Les 50 meilleurs films de 2017 - Extraits

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120 BATTEMENTS PAR MINUTE DE ROBIN CAMPILLO

Années 1990 : Nathan rencontre Sean au sein d’Act Up qui, lasse du mutisme de l’État et des labos, décide de passer au cran supérieur pour que le Sida soit enfin considéré comme le fléau qu’il est... Davantage qu’une reconstitution historique, une chronique intimiste aux passionnantes implications politiques.


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De ses années d'activisme au sein d’Act Up, Robin Campillo, auteur des Revenants et d’Eastern Boys et coscénariste régulier de Laurent Cantet, a tiré l’inspiration de son troisième long métrage. Premier constat : cette connaissance sensible du sujet ne condamne pas le cinéaste à postuler que, pour avoir été vécue, toute situation vaudrait d’être partagée, qu’un matériau intime suffirait à légitimer la fiction : passée la crainte d’une narration aux ressorts didactiques (dès la deuxième scène, un militant chevronné expose à quelques novices l’historique et le fonctionnement d’Act Up), et malgré une mise en scène par endroits anonyme, le film assied donc son beau projet, lequel consiste moins en une fresque historique (les images d’archives sont rares et les manifestations reconstituées à minima, l'essentiel du récit se déploie d'un espace clos à l'autre) qu’en une observation pragmatique des rouages d’une structure militante, avec ce qu’elle suppose à la fois de singulier (la cause est celle de la lutte contre le Sida, le contexte celui du début des années 1990) et de commun à tout combat politique : comment la parole circule-t-elle en assemblée, de quels convergences et antagonismes se nourrit-elle ? Comment convient-on collectivement d’une action qui, tout à la fois, soit en accord avec ses principes et à même de frapper les consciences ? Jusqu’où aller

dans les méthodes employées, dans la mesure où, selon les critères de la démocratie libérale, toute action un tant soit peu proportionnelle à l’incurie des pouvoirs publics et au cynisme des consortiums industriels est abusivement dénoncée comme une forme de violence ? Plus estimable encore est la façon dont le film s’attache à déjouer les pièges qu’il s'était luimême tendus - quand, dans une scène de danse au ralenti (l’une des plaies du cinéma français), la caméra quitte les personnages pour se focaliser sur des particules en suspension, poussières prises dans les spots d’un night-club et qui forment alors les cellules infectées d’un organisme, ou quand une déclaration sentencieuse (“le Sida a changé ma vie… c’est comme s’il y avait plus de couleurs...”) se voit aussitôt déjouée par son auteur : ce n’était en définitive qu’une plaisanterie. Le virage que prend à mi-parcours le récit (l'expérience collective accouchant d'une tragédie intime : de travées d'amphithéâtre en chambre d'hôpital, elle y reverse alors, comme dans un goulot d'étranglement, sa belle densité romanesque) n’en est que plus poignant, pour dire tout à la fois, et sans choisir d'y voir une quelconque contradiction, l’urgence et la vanité de l’engagement politique face à la mort. Thomas FoueT

23 août 2017 142 mn. France, 2017 Scénario : Robin Campillo, avec la collaboration de Philippe Mangeot Images : Jeanne Lapoirie Montage : Robin Campillo Production : Les Films de Pierre Producteurs : Hugues Charbonneau et Marie-Ange Luciani Distributeur : Memento Films Avec Nahuel Pérez Biscayart (Sean Dalmazo), Arnaud Valois (Nathan), Adèle Haenel (Sophie), Antoine Reinartz (Thibault),

Félix Maritaud (Max) Médhi Touré (Germain), Aloïse Sauvage (Eva), Simon Bourgade (Luc), Catherine Vinatier (Hélène), Saadia Bentaieb, Ariel Borenstein, Théophile Ray, Simon Guélat, Jean-François Auguste, Coralie Russier.

