Hors-série Cannes 2022

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CANNES

2022

Les films les plus attendus


COMPÉTITION

Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi

S’inspirant de ses souvenirs du temps où elle débutait comme actrice dans l’école créée par Patrice Chéreau, Valeria Bruni Tedeschi trouve enfin la bonne mesure et la bonne distance pour filmer. Elle sait capter la fièvre des corps et des cœurs chez ceux qui commencent à vivre leur passion pour les planches. Ce nouveau long métrage de Valeria Bruni Tedeschi est une très bonne surprise. Son cinéma était jusqu’à présent beaucoup trop théorique. Elle prenait la précaution, dans la plupart des scènes de ses films, d’imposer à sa mise en scène un mélange de retenue et de distanciation, même quand ses personnages cérébraux, qui la représentaient peu ou prou, se lâchaient quelque peu. La mise en scène était manifestement faite avec grande intelligence, mais cela ne suffisait pour insuffler autant de vie que nécessaire aux personnages, aux

actions. Cette fois-ci, Bruni Tedeschi a enfin réussi à passer un cap. Les Amandiers a clairement pour moteur l’énergie de vivre, qui, dans ses films précédents, était trop contrainte par la mise en scène. L’énergie de vivre dont on déborde et qui, mal placée, conduit dans des chemins tortueux, telle la drogue. L’énergie de vivre que l’on cherche chez les autres. L’énergie que l’on donne aux autres. L’énergie, donc, que l’on gagne et que l’on perd. Et que l’on échange dans une relation amoureuse. Ou même dans un travail qui brûle comme une passion. Hasardons une explication. Ici, la réalisatrice sait de quoi elle parle : son immense amour du théâtre et comment elle l’a rencontré à ses débuts avec le génial metteur en scène Patrice Chéreau. Et elle sait qu’elle le sait sans craindre de nous le dire. Elle ne cherche plus à mettre le spectateur dans sa poche en montrant les (ses) maladresses que (lui) fait faire l’intelligence quand elle sert à mettre à distance la vie. Elle a pris le risque de laisser ses comédiens, en exprimant l’amour de leur métier, déborder parfois sa mise en scène bien réglée, emportés qu’ils sont dans ces moments-là dans leur élan, par leur excès de vitalité. Et cela réussit à son cinéma. Leurs maladresses ne sont pas seulement des maladresses car elles se transforment tout de suite devant sa caméra en accents sincères d’un trop-plein d’amour pour le

théâtre. Tout cet amour s’exprime dans la juvénilité des accents avec lesquels les acteurs disent les dialogues, des gestes, des postures, des regards. Et Bruni Tedeschi, en abandonnant sa très grande intelligence de ce qu’il faut faire pour faire un bon film, laisse advenir ce que vivent ses jeunes acteurs avec la fraîcheur des débuts. Bruni Tedeschi est devenue une réalisatrice à suivre. Paul Fabreuil Sortie le 16 novembre

Les Bonnes étoiles

de Hirokazu Kore-eda Deux hommes partent en quête d’une famille adoptive pour un bébé abandonné par sa mère. Nouveau récit familial au scénario riche en rebondissements, Les bonnes étoiles est une nouvelle itération mineure du maître Kore-eda, mais passionnante par son casting coréen de grande qualité.


Il y a, dans les premiers instants du Deux ans et demi après La Vérité, réalisé en France grâce à une volonté de tourner avec Juliette Binoche, Hirokazu Kore-eda poursuit cette envie de porter son regard sur d’autres territoires que le Japon, tout en prolongeant un même cinéma où brille une analyse de la famille et de ses multiples incarnations. C’est en Corée que se déroule Les Bonnes étoiles, avec en tête d’affiche ce grand acteur qu’est Song Kangho (Memories of Murder, Parasite), prêtant tout son talent à ce nouveau projet du réalisateur de Nobody Knows (2003). Le concept des “boîtes à bébé” permet à l’auteur une réflexion autour de la maternité et de la forme de cynisme qui entoure le marché de l’enfance. Gang Dongwon, aperçu dans Peninsula (2019) et l’excellent 1987 When the day comes (2017), forme avec Song Kangho, un duo uni par une même envie de trouver les meilleures familles possibles à ces bébés abandonnés, mais aussi d’en tirer un bénéfice financier. Ce noyau de personnages s’enrichit de la présence de Lee Jieun, connue en Asie sous le pseudonyme d’IU pour sa carrière de musicienne à succès. Comme souvent chez Kore-eda la recomposition familiale s’opère de toutes les manières possibles, ici un bricolage de circonstance qui amène le petit groupe à sillonner la côte coréenne pour trouver une

famille correcte au bébé de la jeune femme. Pour achever le tableau, un jeune orphelin est recueilli le temps de la virée, composant ainsi un attelage dysfonctionnel des plus hétéroclites. Mais l’intrigue du film est complexe et se mâtine d’un vernis policier avec la présence de deux enquêtrices, dont l’une est incarnée par Bae Doona (A girl at my door, Cloud Atlas), contrepoids à ce récit très structuré où l’on découvre les histoires par petits extraits, agrémentant un ensemble dense et complexe. L’écriture est toujours le point fort chez le réalisateur japonais, et Les Bonnes étoiles ne déroge pas à la règle. Son principal défaut est sans doute de venir après un succès tel que Une affaire de famille (2018), qui avait reçu la Palme d’or, couronnant une carrière très riche en fictions de qualité. Si la forme est rarement flamboyante chez Kore-eda, on prend ici plaisir à le voir utiliser ces grands acteurs coréens, tout comme il l’avait fait précédemment avec Binoche, Deneuve et Ethan Hawke, pièces rapportées d’un cinéma universel qui continue à émerveiller par la beauté de son discours et la science des situations qu’il a développée film après film dans une œuvre toujours plus complète et convaincante. Florent Boutet Sortie le 7 décembre

Close

de Lukas Dhont Ils ont 13 ans et sont amis depuis toujours. Mais l’entrée dans l’adolescence va faire dérailler leur relation et leur destin. Propulsé en compétition dès son deuxième long métrage, après la Caméra d’Or de Girl en 2018, Lukas Dont signe un film d’abord assez bluffant de style et d’intensité, mais qui s’essouffle un peu sur la durée. D’emblée ce qui saute aux yeux, c’est qu’il y a là un langage. Un style, où la caméra et le montage se synchronisent sur une vitesse de déroulement des événement, donnant la sensation d’un long panoramique filé sur la vie qui s’écoule, les rapports qui se nouent et se dénouent, la mécanique du drame qui s’enclenche inexorablement. Cette rapidité contredit en partie la douceur de ce qui est montré l’amitié, la vie à la campagne, le soleil... - et instaure une atmosphère


ARMAGEDDON TIME de James Gray

Reçu avec un politesse un brin condescendante au fil de critiques déclinant les motifs du film mineur, de la petite autobiographie sensible et de la mince frontière qui sépare le classicisme de l’académisme, Armageddon Time méritait sans doute mieux que ça Il est beau de voir comment un état d’esprit, après quelques tours en alambic, peut se transformer en une œuvre d’art. En 2019, au moment de la sortie d’Ad Astra, James Gray, tout à la fois en verve et en déprime, avait donné à Libération une interview dans laquelle il apparaissait doutant de lui-même et s’interrogant amèrement sur l’époque. Il évoquait ainsi, par exemple, l’idée d’une crise culturelle en Amérique (« De plus en plus de gens qui accèdent à l’université aux Etats-Unis ne peuvent pas se permettre d’étudier les humanités.

Ils étudient quelque chose qui leur permettra de rembourser leur dette universitaire, donc ils optent pour le business. Et donc ils ne comprennent pas Shakespeare, ni Moby Dick ou Molière, n’entendent rien à Verdi, Puccini, Wagner, Rembrandt, Picasso ou Rothko. »), le sentiment d’être né à la mauvaise époque (« Je ne pense pas que les choses étaient “meilleures” en 1970. Elles ne l’étaient pas pour qui était noir, ou gay, ou femme. La vie était objectivement pire. Mais au même moment, en 1969, vous aviez Macadam Cowboy.


En 2019, c’est Green Book qui gagne l’oscar du meilleur film. C’est un indicateur idiot, mais ça révèle tout de même quelque chose qui a changé culturellement. »), ou le fait d’être revenu de l’ambition (« Si vous m’aviez demandé à 25 ans si je désirais par-dessus tout faire un grand film et devenir un réalisateur célèbre ? Oui ! Mais aujourd’hui, je sais que c’est du vent. »). Trois ans plus tard, ces questions et sentiments se retrouvent dans son nouveau film, mêlés à la chronique autobiographique du début de son adolescence, en 1980. Loin d’être une simple rêverie nostalgique occasionnée par le passage à la cinquantaine, Armageddon Time est donc un film sur le James Gray d’aujourd’hui, se demandant quels chemins lui et la société ont pris pour se retrouver désormais à ce point dos-à-dos.

Assumant pleinement la dimension autobiographique de son film (le héros est un petit rouquin dans son genre, il a exactement son âge, son nom de famille - Graff - est proche du sien et lui aussi est la contraction américanisée d’un nom juif venu d’Ukraine...), James Gray pose sur lui-même enfant un regard singulièrement ambigu, c’est-à-dire ni condescendant ou amer, ni attendri et gnagnan. Sans cesse le personnage fluctue : petit con prétentieux ou génie en herbe, lâche ou héros… En cela, le film est déjà joli. Ce qui le rend beau, c’est que le matériau autobiographique ne s’y suffit pas à lui même mais est mis, de façon rigoureuse et cohérente, au service d’un propos qui l’excède. Au départ, le film se pose en douceur dans tout un folklore assez attendu du récit d’apprentissage adolescent : le premier jour de la rentrée scolaire, la famille juive haute en couleur, les disputes et les câlins, la vocation artistique, la naissance de l’amitié, les 400 coups… Mais au fil de ces séquences un peu convenues, Gray pose en sous-main les bases d’un thème qu’il va ensuite creuser de façon constante et complexe, sans se laisser détourner par rien de périphérique (ni petit souvenir pittoresque, ni évocations fétichistes, ni passage obligé par la case de l’éveil sentimental) : le positionnement social. C’està-dire la place que l’on désire, celle que la société nous accorde ou nous fait miroiter, et celle que l’on choisit en arbitrant entre tout ça, avec les dilemmes moraux qui sont à la clé (comment ne pas renoncer à la réussite, tout en restant fidèle à soi-même et en pouvant continuer à se penser encore du côté du bien ?).

Ainsi, le motif de l’échelle sociale quadrille totalement le film, et les personnages sont toujours situés en fonction de ses barreaux, toujours au-dessus et/ou au dessous de quelqu’un, cherchant leur juste place. Soumis à l’autorité de son prof, Paul se prend à rêver que sa mère (qu’il considère comme “présidente du

collège” parce qu’elle est celle des parents d’élèves) pourra, à son tour, le remettre à sa place. Ayant été mis en position de dominé par sa condition de juif, le grand-père s’est employé à se construire socialement une position dominante. L’orientation des enfants est entièrement guidée par l’obsession des parents de les voir se faire “une place à table”. Cumulant tous les facteurs d’exclusion (il est noir, pauvre, rêveur…), Johnny, le copain de Paul, n’a tellement aucune place dans la société, qu’il n’a bientôt même plus de maison et va devoir comprendre que sa seule place est en prison. Paul, lui, croit encore en ses dons artistiques pour lui apporter la reconnaissance et une place à table. Mais les temps sont en train de changer, l’étau se resserre, et le ricanement de son frère quand il annonce vouloir être artiste (“c’est sûr, ça gagne bien !”) est celui de l’époque. En traçant une ligne entre Reagan (sa campagne et son élection ponctuent le film) et Trump (dont le père règne sur l’école privée que va intégrer le héros), Gray dessine une autoroute allant d’hier à aujourd’hui en filant droit vers toujours plus de division sociale, d’inculture et de compétition marchande. Et il se filme lui, à dix ans, positionné au péage, hésitant à s’engager et optant finalement pour un chemin de traverse. La séparation des voies est ici illustrée par le passage, pour Paul, de l’école publique à l’école privée.

Et dans cette partie, sur le récit initiatique lambda (le couple d’amis à la Tom Sawyer et Hukelberry Finn ou Pinocchio et Lucignolo, la découverte des petites trahisons qui posent les bases de l’entrée dans l’âge adulte…) se surimprime parfaitement le propos politique (le passage au tout-privé, l’abandon des classes populaires, la faillite de l’école dans sa mission d’éducation, d’émulation et de vecteur de cohésion sociale...). Dans le lycée privé on voit fleurir une élite inculte, agressive et suffisante, qui ne parle que de son propre pouvoir, quand Paul, avec Johnny, parlait des Beatles ou de Kandinsky et rêvait devant les fusées de la Nasa. De façon allusive mais cinglante, le film montre ce retournement des valeurs : ce sont maintenant les enfants de l’élite qui sont des petits barbares, et c’est de l’autre côté de la barrière sociale qu’est désormais l’humanisme et la culture. Où trouver sa place dans un tel schéma ?

Comme une ponctuation, par trois fois, on voit, dans Armageddon Time, revenir une scène où Paul fait un dessin, et en reçoit la critique. Chaque fois le style du dessin est différent, et chaque fois la nature de l’incompréhension qu’il suscite est différente aussi : ici on trouve qu’il fanfaronne, là qu’il plagie, et enfin on trouve qu’il fait n’importe quoi. “Trop mineur” on ne lui avait pas encore fait… Et bien voilà.

Nicolas Marcadé


où se mêle la plénitude et l’inquiétude. La beauté de l’image, la présence et la justesse des deux acteurs principaux contribuent à l’impression générale de densité. Subtil, le film aborde la thématique de l’homosexualité de biais, en s’attachant à décrire une relation d’amitié fusionnelle, dont les racines plongent dans le passé, et dont la possible ambiguïté n’apparaît et ne pose problème que dès lors qu’elle est regardée et nommée par les autres. Ainsi, au lieu de “traiter” un thème sociétal, il parle de façon plus générale de la perte de l’innocence, du mythe du jardin d’Éden. Jusquelà tout est assez parfait. Puis, dès lors que cette première partie a atteint son pic et que le drame a eu lieu, le film inévitablement doit changer un peu sa rythmique. Et là, Dont négocie moins bien le virage. En effet, dans ce deuxième mouvement, ce film de rapidité tout à coup dilue, tergiverse, retarde le moment de parvenir là où l’on sait très bien qu’il va, et joue davantage sur les codes du mélodrame que sur l’expression directe des sentiments. Sa respiration naturelle devient alors plus forcée, on sent ses effets plus calculés. Et même si certaines séquences restent belles, et même si Émilie Dequenne, dont le personnage passe alors au premier plan, est ici meilleure qu’elle n’a jamais été depuis Rosetta, l’émotion est un peu entravée.

Nicolas Marcadé

Sortie le 1er novembre

La Conspiration du Caire de Tarik Saleh

Après le très remarqué Le Caire confidentiel, Tarik Saleh revient avec une fable politique à la mise en scène solide et à l’impeccable déroulé dramatique, mais à laquelle manquent, sans doute, quelques respirations. Fraîchement entré à la prestigieuse université coranique Al-Azhar du Caire, Adam (Tawfeek Barhom), fils

d’un modeste pécheur, se retrouve malgré lui l’instrument, puis immanquablement la victime, de manœuvres politiques et vendettas meurtrières visant à faire nommer un nouveau Grand Imam. Commençons par souligner que ce nouveau film de Tarik Saleh (Le Caire confidentiel, dont il retrouve ici l’interprète, Fares Fares) confirme toute sa maîtrise dans le registre d’un thriller paranoïaque en prise directe avec la société égyptienne contemporaine. S’il excelle à mettre en scène son décor à la fois vaste et claquemuré et les luttes de pouvoir qui s’y livrent, et s’il est traversé de quelques scènes splendides - un concours de lectures chantées du Coran, une rivalité de prêches entre deux groupes d’études théologiques... -, on regrettera néanmoins qu’il soit à ce point tenu par un souci d’efficacité narrative. Chaque séquence, en effet, ne semble vouée qu’à faire avancer l’action, les événements se précipitent - difficile d’éprouver le passage du temps - et l’ensemble s’apparente à une longue succession de morceaux de bravoure. S’il s’agissait de dresser le tableau d’une société malade de la collusion entre les pouvoirs d’État et religieux (qui, en fin de compte, a ici la main sur l’autre ?), et plus précisément d’un microcosme gangrené par une corruption systémique, c’est à la fois d’une efficacité certaine et un chouïa programmatique. S’il s’agissait plutôt de donner à voir l’éducation d’un jeune homme, jeté dans le tambour d’une machine à laver et rendu à la vie civile délesté de ses illusions - de montrer, en somme, la destruction d’un cœur pur -, c’est déjà nettement plus probant. Thoma Fouet Sortie le 9 novembre

Les Crimes du futur

de David Cronenberg Sur un rythme lent et une tonalité en mode mineur, Cronenberg poursuit son exploration fascinée des corps déformés à travers une étrange fable qui mêle anticipation, constat politique désabusé et histoire d’amour viscérale. Un film assurément puissant. Et revoilà Cronenberg - 79 ans au compteur - de retour à ses obsessions premières : le corps, sa tuyauterie, ses dégénérescences et mutations en tous genres. Grand cinéaste du transhumanisme, déclinant depuis toujours (La Mouche, eXistenZ, Crash…) les multiples possibilités d’évolution ou d’hybridation de notre modeste enveloppe corporelle, dans le but de s’extraire de ses limitations et douleurs afin d’en optimiser la jouissance, le réalisateur canadien livre avec Les Crimes du futur l’une de ses œuvres les plus intimistes. Situé dans un futur suffisamment proche pour nous sembler familier, loin de la pyrotechnie parfois attendue de la science-fiction moderne, délaissant tout suspense au profit d’une intrigue minimaliste et d’un tempo à la lenteur


entêtante, le film est un étrange objet rétro, à la lumière feutrée, qui rappelle curieusement le Only Lovers Left Alive de Jarmush. À l’histoire de deux amants improbables tentant d’inventer de nouvelles manières de s’aimer, se mêle celle d’un créateur vieillissant décidant d’assumer ses pulsions (même douloureuses) et d’exhiber ses créations (même morbides) – métaphore évidente du cinéaste lui-même, les organes nouveaux aux fonctions inconnues jouant ici le rôle des films eux-mêmes. Réflexion sur la société du spectacle autant que sur l’avenir incertain d’une planète abîmée par l’être humain, Les Crimes du futur, malgré son rythme bancal ou son propos parfois maladroitement explicité, sème dans nos têtes un étrange mélange de graines qui continuent de germer lentement une fois la projection finie : gage que, sans être bien certains de ce que l’on vient de voir, on est au moins certains d’avoir vu quelque chose. François Barge-Prieur Sorti le 25 mai

Decision to leave

de Park Chan-wook Un inspecteur irréprochable s’éprend de sa suspecte, jusqu’à mettre en péril son intégrité. D’un romantisme sulfureux, ce drame policier aux accents hitchcockiens commence par intriguer, mais se perd dans les circonvolutions d’une narration trop alambiquée. Sous ses dehors de polar, Decision to Leave cache un drame sentimental qui repose essentiellement sur l’ambiguïté de la relation entre Hae-joon, inspecteur insomniaque et perfectionniste, et Seo-rae, sa mystérieuse et impassible suspecte. Très vite, la fascination du premier pour la seconde tourne à l’obsession. Irrésistiblement attirés l’un par l’autre, ils ne peuvent se résoudre à prendre la fameuse “décision” évoquée par le titre. La jeune femme manipule-t-elle le policier ? Éprouve-

t-elle au contraire des sentiments sincères à son égard ? Jusqu’à la fin, où Seo-rae voit s’accomplir son désir romantique de devenir “l’une des affaires non élucidées” de Hae-joon, le doute demeure. Avec ce film, Park Chan-wook livre sa propre version de Vertigo, dans une mise en scène élégante, récompensée par le jury cannois, et servie par la beauté de la photographie, signée Kim Ji-yong. Le récit, tortueux, bouscule la chronologie et s’autorise également d’étonnantes ruptures de ton et de rythme. L’humour s’insinue dans le thriller, tout comme la mélancolie. Toutefois, malgré l’évidente maîtrise du cinéaste, l’opacité de l’œuvre constitue un obstacle à l’émotion. Multipliant flash-backs, ellipses et retournements de situation, la narration s’avère exagérément complexe, pour une intrigue en réalité beaucoup plus simple et classique qu’il n’y paraît. À tant lutter pour comprendre les rebondissements de l’enquête policière, on finit par se perdre dans les méandres de ce qui est raconté et par passer à côté des subtilités émotionnelles, pourtant incarnées avec talent par la Chinoise Tang Wei (Lust, Caution) et le Sud-Coréen Park Hae-il (Memories of Murder). Julie Loncin Sorti le 29 juin

La Femme de Tchaïkowski de Kiril Serebrenikov

Retour en compétition pour Kirill Serebrennikov, avec ce faux biopic centré

sur une figure de femme - l’épouse délaissée de Tchaïkovski - portée - et punie - par son obsession pour le compositeur. Tout entier traversé par une quête de puissance formelle autant que dramatique, le film fait parfois mouche, mais ploie à la longue sous la théâtralité de son dispositif. Il y a, dans les premiers instants du nouveau film de Kirill Serebrennikov (Leto, La Fièvre de Petrov), une scène splendide. C’est l’enterrement de Tchaïkovski, sa veuve éplorée fend la foule des amis et admirateurs, approche du mort... qui se relève, le temps de la bannir. 16 ans plus tôt. Amoureuse de Tchaïkovski, son professeur à l’école de musique, Antonina Miliukova le convainc de l’épouser. Elle ignore qu’il s’agit pour le compositeur, qui est homosexuel, d’une couverture, et qu’elle n’en sera jamais aimée... Ni biopic, serait-ce par la bande, du célèbre compositeur - il sera fait très peu de cas de sa musique -, ni récit aux accents féministes - en dépit d’un carton inaugural rappelant le statut peu enviable de la femme dans la société russe d’alors -, le film assume, et assène, ses partis pris, en premier lieu la théâtralité de son dispositif, ses décors de studio qui ne laissent que rarement envisager la possibilité d’un ciel, et plus encore une brouille qui ira s’aggravant des frontières entre le réel, le souvenir et le fantasme. Le problème, c’est qu’il y a là, parfois, dans la démonstrativité des mouvements de


EO

de Jerzy Skolimowski

Reprenant le principe du Au hasard Balthazar de Bresson, EO suit le trajet d’un âne perpétuellement en fuite, et se place dans son œil pour observer les turpitudes des humains. À 84 ans, Jerzy Skolimowski signe une œuvre d’une liberté et d’une audace, formelle et narrative, éblouissantes. Le critique a quelquefois bien du mal à parler d’un film, tant, non seulement il l’a aimé mais sa vision l’a remué, lui a fait perdre pied. Tant la force esthétique de l’œuvre lui a fait vivre une expérience d’une intensité émotionnelle qu’il ne pouvait pas imaginer vivre un jour. C’est le cas pour moi avec ce chef-d’œuvre qui, tel un météore, a illuminé le ciel cinéphile de Cannes. C’était loin d’être gagné car le personnage principal est un âne (comme dans le très janséniste chef-d’œuvre de Robert Bresson Au hasard Balthazar, auquel Eo emprunte l’idée pivot : un âne maltraité par l’homme). Cette bête est témoin puis victime des turpitudes des humains, qui ne font d’ailleurs guère preuve d’humanité même les uns vis-à-vis des autres, c’est le moins qu’on puisse dire. Elle est aussi le témoin que se (re)passent les êtres humains de façon violente.

C’est ainsi que, à cause de nouvelles lois censées défendre les animaux en interdisant notamment leur présence dans les cirques, elle est séparée de sa jeune maîtresse, la seule à faire preuve de tendresse à son égard. Et c’est le début d’une succession de manques de chance qui vont l’amener jusqu’à un chemin allant vers un abattoir (car on fait du salami avec de la viande d’âne). L’animal reste impassible la plupart du temps, ce qui permet facilement au spectateur de projeter ses sentiments sur lui comme sur une page blanche, et finalement de s’identifier à lui. Grâce à cette qualité de tempérance, l’âne fait clairement ressortir par contraste la folie humaine, que Skolimowski met en scène en s’autorisant nombre de variations baroques, toutes plus belles les unes que les autres. C’est tantôt une dominante rouge qui nappe une séquence pour


nous faire sentir la peur, l’inquiétude de la bête, tantôt une caméra en hauteur qui se déplace sur un axe rectiligne ou bien qui tourne sur elle-même (notamment à un moment près d’une énorme éolienne) pour exprimer la curiosité de l’âne dans sa découverte d’espaces qui lui sont inconnus, souvent dans la nature, où déambule placidement celui-ci, notamment dans une forêt, lieu toujours un peu inquiétant pour nous pauvres humains mais pas pour l’âne (le contraste des réactions ici aussi augmentent les mouvements intérieurs du spectateur). Pour provoquer notre compassion envers cet âne qui accepte philosophiquement sa destinée, Skolimowski revisitent tous les styles qu’il a créés durant son parcours de (grand, d’immense) cinéaste. Car il n’a pas été l’homme d’une unique esthétique (quoi de commun en effet entre le style du Départ et celui de Quatre nuits avec Anna ou entre celui de Deep End et celui de Travail au noir par exemple ?). Il réussit ainsi des bouffées poétiques extrêmement émouvantes qui l’aident à traduire ce que doit ressentir selon lui son héros animal. Il ne peut que tenter de le deviner car, dans Eo, l’âne est l’Autre pour un humain. C’est ce nous fait ressentir le réalisateur polonais à l’aide d’intenses audaces formelles, et que c’est ce qui lui importe, nous montrant bien que cet Autre, l’être humain préfère ne pas le considérer, ne

pas le regarder dans sa différence et son mystère, niant même qu’il puisse connaître la souffrance. Et connaître aussi d’ailleurs la joie, le plaisir d’être aimé. Les scènes où sa jeune maîtresse a des gestes doux envers lui restent d’ailleurs inoubliables de justesse. Eo, tout en dévoilant peu à peu les convictions de son auteur en faveur de la cause animale, n’en garde pas moins une grande part de mystère : il demande à être revu pour pouvoir encore mieux décrypter ses différentes couches de signification, son extrême richesse de sens (*). Tout comme il est nécessaire d’essayer de décrypter le comportement d’un animal pour essayer de le comprendre, même si c’est une tâche sans fin. Et, pour Skolimowski, il serait temps que nous autres, êtres humains, en prenions conscience.

