Hors Série Cannes 2017

Page 1

Hors série cannes 2017 • 40 p. • 5 juillet 2017 • 7,00 €

CANNES HORS SÉRIE

2017


H

autres c otes du comit é de réda ction

nicolas marcadé marine quincho n

astrid j ansen

HHH

HHH

HHH

HH

HHHH

HHH

HHH

HHH

HH

HHH

HHHH

HH

HH

HHH

HH

HH

HHH

HHH

amélie leray

michael Ghenn

am thomas Fouet

margue rite deb iesse paul Fa breuil

H

isabelle danel

les étoiles de la rédaction

COMPÉTITION

L’Amant double (v.p. 36) 120 battements par minute (v.p. 6) Faute d’amour (v.p. 11)

HHHH HHH

H HHH

HHHH

HH

H

Good Time (v.p. 14)

HH

HH

HHH

Happy End (v.p. 41)

HHHH

In the Fade (v.p. 8)

HHH

H

HH

HH

La Lune de Jupiter (v.p. 40)

H

HH

The Meyerowitz Stories (v.p. 40)

H

Mise à mort du cerf sacré (v.p. 10)

H

Le Jour d’après (v.p. 16)

Le Musée des merveilles (v.p. 14) Okja (v.p. 19) Les Proies (v.p. 10)

HH

H HHH

Rodin (v.p. 32)

HHH

Vers la lumière (v.p. 40) You Were Never Really Here (v.p. 9)

les FicHes du cinéma 26, rue Pradier 75019 Paris Administration & Rédaction : 01.42.36.20.70 Fax : 09.55.63.49.46 .......................................................................... rédacteur en cHeF Nicolas Marcadé redaction@fichesducinema.com rédacteur en cHeF adjoint Michael Ghennam michael@fichesducinema.com secrétaire de rédaction Thomas Fouet thomas@fichesducinema.com

H

H

H

HHH

HHH

HH

HHH

H

HH

HHH HH

HH

HHH

HHH

HHH HH

H

H

HHH

H

HH

HHHH

HH

m

HHH

HHH

HHH

HH

HH

HH

m

HH

HHHH

HHH

HHH

HHH

HH

H

HH

HHH

HHHH

HHH

m

HHH

H

HHH

HH

HHHH

HHHH

ont collaboré à ce numéro Jef Costello, Isabelle Danel, Marguerite Debiesse, Clément Deleschaud, Paul Fabreuil, Thomas Fouet, Michael Ghennam, (Pierre-)Simon Gutman, Roland Hélié, Astrid Jansen, Cyrille Latour, Amélie Leray, Nicolas Marcadé, Marine Quinchon, Jonathan Trullard. ..........................................................................

02

m HHH

m HHH

HHH

HH

HH

HHH

m

HHHH

HHH

HH

président François Barge-Prieur administratrice Chloé Rolland administration@fichesducinema.com trésorier Guillaume de Lagasnerie conception GrapHique 5h55 www.5h55.net

H

HH

HH HHH HH

HHH

H HHH

m HH

HHHH

H

HH

HHH

HHH

HHH

Une femme douce (v.p. 22)

HH

HHHH HHHH

HH

H

Le Redoutable (v.p. 33) The Square (v.p. 5)

H

HH

HH HHH

HH

HHH HHH

HHH

H

impression Compédit Beauregard 61600 La Ferté-Macé Tél : 02.33.37.08.33 .......................................................................... dépôt léGal Juillet 2017 commission paritaire 0320 G 86313 - ISSN 0336-9331 «Les Fiches du Cinéma». Tous droits réservés. Toute reproduction même partielle des textes est soumise à autorisation. Photo de couverture : 120 battements par minute (Memento Films) © Céline Nieszawer WWW.FICHESDUCINEMA.COM

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


The Square

INTRODUCTION

? T A H SO W © Plattform Prod.

Bon an, mal an, le festival de Cannes est toujours une photographie assez fiable de l'état du monde et du cinéma. Avec celle dont le tirage s'est achevé le 28 mai dernier, le diagnostic - aussi bien pour le monde que pour le cinéma - n'est pas fameux. Côté monde, le constat général était un “no future” monochrome, et la compétition officielle une accumulation presque risible de bonnes raisons de désespérer. Terrorisme, incommunicabilité, délitement des valeurs, corruption, sida, persécution des migrants, prostitution enfantine, maltraitance animale, effondrement social et sauvagerie affleurante, médiocrité et méchanceté cent fois prouvées de la nature humaine : il ne manquait pas une ombre au tableau ! Et en parallèle, côté cinéma, on aura rarement connu une année aussi faible. Une faiblesse qui ne se traduisait pas par une accumulation de mauvais films, mais par un manque absolu de très bons films, de nouveauté flagrante, de puissance incontestable. Un manque de désir en somme, ou d'énergie, ou simplement d'idées.

Au-delà des explications purement factuelles (comme Thierry Frémaux n’avait pas manqué de le souligner dès la conférence de presse, la majorité de ceux que l’on appelle les “habitués” n’avait pas de films prêts cette année), ou des critiques sur les choix de programmation, on peut penser qu’une fois encore la photographie cannoise, avec ses teintes grises, capte quelque chose de juste. C’est-à-dire qu’elle capte une humeur (abattue) et une crise (esthétique). Toutes choses qui se traduisent en premier lieu par le fait que justement les deux éléments dont le festival renvoie l'image - le monde et le cinéma ne parviennent pas à se connecter, à dialoguer. Comme si la désespérante noirceur du constat dans le champ du réel ne pouvait générer que stupeur et paralysie dans le champ des formes et de la fiction. Comme s’il y avait trop de poids dans un plateau de la balance pour qu’un contrepoids parvienne à s’organiser sur le second. À ce titre, le dernier Haneke, en dépit de sa relative virtuosité, était assez emblématique.

03

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Happy End

© Les Films du Losange

En effet, Happy End est une œuvre ponctuée de signes d’inclusion dans le présent (karaoké, téléphones portables, application Periscope, youtubeurs, jungle de calais...) mais qui ne débouche sur aucune vision ou aucun propos permettant d’appréhender ce présent. Formellement, Haneke reprend telle quelle l’esthétique fragmentaire de 71 fragments d’une chronologie du hasard (1994) et de Code inconnu (2000), et ne la met au service que d’un propos finalement intemporel sur le pourrissement de la bourgeoisie et d’une sorte d’obsession névrotique pour la cruauté des enfants. Quoi de neuf depuis Le Septième continent (1989) et Benny’s Video (1991) ? Hormis quelques données technologiques, rien. On a donc là une esthétique qui, comme celle des Dardenne par exemple, à un moment a su traduire quelque chose qui était dans l’air, dans la société, dans les esprits, et qui se perpétue désormais telle quelle, sans évoluer et sans que d’autres formes viennent prendre le relais pour traduire des humeurs et des visions plus actuelles. Il fut un temps où des films très sombres avaient pour fonction de faire exploser la bulle dans laquelle les pays occidentaux pouvaient encore rêveusement se penser protégés. Mais aujourd’hui, qui ignore encore que rien ne va plus ? Qui sera réellement bousculé dans sa vision du monde par les catalogues infernaux dressés par Zviaguintsev ou Loznitsa ? Qui sera sincèrement surpris de ce qu’il découvre

quand Ruben Östlund, dans The Square, fait claquer un vernis social désormais très translucide. Et quand Mundruczó se pose en prophète annonçant le retour de Dieu sur Terre pour sauver un monde entièrement aux mains de gros porcs corrompus et gras du cheveu, qui pourrait sérieusement y voir autre chose qu’une fuite en avant pour se donner l’air d’avoir quelque chose à dire ? Lanceurs d’alerte à contre-temps, la majorité des films de la compétition donnaient le sentiment de regarder le monde avec gravité, mais sans y voir ou en savoir quoi que ce soit de plus que nous. C’est déprimant, mais ça, pour le coup, c’est assez nouveau. Nicolas Marcadé

Retrouvez en ligne, dans la version longue de ce numéro, un panorama des premiers films, un focus sur la Quinzaine des réalisateurs, plus d’entretiens et l’intégralité des cotes de la rédaction. www.fichesducinema.com

04

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


© Plattform Prod.

S È R A M L A P LE THE SQUARE

Palme d’or

de Ruben Östlund (Compétition) sortie : 18 octobre 2017 À la décharge du jury présidé par Pedro Almodóvar, il faut reconnaître que la sélection officielle de ce 70e anniversaire du festival de Cannes s’est souvent, au fil des jours, révélée faible et décevante. La fable grinçante de Ruben Östlund, lauréat du Prix du Jury d’Un Certain Regard en 2014 pour Snow Therapy, qui a donc cette année raflé la Palme suprême, est à l’avenant. Elle met en scène le conservateur d’un grand musée d’art contemporain, archétype du bobo aux postures généreuses et au discours abscons, que le vol de son portable fait basculer dans un trip revanchard bien mesquin avant qu’un semblant de remord ne le rattrape enfin. Le brio certain mais passablement tape à l’œil et hyper contrôlé de sa réalisation obère, par une sorte de phénomène de glaciation, plusieurs séquences vraiment drôles et franchement décapantes, réduites au statut de sketches ou de performances, qui tireraient bénéfice à être isolées d’une somme finalement assez vaine au regard des intentions sociologiques et philosophiques qu’elle annonce

d’emblée. En effet, dès les premières séquences, ce dont il va être question est clair : individualisation forcené générée par les outils de la modernité, prégnance d’une communication déconnectée du monde réel et méfiance envers l’étranger ; d’où la pertinence du Carré du titre - installation phare d’une exposition à venir sanctuaire d’altruisme et de bienveillance. Calé sur ces rails le récit ne semble jamais ouvrir le champ à une incarnation véritable de ses postulats, se contentant de faire coller les épisodes de son scénario aux étapes d’une démonstration programmatique. Certes la satire fonctionne fort bien à plusieurs reprises jusqu’à souhaiter qu’elle soit encore plus franche et se déleste des ambitions morales qui en atténuent la roborative méchanceté ! Malgré l’excellente interprétation des acteurs et le talentueux sens de la forme de son auteur, le film donne in fine le sentiment de patiner dans une semoule de beaux concepts, davantage survolés que travaillés au corps. Marguerite Debiesse

05

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Grand Prix

© Céline Nieszawer


120 BATTEMENTS PAR MINUTE de Robin Campillo (Compétition) sortie : 23 août 2017

De ses années de militantisme au sein d’Act Up, Robin Campillo (auteur des Revenants et d’Eastern Boys et co-scénariste régulier de Laurent Cantet) a donc tiré la matière de son troisième long métrage. Cette connaissance intime du sujet et des protagonistes ne condamne toutefois pas le film à l’ambition d’un bout-àbout d’assemblées, ni à postuler que, pour avoir été vécue, toute situation vaudrait d’être partagée, qu’un matériau intime suffirait à légitimer la fiction : passée la crainte d’une narration aux ressorts didactiques (dès la deuxième scène, un militant chevronné expose à quelques novices l’historique et le fonctionnement d’Act Up), et malgré une mise en scène relativement anonyme (Campillo n’a jamais été un immense metteur en scène), le film assied son beau projet, lequel consiste moins en une fresque historique (les images d’archives sont rares et les manifestations reconstituées à minima) qu’en une observation pragmatique des rouages internes d’une structure militante, avec ce qu’elle suppose de singulier (la cause est celle de la lutte contre le Sida, le contexte celui du début des années 1990) mais aussi de commun à tout combat politique : comment convienton collectivement d’une action qui, tout à la fois, soit en accord avec ses principes et frappe les consciences ? Comment la parole circule-t-elle en assemblée, quels antagonismes et convergences exprime-t-elle ? jusqu’où

aller dans les méthodes employées, dans la mesure où, d’après les critères de la démocratie libérale, toute action un tant soit peu proportionnelle à l’incurie des pouvoirs publics et au cynisme des consortiums industriels est abusivement dénoncée comme une forme de violence ? Campillo ne s’y trompe d’ailleurs pas quand il monte un texte évoquant la révolution de 1848 - la soirée du 23 février, qui vit l’infanterie ouvrir le feu sur la foule sur les images d’une manifestation d’Act Up. Réussite modeste mais réelle, le film s’attache surtout à déjouer les pièges qu’il s’est lui-même tendus – quand, dans une scène de danse au ralenti (l’une des plaies du cinéma français contemporain), la caméra quitte les personnages pour se focaliser sur des particules en suspension, quelques poussières prises dans les spots d’un night-club, lesquelles forment bientôt les cellules infectées d’un organisme ; ou quand une déclaration sentencieuse (“le Sida a changé ma vie... c’est comme s’il y avait plus de couleurs...”) se voit aussitôt déjouée par celui-là même qui la prononçait - ce n’était en définitive qu’une plaisanterie. Le virage intime que prend à miparcours le récit, pour se focaliser sur le sort d’un militant en phase terminale, et dire à la fois l’urgence et la vanité de l’engagement politique face à la mort qui s’avance, n’en est que plus touchant. Thomas Fouet 07

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


IN THE FADE de Fatih Akin (Compétition)

Prix d’interprétation féminine © Roger Arpajou / 3B Prod.

Soyons juste : Diane Kruger n’a pas volé son Prix d’interprétation féminime cette année à Cannes. En blonde hambourgeoise à laquelle sont arrachés, dans un attentat à la bombe fomenté par un couple néo-nazi, son mari d’origine kurde et son fils aimés, elle est impeccable. Sa douleur, sa soif de réparation puis de vengeance, elle les porte avec conviction. Là où le bât blesse c’est que ses belles qualités d’interprétation sont au service d’un film mal fichu dont le dénouement est moralement déplaisant. La construction un brin scolaire en trois temps - l’enquête, le procès, la vengeance - est à la fois rigidement métronomique et parsemée d’invraisemblances. Quant au dénouement, implacable loi du talion réalisée par la victime sacrificielle avec les armes même de ses bourreaux, il est à la limite du nauséabond. C’est d’autant plus regrettable que ce récit, inspiré à Fatih Akin par les méfaits d’un trio groupusculaire néo-nazi, le NSU, qui frappa les communautés kurdes et turques d’Allemagne entre 2000 et 2006, était un riche terreau. Les premières séquences - mariage en prison de la jolie camée et de son dealer, dont les délits ne minorent en rien le statut de futures victimes du terrorisme - laissaient pourtant espérer mieux, d’autant que le réalisateur de Head On et De l’autre côté avait précédemment fait montre d’un réel talent. Marguerite Debiesse

08

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


YOU WERE NEVER REALLY HERE de Lynne Ramsay (Compétition)

Prix d’interprétation masculine Prix du scénario (ex æquo) C'était la bonne surprise de la fin du festival. Avec You Were Never Really Here, Lyne Ramsay s'aventure dans un Manhattan poisseux de goudron et de sang, celui des nuits scorsesiennes, labyrinthe de coupe-gorges, par opposition à Brooklyn et Queens, enfilades de maisons individuelles écrasées par la froide lumière du jour. Entre ces deux espaces, des ponts que traverse l'anti-héros du film. Joaquin Phœnix y est tout engoncé de sa présence, comme un corps qui enflerait à mesure qu'il essaie de se recroqueviller sur lui-même. Taciturne, patibulaire. Quand ce vétéran de l'armée quitte sa mère pour aller travailler, c'est armé d'un marteau. En vengeant ses commanditaires - on l'appelle pour résoudre une affaire d'enlèvement d'adolescente, avec la consigne de “faire mal” -, c'est aussi ses démons qu'il assomme dans une flaque de pluie mêlée de sang. Le film est reparti avec un prix d'interprétation mérité et celui du scénario. C'est presque de la littérature. On pense à Taxi Driver, bien sûr, mais aussi au R.J. Ellory de Vendetta et des Anges de New York, à ses héros torturés par leur histoire familiale qui le font payer au monde entier. Cette destinée funeste imprègne Joe jusqu'à la moelle. Mais c'est aussi cet homme qui - ce sera l'image du film - s'étend à côté de sa victime agonisante pour chanter avec lui une chanson. Comme si dans chaque corbeau se cachait un sansonnet. Marine Quinchon