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DE JULIA DUCOURNAU Une adolescente, issue d’une famille végétarienne, découvre le plaisir d’être carnivore, et fait face à une insatiable faim. Sensation de la Semaine de la Critique en 2016, le premier film de Julia Ducournau sort brillamment des sentiers battus.

15 mars 2017 98 mn. France - Belgique, 2016 Scénario : Julia Ducournau Images : Ruben Impens Montage : Jean-Christophe Bouzy Production : Petit Film Coproduction : Rouge International et Frakas Productions Producteurs : Jean des Forêts Distributeur : Wild Bunch Avec Garance Marillier (Justine), Ella Rumpf (Alexia), Rabah Naït Oufella (Adrien), Joana Preiss (la mère), Laurent Lucas

(le père), Bouli Lanners, Marion Vernoux, Thomas Mustin, Marouan Iddoub, Jean-Louis Sbille, Benjamin Boutboul.

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situations mais les fait sortir, à chaque fois, des sentiers battus. L’humour, très présent, joue un rôle primordial : il désamorce la dimension horrifique de certaines séquences (la plus éprouvante n’étant pas une scène de “dévoration”, mais... d’allergie cutanée) et joue très habilement sur le grotesque. Se permettant même d’enrichir le récit d’une étude des rapports entre sœurs, Ducournau s’attache à filmer la mécanique des corps, leurs changements, leurs métamorphoses. Si Grave s’impose comme une révélation, c’est également par la capacité de sa mise en scène à susciter l’ambiguïté, sans verser dans la pose démonstrative. La conclusion vient d’ailleurs pérenniser cette ambiguïté. Car ici ne rien résoudre pour le spectateur, ce n’est pas l’abandonner, mais au contraire se donner les moyens de mieux l’accompagner, voire le hanter après la séance...

En France, un film de genre réussi, c’est un peu comme la bête du Gévaudan : on croit que ça existe, mais personne ne l’a vu. Issue de la Fémis, la jeune réalisatrice Julia Ducournau contourne cet obstacle quasi mythologique : son premier long métrage se fonde sur de purs éléments de genre (le cannibalisme, le gore qui en accompagne les séquences), mais elle les met au service d’un propos tout autre. Ni thriller, ni film d’horreur, Grave est un film hors norme : il impose un univers - celui d’une école vétérinaire, avec sa topographie oppressante sans basculer dans l’étude sociologique, et des personnages forts. Prenant pour point de départ symbolique l’entrée dans l’âge adulte de Justine (Garance Marillier, révélation totale), le film associe son classique récit initiatique à un tableau anxiogène de la vie étudiante, avec ses règles, ses rites, ses bizutages. Le scénario tire le meilleur de ces

Michael GhennaM

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Entretien avec Julia Ducournau

C’est assez courageux de s’attaquer à un film de genre pour un premier long métrage. Était-ce une évidence pour vous ? En fait, je ne me suis jamais posé la question. Je ne pense pas faire “de l’horreur”, il s’agit plutôt d’un mélange de genres. Il se trouve que j’utilise la grammaire de l’horreur... Mon premier court, déjà, était violent, très organique, avec un rapport à la réalité, disons, assez fluctuant. Depuis, j’ai poursuivi dans cette veine-là, à part, peut-être, avec un court métrage qui relevait de la comédie, et qui n’était pas du tout “genré”. Je pense qu’il s’agit de mon “background” : ce sont mes influences, c’est tout ce que j’aime... J’aime les films où l’on se sent humain, où l’on se sent vivant, et où l’on est passé par plein d’émotions différentes. J’aime avoir ri, avoir pleuré, avoir eu peur... Je suis toujours heureuse de tomber sur des films comme ça. C’est le cas avec Dernier train pour Busan, par exemple, ou avec Toni Erdmann : on joue en permanence sur différents registres. Ce sont des films qui vous remplissent. Donc, j’essaie de faire pareil... Le terme de “cannibalisme” n’est jamais employé dans le film. En revanche, il existe une dimension quasi-vampirique dans la façon qu’ont les deux sœurs de se nourrir. Justement, j’ai tout fait pour écarter du film la question du vampirisme, précisément car, pour moi, l’intérêt consiste à étudier le comportement humain, et non pas d’être surnaturels. La présence de vampires, de loups-garous, s’accompagne d’une forme de sécurité pour le spectateur : on sait que ça n’existe pas, on peut être dégoûté, mais on ne se questionne pas vraiment. On est à distance du réalisme. Mon questionnement est le suivant : qu’est-ce que c’est qu’être humain ? Qu’est-ce que ça implique ? Que peut-on taxer