Paul Fabreuil

Sortie : 19 octobre (*) Chez le génial Polonais, «tout est lisible à plusieurs niveaux», écrivait déjà Serge Daney en 1967, dans son article sur Le Départ. C’est que, pour le critique, le but de Skolimowski est de « convaincre en même temps du caractère évident et arbitraire du cinéma ». Du caractère politique (description de la réalité sociale, qui participe du contenu du film) et poétique (importance de l’imagination pour le travail formel du film) en ce concerne Eo peut-on ajouter.


la caméra et le ballet des personnages - scènes dansées comprises -, et quand bien même cela sert la démence d’Antonina, ou de la situation, quelque chose qui sent un peu, sinon l’esbroufe, la volonté d’en imposer, de produire les signes extérieurs du “grand film”. On pourra également nourrir quelque circonspection quant à cette héroïne dont on ne saurait dire si elle est amoureuse au degré le plus problématique, rivée à une idée dont elle fait un principe (“je suis la femme de Tchaïkovski”), ou plus simplement le jouet du cinéaste. Car, voilà qui s’ajoute à la liste des personnages féminins de cinéma dont il convient d’épouser le chemin de croix, qu’il s’agit de voir se traîner dans la boue, le feu et le froid certains des plus beaux films sont certes portés par l’obsession de leurs héro(ïne)s, mais celle-ci est si déconcertante qu’elle fascine et laisse à distance tout à la fois. Thomas Fouet

Frère et sœur de Arnaud Desplechin

Alice hait son frère, Louis. À la mort de leurs parents, le temps est venu de se demander pourquoi. Desplechin décline et approfondit un des thèmes d’Un conte de Noël, et retrouve une ferveur qui, dernièrement, avait pu souvent lui faire défaut. Après toute une série de films qui, sans toutefois rompre avec son univers constituaient à chaque fois l’exploration d’une terre étrangère (les États-Unis, la jeunesse, le polar, l’adaptation littéraire…), Desplechin revient ici pleinement “chez lui”. C’est-à-dire à ce projet autobiographique très singulier qui consiste, non pas à prolonger un journal ou un roman familial, mais à décliner en fictions différentes une même mythologie originelle, comme s’il rebattait sans cesse les cartes d’un unique talon, où se mêleraient les personnages du jeu des 7 familles (étendus au neveu, aux cousins ou aux conjoints..) et les lames d’un tarot imaginaire (la Deuil, la Bannissement,

la Haine, la Libération…). Ici, on reconnaîtra donc aisément le frère et la sœur de Un conte de Noël, qui, tels des dieux grecs, redescendent à nouveau sur Roubaix, dans de nouvelles identités (mais toujours sous le nom de Vuillard) et de nouvelles configurations. Au centre du jeu, la carte maîtresse est celle de la Haine. Et le film, de façon assez passionnante, s’attarde sur son interprétation, éclairant ainsi certains tirages précédents en posant une définition de la haine comme mystère (déjà dans Comment je me suis disputé Dedalus cherchait à retrouver les raisons de sa brouille avec son ami Rabier) et comme prison (l’enjeu pour la majorité des personnages de Desplechin n’est-il pas de se libérer de la colère ?). Certes, ce film ne diffuse pas tout à fait le même sentiment d’ampleur, de maîtrise et de profondeur que ceux de la période héroïque, mais on y retrouve chez Desplechin un appétit réactivé et réjouissant pour la narration, les rapports violents, les audaces narratives et formelles, le désir d’aborder chaque scène comme un climax... Bref, chez lui comme chez nous, on retrouve le plaisir. Nicolas Marcadé. Sortie : 20 mai

Les huit montagnes

de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermersch Récit d’une amitié au long cours sur fond de panoramas alpins, le film de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermersch est une longuette - quoique jamais antipathique - succession de chromos désincarnés. Co-signé par Felix Van Groeningen (La Merditude des choses, Alabama Monroe...) et Charlotte Vandermersch (actrice chez Van Groeningen, mais aussi chez Fabrice Du Welz), Les Huit montagnes, adapté du roman de Paolo Cognetti, n’est pas dépourvu de qualités,

en premier lieu la tendre attention qu’il témoigne à ses héros ; le problème, c’est plutôt la façon dont il les délaie pour paraître plus gros qu’il n’est, plus ample, plus ambitieux - repliez l’accordéon, ça fonctionne tout aussi bien. Car si le film brasse large - chronique d’une amitié au long cours, d’une relation père-fils contrariée, des derniers feux d’un pastoralisme ancestral... - et prend son temps (2h32), il survole hélas, plus qu’il ne traite, chacun de ses sujets. L’amitié entre les deux personnages est ainsi donnée comme un acquis - ça pourrait être l’illustration du mystère et de l’évidence propres à toute rencontre, qu’elle soit amicale ou amoureuse, ici c’est plutôt un postulat de départ auquel on nous demande de croire sans vraiment nous l’avoir montré. De ses paysages magnifiques, le film ne tire guère plus qu’une série de cartes postales, et de son récit lorgnant la fresque, des leçons pas franchement inédites : il est difficile de concilier tradition et modernité ; la nature est majestueuse, mais elle peut prendre son dû et supposer sa leçon ; il faut parfois partir loin pour se sentir enfin chez soi (les scènes au Népal, images d’Épinal curieusement désinvesties)... Tout ce qui pourrait donner lieu à un peu plus d’ambiguïté, le “remplacement” d’un fils, “légitime”, par un autre “adoptif”, la noirceur qui gagne l’un des héros dans la toute dernière partie..., est ici lissé, expédié. Guère habitué à faire dans la délicatesse - ce n’est pas un reproche -, Van Groeningen la force un peu ici. En vertu de quoi cette série d’ascensions et de sauts dans le temps s’apparente paradoxalement à un très long quoique jamais désagréable - statu quo. Thomas Fouet Sorti le 25 mai

Leila et ses frères de Saeed Roustae

Entre une issue sociale à inventer et les automatismes forgés par une société corrompue, une famille se déchire pour échapper au déclassement qui la menace. Après le formidable La Loi de Téhéran, Saeed Roustaee jette à nouveau un regard


peu amène sur la société iranienne. Décidément, un grand cinéaste est né. Il n’est sans doute pas inutile de préciser qu’à la suite de La Loi de Téhéran, le nouveau film de Saeed Roustaee était extrêmement attendu. Manifestement, cette attente a duré moins longtemps que le craignaient les admirateurs du cinéaste et de son éblouissant thriller resté dans les esprits pour longtemps. Et si Leïla et ses frères peut sembler d’une intensité moins grande, il n’en est rien en vérité, cette fausse impression étant la conséquence d’un changement de genre ou de registre, ce nouvel opus relevant davantage du drame social, moins spectaculaire à proprement parler, de la chronique familiale mafieuse, d’un métaphorique portrait de groupe avec dame, portrait brossé au scalpel il va sans dire. Instrument de haute précision qui exige tout à la fois une évidente dextérité, une perfection du geste, une forme de vista et de compréhension du corps, politique, sociétal ou humain, dont on s’apprête à rendre visible ce que dissimule la peau, le vernis qui recouvre les mensonges et les faux-semblants, les chairs infectées,

les doctrines corrompues, les dogmes illusoires, les nécroses. Ici, le groupe en question se compose – il faudrait pouvoir dire se décompose – d’une fratrie de quatre garçons, véritable quartet de losers, dont l’existence consiste à argumenter et légitimer leur conduite d’échec et leurs choix désastreux, de leur père, Harpagon égrotant en quête d’une reconnaissance clanique à laquelle il est parfaitement disposé à sacrifier tous ses proches, la Leïla éponyme enfin, fille et sœur de cette foireuse députation de pauvres types, inflexible et dupe de rien, qui n’en restera pas moins impuissante à leur épargner la déconfiture ultime, le déclassement définitif. Quelque part entre le Bergman tardif de Sonate d’automne et l’Ettore Scola de Affreux sales et méchants, Leïla et ses frères met à nue la société iranienne, observe ses entrailles sans compassion c’est le moins qu’on puisse dire, pour ne pas faire mystère de la corruption qui l’avarie, du bas-fond moral qu’elle est devenue. Le contrecoup ne s’est pas fait attendre très longtemps puisque la distribution du film vient d’être interdite en Iran. Il faudrait pouvoir détailler, dans ces colonnes, les vicissitudes que connait ce formidable

film depuis sa projection au festival, ce qui est entrepris par le pouvoir iranien pour tenter de lui couper le souffle. Gageons que c’est trop tard.

Roland Hélié

Sortie le 24 août

Nostalgia

de Mario Martone De retour à Naples après 40 ans d’absence, un homme retrouve sa ville, non sans en passer par une relative naïveté. Mario Martone filme avec une grâce certaine la nostalgie d’un revenant qu’une ville, finira par rejeter. Comme peut un corps en rejeter un autre, étranger. Si, avec la grâce que l’on sait, LéonPaul Fargue s’est fait le piéton de Paris, on peut se figurer qu’à travers Felice Lasco, le personnage principal


PACIFICTION de Albert Serra

À Thaiti, le quotidien d’un Haut-commissaire d’État prend une tournure de plus en plus trouble à mesure que s’étend la rumeur d’une reprise des essais nucléaires. Travaillant pour la première fois sur un motif contemporain, Albert Serra dresse le tableau sensoriel et inquiétant d’une société qui continue mécaniquement à faire les mêmes gestes tandis que son âme est en proie au dérèglement. Une toile de maître. Au milieu du petit ronron auteur de la compétition cannoise l’effet produit par le nouveau film d’Albert Serra a été celui d’une apparition. Hors des cadres attendus des discours et des genres, s’avançait une sorte de pure vision, un bloc compact d’images

et de son, totalement mystérieux et puissamment irradiant. Une apparition, c’est d’ailleurs comme cela, plutôt que comme un film, qu’il conviendrait de définir Pacifiction si l’on veut éviter les déceptions. En


– est, elle, a priori très loin de relever de la mythologie. D’autant que les enjeux narratifs ne sont pas non plus du domaine du spectaculaire. Il ne s’agit en effet que de suivre le quotidien de ce Haut-commissaire de la République, de visites officielles en cocktails, de réunions en soirée en boîte, tandis qu’enfle la rumeur d’une reprise des essais nucléaires dans la région et qu’augmente le risque d’une révolte de la population autochtone.

Si le film joue sur un principe de glissement et qu’il ne serait pas faux de dire qu’il commence comme un épisode de Strip-tease pour se terminer comme un film de Lynch, la méthode de Serra consiste à déplacer ce principe glissement jusque dans l’intérieur des scène. Ainsi on a le sentiment qu’il détoure des séquences ordinaires, semi-documentaires, pour le recoller sur le fond ambigu d’une atmosphère de rêve flirtant confusément avec le cauchemar. Tout est donc à regarder autrement. Tous les repères sont brouillés. Une fascination s’exerce sans que l’on sache très bien pourquoi. Sous la pantomime du jeu politique et administratif, gronde la puissance de tout le refoulé qui échappe à son contrôle.

effet, si l’on considère qu’un film consiste à raconter une histoire, susciter des plaisirs nommables (on rit, on pleure, on apprend plein de trucs…) ou à poser sur le monde un discours clair, Pacifiction est à peu près tout l’inverse. En revanche, si l’on considère que le cinéma c’est être conduit sur des parcours où l’émotion et la pensée arrivent par des voies inattendues, être introduit dans des zones entre chien et loup, où l’extrême beauté distille une sourde inquiétude, où la drôlerie et la gravité sont mal dissociés, où ce qui se passe est aussi objectivement consistant que difficilement définissable, alors là pas de doute, oui : on est en plein dedans.

Après Liberté – ultime épure de son style épuré, filmépreuve tout en ombres, chuchotements et immobilité -, qui semblait marquer un point de rupture et toucher les limites de son système, Albert Serra revient avec un film où il change, si ce n’est de registre du moins d’objet. Après une quinzaine d’années à travailler des figures mythique – Don Quichotte, les Rois mages, Casanova, Dracula, Louis XIV… - le voici qui s’attaque enfin au contemporain. Le décor du film – la Polynésie – reste encore lourd d’invitations à la rêverie et au romanesque. Mais la figure centrale – un haut fonctionnaire d’État

Au centre du tableau, trône Benoît Magimel, acteur qui a pu être assez aléatoire mais qui retrouve à l’approche de la cinquantaine l’éclat ambigu et l’intériorité sombre qu’il avait dans les films de ses vingt ans (Déjà mort, Les Voleurs...). Insaisissable et sublime, il tourne comme une boule à facettes accrochée au centre du film, l’éclairant et s’éclairant d’une nouvelle lumière selon les séquences. Sans sur-jeu ni sous-jeu il occupe l’espace comme un bloc de présence, à la fois incontestable et insondable. À travers lui, le film capte une sorte de novlangue ordinaire des politiques et des technocrates. Ce langage officiel du personnel politique professionnel, ce sabir “proche du peuple”, utilisant une connaissance superficielle de tous les sujets pour être capable de parler avec n’importe qui, se nourrissant de phrases toutes faites pour entretenir une proximité factice avec n’importe quel interlocuteur, on ne l’entendait jusqu’ici que dans des documentaires ou des caricatures. Ici, il est à la fois restitué avec une parfaite exactitude, et présentée dans un bain d’étrangeté qui le fait apparaître pour ce qu’il est : le symptôme d’une certaine forme de la folie ordinaire, un idiome de Martien débarqué pour prendre possession des âmes des Terriens.

Enveloppé d’une incroyable beauté plastique, d’une exacerbation de la sensibilité visuelle et auditive qui électrise l’écran Pacifiction était sans aucun doute le film le plus stupéfiant (à tous les sens du terme) de cette édition cannoise.

Nicolas Marcadé

Sortie : 9 novembre


de Nostalgia, Mario Martone se fait à son tour le piéton de Naples, piéton bienheureux de la Sanità en particulier, quartier de la ville d’où Felice est originaire et qu’il a dû quitter encore adolescent, 40 années auparavant, à la suite d’un cambriolage qui a mal tourné, Oreste Spasiano son jeune complice ayant tué le propriétaire des lieux fortuitement présent. De retour du Caire où il a construit sa vie, s’est marié, est devenu entrepreneur, Felice retrouve sa mère – dont les conditions de logement se sont dégradées en raison d’une entourloupe immobilière – redécouvre comme le ferait un touriste, un touriste de lui-même, les territoires familiers de sa jeunesse qu’il arpente dans un sens et puis dans l’autre pour ne plus cesser de s’en émerveiller et concevoir le projet d’y faire venir son épouse et de s’y réinstaller. C’est dans cette déambulation de Felice à travers cette géométrie de sons, d’odeurs, d’habitudes, de manières de se parler et de se croiser dans la rue qu’il se réapproprie, qu’il réapprend, croîtil, avec l’aide d’un prêtre très engagé socialement auprès de la délinquance napolitaine, que le film de Mario Martone se montre le plus réussi et le plus émouvant. Ainsi Felice illustre-t-il, sans le savoir, ce que Philip Roth écrivait de la nostalgie dans Un homme : « Mais combien de temps l’homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l’enfance ? Et s’il profitait du meilleur de la vieillesse ? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l’enfance... » Le propre du passé étant de ne pas passer, une forme de tragédie se met peu à peu en place, les signaux d’alerte se multiplient, que Felice, tout à ses retrouvailles avec le Naples qu’il pense être le sien, n’entend pas, ou ne veux pas entendre. Malgré la formidable interprétation de Pierfrancisco Favino dans le rôle de Felice, Nostalgia ne figure pas au palmarès cannois. Ce dont, dans le calme post-cannois revenu, on peut légitimement s’étonner. Roland Hélié Sortie le 23 novembre

Les Nuits de Mashhad

de Ali Abbasi En Iran, une journaliste enquête sur le “tueur araignée”, qui sévit dans la ville sainte de Mashhad. Entre le polar et le thriller politico-social, le film d’Ali Abbasi peine à trouver son équilibre et frise même parfois la complaisance. En à peine dix minutes, Ali Abbasi affiche clairement ses intentions : il faut heurter la sensibilité du spectateur (comme pour le concerner davantage ?). Scènes de sexe frontales, violences misogynes en tout genre, exécution violente... l’ouverture de son nouveau film, tiré d’un fait divers réel, donne le ton. Par son approche brutale et son sens de la dramaturgie, Les Nuits de Mashhad se rêve comme une œuvre qui bouscule les codes du thriller classique. Ainsi, le récit dissipe immédiatement le mystère autourdu coupable, dont l’identité est révélée dès le début du film.Sa trajectoire meurtrière croise alors celle de Rahimi (Zar Amir Ebrahimi, à qui ce rôle a valu le Prix d’interprétation féminine), la journaliste en quête de vérité. De cette dualité des figures et des idéologies, le réalisateur ne tire pas grand chose de convaincant. D’une part, le portrait d’un tueur en série. Dans un premier temps, le quotidien du tueur est rmontré dans toute sa banalité, puis par l’itération de ses

crimes. À mi-chemin, un basculement s’opère et le réalisateur se laisse aller à la complaisance et au cynisme (une longue séquence montre le meurtrier peinant à tuer une prostituée corpulente). Comme contrepoint à cette distance critique de plus en plus discutable, Ali Abbasi propose une enquête somme toute classique, dans le fond comme dans la forme. Un choix regrettable au vu des enjeux dessinés en creux. Car au-delà de la recherche du coupable, le combat de Rahimi tend surtout à dénoncer l’hypocrisie d’un système politique et religieux envers les “femmes corrompues” - et de manière plus générale, la misogynie de la société iranienne. Or ce n’est que dans sa conclusion glaçante (mais maladroite) que le film embrasse son propos. Un sursaut bien tardif...

Simon Hoareau

Sortie le 13 juillet

R.M.N.

de Cristian Mungiu Un Roumain quitte brutalement son emploi en Allemagne pour retourner parmi les siens, dans un village frontalier de Transylvanie... Porté par la maestria de Mungiu, qui sort un peu de sa zone de confort en abordant une forme chorale, ce conte en forme d’autoportrait d’un pays se confronte aux démons qui rongent les démocraties européennes.


E R T L I F S SAN

ND U L T S nÖ e b u R e d

Si The Square était une satire au vitriol (pour reprendre l’expression consacrée) du milieu de l’art contemporain, Sans filtre – titre français insipide pour un film qui ne l’est pas – est une critique à l’arme bactériologique de l’écosystème capitaliste. Deux top modèles vivent un amour de convenance. Elle, convaincue de la nature éphémère de leur métier, se reconvertit en influenceuse. Lui, gère le volet technique de ses nouvelles activités – ainsi que le nerf de la guerre : les photos, car les selfies ne font pas tout. Les voilà invités à séjourner sur un yacht de luxe le temps d’une croisière… Sur ce yacht, de richissimes clients en villégiature côtoient un équipage aux petits soins, tandis que des employés philippins triment au ménage ou en salle des machines.

Ruben Östlund, dont on connaît les affinités avec le cynisme et la misanthropie, s’illustre cette fois en explosant les conventions du bon goût, concentrant toute son énergie dans une farce burlesque où le vomi est roi. Un jeu de massacre dans lequel la ploutocratie doit rendre son dernier souffle, où les profiteurs de guerre doivent disparaître de la plus ironique des manières, où notre couple d’influence se fait témoin récalcitrant de l’effondrement du capitalisme. Rien que ça. Östlund a entendu les critiques portées contre sa Palme d’or contestée, The Square : il va donc encore plus loin dans l’humour, dans la bêtise, dans la logique de destruction aveugle. Et son cinéma a rarement

été aussi réjouissant ! Selon Östlund, la société contemporaine est vouée à l’échec, cannibalisée par une classe dominante enfermée dans une bulle dorée qui est entretenue par des pantins consentants (?), un équipage plus obnubilé par les apparences que son propre bien-être. Une ultime partie, un épilogue trop étiré en quelque sorte, permet au cinéaste d’illustrer le soulèvement du prolétariat et l’établissement du matriarcat. Malgré quelques scènes cinglantes, le film perd en puissance et en fantaisie, démontrant une nouvelle fois qu’Östlund, aussi brillant soit-il pour dépeindre la nature humaine, ne sait pas conclure une histoire… ce qui n’empêchera pas pour autant Sans filtre de passer à la postérité. Car ce manifeste nihiliste lance un mémorable coup de pied dans les conventions pour secouer la bienséance de mise dans un festival comme Cannes et offrir ce qui nous manque souvent à nous, spectateurs : une expérience de groupe singulière et historique. Östlund a fait sien un leitmotiv Larsvontrierien : le chaos règne.

Michaël Ghennam

SORTIE : 28 SEPTEMBRE


Un Roumain, travailleur immigré en Allemagne, quitte brutalement son boulot dans un abattoir et retourne dans son village de Transylvanie. Làbas, la boulangerie industrielle locale a décidé, sur recommandation de Csilla, d’engager des ouvriers spécialisés pour toucher une subvention de l’UE. Les ouvriers qui arrivent sont sri-lankais, ce qui va vite provoquer la colère des habitants... Étrangement, c’est la première fois qu’un scénario de Cristian Mungiu ne semble pas d’une limpidité exemplaire. Rompant avec ses habitudes, le cinéaste roumain multiprimé à Cannes (et palmé pour 4 mois, 3 semaines, 3 jours) ébauche une œuvre a priori chorale en introduisant plusieurs personnages vivant dans une région frontalière de plusieurs pays européens. Son objectif devient vite assez clair : proposer plusieurs points de vue sur la même situation ; mais le parti pris n’est pas totalement abouti. Mungiu resserre d’ailleurs progressivement son récit sur ses deux personnages principaux, Matthias et Csilla, amants occasionnels qui se retrouvent après la longue absence du premier. Leur relation souffre de divergences politiques irréconciliables. Le talent de Mungiu s’exprime alors dans toute sa splendeur : la chronique rurale à l’heure de l’européanisation vire à la bataille rangée sur fond de haine de l’»autre». Et dans ce village soit disant sans histoires - surtout depuis que les gitans en ont été chassés -, l’autre a toujours été là. On parle roumain, allemand, hongrois, un peu d’anglais aussi. En une de ces longues séquences, à la mise en scène précise, dont il a le secret, le réalisateur dénonce tous les populismes qui rongent les démocraties, la xénophobie, le communautarisme, les fake news, la réthorique complotiste... En focalisant son regard sur un homme partisan des valeurs viriles dans la vie comme dans l’éducation (un homme doit savoir survivre dans la nature et être fort face aux autres, raconte Matthias à son jeune fils, sans s’apercevoir que ce dernier est traumatisé par la violence), prêt à suivre ses concitoyens dans des discours racistes et réactionnaires, Mungiu dépeint la Roumanie comme un pays toujours stagnant, pris entre conservatisme rétrograde et modernité, percuté de plein fouet par les mutations de l’Europe et une mondialisation toujours plus omniprésente sans trouver les outils pour s’adapter. Les villageois se veulent les garants de la Dacie ; ce sont ces traditions qui finissent par les aliéner du monde moderne, à l’image de cette séquence finale à la limite du fantasmagorique. L’amour, lui, ne peut donc y connaître d’issue heureuse... Michael Ghennam Sortie le 19 octobre

Stars at Noon

de Claire Denis Coincée sans passeport dans un hôtel du Nicaragua, une journaliste américaine à la beauté magnétique

P U G N I W O SHde Kelly Reichardt À quelques jours d’une exposition personnelle, une sculptrice se heurte aux contrariétés du quotidien, du réel, de ce dont l’art et la création sont censés mettre à l’abri. Bien que sensiblement différent des précédents films de Kelly Reichardt, Showing Up partage avec eux un point commun, et non des moindres : c’est un film magnifique ! À force d’inviter les mêmes cinéastes en compétition année après année, il aura fallu vingt ans à Thierry Frémeaux et à ses équipes de programmation pour faire entrer, malgré plusieurs chefs-d’œuvre, Kelly Reichardt dans le panthéon des cinéastes susceptibles de recevoir une Palme d’Or et de lui donner une tout autre visibilité : on a connu sismographe du talent cinématographique plus affuté. Une histoire de visibilité par conséquent qui, d’une certaine manière, est aussi celle de Showing Up… puisqu’il s’agit, au participe présent, dans le cadre d’un processus créatif en cours, de se montrer, de s’exposer, d’exposer son travail précisément, de le rendre apparent. Après James Joyce et Dylan Thomas par exemple, après Portrait de l’artiste en jeune homme et Portrait de l’artiste en jeune chien, Kelly Reichardt propose sa propre version d’un exercice littéraire plutôt anglosaxon, celui du portrait de l’artiste. En “jeune” la plupart du temps. Ici, il est donc question de Lizzy, une sculptrice plus tout à fait si jeune pour être


arrivée aux abords d’une maturité un peu rêche et que tourmente, à quelques jours de l’exposition qu’elle prépare, le quotidien, le tout-venant de la vie au jour le jour. L’ordinaire en somme qui, dans son existence prend la forme, d’un chauffe-eau en panne, d’une douche impossible à prendre et sans cesse différée par conséquent, de messages téléphoniques laissés à la propriétaire de son logement qui restent sans réponse, d’une œuvre endommagée pendant la cuisson, d’un travail alimentaire ingrat, d’un chat tyrannique, du pigeon que celui-ci a probablement blessé et qu’elle recueille, de frais vétérinaires, d’un frère dont l’équilibre psychique se fragilise de jour en jour, de parents produits par un tout autre moment de l’histoire des mœurs et ainsi de suite… À quoi s’ajoutent naturellement les doutes écrasants relatifs à son travail artistique. Si

l’histoire se déroule une nouvelle fois en Oregon, si encore une fois l’écrivain Jon Raymond en a co-écrit le scénario, si pour la quatrième fois après Wendy et Lucy (2008), La Dernière piste (2010) et Certaines femmes (2016), Michelle Williams en interprète le rôle principal, le film suit un chemin sensiblement différent de ses prédécesseurs : tourné à Portland, dans un environnement moins rural par conséquent, il emprunte une voie plus autobiographique, plus réflexive aussi qui permet probablement à Kelly Reichardt de métaphoriser ses propres conditions de travail et de création. Et si le propos reste modeste, décliné sur un mode mineur, qui relève de la confidence chuchotée, il n’en fait pas moins l’objet d’un film absolument magnifique.

