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CARNET HUMANITAIRE
from Femmes 215
Cette terre gorgée de sang où ont poussé mes racines
Parcourir le monde tout en apportant, modestement, une aide aux oubliés de tous, tel est le credo de Bekaï. Cet ancien directeur marketing et communication d’une holding à Luxembourg, a troqué son porte-documents pour son backpack d’aventurier pour se consacrer entièrement à ses projets humanitaires. Femmes Magazine vous invite à découvrir quelques extraits de ses carnets d’initiatives humanitaires inspirantes.
Pour comprendre la fragilité sociale du Cambodge d’aujourd’hui, il convient de porter un regard sur son passé tragique pas si lointain. Aux origines, un génocide. Un des pires massacres de l’Histoire perpétré, de 1975 à 1979, par les Khmers rouges (mouvement politique et militaire communiste radical), sous l’autorité du dirigeant sanguinaire d’alors, Pol Pot. Le pays entre dans une nouvelle ère de terreur, de meurtres, de tortures, d’exécutions, de travail forcé, d’endoctrinement et de persécutions de toutes sortes; religieuses, ethniques et politiques. En 4 années seulement, ce pays meurtri est devenu, terre d’agonie puis vaste nécropole d’au moins 1,7 million de morts, près d’un quart de la population de l’époque. Ce drame a davantage fragilisé ce pays, déjà en proie à la pauvreté, en particulier en zones rurales, entraînant des conséquences perceptibles quatre décennies plus tard et faisant des enfants, les victimes les plus vulnérables. Aux abords de la ville de Sieam Reap, non loin du complexe archéologique d’Angkor, il existe une petite structure qui s’emploie à faire retrouver le chemin de l’école à de jeunes enfants orphelins ou désœuvrés, exposés à la mendicité, à la maltraitance et à la prostitution.
Entre chien et loup
La nuit tombe sur la campagne de Siem Reap, où sommeillent depuis plusieurs
BEKAÏ
siècles les majestueux temples d’Angkor, vestiges de la grandeur passée de la civilisation khmère. L’odeur des herbes brûlées, si typique de la campagne Sud-Est asiatique, embaume les narines. Plus qu’un kilomètre en scooter avant d’arriver à l’orphelinat, en empruntant des chemins de terre, bordés d’une importante végétation, que le clair de lune éclaire à peine. Le comité d’accueil est assuré par une meute de chiens errants, visiblement affamés, dont les petits yeux ronds brillent au loin à la lumière des phares et que le ronronnement du moteur vient exciter. Est-ce la pleine lune qui exacerbe ainsi leur
férocité ou tout simplement leur faim de loup ? Qu’importe, l’important est de fuir les prédateurs qui se mettent en chasse de leur proie, prêts à déchiqueter le premier mollet se présentant à eux. Il est tard, les enfants dorment paisiblement. C’est une nuit agitée qui s’annonce dans cette cabane de bois et de bambou, perchée sur pilotis, au toit et à la charpente rongés par les termites, humblement équipée d’une fine paillasse surmontée d’une moustiquaire. Le village s’endort avec, pour berceuse, le coassement des crapauds buffles, le grouillement de la faune environnante et les hurlements des chiens restés sur leur faim…
Le tuk-tuk du cœur
Il est à peine 6h du matin, lorsque la lumière crue de l’aube pénètre par les minuscules orifices creusés sur le toit de la modeste cabane, par les termites. Dehors, c’est l’agitation. Une dizaine d’enfants, levés aux aurores, attendent avec impatience le réveil de leur invité, à qui ils ont préparé un appétissant petit déjeuner composé, entre autres, de riz blanc et de fruits gorgés de soleil. Tous trépignent d’impatience de lui offrir leurs jolis dessins en guise de cadeau de bienvenue, de lui faire visiter ce refuge qui les a recueillis et de le présenter au reste de la communauté. Seuls les orphelins résident en permanence dans cette structure. Les autres enfants, dont les familles sont frappées par l’indigence, ne fréquente le lieu qu’en journée, pour se voir offrir l’alimentation et l’éducation qui leur font cruellement défaut. C’est ainsi que tous les matins, un tuk-tuk, moyen de transport privilégié dans les pays d’Asie du Sud-Est, sillonne les modestes villages environnants pour conduire, ici, une vingtaine d’enfants démunis et leur permettre d’accéder à ces droits fondamentaux dont aucun enfant ne devrait être privé...