09

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Prix de la mise en scène Après The Bling Ring, ouverture du Certain Regard en 2013, Sofia Coppola retrouvait la compétition cannoise avec Les Proies, nouvelle adaptation du roman de Thomas Cullinan - et remake du film éponyme de Don Siegel (1971). Malgré son casting de luxe et ses décors envoûtants, le film est celui où Coppola semble prendre la plus de distance. Si le côté huis-clos féminin renvoie à l'univers de Virgin Suicide, celui des Proies est beaucoup plus froid. Car la cinéaste se refuse à la fois à creuser la psychologie de ses personnages féminins et à employer ses artifices habituels pour les filmer (il y a, par exemple, très peu de musique). Tournant le dos au thriller suffocant que le film aurait pu être, la réalisatrice impose un drame psychologique épuré, modeste et fluide, mais dont on peine à identifier le projet. En effet, Les Proies version 2017 souffre de la comparaison avec l’œuvre, agressive et ambiguë, de Siegel. Parfois drôles et férocement ironiques, les dialogues viennent épicer la narration tout en en perturbant le rythme, et montrent une auteure qui expérimente, cherche des pistes neuves. On s’interroge alors sur la véritable nature du film : simple commande exécutée sans ferveur, ou ébauche d'un renouvellement ? Michael Ghennam

MISE À MORT DU CERF SACRÉ de Yorgos Lanthimos (Compétition) sortie : 1er novembre 2017

LES PROIES de Sofia Coppola (Compétition) sortie : 23 août 2017

Prix du scénario Prix Un Certain regard en 2009 pour Canine, puis Prix du jury en 2015 pour The Lobster : Yorgos Lanthimos est un “enfant” (on pourrait dire aussi un pur produit) du Festival de Cannes. Fidèle à son goût des sujets accrocheurs, il conte ici le calvaire d’un chirurgien contraint de sacrifier un membre de sa famille pour expier une faute professionnelle ayant coûté la vie à l’un de ses patients. Du drame, l'histoire bascule peu à peu vers la farce. Lors d'une discussion délirante, tranquillement prélassé sur le lit, le couple réfléchit auquel de leurs deux enfants il vaut mieux laisser la vie. “Je pourrai toujours avoir un autre enfant en passant par la FIV’, explique très sereinement la femme. Grotesques, voire indécents, ces propos sont à prendre au pied de la lettre dans le cinéma de Lanthimos. On peut beaucoup l’on été, y compris aux Fiches - être très agacé par la façon dont le cinéaste calcule ses effet, mais on peut aussi se laisser séduire par son univers singulier et froidement ironique. Amélie Leray

10

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Prix du jury

FAUTE D’AMOUR de Andreï Zviaguintsev (Compétition) sortie : 20 septembre 2017 D’un côté il y a une critique sociale sur-explicative martelant son constat “black is black” à coups d’hystérie et d’images-messages. De l’autre il y a un mélo en creux absolument poignant. En effet, le choix assez radical que fait Zviaguintsev consiste, passé le prologue, à faire totalement disparaître l’enfant de l’écran. C’est-à-dire qu’il ne reviendra plus jamais à l’image : ni vivant ni mort, ni en rêve ni en flash-back... Il tiendra jusqu’au bout sa position d’absent. Mais dans le premier quart d’heure, on nous aura fourni une poignée de plans pour incarner l’enfant. Et ces quelques images, simples mais fortes, vont nourrir l’absence, peupler le vide. A l’inverse de l’attitude très premier degré qu’il adopte pour fustiger une société en ruine et sans âme, Zviaguintsev aborde le thème de l’enfance maltraitée sans pathos, sans scène descriptive, en passant uniquement par la bande, par la violente collure entre l’entêtante absence d’un personnage à l’écran et le poids de ce que l’on peut progressivement comprendre de ce qu’a été sa vie jusqu’ici. N’existant que dans le creux du film, s’incarnant plus fort à mesure que se désincarnent les personnages qui sont à l’écran, le petit Aliocha réussi à devenir, bien que de façon presque virtuelle, un authentique, émouvant et mémorable personnage de cinéma. Nicolas Marcadé

D’un côté il y a un enfant de 12 ans (Aliocha), blond comme les blés, beau comme l’enfance, avec la pureté inscrite dans les yeux. De l’autre il y a des parents taillés au burin dans la médiocrité et le ressentiment, produits crasseux de leur époque et de leur filiation. Les parents divorcent dans la haine et, occupés à reconstruire leurs vies avec de nouveaux conjoints, décident d’abandonner dans un orphelinat l’enfant, dont la vie les indiffère et la présence les embarrasse. Avant d’avoir pu mettre le projet à exécution, Aliocha disparaît et se met alors à exister pour la première fois à leurs yeux. D’un côté il y a un archétype de film d’auteur classe A surplombant, reconduisant la très classique association entre un sens exacerbé de la beauté visuelle et une complaisante fascination pour la laideur humaine. De l’autre il y a un film, si ce n’est expérimental du moins “expérimentateur”, cherchant, au sein d’un cadre narratif basique, à ouvrir des possibilités un peu fraîches dans la façon de raconter une histoire : parfois décadrer l’action, laisser des figurants occuper fugitivement le devant de la scène ; laisser de temps à autre la caméra tourner au-delà de l’action... Ne pas tenir un seul regard, une seule distance, durant tout le film, mais créer une sorte de va-et-vient entre l’intime et le collectif, entre l’empathie à même le corps et l’observation critique en vivarium. Car :

11

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


S T R O F S P M TE

12

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


TWIN PEAKS - Saison 3 de David Lynch (Séance spéciale 70

e

anniversaire)

depuis le 25 mai sur canal+ “I’ll see you in 25 years” : Laura Palmer s’adressait en ces mots à l’agent Dale Cooper, qui s’était aventuré dans la mystérieuse “Black Lodge”, dans l’épisode 22 qui concluait la seconde saison de Twin Peaks. Un épisode diffusé en juin 1991, et qui fit office de “series finale”, la série n’étant pas renouvelée. Ainsi devait se terminer l’enquête de Dale Cooper... et ainsi s’ouvre la résurrection de la série la plus majeure des années 1990. Mai 2017 : retiré du cinéma depuis INLAND EMPIRE (2006), David Lynch fait son grand retour sur la Croisette. Tapis rouge de rigueur pour le cinéaste et son équipe, qui honore le festival, pour ses 70 ans, de la présentation des deux premiers épisodes de la 3e saison de Twin Peaks, quelques jours après leur diffusion américaine. Et s’il y avait bien, au sein d’une sélection officielle mitigée, une séance à ne pas rater, c’était bien celle-là ! Ce retour de Lynch, c’est le retour du réalisateur le plus marginal, le plus expérimental, le plus audacieux de sa génération. Et cette saison 3 de Twin Peaks pourrait bien être son grand œuvre : 18h de télévision/cinéma - avec Lynch, les frontières sont poreuses, les terminologies inadaptées - où il a totale carte blanche, avec son complice Mark Frost, pour composer un nouveau récit. Premier choc : Lynch guide le spectateur pour mieux le perdre dans les méandres de son désordre mental. Il multiplie les intrigues pour réintroduire des personnages emblématiques (le shérif adjoint Hawk, la secrétaire Lucy…) tout en présentant de nouveaux venus (Robert Forster - qui remplace Michael Ontkean -, Naomi Watts, Matthew Lillard…). Et s’il pose les bases pour une trame policière (un meurtre atroce), c’est au milieu d’un trip proprement hallucinatoire : dédoublé, Kyle MacLachlan s’en donne à cœur joie en incarnant à la fois Bob (au look de rocker usé) et Cooper (figé dans la Black Lodge). Deux personnages qui, comme l’acteur, ont pris de l’âge. Le premier se prépare à une échéance redoutable, le second se laisse porter par les “habitants” de la Black Lodge pour trouver une issue. Bien plus proche en terme d’atmosphère du grandiose Fire Walk With Me (1992) que de la série originelle, ce Twin Peaks cru 2017 en abandonne temporairement l’humour, comme pour mieux surprendre le spectateur aguerri. Tout l’enjeu pour Lynch est là : s’interdire de se répéter, de réitérer des formes déjà exploitées. Le cinéaste veut aller vers l’inconnu, et a eu plus de dix ans pour réfléchir aux moyens de réussir. Entre des visions saisissantes - comme “the Arm”, dont on ne dévoilera pas la nature, ou ce cube qui pourrait être une porte vers une dimension infernale -, des séquences purement oniriques et des apparations profondément émouvantes (la femme à la bûche en retournera plus d’un), Lynch déconstruit et reconstruit “son” Twin Peaks, donne du grain à moudre aux amateurs de théories tirées par les cheveux, et envoûte le public par sa capacité à être nostalgique, mélancolique... et unique. Twin Peaks 2017, ou l’odyssée dans le cerveau de David Lynch. On va vite regretter qu’il n’y ai que 18 épisodes... Michael Ghennam

13

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


LE MUSÉE DES MERVEILLES de Todd Haynes (Compétition) sortie : 15 novembre 2017 En 1927, dans le New Jersey, la petite Rose vit à l’écart du monde à cause de sa surdité. Elle collectionne dans un cahier les articles à propos de la célèbre actrice de cinéma Lillian Mayhew, et décide de partir à la rencontre de son idole, après avoir déjoué la surveillance de son père. En 1977, Ben est atteint du même handicap à la suite d’un accident. Après le décès de sa mère, il découvre des indices qui lui permettent de localiser un père qu’il n’a jamais connu. À cinquante ans de distance, les deux enfants font l’expérience de l’immersion dans New York, et tentent de trouver des réponses à leurs quêtes. Deux périodes clés de la vie artistique : 1927, la dernière année de ce cinéma dit muet, ou, plus précisément sourd, car s’il ne s’abstenait pas de parler, en revanche, il n’entendait rien. Le parlant va enlever une part d’innocence à l’art cinématographique, comme, en 1977, l’émergence de la musique punk sonnera le retour à une forme d’innocence musicale. Ces deux dates font indéniablement sens pour Todd Haynes qui, grâce au scénario virtuose de Brian Selznick, auteur de L’Invention d’Hugo Cabret, nous livre une reconstitution, on pourrait même parler de restauration, fétichiste de ces deux périodes. La découverte de la vie new yorkaise par les yeux de Ben est époustouflante : une explosion de couleurs, une lumière surnaturelle, une saturation visuelle de signes, c’est sans doute

ainsi que le monde est perçu par le sourd, comme l’investissement de l’ouïe par l’aveugle met en relief toute la richesse de l’espace sonore. Cette débauche d’effets maniaques pourrait s’apparenter à un trompe-l’œil décoratif dissimulant une certaine vacuité du sens. C’est pourtant cette profusion qui irrigue le film et lui donne sa densité. Rose et Olivia ne trouveront leur place dans le monde que s’ils sont en mesure d’en décrypter les signes et les énigmes. Car c’est un monde rempli d’échos, de réminiscences, et de déplacements, à l’image du beau cinéma de Todd Haynes. Jef Costello

GOOD TIME de Ben & Joshua Safdie (Compétition) sortie : 13 septembre 2017 Passons sur les antiennes du film noir ici revisitées (frangins embringués dans un braquage désastreux, bras cassés en descente d'acide ou foirant leur

14

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


conditionnelle, chacun rivalisant de déveine chronique et de mauvaises décisions), plutôt brillamment au demeurant, et penchons-nous plutôt sur deux pistes parmi les plus belles que permet de dégager le Good Time des frères Safdie (The Pleasure of Being Robbed, Mad Love in New York...).

durant, circulé sur des canaux cryptés, elle nous est aujourd'hui révélée dans toute sa beauté spectrale et cabossée, elle fait corps avec le film. La deuxième, c'est la façon dont Good Time fait fi de toute mise en place, de toute contextualisation, prenant pour unité de mesure le gros plan, carburant premier d'un dispositif où les visages ont la part belle. Tout ce par quoi tient le film, l'essentiel de ce qu'il met en tension, procède de son traitement des visages, chacun, tuméfié, ensanglanté, ceint de bandages ou affublé de prothèses, n'ayant de cesse de tendre vers le masque (stupéfiante vision que celle de Jonas – Ben Safdie – qui, ôtant un masque en latex, ne fait que découvrir un autre masque.

La première concerne la bande-son, signée Oneohtrix Point Never, maître new-yorkais de l'hantologie, et qui semble ici cousue à même l'image. Boucles d'arpèges opérant en sourdine puis à plein volume - comme en proie à de brusques accès de fièvre -, lourds aplats de notes et beats concassés, variations de tonalité évoquant une bande magnétique usée par des centaines d'écoutes : la musique de Daniel Lopatin figure, plutôt qu'un marqueur vintage - comme pouvait l'être celle de Cliff Martinez sur le Drive de Winding Refn -, une pop eighties remémorée par un esprit perturbé, un reflux d'émissions sonores captées par intermittences. Cette musique a, des années

À la jonction de ces deux lignes, un récit halluciné, souterrainement travaillé par une forme de monstruosité et composant, en quelques traits vifs, le tableau d'un New York nocturne et délabré. Thomas Fouet

15

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Le Jour d’après

L’Amant d’un jour

correction à cette dernière. Mais voilà que ladite assistante maîtresse de l’éditeur n’est pas celle que madame croit. Et c’est vrai. Enfin jusqu’à présent, car ce n’est que son premier jour de travail. La vraie maîtresse a quitté son job d’assistante, et donc son amant. Et tout va encore s’emmêler, d’autant que le grand cinéaste coréen va passer sans crier gare d’une séquence au présent : en plus d’être trompée, madame s’est trompée sur l’identité de sa rivale, à une séquence au passé : la relation adultère. Hong Sangsoo se sert de la linéarité de son histoire pour raconter comment un homme fait du sur-place à force de se

LE JOUR D’APRÈS de Hong Sangsoo (Compétition) en salles depuis le 7 juin 2017 Hong Sangsoo aime filmer des évidences comme autant de leurres. Car, comme chacun sait, il ne faut pas se fier aux évidences. Ainsi, soit une femme qui fouille les poches (la vilaine !) de son mari, un petit éditeur. Elle trouve la preuve de l’infidélité de celui-ci avec son assistante. Elle va au bureau de la maison d’édition donner une

16

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


défiler, de pratiquer l’art de l’esquive sans cesse, jusqu’à s’abîmer dans l’effacement de lui-même. Si bien qu’il manquera sa rencontre avec sa nouvelle assistante, Areum, bien plus sympathique que sa femme et son ex-maîtresse et bien moins prise dans des stéréotypes de comportement. Certains plans seront quasiment répétés d’une époque à l’autre, d’une femme à l’autre, comme autant de cahots de l’hésitation maladive du personnage masculin, qui provoque, à force, un chaos autour de lui, ce que traduit le passage abrupt du passé au présent et vice-versa. Poussé à bout par ces jeux de variations chers à HSS, le spectateur se laisse prendre par l’émotion qui surgit lors du dernier face-à-face, d’une sérénité ambiguë, entre l’éditeur et Areum, émotion qui lui fait ressentir tout ce que celui-ci a manqué. Du grand art, dans un noir et blanc splendide.

trois attitudes possibles : l’entêtement, la légèreté et la protection. Puis il compte les points à l’arrivée. Épuré jusqu’à l’os, le film file cette réflexion de façon lucide et limpide. Son implaccable mécanique de fable lui donne alors une touche presque rohmerienne, mais relevée de l’inimitable mélancolie propre à Garrel. Concis et sans fioritures, le film affiche une sorte d’étonnante franchise, un ton direct, qui peut le faire paraître tour à tour naïf, cinglant ou fragile et touchant. Une miniature amère et profonde, qui, comme déjà dans L’Ombre des femmes, célèbre avec élégance la supériorité des femmes face aux choses de l’amour. Nicolas Marcadé