Roland Hélié


utilise les hommes pour chercher une issue. Présenté dans une version chaotique et diluée (avant remontage probablement) et un peu abusivement gratifié d’un Grand Prix, ce film mixe (avec un dosage pas forcément équilibré) le meilleur et le pire de Claire Denis. Quand il donnait des cours de littérature à l’université, Vladimir Nabokov donnait en introduction une répartition des écrivains (parfaitement applicable aux cinéastes) en trois catégories : les conteurs, les pédagogues et les enchanteurs. Dans le cas de Claire Denis, les choses sont claires : elle appartient à 100 % à la catégorie

des enchanteurs, à l’exclusion des deux autres. Or Nabokov précisait : «Un grand écrivain combine les trois – conteur, pédagogue, enchanteur – mais chez lui, c’est l’enchanteur qui prédomine, et fait de lui un grand écrivain». Claire Denis a donc l’essentiel, mais de façon trop exclusive. C’est ce qui explique les fluctuations générales de sa filmographie, et celles qui se répercutent de façon très tranchée dans ce film particulier. En effet, quand Claire Denis ne touche pas la grâce, n’atteint pas la parfaite expression de son regard brûlant, sensuel et inquiet sur le monde, son cinéma n’a aucune autre branche à laquelle se rattraper. Il ne sait pas être tempéré, intermédiaire.

Présenté à Cannes dans une version sans doute temporaire, étirée sur la déraisonnable durée de 2h20, Stars at Noon tressaute ainsi étrangement entre le nul et le sublime. Centré sur

une journaliste coincée dans un hôtel au Nicaragua, le film a pour sujet la chaleur et l’attente bien plus que l’intrigue politico-policière qui lui sert de prétexte. Si bien que, quand il n’est pas au top de ses capacités, il peut assez vite ressembler à un clip des années 1980, une pub pour Gini, un avatar du Equateur de Gainsbourg ou tout simplement une mauvaise parodie de film de Claire Denis. Bref, c’est toc et on s’ennuie ferme. Mais il y a les autres moments, où tout à coup éclatent des connexions excitantes et magiques entre l’invraisemblable photogénie de l’actrice principale, un sens aigu du gros plan et la musique des Tindersticks. Là Claire Denis est pleinement elle-même, et elle est absolument incomparable.

Nicolas Marcadé

Tori et Lokita

de Jean-Pierre et Luc Dardenne Les frères Dardenne montrent comment deux émigrés béninois tentent de survivre à Liège dans un récit d’une beauté et d’une simplicité bibliques. Une fois de plus, ils prouvent qu’ils sont des conteurs exceptionnels.


Tori et Lokita viennent d’Afrique. Tori a obtenu ses papiers, car il est menacé du s ort réservé aux enfants accusés de sorcellerie au Bénin. Espérant la régularisation de l’aînée, ils se laissent exploiter par un restaurateur véreux, qui les envoie livrer de la drogue. Leurs passeurs les traquent. Les papiers sont refusés à Lokita. Contre des faux, elle accepte de s’occuper d’une sorte de serre clandestine consacrée à la culture de cannabis. Mais Tori ne supporte pas d’être séparé de sa sœur et veut absolument la revoir. Mais sont-ils réellement frère et sœur ? Une fois de plus, les frères Dardenne maintiennent leur caméra au plus près de leurs héros. Ils restent fidèles à leur mise en scène si particulière, qui porte une nouvelle forme embarquée de réalisme. Celle-ci, surgie il y a plus de vingt ans, à la fin des années 1990, avec La Promesse (1996) et surtout Rosetta (1999), a stupéfié avant de s’imposer et de faire de nombreux émules. Est-ce une raison pour appréhender avec dédain Tori et Lokita comme certains l’ont fait à Cannes (et y compris aux Fiches) ? Ils ont reproché aux Dardenne de faire toujours la même chose. Faisons remarquer que sont souvent les mêmes qui peuvent soutenir sans ciller que tout grand réalisateur fait toujours le même film. Alors, pourquoi refuser ce droit aux Dardenne ? C’est vrai, dans Tori et Lokita, on retrouve encore des héros en bas de l’échelle sociale qui cherchent à s’en sortir et, encore une fois, les deux réalisateurs belges nous montrent avec précision comment ceuxci font pour survivre. Et c’est juste, la caméra s’intéresse de tout près à leurs gestes les plus concrets, restant, disonsle ainsi, au ras des pâquerettes. C’est que c’est indispensable pour montrer quelle énergie il faut déployer quand il s’agit, plus que de vivre, de survivre. Peu de réalisateurs ont ce sens du concret. Ceci est évident notamment dans la scène magnifique où Tori cherche comment entrer dans la serre clandestine pour retrouver Lokita. Ce qui est remarquable aussi, et plus particulièrement, dans ce film, c’est la justesse de la mise en scène, la justesse des mouvements de caméra, qu’on ne sent pas, qui ne sont pas affichés pour montrer un quelconque brio mais qui n’existent que pour être au service de la clarté, de la ligne claire du récit. La caméra bouge comme les personnages respirent, pourrait-on dire. Ce qui est rendu possible par la maîtrise qu’ont les Dardenne de leurs effets, rendus

transparents par la mise en scène pour qu’ils soient uniquement au service du récit, de son bon déroulement. Et pour donner au maximum au spectateur le plaisir de suivre une histoire. Pour toutes ces raisons, les Dardenne sont parmi les plus grands conteurs actuels du cinéma. Paul Fabreuil Sortie le 28 septembre

Un petit frère

de Léonor Serraille Rose et ses deux garçons, Jean et Ernest, arrivent en France à la fin des années 80. Pour chacun, il s’agit de trouver sa place, grandir, aimer dans un pays d’adoption, loin de ses racines. Le film est construit en trois volets, se focalisant successivement sur un des membres du trio, tout en couvrant une vingtaine d’années. Le deuxième film de Léonore Serraille, Caméra d’or en 2017 pour Jeune femme, n’échappe pas totalement aux écueils du film à fort bruit de fond sociétal. Il résiste pourtant à cette dangereuse attraction grâce à sa construction en

étoile, chacune des trois parties se répondant tout en se succédant. Le premier volet est le plus réussi. On découvre une jeune femme, Rose, qui dévoile une personnalité complexe et farouchement indépendante au fur et à mesure de séquences qui la suivent dans son travail, sa communauté, ses rendez-vous amoureux. Elle ne cède pas à la pression collective qui la verrait bien convoler avec Jules César, compatriote célibataire. Elle en choisira un autre, puis un autre. Des choix parfois malheureux, mais ce seront les siens. L’ainé, Jean, est un garçon brillant, promis à de grandes études. Mais sa lourde charge d’ainé, sa prise de conscience des mécanismes de reproduction sociale le minent, et le contraignent à abandonner. Ce volet est le moins convainquant, car il double le renoncement de Jean avec des notations sur la conduite de plus en plus erratique de Rose. La démonstration prend le pas sur le récit. Ernest grandira, et suivra son destin, loin de Rose et Jean, avant que le passé ne se rappelle à lui. Un petit frère ne parvient pas totalement à échapper aux pièges qu’il s’est lui même posé en adoptant, par crainte de verser dans l’académisme, un dispositif qui neutralise le romanesque dès qu’il affleure. Le film tâtonne parfois, se cherche, tente des choses, et c’est cette intranquillité même, qui le rend intéressant à suivre. Jef Marcadé


CANNES PREMIÈRE

Chronique d’une liaison passagère de Emmanuel Mouret

As Bestas

de Rodrigo Sorogoyen En Galice, un conflit de voisinage impliquant un couple de Français expatriés menace le fragile équilibre d’un village isolé. Rodrigo Sorogoyen vise juste avec ce thriller âpre, filmant ses personnages au bord de l’implosion sans jamais perdre de vue leur humanité. Si l’on devait citer une influence majeure sur As Bestas, ce serait naturellement le glaçant Les Chiens de paille de Sam Peckinpah : un couple étranger - en identité comme en nationalité - peine à s’intégrer dans le petit village rural où il s’est installé. Sorogoyen se détache de ces références pour dresser d’un côté le portrait d’un couple idéaliste, qui s’est déraciné pour refaire sa vie ; de l’autre celui de deux frères, laissés pour compte par la société espagnole, et qui en ruminent une profonde rancœur. Le cinéaste met en scène des individus aux

visions du monde très différentes, sans chercher à les opposer artificiellement. Au contraire, les sources de la discorde entre Antoine et Olga et leurs voisins sont d’ordre pécunier, autour de l’installation d’éoliennes sur la commune. Établies très concrètement, les sources de la dispute transforment celle-ci en l’expression d’un conflit socio-économique profond. Xan et Lorenzo voient ces étrangers comme des adversaires, qui les privent d’un maigre pactole au nom d’idéaux qui les dépassent ; Antoine et Olga, qui ont misé leurs économies pour s’installer, ne perçoivent pas que leurs voisins sont aux abois. Et que ce mélange de colère, de jalousie et de désespoir peut se révéler explosif. Plus sage dans sa mise en scène, Sorogoyen surprend par la radicalité de sa structure scénaristique, en deux temps, et la lente montée en tension de l’ensemble. Le suspense suffocant se nourrit habilement de l’impossibilité de cerner les limites des personnages. La violence peut surgir à tout moment, contrôlée ou démesurée, tandis que la raison recule inexorablement. Et le réalisateur n’a pas son pareil pour nous attacher à ce beau couple, interprété avec justesse par Denis Ménochet et Marina Foïs, qui rêve d’harmonie et vit un enfer.

Michael Ghennam

Sortie 20 juillet 2022

Un homme et une femme se rencontrent. Il est marié ; elle ne veut pas faire de “plans sur la comète”. Un sentiment affleure, qui ne dit pas son nom… Une nouvelle variation mourettienne, mineure mais inspirée, et par endroits déchirante, autour du couple. “Pas de plans sur la comète” : voici donc la promesse que se font Charlotte (S. Kiberlain) et Simon (V. Macaigne) quand ils se rencontrent, et le programme dont on devine que le récit se fera un malin plaisir de contrarier – malin, mais pas malveillant, tant Mouret ne s’amuse jamais aux dépens de ses personnages. Lesquels, depuis Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, n’ont rien perdu de leur aptitude à se déplacer simultanément dans l’espace et le discours – et, comme souvent, dans des appartements scandaleusement spacieux. Ce n’est pourtant pas l’affreux cinéma bourgeois qu’on se cogne à longueur d’année, et dans lequel inexplicablement chacun, étudiant, employé de bureau… occupe, sans avoir justifié de revenus couvrant au moins trois fois le montant du loyer, un 3/4-pièces parisien. Ce qu’ainsi définit le cinéaste, c’est plutôt un cadre théorique, propice à vivre librement, sans contingences socio-économiques ou presque – la question des rapports de classe ne lui est toutefois pas étrangère, cf. Mademoiselle de Joncquières et le sous-estimé Une autre vie -, ses relations sentimentales, et aimer, et souffrir, enfin proprement. Mouret n’a rien perdu non plus de son art de la comédie de caractères


(elle est libre, il est empêché ; elle fait ce qui lui passe par la tête, il élabore des plans… pour autant, est-ce réellement si simple ?), ni de son sens de l’érotisme, tant ils n’ont de cesse d’aborder par le langage l’acte physique, que ce soit pour le préparer, le retarder, le commenter… Quant au goût (et régulièrement le sens) du beau, la fréquentation des œuvres et le dialogue avec elles (on y parle sentiments en passant devant un Bonnard ; on y retrouve, par le plus grand des “hasards”, son ex à une séance de Scènes de la vie conjugale…), ils nourrissent toujours son cinéma. On pourrait poursuivre la liste, par laquelle on laisserait entendre que l’auteur se contente ici de déployer une partition familière. On a pourtant le sentiment que, film après film, Mouret fait un peu plus que tenter de nouvelles combinaisons (extra)conjugales (comparée aux récits choraux et/ou enchâssés de certaines de ses œuvres précédentes, celle-ci est d’une simplicité – presque – biblique). Outre qu’il joue idéalement de l’interprétation précise de Kiberlain, et de la fragilité désarmante de Macaigne (“J’ai une technique d’approche très progressive…”, explique Simon à

Charlotte le premier soir, tout étonné d’être entrepris si prestement), l’auteur n’a de cesse de peaufiner son travail d’écriture et de mise en scène. En témoigne cette conviction que l’on pourra avoir d’avoir su déceler l’instant précis – il ne fait pourtant l’objet d’aucune insistance – où la première tristesse affleure sur le visage de Charlotte ; ou encore celui où un compliment sincère, et innocent (“je te trouve très belle”), dit dans un cadre et sous une lumière idéals, se charge soudain d’une mélancolie curieuse ; celui, enfin, où un simple mouvement de caméra scelle, bien avant que l’action en soit arrivée là, ou que les personnages en aient eu l’intuition, le sort de la liaison. Et trouve, comme toujours, le temps de faire une ou deux observations acérées – ainsi, qu’être amoureux, c’est croire que l’on marque les lieux de son empreinte pour ensuite découvrir, ou plutôt réapprendre à chaque fois, leur indifférence. Ce n’est peut-être pas le plus grand Mouret ; ça n’en reste pas moins, par moments, déchirant. Thomas Fouet Sortie le 14 septembre

Don Juan

de Serge Bozon Un comédien se préparant à jouer Don Juan nourrit une obsession pour celle qui l’a quitté le jour de leur mariage. Une comédie musicale à la mise en scène inventive et aux interprètes exemplaires, mais qui, hélas, ploie quelque peu sous ses couches de dispositifs. On pourrait commencer par dire que c’est un film qui a “le goût de la musique et le dégoût des séducteurs”, pour emprunter les mots de Julie (Virginie Efira) évoquant feu son père. Pour ce qui est de la musique, rien d’étonnant : de Mods à une scène mémorable de Tip Top, Serge Bozon en a toujours fait, avec son corollaire la chorégraphie, plus qu’un motif, une coordonnée de son œuvre. Pour ce qui est de la figure du séducteur – à travers ce qui s’apparente là, plus encore qu’à une


ESTERNO NOTTE de Marco Bellocchio

Il n’était sans doute pas anodin de commencer ce festival de Cannes 2022 par une œuvre faisant s’exclamer : voilà enfin du cinéma !… avant de se rappeler qu’il s’agit de télévision. Esterno notte est, en effet, une mini-série en six épisodes, dans laquelle Marco Bellocchio ajoute une sorte de vaste complément à son Buongiorno, notte de 2004. Revenant sur l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, le récit s’enroule en spirale autour de ce qui était montré dans Buongiorno, notte (la captivité de Moro) en prenant un à un plusieurs points de vus périphériques sur le même moment : celui du ministre de l’intérieur, du Pape, de la femme de Moro… Le découpage en épisodes permet à Bellocchio une sorte de mise en ordre de son univers, en consacrant chaque fois un épisode à l’un de ses grands thèmes : la folie, la famille, la religion, l’aspiration révolutionnaire… Et dans le même temps, le film montre la somme de renonciations – démission de la religion, lâcheté de l’appareil d’État, soumission de la gauche révolutionnaire au diktat de sa frange la plus radicale, ou tentation de s’abandonner à la pente de la folie… – qui, en se combinant, ont, non seulement scellé le sort d’Aldo Moro, mais aussi abandonné l’Italie à la dérive des années ultérieures. Comme toujours, Bellocchio manie à la perfection, visuellement et scénaristiquement, l’art du contrepoint : surimpression d’une figure sur une image, coexistence, entre plan et arrière-plan, du récit principal et de la digression insolite, télescopage de la gravité et de l’absurde… Ce qui donne régulièrement de grands moments, et des effets de perspective profonds, tirant des lignes de fuite entre le récit intime et le roman historique, le passé et le présent, le réel et le possible… Par ces changements de points de vue, Bellocchio utilise intelligemment le découpage série. Mais dans le même temps, il en transgresse une règle fondamentale, qui est que la série, toujours, avance vers quelque chose (une hypothétique résolution). Or ici, non seulement le fil du temps est rembobiné à chaque épisode, mais qui plus est on sait comment tout ça finira, il n’y a rien à découvrir. Donc chaque épisode n’est jamais “la suite”, mais seulement “autre chose”. Et il arrive qu’on se dise que l’entremêlement des ces “autres choses” dans les architectures baroques de films de cinéma comme Vincere ou Le Traître était plus percutant que ce découpage un peu trop géométrique. Il n’en reste pas moins que Marco Bellocchio, qui n’a jamais été meilleur que ces dernières années, continue à confirmer, à 82 ans, uneincroyable vigueur créative, qui fait de lui l’un des derniers auteurs à savoir proposer de façon conjointe et fiévreuse une vision du cinéma et une vision du monde.

Nicolas Marcadé

Diffusion sur Arte, second semestre 2022



mise en critique, à une mise en échec, d’un Don Juan trahi par son regard et privé de son “pouvoir” -, le film est le plus pertinent lorsqu’il s’attache à la dimension maladive du sentiment, et qu’il envisage la drague – elle ne se confond pas forcément avec la séduction -, dans ce qu’elle peut avoir, non seulement de manipulatoire, mais aussi de rance, et d’agressif. Mais c’est surtout le cinéma de Bozon dans toute sa confondante littéralité. Être amoureux, c’est voir partout le visage de l’être aimé ? Qu’à cela ne tienne : Efira (qui, tour de vis supplémentaire à un récit porté sur la mise en abyme, interprète une comédienne) jouera chaque femme dont s’éprendra Tahar Rahim… Parsemé de moments de grâce (entre autre, cet échange piano-voix parlé/ chanté entre Rahim et Alain Chamfort, qui dit là notamment les mots de son parolier fétiche Jacques Duvall et, en quelques séquences, emporte le morceau en ange de la vengeance minarquois, mi-spectral), le film renoue également, quoique de façon moins nette que dans Tip Top et Madame Hyde, avec un art de la gestuelle (Rahim “commandant” à la musique dans la scène d’ouverture ; Jehnny Beth dirigeant ses comédiens…) qui s’envisage comme une façon – plus que de communiquer – d’orchestrer le réel, ou de statuer sur lui. On ne

peut malheureusement s’empêcher d’envisager qu’il est aussi un peu victime de son programme très chargé et peine hélas à faire tourner à plein régime, et plus encore à agencer, les trois postulats qui le fondent : celui du musical, donc, ici travaillé plutôt à l’économie, sans effusions ; un brouillage progressif de la frontière entre la sincérité et le jeu – y compris celui que l’on se joue à soimême, sans même se savoir regardé -, le réel et le théâtre ; et enfin, ce défilé de femmes qu’incarne, blonde, brune, rousse… – toujours brillamment, certes – Efira. Thomas Fouet Sorti le 25 mai

Irma Vep

de Olivier Assayas

Les trois premiers épisodes d’Irma Vep présentés à Cannes posent les bases de l’univers sériel qu’Olivier Assayas va développer le temps d’une courte saison, au fil du tournage

d’une série, également intitulée Irma Vep. Vertigineux. Une sensation de vertige. C’est ce qu’on est appelé à ressentir à l’issue de ces 3 premiers épisodes (sur 8), tant Olivier Assayas tente, avec cette mini-série, de proposer une synthèse de son art, tout en revisitant avec légèreté l’une de ses propres réalisations. Comme souvent avec Assayas, on plonge dans le fonctionnement d’un cercle fermé : le mouvement étudiant d’Après mai, l’actrice et son assistante de Sils Maria, la personal shopper de… Personal Shopper, l’éditeur et ses écrivains de Doubles vies, les agents doubles de Cuban Network… À chaque fois, des cercles dont le cinéaste nous donne à voir les codes, la réflexion intellectuelle / idéologique, mais aussi les barrières dressées qui isolent les membres du reste du monde. En théorie, le spectateur ne fait pas partie de cet univers : avec Irma Vep, Assayas se (et nous) fait un plaisir de découvrir les arcanes du milieu du cinéma, en nourrissant ses personnages de la culture populaire


contemporaine. On peut aisément identifier les points communs que partage Mira Harberg avec une comédienne de renommée internationale qui a tourné par le passé avec le réalisateur français ; s’amuser à repérer les plaisanteries qu’a glissées Assayas à l’intention d’un membre du casting – quel acteur joue Gandalf, déjà ?– ou pour faire un simple clin d’oeil au spectateur – Regina, la nouvelle assistante de Mira, lit Deleuze en attendant son employeuse – mais ce n’est rien face au discours que le réalisateur met lentement en place dans sa série. Mira est une actrice hollywoodienne – avec les exigences qui s’imposent, liées à celles de son agente – lassée de la pauvreté artistique mainstream. En tentant l’aventure d’une série (ou d’un long film ? Le débat est ouvert par René Vidal…), Mira aspire à connaître un monde plus arty sans subir de déclassement. Le monde du cinéma est fait de strates, et l’actrice en prend pleinement conscience en perdant sa suite dans un grand palace parisien. On ne tourne pas une série française comme on tourne un blockbuster US à 200 millions de budget et avec tournée promo mondiale… Le film original, hommage à La Nuit américaine tourné avec énergie mais relativement peu de moyens, était une déclaration d’amour à ses comédiens : Assayas a d’ailleurs été par la suite marié quelques années à l’actrice principale, Maggie Cheung ; un élément du réel qui vient brutalement faire irruption dans une scène troublante. C’était aussi un état des lieux bienveillant de la production française de l’époque. La filiation entre le film et la mini-série est assumée, avec Alex Descas qui reprend le rôle du producteur, cette fois avec une dimension plus absurde. Assayas épouse la comédie avec certains arcs narratifs – l’opposition passiveagressive entre Macaigne et Lacoste, très prometteuse et hilarante -, le discours meta avec d’autres – les états d’âme et interrogations de Mira ; les échanges, hors tournage,

entre professionnels du cinéma, évoquant le sexisme, le cinéma de genre, le marketing à outrance… –, se permettant d’introduire progressivement différents personnages (Balibar en géniale chef costumière, ou l’incroyable Lars Eidinger, désormais un fidèle d’Assayas, dans un rôle haut en couleurs mais loin d’être réducteur) pour approfondir ses multiples mises en abyme. Irma Vep est une série gigogne qui donne le tournis et épate par sa richesse. La question qu’on est en droit de se poser est donc la suivante : Assayas parviendra-t-il à tenir sur 8 épisodes ? On a déjà envie de répondre oui…

Michael Ghennam

Diffusion : OCS

La Nuit du 12

de Dominik Moll L’enquête sur le meurtre atroce d’une jeune femme piétine. Malgré leur compétence, les enquêteurs vont piétiner plusieurs années durant. Si la “morale de l’histoire” peut prêter à discussion, cette quête sans issue n’en est pas moins captivante. La Nuit du 12 commence par un carton stipulant que 20 % des crimes ne sont jamais résolus. Allégation que ce nouveau film de Dominik Moll

va, d’une certaine manière, rendre caduc. Mais reprenons. En rentrant chez elle à la suite d’une soirée, une toute jeune femme, Clara, est aspergée d’essence par un inconnu et brûlée vive. Confiée à une équipe de la PJ, l’enquête révèle assez vite que le crime n’a pas de témoins. Dès lors, les deux enquêteurs principaux, Yohan (Bastien Bouillon, excellent) et Marceau (Bouli Lanners, égal à lui-même c’est-à-dire pareillement excellent), vont devoir faire surgir les (multiples) suspects du passé de la jeune femme, et mettre à jour ce que le comportement de celle-ci vis-à-vis des hommes peut avoir de suspect à leurs yeux. Tout cela, en vain. Il n’empêche. L’enquête témoigne admirablement de l’inventivité dont doivent faire preuve les enquêteurs, de leur capacité à produire des recoupements, des hypothèses, des probabilités, des coups de poker... Avec une formidable gestion du temps, Moll suit cette enquête qui se prolonge pendant des années jusqu’à s’effilocher de fausses pistes en mensonges, d’impasses en manque de preuve, et décrit en finesse les effets psychologiques de la frustration des policiers comme de la juge d’instruction à ne pas progresser, à mesurer que la monstruosité d’un crime n’est pas susceptible d’en favoriser la résolution... Faute d’aboutir dans sa recherche du coupable, Yohan finira par conclure que chacun des suspects aurait pu tuer Clara, qu’au fond, tous les hommes l’ont tuée, que chacun d’entre eux est l’auteur du crime. On peut juger ce postulat tout à fait contestable ou un peu facile. Mais La Nuit du 12 n’en reste pas moins un film absolument captivant.

Roland Hélié

Sorti le 13 juillet


HORS COMPÉTITION

Coupez !

de Michel Hazanavicius Le tournage d’une série Z prend un tour inattendu lorsque de véritables zombies s’en prennent à l’équipe. Ce remake du délirant (et très méta) Ne coupez pas ! voit Hazanavicius retrouver un peu d’allant tout en ajoutant une corde à son arc de pasticheur en série. Michel Hazanavicius s’est toujours adossé à des matériaux préexistants, qu’il se soit agi de les ennoblir (l’imagerie des romans de Jean Bruce et des films qui en avaient été adaptés, dans les premiers volets d’OSS 117, modèles de comédie et de relecture/mise en critique d’un certain inconscient national), ou de les dégrader (à peu près tout depuis The Search), avec toujours davantage de maladresse que de malveillance toutefois. Ce n’est donc pas lui faire injure que de relever qu’il n’est jamais tout à fait à la hauteur des images qu’il revisite – il lui arrive même d’être, sinon plus inventif, plus malin qu’elles. Il n’en reste pas moins que cette confusion permanente entre hommage et phagocytage, cette manie qu’a son cinéma de dé-hiérarchiser les formes, de laisser entendre qu’en somme tout se vaut dans la grande banque d’images en mouvement, la sitcom AB (Mes amis), le muet tardif (The Artist), le drame de guerre (The Search), ou ici la série Z… autant dire, certains des symptômes de la passion un peu bêta des cinéphages pour à peu près tout ce qui bouge, pourrait agacer affreusement. Ce n’est pourtant pas le cas ici, tant, en revisitant une fois encore les images d’un autre, Hazanavicius se réaffirme paradoxalement en tant qu’auteur. Un t-shirt “Directed by Quentin Tarantino” et un running gag sur Lars von Trier, tous deux (gentiment) jetés au visage du personnage de Duris, alter ego du cinéaste, sont un peu plus

que des anecdotes : il y a là l’ébauche d’un autoportrait, un air de “Et moi, je suis où dans tout ça ?” (plutôt sur le tapis rouge des Oscars ? Plutôt dans la débâcle du Prince oublié ? Quelque part entre les deux, plus probablement ?), l’indice d’un hubris apaisé et d’un rapport pacifié à son travail. Comparé à celui dont il est le remake, le film d’Hazanavicius ne propose certes aucun déplacement substantiel. Il n’empêche que, rythmé, maîtrisé, souvent drôle, et porté par d’excellents acteurs (Gadebois est épatant), il témoigne d’un allant retrouvé et, sous les couches de pastiche empilées pour se tenir chaud, de la poursuite d’une œuvre – où se confirme son goût pour la fabrique des images, une façon d’écorcher l’industrie du cinéma tout en en célébrant l’art du système D -, ainsi que d’une façon très touchante, et plus personnelle qu’il n’y paraît, d’envisager le cinéma – tout à la fois comme une grande pyramide humaine et comme une affaire de famille.

