicace, puisque justement, c’était ces volte-face qui amarraient Edwards au port de la comédienne, au point d’ailleurs d’en oublier le peu de délicatesse qu’il possédait encore, en allant s’épancher auprès de sa femme sur ses tourments : « Mais nom de Dieu, qu’est-ce que j’ai ! C’est une rien du tout ! Elle est affreuse !… […] Si tu la voyais sans maquillage, il n’en reste rien ! Elle est horrible, m’entends-tu ? Horrible !13 » Misia le regardait, 12 13
Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, Gallimard, 1984. Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, Gallimard, 1984.
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médusée. Bientôt, Edwards allait la quitter, elle le savait. Habituée à être choyée, l’égérie prenait très mal qu’une vague parvenue tente de lui voler le précieux train de vie auquel elle s’était accoutumée. En outre, comble de l’ironie, maintenant qu’il lui échappait, voilà qu’elle se surprenait à éprouver des sentiments pour cet époux qu’elle n’avait, jusque-là, fait que côtoyer dans l’intimité. Cette illusion d’affection, ainsi que les pieux mensonges que consentait parfois à lui servir son mari – Lantelme ? « une saleté, une horreur !14 » –, lui redonnèrent de l’espoir. « Je peux encore le reconquérir » se dit-elle, le cœur gonflé d’optimisme, tandis que, face à sa coiffeuse, elle dénouait ses longs cheveux, les faisant retomber en nappes sur ses épaules. Soudain, elle réalisa avec horreur que cette coiffure, c’était celle de Lantelme… Oh, elle était pathétique ! Cette humiliante tentative de mimétisme que l’égérie aurait préféré garder pour elle parvint jusqu’aux oreilles de Marcel Proust qui, éternel concierge ou observateur hors pair, c’est selon, transposa des années plus tard dans sa Recherche. Dommage toutefois qu’il n’ait rien tiré de cette autre scène à laquelle il assista au Grand Hôtel de Cabourg. En effet, un matin qu’il prenait son petitdéjeuner dans la salle à manger de son lieu de villégiature préféré, l’écrivain constata que se tenaient, à tables séparées : « Edwards Lantelme sa maîtresse Mme Edwards (Natanson), sa dernière femme (c’est-à-dire Misia) Natanson, premier mari de Mme Edwards Le Dr Charcot, 1er mari de l’avant-dernière Mme Edwards15 » On dirait un mauvais Feydeau ! Hélas, la pauvre Misia n’avait pas encore fini de souffrir, car Geneviève, qui la méprisait de tout l’orgueil de sa jeunesse, ayant onze ans de moins, était la plus redoutable des adversaires… C’est qu’elle avait une réputation, La Lantelme, et pas des moindres. Si dans leurs chroniques les journalistes s’épanchaient sur ses jolies tenues ou sa justesse de ton, il y avait à sa légende une autre facette que taisait la pudeur, mais pas la rumeur puisque, des avant-scènes aux salons, se transmettait à voix basse la longue liste de ses partenaires sexuels qui appartenaient autant au royaume des chignons qu’à celui des pantalons ! Séductrice invétérée, Geneviève assumait pleinement sa bisexualité et ainsi, 14 15
Ibid. Lettre de Marcel Proust à Reynaldo Hahn, cité par Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, op.cit.
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Geneviève Lantelme par Jean Reutlinger © Verbinina.
peu regardante, faisait aussi bien des ravages chez les hommes que chez les femmes. Derrière ce visage angélique de madone italienne se cachait une solide épicurienne qui, non seulement n’avait pas froid aux yeux, mais en plus adorait le faire remarquer. « C’est seulement pour venir, que ça fait mal » répondait-elle ainsi, lorsqu’on lui demandait si le frottement des deux grosses perles qu’elle portait à l’annulaire était douloureux16. C’était d’un raide ! Les tabloïds n’ayant pas encore été inventés, le public ignorait tout des conquêtes de la comédienne ; cependant, comme ses choix 16
Simone Le Bargy, Sous de nouveaux soleils, op.cit.