LA CAMÉRA DE CLAIRE

Paul Fabreuil

de Hong Sangsoo (Séance spéciale)

L’AMANT D’UN JOUR

Tandis que son Jour d’après concourrait en compétition, le toujours aussi poétique et prolifique Hong Sangsoo présentait en séance spéciale La Caméra de Claire, dans lequel il orchestre, en plein festival de Cannes, une série de rencontres/déambulations entre un réalisateur coréen, une jeune assistante de production et une touriste française férue de photographie Polaroïd (Isabelle Huppert). Tourné en quelques jours, en marge du dernier festival, avec les moyens d’un petit film étudiant, La Caméra de Claire prouve que le cinéma est avant tout affaire de désir. Reprenant sa grammaire minimaliste (successions de plans fixes achevés en un dé-zoom), Hong Sangsoo agence des scènes de discussions largement improvisées avec une foi en son art et en ses acteurs qui irrigue le film d’une grâce et d’une énergie rares. Grand cinéaste des petits riens, le réalisateur coréen œuvre avec la délicatesse d’un artisan perse, qui laisse, dans les imperfections mêmes du tissage, la marque de sa perfection. Avec ce film, les festivaliers échappaient un temps au festival pour mieux le retrouver sur grand écran. Cannes à l’intérieur de l’écran cannois. En bons cinéphiles, nous étions nombreux à préférer la copie à l’original. Cyrille Latour

de Philippe Garrel (Quinzaine) en salles depuis le 31 mai 2017 Après une rupture, Jeanne revient chez son père et découvre qu’il vit avec une jeune fille de son âge. “C’est à la cime du particulier qu’éclôt le général” : cette phrase de Proust permet assez bien de définir ce qu’est le cinéma de Philippe Garrel, et aussi ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire platement égotiste et autocentré. Même s’il ne fait aucun mystère du fait qu’il puise son inspiration dans sa propre vie, Garrel n’est jamais dans l’épanchement, dans la petite histoire. Ce qu’il filme c’est la permanence de ce qui fait les histoires d’amour : la rencontre, la jalousie, la souffrance... Et c’est dans cette façon de transformer (par le minimalisme narratif associé à la précision des cadrages et à la grâce du noir et blanc), des vignettes intimes en images icôniques, que réside toute la beauté de son cinéma. Depuis au moins 35 ans, depuis L’Enfant secret, Garrel revient inlassablement au même point de fascination et d’effroi : le constat que la seule chose qui vaille d’être vécue, l’amour, est aussi celle qui produit les plus grandes souffrances. Et (plus que jamais ici) il se demande : qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Dans L’Amant d’un jour, il met sur la ligne de départ, à travers trois personnages,

17

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


The Florida Project

THE FLORIDA PROJECT de Sean Baker (Quinzaine) sortie : 20 décembre 2017

CARRÉ 35 de Éric Caravaca (Séance spéciale) sortie : 1er novembre 2017 Le “carré 35” désigne le lieu où sa sœur aînée a été enterrée.Une sœur dont il ignore tout, si ce n’est qu’elle est morte à l’âge de 3 ans. Une sœur dont sa mère n’a gardé aucune photographie. Alors que Caravaca, jeune père, se met à filmer son nouveau-né, il s’interroge sur cette absence d’image de sa sœur. Le point de départ de Carré 35 est, selon ses propres mots, la volonté de “combler cette absence d’images”. Et, comme presque toute histoire familiale, ce qu’il révèle est bien plus complexe qu’il ne l’imaginait... La tragédie intime se mêle progressivement, à une réflexion sur le cinéma et la puissance de ses images : la fiction ne fige-t-elle pas une scène pour l’éternité dans le cœur des spectateurs ? Et qu’a-t-on le droit de filmer, de montrer ? Ce que développe Caravaca est d’autant plus chargé émotionnellement qu’il ne bascule jamais dans la complaisance, se refusant à faire un grand déballage intime, un règlement de compte entre mère et fils. Au contraire : Carré 35 déborde d’amour. De tristesse aussi. En montrant, avec beaucoup de respect et de subtilité, l’évolution du regard de sa mère, après tant d’années, sur Christine, le cinéaste livre une œuvre profondément sincère et émouvante. Michael Ghennam

18

Le long de l’autoroute qui mène au Disneyworld d’Orlando (Floride), en harmonie avec les promesses d’émerveillement, les motels sont peints avec des couleurs pimpantes. C’est dans un motel au violet princier que vivent Moonee, et sa mère, Halley. Loin d’abriter les touristes en transit pour le royaume enchanté, les chambres de l’établissement sont occupées, semaine après semaine, par une population en situation précaire. Le gérant, homme d’entretien des lieux, Bobby (Willem Dafoe, dans un emploi inédit) veille sur cette humanité déclassée même s’il est la première victime des mauvais coups perpétrés par la bande de Moonee. Les enfants transforment cette vaste zone commerciale, submergée par les bruits de circulation et l’incessante rotation des hélicoptères, en terrain de jeu. Avec sa mère, Moonee joue à vendre des imitations de parfum aux clients du golf voisin. Car chaque semaine, il faut payer la chambre. Fatalement, malgré la conduite compréhensive de Bobby, l’argent est de plus en plus difficile à trouver, les arnaques finissent par mal tourner. Le film épouse l’entrain de sa jeune héroïne, mais il ne se cantonne pas à rester à sa hauteur. De temps en temps, il élargit le champ de l’intrigue, laissant apparaître des notations plus sinistres. Le jeu de selfie bikini auquel se livrent Moonee et sa mère donne lieu à une séquence exubérante, jusqu’à ce que l’on comprenne un temps plus tard, quel usage Halley fera de ces photos. Plus le film avance d’un pas guilleret, plus la situation d’Halley s’assombrit. Et c’est à partir du moment où ses liens avec la communauté se disjoignent que la jeune femme perd pied. Auteur de l’exubérant Tangerine, Sean Baker livre ici un film plus compact, qui joue certes sur une seule note, mais il en contrôle parfaitement toutes les modulations et variations. Soutenu par une interprétation remarquable, The Florida Project s’achève sur une conclusion bouleversante, point final d’un film que l’on pourrait qualifier de grand. Jef Costello © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


dans son adaptation de la BD culte Le Transperceneige, il représentait la survie de l’Humanité après qu’elle a provoqué la fin de la civilisation. Okja, lui, se place à son crépuscule : ici, l’Humanité avance inexorablement vers sa perte en s’égarant dans une quête insensée du profit. Ce n’est évidemment pas un hasard si la multinationale sans états d’âme se nomme “Mirando” : l’entreprise cherche, dans ses recherches scientifiques, à breveter sa propre nourriture. À quel prix humain et éthique, s’interroge Bong Joon Ho ? Sans angélisme hollywoodien, mais avec une vraie maestria ludique, il livre une épopée initiatique qui confronte l’innocente Mija à la cruauté et à la cupidité absurdes du monde des adultes, déconnecté de toute émotion. Il montre qu’il est possible de résister, et que cet acte militant, aussi dur et coûteux soit-il, est nécessaire. Le burlesque peut côtoyer le tragique au sein d’un même personnage (Jake Gyllenhaal, étourdissant), l’horreur se mêle progressivement à la légèreté apparente du récit, et le réalisateur, plutôt que de prendre le spectateur par la main, le laisse face à la brutale réalité que décrit cette fiction : celle d’une industrie de la mort, au nom de la survie de l’espèce. Oui, Okja est un grand divertissement baroque, dans le sens le plus noble du terme. Oui, Okja est aussi un manifeste écologique et antispéciste étayé et provoquant. En ne cherchant pas à tout prix la citation spielbergienne ou à reproduire ce qui a fait le succès de ses précédents films, Bong Joon Ho parvient à offrir à Okja une identité totalement unique. Michael Ghennam

OKJA de Bong Joon-ho (Compétition) disponible sur netflix depuis le 28 juin 2017

Okja, c’est un film fantastique sur fond d’amitié : celle entre une petite Sud-Coréenne, Mija - élevée par son grand-père, fermier traditionnel, dans des montagnes - et Okja, un “super-cochon” - mystérieux miracle génétique. Lorsqu’on lui arrache son meilleur et seul ami, Mija part, courageusement, le retrouver à Séoul pour le libérer des griffes de l’entreprise qui le considère comme sa propriété. Okja, c’est un thriller économique : ou comment Mirando, une multinationale de l’aggro-alimentaire, a inventé un animal/produit miracle pour en faire des steaks à foison… Okja, c’est une comédie militante : soit l’intervention d’une bande d’“éco-terroristes” pacifiques (le paradoxe mérite d’être souligné), bien décidée à stopper le business d’une corporation qui exploite sans vergogne la planète et son écosystème. Okja, c’est le nouveau film du trop rare Bong Joon Ho (Memories of Murder, The Host). Destiné à la plateforme de SVOD Netflix, qui a aligné les 50 millions de dollars nécessaires pour mettre en image le périple d’une créature 100 % numérique tout en laissant carte blanche au maître coréen, Okja est un feu d’artifices d’idées et de surprises, qui multiplie intelligemment les pistes de réflexion. À travers le destin d’Okja, Bong Joon Ho prolonge le travail entamé dans le spectaculaire Snowpiercer :

19

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


THE RIDER de Chloé Zhao (Quinzaine) sortie : 2e trimestre 2018 Comment vivre quand le combustible de votre existence - parce qu’il peut soudain vous être fatal - vous est enlevé ? Comment faire avec, autrement dit, comment faire sans ? C’est l’impossible équation que doit résoudre Brady Jandreau, un talentueux dresseur de chevaux qui, à la suite d’un brutal accident de rodéo, doit renoncer à ce qui, jusque-là, donnait sens à sa vie. C’est également, et bien évidemment, une question de nature à tourmenter un cinéaste quand celui-ci, pour des raisons aisément imaginables, se trouve réduit à l’impossibilité de filmer du monde ce qui lui passe par la tête pour faire halte dans son regard, et ne plus jamais le quitter peut-être. Mais revenons à nos chevaux. S’il est bien le protagoniste de The Rider, deuxième film de Chloé Zhao, déjà réalisatrice des Chansons que mes frères m’ont apprises, Brady n’est pas un personnage de fiction, et pas davantage la famille composée d’un père, Tim, et d’une sœur, Lilly, atteinte du syndrome d’Asperger qui l’entoure. Ici, chacun joue son propre rôle dans ce scénario que la vie leur écrit, ou presque, au jour le jour, un script fait de tours et de détours, où se frottent les uns contre les autres les hommes et les bêtes - des chevaux essentiellement la solitude et le silence de la plaine, la vie devenue difficile et la mort qui ne l’est pas moins, et où les questions tournent en boucle, comme sur la piste qui lui est désormais défendue : comment vivre avec nos blessures, comment en finir avec la vie, les autres, les nôtres... ? Toutes ces questions que nous posent la tendresse et l’indifférence du monde. Reste le mystère Chloé Zhao. Chinoise d’origine, émigrée aux États-Unis où elle a suivi ses études, elle fait preuve à travers ses deux films d’une porosité sensible à l’Amérique ancestrale, d’une étonnante compréhension de ce que peut signifier “être américain” qui, tout en n’étant pas le moindre de ses talents, laisse totalement rêveur. Roland Hélié

20

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


SCAFFOLDING de Matan Yair (Acid) Tourné en deux semaines, ce premier film de Matan Yair, ancien professeur de lycée devenu cinéaste, met moins en scène Asher Lax, adolescent de 17 ans sur le point de passer le bac, qu’une véritable cocotte-minute de 22 ans nommée Asher Lax, qui s’empare de chaque scène comme si son corps était lui-même le cocktail Molotov voué à en dynamiter les cadres et le déroulement attendu. De la même façon qu’Asher, l’un des anciens élèves du cinéaste qui, on l’a compris, interprète son propre rôle, a probablement perturbé tous ceux auxquels il avait à faire. Mais si c’était un problème, ce n’en serait que le tiers. Le deuxième tiers veut qu’arrive, à l’école où Asher est élève, un nouveau professeur, lequel lui ouvre de toutes nouvelles perspectives. Alors que le père d’Asher, gravement malade, doit subir une importante opération chirurgicale, qu’il envisage, chaque jour plus sérieusement, de transmettre à son fils, la petite entreprise d’échafaudages (Scaffolding) dont il est le patron, que celui-ci ait le bac ou non, il s’en contrefiche. Le troisième tiers n’est pas le moindre. Le professeur, parfait contre-modèle à la violence comme à l’aveuglement paternel, disparaît de manière aussi soudaine qu’il était apparu, laissant Asher, et le spectateur, totalement désemparé. Passer par profits et pertes le personnage autour duquel s’articule l’enjeu dramatique n’est pas une mince affaire. Imagine-t-on Clint Eastwwod faire disparaître au milieu du gué de L’Homme des hautes plaines le personnage de “l’Étranger” qu’il interprète ? Certainement pas. Le grand tiers d’eau final, c’est le talent de toute cette équipe, le talent dont fait preuve un film formidable qui a pour beau souci la transmission du savoir, de la culture et de l’ouverture de l’esprit. On notera, pour finir, que dans une belle cohérence intellectuelle et esthétique, Scaffolding est venu semer la zizanie dans l’habituelle facture stylistique de l’Acid. Il appartiendra à chacun de s’en réjouir. Ou non. Ici, c’est oui !