Thomas Fouet

Sorti le 18 mai

Elvis

de Baz Luhrmann Le colonel Parker, longtemps impresario d’Elvis Presley, raconte la vie du chanteur pour se dédouaner de la mort de ce dernier. Entre les mains de Baz Luhrmann, ce biopic sous amphétamines cherche à sortir des sentiers battus, mais reste ce qu’il est : un biopic. Pour raconter la vie de l’artiste solo musical le plus vendu au monde, l’Australien Baz Luhrmann prend pour modèle Amadeus, avec la volonté de relater la carrière d’Elvis Presley du point de vue du colonel Tom Parker, son charlatan de manager déchu. Mais Elvis est un biopic “officiel”, et bascule vite du point de vue linéaire de Presley. Le découpage et la mise en scène de Luhrmann appellent le baroque, mais l’obligation de véracité du récit interdit

au cinéaste bien des fantaisies. Le grain de folie vient d’un inconnu, Austin Butler. Le jeune acteur s’approprie l’idole, ses tenues d’apparat, son attirail scénique... Sans avoir le charisme de Presley, Butler livre une prestation fiévreuse et habitée, qui explose lors des séquences de concerts et souligne la dimension de bête de scène du chanteur. Face à lui, en narrateur non fiable, Tom Hanks perd en expressivité, le visage empesé par le maquillage... En jouant sur la dualité Presley/ Parker, art/business, Luhrmann éclipse tout le reste de sa distribution et suppose donc que les évolutions et bouleversements de la vie de la star sont exclusivement liés à ses rapports avec son manager, minorant le rôle de sa famille (et son obsession de les placer à l’abri du besoin) ou l’influence des grands mouvements sociaux. Là où le film s’impose, c’est dans sa manière (même timide) d’illustrer la façon dont le chanteur s’emparait de morceaux standards de la musique noire pour en faire des tubes grand public. Un autre film, plus ambitieux, émerge de ces moments : le portrait d’un interprète musical et “adapteur” de génie d’une musique qu’il rendait acceptable pour une Amérique blanche et ségrégationniste. Lorsqu’il se concentre sur ce rôle de passeur plus que sur les clichés inhérents au genre et au mythe d’Elvis Presley, Elvis devient un film purement fascinant. Michael Ghennam

Sorti le 22 juin

Fumer fait tousser

de Quentin Dupieux Fidèle à son sens des concepts intrigants et accrocheurs, Quentin Dupieux imagine un film de super-héros à la française, inspiré de séries japonaises. Fidèle à lui-même il en tire un film brouillon et drôle, paresseux et sympathique.


Un rythme de tournage stakhanoviste permet à certains cinéastes (Bergman, Godard, Fassbinder, bien entendu...) d’expérimenter et de se permettre toutes les audaces. L’accélération impressionnante des sorties des films de Quentin Dupieux, elle, semble plutôt avoir l’effet inverse : celui de creuser avec toujours plus d’insistance un même sillon et les mêmes marqueurs d’auteur. Fumer fait tousser décline ainsi tous les signes de son cinéma, avec une fidélité amusante mais un peu prévisible. On retrouve, intacts, ses références à la pop culture générationnelle (ici les kitchissimes séries japonaises Bioman ou X-Or), ses castings de grands comédiens en roue libre (ici Lellouche, Chabat, Poelvoorde, Lacoste, Demoustier, Gardin, etc.), son sens de l’absurde et occasionnellement son goût du gore. Au bout du compte, c’est du Blier en plus pop et plus parodique, que livre ces derniers temps, et avec régularité, le cinéaste. Selon les films (et les spectateurs...) la sauce prend plus ou moins. Dans le cas de Fumer fait tousser, cela donne un résultat à la fois amusant et paresseux, comme si Dupieux se connaissait désormais trop bien et se contentait de gambader sans conviction dans son sympathique pré carré. On peut trouver ça plaisant. On peut trouver ça fumiste. Bref, c’est du Dupieux….

Pierre-Simon Gutman

Sortie : 30 novembre

L’Innocent

de Louis Garrel Sylvie donne des cours de théâtre en prison. Elle tombe amoureuse de Michel, un

détenu qu’elle épouse avant sa libération. Abel, son fils, soupçonne Michel de ne pas être sincèrement rangé des voitures. Aussi singulier soit-il, le point de départ de L’innocent trouve sa source dans la biographie du réalisateur. La mère de Louis Garrel, Brigitte Sy, fut comédienne en prison, donnant des cours de théâtre. Elle se maria avec l’un des comédiens amateurs dans le centre de détention. Qui est (l’) innocent ? Michel, braqueur repenti, s’est-il acheté une conduite ? Sylvie, son épouse, estelle dupe des manigances de Michel ? Abel, son fils, parviendra-t-il à rester honnête ? Après deux films d’obédience germanopratine plutôt réussis, et une parenthèse militante, Louis Garrel écrit, réalise, et interprète une comédie policière qui fonce à toute allure. Ce qui ne l’empêche pas de négocier les montées émotionnelles, comme les changements de ton avec tact et sensibilité. La drôlerie se double d’une finesse d’écriture dans la caractérisation des personnages, souvent égale en vivacité à celle de Pierre Salvadori. Dans la scène centrale du restaurant routier, l’enchevêtrement des intrigues est virtuose : un faux couple mime une scène de ménage pour capter l’attention

d’un chauffeur pendant que son camion est dévalisé par des complices, tout en laissant planer le doute sur la nature des sentiments du jeune couple censé surveiller le routier, qui, à la demande de la jeune femme surveille, le couple ! Le jeu des comédiens, avec juste ce qu’il faut de distanciation, n’est pas pour rien dans la réussite de cette fine et belle comédie, à vocation populaire de surcroit. Jef Marcadé Sortie : 12 octobre

Jerry Lee Lewis de Ethan Coen

Si l’Elvis de Baz Luhrmann fit figure d’événement à Cannes, le Jerry Lee Lewis d’Ethan Coen - dont c’est pourtant le premier effort en solo passa quelque peu sous les radars. Un sort injuste pour ce beau film de montage, qui constitue une introduction idéale à une figure des plus complexes - génie musical et authentique salopard.


- et incontestable génie - si l’on s’en tient à la seule question musicale, et n’en déplaise à Baz Luhrmann, Elvis ne fait pas le poids -, très au fait par ailleurs de sa place dans l’Histoire du rock’n’roll et de la country, Jerry Lee Lewis trouve là, à l’usage des néophytes, une parfaite introduction. Thomas Fouet

Moonage Daydream

de Brett Morgen

Retour aux affaires pour Ethan Coen, et premier film sans son frère Joel, qui l’avait précédé dans la carrière solo avec son Othello. Un film de montage, en l’occurrence, consacré à l’un des authentiques géants du rock’n’roll, Jerry Lee Lewis, 86 ans au compteur. Car ce qui, ici, frappe avant tout, plus que l’assurance de l’animal, plus que les tics de langage savamment changés en gimmicks et trucs de scène qu’il met au point pour se distinguer de la concurrence - cette façon d’envoyer valser le tabouret du piano... -, c’est sa maestria musicale. Ce sera d’ailleurs l’axe majeur de ce portrait du “trublion dont l’âme était déchirée entre les menaces du Saint-Esprit et les charmes du diable”, comme le qualifiait Greil Marcus dans sa préface au Hellfire de Nick Tosches - comme tant d’autres, mais avec un aplomb incomparable, Lewis marche sur ses deux jambes, le diable dans l’une, un prêcheur dans l’autre, en assumant crânement l’irréconciabilité des termes, et en en faisant une composante de son œuvre... Amalgame de performances scéniques et télévisées - qu’il laisse quelquefois durer le temps d’une chanson entière - et d’entretiens donnés par Lewis lui-même, le film d’Ethan Coen compte sur la seule intelligence de son montage et, prenant à rebours une tendance contemporaine, ne s’embarrasse nullement de matériaux annexes, ne cherchant à convoquer ni document inédit, ni anecdotes radotées par d’anciennes gloires depuis leur séjour pastel de Malibu. Figure hors norme, parfait connard - la liste de ses crimes et délits a de quoi faire frémir

39 ans après Furyo, David Bowie fait son grand retour sur la Croisette, en séance de minuit. Brett Morgen (The kid stays in the picture, Montage of Heck) lui consacre cette rêverie lunaire, un film de montage, qui a nécessité cinq ans de travail, et a bénéficié d’un accès libre à la totalité des archives de la star.

lesquelles se nichent quelques trésors. L’épopée dure 2h20, remplie à ras bord. Et même si le travail de montage laisse admiratif, le spectateur en ressort sonné par ce qui prend parfois la forme d’une David bouillie. Et le musicien ? Ah, oui, le musicien… Eh bien, il n’a pas trop voix au chapitre. Une impasse due au parti pris initial de Morgen, et qui rend le film plutôt décevant. Car le génie de Bowie vient de ses rencontres, de sa capacité à tirer le meilleur de ses collaborateurs, à populariser des approches avantgardistes. Seul Brian Eno est cité. Pas un mot, entre autres, de Mike Ronson, chef d’orchestre des Spiders From Mars, de l’indispensable Tony Visconti, son producteur, d’Iggy Pop, Lou Reed et tant d’autres. Cette regrettable amputation dans la cosmogonie bowienne laisse donc toute la place à d’autres considérations qui pourront paraître moins intéressantes. Voilà pourquoi, malgré quelques épiphanies, le film réussit l’exploit d’être à la fois trop long, et un peu court. Jef Marcadé

Sortie : 21 septembre

L’Histoire naturelle de la destruction

de Sergei Loznitsa

Son approche se concentre sur l’homme, ses obsessions, l’aura mythique qui l’entoure. Bowie est le seul intervenant du film, en voix off, ou lors d’entretiens. Sans être biographique, il avance chronologiquement, avec des focus sur des moments clés de sa carrière : l’explosion Ziggy Stardust, la dérive américaine, le retrait berlinois, la starification 80’s, le regain créatif des années 90, et l’étoile noire. Bowie parle, se raconte, évoque ses parti pris esthétiques, son rapport au monde, sa créativité polyvalente, ses névroses. Le tout illustré par un maelström d’images souvent inédites, parmi

S’inspirant d’un texte de W.G. Sebald, Sergei Loznitsa signe un documentaire d’archives puissant, pessimiste, et évidemment d’une brûlante actualité, sur la fatale logique du nationalisme. Il est évident que la sélection cannoise de ce documentaire de Sergei Loznitsa, inspiré d’un texte de W.G. Sebald, est une manière opportune de s’assurer que le festival reflète le réel et son actualité. Mais on ne peut guère taxer le cinéaste d’opportuniste, lui qui a réalisé il y a quatre ans déjà Donbass, sur le quotidien d’une occupation russe n’assumant pas son nom. Ici, le réalisateur ukrainien choisit un parti


pris différent pour une approche thématique restant, au fond, la même. Mais c’est par la forme du documentaire d’archives que passe l’auteur dans ce cas. Les images défilent pour dessiner, comme le titre l’indique, une fatalité terrifiante de la logique nationaliste et militaire mise en œuvre depuis longtemps dans la région. Loin des œuvres parfois didactiques de ce registre, Loznitsa choisit de faire de ce long métrage une expérience qui n’assène pas un discours par une voix off redondante. Ici, et dans une logique pas si éloignée que cela d’un Vertov, c’est au spectateur de réunir les pièces de la vision du monde livrée par le metteur en scène. Vision qui ne souffre néanmoins d’aucune ambiguïté interprétative, et témoigne d’un pessimisme violent mais également d’une forme de foi dans la puissance des images et du cinéma.

Pierre-Simon Gutman

Novembre

de Cédric Jimenez Du réalisateur de Bac Nord s’embarquant, sans avoir pris beaucoup le temps de réfléchir entre les deux films, dans une évocation des attentats du 13 Novembre, on pouvait craindre une grosse bourrinade susceptible

de faire un peu mal à la dignité. Et certes, idéologiquement, le film ne sent pas précisément la rose. Mais à la limite ce n’est pas son plus grand défaut. Son plus grand défaut, c’est d’être nul. Rien n’est plus fiable pour garantir le ratage d’un film de genre français, que la démarche qui consiste à copier sans réfléchir par-dessus l’épaule des Américains. Or Novembre fonce dans cette voie tête baissée. Dès le début, quand le film commence comme un James Bond, par une scène de poursuite sur les toits d’Athènes, on sent que les mauvaises idées sont de sortie. Et rien par la suite ne viendra contredire cette impression initiale. Car tout dans l’écriture et la réalisation singe des poncifs américains, mais dans des versions délavées et franchouillardes. Et Dujardin, Kiberlain, Rénier et

Demoustier, dont on sent qu’ils ont signé pour participer un grand film de prestige sur un sujet qui nous touche tous, se retrouvent alors à avoir l’air de cachetonner dans un épisode de RIS Police scientifique. Dans son approche, on sent que Jimenez a pris pour référence Munich ou Zero Dark Thirty, en se disant que la bonne méthode pour évoquer les attentats était de passer par l’enquête qui leur a succédé. Mais le sujet du film de Spielberg était le fait que l’opération Colère de Dieu menée par le Mossad après les attentats de 1972 a duré 20 ans, et le sujet du film de Bigelow était qu’il a fallu 10 ans pour retrouver Ben Laden après le 11-Septembre. Ici, l’action dure… cinq jours (ce qui est en soi une belle représentation symbolique du rapport d’échelle entre le film et ses modèles...). Dès lors quel est le sujet ? De quoi ça parle ?À l’exception de l’épisode final qui, reprenant un des thèmes de Bac Nord, interroge la protection des indics, ça ne parle de rien. Juste des faits. Juste d’une grosse agitation collective qui prouve que, selon la formule consacrée, “la police fait son travail”. Alors, tournant à vide, le film s’enlise dans les paradoxes : tout est vrai (on peut le supposer et accepter de le croire), mais tout à l’air faux ; il y a beaucoup d’acteurs, mais aucun personnage ; il se passe sans cesse quelque chose, mais il ne se raconte jamais rien. Tout cela donne au bout du compte une petite série B montée sur des échasses et lancée, en dépit du bon sens et de la plus élémentaire lucidité, sur les marches cannoises. Les lois de la physique faisant elles aussi leur travail, le résultat des courses est sans surprise : patatras.

Nicolas Marcadé

Sortie : 5 octobre


Rebel

de Adil El Arbi et Billal Fallah Bénévole pour une ONG en Syrie, Kamal est contraint de rejoindre un groupe armé. À Molenbeek, son jeune frère devient, quant à lui, la cible de recruteurs du djihad. À la croisée des genres, le nouveau film d’A. E. Arbi et B. Fallah regorge d’ambitions, mais se fourvoie dans une quête du spectaculaire. Habitués du circuit hollywoodien et de la pop culture – après avoir signé le blockbuster Bad Boys for Life et quelques épisodes de la série superhéroïque Miss Marvel, ils planchent actuellement sur l’adaptation de Batgirl – les cinéastes belges Adil El Arbi et Bilall Fallah reviennent ici avec un film coup de poing, dont le sujet est aussi brûlant que casse-gueule. On y suit la descente aux enfers de deux frères, plongés dans l’horreur du djihadisme. De Moleenbek (Belgique) à Raqqa (Syrie), le récit n’élude rien : la violence protéiforme de la guerre, l’impuissance des organisations humanitaires, les dessous de la propagande djihadiste, l’esclavage des femmes, l’embrigadement puis l’entraînement des enfants...Sans fausse pudeur, la mise en scène est à la fois sensorielle et explicite. Un choix que l’on devine comme une tentative de contrer les écueils du faux réalisme. De ses scènes de batailles immersives jusqu’à son ultra-violence de tous les plans, Rebel impressionne autant qu’il dérange. N’ayant visiblement peur de rien, les cinéastes s’essayent également au mélange des genres. Leur projet s’envisage alors comme la rencontre entre le film d’action et le film de guerre, ponctuée ici et là de numéros musicaux et dansés – on peut alors parler de tragédie musicale. Par leur quête perpétuelle de mouvement (géographique, chorégraphique, idéologique...), leur approche musclée, ou encore leurs ambitions formelles, les réalisateurs imposent leur grammaire cinématographique.

Et l’énergie déployée pour y parvenir est impressionnante. Mais c’est aussi, et sans doute, cette exhaustivité qui empêche le film de réellement bouleverser et de transcender son programme. En effet, malgré certains risques payants et quelques fulgurances, le long-métrage finit par tomber dans les travers de la production hollywoodienne. Misant sur le grand spectacle, sa seconde partie frôle même l’indécence. Car après avoir habilement déconstruit les mécanismes de la propagande (le héros Kamal devient malgré lui le cameraman des troupes extrémistes), les réalisateurs se retrouvent euxmêmes pris au piège d’une soif de scènes percutantes. Rebel se conclut alors dans un déséquilibre flagrant entre sa violence et la naïveté d’un dernier numéro musical, dont les accents clipesques font perdre au propos toute sa force et sa crédibilité.

Simon Hoareau

Sortie : 31 août

Salam

de Diam’s, Houda Benyamina et Anne Cissé Produit par Mélanie Diams, le très attendu Salam retrace la fulgurante carrière musicale de la rappeuse jusqu’à son burn out, l’arrêt des concerts, et sa conversion à l’islam salafiste. C’est un récit à la première personne, étayé par les témoignages de ses proches, sa mère, ses amis, et d’anciens collaborateurs. Sans aucune image d’archive, le film rappelle le succès phénoménal de l’artiste, ses concerts sold out, puis les premiers signes d’épuisement, les discordances entre une image publique conquérante, et un psychisme qui se disloque. Après les sommets, la chute se caractérisera par des hospitalisations, la prise de médicaments, et une tentative de

suicide. C’est la lecture du Coran, sur une plage de l’île Maurice, qui mettra fin à son impasse existentielle. La découverte agit comme une révélation. Elle abandonne sa carrière musicale, voyage, et s’implique dans la création d’associations caritatives venant en aide à des orphelins africains. Cette histoire de rédemption, mise en image hagiographique d’un parcours vers la lumière, peine à convaincre de son authenticité. D’abord parce que le film semble soumis aux préceptes de la religion élue par Diam’s. Elle intervient vêtue en Jilbab, tenue qui ne laisse visible que le visage. Donc, tous les intervenants du film sont filmés avec une lumière qui n’éclaire que le visage. Hormis, quelques sons illustratifs, la musique, bannie par ce courant de l’Islam, est aussi absente. L’œuvre de Diam’s n’est même pas citée. Dans la deuxième partie, quand l’artiste reconvertie nous présente ses bonnes œuvres, nous comprenons que le documentaire vérité annoncé n’est en fait qu’un publireportage à forte teneur prosélyte. Jef Marcadé Diffusion : septembre sur Brut

Top Gun : Maverick

de Joseph Kosinski Toujours pilote, Maverick n’est toujours pas prêt à raccrocher. Le voilà assigné comme instructeur à Top Gun, l’école d’élite qui le vit briller dans sa jeunesse… Avec cette suite en forme de remake assumé, Tom Cruise rappelle qu’il est le roi du divertissement. C’est presque le même générique, la même musique, et évidemment le même acteur vedette : plus qu’une suite de Top Gun, Top Gun : Maverick n’en serait-il pas un remake déguisé ? Voir le film original en 2022, c’est s’infliger une sorte de capsule temporelle ringarde, marquée au fer rouge par les eighties, leur esthétique pubarde, leur musique passée de


mode… Avec l’aide de Joseph Kosinski (Oblivion) qui succède au regretté Tony Scott, Tom Cruise entreprend de moderniser le film qui fit de lui, en 1986, une méga-star mondiale, et qui marqua le début d’une longue série de succès. Les scènes d’action sont parmi les plus impressionnantes de ces dernières années, par leur capacité d’immersion ; en contrepartie, les ennemis sont anonymes et l’intrigue très basique. Elle relève même du simple prétexte : le vrai sujet est Maverick, cette tête brûlée réfractaire à l’autorité ; le pilote résolument immature n’est jamais monté en grade et refuse de raccrocher. L’inverse de Cruise, qui a su évoluer dès les années 1990, en prenant le contrôle de sa carrière et en se créant notamment sa propre franchise (avec Mission : Impossible) tout en tournant avec des auteurs reconnus (Kubrick, Paul Thomas Anderson, Spielberg…). À bientôt 60 ans (le film, lui, est terminé depuis 2020), Cruise doit forcément songer à prendre sa retraite du cinéma d’action. Le film joue habilement de cette question, la reléguant sans cesse au second plan sans pour autant l’étouffer ou la cacher. Top Gun : Maverick devient alors un objet fascinant, Maverick n’étant qu’une des nombreuses facettes d’un seul et même individu : Tom Cruise, “action man” inaltérable, que le cinéma semble nous montrer être à l’épreuve du temps. Ce n’est pas donné à tout le monde de dominer le cinéma populaire pendant près de quatre décennies. Michael Ghennam Sorti le 25 mai

Trois mille ans à t’attendre de George Miller

Une universitaire libère un djinn du flacon qui le retenait prisonnier. Que fera-t-elle des trois vœux qu’il lui accorde ? George Miller retrouve Cannes huit ans après Fury Road pour un film presque en tous points opposé. Une curiosité. Le Diable qui rudoie trois femmes sous son emprise ; un petit cochon qui décide de devenir chien de berger ; un manchot empereur qui ne sait pas chanter danse pour trouver son âme sœur… George Miller fait partie des grands conteurs du cinéma contemporain : il est de ceux pour qui le spectateur DOIT laisser son scepticisme à l’entrée de la salle, accepter l’incongru ou l’impossible. Son cinéma doit conduire le public à travers des contrées inconnues et inexplorées. Avec la nouvelle d’A.S. Byatt, dont s’inspire Trois mille ans à t’attendre, le cinéaste australien a trouvé un catalyseur suprême : un récit en huis clos - deux personnages dans une chambre d’hôtel - mais qui s’ouvre sur une multitude d’histoires, l’un des personnages étant un mythique djinn. Âgée de plusieurs millénaires, la créature a vécu bien des choses et offre, comme le veut la coutume pour obtenir sa libération, trois vœux à celle qui l’a accidentellement libérée : une universitaire britannique, Alithea, de passage à Istanbul. Quels enseignements va-t-elle en tirer ? Miller filme la rencontre entre l’intellectuelle les pieds sur terre et le génie comme il le ferait dans une comédie sentimentale - les personnages sont plein de maladresses, balbutient puis use de son expérience pour laisser, à travers de jolis moments de mise en

scène, le génie se faire le conteur de ses propres aventures, et de ce qui a, à chaque fois, entraîné la perte de sa liberté. La voix chaleureuse d’Elba porte alors le récit, y apportant nuance et émotion, et prouvant qu’une voix off, bien employée, peut devenir une force narrative. La reine de Saba et le roi Salomon, l’Empire ottoman... Le djinn régale Alithea avec ses récits, pendant que Miller propose un grand exercice de sémiotique, nous poussant à nous interroger sur ce qui se joue à l’écran durant chaque histoire, et sur ce que choisit de raconter le djinn. Entre Mad Max : Fury Road et Trois mille ans à t’attendre, il y a pourtant un fossé qui semble insurmontable, relevant presque d’une incompatibilité formelle. Le premier faisait de la kinésie son mot d’ordre, éradiquant au possible le moindre dialogue ; le second met la parole au premier plan et place ses protagonistes à l’arrêt. En réalité, malgré son budget conséquent, Trois mille ans à t’attendre s’approche plus d’un film d’Assayas que du blockbuster : c’est une œuvre qui réfléchit à ses propres procédés de mise en abyme, à la transmission des histoires rapportées. De part son métier, son héroïne intellectualise les mythes et légendes ; le djinn en ravive l’essence. Mais Miller se heurte à un obstacle qu’il ne sait contourner lorsqu’il déplace son récit à Londres dans le dernier acte. L’incapacité du cinéaste à trancher sur la conclusion à donner à l’ensemble, et in fine sur ce que doit être son film un conte moral, une fable fantastique, un récit initiatique ou purement et simplement un mélodrame - le conduit à un enchaînement de fausses fins redondantes, surlignant inutilement l’évolution d’Alithea et diluant la poésie qui, jusque-là, nous portait.

Michael Ghennam

Sortie : 24 août


UN CERTAIN REGARD

Le Bleu du caftan de Maryam Touzani

Halim est couturier dans la médina de Salé, au Maroc. Sa femme, Mina, tient la boutique et engage un nouvel apprenti, Youssef, pour pallier aux retards de commande. Halim tombe rapidement sous le charme du nouveau venu, ce que remarque Mina. Les clientes sont exigeantes, mais Halim se consacre aux broderies d’un caftan bleu. Quand la santé de Mina se dégrade, Halim doit gérer la boutique. Le titre, exotique, n’intriguera pas forcément au-delà du cercle des cinéphiles. C’est un tort. Il y a évidemment dans Le Bleu du caftan, présenté dans la sélection Un certain regard (et qui est presque un archétype des films proposés dans cette sélection) une histoire de caftan bleu. Mais réduire le film à son caractère purement sociétal – un couturier qui peine à transmettre son savoir faire – serait nier les évidentes qualités de mise en scène de ce drame, au scénario par ailleurs sans grande surprise. Ce serait surtout faire abstraction de ses formidables acteurs, à commencer par Saleh Bakri, acteur israélien qui porte littéralement ce long-métrage avec son charme et la pudeur du personnage. Tout est beau ici : les acteurs, les rues de Saleh entre ombre et soleil, le hammam où s’arrachent les atmosphères pour, toujours, nous amener du général à l’intime. Halim, donc, est couturier. Mieux, il est maalem, métier ignoré chez nous mais porteur d’un savoir-faire (broder les fameux caftans) qui devrait être classé au patrimoine de l’Unesco. On ne l’ignorera pas, et la réalisatrice a forcément voulu mettre en valeur ce

métier qu’elle filme d’une caméra-main caressante, comme le regard d’Halim sur cet apprenti qu’il n’a pas vraiment choisi. La compagne de Nabil Ayouch n’a rien à envier à son compagnon, qui reste toujours extrêmement sensuel. Au contraire, le message du film (si on met à part une fin vraiment trop facile) se distille avec pudeur et intelligence. Il manque juste ici ce je-ne-sais-quoi de plus, cette scène dingue qui lui aurait permis de se distinguer dans une sélection qui a proposé par ailleurs quelques films beaucoup plus audacieux. Le Bleu du caftan n’en reste pas moins un joli film, émouvant, et souvent amusant. Marine Quinchon

Butterfly Vision de Maksym

Nakonechnyi Avec son premier long métrage de fiction, le jeune réalisateur Maksym Nakonechnyi raconte l’histoire d’une combattante que la guerre a salement traumatisée. Et il le fait avec une grande subtilité, en montrant par touches très pertinentes les conflits intérieurs de ses personnages et les contradictions de la société ukrainienne. Un cinéaste à suivre.