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artistiques s’étaient peu à peu orientés vers des pièces plus osées, que la presse allait jusqu’à qualifier de « haute pornographie17 », elle était devenue un sex-symbol. Aller voir jouer La Lantelme, c’était la promesse de se rincer les yeux, et de rentrer chez soi en pensant à ce que cela ferait d’avoir une pareille créature dans ses draps. Sans être un sex-symbol, Misia n’était pas non plus une Madame tout-le-monde ; néanmoins, cela ne l’empêchait nullement de se sentir terriblement intimidée par cette femme qui la faisait paraître si fade en comparaison. Des mois durant, elle avait pitoyablement tenté de l’égaler, essayant pour cela de surprendre Edwards avec des tenues plus osées ou des tournures de phrases légèrement aguicheuses, mais n’avait provoqué en retour que sa stupeur. En butte à sa jalousie, elle se rongeait les sangs dans son boudoir, où elle broyait du noir en regardant des photos de l’actrice. Un jour, n’y tenant plus, elle décida de la combattre avec ses propres armes : celles d’une femme du monde au parfait savoir-vivre. Avec détermination, elle sauta dans un fiacre en direction de la rue Fortuny, et se prépara à venir plaider sa cause auprès de la dangereuse séductrice qui lui avait ravi son mari. Si nous connaissons cette histoire, c’est parce que c’est Misia elle-même qui l’a rapportée dans ses mémoires, confessions qui furent toutefois dictées sous la haute influence de la morphine, à un ami également morphinomane… à prendre avec précautions, donc. Arrivée au domicile de Geneviève, ce serait tremblante mais vaillante que notre épouse courroucée se serait annoncée à une domestique qui s’empressa de vérifier si elle ne cachait pas une arme dans son manteau. Nerveuse, elle dut ensuite patienter et, lorsqu’après un retard savamment calculé la diva fit enfin son entrée, ce fut avec autant de panache et d’aisance que chaque soir au théâtre : somptueuse, volubile, elle exhalait la confiance. Misia en avait le souffle coupé, elle se sentait si ridicule à côté… Elle parvint tout de même à se reprendre et, avec des trémolos dans la voix – Sarah Bernhardt n’avait qu’à bien se tenir –, déclama les lignes qu’elle s’était mentalement récitées : « J’aime cet homme et il m’aime, madame. Vous êtes en train de le tuer. Vous avez un cœur de femme. Rendez-le-moi !18 » Son beau discours fait, elle plongea son regard dans celui de l’actrice qui, nonchalamment appuyée sur le rebord de sa cheminée, la toisait avec un méchant sourire. « Faut pas se mettre dans des états pareils ! » lui répondit Geneviève, soudainement chaleureuse, en lui prenant les mains, « si vous saviez comme je m’en cogne de votre époux, mais alors là, complètement ! 17 18
G. Davin de Champclos, Comœdia, 30.10.1909. Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, op.cit.
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Entre nous, vous comprenez, je n’en ai qu’après ses billets, alors, pour ce qui est de l’amour, ne vous inquiétez pas, il est tout à vos beaux yeux ! » Brusquement, Geneviève se recula, marqua une pause puis, d’une voix enjôleuse, reprit : « Bon, j’ai une idée, vous verrez elle est drôle. Voilà ce que je vous propose : vous me donnez un million de francs, comme ça, je suis bien tranquille, le collier de perles que vous portez, il est assez gentil, et puis… vous ! La belle affaire non ? Croyez-moi, vous y gagnez. » La bouche en rond, Misia ne bougeait plus. Cette proposition l’avait à tel point désarçonnée qu’elle en restait interloquée, l’air stupide. « Mais… mais… je n’ai pas un million de francs sur moi » finit-elle péniblement par balbutier, « Seigneur, vous me demandez de ces choses… Écoutez, je vous laisse déjà mon collier, et demain, je vous écrirai pour le million. » Comme une somnambule, elle quitta la scène, sous le regard amusé de Geneviève qui jouissait pleinement de sa bonne farce. Ah, quelle sublime satisfaction que de voir l’officielle s’abaisser ainsi devant ses pieds, la belle revanche sur son passé que c’était, se dit-elle en s’affalant sur un sofa, un verre de champagne à la main. Le lendemain matin, Misia eut la surprise de se voir rapporter son précieux collier, accompagné d’une note signée de la main de l’actrice : « Tout bien réfléchi, je renonce aux perles et aux millions et ne maintiens que la troisième condition19 » Cette fois, elle brilla par son silence. De son côté, Geneviève s’en moquait éperdument car, grâce à son insolence, elle avait remporté ce bras de fer qui durait depuis trois longues années.
III – Du caprice comme art Trois ans après le début de sa liaison avec le sultan de la presse, c’est à Rouen que Geneviève devint la nouvelle Madame Edwards, au cours d’une cérémonie civile qui fut célébrée dans un quasi-secret. Il faut dire qu’Edwards en était quand même à ses cinquièmes noces ! Sur un coup de tête, le couple avait profité d’une escapade en Normandie pour aller s’unir, un peu comme on se marierait aujourd’hui à Las Vegas. Avec un brin d’irrévérence, ils s’étaient attribué de fausses professions devant le maire – à savoir, pilote et propriétaire –, et avaient pris leurs témoins, deux limonadiers et un sculpteur, au hasard dans le hall de leur hôtel20. Les voilà enfin mariés, la belle et la bête de la Belle Époque, pour le meilleur, 19 20
Arthur Gold et Robert Fizdale, Misia : La Vie de Misia Sert, op.cit. Valeria Verbinina, « Verbinina, all about Lantelme », op.cit.
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Un an avant La Casati (1907), ce fut La Lantelme qui obtint la première son portrait par le célèbre peintre mondain Giovanni Boldini © Wikicommons.
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EXTRAIT d'un livre paru aux Éditions Favre.
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