GABRIEL ET LA MONTAGNE de Fellippe Barbosa (Semaine) sortie : 30 août 2017 Le deuxième long métrage de Fellipe Barbosa (après le réussi mais mineur Casa grande) est un film d’une remarquable finesse. Rendant hommage à un ami à lui, mort en faisant le tour du monde (la première scène le révèle d’emblée), le film a le salutaire atout de poser un regard bienveillant, dénué de tout cynisme, sur son héros. Au gré des pérégrinations de Gabriel, seul ou avec sa petite amie, tout le spectre des passions humaines va s’ouvrir. Honnête, Barbosa n’hésite pas à se moquer de la candeur de son protagoniste quand il est affublé en toutes circonstances de son pagne maasaï alors que les locaux sont en t-shirt, laissant soin au spectateur de prendre la mesure de l’absurdité de la scène. Les paysages et les interactions s’enchaînent et fusionnent ainsi sans faillir, dessinant plus une carte de rencontres et d’émotions qu’une topographie géographique. Gabriel est tour à tour généreux et irascible, borné et bienveillant, et le film prend le pli, resserrant les scènes quand il retrouve sa petite amie et s’asséchant lors d’une dernière partie mortifère et désolée. L’Afrique n’intéresse heureusement pas Barbosa pour ses paysages luxuriants ou pour sa faune sauvage, qui ferait du continent un pur objet hostile : le réalisateur ne s’attarde pas et trouve la juste mesure, évitant à tout prix la carte postale. Libre et simple, sa mise en scène s’adapte parfaitement à un récit chargé, fourmillant de mille détails épars que le spectateur choisit ou non de s’approprier pour bâtir son avis. Clément Deleschaud

Roland Hélié

21

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


UNE FEMME DOUCE de Sergei Loznitsa (Compétition) sortie : 16 août 2017 Parce que le colis qu’elle a envoyé à son mari incarcéré lui est revenu par la poste, une femme décide de se rendre directement à la prison. Commence un long voyage pendant lequel elle se heurte à l’administration, aux notables locaux et aux habitants... Femme douce, l’héroïne anonyme du nouveau film de l’Ukrainien Sergei Loznitsa est aussi impassible et mutique que ceux qui l’entourent sont brutaux et bavards. Quittant sa datcha pour rejoindre la ville où est incarcéré son mari, elle traverse une Russie hystérique et malveillante. Qu’il s’agisse des passagers d’un bus ou d’un train, des employés de l’administration, des autres visiteurs de la prison ou des notables du coin : tout le monde autour d’elle conspire pour la réduire au silence, alors même qu’elle ne parle presque pas – ce qui est déjà trop, comme si sa modeste volonté d’indépendance faisait entendre une voix discordante que plus personne n’est capable d’entendre. Regardant le pays à travers les yeux mi résignés mi apeurés de l’actrice Vasilina Makovtseva, le réalisateur de My Joy et Dans la brume dresse ainsi le portrait d’une nation malade de son administration et rongée par une misère tant économique que morale. En longs plans patiemment construits où se mêlent le souffle du romanesque, le goût du grotesque et le sens du folklore (qui n’évite pas les clichés sur l’âme slave), Sergei Loznitsa convoque d’abord Dostoïeveski (dont il adapte ici la nouvelle La Douce) pour mieux, dans le dernier tiers du film, basculer dans une rêverie à la Fellini (un banquet/tribunal où l’héroïne est jugée par tous ceux qu’elle a croisés). Pour explicite – ou même redondante - qu’elle soit, cette dernière partie n’en reste pas moins une des propositions de cinéma les plus percutantes de ce festival. Littéralement, le film sombre dans le cauchemar - dont l’horreur est d’autant plus glaçante qu’elle est comme soutenue par la torpeur ordinaire de la première partie. Impossible de se réveiller. Cyrille Latour

22

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


FROST de Sharunas Bartas (Quinzaine) sortie : 17 janvier 2018 Ce qui est fascinant dans Frost, c’est à quel point Sharunas Bartas sait, une fois de plus, cadrer, montrer ce qu’il se passe, autrement dit décrire, enregistrer ce que pourrait voir le spectateur s’il était avec les personnages sans jamais donner le fin mot de chaque scène, sans faire croire que lui sait mieux que les autres de quoi il en retourne. Qui plus est, cette fois, et de façon déterminée, le grand cinéaste lituanien raconte une histoire qui évolue au fur et à mesure que roule le jeune couple d’amoureux, Rokas et Inga, parti de Vilnius en camionnette amener dans le Donbass un convoi humanitaire en soutien aux troupes ukrainiennes. Quelle est leur motivation ? Pourquoi sont-ils partis en couple ? Souhaitentils éprouver leur amour ? Rien de précis ne nous est dit pour le saisir. On pense parfois au sublimissime Voyage en Italie de Rossellini, où l’on finit par ne plus comprendre pourquoi le couple formé par Ingrid Bergman et Georges Sanders est en crise, après avoir cru qu’on y arriverait. Ici aussi, à plusieurs reprises, on se prend à penser que, ça y est, quelque chose d’avéré va nous être donné sur la vérité de ces amoureux et de leur relation. Notamment quand Rokas et Inga retrouvent dans un hôtel luxueux une délégation d’humanitaires, qui s’abreuvent de discours et où une femme, jouée subtilement par Vanessa Paradis, confie au jeune homme sa déception amoureuse. Mais non. En fait s’affirme peu à peu l’impression que Rokas et Inga ne savent pas pourquoi ils ont accepté cette mission et que c’est pour cette raison qu’ils sont partis et qu’ils continuent à avancer malgré les dangers grandissants. Ils “jouent pour voir”. Le jeune garçon ira jusqu’au bout de l’expérience sans plus s’arrêter. Pour finalement ne rien voir, car l’événement ultime qu’il vivra, avec la maladresse provoquée par la peur, ne peut être vu. Avec Frost Bartas parvient magistralement à transformer en élégie notre impuissance à connaître la raison d’être de ce monde, même au moment de le quitter. Paul Fabreuil

UN BEAU SOLEIL INTÉRIEUR de Claire Denis (Quinzaine) sortie : 27 septembre 2017 La réalisatrice Claire Denis, l'écrivaine Christine Angot et l'actrice Juliette Binoche réunies pour une comédie : le projet est inattendu. Pourtant cette collaboration fait des étincelles dans cette chronique urbaine drôle et intelligente sur les déboires d'une quinquagénaire encore très bien de sa personne (Juliette Binoche, toujours aussi sublime), cherchant l'amour dans le nord de Paris. Plusieurs hommes viendront s'y frotter, avec plus ou moins de réussite... Un beau soleil intérieur n'est pas stricto senso un film féministe – le personnage principal est terriblement dépendant de ses relations amoureuses -, mais il dénonce sans prendre de pincettes la suffisance de certains hommes. Notre héroïne, souvent naïve, toujours spontanée, continue de chercher l'amour contre la bien-pensance et la facilité. Juliette Binoche, reine de comédie, est le visage idéal de ce scénario formidable, qui parle autant des difficultés à construire une relation amoureuse que des difficultés à communiquer. On rit beaucoup, mais l'humour est au service d'une réflexion sur la société, sur son langage codifié jusqu'à l'absurde, qui donne lieu à des dialogues géniaux. Sur ce point, les séquences avec les personnages de Nicolas Duvauchelle et Gérard Depardieu sont de petits bijoux. Marine Quinchon

23

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Western

Quelle forme de langage déploie-t-on alors ? Produit par Maren Ade (Toni Erdmann), le film médite alors joliment sur la greffe parfois laborieuse mais possible -entre les peuples d'Europe.

WESTERN de Valeska Grisebach (UCR) sortie : novembre 2017

Thomas Fouet

Si, du genre dont il se réclame, le premier film de Valeska Grisebach passe en revue certains des codes (affaire de frontière et de territoire, Western voit les tensions de son récit s'articuler autour d'enjeux canoniques : pas touche à l'eau, aux femmes et aux chevaux), c'est pour mieux s'en détourner in fine : lancé sur les bases d'une chronique sociale (partis travailler sur un chantier en Bulgarie, des ouvriers allemands se mettent à dos les locaux), le film n'aura de cesse de disposer les indices d'une explosion qui, peut-être, ne viendra pas. Car, au cœur de l'étuve où mijotent relents nationalistes (un drapeau allemand érigé en terre bulgare y fait office de premier point d'achoppement), souvenir encore vivace de l'Occupation nazie, choc des cultures et tensions économiques, le placide Meinhard (Meinhard Neumann, silhouette sèche et regard doux, dont c'est là le tout premier rôle), ancien de la Légion Étrangère, probablement au fait d'une violence que, de toute évidence, il ne souhaite pas voir se répéter, fraternise avec l'habitant et s'efforce de déjouer la barrière de la langue : comment nouer des amitiés, séduire les filles, dissiper des malentendus, et pourquoi pas nourrir le projet d'une expatriation – on comprend en allant que Meinhard n'a aucune attache en Allemagne –, dès lors qu'on ne partage qu'une poignée de vocables ?

MAKALA de Emmanuel Gras (SC) sortie : 6 décembre 2017 Un homme armé d’une petite hache coupe, à grandpeine, un tronc immense. La scène, ailleurs, pourrait être anecdotique, mais en l’occurrence elle est le pilier du nouveau film d’Emmanuel Gras (Bovines). Documentaire sur un Congolais partant vendre en ville le charbon qu’il produit dans le but d’agrandir sa maison, Makala choisit - heureusement ! - une approche onirique et contemplative, évitant ainsi avec adresse l’écueil du naturalisme. Le film trouve sans cesse une subtile alchimie entre gravité, réalisme et désir artistique puissant. Ainsi une triviale découpe d’arbre se métamorphose-t-elle en une délicate vision bucolique, la caméra flottant entre les branches comme bercée par le vent. Et quand bien même le film se clôt sur une mécanique d’échec un peu trop attendue, persiste la beauté fugace de quelques plans, qui subliment la terne réalité marchande en une doucereuse harmonie, toute aussi réelle, mais infiniment plus respectable. Clément Deleschaud

24

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


UNE PRIÈRE AVANT L’AUBE de Jean-Stéphane Sauvaire (Hors-Compétition) Cannes, 2008 : au Certain Regard, un premier long métrage produit par Matthieu Kassovitz avait marqué les esprits par sa puissance visuelle et sa façon d’aborder un sujet controversé - les enfants-soldats. Johnny Mad Dog était signé Jean-Stéphane Sauvaire, ancien assistant réalisateur sur Les Démons de Jésus ou Louise (Take 2). Neuf ans après ce joli coup d’essai, le cinéaste français revient avec Une prière avant l’aube, présenté en Séance de minuit. Relatant l’expérience carcérale de Billy Moore, boxeur britannique originaire de Liverpool et exilé en Thaïlande, dans le pénitencier ultra violent de Klong Prem, le film s’apparente sur le papier à une version contemporaine du Midnight Express d’Alan Parker. On ne pourrait pas être plus dans l’erreur : si Sauvaire, adaptant le roman autobiographique de Moore, dénonce la brutalité des conditions de détentions (et particulièrement les sévices entre prisonniers, notamment lors d’une séquence très dure), il se consacre surtout à illustrer le parcours de son protagoniste, junkie et en proie à des bouffées de violence incontrôlables, qui trouve dans la boxe un refuge et une raison de vivre. Incarné avec une énergie impressionnante par le jeune Joe Cole (découvert dans la série Peaky Blinders), le Billy Moore de Sauvaire entreprend une lente et éprouvante rédemption, soutenu par un “ladyboy” qui lui avance les cigarettes nécessaires à sa protection et par un directeur de prison d’une grande droiture (le charismatique Vithaya Pansringarm, vu en impitoyable parrain mafieux dans Only God Forgives). Du spectaculaire et étouffant film de prison, le film bascule progressivement vers le drame intime, que Sauvaire accompagne d’une émotion grandissante, culminant dans une conclusion sobre et magnifique. Michael Ghennam

25

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


VISAGES, VILLAGES de Agnès Varda et JR (Hors-Compétition) en salles depuis le 28 juin 2017 D’un côté, Agnès Varda : la cinéaste, seule femme à faire partie de la Nouvelle Vague originelle, est devenue une figure indéboulonnable du cinéma français. De l’autre, JR : ce “street artist” spécialisé dans les collages photographiques s’est fait un nom en “décorant” de façon éphémère des paysages urbains avec ses créations, et s’est aventuré dans le documentaire avec Women Are Heroes (2010). Entre les deux, une rencontre initiée en 2015 par Rosalie Varda, fille de la réalisatrice, qui a senti que le courant pouvait passer entre ces deux personnalités que plus de cinquante ans séparent. Varda, désormais 88 printemps, et JR, 34 ans, étaient fait pour s’entendre : ils partagent une complicité de tous les instants, une curiosité pour les autres, une envie d’aller vers l’inconnu. Le “road trip” qu’ils entament ensemble sur les routes de France, en prenant soin de s’éloigner des grandes villes (territoire que maîtrise JR, et dont Varda veut en quelque sorte le libérer), prend alors des allures de joyeuse (!) introspection. À mesure qu’ils avancent, Varda rappelle à JR qu’elle doit regarder en arrière. Certaines rencontres ravivent des souvenirs d’enfance, un lieu peut lui évoquer un L’Assemblée

proche disparu... JR se montre toujours à l’écoute, attentif lorsque Varda se confie à lui (et au spectateur) sur sa vision déclinante : elle, dont le métier consiste à capter les images, voit flou, et doit subir des traitements réguliers. Dès lors, le hasard qui prédominait dans le choix des destinations du tandem (ils se rendaient dans certains villages simplement parce qu’ils y connaissaient quelqu’un) cède la place à des déplacements plus précis, qui résonnent plus profondément pour Varda et JR. Par aileurs, le film est ponctué d’improvisations fantaisistes, typiques du style Varda. JR lui rappelant, à juste titre, le “@philosophe solitaire” Jean-Luc Godard par son look - chapeau et lunettes noires, en toutes circonstances -, elle tente de le convaincre de retirer ses lunettes en lui faisant découvrir des photos qu’elle était parvenue à prendre de Godard sans lunettes. Puis le duo s’amuse à pasticher une séquence de Bande à part dans le musée du Louvre. Enfin, Visages, villages culmine, à la faveur d’un dernier voyage hors de France, dans un bouquet final d’émotions, où une Agnès bouleversée - et bouleversante - parle de l’absence de son ami Jacques Rivette, autre très grand nom de la Nouvelle vague disparu en janvier 2016. Et les deux malicieux complices, qu’on accompagne depuis le début du film comme deux de nos amis, nous font alors des adieux, tournés vers l’avenir… Michael Ghennam


120 battements par minute

À LA RECHERCHE

L’Atelier

DU COLLECTIF

27

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


L’Usine du rien

Qu’il soit formulé au passé (120 battements par minute, Le Redoutable) ou au présent (L’Atelier, L’Usine du rien...), le désir d’un projet collectif traversait le festival et revenait à intervalles réguliers, comme une idée qui trotte dans la tête.

à de nouvelles approches et à de nouveaux niveaux de discours, le film est entièrement traversé par la question de savoir comment faire fonctionner les choses ensemble, et, en se transformant en laboratoire, réussit à créer une sorte de suspense formel (où ira-t-il ensuite ? Où veut-il en venir ?). À défaut de trouver des réponses parfaitement évidentes sur l’un ou l’autre des terrains qu’il explore, le film pose les questions de façon excitante. L’Assemblée de Mariana Otero, présenté à l’ACID, pur documentaire s’intéressant à l’expérience Nuit debout, lui, adopte formellement une position beaucoup plus en retrait, mais explore un thème parfaitement similaire. En effet, cette plongée sans commentaire au cœur de manifestations, assemblées générales et discussions improvisées en groupe restreint, plutôt que d’essayer de rendre compte de façon complète de se qui s’est déroulé sur la place de la Répubique au printemps 2016, choisit de l’aborder sous un angle très précis : l’élaboration d’un mode de fonctionnement politique entièrement collectif. Le sujet est, certes, passionnant, mais on pourra reprocher à Otero un excès de rigueur, qui la conduit à enjamber l’enthousiasme qui était le moteur du mouvement (sans doute pour éviter tout côté “folklorique”, ce film entièrement diurne ne rend jamais compte de la dimension festive de Nuit debout) pour aller directement cibler les difficultés auxquelles il a du faire face et ses démarches pour les surmonter. L’Assemblée et L’Usine du rien, ne se placent ni l’un ni l’autre dans le registre de l’utopie. Tous deux regardent pragmatiquement en face les difficultés qu’impliquent le collectif. Et ce faisant, il y a tout lieu de penser qu’ils regardent dans la bonne direction. Nicolas Marcadé

L’USINE DU RIEN de Pedro Pinho (QR) sortie : 13 décembre 2017

L’ASSEMBLÉE de Mariana Otero (ACID) sortie : 18 octobre 2017 Présentée à la Quinzaine des Réalisateurs, l’ample L’Usine du rien de Pedro Pinho (3h) est un film au sujet éminemment loachien, puisqu’il s’agit de l’occupation par les ouvriers d’une usine dont une partie a été clandestinement délocalisée par la direction. On imagine sans peine comment Loach aurait traité ce sujet, en caractérisant des personnages, en faisant vibrer fort la corde de l’amitié et de la fraternité, en dramatisant le rapport de forces avec le patronat et en mixant soigneusement rires et larmes, enthousiasme utopique et désillusions infligées par le réel. Mais ici, tel n’est pas le propos. La musique est plus dissonante. Plus inattendue aussi. S’inscrivant dans une certaine continuité avec Les Mille et une nuits de Miguel Gomes, et prenant en tout cas son relai pour chroniquer la crise portugaise, L’Usine du rien accompagne des personnages qui cherchent (de nouvelles formes de lutte, de nouvelles formes de solidarité, de nouvelles formes d’organisation collective…) en étant lui aussi dans une démarche de recherche. Le film semble ainsi se faire sous nos yeux en testant dans ses éprouvettes des mélanges impurs (mais possiblement explosifs) par addition d’ingrédients hétérogènes : captation documentaire, récit fictionnel, échappées poétiques, discours théoriques d’intellectuels, instants quotidiens et même comédie musicale. Perpétuellement ouvert