Après deux mois passés en prison dans le Donbass, Lilia, femme soldat ukrainienne, est échangée contre des prisonniers russes. Elle a été torturée. C’est une spécialiste en reconnaissance aérienne par drone et d’ailleurs son surnom est “Butterfly” (Papillon). De retour dans sa famille, elle essaye de se remettre du traumatisme de la captivité. Elle retrouve son petit ami mais ne parvient plus à être présente dans leur relation. Ce qu’elle a vécu la tourmente et refait surface sous forme de visions. Il est de plus en plus clair qu’elle souffre de stress post-traumatique. Last but not least, elle découvre qu’elle est enceinte de son geôlier qui l’a violée. Avant l’avortement, elle commence à douter de tout. Plus rien ne lui paraît évident, même avec sa famille. Ce premier long métrage de fiction réalisé par Maksym Nakonechnyi brille par son montage, qui ne souligne rien, qui met de plus en plus en suspension les actions de l’héroïne au fur et à mesure que celle-ci devient absente à sa propre vie. On pense à certains grands films caractéristiques du cinéma moderne d’après la Seconde Guerre mondiale, en particulier à quelquesuns d’Antonioni et de Monte Hellman, dans lesquels le récit a tendance à se ralentir, à être travaillé par des ambiguïtés qui relativisent le sens à donner à ce qu’on voit sur l’écran. Comme leurs personnages principaux, Lilia s’enfonce dans les sables mouvants d’une crise existentielle, provoquée ici par un trauma dû à la guerre. Mais il ne s’agit pas pour l’Ukrainien de refaire la même chose et le rythme de Butterfly Vision est ici et là assez rapide, ce qui rajoute à la richesse du film. La description de l’apesanteur grandissante de Lilia est particulièrement réussie grâce au


choix du réalisateur de traiter le trauma sans lourdeurs, sans en fétichiser les conséquences psychologiques. Les séquences de réminiscence, où des bribes de souvenirs de captivité, qui s’imposent à l’esprit de Lilia, sont brèves. Elles deviennent même parfois pixellisées, indiquant l’envie de déni de la jeune femme, le travail du refoulement. D’autres montrent des visions de Lilia : elle voit ainsi des cratères d’obus en pleine ville. Il faut dire que son retour n’est pas de tout repos : elle subit ainsi certaines réactions de rejet de la société ukrainienne, elle aussi sujette au déni envers ceux qui reviennent du front. Par exemple, dans une scène de bus, des passagères s’offusquent que Lilia n’ait pas à payer son trajet grâce à son statut de combattante. Par dignité, celle-ci décide de redescendre. Lilia doit également faire face aux réactions violentes de son petit ami, quand elle lui dit vouloir garder le bébé. Il mène de plus des actions violentes contre des Roms avec ses camarades, en détruisant en particulier des abris dans un bois, ce qui les conduit à commettre un meurtre. La guerre ronge toute la société ukrainienne. Les liens sociaux ne tiennent plus très bien. Tout ce qui paraissait solide s’en va. Mais, par un retournement dialectique dans son récit, Nakonechnyi nous fait voir que c’est Lilia qui tient le coup. Malgré ou plutôt grâce à ses doutes. Ce film tout en finesse le montre merveilleusement bien. On attend avec impatience le prochain film de Nakonechnyi.

Paul Fabreuil

Sortie : 12 octobre

Corsage

de Marie Kreutzer Ce film a valu le Prix Un certain regard de la meilleure performance (exæquo) à Vicky Krieps, qui se glisse avec talent dans la peau de l’impératrice Elizabeth d’Autriche. Toutefois, Corsage reste paradoxalement très sage dans la représentation de son excentrique héroïne.

Vienne, 1877. L’impératrice Elizabeth d’Autriche (autrement connue sous le surnom de “Sissi”) fête ses 40 ans. Pour conserver sa légendaire beauté, elle s’impose un régime draconien ainsi qu’une pratique sportive quotidienne et intensive. Mais elle supporte de moins en moins bien les innombrables contraintes liées à son titre.

Dès l’ouverture, Corsage (“corset” en allemand) est placé sous le signe de l’asphyxie : obsédée par son tour de taille, Elizabeth s’entraîne à retenir son souffle sous l’eau afin de pouvoir porter plus longtemps et plus serré le corset qui souligne sa minceur. Au prix d’efforts permanents, l’impératrice se cramponne à sa jeunesse, à une époque où 40 ans correspondent à l’espérance de vie d’une femme du peuple. «L’essentiel est de laisser une belle image», dit-elle. Bien sûr, le corset est également métaphorique : Elizabeth se débat avec les conventions qui l’oppressent et auxquelles elle s’efforce constamment d’échapper. Moins sucré que la trilogie qui a fait connaître Romy Schneider, le film de Marie Kreutzer dévoile l’envers du conte de fées et met l’accent sur la tyrannie du paraître. D’un tempérament rebelle et exalté – qui lui vaut de nombreux reproches de la part de son entourage, à commencer par sa fille –, Elizabeth se plie pourtant à la mise en scène glacée de sa personne, jusqu’à s’effacer totalement derrière l’image qu’elle a créée. S’il se fonde sur une réalité historique, le biopic se permet certains anachronismes, notamment à travers la musique (la chanson She Was de Camille accompagne plusieurs scènes), et s’écarte délibérément des faits à la fin du récit pour plonger dans la fiction. Récompensée par le jury Un certain regard, la performance de Vicky Krieps est impeccable et la réalisation témoigne d’une maîtrise indéniable.

Cependant, on ne peut se défaire d’une impression de déjà-vu : après plusieurs films et séries sur des souveraines captives de leur prison dorée, ce discours sur le fardeau de la couronne, le spectacle permanent et les sacrifices qu’il implique a désormais quelque chose d’attendu. La protagoniste a beau être anticonformiste, la forme du récit ne l’est pas tant que ça, et c’est le film lui-même qui se trouve corseté.

Julie Loncin

Sortie : 14 décembre

Godland

de Hlynur Palmason

Au XIXe siècle, Lucas, un jeune prêtre luthérien danois, est chargé d’aller évangéliser la lointaine Islande. Pendant son voyage, il devient ami avec le capitaine du vaisseau qui l’accompagne sur place dans l’expédition menée par Ragnar, un Islandais, pour traverser l’île et rejoindre les lieux de sa mission. Le voyage est périlleux. Le nom choisi à l’international ne reflète pas ce que sous-entend le choix d’un double titre (en danois et en islandais) : l’impossible barrière de la langue pour qui tente de s’intégrer sur l’île volcanique. Un enjeu qui est au cœur du scénario de cette épopée sublime sur la Terre de glace et de feu,


aussi inhospitalière que ses habitants. Il faut voir Godland sur un grand écran pour apprécier l’immensité des paysages, que le réalisateur Hlynur Palmason a filmés pendant plusieurs années, ce qui permet de redécouvrir les décors naturels à différentes saisons, d’apprécier aussi la temporalité d’un scénario qui voit le jeune Lucas s’épuiser au fil des mois dans ses vains efforts pour s’attacher aux lieux, quand les “locaux” regardent avec suspicion ce malingre petit prêtre incapable de monter à cheval ou de clouer trois planches. C’est un formidable voyage à la réalisation aussi ample que les cerveaux des personnages sont étriqués. Il n’y a pas un plan qui ressemble à un autre ici. La caméra s’installe fixement au ras du sol, s’éloigne en drone d’un visage pour venir filmer toute la montagne dans une séquence vertigineuse. Ragnar se promène dans cette aridité comme dans son jardin, en fredonnant, quand Lucas souffre, chargé de son appareil photo (le cinéaste s’est inspiré de clichés d’époque). La deuxième partie, dans la mission, est moins spectaculaire, prenant presque la forme d’un huis clos (une maison, l’église, un bout de plage) qui vient crucifier les espoirs de Lucas. Le film a bizarrement été boudé du palmarès d’Un certain regard mais repart avec un lot de consolation, plus que mérité là aussi : le Grand Prix du jury (exaequo) de la Palm dog.

Marine Quinchon

Sortie : 21 décembre

Harka

de Lotfy Nathan Lauréat du prix de la meilleure performance, ex aequo avec Vicky Krieps dans Corsage, Adam Bessa illumine de sa présence énigmatique le premier long-métrage de fiction de Lotfy Nathan, qui brosse un tableau désenchanté de la Tunisie dix ans après le printemps arabe.

Ali ne rêve que d’une chose : partir, quitter la Tunisie, ce pays qui ne lui offre aucune perspective. Il traversera la Méditerranée, c’est certain. En attendant d’avoir les moyens de mettre à exécution ce projet, il vivote en vendant de l’essence de contrebande dans la rue, économisant le moindre dinar, habitant un bâtiment désaffecté sur un chantier interrompu. Mais quand son père meurt, voilà Ali contraint de retourner dans la maison familiale, qu’il a quittée trois ans plus tôt. Voilà qu’il doit s’occuper de ses deux jeunes sœurs, Alyssa et Sarra, tandis que son frère aîné, Skander, s’en va travailler à Hammamet, loin de là. Voilà que son rêve lui échappe inexorablement… Car leur père a laissé des dettes, et la famille est ruinée. C’est Alyssa, la benjamine, qui raconte. La voix de l’adolescente ouvre le film, qu’elle ponctue de ses interventions rétrospectives. À travers ses yeux, on découvre Ali, le grand frère adoré, ses histoires, ses aspirations, ses peurs, ses désillusions, sa colère. C’est un récit au passé, le portrait d’un absent. Alyssa se souvient, mais nous voyons Ali se débattre au présent pour faire vivre sa famille. L’intrigue en elle-même réserve peu de surprises. Dès les premières séquences s’installe un climat social désespérant, entre chômage endémique, corruption généralisée et naufrages en Méditerranée. Le titre désigne d’ailleurs à la fois la migration illégale, en argot tunisien, et l’acte de s’immoler. Tourmenté par la police comme par la banque, le jeune homme semble talonné par une fatalité sans merci, malgré la détermination qui l’anime. On voit rapidement dans quelle direction s’oriente le film, et le rouleau compresseur du drame social suit son chemin, imperturbable. À croire que ce sentiment d’inéluctable, de tragique, si commun aux films issus de l’autre côté de la Méditerranée mis en avant dans nos festivals occidentaux, est ce que nous attendons d’eux, ce qui nous intéresse avant tout venant de ces latitudes.

Si Harka ne bouscule pas tellement les attentes du point de vue de sa trame narrative, son charme et sa singularité résident dans l’intensité de l’acteur, Adam Bessa, tout en révolte et en rage contenue, ainsi que

dans ce regard porté par la jeune sœur sur son frère, la complicité un peu distante qui se dessine entre les deux, le ton mélancolique que cette voix donne à l’ensemble. Leur relation n’est pourtant qu’esquissée : on aurait voulu les voir interagir davantage, en savoir plus sur le lien qu’ils ont créé. Ali, le héros tendre et désabusé dépeint par Alyssa, demeure très énigmatique, ce qui, d’un côté, contribue à la poésie du récit et révèle avec une certaine justesse l’incommunicabilité qui règne dans cette famille, mais de l’autre, suscite un sentiment de frustration et laisse un goût de trop peu. Le film s’achève cependant sur une image frappante, métaphorique, étrangement irréelle dans sa violence, qui rejoint la poésie mélancolique de la voix. Un premier long-métrage imparfait mais prometteur. Julie Loncin Sortie : Novembre

Joyland

de Saim Sadiq Haider vit avec son épouse, son frère, sa belle-sœur – qui vient de mettre au


qu’il soit dur, son épouse, Mumtaz, une jeune femme résolument moderne dont on attend qu’elle joue les potiches, comme leur belle-sœur dont on sent qu’elle en a un peu marre de faire des bébés pour assurer à la famille un héritier mâle. Chaque personnage réussit à exister dans sa complexité, sans manichéisme ni discours appuyé, au fil d’une mise en scène sans grands effets de style mais fluide et rythmée. Ici, chaque détail fait sens et la direction que prend le récit, peu convenu, nous happe jusqu’à la fin, édifiante. Marine Quinchon

Sortie : 28 décembre

Mediteranean Fever de Maha Haj monde une quatrième fille – et son père, et s’occupe des tâches domestiques. Au chômage depuis longtemps, il trouve grâce à un ami un travail de danseur auprès d’une chanteuse transexuelle, Biba. Il choisit d’abord de cacher cette information, par peur du regard des autres. Quand Haider trouve un emploi, son épouse, Mumtaz, est priée de quitter le sien pour s’occuper du foyer. C’est la première fois qu’un film pakistanais est récompensé en sélection officielle (prix du jury Un certain regard) et décroche la Queer Palm, qui distingue un long-métrage abordant la question du genre. Parmi les nombreux candidats en lice, l’équipe de Catherine Corsini a donc choisi ce premier film au scénario intelligent, qui raconte, à travers les déboires du cadet d’une famille traditionnelle de Lahore, le poids des conventions sociales, et peu à peu se révèle avant tout un film sur les femmes. Il est question de désirs

tabous, sexuels bien sûr mais aussi sociaux, chacun se retrouvant ici coincé dans une case qu’il ne rêve que de quitter. Entre comédie et mélancolie, Joyland est une histoire d’amours et une chronique familiale émouvante au sujet audacieux (parce qu’il met en scène un personnage transexuel et aborde de front la question, il sera sans doute banni d’un certain nombre d’écrans dans les pays musulmans). Le talent du réalisateur, Saim Sadiq, est d’avoir réussi à incarner à travers le sympathique Haider une foule de questions très actuelles, et bien au-delà du Pakistan. Haider est un tendre dont on attend

Prix du meilleur scénario Un certain regard, cette comédie noire aux dialogues savoureux dépeint l’amitié improbable entre deux hommes que tout oppose, offrant au passage un subtil commentaire politique et social sur la situation du peuple palestinien. Écœuré par la vie et par l’état de son pays, Walid, Palestinien de 40 ans vivant à Haïfa avec sa femme


LES PIRES

de Lise Akoka et Romane Gueret

Les Pires

de Lise Akoka et Romane Gueret Récompensé du prix Un certain regard, Les Pires révèle de jeunes acteurs formidables de justesse et un tandem de réalisatrices à suivre. Une poignée de jeunes répondent face caméra à un cinéaste qui les interroge. On hésite : ces images proviennent-elles d’un véritable casting, ou bien sommes-nous déjà dans la fiction ? Lise Akoka et Romane Guéret jouent sur la porosité de cette frontière, donnant à leur film des airs de documentaire. Les Pires est une œuvre gigogne, un film sur un film en train de se faire. Durant les quelques semaines de ce tournage fictif, on suit Ryan, Lily, Jessy et Maylis, quatre jeunes de la cité Picasso à Boulogne-sur-Mer, alors qu’ils répètent, construisent leur personnage et l’interprètent, sous la direction de Gabriel, le réalisateur. Les “pires”, ce sont eux : les “mauvaises graines”, les “cas sociaux”, les jeunes “à problèmes”, ceux que la vie n’a pas épargnés. Judith, l’assistante du réalisateur, se voit d’ailleurs contrainte de défendre le projet face à des habitants et des acteurs sociaux préoccupés par l’image négative qu’il donne de leur quartier. “Ce n’est pas parce que ces enfants existent qu’il faut les montrer”, disent-ils. Si, justement, rétorque la jeune femme. Ils existent, donc il faut leur accorder la parole – et le film le fait magnifiquement. Par la voix de Judith, les deux cinéastes anticipent le reproche qui pourrait leur être adressé : celui de reconduire les clichés misérabilistes souvent véhiculés par les drames sociaux. Certes, le film évoque ces clichés. Mais il le fait avec finesse, portant plutôt son attention sur les menus événements qui jalonnent le tournage et les relations qui se tissent au fil des semaines entre les jeunes acteurs et le reste de l’équipe. Il met également en lumière l’ambivalence de la démarche de Gabriel, qui n’hésite pas à recourir à des méthodes discutables pour obtenir de ses acteurs l’émotion voulue, malgré l’affection sincère qu’il leur porte. Les Pires ne propose pas non plus une vision angélique suggérant que le cinéma viendrait “sauver” ces enfants et adolescents de la misère sociale. Il rend simplement compte de cette expérience et de la manière contrastée dont ils la vivent. Ce faisant, il offre à ses personnages une réelle épaisseur, notamment grâce à une extraordinaire direction d’acteurs. Les deux réalisatrices ont fait leurs armes dans le domaine du casting et du coaching d’enfants, et cela se voit. On est sans cesse ébahi par l’énergie et le naturel de ces jeunes, tous remarquables. Quand ils jouent, il se passe quelque chose – l’émotion était palpable dans la salle lors de la première projection cannoise. Ces regards, ces visages et, surtout, cette incroyable présence, voilà les belles découvertes que nous offre le premier longmétrage de Lise Akoka et Romane Guéret.. Julie Loncin Sortie : 23 novembre

et ses deux enfants, passe ses journées à se morfondre. Il caresse le projet d’écrire un livre, mais ne s’y met jamais vraiment. Lorsque Jalal, petit malfrat sans envergure, vient s’installer avec sa famille dans l’appartement adjacent au sien, Walid commence par le trouver insupportable. Peu à peu, cependant, il lui vient une idée, et il entreprend de se rapprocher de ce voisin si agaçant.

Mediterranean Fever séduit avant tout par l’humour discret qui abonde dans ses dialogues, la dépression du personnage principal teintant l’atmosphère du film d’une couleur absurde et désenchantée. Diagnostic proposé par une docteure pour expliquer les maux de ventre récurrents de Shams, le fils de Walid, la “fièvre méditerranéenne” du titre prend une résonance plus large et existentielle : elle évoque à la fois l’état personnel de Walid et le mal-être de tout un peuple. Comme le découvrira d’ailleurs le protagoniste, c’est tous les mardis à l’heure du cours de géo que cet étrange mal frappe son fils. L’arrivée de Jalal dans leur vie représente pour Walid l’occasion de remédier à son propre mal-être, croit-il. Prétextant des recherches sur le milieu de la pègre – qu’il prétend vouloir dépeindre dans son roman –, Walid passe ses journées avec Jalal. Stupéfaite de cette complicité soudaine, sa femme Ola se demande comment le nouveau voisin a pu passer si vite du statut de “débile” à celui de “meilleur ami” à ses yeux. La vraie raison de ce revirement ne sera révélée que dans un second temps. Habilement écrits, les personnages de Walid et de Jalal forment un duo à la fois insolite et convaincant, brillamment interprété par Amer Hlehel et Ashraf Farah. Dans ce deuxième long-métrage, Maha Haj construit un univers singulier à la tonalité grinçante et mélancolique, porteur d’une vision pénétrante sur la Palestine.

Julie Loncin

Sortie : Novembre

Metronom

de Alexandru Belc Les émois sentimentaux d’une adolescente roumaine, alors que la dictature de Ceausescu resserre son étau. La première fiction d’un auteur à suivre, confirmation que le filon roumain ne se tarit pas.


Comment, alors, ne pas voir la déception amoureuse d’Ana comme la métaphore de celle de l’ensemble de la société roumaine face à ses dirigeants ?

Michael Ghennam

Sortie : 11 février 2023

Plus que jamais de Emily Atef À Bucarest, en 1972, la jeune Ana est une adolescente sans histoires. Au lycée, elle aime Sorin, mais celui-ci va bientôt partir en RDA aves ses parents. Un jour, contre l’avis de sa mère et afin de voir (une dernière fois ?) Sorin, elle rejoint ses camarades pour une fête chez sa meilleure amie. Pendant la soirée, les lycéens ont prévu de rédiger puis de faire passer une lettre à Metronom, une émission musicale radiophonique diffusée clandestinement en Roumanie. Mais la Securitate veille... Auteur de deux documentaires (8 Martie, inédit, et Cinéma, mon amour, sorti en salles en 2017), Alexandru Belc a fait ses armes comme assistant réalisateur sur Policier, adjectif de Corneliu Porumboiu (2009). S’il n’a pas le même goût pour les mots et l’humour pince-sans-rire que son aîné - de cinq ans seulement -, force est de constater que Belc a lui aussi été marqué par la dictature qui domina son pays durant son enfance. Par le biais de cette évocation, par la bande, d’une émission musicale (Metronom, animée par Cornel Chiriac depuis Munich pour Radio Free Europe, interdite par le régime car jugée dissidente), il s’intéresse à la situation de la jeunesse roumaine dans les années qui suivirent le durcissement du régime de Nicolae Ceausescu. Les amis d’Ana pensent encore naïvement que leur engagement politique reste somme toute symbolique et inoffensif, et se substitue à d’autres formes de rébellion adolescente. Ana, quant à elle, ne se sent pas concernée par la politique : elle n’a d’yeux que pour l’adolescent qu’elle aime, n’acceptant pas son départ prochain et se décidant à passer à l’acte pour le lui prouver. En une séquence, la jeune femme a le

cœur brisé ; le spectateur, lui, a d’ores et déjà compris que quelque chose de plus grave se jouait. Le cinéaste capte une fougue adolescente, faite d’un mélange d’énergie et d’idéalisme, qui va se fracasser contre le pragmatisme froid d’un régime totalitaire. Avec une mise en scène qui trouve parfaitement la bonne distance, Belc dépeint à travers Ana (et la relation de confiance qu’elle entretient avec son père, bien plus conscient de ce qui se passe dans le pays) le crépuscule d’une forme d’innocence. L’héroïne est représentative d’une jeune génération prise à la gorge par les mesures liberticides du “guide” autoproclamé de la Roumanie, mise à terre avant même d’avoir quitté l’adolescence tout en étant forcée d’entrer prématurément dans l’âge adulte. Que la chute du groupe de lycéens soit provoquée par une trahison n’est in fine que la conséquence illustrée de la mécanique oppressive voulue par Ceausescu : la jeunesse n’est qu’un rouage de plus à contrôler.

Atteinte d’une maladie respiratoire incurable qui nécessiterait une greffe des poumons, Hélène, mariée à Mathieu, a pris ses distances avec son groupe d’amis. Elle trouve du réconfort sur un blog tenu par un certain Mister qui affiche des paysages de son village norvégien. Contre l’avis de Mathieu, qui souhaite qu’elle essaie de se soigner, Hélène part en Norvège et s’installe dans le gîte tenu par Mister. Un mélo porté par Vicky Krieps et Gaspar Ullilel dans son dernier rôle. Ce nouveau film d’Emily Atef a la particularité d’être le dernier tourné par Gaspard Ulliel, décédé en janvier dernier d’un accident de ski à l’âge de 37 ans. Au regard du


RETOUR À SÉOUL

Après le Cambodge dans Le Sommeil d’or et Diamond Island, Davy Chou s’envole ici pour la Corée, où il suit les pas d’une jeune femme, qui, après avoir été adoptée en France, découvre son pays natal. Un portrait fascinant. Le retour très attendu de Davy Chou (Le Sommeil dort, Diamond Island) se fait dans le champ de la fiction, ce qui n’était pas forcément une évidence lorsque l’on connait le parcours de cet homme aux talents multiples. Une fiction mâtinée de réel, toutefois, inspirée de l’histoire d’une jeune femme revenue par accident dans la Corée qui l’avait vue naître et qu’elle avait dû abandonner, lorsque ses parents la laissèrent à l’adoption, pour une France bien lointaine. À partir de là, le film se déroule selon au moins deux axes : d’une part, une piste narrative simple, liée à la quête et aux retrouvailles (certes assez compliquées, elles) des parents biologiques de la protagoniste ; d’autre part une évocation de la découverte de ce pays des origines, avec le choc des cultures et le temps d’adaptation qu’elle implique. Mais tout cela est recouvert par un schéma plus large, lié à un sous-genre parfois

de Davy Chou

galvaudé mais ici traité avec une infinie justesse : le portrait de femme. La narration et la mise en scène, qui procèdent par collage de blocs temporels parfois éloignés, tournent entièrement autour d’une héroïne pas forcément attachante, mais toujours fascinante. Chou observe son visage, son évidente souffrance, et fait des interactions entre sa douleur et son environnement la matière d’à peu près toutes les scènes. À ce titre le film est parfois malaisant, et la gêne ainsi exhibée par la jeune femme devient rapidement un prisme ouvrant sur des questions plus larges, ayant trait aux racines, à l’identité, et à une impossibilité indépassable, logée au cœur du personnage. Chou rend ainsi humains et palpables des enjeux parfois abstraits. Ce n’est pas un petit exploit. Pierre-Simon Gutman SORTIE : 25 JANVIER 2023


sujet – une femme qui s’échappe pour mieux anticiper sa mort prochaine, et son mari (Ulliel, donc) qui veut à tout prix la convaincre de vivre –, il est difficile de ne pas songer au destin tragique du comédien. La fin résonne alors étrangement, et nous bouleverse. Mais la disparition de l’acteur ne rend que plus forts les arguments de ce mélodrame où la mort est justement partout. On y retrouve la mise en scène sobre et élégante de la réalisatrice, présentée à ses débuts (L’Etranger en moi, 2008), comme une ambassadrice de la nouvelle vague allemande, le récit étant aussi l’occasion de magnifier si c’était encore possible les paysages du fjord norvégien où se déroule l’essentiel de l’intrigue. Comme une immense bouffée d’air pur, alors que l’héroïne, elle, peine à respirer. Et si elle ne peut plus maîtriser sa santé, au moins Hélène garde-t-elle le choix de son destin : celui de ce voyage qui lui permet de se reconnecter à la nature, et celui de sa mort loin des hôpitaux. Vicky Krieps compose un personnage tout en nuances, parfois ambigu, comme pouvait l’être, quoique différemment, la Romy du très beau Trois Jours à Quiberon. La violence qu’elle inflige à son corps – marcher jusqu’à l’épuisement, mais aussi faire l’amour, plonger dans l’eau glacée – tranche avec sa mélancolie naturelle. Il n’est pas question ici de se faire plaindre ou de regretter, mais de faire accepter à son compagnon qu’elle est déjà absente. Un film à la fois épuré et charnel, délicat et puissant. Marine Quinchon Sortie : 16 novembre

Rodéo

de Lola Quivoron Julia consacre sa vie à la moto, lui sacrifiant son équilibre familial, prête à tout pour exister dans ce milieu très masculin. Ce premier film audacieux révèle un personnage flamboyant, jamais dans l’économie, brûlant chaque instant pour vivre sa passion, dans un geste de cinéma prometteur, où l’on ne regrette qu’un final décevant. Cris, colère, c’est avec pertes et fracas que nous est présentée Julia, personnage principal de Rodéo, le premier long-métrage de Lola Quivoron. Ces premières minutes soulignent son extrême intensité et la force de sa volonté dès qu’il est question de sa passion : la moto. Dépossédée de son engin à l’orée du film, elle doit en retrouver un autre pour espérer exister de nouveau, motif libérateur et cathartique qui donne vie au récit. Les représentations féminines dans ces milieux presque exclusivement masculins, où la virilité ne doit jamais être contredite ou mise en doute, sont presque inexistantes, ou limitées à un décor tout juste bon à mettre en valeur les compétiteurs, tous chromes dehors. Julia est complexe, son genre n’est jamais réellement défini. Elle joue des

codes pour réussir à obtenir ce qu’elle veut, devenant femme extravertie pour les besoins d’une arnaque avant de se recroqueviller dans une apparence plus androgyne. Lola Quivoron joue avec les idées reçues, ne donne pas de réponses réelles à tous les questionnements habituels qui entourent les personnages de fiction. Elle nous présente en quelques scènes le milieu familial de Julia, le fait disparaître après un point de non-retour violent, et en reconstitue un autre autour de la petite bande de motards. Leur garage devient son toit, les membres ses frères, ceux qu’on aime et ceux qu’on déteste, jusqu’à révéler une mère de substitution en la personne de la femme du chef détenu en prison. Ou plutôt serait-elle une amante interdite ? Là encore point de révélation trop facile, l’autrice préférant montrer que résoudre, instiller du venin sans pour autant porter l’estocade. Rodéo est en cela presque un film noir, le destin de l’héroïne étant couru d’avance, sa fuite ne pouvant aboutir à autre chose qu’une catastrophe programmée. Ce bijou d’écriture entièrement construit autour de son personnage principal aurait pu accoucher d’un film presque parfait sans un final quelque peu décevant, où la réalisatrice, semblant ne pas savoir comment conclure son intrigue, substitue au naturalisme sauvage une issue onirique assez surprenante. Reste néanmoins une vitalité et une fougue rarement vue pour un premier long métrage, notamment grâce au jeu de Julie Ledru, véritable boule de nerf qui ne se détend que lorsqu’elle chevauche sa monture, dans une métaphore de la liberté belle et pleine de grâce. Florent Boutet Sortie : 7 septembre


The Stranger

Tirailleurs

Australie, fin des années 2000. Henry Teague rencontre Paul dans un bus de nuit. Ils sympathisent. Paul promet du travail, pas forcément légal mais sans violence, à Henry, et lui présente un complice : Mark. Mais quelle place occupe exactement ce dernier dans la vaste organisation mafieuse qu’il évoque avec Henry ?

