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c. Les limites d’une pratique : échelles, réalités économiques, contraintes temporelles
c. Les limites d’une pratique : échelles, réalités économiques, contraintes temporelles
La volonté utopique de tout maîtriser
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Nous parlions précédemment d’une volonté de se confronter au concret de la fabrication et du processus global du projet. Mathhew B.Crawford parle dans son livre de mise en garde de l’omnipotence. Ce qui consisterait à vouloir tout savoir-faire et tout maîtriser, il incite à éviter une attitude narcissique pour se mettre au service de nos semblables 64 afin de comprendre leurs besoins. Guillem Renard, de Cigüe, explique comment ils se sont confrontés à cette utopie de la pleine maîtrise. Lors d’un de leurs premiers projets, ils ont pris conscience de la limite du concepteur-réalisateur alors qu’ils souhaitaient tout réaliser par eux-mêmes. Il qualifie d’ambition illogique d’embrasser (…) tous les lots du chantier 65 mais il explique également que c’est en s’y confrontant et en expérimentant jusqu’aux limites du principe qu’ils ont appris, peu à peu, et ont affiné leur pratique. De même, Caroline Klein exprime la volonté conjointe avec Guillaume Colinmaire de produire et de maîtriser l’objet entièrement, du dessin à la fabrication d’un meuble, nourri par leur le souci du détail 66 . Cependant, ils se confrontent à la réalité du processus de fabrication, elle m’explique qu’elle a été surprise par la complexité du métier d’artisan : très chronophage 67 .
Les limites d’échelle
L’union de la conception/réalisation semble se confronter à une limite d’échelle de projet. Guillem Renard explique qu’en effet, leur approche très immersive durant leurs premières années de pratique les a enfermés dans une échelle de projet nécessitant une envergure petite et maîtrisable pour le mener de A à Z (en tant que) concepteur-entrepreneur 68 . Pour Cigüe, c’est en intégrant la place du faire dans leur démarche conceptuelle, plutôt qu’en persévérant dans la fabrication sur chantier, qu’ils ont pu conserver leur perspective artisanale tout en ouvrant leur échelle de projet, et même de territoire.
En termes de territoire, l’Atelier de la comète d’Emmanuel et Adrien, du fait de sa mobilité s’est développé sur toute la France. Emmanuel m’explique que la limite qu’ils ont rencontrée a été celle de leur espace de travail : l’agence, le camping-car était un espace de travail limité. L’échelle réduite, comme celle du mobilier, favorise l’apprentissage de la fabrication par l’exercice d’une micro conception-réalisation, telle une première étape permettant de façonner l’approche développée par un agence, comme cela l’a été pour Gris Bois et Cigüe. En parallèle de cette approche micro-scalaire, à l’échelle de l’objet et à l’image de l’artisan ou du designer, certains architectes s’intéressent à répondre massivement aux besoins d’une population croissante. Arthur de Bellescize, lorsqu’il explique le concept de Cubeco, s’exclame qu’il faut frapper fort, viser gros, construire en paille et construire massivement afin de répondre à la croissance démographique 69. Au travers de Cubeco, Arthur a participé de la conception et la construction, à la concrétisation d’un prototype : un module d’habitat personnalisable construit en ossature bois et remplissage paille, afin que la démarche écologique soit autant dans la forme que dans le fond. Cependant, Nicolas Duverger, précédemment, nous rappelait l’importance des micro-architectures faites main 70 , soient la pertinence des petites interventions. Ces gestes de moindre échelle font appel à des compétences variées : du design à l’architecture, où interagissent art, technique, artisanat et inventivité dans la diversité des types de réponses et le choix des matières employées, afin de satisfaire aux contraintes économiques et contextuelles. Argumenter en faveur de microarchitectures amène également à une démarche frugale de la juste intervention, comme le démontre la SCOP LAO composée de jeunes architectes qui revendiquent le fait de bâtir avec lucidité 71 . L’action même de bâtir est remis en question, entre ce qui est demandé et ce qui est nécessaire. Cela rejoint les propos de l’urbaniste Sylvain Grisot, fondés sur ses divers travaux de recherche dans le domaine de l’urbanisme, démontrant qu’aujourd’hui, nous avons déjà la ville de 2030 et les 2/3 de celle de 2050 72 .