28

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


L’ATELIER de Laurent Cantet (Un Certain Regard) sortie : 11 octobre 2017 Dans une villa, sur les hauteurs de La Ciotat, Olivia, une romancière, anime un atelier d’écriture pour un groupe de jeunes en insertion. Une trame policière commence à se dessiner, à partir des souvenirs liés à la fermeture des chantiers navals de La Ciotat. Dans le groupe, Antoine, se fait remarquer par son comportement hostile et ses provocations islamophobes. Le soir, il fréquente une bande avec laquelle il s’exerce au maniement d’armes à feu. Sur internet, il est séduit par les discours d’un polémiste d’extrême droite. S’instaure alors une relation trouble et tendue entre Antoine et la romancière. Le nouveau film de Laurent Cantet se présente avec de faux airs d’Entre les murs, mais cette fois hors les murs institutionnels. Les premières séquences réactivent le ping-pong verbal intergénérationnel déjà à l’œuvre dans le film précédent, mettant en face à face un sachant et des jeunes. Sans tarder, le film évoque les attaques du 13 novembre, marquant ainsi la volonté de coller au plus près de la réalité contemporaine, voire de se coltiner les principaux faits sociétaux d’aujourd’hui. La conduite chorale du récit va pourtant être reléguée au second plan au profit de l’affrontement entre Antoine et Olivia. C’est paradoxalement au moment où le récit échappe au dispositif qu’il devient plus mécanique, soutenu par le scénario après l’avoir été par la parole. L’atmosphère de thriller qui colore la deuxième partie paraît plus convenue. Entre les deux personnages, comme dans le film, quelque chose se fige, Antoine et Olivia ne peuvent se détacher de leurs statuts d’échantillon de classe sociale, l’une étant l’incarnation du système, d’une certaine classe cultivée et humaniste, et l’autre, le jeune désœuvré qui se trompe de colère. D’une grande richesse d’intentions, le film a tendance à se délester progressivement de ce qu’il annonçait au départ. On regrette la contemporanéité, un temps effleurée, puis abandonnée au profit de jeux d’ambiances plus classiques. Jef Costello

29

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


S E D N GRA S E R U FIG


Présent avec deux films en compétition et en ouverture de la séction Un Certain regard, le biopic revenait en force, trois ans après le Saint Laurent de Bonello, gagner ses lettres de noblesse à Cannes. L’occasion pour ce genre méprisé de montrer la diversité des formes qu’il peut prendre, et de faire sentir la fonction qu’il remplit aujourd’hui : rassasier notre besoin de mythologie dans une époque où les personnalités héroïques ont largement disparu.

BARBARA de Mathieu Amalric (Un Certain Regard) sortie : 6 septembre 2017 Dans le noir du générique juste éclairé par les enluminures façons stars des noms de l’équipe, la voix de Jeanne Balibar annone et tâtonne, murmure des mots qui deviennent phrases et chanson. Avant même de la voir, on sait qu’elle est déjà elle, l’autre, la Barbara immortelle, que notre mémoire collective a gardé précieusement dans un coin de son cœur, de son âme... Dès lors le pari est gagné, mais d’autres surprises nous attendent. Barbara n’est pas un biopic, mais un rêve, une envolée, une tentative d’approche pour raconter, non seulement la chanteuse, magnétique, fantasque, envoûtante, fragile, mais aussi la création en général, celle qui tâtonne et annone, part dans tous les sens, s’arrête et repart en arrière, se nourrit du vécu, des fantasmes, et des désirs... Présenté en ouverture de la section Un Certain Regard, Barbara est le cinquième long métrage de Mathieu Amalric derrière la caméra. Il y interprète un réalisateur, Yves Zand, aux prises avec un film sur la longue dame brune. Et Jeanne Balibar incarne Brigitte, une superstar (sans patronyme elle aussi ?) qui semble atterrir à Paris en provenance des Etats-Unis ou d’un pays lointain et anglophone, avec sa suite, pour personnifier, investir et investiguer le personnage de Barbara. Yves Zand est perdu, confus, amoureux éperdu de l’icône qu’il tente de mettre en scène, par passion, dévotion, et parce qu’elle a, alors qu’il était adolescent, murmuré à son oreille...

31

Il s’appuie sur deux documents inestimables. D’abord, le livre de Jacques Tournier, Barbara, ou les parenthèses, dont, à l’intérieur du film dans le film, il recrée les entretiens en 1968, avec le cinéaste Pierre Léon dans le rôle de l’écrivain et Brigitte en Barbara. Au détour d’une prise, soudain, un vieil homme se lève et interrompt le dialogue pour signifier qu’une affiche n’est pas accrochée au bon endroit, car il la voyait constamment de là où il était assis. Troublé, le vrai Jacques Tournier (cette fois incarné par l’écrivain Pierre Michon) retrouve le temps d’un baise-main sa place auprès de Barbara/Brigitte. L’autre source est un documentaire extraordinaire de Gérard Vergez, tourné quelques années plus tard, en 1972, lors d’une tournée sur les routes de France où l’on voit Barbara tricotant dans une voiture, ou s’installant au piano et discutant avec un régisseur de ce village d’Isère où elle est déjà venue, car elle s’y est cachée, enfant juive, pendant la guerre. Par vagues, par bribes, par volutes, l’univers de Barbara, les moments de sa vie, sont évoqués, survolés, arrêtés sur l’écran, les images d’archives se mêlent à la reconstitution. On s’y perd, c’est le but. Est-ce Barbara ? Non, c’est Balibar, enfin Brigitte... C’est un film en train de se faire, comme une chanson en train de s’écrire. Et le résultat, littéralement habité par Jeanne Balibar, c’est un immense film d’amour dédié à deux femmes, l’une chanteuse, l’autre comédienne. Isabelle Danel © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


RODIN de Jacques Doillon (Compétition) en salles depuis le 24 mai 2017 Avec Rodin, le nouveau Doillon, Rodin, c’est une série de vignettes où il cotoie sa régulière, Rose Beuret, sa grande passion, Camille Claudel, ses modèles, avec qui il goûte aussi les plaisirs charnels, Victor Hugo, dont il fait le buste, le critique et écrivain Octave Mirbeau, l’un de ses plus offensifs défenseurs, Claude Monet, Paul Cézanne, Rainer Maria Rilke… Cotoie car les échanges qu’il a avec les autres sont comme en suspension, comme entre parenthèses tant sa solitude, celle de tout créateur, n’évolue pas, ne bouge pas d’un pouce d’un moment de sa vie à l’autre. Pour exprimer ce qui est pour lui une évidence, Doillon ne fait pas vieillir Vincent Lindon sur les vingt années de la vie de Rodin auxquelles il s’est limité, années cruciales qui vont de la première commande d’Etat pour réaliser La Porte de l’enfer, en 1880 (Rodin a déjà 40 ans) jusqu’à l’installation dans le jardin de l’artiste de sa statue de Balzac, rejetée par ses commanditaires, vilipendée par le plus grand nombre. Le sujet du film, une commande passée à Jacques Doillon, est là du début à la fin comme le nez au milieu de la figure : c’est la solitude, la solitude de celui qui cherche à faire partager une sensation bien précise qui le travaille aux autres, qui n’y prêtent pas plus attention que ça. Non par méchanceté, mais ayant d’autres chats à fouetter. Plus tard, peut-être ils raconteront combien ils avaient bien senti la puissance de création de Rodin. Expérience que Doillon décrit pas à pas, facette par facette, séquence après séquence, tant et tant que nous pouvons dire qu’elle lui est essentielle. Avec les vignettes qu’il nous donne sur la vie de Rodin, Doillon marque son empathie avec celui-ci. Comme les sculptures et les dessins de Rodin, elles irradient par leur inachèvement. L’inachèvement pour exprimer, saisir le désir de créer encore et encore. Dans la solitude. Avec réussite. Paul Fabreuil

32

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


LE REDOUTABLE de Michel Hazanavicius (Compétition) sortie : 13 septembre 2017

Le Redoutable, évocation, via l’adaptation des livres autobiographiques d’Anne Wiazemsky, de la période où, dans la foulée de 68, JLG sacrifia sur l’autel de la révolution le Godard icône pop et star Nouvelle vague qu’il avait luimême créé, est un film à niveaux multiples. Premier niveau : si l’on s’en tient à la réalité des faits, il s’agit de ce que l’on aurait appelé à l’époque un film “révisionniste”. En effet, Hazanavicius s’attache ici à ne présenter que comme un grotesque gâchis ce qui constitue en réalité un geste artistique à peu près sans équivalent : une sorte de suicide créatif rimbaldien, qui, quoi qu’ayant été largement assumé n’a pas pour autant entraîné la mort de l’artiste, qui devait renaître sous une nouvelle forme, une dizaine d’années plus tard (ce que le film feint d’ignorer). Deuxième niveau : cette satire du “Godard politique” sert un plaidoyer assez sournois pour une certaine idée - pas très haute puisque définie exclusivement par le critère de la non-prise de tête - du cinéma populaire. Ainsi, à Godard, intello complètement perché, est sans cesse opposé le bon sens des braves gens qui savent rire, s’émouvoir, aimer et prendre le soleil.

Et si Anne Wiazemsky apparaît comme un personnage lissé au maximum et dénué d’identité propre, c’est qu’il n’est envisagé que comme une sorte d’incarnation du “grand public”, qui aima Godard, avant de s’en détourner quand il cessa - soit disant - d’être lui-même. Troisième niveau : cette hymne à la modestie et à la fidélité à soi-même, peut se lire comme un mea-culpa - mi lucide, mi aigri de l’auteur après le somptueux ratage de son incursion dans le registre du “grand film sérieux” (The Search). Quatrième niveau : si on veut bien passer sur ce qui précède et accorder à Hazanavicius le droit de jouer comme il l’entend avec un mythe, le film s’avère tout à fait regardable. En effet, plutôt que de proposer une vision de Godard uniquement construite autour de l’axe Génie / Tyran, il s’empare aussi astucieusement d’une autre caractéristique du cinéaste : son côté lunaire. Dès lors, il en fait un assez convaincant petit personnage de BD, dandy comme Snoopy et maladroit comme Charlie Brown, dont le film décline les aventures au fil d’une suite plutôt tonique de comic strips. Nicolas Marcadé

33

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


E U Q S AU RI E L U C I D I R DU

34

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


En marge d’un festival sur lequel pesait fortement l’esprit de sérieux, plusieurs films, à défaut d’être totalement réussis, suscitaient une forte sympathie en s’autorisant toutes les fantaisies et tous les plaisirs, au risque de basculer dans le grotesque. Sans ironie maligne, mais avec sincérité et humour, Ozon et John Cameron Mitchell flirtaient ainsi joyeusement avec la série Z. Quant à Bruno Dumont, si sa Jeannette cultive son statut d’objet improbable avec sans doute une certaine dose de roublardise, il va tout de même suffisamment loin pour forcer le respect. Recollant l’un à l’autre le comique involontaire qu’il pouvait parfois y avoir dans L’humanité au comique volontaire de P’tit Quinquin, il trouve un ton inédit, où premier et second degré deviennent indémêlables.

JEANNETTE de Bruno Dumont (Quinzaine) sortie : septembre 2017 Tournée chez lui, dans les dunes du nord de la France, avec des acteurs amateurs, cette œuvre très singulière poursuit une réflexion largement entamée avec Hadewijch sur le mysticisme, la foi et la religion, discours de paix vecteur de violence. Cette fois, le réalisateur s’est inspiré d’un texte de Charles Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, dont il a choisi des extraits mis ensuite en musique. Une manière de vulgariser un texte parfois abscons pour le profane, ce qui constitue aussi la limite du film. Toutes les paroles, en effet, ne sont pas facilement audibles. Le texte martele un certain nombre de thèmes chers à l’héroïne, véritablement obnubilée par Dieu, désespérée par l’actualité - les batailles opposant soldats anglais et français - et sa propre inaction. Au milieu des moutons d’un troupeau quasiment autogéré, Jeannette a tout le temps de réfléchir et de développer son “trip mystique”, selon les mots du réalisateur. Lequel, se plaçant dans les pas de Péguy, socialiste et

35

athée à l’époque de ce texte, estime que le religieux “doit revenir au théâtre et au cinéma pour qu’on s’en débarrasse”. Avec cette évocation cinématographique de la transe religieuse, Dumont ne manquera pas de décontenancer une partie des spectateurs, mais devrait rallier ses plus fervents admirateurs. D’abord parce qu’il filme remarquablement ces venteux paysages de la côte d’Opale, sublimés par un ciel sans nuages. Ensuite, parce que le réalisateur de P’tit Quinquin s’y entend toujours aussi bien avec ses jeunes acteurs, révélant à l’écran Jeanne Voisin et surtout Lise Leplat Prudhomme, 8 ans à l’époque du tournage, prête pour les Kids United. Enfin parce que l’humour est au rendez-vous, notamment avec des chorégraphies étonnantes. Dumont transforme ainsi sa Jeanne d’Arc en fan de métal et l’entoure d’une galerie de personnages savoureux, l’“oncle” rappeur décrochant la palme. Le rire enrichit le discours, humanisant les personnages plus qu’il ne les décrédibilise. Marine Quinchon © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


ENTRETIEN

Sexualité : la position d’Ozon

L’AMANT DOUBLE de François Ozon (Compétition) en salles depuis le 26 mai Une jeune femme tombe amoureuse de son psy et découvre très vite qu’il lui cache des choses. Le 17e long métrage du cinéaste prolifique François Ozon, L’Amant double, est un thriller-psychosexuel qui entend clairement bousculer le spectateur, jouer avec lui et dans le même temps renverser les clichés sur la sexualité. Pour introduire son récit, le réalisateur français entre avec sa caméra dans la bouche de sa protagoniste, dévoilant ses cordes vocales - car il s’agit bien ici d’un thriller dont l’enquête est une psychanalyse. S’engageant sur un terrain ludique, le scénario bannit les frontières entre réalité et inconscient, mais également entre grotesque et sérieux, série B outrancière et thriller au cordeau... Le résultat déconcerte, prend par moment des allures d'invraisemblable nanar, mais l'assume avec une légèreté qui force la sympathie. Astrid Jansen

est-ce que manipuler le spectateur vous amuse ? Oui ! J’aime jouer avec ses attentes, avec ses désirs, ses peurs et il y a un contrat que je passe dès le début avec lui. C’est un film à la fois psychologique, sur une relation amoureuse, un thriller, un film d’horreur, toutes ces choses déstabilisent celui qui regarde. Dès lors, veut-il jouer ou non ? Le film violente : certains aiment ça, d’autres non car ça les gêne d’être renvoyés à des questions personnelles sur la sexualité. Vous entrez dans l’inconscient de chloé mais aussi dans son corps, par sa bouche, par son sexe, de manière très explicite ! et… vous-êtes crédible quand vous parlez de cet intime féminin, comment faites-vous ? Moi, je ne fais pas de différence entre les hommes et les femmes ! C’est peut-être ça le problème. Je pense que la sexualité d’un homme et celle d’une femme ne sont pas si différentes que ça et la jouissance non plus, bien qu’on lise le contraire dans les magazines. Je parle ici du mental - c’est ce qui m’intéresse. Je voulais avec ce film, retourner tous les clichés sur la sexualité féminine. J’entends trop souvent que la femme a besoin de domination. Si Chloé ne prend pas de plaisir avec son compagnon ce n’est pas parce qu’elle veut être dominée mais tout simplement parce que leur couple n’est pas à égalité. Elle s’est livrée complètement mais ne sait rien de lui et donc n’est pas en confiance. Ça crée une paranoïa et freine son épanouissement sexuel. Vous voulez montrer aussi que dans le sexe, tout est possible, tant que ça se fait dans la confiance et dans l’acceptation ? Oui et il n’y a pas de jugement moral à avoir là dessus ! C’est une manière de dire finalement que la sexualité est liée à la violence. Et l’inconscient aussi. C’est ça qui dérange - d’ailleurs trop de gens veulent normaliser la sexualité - mais c’est la réalité des choses. On n’est pas excité en voyant une petite scène de chat tout gentil ! On est excité par des rapports sexuels dans lesquels il y a une forme de bestialité. encore une fois (après jeune & jolie qui l’a révélée), vous proposez à marine Vacht un rôle très sexué ! Je dois avouer que j’avais des scrupules. Je me suis dit “la pauvre, je lui propose chaque fois des rôles très sexuels”. Mais Marine, depuis Jeune et Jolie, je l’ai vue grandir, se transformer, s’épanouir en tant qu’actrice. C’est quelqu'un de très mature et d’équilibré. Elle assume vraiment d’être actrice. D’autant qu’ici elle avait la possibilité de composer vraiment un personnage car Chloé est très différente de la personnalité de Marine dans la vie.