Deuxième long métrage de Mathieu Vadepied après La Vie en grand, Tirailleurs a l’ambitieux projet de rendre justice aux tirailleurs africains de la guerre de 1914, à travers l’histoire d’un père s’engageant volontaire pour aller sauver son fils, enrôlé de force. À tous points de vue respectable, le film dilapide cependant sa puissance potentielle en essayant de jouer sur deux tableaux en même temps : la radicalité et l’accessibilité.

de Thomas M. Wright

Avec sa mise en scène à effets trop imposants et la présence, en tête d’affiche, de deux “gueules”, les toujours talentueux Joel Edgerton et Sean Harris, ce néo-polar australien semble sacrifier le fond au profit de la forme. Ce qu’il fait pendant la première moitié du long métrage : il entraîne le spectateur dans un labyrinthe de faux-semblants, que l’atmosphère particulièrement froide pourra tenir dangereusement à distance. The Stranger est un film qui se mérite : sa seconde partie, plus éclairante, apporte les deux éléments qui manquaient concrètement jusquelà : de l’émotion et du trouble. L’acteur Thomas M. Wright, vu dans la première saison de Top of the Lake et dont c’est le second long métrage en tant que réalisateur, laisse ressentir le coût humain d’une investigation hors norme, réclamant une implication presque constante à ses enquêteurs (sans jamais jouer du cliché de l’obsession). Il s’agit de jouer la comédie pour amadouer un suspect, gagner sa confiance, le pousser à se confier. On s’éloigne du film noir pour basculer dans une étude psychologique bien plus fouillée, une réflexion nuancée sur la culpabilité et la compromission tout autant qu’une tragédie humaine. Une vraie curiosité. Michael Ghennam

de Mathieu Vadepied

À l’instar de Nos frangins de Rachid Bouchareb présenté à Cannes Premières et de Revoir Paris d’Alice Winocour (clairement le plus réussi des trois) à la Quinzaine, Tirailleurs se corsète lui-même dans le carcan étroit du film “devoir de mémoire”. C’est-à-dire un cinéma plein de prudences, où le souci permanent des destinataires “moraux” (les victimes) et réels (les spectateurs), finit par conduire l’auteur à s’oublier totalement, à faire taire ses propres sentiments et son propres imaginaire, pour se mettre totalement “au service de”. Ici, le film

cherche son point d’équilibre en posant les bases d’un scénario à haut potentiel romanesque, tout en le désamorçant par des options de mise en scène affichant une certaine radicalité : Omar Sy joue en peule, l’image est sombre, la réalisation sèche… Mais ce mélange des genre (sorte de croisement improbable entre Un long dimanche de fiançailles de Jeunet et un film de Pedro Costa) se révèle plutôt contreproductif. En effet, si on est venu voir un grand mélo historique avec Omar Sy on trouvera le film beaucoup trop austère. Et si on est venu voir un film d’auteur ou un brûlot politique, on le trouvera beaucoup trop sage et trop lisse. La copie est propre, le film est digne et plutôt bien fait, mais où est l’auteur ? Où est le regard de l’auteur dès lors que Vadepied ne fait en permanence que donner des gages de sa probité morale, en montrant qu’on ne peut jamais lui reprocher d’être obscène, comme un footbaleur qui lève les mains en l’air pour attester qu’il n’y a pas eu tirage de maillot? Faire le choix de la fiction pour aborder un sujet sensible du réel, c’est nécessairement prendre le risque de malmener un peu cette réalité, de poser sur elle un regard partial, pour en dire quelque chose qui soit plus que “les faits”. Or, ici comme dans le Bouchareb ou le Winocour, le choix de la fiction finit par apparaître comme une impasse. Car, quitte à ne pas exploiter la liberté qu’offre la fiction, opter pour un documentaire aurait sans doute permis de dire la même chose de façon plus directe, claire et complète. Nicolas Marcadé Sortie : 4 janvier 2023


War Pony

de Gina Gammell et Riley Keough Bill et Matho vivent dans la réserve de Pine Ridge au Dakota du sud. Leurs trajectoires brossent un portrait de la vie de ces jeunes hommes dans les marges du continent américain. Les deux réalisatrices réussissent un premier film saisissant où la violence patente est adoucie par la grâce de Bill. Si War Pony est l’œuvre d’un duo de femmes (à la fois réalisatrices, scénaristes et productrices), c’est sur deux jeunes hommes qu’elles décident de poser leur regard, au sein de la réserve “native american” de Pine Ridge dans le Dakota du sud. Matho a tout juste 11 ans et une

structure familiale très fragile, quand Bill commence tout juste sa vingtaine. Tous deux ne se connaissent pas mais habitent un même territoire, dans une de ces marges des États-Unis qui semblent avoir leur existence propre, loin des villes millionnaires et du gigantisme du rêve américain. La structure du film épouse totalement ces deux personnages, le découpage alternant entre leurs deux trajectoires, comme pour compléter un même portrait. D’emblée il y a une forte dichotomie entre la violence vécue et subie par le plus jeune, tension dramatique qui ourle chaque plan, menaçant d’envahir toute l’attention du spectateur, et la quiétude de Bill, jeune adulte souriant qui embrasse la vie avec simplicité. Matho est sur un chemin qui le conduit vers le drame, pris dans un étau qui se resserre graduellement autour de lui, réduisant son champ des possibles, jusqu’à le condamner à une errance tragique pour un si jeune garçon. Bill est dans une trajectoire inverse, l’écriture de ce personnage trace un sillon où jamais un mot n’est dit plus haut qu’un autre, aucune main n’est levée pour faire violence. S’il est un

dilettante déjà père de deux enfants avec deux femmes différentes, il est une personne bienveillante qui résout ses problèmes par la ruse et la douceur. Il est dès lors prévisible que leurs chemins se croisent et que l’aîné apaise le cadet, lui permettant un instant de détente au sein d’une histoire plus que chaotique. Gina Gammell et Riley Keough ont réussi à bâtir une histoire maligne et agréable, qui ne s’embarrasse pas des clichés sur la jeunesse des réserves étasuniennes. Si le film souligne la dureté de l’enfance dans un endroit gangréné par la drogue et la délinquance, il met à distance cette thématique par la grâce de Bill, jeune homme tatoué de la tête aux pieds qui rêve de faire un élevage de caniches de luxe et de s’occuper au mieux de ses deux fils. La justesse de cette narration, mise en valeur par un casting merveilleux bien que non professionnel, a réussi à toucher au delà de ses attentes, décrochant la prestigieuse Caméra d’or du festival de Cannes 2022, récompense suprême pour les nouveaux et nouvelles cinéastes. Florent Boutet


QUINZAINE DES RÉALISATEURS

LES ANNÉES SUPER 8 de Annie Ernaux et David Ernaux-Briot

Annie Ernaux et son fils David Ernaux-Briot ont réalisé un film de montage à partir d’archives familiales tournées en Super 8 entre 1972 et 1981. Sur ces images ordinaires tournées par son ex-mari, Philippe Ernaux, aujourd’hui décédé, l’écrivaine ajoute le contrepoint d’un texte magnifique. La voix de l’écrivaine raconte, contextualise, précise ce que nous voyons à l’écran : des fêtes de famille, les Noël, les anniversaires, des voyages en France, ou à l’étranger. Les années 70 ont été marquées par de nombreux bouleversements sociaux, économiques, et politiques : l’accession à une vie plus confortable pour les classes moyennes, le premier choc pétrolier, le droit à l’avortement… Autant de thèmes qui transparaissent derrière les archives visuelles de la famille Ernaux grâce au commentaire de l’écrivaine. Elle procède de la même façon que dans ses ouvrages, en historienne de sa vie intime ; comment les évènements de l’ordre du privé, de l’autobiographique, permettent de saisir et de comprendre l’atmosphère d’une époque. À la surface des images, une vie de famille, des enfants qui grandissent, des voyages. Le texte d’Ernaux creuse, plonge sous cette surface. Elle s’observe, jeune femme de trente ans, accédant

à une plus grande aisance matérielle grâce à son mari. L’achat d’une caméra super 8 est d’ailleurs un marqueur de cet embourgeoisement. Elle évoque son malaise de transfuge de classe, sa difficulté, pour elle et sa mère à s’intégrer dans la famille de son mari. Elle explore le horschamp de ces images : l’écriture de ses premiers romans, les tensions conjugales, la division sexuée des rôles et des taches de l’homme et de la femme. Ses mots encapsulent l’état d’esprit d’une époque. Un exemple : Après la mort de Franco, on pouvait aller en Espagne sans mauvaise conscience. Annie Ernaux n’est pas l’auteure de ces films. Et pourtant, c’est en restant résolument écrivaine, par la simple imposition de ses mots, qu’elle permet l’assomption de ces images si banales, brillamment montées par son fils, en pur cinéma. Jef Marcadé SORTIE : 14 décembre


réunis dans la boue où pataugent les briquetiers, jusqu’à constituer une sorte de golem, devenu guide de vie du jeune homme. Le Barrage réussit à trouver un équilibre intéressant entre chacune de ses composantes, chacune étant décrite avec beaucoup de douceur, sans jamais laisser la brutalité s’exprimer. Si l’on peut voir les blessures de chacun suinter, à l’image de celle qu’arbore Maher sur son dos, la bile reste prisonnière des chairs, comme extérieure au monde. Florent Boutet

Le Barrage de Ali Cherri

Soudan, près du barrage de Merowe. Maher travaille dans une briqueterie traditionnelle alimentée par les eaux du Nil. Chaque soir, il s’aventure en secret dans le désert, pour bâtir une mystérieuse construction faite de boue… Alors que les Soudanais se soulèvent pour réclamer leur liberté, sa création semble prendre vie. À l’instar d’El Agua d’Elena Lopez Riera, Ali Cherri plante le récit de son premier long métrage, Le Barrage, à proximité de l’élément aquatique, s’inscrivant dans une tendance actuelle très fournie de fictions se nourrissant d’un réalisme magique qui déploie ses ailes à travers tous les continents. Libanais de naissance, l’auteur pose son regard sur un barrage soudanais, et plus particulièrement sur les travailleurs d’une briqueterie située un peu plus bas sur le Nil. Lorsqu’ils sont expropriés, en raison précisément de la construction du barrage, la briqueterie devient pour eux le seul vecteur d’emploi, révélant une dimension sociale forte et âpre, témoignant d’une violence institutionnalisée qui marque les chairs. Troisième élément d’une trilogie entamée par deux courts métrages, L’Intranquille et Le Creuseur, Le Barrage est la première incursion

d’Ali Cherri sur le terrain du cinéma narratif, autour du personnage de Maher, qu’on découvre dès les premiers plans préparant du thé pour ses camarades de travail. La méthode est ancestrale : les briques sont confectionnées avec de la terre durcie par l’aridité du climat, puis cuites dans de vieux fours traditionnels. Ces premières images contrastent énormément avec l’idée d’un film consacré à l’eau. On y voit la terre qui se craquèle, les travailleurs qui consolident leurs briques, avec l’omniprésence de la boue comme liant et raison d’être. Si l’histoire est tout d’abord pensée autour de ces deux éléments fondamentaux à la vie, la terre et l’eau, il est intéressant de souligner que s’immisce dans le hors-champ toute une série de détails ayant trait à la situation politique du Soudan. Cette irruption du contemporain dans un paysage qui semble coupé du monde, à la marge du pays qui l’englobe, très loin de Khartoum, la capitale, apporte une dimension supplémentaire au récit qui, loin de le subir comme un empilement de thématiques, en ressort enrichi. Cette dimension politique est de plus une adaptation du cinéaste aux bouleversements connus par le Soudan depuis 2018, avec un changement fondamental dans la donne politique – le départ du dictateur el-Beshir suivi de la prise de contrôle du pouvoir militaire sur le pays. Maher est à la fois le parfait émissaire de cette génération de jeunes hommes travaillant au bord du fleuve, subissant la violence quotidienne d’un travail harassant peu rémunéré, et d’une forme d’onirisme où l’on remarque un syncrétisme entre l’islam soufiste et une forme d’animisme où se mêlent les deux éléments omniprésents à l’écran,

Les Cinq diables de Léa Mysius

Cinq ans après avoir présenté le très remarqué et remarquable Ava à la Semaine de la Critique, Léa Mysius revient à Cannes, sélectionnée par la Quinzaine des réalisateurs avec un deuxième film travaillé par des thématiques fantastiques. Dans un petit village des Alpes, entouré par les montagnes, blotti contre un barrage, la petite Vicky, dont la mère, Joanne, est maître-nageuse, et le père, Jimmy, pompier, a développé un odorat assez puissant pour être transportée par les odeurs en d’autres lieux, et en d’autres temps. L’arrivée de Julia, la sœur de Jimmy, ex-amante de Joanna, va faire resurgir des drames enfouis. Les Cinq diables est un film de genre(s) fantastique, distillant une atmosphère à la Stephen King, où des événements surnaturels se manifestent dans un cadre quotidien. La mise en scène joue de cette dualité. Le village est encerclé par les montagnes, ombres gigantesques qui surplombent les habitants. Le barrage, avec son eau dormante, donne un sentiment d’immobilité fragile, de menace latente. Ici, le vecteur du drame est le désir féminin. Un désir contrarié par la désapprobation unanime du village et de l’entourage, dont la déflagration provoquera un incendie mortel, et une vie de substitution pour la plupart des personnages. L‘amour de Joanne pour Julia se déportera vers Jimmy, père biologique de Vicky, l’enfant de ce couple empêché. Les


hommes sont impuissants devant les événements, réduits à n’être que de simples observateurs. Dans un huis clos à ciel ouvert, les Éléments jouent un rôle majeur. Le film est d’ailleurs dominé par les couleurs rouge et bleu. Le rouge du feu, agent du drame passé, combattu par Jimmy. Et l’élément aquatique, celui de Joanne, qui s’immerge chaque jour dans les eaux glacées de la retenue d’eau. En recourant au surnaturel, et à un genre très codifié, le film convainc par son efficacité dramatique, mais on regrette parfois l’absence de percées poétiques, un des attraits de son film précédent. Jef Marcadadé Sortie : 31 août

De humani corporis fabrica de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor

Plongée étourdissante dans les entrailles du monde hospitalier et de tous les corps qui l’habitent ou le traversent, le nouveau documentaire de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor offre une expérience aussi fascinante qu’éprouvante. Dans un constant va-et-vient entre intérieur et extérieur, il met en parallèle la morphologie des bâtiments de l’hôpital, dont il explore les différents espaces, et celle du corps humain, révélé dans toute sa matérialité grâce aux diverses techniques d’imagerie médicale. C’est une cartographie intégrale que propose le tandem de cinéastes anthropologues, les couloirs interminables reflétant les méandres des vaisseaux parcourus par les caméras endoscopiques. Après une ouverture énigmatique, où un membre de l’équipe de sécurité arpente avec son chien le dédale des sous-sols, on passe au service de réanimation : une soignante y déplore le manque de structures d’accueil et

la déficience des politiques actuelles en matière de santé publique. Puis se succèdent la neurochirurgie, la psychiatrie, la maternité… Aucune voix off, aucune légende ne vient contextualiser les images qui nous sont proposées : on se déplace ainsi de service en service, glanant des bribes d’informations au fil des propos échangés entre le personnel de l’équipe médicale et les patients. Chaque spécialité est l’occasion de présenter un nouveau type d’opération, touchant une nouvelle zone du corps humain. Rien de plus concret que cette chair palpitante, et pourtant, on a l’impression d’un paysage surnaturel, d’une étrangeté déstabilisante, qui tire paradoxalement vers l’abstraction. Ce dépaysement est encore renforcé par un minutieux travail sur le son, où toutes sortes de bips et signaux électroniques s’entremêlent aux voix, dans une atmosphère qui se feutre lorsque l’on pénètre à l’intérieur des corps et contribue à créer cette ambiance quasi “science-fictionnelle”. À plusieurs reprises, le film joue du décalage entre les gestes effectués et les conversations, qui peuvent certes décrire l’opération chirurgicale en cours, mais portent parfois sur tout autre chose – l’augmentation des loyers, par exemple. Ces incongruités apportent une dose d’humour dans des contextes par ailleurs graves ou oppressants : tandis qu’à la morgue, le personnel rhabille un mort – avec des gestes précis, où l’on sent l’habitude, l’automatisme d’une longue pratique –, la radio diffuse une publicité pour

des soldes chez Kiabi… Chaque scène s’installe dans la durée, prend le temps d’explorer le nouveau paysage qu’elle propose, en portant une attention particulière au geste professionnel. Cette temporalité est à la fois une qualité et un défaut, car certaines longueurs finissent par se faire sentir. Passé la surprise initiale, la découverte du dispositif immersif et de son originalité, le film souffre d’un certain systématisme. D’une durée de pratiquement deux heures, il aurait gagné à être plus resserré. Quoi qu’il en soit, malgré cette impression de redondance, De humani corporis fabrica demeure une proposition cinématographique intrigante et unique en son genre. Julie Loncin Sortie : 11 janvier 2023

La Dérive des continents (au sud) de Lionel Baier

Cristallisant la tension autour d’une difficile réconciliation mère-fils, La Dérive des continents (au sud) s’interroge sur l’engagement, qu’il soit politique ou personnel. On se demande un peu ce qui justifie la présence de


cette œuvre plaisante mais gentillette à la Quinzaine des réalisateurs. Sicile, début 2020. Nathalie travaille pour la Commission européenne. Alors qu’elle doit organiser, pour le président Macron, la visite “impromptue” (mais scrupuleusement mise en scène) d’un camp de migrants, elle retrouve par hasard son fils Albert, en mission pour une ONG dans ce même camp. Or, ils sont en froid depuis des années. Fustigeant la mascarade politique et l’hypocrisie de chacun, cette comédie dramatique pleine de bonnes intentions se veut joyeusement irrévérencieuse, mais ne parvient qu’à rester désespérément fade et inoffensive.

Julie Loncin

Sortie : 31 août

L’Envol

de Pietro Marcello Quelque part dans le Nord de la France, Juliette grandit seule avec son père, Raphaël, un soldat rescapé de la Première Guerre mondiale. Passionnée par le chant et la musique, la jeune fille solitaire fait un été la rencontre d’une magicienne qui lui promet que des voiles écarlates viendront un jour l’emmener loin de son village. Juliette ne cessera jamais de croire en la prophétie. Révélé notamment par Bella e perduta (2015), puis Martin Eden (2019), l’italien Pietro Marcello signe avec ce nouveau long métrage, présenté en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs, l’adaptation d’un roman d’Aleksandr Grin. Intégralement tourné en français et dans le Nord de la France, le film est un projet de mise en scène particulièrement enthousiasmant. L’auteur y fait un

véritable travail de recherche, utilisant des archives, différents types d’images (numérique, pellicule) et même de courts passages d’animation. La forme est riche, vaste mosaïque panthéiste qui se plaît à mettre en valeur les cours d’eaux, la faune et tout l’écosystème de l’univers-monde que représente la forêt qui jouxte la ferme où demeurent Raphaël et sa fille Juliette. Cette forme flamboyante est également au service de la jeune fille qu’on voit grandir tout au long du film, jusqu’à prendre les traits de Juliette Jouan. C’est par son entremise que le film prend sa dernière incarnation, que ce soit au coin d’une rivière, avec de très belles scènes de chant, ou dans une sorte de ritualisation chamanique qui épouse le mythe de la sorcière. On retrouve également ici Yolande Moreau, guide initiatique de Juliette qui choisira la forêt plutôt qu’un autre destin en ville où elle aurait pu laisser s’exprimer tout son talent pour les études et pour la musique. Si le film est léger en termes de contenu, et si l’on peut aisément lui reprocher une écriture limitée, on ne peut que saluer un cinéaste qui, après un aussi beau film que Martin Eden, remet son art en question et cherche de nouvelles formes, comme le ferait un plasticien. L’Envol peut dès lors se voir accoler le qualificatif de film mineur dans la filmographie du prometteur Pietro Marcello – on n’en gage pas moins que cette très jolie pièce de son puzzle personnel prendra un éclat particulier à l’avenir. Florent Boutet Sortie : 11 janvier 2023

Enys Men

de Mark Jenkin En 1973, sur une île des Cornouailles battue par les vents, une botaniste solitaire étudie la croissance d’une plante aux caractéristiques étranges. Son quotidien est peu à peu parasité par l’affleurement hallucinatoire d’évènements qui ont marqué cette île dans le passé. Filmé en format carré, dans un magnifique 16 mm granuleux, on pourrait craindre une “proposition cinématographique”, une œuvre théorique nourrie de folklore cornouaillais, bref, un poème visuel surréaliste et/ou sensitif. Il y a de ça dans le squelette du film. Sa signature visuelle se caractérise par un cachet seventies prompt à réactiver l’imaginaire cinématographique afférent : du gothique britannique moderne dont la pierre de touche est The Wicker Man. Il s’agit en réalité d’une expérience. Le spectateur, sujet de l’expérimentation, reçoit une série d’instantanés sensoriels cycliques qui, au fur et à mesure de leur dérèglement anxiogène, vont donner forme à ce qu’il est convenu d’appeler un bon film d’épouvante. Tout part d’une succession d’actes quotidiens : se lever, marcher dans la lande, observer le comportement de la plante, alimenter le groupe


ces moments suspendus entre les deux adolescents et la communauté qu’ils côtoient. En optant pour un cadre 1,33 et en se reposant sur la photo quasi impressionniste de Kristof Brandl, Charlotte Le Bon faisait preuve d’une belle maîtrise technique. En menant patiemment son film jusqu’à une conclusion profondément poétique, elle démontre qu’elle sait aussi sortir des sentiers battus et donner de l’ampleur à son récit. Michael Ghennam Sortie : 7 décembre

électrogène, jeter une pierre dans un puits abandonné, se coucher, et recommencer. Le cercle se mue peu à peu en spirale quand un rocher, sans raison, change de place. Quand le bateau de ravitaillement ne cesse d’annoncer son arrivée. Quand la pierre jetée au fond du puits de la mine ne produit plus aucun écho. La routine de la scientifique est progressivement contaminée par la mémoire des lieux, les tragédies qui s’y sont déroulées. Quasi mutique, mais très sonore, le film travaille patiemment la perte des repères temporels, entrainant le spectateur dans une sorte de Shining à ciel ouvert, où l’horreur n’apparaît pas à l’image mais se niche dans la collure des plans. Grâce à ces béances fertiles, l’interprétation sans faille et autarcique de Mary Woodvine, Enys Men est un trip très convaincant. Jef Marcadé

Falcon Lake de Charlotte Le Bon

Bastien débarque avec ses parents et son petit frère dans un chalet près de Falcon Lake, au Québec. Sa mère y retrouve son amie d’enfance et la fille de celle-ci : Chloé, 16 ans. Bastien, “13 ans, mais bientôt 14”, est irrémédiablement attiré par cette adolescente plus âgée, d’apparence

sûre d’elle, et qui s’amuse à raconter l’histoire du fantôme du lac. Bastien la suit dans ses inventions. Pour son premier film derrière la caméra, la comédienne Charlotte Le Bon (L’Écume des jours ou Yves Saint Laurent, mais également The Walk et plus récemment la série Cheyenne & Lola, aux côtés de Veerle Baetens) adapte très librement Une sœur, l’un des nombreux romans graphiques de Bastien Vivès. Le récit prend la forme d’un récit initiatique traditionnel, parti pour conter l’éducation sentimentale de Bastien, qui vit ses premiers émois amoureux. Dès ses retrouvailles avec Chloé – de par la proximité de leurs mères, ils se connaissaient enfants, mais ne se sont pas vus depuis plusieurs années –, la réalisatrice trouve la bonne distance pour filmer ses deux jeunes stupéfiants acteurs, Joseph Engel (déjà apparu dans L’Homme fidèle et La Croisade de Louis Garrel) et Sara Monpetit. Elle tient à l’écart les adultes et montre, avec tendresse, les hésitations de Bastien, tiraillé entre ses jeux d’enfants avec son petit frère, et la subite envie de“jouer au grand” et d’accompagner Chloé dans ses activités. Déjà, le film opère une entorse aux conventions, en soulignant intelligemment l’apparent désarroi de Chloé, délaissée par sa mère et quittée par son copain, et son goût pour les fantômes. Bastien la suit dans la légende qu’elle a inventée, y contribue, trop heureux d’y trouver une forme de reconnaissance. Le Bon filme la douceur, la tendresse mais aussi les maladresses et la potentielle cruauté de