64 Crawford, Matthew B., Op.Cit., p.23-24 65 Renard, W., Op.Cit, p.10 66 Klein, C, Op.Cit 67 Ibid. 68 Renard, W., Op.Cit, p.11 69 De Bellescize, Arthur, entretien téléphonique du 31 mars 202, annexe 1 70 Duverger Nicolas, intervention du 18 janvier 2021, formation HMONP, ENSA de Bretagne 71 https://www.lao-scop.com/projets/diagnostic-d'usages-urbains 72 Grisot, S., intervention du jeudi 21 janvier 2021, formation HMONP, ENSA de Bretagne
La confrontation d’une éthique face à l’économie
Se confrontent à l’éthique des pratiques alternatives, hybrides comme celles citées précédemment, les réalités économiques et réglementaires. Comme nous l’a répété Olivier Caro, consultant en programmation pour les maîtrises d’ouvrage le projet appartient à ceux qui le commandent 73 , l’architecte propose mais ne « commande » pas. Il doit s’inscrire dans une réponse à la demande et aux besoins. Si les architectes que j’ai rencontrés ou dont j’ai lu les écrits, défendent tous une certaine philosophie de leur pratique, parfois idéalisée, Sophie Spirzglas nous a bien rappelé qu’’il ne faut pas oublier le ressort d’une entreprise (…) il faut gagner de l’argent74 et ne pas devenir esclave de sa pratique.
Emmanuel Metrard m’explique comment il a souffert au bout de quelques années du manque de rentabilité de son entreprise en comparaison à son investissement : j’avais l’impression de trimer et de voir tout le monde s’en sortir mieux à côté de moi, le client, les entreprises, les BET, même mon salarié, qui travaillait ses 35 h pour la même rémunération que nous…75 . Pour Caroline Klein et Guillaume Colinmaire, c’est la chronophagie du processus de fabrication qui les a étonné, Caroline me dit qu’il ne faut pas lésiner la difficulté 76. Elle m’explique que leur première année, ils ont travaillé semaines, soirs et weekends. La deuxième année, ils parviennent à contenir la charge du travail sur cinq jours. Pour Emmanuel Metrard et Adrien Analou, leur accessibilité en tant qu’architecte a entrainé une sur-sollicitation de la part des clients, ils étaient presque « à (leur) disposition », pris dans une relation chronophage. Guillem Renard de Cigüe revient sur leur premier projet : un réaménagement intégral d’un appartement de 80 m2. S’ils se sont confrontés aux limites de la toute maîtrise, ils ont également supporté des contraintes économiques insoutenables. Avec un budget de leur client de 25 000 €, mais avec une démarche volontaire nécessaire à la création d’une entreprise, ils ont réalisé jusqu’au bout avec beaucoup d’énergie, voire parfois de l’acharnement 77 ce projet.
La viabilité d’une structure, classique ou alternative, repose sur un équilibre des moyens nécessaires à l’activité : ses besoins (humains et matériels), du temps de prospection, de conception, de production, de réalisation, et de la valeur marchande. Comment est-il possible aujourd’hui, en France, de se structurer avec une pratique hybride de l’architecture et quels sont les intérêts et la plus-value qu’elle apporte ?
73 Caro, O., Op.Cit. 74 Szpirglas, S., intervention du 5 février 2021, formation HMONP, ENSA de Bretagne 75 Metrard, E, Op.Cit. 76 Klein C., Op.Cit. 77 Renard, G., Op.Cit., p.10