Propos recueillis par Astrid Jansen

36

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


HOW TO TALK TO GIRLS AT PARTIES de John Cameron Mitchell (Hors Compétition) sortie : 27 décembre 2017 1977, banlieue de Londres. S’incrustant à une soirée underground animée par une troupe de performeurs, un lycéen punk tombe amoureux d’une jeune femme. Fuguant avec lui, cette dernière lui révèle qu’elle et son groupe viennent d’une autre planète... Nicole Kidman en égérie punk hystérique, mi-Vivienne Westwood mi-Cruella ; Elle Fanning en alien ingénue, vomissant dans la bouche de son partenaire en guise de préliminaires ; une troupe d’extra-terrestres en combi latex adeptes du fist fucking et quelques punks mal dégrossis à la bière : pas de doute, après le très sage et sobre Rabbit Hole, John Cameron Mitchell retrouve la veine arty trash d’Hedwig and the Angry Inch et de Short Bus. Adapté d’une nouvelle de l’auteur Neil Gaiman (connu notamment pour le comic Sandman paru chez Vertigo), How to Talk to Girls at Parties a tout du film adolescent qui carbure à l’énergie et à la provoc’ - normal, au fond, puisque le héros est un jeune anglais emporté par la vague punk des années 1970. John Cameron Mitchell assume son improbable scénario (la confrontation entre des aliens infanticides et la génération no future) en usant à tout instant d’un premier degré roboratif, tirant peu à peu sa série B kitsch vers la romance sucrée. Film ado, certes, mais pas film d’ado : tout foutraque et débridé que soit How to Talk to Girls at Parties, il n’en reste pas moins l’œuvre d’un réalisateur adulte, conscient de ses effets et de son style, qui porte sur ses personnages, sur leur jeunesse et leur époque, un regard emprunt d’une profonde mélancolie. Comme le transsexuel glam d’Hedwig and the Angry Inch ou la communauté underground de Short Bus, les héros d’How to Talk to Girls at Parties, forts de leurs choix et idéaux, apparaissent aussi victimes de leur propre sensibilité. Si le punk et l’amour sauvent l’humanité (morale aussi absurde que réjouissante du film), l’un et l’autre ne durent qu’un temps. Cyrille Latour

37

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Avant que nous disparaissions

S T E F EF E T N E T D ’ AT Du nanar intersidéral de Polanski aux beaux derniers films de Depardon ou Kawase, diverses nuances de déception et de satisfaction face aux nouvelles livraisons d’auteurs attendus au tournant.

Avant que nous disparaissions de Kiyoshi Kurosawa (UCR) sortie : octobre 2017 Venus sur Terre en éclaireurs d'une invasion imminente, trois aliens ayant pris forme humaine “dérobent” à ceux qu'ils croisent des concepts (famille, amour, travail, propriété...). Si le cinéma de Kurosawa avait rarement assumé de manière aussi frontale l'ambition d'une satire sociale (“délivré” de l'idée de travail, un chef d'entreprise y retombe en enfance...), il poursuit en revanche le cours de sa chronique des cellules familiales en voie d'implosion : des sœurs et des époux ne s'y reconnaissent plus, ou du moins n'y estiment plus la

valeur des liens censés les unir. La terreur de ne plus reconnaître ses proches – et ne plus en être reconnu –, de n'avoir plus affaire qu'à des enveloppes charnelles et psychés tronquées, traverse, en effet, le cinéma de Kurosawa, qui excelle, comme toujours, à brasser vertige identitaire et angoisses contemporaines. Un peu longuet par endroits mais bluffant par sa façon de jongler entre mélodrame, farce et SF bricolée, Avant que nous disparaissions permet de prendre la mesure du mouvement de balancier qu'imprime l'auteur à son œuvre : in fine optimiste (l'amour triomphe de tout, même de l'apocalypse), ce film sortira en France quelques mois après le désespéré Creepy. Thomas Fouet

38

D’après une histoire vraie de Roman Polanski (HC) sortie : 1er novembre 2017 Polanski à la réalisation et Assayas au scénario, autour d'une histoire d'emprise perverse (adaptée du best-seller de Delphine de Vigan) : l'équation était belle. Mais, le film étant présenté hors compétition et à la toute fin du festival, on pouvait sentir que les signaux n'étaient pas bons. Et de fait... Polanski est pris ici en flagrant délit de paresse. Paresseuse, la mise en scène qui ne connaît que les effets de plongée et contre-plongée appuyant sans nuances la relation entre les deux héroïnes. Paresseuse surtout la direction d'actrices, quand Elle © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


prend sa grosse voix pour intimider Delphine, trop niaise pour être crédible. Le film enfile les clichés comme des perles, dans des décors sans âme, copiés collés de magazines de décoration - meubles design en ville, chesterfield a la campagne. C'est propre, mais caricatural, jamais incarné, dénué d'émotion. Il n'y a rien de vrai là-dedans, et surtout rien d'excitant. Marine Quinchon

12 jours de Raymond Depardon (HC) sortie : 29 novembre 2017 Depuis 2013, la loi oblige les psychiatres, ayant prescrit, à la demande de tiers, l’hospitalisation sous contrainte d’un individu sans son consentement, à soumettre leur décision dans un délai de 12 jours à un juge des libertés et de la détention. Ces tribunaux “forains” se déplacent dans les établissements où ont lieu les audiences. C’est au Vinatier, près de Lyon, que Raymond Depardon a planté ses caméras selon un dispositif simple et équitable : une pour le malade, une pour le magistrat et une pour le plan large qui saisit les autres acteurs du dispositif avocat de l’interné, tuteur éventuelle, greffiers et infirmiers. De ces dix audiences, assez brèves, ressort, magistralement captée par le cinéaste, la vertigineuse souffrance des internés, mais aussi leur réelle dangerosité pour eux-mêmes et parfois pour les autres. Les intermèdes dans les jardins embrumés de l’hôpital, mis en musique par Alexandre Desplat, paraissent en revanche relever d’un superfétatoire remplissage ! Marguerite Debiesse

Les Fantômes d’Ismaël de Arnaud Desplechin (HC) en salles depuis le 17 mai 2017 Phénomène rare à Cannes, la version de ce film qui a été présentée, bien que ce soit avec l'accord de l'auteur, n'était pas la version voulue par l'auteur. En la découvrant, déconcertés, nous écrivions : “Les Fantômes d’Ismaël est un film résolument insaisissable : absolument familier dans ses motifs (qui renvoient tous à des films précédents), mais parfaitement inédit dans son approche ; très décevant au premier degré (ce qu’il donne à voir en termes de récit, de spectacle), mais infiniment passionnant au second (le geste créatif qu’il constitue).” Cette version est pourtant celle qui a été distribuée en salles. Mais simultanément Desplechin décidait de projeter sa version à lui dans un cinéma parisien. Et après visionnage de ce “redux”, en marge de Cannes, par notre envoyé spécial à Paris, la conclusion était sans ambiguité : tous les problèmes perçus dans la version dite “officielle” étaient

39

confirmés par le fait même d'être résolus dans celle-ci, et le “grand film malade” se transformait tout simplement en grand Desplechin. Il est donc fort probable que le film vu à Cannes ne soit pas celui qui, dans le futur, sera projeté sous le titre Les Fantômes d'Ismaël. Nicolas Marcadé

Les Filles d’Avril de Michel Franco (UCR) sortie : 2 août 2017 Tout nouveau film de Michel Franco (Daniel y Ana, Después de Lucía, Chronic) pousse forcément à une curiosité malsaine. Que trouverat-on cette fois ? Inceste, mort d'enfants, viol : son œuvre ayant fait le tour des tabous, on entre dans la salle en faisant mentalement des paris sur le film à venir (nécrophilie ? suicide collectif ?). Et puis... la déception ! Franco s’assagit. Tout démarre pourtant bien, par une scène de sexe avec femme enceinte. S’ensuit la description d’une famille dysfonctionnelle, dont la chef (Avril, donc) a un tel désir de jeunesse et de maternité qu’elle décide tout simplement de voler le bébé, l'homme et la vie de sa © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


propre fille. Le cinéaste reste fidèle à ses thèmes (les pièges de la cellule familiale mexicaine, le poids des conventions, une sorte d’inconscience maléfique et naïve des personnages...). Le ton reste également le même, avec une description toujours dégraissée, elliptique, d’actes parfois révoltants mais jamais expliqués ou “psychologisés”. Cependant, le manque de scènes visuellement choquantes se fait sentir, car il nous met subitement face à la réalité d’une mise en scène parfois plate, jamais tout à fait à la hauteur des enjeux soulevés. Le film s’achève par un happy end et a remporté le Prix du Jury œcuménique : preuve que les temps changent... Pierre-Simon Gutman

La Lune de Jupiter de Kornél Mundruczó (Comp) sortie : 22 novembre 2017 Présent pour la troisième fois en compétition et lauréat d’Un Certain Regard pour White God en 2014, le Hongrois Kornél Mundruczó concourait cette année avec ce film d’action crépusculaire qui tricote thriller, charge politique et fable mystique... ce qui est beaucoup et peut-être trop pour un seul récit. La première partie de cet ambitieux projet est saisissante. La chasse aux migrants de l’ouverture, les scènes d’envol filmées au drone, les cadrages tournoyants, la réalisation en longs plans séquences, sont sufisamment impressionnants pour en négliger l’aspect épate-bourgeois. Et puis, par strates, l’insistante mise en avant de la nature christique du réfugié et un complaisant épisode terroriste, finissent d’alourdir la parabole jusqu’à l’indigeste enchaînement final

de poursuites essoufflées, rédemption sacrificielle et Ascension libératoire du nouveau Messie. C’est trop ! Marguerite Debiesse

The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach (Comp) prochainement sur netflix Deux fils - qui, nés de mères différentes, n’ont jamais été proches - sont réunis par le destin pour faire face au vieillissement du patriarche (Dustin Hoffman, joyeusement cabotin). Si cette veine du cinéma de Noah Baumbach évoque Woody Allen, le premier ne copie pas le second : il s’évertue plutôt à manipuler la matière comique qui émane de son duo vedette, Adam Sandler et Ben Stiller, pour flirter constamment avec la comédie dramatique. Grâce à une certaine finesse d’écriture, The Meyerowitz Stories réussit à être davantage que le typique film indé US en forme de chronique familiale qu'il pourrait être. Toutefois, The Meyerowitz Stories n'égale pas les plus grandes réussites de Baumbach (Les Berkman se séparent ou Frances Ha), sans doute parce qu’il sacrifie ici ses plus beaux personnages, tous deux féminins : ceux d'Elizabeth Marvel et de la révélation Grace Van Patten. Michaël Ghennam

Sicilian Ghost Story de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza(SC) sortie : mars 2018 Après Salvo, étrange thriller sensoriel, découvert déjà à la Semaine de la Critique en 2013, on était curieux de découvrir, en ouverture de la même sélection,

40

le nouveau film de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza. Cette histoire de “fantôme” sicilien, c’est celle de Luna et de Giuseppe. Ils s’aiment, mais lui disparait mystérieusement, et elle se lance à sa recherche, pendant que dans le village, l’omerta généralisée impose sa loi implacable. Loin d’être un simple Roméo et Juliette mafieux, le film trouve sa singularité en faisant de l’environnement un vaste terrain de jeu mental, Grassadonia et Piazza transcendant le plus familier des paysages en un monde imaginaire. Évidemment certains effets, poseurs ou soulignés, sont véritablement en trop. Mais les scories s’effacent devant l’incroyable beauté d'une Sicile inquiétante et solaire, devant la performance formidable des jeunes acteurs, et la force d'un scénario admirablement pensé, superposant horreur routinière et trouées romantiques. Clément Deleschaud

Vers la lumière de Naomi Kawase (Comp) sortie : 10 janvier 2018 Cinquième long métrage présenté en compétition par la désormais incontournable Naomi Kawase, Vers la lumière est un film qui ressemble à une caresse. Il s'agit de l’histoire d’une rencontre entre un photographe et une audiodescriptrice de cinéma. L’un a perdu la vue, l’autre son père. Le film évoque alors la difficulté de laisser partir ce qui s’éteint à jamais, tout autant que la beauté de ce que l’on a sous les yeux, prêt à disparaitre. Si il peut être reproché à cette œuvre son côté trop appuyé (les métaphores sont pour le moins insistantes) cela se passe © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


tellement en douceur que l’on se laisse glisser avec légèreté dans cet univers semé de questions profondes : que reste-t-il des souvenirs et sous quelle forme ? Comment s’exprime l’imaginaire d’une personne aveugle ? Qu’est-ce que le cinéma nous apporte ? Astrid Jansen

24 Frames de Abbas Kiarostami (Sp) Facétieux film posthume d'Abbas Kiarostami, 24 Frames est une réflexion sur les images, une rêverie autour de l'idée de ce qui précède et ce qui suit le moment où se déclenche l'obturateur et où se fixe une photographie. Le maître iranien s'est donc amusé à animer numériquement un tableau de Brueghel et 23 de ses propres photos, pour imaginer ce temps autour de l'image. Il en résulte une œuvre parfois d’une beauté vertigineuse, souvent d’un ennui confondant. La monotonie du bestiaire et des paysages proposés (amateur de neige et corbeaux, ce film est pour vous !) fait que l’on y picore, comme les volatiles, les séquences qui nous semblent belles, avant de repartir dans la somnolence. Cependant, deux images justifient à elles seules 24 Frames : la première et la dernière. L’une est une animation graduelle et cotonneuse, mais aussi assez drôle, d’un tableau de Brueghel. L’autre, qui sera donc la toute dernière image signée Kiarostami, est une sidérante vision où s’enchâssent sans discontinuer les mises en abyme, permettant à l’un des plus grands cinéastes de l’histoire de partir sur une ultime épiphanie, comme si les 23 images précédentes n’étaient que les petits corbeaux anonciateurs du grand chant du cygne. Clément Deleschaud

HAPPY END de Michael Haneke (Comp) sortie : 4 octobre 2017 Après l’hospitalisation de sa mère divorcée, Eve, 10 ans, est confiée à son père, dans le grand hôtel particulier de Calais où ce dernier cohabite avec son père et sa sœur. Eve assiste au délitement progressif de cette famille bourgeoise et fortunée. Après deux sélections en forme d’apothéose (Le Ruban blanc et Amour, opus majeurs couronnés de prix majeurs : deux Palmes d’or consécutives), Michael Haneke revient à Cannes avec un film qui apparaît comme mineur au sein d’une filmographie pourtant implacable. D’ailleurs, Happy End ne cesse de faire des aller-retours avec l’œuvre passée de son auteur : montage puzzle façon 71 fragments d’une chronologie du hasard, intrusion d’images filmées au téléphone portable comme une réactualisation des vidéos amateurs de Benny’s Video, jeux d’amour retors version La Pianiste ou choix de Jean-Louis Trintignant dans un rôle proche de celui d’Amour. On le sait, c’est la marque des grands auteurs – ce qui fait que, au moins, on les reconnaît comme tels – que de creuser, de film en film, les mêmes obsessions à travers des partis pris identifiables. En portant sa caméra-scalpel dans les plaies de la bourgeoisie calaisienne, Haneke pratique certes l’autopsie à vif d’une classe aveugle et suicidaire - miroir tendue à notre bonne conscience -, mais sans réussir à proposer autre chose qu’une simple compilation de son cinéma. Pire, quand il tente une approche nouvelle, sa saillie tombe dans le ridicule (inviter des migrants à un repas de mariage : on a vu plus subtil pour épater le bourgeois). Mais peut-être, au fond, son film est-il porté par la même morgue que celle qui anime ses personnages ? Une sorte de bilan dévitalisé pour accompagner ces êtres conscients de devoir en finir. Film-pastiche, Happy End est la preuve, au choix, d’une cruelle panne d’inspiration ou d’un sens savoureux et particulièrement cynique de l’autodérision. Cyrille Latour

41

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Bushwick k °° Patty Cake$

do u

te ° Alive in Franc

A fabrica de nada d ° da

The Florida Project °

r té rie u l in lei so u be a

un

n

The Rider °

d’

°U

° Mobile bile Homes Hom

mo i

jour ° L’Amant d’un

Ôt ez

n e ° ° Jean

ette

° Frost

Cuori puri L’intrusa sa°°C A Ciambra °

Nothingwood d°

West of the Jordan River °

La defensa del dragon °

I Am Not a Witch °

!