Feu follet

de João Pedro Rodrigues En 2069, un roi mourant se remémore sa jeunesse, quand la nature, menacée de disparition, éclatait encore de beauté, et que lui se rêvait pompier. Cette fantaisie musicale signée João Pedro Rodrigues séduit par sa malice et son sens esthétique, mais se révèle tout de même moins libre et stimulante qu’on pouvait l’espérer. Cinq ans après L’Ornithologue, João Pedro Rodrigues (auteur des excellents O Fantasma, Odete et Mourir comme un homme) revient avec un film court et récréatif, dans lequel il s’essaie à un genre a priori plutôt éloigné de son univers : la comédie, et même la comédie musicale. Durant à peine plus d’une heure, Feu follet s’emploie à évoquer la mort (celle d’un homme et celle de la planète) en mobilisant pour la dédramatiser toutes les forces d’opposition au tragique : les couleurs, les chants, la farce, la danse, la sexualité, la nature, l’enfance. Le projet est enthousiasmant sur le papier. Peut-être trop pour ne pas susciter une légère déception sur l’écran. En effet, même si le film est beau, intelligent, et animé d’un esprit extrêmement sympathique, il n’est pas l’imprévisible et vibrionnant feu


LA MONTAGNE

de Thomas Salvador

Un ingénieur largue les amarres et s’installe dans un bivouac en très haute altitude. Avec ce deuxième long métrage après Vincent n’a pas d’écailles, Thomas Salvador nous offre un œuvre magnifique. Il aura donc fallu patienter sept longues années après Vincent n’a pas d’écailles pour découvrir quel tour prendraient les rêveries de ce promeneur solitaire du cinéma français qu’est Thomas Salvador. L’attente en valait la peine, autant ne pas en faire plus longtemps mystère. Dans La Montagne, Pierre, l’un des ingénieurs d’une société de robotique, décide, au terme d’un court séjour professionnel dans une ville des Alpes, de retarder, du jour au lendemain, son retour au siège. Si rien n’indique qu’il s’agit d’un burn-out sans bruit, d’une dépression venue tout à trac chambouler sa météo intérieure, Pierre semble néanmoins éprouver soudainement le besoin, impulsif, de prendre de la distance, de la hauteur surtout. Comme aimanté par la montagne, il achète du matériel et s’installe un bivouac en très haute altitude, s’adapte tout naturellement à cet environnement, qu’il explore calmement et en tout sens. Dès lors, ce qui ne devait durer que quelques heures, se prolonge… Il en résulte une magnifique échappée en solitaire, la trajectoire d’un réajustement au monde, la

progression sereine d’un homme vers lui-même, un sous-texte politique et écologique, toutes choses qui auraient pu, somme toute, rester relativement banales, si elles ne se doublaient d’une merveilleuse divagation visuelle et sensorielle sur le minéral, les limites soudain repoussées de la perception, ce qu’est le vivant, celui-ci au point de s’en trouver comme redéfini. Ainsi ce nouveau film se laisse-t-il, à l’image de Vincent n’a pas d’écailles, caressé par le fantastique. Un fantastique qui ne doit rien au numérique pour lui avoir été préféré des effets spéciaux adossés à un principe – les effets spéciaux sont affaire de morale – une certaine forme de sincérité qui pourrait s’énoncer comme ceci : tout ce que nous voyons a été filmé. Par les temps qui courent, c’est loin d’être anodin. Quoi qu’il soit, il faudra revenir, en détail, et avec Thomas Salvador nous l’espérons, sur ce film magnifique. Roland Hélié SORTIE : 1er février 2023


follet annoncé. Car il semble davantage fait de signes que d’élans, construit autour d’idées et de références plutôt que d’inspirations et de coups de folie. Certes, il ose et cherche à s’amuser, mais toujours dans le cadre de figures style qui sont finalement l’ordinaire de tout un cinéma radical et sophistiqué : références aux contes à la Arrieta, théâtralité façon Oliveira, morceaux chantés à la manière de Demy, insert pornographique tout droit sorti de chez Guiraudie, etc. Ainsi, au lieu de ruer dans les brancards et de bousculer les usages, Feu follet reste dans un jeu de connivence finalement assez sage avec la communauté de cinéphiles pointus à laquelle il s’adresse. La projection cannoise du film était d’ailleurs très joyeuse, vibrante et enthousiaste, mais on pouvait se demander si l’excitation qui parcourait le public ne tenait pas davantage à une sorte d’“envie d’avoir envie” préexistante au film qu’à une réaction directe à ce qu’il lui donnait à voir.

Nicolas Marcadé

Sortie : 14 septembre

Funny Pages

de Owen Kline Un jeune dessinateur de comics underground décide de quitter études et domicile parental pour perfectionner la pratique de son art. Il loue une chambre en sous-sol, et devient greffier d’une avocate. Un des clients du cabinet, Wallace, est un ancien séparateur de couleur dont admire le travail. Il va tenter de l’approcher pour qu’il lui livre quelques secrets de fabrication. Owen Kline, le jeune scénariste, réalisateur et monteur de son premier film, est un mordu de comics. Pas les comics de super-héros, mais plutôt les déclinaisons trash du magazine Mad, où le propos est autobiographique, le dessin outrageusement caricatural, et

Les Harkis

de Philippe Faucon

les obsessions résolument sexuelles. De cet amour immodéré pour les gros nez et les sexes turgescents, il a fait un film, un récit d’apprentissage qui réussit à avoir le look d’un comics underground. Et si le film est à ce point cohérent dans son propos comme dans son univers, c’est que le cartoonist est aussi un cinéaste accompli qui a réussit un étonnant travail de transposition. La mise en scène saisit la moindre opportunité pour photographier les vêtements improbables, les intérieurs repoussants, les boutons d’acné, ou les cheveux gras. Le scénario entreprend d’étirer chaque scène jusqu’au point de rupture de l’un des personnages, ou d’un élément du décor. Il métamorphose la mesquinerie en accès de psychopathie, la gentillesse en substance visqueuse, et le monde devient un lieu où les fous sont lâchés. La direction d’acteurs autorise et même encourage cabotinage éhonté, l’hystérisation du jeu en guise d’interprétation. Les parrains de ce Funny Pages roboratif sont les frères Safdie. On leur est reconnaissants d’avoir produit un film qui nous remémore les noms quelque peu oubliés aujourd’hui de Picha et Ralph Bakshi.

Jef Marcadé

S’il n’avait pas déjà servi pour son précédent film sur la guerre d’Algérie, La Trahison aurait été un titre adéquat pour celui-ci aussi. P. Faucon revient sur cette période en s’intéressant cette fois aux supplétifs de l’armée française, enrôlés pendant les évènements algériens : les harkis. Trois jeunes algériens, pour des raisons diverses, s’engagent au côté de l’Armée française pour combattre le FLN. L’un poursuit l’engagement d’un frère ainé décapité par le FLN, un autre prend position contre les exactions commises par les insurgés, et le troisième, venu du camp adverse, sera retourné par l’armée après avoir été torturé. Hélas, mauvais timing : dans les trois parties qui scandent le film, entre 1959 et 1962, les premiers pourparlers s’esquissent entre les belligérants, puis des négociations de paix, et enfin les accords d’Évian sont signés en 1962. Contrairement aux promesses des officiers recruteurs, la plupart des harkis seront soit abandonnés à leur sort, soit rapatriés avec parcimonie en métropole. Si le cinéma de Philippe Faucon parvient, malgré la complexité des sujets qu’il aborde, à obtenir une telle justesse, c’est parce qu’il ne renvoie jamais ses personnages antagonistes, ici les belligérants, dos à dos. Plutôt qu’un


1976

de Manuela Martelli

regard surplombant, il choisit le face-àface. Ainsi, la notion d’affrontement est dépouillée de ses atours spectaculaires ou héroïques. Le jeune lieutenant Pascal regardera dans les yeux les hommes que sa hiérarchie lui a demandé d’abandonner. C’est sous l’uniforme de l’armée française que Krimou va combattre ses anciens camarades. Frontal, subtil et économe, le film neutralise le manichéisme. Pour cela, il faut des interprètes qui sachent jouer tout en retenue, une caméra qui semble être toujours exactement à l’endroit qu’il faut, des séquences à la brièveté tranchante. En à peine 80 minutes, beaucoup de choses sont dites, très peu sont à la gloire de l’État français. Jef Marcadé Sortie : 12 octobre

Men

de Alex Garland Une jeune femme, partie se mettre au vert pour surmonter un traumatisme, est progressivement menacée par des hommes ayant tous les mêmes traits. Alex Garland flirte avec l’horreur païenne dans ce troublant et labyrinthique thriller psychologique. Avec son postulat minimaliste – une femme est menacée par un individu mystérieux, dont le visage se confond avec ceux des hommes qu’elle croise –, Men pourrait relever du thriller

horrifique à sous-texte sociétal, dans la veine de Get Out. Avec Alex Garland aux commandes, on fait fausse route. L’écrivain devenu scénariste et réalisateur travaille avant toute chose sur un motif célèbre du cinéma de genre : le protagoniste qui fuit son quotidien pour surmonter un traumatisme, comme dans Ne vous retournez pas ou Midsommar, avant d’être rattrapé par l’angoisse et l’horreur. Avant de rendre perceptible la menace anonyme de son titre, incarnée à l’écran par de multiples et formidables Rory Kinnear (prouvant là son sens de la nuance), le cinéaste s’attache à retranscrire l’état d’esprit de son héroïne – son isolement, son besoin d’ailleurs pour se ressourcer. Au sein d’une mise en scène au cordeau, Garland insère quelques clins d’œil gratuits (le fruit défendu) qu’il neutralise aussitôt, privilégiant le déploiement d’une imagerie païenne – on pense, logiquement à Wicker Man –, intimement liée à cet étrange homme nu qui rôde, et à l’emprise de la nature, potentielle source de métamorphose comme dans Annihilation. En gagnant en tension, le film embrasse sa part de grotesque – le long climax final peut faire ricaner – mais surtout sa dimension inextricable, tel un labyrinthe dont l’auteur ne voudrait pas que le public trouve la sortie. Et, à l’instar d’Ex Machina, d’Annihilation ou de la série Devs, Men est intrinsèquement une réflexion sur le deuil, son caractère unique et personnel, sa brutalité. Le supplice de terreur que subit Harper constitue son cheminement pour tourner une page. Dans quel sens ? Le mystère demeure, et c’est un brin frustrant. Michael Ghennam Sorti le 8 juin

En 1976, Carmen entreprend des travaux dans sa maison de vacances, où elle reçoit le week-end son mari, ses enfants et ses petits-enfants. Quand un prêtre la contacte pour l’aide à soigner un opposant au régime de Pinochet, ses convictions bourgeoises vont vaciller. Le film, lui, restera assez propre sur lui. Pour son premier long-métrage en tant que réalisatrice, la Chilienne Manuela Martelli a choisi un thème proche de celui de Mon ami Machuca – également présenté, il y a dix-huit ans, à la Quinzaine des réalisateurs -, dans lequel elle interprétait, enfant, la rebelle Silvana : le Chili des années 1970, et le réveil des consciences à l’avènement de Pinochet. Ici donc, Carmen (Aline Kuppenheim, déjà dans… Machuca et vue plus récemment notamment dans le formidable Une femme fantastique), une gentille bourgeoise, va se retrouver, un peu malgré elle, prise en étau entre sa famille qui hurle contre les “traîtres à leur patrie” et ses activités secrètes pour lesdits traîtres. Ce qui fera basculer la chronique familiale de vacances vers le thriller. Carmen se croit en effet surveillée. Dommage que le rythme ne soit pas toujours au service de cet aspect du film, qui s’appuie sur une réalisation plutôt classique, avec des effets empruntés aux films noirs des années 1950-60, et des couleurs un peu tristes (dans des tonalités de gris et de beige) qui tranchent avec le rose “coucher de soleil vénitien” dont Carmen rêve, mais donnent à l’image un aspect monochrome que ne contrebalance pas toujours le scénario. Le climat est bien angoissant (avec de fulgurantes intrusions, dans le monde de Carmen, de la réalité politique, comme cette fusillade qui ouvre le film), et l’écriture subtile – trop ? –, mais l’ensemble manque d’une émotion plus puissante. Marine Quinchon


REVOIR PARIS

de Alice Winocour Trois mois après avoir été blessée dans un attentat, Mia, qui n’a presque aucun souvenir des événements, se rapproche d’une association de victimes... Alice Winocour (Proxima) aborde (presque) frontalement le 13-Novembre. Et s’en tire avec un peu plus que les honneurs. Comment juger d’un tel film ? À l’aune de l’émotion qu’il aura su produire ? Aux interdits auxquels il aura eu l’audace, ou l’inconscience, de s’attaquer - la représentation d’une scène d’attentat, sans en faire un spectacle toutefois, ni s’attarder sur le visage des assaillants -, et qui, quelque temps plus tôt, auraient pu sembler sacrilèges ? Il faut certes croire très fort aux vertus de la fiction, les surestimer peut-être, pour s’assigner une telle ambition. Un peu à la façon de Mikhael Hers dans Amanda, Alice Winocour opte ici pour une approche frontale autant que biaisée - c’est à la fois le 13-Novembre (il y est question d’attaques simultanées dans Paris) et autre chose (le Bataclan n’est jamais nommé, le bar où se déroule l’attentat est imaginaire, et le film insiste sur l’averse qui, ce soir-là, tombait sur la ville - le 13 novembre 2015, le ciel était dégagé). Si l’enquête conduite par son personnage, Mia (Virginie Efira, parfaite une fois encore), ne souffre de toute évidence aucun procès en complaisance, c’est d’abord parce qu’elle ne prétend

pas à l’universalité ; c’est parce qu’elle ouvre la voie à un partage d’expériences, considérées autant dans leur multiplicité que dans la communauté qu’elles fondent. C’est aussi parce que Winocour paraît envisager la possibilité de l’échec dudit partage, le caractère incommunicable de ces expériences, auprès des proches des victimes et, à plus forte raison, des spectateurs de son film - autant dire, les limites de sa propre démarche. Qu’au contraire de la saison 1 d’En thérapie, le film paraît moins prendre prétexte des événements pour adosser son récit à un fait social fort, que répondre à une nécessité personnelle. Et ne souffre donc pas de cette conviction embarrassante qu’ont certains auteurs selon laquelle, par leur seule position de contemporain d’un événement, ils auraient quelque chose à en dire, et seraient de surcroît légitimes à le mettre en scène. Thomas Fouet

SORTIE : 7 septembre


Pamfir

paraît forcé. Le Mc Guffin après lequel courent les personnages, déjouer un complot sur fond d’antisémitisme, nous laisse indifférent. Le clin d’œil référentiel se transforme en coup de coude relou quand apparaissent, comme ça, pour rire, deux policiers jumeaux et moustachus. Dans une séquence parisienne, en extérieur, se devinent en arrière plan des vrais gens, dont beaucoup sont masqués. Il n’y a pourtant dans le film aucune référence à la pandémie et à ses contraintes. Cette incohérence visuelle, a priori sans intérêt, est un symptôme de la dimension hors sol du projet. On s’interroge sur les intentions du cinéaste, tout en lui reconnaissant un certain courage pour explorer d’autres contrées cinématographiques, aux antipodes de celles qui l’ont révélé. Jef Marcadé

de Dmytro SukholytkyySobchuk Le village de Leonid, en Ukraine, se situe à proximité de la frontière roumaine, et donc de l’Union Européenne. Ce père de famille, sourcier de profession, contrebandier par nécessité, souhaite, par-dessus tout, un avenir meilleur pour son fils Nazar. Le premier film de Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, constitué de plans séquences fluides, ne quitte pas d’une semelle son protagoniste principal, une force de la nature, dont la violence ne s’exprime que pour protéger sa progéniture. En fait, Leonid est moins un chef de famille qu’un chef de meute. Cette part animale se devine dès le premier plan (-séquence), quand, pour surprendre son fils, il se cache derrière un costume de carnaval, constitué d’une robe de paille et d’un masque de bête. Elle se vérifie lorsque lui et les siens, s’aventurant dans une forêt sombre bruissant de grognements inquiétants, aboient et hurlent pour tenir à distance les prédateurs. Elle prend tout son sens avec l’acte œdipien de Léonid qui, dans le passé, creva l’œil de son père, mâle alpha déchu. Face à la meute, se tient monsieur Oreste, garde forestier et maître incontesté de ce territoire frontalier. Monsieur Oreste est, sous ses dehors patelins et policés, impitoyable. Il est la Loi, et n’aura de cesse de tenter de domestiquer Leonid, violemment, sévèrement, cruellement. Et pourtant, dans cet univers régi par des rapports de domination, où on ne peut compter que sur ses poings ou ses crocs pour survivre, la part d’humanité de Leonid aura le dernier mot. C’est ce vers quoi tend cette œuvre d’une cohérence thématique remarquable, sublimée par la prestation époustouflante de son acteur principal, Oleksander Yatsentyuk. Jef Marcadé Sortie : 2 novembre

Le Parfum vert

de Nicolas Pariser Après Alice et le maire, subtile approche de la politique contemporaine, le nouveau film de Nicolas Pariser s’égare dans le domaine de la comédie d’aventure, sous la double influence de la BD belge et de l’imagerie hitchcockienne. Un comédien (Vincent Lacoste) est témoin de l’assassinat d’un de ses partenaires qui lui souffle, dans un dernier soupir, ces mots énigmatiques : le parfum vert. Enlevé par de mystérieux inconnus, recherché par la police, il va tenter de déjouer un vaste complot en compagnie d’une autrice de BD (Sandrine Kiberlain), qui n’avait rien de mieux à faire ce jour là. Le film calque ses pas de façon évidente sur La Mort aux trousses et L’Homme qui en savait trop, dont il reprend peu ou prou certains des morceaux de bravoure. Le Parlement européen remplace le siège des Nations Unies, un secret est chuchoté à l’oreille avant de décéder, et un train est le décor d’une idylle naissante. Il faut assez peu de temps pour qu’on se désintéresse de ce qui se passe à l’écran. Le film se voudrait léger et rebondissant, il n’est le plus souvent que mécanique, et son allant

Sortie : 21 décembre

Sous les figues de Erige Sehiri

Au milieu des figuiers, pendant la récolte estivale, de jeunes femmes et hommes cultivent de nouveaux sentiments, se courtisent, tentent de se comprendre, nouent – et fuient – des relations plus profondes. «Les branches d’un arbre sont tels les bras des gens, fragiles et délicats, et il faut en prendre soin». Cette phrase, prononcée par l’une des anciennes du groupe qui anime Sous les figues, le premier film de fiction d’Erige Sehiri, est presque un résumé de ce qui se trame dans cette histoire aux regards multiples. Une douzaine de personnages déambule entre les figuiers, dans un clair-obscur où l’arbre est roi et ses fruits l’objet de toutes les convoitises. On retrouve tous les âges dans cette équipée de journaliers partis au petit matin pour récolter les précieuses figues entassées dans des cagettes de plastique sous le regard inquisiteur de celui que l’on nomme le “chef”. Ils se retrouvent amassés à l’arrière de son pick-up, Fidè seule ayant l’honneur d’occuper le siège


Un beau matin de Mia Hansen-Løve

passager. C’est un début de hiérarchie qui se dessine : une favorite, des jeunes femmes liées par leur âge et leur condition sociale, des anciennes qui transmettent leur savoir, et quelques hommes, dont le mystérieux Abdou, disparu pendant de nombreuses années du village.

Sous les figues existe le temps d’une seule journée, des premiers rayons du jour jusqu’au moment où chacun et chacune va récupérer sa paye pour la semaine, entre remerciements et heurts pour un travail dur et peu rémunérateur. Les jeunes femmes passent une grande partie de leur journée à se raconter leurs amours, rêvés, fantasmés ou contraints, dévoilant leur vision du mariage et du sexe opposé dans un affrontement amical mais ferme, où les jalousies explosent au moindre coup de semonce. Autour de la sororité qui unit Fidè et Melek, on devine deux visions différentes de l’amour. La cadette vit une passion sans bornes pour le jeune Abdou, qu’elle n’a jamais réussi à oublier et qu’elle dit être son seul amour. Fidè est plus pragmatique : si elle semble de prime abord plus libérale, ne se voilant pas et se moquant du regard des autres, c’est elle qui porte le jugement le plus dur vis-à-vis de ces hommes qui habitent toutes les discussions, et dont elles sont obligées de contenir la violence. Chaque personnage est dessiné avec précision et sensibilité, le moindre détail compose un petit morceau d’une mosaïque multi-générationnelle qui raconte quelque chose de passionnant sur la vie de cette ruralité tunisienne. L’autrice porte un regard aiguisé sur la masculinité, que ce soit par l’intermédiaire de Ghaith, travailleur mais malhabile,et qui s’attire les foudres du “chef” pour avoir brisé une branche des précieux figuiers, ou de Firas, l’amoureux de Sana, qui compose une personnalité troublante. Il semble tout d’abord être le confident du “chef”, celui

avec lequel on expose sa virilité, parlant des femmes comme d’une propriété, riant de leurs histoires communes les concernant. Mais il se dévoile dans sa fragilité quand, pris la main dans le sac, il est répudié par son “faux ami”, qui le soupçonne de l’avoir volé en dissimulant des cagettes de figues pour son seul profit. C’est toute une masculinité en crise qu’évoque Erige Sehiri, de l’ancien qui ne supporte pas que Fidè remette en cause “les vrais hommes” dont il dit faire partie, à ce chef qui profite de sa position de pouvoir pour tenter d’abuser de ses travailleuses dès que les autres ont le dos tourné. Cette offense que subit Melek, qui réussit à repousser son bourreau avant qu’il ne commette l’irréparable, hante le plan comme un malaise qui contamine chacun et chacune. Ce groupe de femmes trouve, d’une certaine manière, une échappatoire et une renaissance dans les derniers instants du film. La paye ayant été distribuée, et le travail achevé, elles se préparent et se transforment pour revenir à leur vie “civile”. Certaines se séparent de leur voile, comme Melek, et d’autres se contentent d’un sobre maquillage, mais cette très belle scène signifie pour chacune une réappropriation de leur moi dans une joie de vivre qui permet de tenir à distance toutes les fâcheries d’une si longue et harassante journée. On retrouve dans Sous les figues les plus beaux motifs et les plus belles images de films comme Mustang de Deniz Gamze Erguven, ou Papicha de Mounia Meddour. Que ce soit lors de la scène du repas de mi-journée, de morceaux de vie dévoilés lors des discussions qui parsèment le film, ou avec cette scène de fin lumineuse, on ne cesse d’être émerveillé par ces femmes et leurs états d’âme, luttant pour réaliser leurs projets. Florent Boutet Sortie : 7 décembre

Un père dont l’état de santé décline, un nouvel amour qui se dessine : Mia HansenLøve esquisse un joli portrait de femme (interprétée par l’excellente Léa Seydoux) à la croisée des chemins, mais se fige le plus souvent dans son décorum bourgeois et sa délicatesse maniérée. C’est le blouson de mi-saison, le thermostat réglé sur 18,5° ; les personnages délicatement dessinés, leurs interactions exprimées par la quantité suffisante d’informations, délivrées avec ce qu’il faut, le plus souvent, de pudeur et, parfois, de frontalité ; la peinture d’un écosystème qu’aurait en partage un certain cinéma français – appartements parisiens donnant sur la Grande Mosquée, riches bibliothèques de gens lettrés, et visite au musée quand on est fatigué de faire l’amour –, autant dire tout à la fois le prolongement de l’œuvre de Hansen-Løve et du Bourgeois Cinematic Universe (si d’aventure vous croisez un plombier dans ce cinéma-là, soyez certains que ce sera sur le palier). C’est la fréquentation des œuvres, des auteurs, Les Nymphéas, l’intégrale d’Emmanuel Kant, mais ici – et au contraire, par exemple, du cinéma de Mouret – ils éclairent moins ce qui se joue, dialoguent moins avec l’action qu’ils ne la décorent. C’est la joie qui croise la tristesse dans l’escalier, le tracé patient, le relevé pondéré, de deux courbes, l’une décroissante (aggravation régulière de l’état de santé du père de l’héroïne), l’autre croissante (naissance d’un amour) ; à la fin c’est la lumière qui gagne, mais d’une courte tête. Pas une scène ne manque, pas une n’est en trop. Un cinéma auquel on n’a, dans le fond, rien à reprocher, mais pour lequel il devient difficile de se passionner, tant il trempe dans une pudeur, et peut-être des empêchements, qu’il prend pour de la délicatesse, et tant au fil des années son geste se normalise au lieu de se préciser. Reste toutefois la vertu, plutôt rare,


d’un cinéma sans crise de nerfs ni claquements de portes, qui travaille à décorréler volume sonore et intensité dramatique – pour un butin parfois chiche, certes – ; reste, surtout, Léa Seydoux, idéale une fois encore, et dont il semble que le cinéma français n’ait pas fini de regarder le beau visage baigné de larmes. Thomas Fouet Sortie : 5 octobre