Triste spectacle
La cloche sonne la fin de la récréation. Tous les élèves se réunissent dans la classe, impatients de recevoir de nouveaux vêtements, des jouets ainsi que du matériel scolaire tout neuf. La salle de classe est aussitôt vidée de son mobilier pour faire place à un bel espace qui sera le théâtre d’une représentation de danse traditionnelle khmère, que les enfants tiennent à offrir pour exprimer leur gratitude. Malgré le beau spectacle qui se joue, l’esprit vagabonde et ne peut s’empêcher de penser à la triste condition à laquelle, d’autres enfants, moins chanceux, ne pourront jamais s’extraire. Pendant que là, ces garçons et filles s’appliquent à exécuter des mouvements avec la grâce et l’élégance qui caractérisent la danse millénaire, combien d’autres, aux préoccupations bien plus graves, errent actuellement dans les rues. Combien sont-ils à quémander quelques pièces sonnantes et trébuchantes aux abords des sites touristiques, sous la pression de leurs parents ou pour le compte d’impitoyables organisations. Combien de jeunes filles sont contraintes, par une famille sans le sou ou par des réseaux de traite d’êtres humains sans foi, ni loi, à vendre leur virginité à des prédateurs pédophiles qui déambulent dans les ruelles sombres des bas quartiers de Phnom Penh, la capitale. Combien?…
La précarité en héritage
Après plusieurs jours passés dans cet orphelinat à la bonne humeur contagieuse, le temps est venu d’arpenter, en deux-roues, les campagnes environnantes pour remettre, au gré des rencontres, le reste des dons à ceux qui tutoient la précarité au quotidien. Cette quête pourrait s’annoncer hasardeuse mais ici, en milieu rural, la misère est omniprésente. Porté par une grisante sensation de liberté, c’est une succession de magnifiques paysages de rizières qui défilent des heures durant, bordés d’échoppes de fruits à la fraîcheur inégalée et d’autres curiosités. À déguster, une grande variété d’insectes frits, scorpions, tarentules… pratique héritée de 4 années d’inanition lors desquelles le peuple khmer, tiraillé par la faim, n’avait d’autre choix que de se nourrir de toutes sortes de bestioles et d’arachnides. Au loin, une fratrie de trois enfants, âgés de 4 à 8 ans, maquillée de boue, qui, au lieu d’être à l’école, pataugent avec leur père dans l’eau boueuse d’un étang, à ramasser des escargots qui agrémenteront leur frugal repas. Une pause s’improvise avec la petite famille avec qui, sont partagés de délicieux fruits, tout juste achetés. Le chef de famille, à la peau aussi craquelée par la sécheresse que la terre qu’il cultive, évoque, avec fatalisme, l’incidence que les heures sombres de l’Histoire de son pays a eu sur le déroulé de sa vie (et sur celle de millions d’autres), et qui l’ont conduit à cette précarité qu’il laissera en héritage à ses enfants. Fils d’intellectuels et promis à une existence paisible, il ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait été sa vie si le pouvoir totalitaire n’avait pas décidé d’exterminer toutes les élites du pays jusqu’au dernier…
Le champs où je suis mort
Malgré son jeune âge, le père se souvient de ce jour d’avril 1975. Phnom Penh, la capitale, est vidée de ses habitants par les Khmers rouges qui organisent l’un des plus grands mouvements de masse de l’époque. C’est l’exode urbain. Laissant tout derrière lui, cette marche forcée vers les campagnes constituera le début d’un long chemin de croix pour ce peuple qui endurera mille souffrances. Champs et rizières sont transformés en camps de travail forcé, hommes et femmes réduits à la condition d’esclave, enfants soumis à l’endoctrinement idéologique de l’organisation qu’elle érige en dogme. Comment ce champs si paisible où dansent, à la faveur d’un vent léger, les plants de riz tout juste repiqués, a pu être le théâtre d’une représentation mortifère où se sont jouées les pires exactions...
Si le passé pouvait être réparé
Même s’il sait que toutes les violations des droits de l’Homme commencent par un manque d’éducation, ce père aimant préfère voir ses enfants travailler à ses côtés plutôt que de les exposer à l’hostilité et la décadence des villes comme l’ont fait certaines familles modestes de son village. Après lui avoir remis l’intégralité des dons restants, il est temps de quitter, à regret, cette touchante petite famille à laquelle on s'est profondément attaché le temps d’une pause improvisée et de laisser ce père avec cette question qui le taraude depuis quarante ans et qui demeure sans réponse: comment ces hommes ont-ils pu? ●