42

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


UN TOUR (DU MONDE) Cartographie A de LAla QUINZAINE Quinzaine Appréhender la programmation de la Quinzaine comme un voyage, traverser les nations, visiter leurs films, et glaner récurrences et spécificités locales.

Marlina Ma r lin a °

En guise de point d’embarquement, la France. Les quatre films ont en commun de proposer la spécialité locale : les jeux de l’amour (Un beau soleil intérieur, L’Amant d’un jour) - avec un grand A (Jeannette) -, et du hasard (Ôtez-moi d’un doute). Un Américain, Abel Ferrara, a logiquement travaillé l’approche touristique du territoire (Alive in France). De passage en Italie, on est alertés par les tourments d’une jeunesse que l’on découvre écrasée par les responsabilités (A Ciambra), assujettie à des préceptes religieux d’un autre âge (Cuori puri), ou condamnée à la clandestinité (L’intrusa). Après une brève étape dans les territoires occupés (West of the Jordan River), nous pénétrons au cœur d’espaces meurtris par la guerre (Frost, Nothingwood). A l’autre bout de notre monde, en Indonésie et en Zambie, la réalité devient un concept flou et mal défini, s’accommodant sans peine de saillies magiques (I Am Not a Witch) ou surnaturelles (Marlina). Un océan plus loin, c’est dans un quotidien tout ce qu’il y a de plus prosaïque que se déroule l’escale colombienne (La Defensa del dragon). Aux Etats-Unis, la population white trash rêve beaucoup. Parfois, le rêve devient réalité (Patty Cake$) mais, le plus souvent, qu’il prenne la forme d’un royaume enchanté (The Florida Project) ou d’un simple préfabriqué (Mobile Homes), le réveil est toujours brutal. Enfin, rêver c’est aussi, pour un pays, cauchemarder la déclaration d’une deuxième guerre civile (Bushwick), ou pour un cowboy, la perspective de ne plus jamais remonter à cheval (The Rider). Retour en Europe, et fin du voyage au Portugal, où il s’agira de penser à se remettre au travail (L’Usine du rien). Jef Costello

43

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


A Ciambra de Jonas Carpignano (QR) sortie : 20 septembre 2017 Belle et rectiligne trajectoire cannoise pour Jonas Carpignano. Court métrage récompensé à la Semaine de la critique, premier long (Mediterranea) sélectionné au même endroit, et deuxième à la Quinzaine des réalisateurs. A Ciambra est la version longue du court primé, qui portait déjà le même titre. Le héros de ce film réapparaissait dans Mediterrranea et le principal protagoniste de ce récit passe à son tour dans A Ciambra le long métrage. Une vraie comédie humaine néo réaliste, qui dessinne un portrait a la fois romanesque et sec des exclus et parias de l'Italie moderne. Au centre de ce dernier film, un jeune gitan qui, entre embrouilles et survie, va se retrouver face à ce qu'il espérait ne jamais affronter : un choix familial et éthique a la fois. Cette dimension de fable morale, qui structure les errances de l'histoire et du héros, pourrait facilement être pesante. Elle ne l’est pas grâce à la belle affaire de ce cinéma :

le regard du metteur en scène. Un mélange faussement simple, parfois à la limite du baroque, entre la grande tradition italienne et une modernité presque paradoxale. La caméra à l'épaule, l'énergie du montage, reprennent des figures obligées du réalisme contemporain, percutées par des séquences ou des plans d’un esthétisme pure, fragile, qui bouleverse et enrichit la coloration faussement brute de la réalisation. De ces croisements surgit, peut être, un vieux fantasme : une nouvelle façon de penser le cinéma et l'héritage italien. Pierre-Simon Gutman

I Am Not a Witch de Rungano Nyoni (QR) sortie : 27 décembre 2017 Shulla est une petite fille accusée de sorcellerie. Le fait attesté par différents témoins, elle rejoint d’autres sorcières, reliées par de longs rubans à des bobines de fil fixées à un camion Mercedes, condamnées à travailler les champs, ou être une attraction touristique. Si le lien est coupé, elles tombent sous le coup d’une malédiction et se transforment

44

en chèvre. Ce très élégant premier film s’empare d’un point de départ fantastique pour déployer, sur le ton de la distanciation et de l’ironie, une dénonciation universelle de la condition féminine. La beauté plastique des plans, le choix incongru de Vivaldi comme illustration musicale sont des éléments qui marient sans peine cohérence de ton et audace souriante. Nulle trace d’amateurisme gênant dans le jeu des acteurs, pour la plupart non professionnels. Le pari était risqué, tant les intentions auraient pu donner un film de festival, une aimable et plaisante coquille vide. C’est donc grâce à un véritable regard de cinéaste que le film échappe au piège de l’exotisme culturel. Jef Costello

Marlina, la tueuse en quatre actes de Mouly Surya (QR) L'Indonésie n'est pas qu'un pays exotique dans lequel on croise des orangs-outangs. La preuve avec ce western féministe très réussi de Mouly Surya, qui raconte le destin de Marlina, jeune veuve obligée de fuir sa maison après qu'elle a empoisonné la bande de voyous qui voulait la violer. Le film est tourné sur l'île de Sumba, dont les prairies rappellent l'ouest americain. C'est dans ces paysages grandioses que l'héroïne réussira à s'émanciper, a travers les rencontres avec une petite fille très dégourdie et une femme enceinte de 10 mois sous la coupe de son époux violent. Musique à la Ennio Morricone, cadrages et lumières travaillés qui évoquent Kurosawa, et une mise en scène au rythme très précis... ce n'est pas seulement parce que l'héroïne © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


brandit un sabre pour decapiter ses victimes que Marlina... fait songer à Tarantino. ici aussi, les références sont assumées pour être mises au service d'un message très moderne. Marine Quinchon

Bushwick de Cary Murnion et Jonathan Milott (QR) prochainement sur netflix Après quelques plans aériens montrant le quartier de Bushwick à New York, nous faisons connaissance avec un jeune couple dans une station de métro. Celui-ci s’étonne d’abord des quais déserts, puis du bruit de détonations. Le garçon est brulé vif dès qu’il part en reconnaissance. A la surface, la guerre civile fait rage : le Texas a fait sécession et s’attaque à New York. Lucy, aidée de Stupe, un vétéran, va tenter de rallier l’appartement de sa grand-mère, situé 5 blocks plus loin. Le plus de Bushwick, c’est la modestie du projet, l’efficacité de son action, et le pessimisme réaliste de sa résolution. Le moins tient pour une part à l’imperfection des effets visuels. Plus gênant, la volonté de tourner en temps réel, et sa conséquence, l’usage du plan séquence. Là aussi, on regrette le systématisme et la grossièreté des changements de plans, comme si le temps avait manqué pour la finition. Cette série B, labellisée Netflix, reste sympathique, mais elle est moins un film politique que le symptôme fun d’une inquiétude diffuse de l’Amérique sur l’état de l’Union. Jef Costello

NOTHINGWOOD de Sonia Kronlund (Quinzaine) en salles depuis le 14 juin 2017

Le public de la Quinzaine des Réalisateurs a longuement applaudi non seulement la réalisatrice du magnifique documentaire Nothingwood mais surtout Salim Shaheen et son équipe, faisant de cette séance un instant cannois unique. Ce qui frappe d'abord, c'est sa prestance. Plutôt rondouillard surtout, ne dites pas qu'il est gros ! -, il parle fort - quand il ne crie pas sur son équipe, - en s'accompagnant de vastes gestes de la main. Quand il hurle "Action !", on aurait presque envie de fuir. Salim Shaheen filme comme il respire, tout le temps, dans une urgence absolue. Son 4x4 est gêné par une voiture embourbée ? Le voilà qui descend pour pousser la mécanique. L'acteur d'une scène est trop timide? le réalisateur s'invite dans le cadre pour lui montrer comment jouer, entre deux tasses de thé, dont il s'enfile des Thermos entiers pendant la journée. Le héros de Nothingwood ("ici ce n'est ni Hollywood ni Bollywood, il n'y a rien, c'est Nothingwood") n'obéit depuis toujours qu'à une pulsion : le cinéma. Sonia Krolund, spécialiste de l'Afghanistan, le retrouve à Kaboul. Salim Shaheen, le plus célèbre cinéaste du pays, s'apprête à tourner quatre films en même temps, surtout des scènes inspirées de sa propre vie. Lui petit, grimpant au paradis des salles de cinéma, puni par ses frères. Lui encore, jeune soldat, blessé, se cachant parmi les morts pour survivre. En récompense, on lui offre une caméra qui ne le quittera plus. Des années plus tard, c'est toute son équipe qui est visée par un tir de roquette. Dix membres meurent sur le tournage. Les survivants continuent de tourner, malgré leurs blessures. Shaheen échappera aux talibans mais devra fuir au Pakistan, dont il reviendra en 2001. Aujourd'hui, il tourne toujours plusieurs films par an, et prépare le 111e. Sonia Krolund se laisse embarquer sur le tournage. Avec son équipe, elle suit le cinéaste dans la province de Bamyian. En avion, parce que la route est trop dangereuse. Il nous montre ses montagnes. C'est sublime. On les attend dans une autre province. "Il paraît qu'il y a des mines au sol", s'inquiète Sonia Krolund. "Non, il n'y a pas de mines, répond du tac au tac Shaheen. Et quand bien même, ce n'est pas grave de mourir, si c'est pour notre art." Le documentaire ne cache pas la situation terrible du pays où les combats et les attentats continuent de décimer la population civile. Mais partout où il passe, Shaheen n'apporte que de la joie et de l'espoir. On se presse autour de lui. "Ils me veulent tous", s'amuse le réalisateur. Même les talibans, pourtant interdits d'images profanes, s'échangent ses DVD sous le manteau. Les projections de ses films sont des événements. Il est souvent le héros de ses histoires, qui mêlent mélo, kung-fu et combats. "Dans mes films, je frappe pour de vrai", tient-il à préciser. On n'en doute pas. Nothingwood est un uppercut. Marine Quinchon et Jef Costello

45

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


S E R È I PREM

FOIS Ava de Léa Mysius (Semaine) en salles depuis le 21 juin 2017 Un premier film pour décrire, le temps d’un été, les premiers émois d’une adolescente : a priori, Ava a des airs de déjà-vu. Et pourtant, Léa Mysius parvient, dès le premier plan, à imposer un style d’une singularité rare : une plage gorgée de couleurs, livrée aux touristes entre lesquels circule un mystérieux chien noir. Et la réalisatrice ne cesse, par la suite, de démontrer l’originalité et l’audace de sa mise en scène. D’abord parce qu’elle jette le trouble en choisissant une très jeune interprète, Noée Abita, dont elle révèle, derrière le visage poupin et le regard mutin, la femme en devenir. Ensuite parce que, débarrassant son conte initiatique de tout sentimentalisme, elle imprime à son récit une forme d’urgence cruelle, guidée par la cécité progressive de son héroïne. Avant que le noir ne l’envahisse, Ava veut - et doit - voir/vivre. Dès lors, les étapes qui pourraient apparaître

46

comme de simples passages obligés propres à tout récit d’apprentissage (conscience de soi, découverte de la sexualité, émancipation) prennent un sens dramatique, portées par une pulsion aussi vitale que désespérée. Si Ava n’est pas sans maladresses - cherchant, comme tout premier film, autant à dire qu’à prouver –, il n’en signe pas moins l’acte de naissance d’une réalisatrice à suivre de très près. Cyrille Latour

Avant la fin de l’été de Maryam Goormaghtigh (Acid) sortie : 12 juillet 2017 L’Iran, grand pays de cinéma, tient tout entier dans une voiture – il l’a démontré en maintes occasions, du Goût de la cerise à Taxi Téhéran – et prend volontiers la route. En entassant trois Iraniens de Paris dans une Renault Espace, Maryam Goormaghtigh, réalisatrice suisse d’origine iranienne, l’emmène à nouveau en balade sur les départementales du sud de la France où il s’agit, de guérir l’un d’entre eux, Arash, de sa mélancolie © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


d’une part, de lui trouver de l’autre, et avant la fin de l’été, donc, une petite copine de manière à le dissuader de rentrer définitivement au pays. Il s’ensuit une flânerie en liberté tout à la fois pittoresque et bucolique où, à l’intersection des cinémas de Jacques Rozier et de Jean-François Stévenin, les trois amis débattent de politique, de poésie et des relations entre hommes et femmes, évaluent les stratégies de séduction, comparent pays d’origine et pays d’accueil, évoquent leurs espoirs ou leurs regrets et sont bientôt rejoints par Charlotte et Michèle, deux jeunes Françaises rencontrées par hasard. Si aucun des personnages ne franchit à la lettre de frontière à l’écran, Maryam Goormaghtigh escamote en profondeur celle qui ordinairement sépare la fiction du documentaire en filmant ses trois amis dans leur propre rôle mais comme des personnages dont, à partir d’éléments de réel, elle met en scène le quotidien. Ce qui s’est avéré être une très manifeste tendance de l’édition 2017 du Festival de Cannes sur laquelle il faudra revenir, voie qu’ont empruntée tout aussi brillamment des films tels que Last Laugh (Acid) ou The Rider (Quinzaine des Réalisateurs), en suivant des procédés, sinon analogues, parfaitement comparables.