Un varón

de Fabián Hernández Un premier film très fluide et très fin sur la tyrannie des stéréotypes machistes auxquels doit se soumettre tout “vrai mec” en Colombie. Un réalisateur à suivre. Sa mère étant en prison, sa sœur ne pouvant l’aider car elle est trop accaparée par sa condition de

prostituée (elle est plus exactement une “travailleuse du sexe”, déclare-t-elle), le jeune Carlos se retrouve dans un foyer pour jeunes à Bogota, en Colombie. Ici, la vie est moins violente que dans la rue, où règne le droit du plus fort. Mais voici maintenant Carlos dans un clan de durs à cuire, dont le chef le prend sous son aile. Carlos, encore adolescent, se cherche. Il voudrait passer Noël en famille, avec sa mère et sa sœur. Un rêve difficile mais, croit-il, possible à réaliser. On le voit déambuler dans des quartiers qui témoignent d’une espèce de désolation urbaine très photogénique, retrouver sa sœur, observer ce qui se passe dans les rues, les rapports de force. Le filmage est fluide, rien n’est appuyé, tout est comme en apesanteur. Ainsi, Carlos doit montrer qu’il peut lui aussi être un “vrai mâle”, avoir un comportement selon les stéréotypes machistes. Ce qui lui est de plus en plus difficile, surtout à partir du moment où, lors de sa rencontre avec une prostituée, c’est le fiasco. Ce sont des choses qui arrivent, l’émotion était trop grande, surtout quand on n’a que 16 ans. Mais Carlos a-t-il seulement du désir pour les femmes ? Ne serait-il pas plutôt attiré par les hommes ? La

question est subtilement suggérée par la mise en scène de Fabián Hernández, et par sa direction d’acteurs, qui montre bien les machos de l’entourage de Carlos jouer aux vrais mecs, sans finesse et donc plus d’une fois avec une certaine maladresse. Ce qui compte pour un homme, c’est de dire par son comportement qu’il fera tout pour être un vrai mâle. Il ne suffit pas d’être un homme, il faut jouer au mâle pour rassurer les autres sur son accord aux codes machistes, que Carlos applique sans enthousiasme, on le perçoit bien. Cela est dévoilé peu à peu, notamment grâce à la fluidité du montage et à un récit sinueux comme le parcours d’un flâneur, dont chaque méandre peut contenir la mort. Le réalisateur colombien nous fait ainsi ressentir cet état de recherche existentielle et d’inaboutissement permanent dans lequel se débat le jeune Carlos, tiraillé entre ses contradictions. À la fin du film, quand Carlos, que son chef a chargé de tuer un homme après lui avoir donné une arme de poing, craque dans un moment de solitude, s’autorise à laisser s’exprimer ce qu’il ressent et pleure, le spectateur comprend définitivement que le jeune garçon n’aura jamais envie d’être musclé, violent envers les femmes, amoureux des armes et amateur des affrontements de petit coq pour un oui, pour un non. Ce moment de vérité, bien que bref, est magnifique d’émotion. On peut le rapprocher de la scène de Stromboli où Ingrid Bergman, elle aussi, craque, en poussant un cri de révolte alors qu’elle est en train de monter le long du flanc d’un volcan pour s’enfuir de la société patriarcale dont elle avait jusque-là accepté les vues et les coutumes. Fabián Hernández est un cinéaste à suivre. Paul Fabreuil


SEMAINE DE LA CRITIQUE

Aftersun

de Charlotte Wells Un été de vacances dans le rétroviseur pour une jeune femme qui se rappelle de ses premiers émois amoureux. Charlotte Wells réussit un joli film sur la perte des illusions d’une fille sur son père, avec de beaux efforts formels au service d’un duo d’acteurs magnifique. Les vacances d’été, un père qu’on connaît peu, et l’éducation sentimentale de ces années de préadolescence, c’est tout ce que partage Charlotte Wells dans son premier long-métrage Aftersun. Ce récit en grande partie autobiographique garde une pudeur et un recul salutaire, qui permettent au film d’être plus que cette somme des parties, maniant une forme et un mode d’expression très cinématographique. Le véhicule par lequel navigue l’héroïne est l’image : avec sa petite caméra DV, témoin de la période évoquée, le début des années 2000, elle raconte seule son histoire. Cette solitude imprime les scènes, elle commence dans le rapport à la forme pour contaminer les thématiques de l’histoire. Si les scènes de complicité et de bonheur sont nombreuses dans Aftersun, on ressent en creux une mélancolie forte, qui émane de notre connaissance du devenir de leur relation, mais également de la difficulté à se comprendre dans un temps si court entre un adulte qui n’a que quelques jours pour créer du lien, et une jeune fille un peu perdue dans cette station balnéaire. Sophie a la candeur d’un enfant de 11 ans, sa malice et son envie de découverte également. Ces fragments de vidéo traduisent tous ces angles, mais racontent également la fin inéluctable, le moment où le temps n’est plus suspendu et où la vie quotidienne doit reprendre. Ce rôle de père est l’occasion de découvrir Paul Mescal sur grand écran, à quelques encablures de la série Normal people. En quelques images il

quitte les habits du jeune adulte aux prises avec ses études qui l’ont fait connaître, et devient ce père dont on se rappellera. La nature hypothétique de certaines scènes, les trous qu’on remplit de fiction quand les images viennent à manquer, est comme une illustration de cet aspect vaporeux et indécis que prend la mémoire quand on devient adulte et qu’on se retourne vers l’enfance, vers ce qu’on croit savoir de ses parents. Charlotte Wells réussit un joli film, tant sur la forme que sur le fond, comme un adieu à cet âge de l’innocence, ce moment où le parent rêvé perd de sa nature mythologique pour devenir un être humain, faillible et décevant.

Florent Boutet

Dalva

de Emmanuelle Nicot Un soir, Dalva, 12 ans, qui s’habille et se coiffe comme une femme, est arrachée à son père par la police. Elle réclame de le revoir et de rentrer chez elle, mais la justice la place dans un foyer tandis que son père est incarcéré pour enlèvement et inceste.

C’est avec une précision et une maturité exemplaires que la Belge Emmanuelle Nicot signe son premier long métrage. Un film entièrement du point de vue de sa jeune héroïne, dont certaines méthodes de mise en scène ne sont pas sans rappeler Un monde de Laura Wandel, présenté l’an dernier au Certain Regard. L’univers de Dalva vient de voler en éclat, mais sa réalité se limitait aux murs de la maison paternelle. Elle n’est pas scolarisée à domicile, n’a pas été abandonnée par sa mère : son père l’a kidnappée. Il a abusé d’elle ; elle maintient qu’ils s’aiment. Mais qui sont donc ceux qui mentent, ont décrété que son père adoré était un monstre et lui promettent déjà qu’elle va revoir une parfaite inconnue qui dit être sa mère ? En épousant le déni de Dalva, Nicot nous confronte aux conséquences palpables d’une situation d’emprise, à la difficulté – voire l’impossibilité – pour la préadolescente de s’en libérer seule. Loin des clichés, le foyer devient source de reconstruction, de resociabilisation. La rencontre entre Dalva et Samia, la fille d’une prostituée, qui rejette toute forme de féminité, permet à la cinéaste de dépeindre une amitié sensible, fondée sur le dialogue et la confiance. Nicot retourne à son avantage les conventions du récit d’apprentissage et, lorsque le rythme du film semble retomber, c’est parce que la colère de Dalva s’est atténuée : plus apaisée, elle s’envisage un avenir. Portée par deux jeunes interprètes totalement investies


et solaires, Zelda Samson et Fanta Guirassi, et avec un Alexis Manenti en second rôle bienveillant, Dalva est, à coup sûr, l’une des plus belles découvertes du festival.

Michael Ghennam

Sortie : 22 mars 2023

Goutte d’or de Clément Cogitore

Après Ni le ciel ni la Terre, Clément Cogitore revient à la Semaine avec un film où, de nouveau, un réalisme sec tend vers des élévations mystique. Une plongée à la fois assez fascinante et un peu théorique dans le milieu des voyants du quartier de la Goutte d’or à Paris. Le retour de Clément Cogitore à Cannes, à la Semaine de la critique, est un des événements cinéphiles du festival. Son premier film, Ni le ciel ni la terre, déjà présenté à la Semaine, fut

en effet très remarqué, et la pluralité des champs d’activité de cet artiste multiple (plasticien, documentariste) renforce encore son statut de talent à suivre du cinéma français. Autres arguments en faveur du film : son producteur est celui de Titane, et c’est Karim Neklou qui en tient le rôle principal. Et de fait, le résultat tranche, de la meilleure manière possible, dans le paysage du cinéma français. Loin des tendances autobiographiques et intimes qui y sont si répandues, Cogitore ouvre son monde et son récit à des lieux et des personnages rarement filmés. En l’occurrence le quartier de la goutte d’or, et les marabouts, payés pour dire le passé et le futur à des clients inquiets. C’est l’un de ces devins qui se retrouve au cœur du scénario, lorsque son monde et son système se détraquent. Sans les citer directement, il y a quelque chose de l’héritage du réalisme poétique dans le film, non pas à la manière fétichiste d’un Jeunet, mais dans la volonté de transfigurer un réel

cru par l’apport d’un fantastique diffus. Ce parti pris reflète l’ambition profonde de l’œuvre, désireuse de trouver des nouveaux chemins. À l’arrivée, le film affiche une noirceur et une étrangeté attirantes, mais reste un peu retenu au sol par son côté théorique, pensé et réfléchi dans tous ses plans. On sent comme une puissance, légèrement asphyxiée par la rigidité d’un dispositif fort brillant, mais clos.

Pierre-Simon Gutman

Sortie : 1er mars 2023

La Jauria

de Andrés Ramirez Pulido Au cœur de la jungle colombienne un groupe de jeunes hommes purgent leurs peines de prison loin des tentations citadines. Andres Ramirez Pulido réalise un premier film poignant où la mise en scène est au service de jeunes acteurs non professionnels bluffants.


Dès les premiers instants de la Jauria on ressent comme une influence manifeste des romans de Jean Genet. Ce groupe d’hommes évoluant dans la forêt amazonienne est comme une colonie de détenus juvéniles, à l’instar des héros maudits du Miracle de la rose, texte sulfureux de 1946 où l’auteur français narrait cette violence assénée aux délinquants mineurs, extraits de la société à cause d’actes délictueux, symptômes d’une pauvreté qui ronge les couches populaire de la Nation. Tout comme chez Genet on est en dehors des villes, loin de tout rapport social classique, dans une micro-société qui est régie selon ses propres règles et où la brutalité est constamment tapie dans l’ombre, menaçant d’exploser à tout instant. Ce fait est particulièrement patent quand intervient le frère du personnage principal, Eliù, qui le ramène à son passé et à sa condition d’aîné dans une fratrie qui n’a plus d’existence véritable depuis son retrait contraint. Les dialogues, d’une grande sobriété, trahissent l’écart qui s’est créé entre les frères, le plus jeune ne reconnaissant plus l’autorité du plus âgé, son absence lui ayant permis de gagner son autonomie, remplissant un rôle désormais vacant. Tout le talent de d’Andres Ramirez Pulido est d’avoir réussi à organiser cette tension hors du monde, avec une image glauque et poisseuse qui avive le sentiment d’étrangeté qui habite chaque plan. Crimes et délits sont laissés horschamp, mais sont comme imprimés sur les corps de ces jeunes hommes hantant ces lieux faits pour eux dont ils sont à la fois les captifs mais aussi l’âme. Le motif de la forêt, loin du cœur des villes colombiennes comme la capitale Bogota, confère un aspect intemporel au film, qui pourrait se dérouler à peu près à n’importe quelle époque, tournant autour de thématiques universelles où brillent ces jeunes acteurs débutants magnifiques qui donnent à l’intrigue toute son âpreté. Ce très beau premier film s’est vu décerné le Grand prix Nespresso de la Semaine de la critique pour cette édition 2022. Florent Boutet Sortie : 5 avril 2023

Next Sohee de July Jung

Présenté en clôture de la Semaine de la Critique, Next Sohee frappe fort en détaillant, à travers les yeux de deux héroïnes pugnaces et révoltées, les rouages d’un système éducatif et professionnel pervers, aux effets dévastateurs. Sohee, lycéenne passionnée de danse, se voit proposer un stage dans un centre d’appels. Bien que ce poste ne corresponde en rien à ses études, on lui fait comprendre qu’il serait préférable pour elle d’accepter si elle souhaite obtenir un bon emploi. Elle découvre un monde du travail obnubilé par la compétitivité et les chiffres. Prise dans cette machine implacable qui broie les êtres, elle tente d’abord de résister, mais finit par céder à l’insupportable pression qu’elle subit et commettre un acte extrême. C’est alors qu’intervient Yoo-jin, inspectrice de police déterminée à pointer du doigt les responsables et à faire la lumière sur ce système absurde et inhumain.

Next Sohee prend la forme d’un diptyque suivant d’abord le parcours de la jeune Sohee (Kim Si-eun), puis celui de Yoo-jin (Doona Bay), dans une sorte de passage de relais métaphorique entre les deux femmes. L’arrivée de Doona Bay – déjà à l’affiche du premier long-

métrage de July Jung, A Girl at My Door (2014) – marque un point de bascule où le polar vient se mêler au drame social. Elle apporte également une autre dimension au film, une douceur et une mélancolie qui nimbent rétrospectivement la première partie. Un lien poétique se noue entre la lycéenne et l’inspectrice, scellé par un rayon de soleil, deux bouteilles de bière, quelques pas de danse… Comme un lointain écho, Yoo-jin retrace les pas de Sohee, reprend ses moindres gestes. July Jung livre deux beaux portraits de femmes, tout en dépeignant avec une glaçante acuité la brutalité du monde du travail, ses pratiques malhonnêtes, son cynisme et son indifférence criminelle. “Ce genre d’environnement n’est bon pour personne”, déclare Yoo-jin, ulcérée de voir tout le monde se renvoyer la balle et reprocher à la jeune stagiaire de ne pas avoir eu le bon état d’esprit pour “réussir”. Dans cette atmosphère délétère, Sohee ellemême avait fini par se laisser gagner par l’insensibilité ambiante et s’était retrouvée à tourmenter un père en deuil, insistant pour qu’il ne résilie pas son contrat téléphonique à la suite du décès de son fils. Malgré son pessimisme général, l’œuvre suscite une salutaire indignation, et il est réjouissant de voir des protagonistes qui ne se laissent pas faire et ruent dans les brancards – notamment à l’occasion de deux coups de poing particulièrement cathartiques, qui ont d’ailleurs soulevé les applaudissements du public lors de la projection cannoise. Une chose est sûre : avec Next Sohee, la Semaine de la Critique s’est terminée en beauté.

Julie Loncin


Tout le monde aime Jeanne

de Céline Devaux Croulant sous les dettes et tournée en ridicule suite à l’échec cuisant de son invention – qui devait nettoyer les océans de leurs déchets plastiques -, Jeanne se sent bien seule. Avec l’accord de son frère, elle part pour Lisbonne, avec comme objectif de mettre de l’ordre dans l’appartement maternel avant de le vendre. Une rencontre fortuite et une abondance de souvenirs ont tôt fait de bousculer ce sage programme… Jeanne, c’est Blanche Gardin, qui ne va pas faire du Blanche Gardin. La rencontre fortuite, c’est Laurent Lafitte, qui ne va pas faire du Laurent Lafitte. Devant la caméra de la nouvelle venue Céline Devaux – remarquée pour ses courts métrages d’animation et lauréate, notamment, d’un César pour Le Repas dominical (2015) -, les deux acteurs se plaisent à déjouer les attentes, guidés par un scénario malin et à la verve réjouissante. Lafitte, dans un second rôle lunaire, déboule dans la vie de Jeanne comme une bouffée d’air frais.

À cette femme qui ne se sent plus à la hauteur, malmenée par une voix intérieure – un “petit fantôme” animé, bavard et hilarant, qui l’oppresse et la tourne en ridicule, au point de lui avoir fait perdre toute confiance en elle -, lui, ancien camarade de lycée, lui annonce que la grande phrase en vogue dans leur jeunesse, c’était “Tout le monde aime Jeanne”. La Jeanne actuelle, elle, se sent détestée par le monde entier. Qui croire alors : son Jiminy Cricket spectral ou un kleptomane croisé dans un aéroport ? Sous ses airs de comédie sentimentale réformée, Tout le monde aime Jeanne dresse avec une épatante maturité le portrait d’une femme qui apprend à ouvrir les yeux et à mettre les mots sur sa dépression, à s’émanciper du regard des autres, mais aussi à faire le deuil d’une mère trop peu démonstrative à son goût. Un personnage que la magnétique Marthe Keller vient faire exister en seulement quelques séquences muettes. Avec ce film, tout le monde va aimer Céline Devaux. Michael Ghennam Sortie : 7 septembre

When you Finish Saving the World de Jesse Eisenberg

D’abord présenté au festival du film de Sundance, le premier long-métrage de Jesse Eisenberg fait l’ouverture de la Semaine de la Critique. En bon produit du cinéma indépendant américain, il mise beaucoup sur ses personnages, mais échoue à convaincre.

Pour ses débuts en tant que réalisateur, Jesse Eisenberg adapte sa pièce audio du même titre, où le rôle de Ziggy était déjà tenu par Finn Wolfhard (Stranger Things). Le cinéaste livre un portrait mère-fils dans cette veine du cinéma indépendant américain qui repose principalement sur le charme des personnages, imparfaits mais attachants - du moins est-ce manifestement l’objectif auquel il aspire. Or, malgré ses efforts, le film peine à dépasser la caricature et à donner à ses protagonistes cette épaisseur et cette humanité qui sont les composantes essentielles du genre. Ziggy et Evelyn s’avèrent franchement antipathiques, et leurs états d’âme n’inspirent tout simplement pas d’intérêt ni d’émotion : ils ne font pas partie de ces personnages horripilants mais savoureux dont on aime qu’ils nous tapent sur les nerfs. Lorsqu’il tente de séduire Lila (Alisha Boe) en prétendant s’intéresser à la politique, Ziggy se montre d’une naïveté plus désolante qu’attendrissante, naïveté qui dépasse le personnage et contamine l’écriture dans son ensemble. Le jeu très appuyé de Finn Wolfhard vient encore accentuer cette impression de maladresse, et même Julianne Moore ne parvient pas vraiment à nuancer son personnage. D’un caractère revêche et austère, Evelyn commence pourtant par amuser, mais avec l’arrivée de Kyle (Billy Bryk), ce fils idéal, si prévenant et serviable, qu’elle accapare et étouffe de son encombrante attention, le film a tôt fait de s’embourber dans une intrigue paresseuse, pour laquelle il devient difficile de se passionner. Même le rapprochement final entre Evelyn et Ziggy paraît à la fois forcé et convenu. En un mot, ce n’était pas le choix le plus tonique ni le plus surprenant pour inaugurer la Semaine de la Critique. Julie Loncin


ACID

La Colline

de Denis Gheerbrant et Lisa Tsrimova Portrait des extra-habitants de l’infra-monde absolu (une décharge à ciel ouvert dans le Kirghizistan), La Colline manque sa cible par trop d’esprit relationnel qui, en ouvrant le champ au dialogue et à la juxtaposition d’images, annihile le vertige et la prise en compte de l’horreur. Un document trop usiné et presque trop docte pour toucher, en cinéma, le spectateur-témoin. Le documentariste Denis Gheerbrant, figure à présent totémique d’un cinéma impliqué dans les problématiques sociétales, avec distance et empathie (de la fresque République Marseille à Mallé en son exil) revient à Cannes, accompagné de Lina Tsrimova, la tête dans les ordures. Dans ce film court, ramassé et presque expédié comme pour en conjurer la douleur, les cinéastes posent (et le terme n’est pas galvaudé, tant malheureusement peu de mise en scène embrase le foyer) la caméra dans une décharge au Kirghizistan, et restituent tel quel les miettes de vie qui s’échouent ici, à la marge de la marge, dans la pauvreté extrême. Rarement on aura vu une population aussi pauvre, aussi démunie, vivre dans des conditions sanitaires aussi déplorables. Mais si effectivement, ces pauvres hères méritent qu’une relation avec le monde à l’origine, aussi, de leur déréliction, s’instaure (regarde, monde occidental et libéralisé, où tes déchets se répercutent !), La Colline choisit, par tempérance trop grande

et par esprit de respect zélé, de laisser le cinéma de côté, de multiplier les récits face caméra qui se mangent les uns les autres, de réagir, sans roublardise aucune, au réel cabossé, derrière la caméra comme derrière la vitre sans tain du réel. Le récit, devenu collection pâteuse et assez mal agencée de témoignages, ne darde ses rayons que dans un seul sens. On les écoute certes, on compatit (nous sommes humains), on est émus, mais les regarde-t-on vraiment ? Pavés de bonnes intentions, La Colline est parfois, par son approche ingrate et sa paradoxale grande propreté, plus proche d’une version unplugged de Des racines et des ailes que du documentaire violent, poétique et engagé qu’implique le regard forcément asymétrique du juge sur le témoin. Cléement Deleschaud

How to Save a Dead Friend de Marusya Syroechkovskaya

Dans la Russie flouée par le dégel, à l’orée du poutinisme ou dans les marges anhistoriques de la drogue et des pensées suicidaires, How to save a dead friend collecte avec une furie assez enthousiasmante des bribes de vie striées de pixels et de No Future rageurs, et érige un tombeau poétique et triviale à une génération scarifiée,

apatride en leur propre pays – et leur propre tête. 16 ans, et Marusya fouille dans son inventaire mental, son palais déjà délabré par la société russe, les moyens idéaux pour se tuer vite et sans trop de tracas… Puis elle rencontre Kimi, “Born Slippy” tatoué sur l’épaule comme pour conjurer la poisse absolue qui consiste, dans ce faubourg de Moscou, à rester debout au milieu des tranchées de drogue, de vomi et d’une déprime dédaléenne dont on ne cherche pas la clé – on sait qu’elle est contrefaite. Alors Maryusa filme frénétiquement cette âme sœur, dans un télescopage de régimes d’images dont la hideur est aussi un cri du cœur, une fêlure qui s’oppose à la volonté de toute-puissance qui fonde la société poutinienne. Ce repli contre soi (dont on peut dire qu’il s’oppose frontalement au delirium expansionniste de la Russie), ce tombeau érigé à Kimi et à Kimi seul, comme si son apathie touchante et gauche fonctionnait comme une dynamo à fiction (plus il s’amenuise, plus le récit s’emballe), How To Save A Dead Friend le transcende, et embrasse aussi, dans un élan de lucidité d’une rare émotion, la limite de l’hommage rendu : en tombant amoureuse de Kimi, Marusya se sauve, mais l’absolution ne va pas sans vampirisme. En fin de course, dans un cimetière enneigé où Kimi, “dead slippy”, repose enfin, c’est dans le hors-champ qu’il existe. Le tombeau devient alors cénotaphe : sans corps à filmer, sans vie à capturer dans l’obturateur, la vie continue, encore plus fort, au-delà des contingences putrides et de la noire mélancolie des Russes d’aujourd’hui. Cléement Deleschaud


MAGDALA de Damien Manivel

Une vie de sainte par la bande, entre colère de la dépossession et ballet nocturne sabbatique : avec Magdala, Manivel réussit le pari du respect strict des Écritures, rehaussé par une rêche et sublime dérive amoureuse – Magdala, elle aussi, s’est donnée pour nous. Souvenez-vous de l’Acid 2016. Un météore poétique d’une fraîcheur absolue, Carte du Tendre exaltée, quelque part entre une galaxie lointaine et un espace vert de Poitiers ; Le Parc, de Damien Manivel. Empreint d’une radicalité ludique, circassien vraiment, jetant dans le feu incandescent une histoire d’amour adolescente avec un intense prestige, Manivel se trouvait paré de tous les oripeaux mobiliers et adjectivaux qu’on appelle cinéma. Avec ses deux films suivants, Takara et Les Enfants d’Isadora, l’écroulement de ce cinéaste adoré avait partie liée avec la pire acculturation possible : en filmant le Japon ou le théâtre contemporain à grands renforts de subventions, le militantisme culturel virait à l’endoctrinement cultuel. L’institution l’aliénait en le libérant ; la farine était prête à l’usage, mais le pain était dur. Comment, alors, sortir de l’état asphyxiant de ce cinéma pernicieux, publicitaire même, et retrouver la sécrétion mentale, cette mise en forme qui explose les carcans et fait du cinéma une matérialisation de sa pensée immédiate ? Paradoxalement, en repartant de l’horizontalité muette des Écritures. Avec Magdala, méditation inventée à partir des interstices évangéliques des derniers jours de Marie-Madeleine, Manivel ne regarde plus l’art se faire devant lui et retrouve l’immersion gestuelle, le babillage physique qui, au-delà du social, fonde la geste amoureuse. MarieMadeleine n’aime pas la notion de Jésus, elle semble même lui denier sa déité – elle subvertit la Christianité, et par la-même, devient son plus fidèle soldat. La chorégraphe Elsa Wolliston, au corps

empêché, insuffle alors une plasticité qui abolit tout sauf l’art (les mots ne sont que des babils araméens, plus proche du pépiement ou du crépitement que du meublage discursif ), et qui par ailleurs exsude de sa plaie invisible la figure, visible, de son aimé tourmenté. Le temps devenu long, Madeleine, corps errant, corps mort même, agit sur son environnement par touches impressionnistes, par involutions, et oppose au reflux de la vie érémitique le flux de vie de la nature (elle ressuscite un oiseau, semble ordonner les fourmis). Magdala ne transfigure pas, ne cherche pas la transcendance : sa démarche épouse la lente floraison (et son envers, la rapide fanaison) des choses et des êtres. Ainsi, dans une scène sublime, peut-être la plus belle de l’année, Magdala, armé d’un bâton dans l’orage, trace-t-elle sur le sable un doux visage qui lui sourit. Et de ce suaire brut et organique, voué à l’effacement, la splendeur du film : réussir à engager dans un même mouvement la trivialité et la spiritualité, la culture et le geste subversif, l’ascension et la dormition, l’horizontalité du foisonnement et la verticalité radicale. Manivel revient enfin à un cinéma vraiment sensoriel, loin du détachement poli et de la déférence : cinéaste politique, Manivel nous apprend que l’important est d’être contre – tout contre, le temps d’un texto (Le Parc) ou d’une rêverie érotique avec un Messie redescendu de sa croix pour vivre enfin avec sa bienaimée.

Clément Deleschaud

SORTI LE 20 JUILLET


Rédaction en chef : Nicolas Marcadé Ont participé à ce numéro : François Barge-Prieur Florent Boutet Clément Deleschaud Paul Fabreuil Thomas Fouet Michael Ghennam Pierre-Simon Gutman Roland Hélié Simon Hoareau Julie Loncin Jef Marcadé Nicolas Marcadé Marine Quinchon. En couverture : Pacifiction de Albert Serra 4e de couverture : (de haut en bas) Sans filtre de Ruben Östlund Eo de Jerzy Skolimowski Armageddon Time de James Gray Esterno notte de Marco Bellocchio Les Pires de Lise Akoka et Romane Gueret Revoir Paris d’Alice Winocour La Jauria de Andrés Ramirez Pulido


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