En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui (UCR) sortie : 8 novembre 2017 Pour un premier film, le projet est ambitieux : à travers trois fictions, brosser le portrait de trois générations d’Algériens. Moussaoui expose avec calme les affres, les doutes et le passé troublé de ces héros ordinaires, au travers d’une mise en scène sereine, émaillée de certains moments de grâce, aussi beaux qu’impromptus - comme cette percée musicale, évoquant quelque chose entre l’entracte d’Holy Motors et Bollywood -, qui font craquer avec bonheur la froideur du naturalisme. Clément Deleschaud

Jeune femme de Léonor Seraille (UCR) sortie : 1er novembre 2017 C'est une des surprises du palmarès. Face à d'autres sérieux candidats - comme Ava ou Tesnota dans les sélections parallèles -, c'est Jeune femme de Léonor Séraille qui a eu les faveurs du jury de la Caméra d'or présidé par Sandrine Kiberlain. Mais c'est sans doute la fragilité du film, qui fait écho à celle du personnage, qui a séduit. L’excellente Laetitia Dosch (La Bataille de Solférino) y incarne Paula,

Roland Hélié

jeune femme

47

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


ENTRETIEN

Trois questions à Vincent Macaigne pourquoi avez-vous mis presque cinq années pour faire ce film ? Parce que je l’ai fait sans argent ! Et puis il y a eu le temps de gestation... Parce que lorsque j'ai commencé à faire Pour le réconfort, je me disais que s'il n'y avait pas de film à la fin, ce n'était pas grave. Je voulais juste travailler et comprendre le cinéma : la grammaire, les zones de forces. Il n'y avait pas de scénario à la base mais j’avais quand même La Cerisaie de Tchékov comme canevas, et c'était un peu l'excuse pour se rencontrer. Ensuite j'ai quand même écrit des scènes, au jour le jour. J'écrivais et le matin on les répétait un peu sans les filmer et ensuite les acteurs faisaient les scènes avec un texte non appris par cœur. Moi je parlais souvent pendant les prises, si bien que parfois ils me répondaient plus qu’ils ne répondaient à ceux avec qui ils partageaient les scènes ! le film de léonor serraille, jeune femme, présenté à un certain regard cette année, montre une femme qui hurle souvent, un peu comme dans votre film. cette colère est-elle le propre de votre génération ? Je ne sais pas mais ce qui est sûr c'est que je me suis dit que j'avais envie de donner la parole à des milieux sociaux. Je trouve qu'il y a beaucoup de films où on filme les milieux sociaux en filmant juste une histoire dans un milieu, comme une sorte de conte dans un milieu social. J'avais envie qu'ils aient la parole et que ce soit une parole presque intellectuelle, dialectique, qu'ils l'expriment et s'engueulent. Par exemple, dans la scène dans la voiture, je voulais qu'Emmanuel et Pascal deviennent deux symboles, que l'on perde presque l'idée de personnage, que ce soit plus de la pensée qui rentre en collision. Vous parlez de film “d'avant-catastrophe”, qu’est-ce que cela signifie ? Nous avons été élevé dans un monde où la plupart des œuvres contemporaines que l'on a vu étaient des œuvres d'après guerre. Et donc je me dit qu'au point où nous sommes à présent mon travail n'est plus un travail d'après-guerre. Je ne regrette pas une catastrophe qui a eu lieu mais je regarde quelque chose qui va arriver, et qui peut être autre chose qu'une catastrophe, comme juste une excitation ou un mouvement, par exemple. Dostoïevski ou Tchekhov n'ont pas fait des œuvres d'après guerre mais d'avant. Ils voyaient quelque chose qui allait arriver et ils essayaient de le traiter, mais ils ne savaient et ne comprenaient pas ce qui allait se passer. Ils ne savaient pas que Staline allait arriver, que la vapeur allait tendre vers l'énergie nucléaire. Ils avaient juste la sensation que quelque chose allait changer. Et je pense qu'en ce moment, de la même façon, on est devant la sensation que tout change. Mais on sait pas ce qui va se passer et si ça va être bien ou pas.

Propos recueillis par Jonathan Trullard

48

Tesnota

une trentenaire parisienne qui se fait larguer par son petit ami et squatte un peu partout en ville, au fil de rencontres plus ou moins improbables. L'héroïne y promène sa naïveté comme un étendard, mais c'est aussi ce qui charme. Le scénario désamorce en effet toutes les situations dramatiques en jouant la carte de l'humour, et on se reconnaîtra forcément dans l'une des multiples situations avec lesquelles se dépêtre Paula. On notera par ailleurs la très bonne performance du chat. Marine Quinchon

Pour le réconfort de Vincent Macaigne (Acid) sortie : 1er novembre 2017 Pour son premier long métrage de cinéma, l'acteur, réalisateur et metteur en scène Vincent Macaigne nous livre un travail déroutant inspiré de La Cerisaie d’Anton Tchékhov. Produit avec une grande économie de moyens, ce film peut se voir comme un laboratoire dans lequel des amis improvisent et expérimentent. Il y est question de Pascal et Pauline revenant sur les terres de leurs parents après des années de voyage et affrontant l'incompréhension de leurs amis d'enfance, d'origine modeste, n'ayant jamais quitté leur campagne. © les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


Petit paysan de Hubert Charuel (SiC) sortie : 30 août 2017 Faire de l’agriculture, et de la vie à la campagne en général, une source potentielle d’angoisse : c’est le pari de Petit Paysan, premier film d’Hubert Charuel, présenté à la Semaine de la Critique, qui mélange naturalisme rural et thriller psychologique. Une épidémie décime les vaches d’Europe, et une des bêtes de Pierre est touchée. À partir de ce point de départ se déploie une sorte de téléfilm haut-de-gamme, aux rebondissements certes attendus, mais qui ne manquent pas de souffle. Une œuvre imparfaite mais attachante et ambitieuse, les deux pieds dans le réel. Clément Deleschaud

Pour les habitués du metteur en scène, la brutalité et l'hystérie paraîtra presque modérée, pour les habitués de l'acteur, ce long-métrage contrastera avec sa tendreté nonchalante. Un film sincère dont la mélancolie, finement distillée, nous interroge et désoriente. Jonathan Trullard

Wind River de Taylor Sheridan (UCR) sortie : 30 août 2017 Cory Lambert, pisteur dans la réserve indienne de Wind River dans le Wyoming, découvre le cadavre de la fille de son ami. Il va aider Jane Banner, jeune recrue du FBI, à mener l'enquête. Drame policier aux allures de western moderne, Wind River est l'une des pépites du cru 2017 d'Un Certain regard. Deuxième réalisation du scénariste de Sicario et Comancheria, le film brille par une mise en scène léchée et immersive particulièrement maîtrisée. L'une des scènes les plus puissantes, une poursuite effrénée entre les criminels et Banner, n'est pas sans rappeler un plan-séquence mémorable de la première saison de True Detective. Wind River emprunte aussi à la série une tension palpable à chaque plan, directement liée aux codes socio-culturels propres à la réserve. Elizabeth Olsen démontre une nouvelle fois l'étendue de son talent, et Jeremy Renner est d'une intensité bluffante en équipier confronté à un drame passé. À la fois directe et délicate, la caméra de Sheridan sublime un scénario simple mais qui ne manque pas de force. Le jury d'Uma Thurman, lui aussi, a été séduit puisqu'il lui a décerné le Prix de la mise en scène. Amélie Leray

Tesnota Une vie à l’étroit de Kantemir Balagov (UCR) sortie : 15 novembre 2017 Le choc cannois espéré vint enfin par ce premier long métrage d’un tout jeune réalisateur russe, Kantemir Balagov, disciple de Sokourov, qui est ici son producteur. Situé en 1998 dans la petite ville du Caucase du Nord dont Balagov est originaire, le scénario, inspiré d’un fait divers, décrit les dégâts opérés par le kidnapping de deux fiancés au sein d’une famille de la communauté juive, tolérée sans plus dans cette région à majorité musulmane. C’est une double révélation que réserve la mise en scène de ce drame. Tout d’abord celle d’un cinéaste dont la réalisation rend formidablement compte, par le choix des cadrages et le découpage, de la sensation de claustrophobie et de fatalité générée par l’écriture. La seconde révélation est celle d’une formidable actrice, l’étourdissante Darya Zhovner, qui, pour sa première apparition à l’écran, incarne, avec une grâce infinie et nerveuse, le personnage principal de cette tragédie aux échos antiques. Marguerite Debiesse

49

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


H

les étoiles de la rédaction autres c otes du comit é de réda ction

nicolas marcadé jonatha n trulla rd

HHHH

amélie leray

HHH

r cyrille l atou

am michael Ghenn

thomas Fouet

clémen t delesc haud paul Fa breuil

isabelle danel

H

(suite)

HORS COMPÉTITION / SÉANCES SPÉCIALES Blade of the Immortal

HH

La Caméra de Claire (v.p. 17) Carré 35 (v.p. 18)

HHHH

HHHH

D’après une histoire vraie (v.p. 38)

m

H

Demons in Paradise

m

HHH

H

m

HHH

HHHH

HH

HH

HH

m

HH

12 jours (v.p. 39) Les Fantômes d’Ismaël (v.p. 39)

HH

How to Talk to Girls at Parties (v.p. 37)

HH HHH

HH

Napalm

H

HH

HH

HH

Nos années folles

HHHH

H

HH

Promised Land

H HHH

Sans pitié

HHH

HH

Sea Sorrow

HH

They

HH

24 Frames (v.p. 41)

HHH

HHH

Une prière avant l’aube (v.p. 25)

HH

HHH

Une suite qui dérange

HH

Le Vénérable W.

HHHH HHHH

The Vilainess

HHHH

H

Visages, villages (v.p. 26)

§

HHH

HHH

UN CERTAIN REGARD Après la guerre

HHH

L’Atelier (v.p. 29)

HHHH

Avant que nous disparaissions (v.p. 38) Barbara (v.p. 31)

HHH

HHH §

HH

m

H HHHH

§

HH

HHH

H

H

H

HH

HH

HHH

La Belle et la meute

HHH

HH

HHH

En attendant les hirondelles (v.p. 45) La Fiancée du désert

HHHH HHH

HH

m

Fortunata

H

Jeune femme (v.p. 47)

H

HH

Posoki

HH

m HHH

HHH

HH

H

HH

§

HH

H

HH

HH

m

HHH

H HH

m

HH

H

HH

HHHH

HHH HH

H

HHHH

Un homme intègre

HH

HHH

HH

m

m

El Presidente Tesnota (v.p. 49)

H

m

HHH

Out

HHH

HHHH HHH

Les Filles d’Avril (v.p. 39)

HH HHHH

HH

Western (v.p. 24)

HHH HHH

HHH

Walking Past the Future

HH

H

HHH

HHH

HHH

HHH

HHH

Wind River (v.p. 49)

m un mauvais film

H

H

H un film passable

HH un film honorable

HHH

HHH un bon film

50

HHH

HHHH un excellent film

§ le coup de cœur

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


autres c otes du comit é de réda ction

nicolas marcadé opale m uckenst urm marine quincho n

roland Hélié

thomas Fouet

clémen t delesc haud paul Fa breuil

isabelle danel

jef cost ello QUINZAINE DES RÉALISATEURS Alive in France À l’ouest du Jourdain

H HH

HH

L’Amant d’un jour Bushwick (v.p. 43)

HH

HHH

HHH

HH

A Ciambra (v.p. 42)

HHHH

Cuori puri La Defensa del dragon The Florida Project (v.p. 18)

L’Intrusa Jeannette (v.p. 35) Marlina (v.p. 44) Mobile homes Nothingwood (v.p. 45)

m

HHHH HHHH

HHHH

HHHH

HHH

HHH

H

HHHH

HHH

H

HHH

HH

HH

H

H

HH

HH

HHH

HHH

H

HHH

HH

HH

HHHH

§

HHHH

HHH

Ôtez-moi d’un doute

HH

HHH

Patti Cake$

m

HH

The Rider (v.p. 20)

HHHH

Un beau soleil intérieur (v.p. 23) L’Usine de rien (v.p. 28)

H HHHH

HH

HH

Frost (v.p. 23) I Am Not a Witch (v.p. 44)

HH

HHH

HHH

HHH

H

HH

HHH

HHH

HH

HHHH

HHHH

HHH

§

HHH

HHH

HH

H

SEMAINE DE LA CRITIQUE Ava (v.p. 46)

HHH

Brigsby Bear

HH

H

HH

La Familia

H

Gabriel et la montagne (v.p. 21) Makala (v.p. 24)

HHHH H

m

Los Perros

H

Petit paysan (v.p. 47)

HHHH

Sicilian Ghost Story (v.p. 40) Téhéran tabou

HHH

H

HHH

H HH

H

HHH HH HH

HH

HH

H

HHH HHHH

HHH

HHHH

HHH

Oh Lucy !

HH HH

HHH

HH

m

Une vie violente

H

HH

ACID L’Assemblée (v.p. 28)

HHHH

Avant la fin de l’été (v.p. 46) Belinda

HHH HHH

HH

HH

Le Ciel étoilé au dessus de nos têtes

HH

Coby Kiss and Cry

HH

HHH

H

H

HH HH

HH

Last Laugh

HH

Pour le réconfort (v.p. 48)

H

Sans adieu

HHH

Scaffolding (v.p. 21)

HH

HHH HHH

51

© les Fiches du Cinéma 2017 - Hors Série Cannes


PALMARÈS Sélection officielle COMPÉTITION

SEMAINE DE LA CRITIQUE Grand Prix Nespresso Makala de Emmanuel Gras Prix Révélation France 4 Gabriel et la montagne de Fellipe Gamarano Barbosa Prix Fondation Gan à la Diffusion Gabriel et la montagne Prix SACD Ava de Léa Mysius

COURTS MÉTRAGES Compétition Palme d’or Xiao cheng er yue de Yang Qiu Mention spéciale : Katto de Teppo Airaksinen

Semaine de la Critique Prix Canal+ Najpiekniejsze fajerwerki ever de Aleksandra Terpinska Prix Découverte Leica Cine Los Desheredados de Laura Ferrés

Queer Palm Les Îles de Yann Gonzalez

Quinzaine des Réalisateurs Prix Illy Back to Genoa City de Benoît Grimalt

Cinéfondation Premier Prix Paul est là de Valentina Maurel Deuxième Prix AniMal de Bahman & Bahram Ark Troisième Prix ex æquo Deux égarés sont morts de Tommaso Usberti

Palme d’or The Square de Ruben Östlund Prix du 70e anniversaire Nicole Kidman Grand Prix du Jury 120 battements par minute de Robin Campillo Prix de la Mise en scène Sofia Coppola pour Les Proies Prix du Scénario ex æquo Yorgos Lanthimos et Efthymis Filippou pour Mise à mort du cerf sacré de Yorgos Lanthimos et Lynne Ramsay pour You Were Never Really Here de Lynne Ramsay Prix d’Interprétation féminine Diane Kruger dans In the Fade de Fatih Akin Prix d’Interprétation masculine Joaquin Phoenix dans You Were Never Really Here Prix du Jury Faute d’amour de Andreï Zviaguintsev

UN CERTAIN REGARD Prix Un Certain Regard Un homme intègre de Mohammad Rasoulof Prix du Jury Les Filles d’Avril de Michel Franco Prix de la Mise en scène Taylor Sheridan pour Wind River Prix d’Interprétation Jasime Trinca dans Fortunata de Sergio Castellitto Prix de la Poésie du cinéma Barbara de Mathieu Amalric

QUINZAINE DES RÉALISATEURS Carrosse d’or : Werner Herzog Art Cinema Award The Rider de Chloé Zhao Prix SACD ex æquo Un beau soleil intérieur de Claire Denis et L’Amant d’un jour de Philippe Garrel Label Europa Cinemas A Ciambra de Jonas Carpignano

AUTRES RÉCOMPENSES Caméra d’or Jeune femme de Léonor Serraille (UCR) Prix FIPRESCI 120 battements par minutes (Comp.) Tesnota de Kantemir Balagov (UCR) L’Usine de rien de Pedro Pinho (QR) Prix du Jury Œcuménique Vers la lumière de Naomi Kawase (Comp.) Prix François-Chalais 120 battements par minute Queer Palm 120 battements par minute Palm Dog Einstein dans The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach (Comp.) Grand Prix : Lupo dans Ava de Léa Mysius (SC) Prix Palm DogManitarian : Leslie Caron et Tchi Tchi Œil d’or du Documentaire Visages, villages de Agnès Varda et JR (HC) Mention spéciale : Makala de Emmanuel Gras (SC) Cannes Soundtrack Oneohtrix Point Never pour Good Time de Ben & Josh Safdie (Comp.) Prix Vulcain de l’ArtisteTechnicien Josefin Åsberg pour The Square de Ruben Östlund (Comp.)


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.