d’“humain” ou d’“inhumain” ? L’idée étant évidemment qu’à la fin du film, on ne puisse pas taxer mon personnage d’inhumain : elle est clairement humaine, elle l’est presque plus que les autres et, pourtant, elle a mangé de la chair humaine, et elle en a encore envie. J’ai fait en sorte que, justement, on ne se pose à aucun moment la question de la réalité du film. Après, on peut dire, dans une logique psychanalytique, qu’il y a en effet quelque chose de l’ordre de la dévoration entre les deux sœurs... J’ai construit leur relation en chiasme. Le trajet ascendant qu’est celui de Justine et descendant qu’est celui d’Alexia. On s’en rend compte au point nodal, situé au milieu du film, dans laquelle il y a, en effet, une forme de passage de l’une à l’autre. Sandrine Marques me parlait de métempsycose. Elle a raison : il y a une forme de métempsycose qui, entre elles, se crée à ce moment-là. On peut donc considérer que, dans la première moitié du film, c’est Alexia qui dévore sa sœur, qui lui fait de l’ombre, qui bouffe sa substantifique moelle... et que, dans la deuxième partie, c’est l’inverse. Plus Justine gagne en force, plus Alexia décline. Si vampirisme il y a, c’est donc dans une logique psychanalytique, pas dans les actes mêmes. Ça se joue sur le plan théorique, en effet, dans la façon dont le personnage a besoin de chair humaine pour se sentir vivant... Ce qui est par ailleurs très intelligent, c’est le fait que Justine elle-même soit horrifiée par ce qu’elle commet, ce qui a pour effet de créer du lien avec le spectateur. Si, dès le début, j’avais plongé la tête dans les viscères, tout le monde serait parti au bout de dix minutes, on ne se serait pas intéressé à ce qui allait arriver au personnage. La plus grande 22


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gageure du film, ce qui m’excitait le plus, c’était précisément de faire en sorte que le spectateur s’identifie à un personnage commettant des actes que, d’habitude, on qualifie d’inhumains ou de monstrueux. Or, si on arrive à s’identifier, et qu’on est par ailleurs dans une réalité concrète - et non pas celle des vampires -, alors ça veut dire que le personnage est humain. L’inhumanité est-elle dans les actes, ou est-ce simplement une question d’identité ? Effectivement, ça demande un jeu de dosage, d’équilibre, pour que l’effet soit réussi. Il y a des gens pour dire que mon film est un “shocker”, qu’il est “hardcore”... Si j’avais voulu faire un film franchement “hardcore”, croyez-moi, je l’aurais fait : ça aurait été un bain de sang de A à Z, certains auraient aimé et les autres se seraient barrés. Ça n’a rien à voir avec ce que j’ai essayé de construire, et c’est la raison pour laquelle, réellement, je ne pense pas avoir réalisé un film d’horreur. Ce qui m’intéressait, c’était le trajet identitaire de ce personnage, sa naissance à l’humanité. vous employez le terme de “cross-over”. C’est ce qui est passionnant dans le film : on peut l’envisager comme le récit initiatique d’une jeune femme qui s’ouvre au monde, comme un film de genre, mais aussi comme une comédie. Comment êtes-vous parvenue à unifier ces éléments ? J’ai passé trois ans sur le projet... Cet équilibre a été très dur à trouver, mais par ailleurs il fait partie intégrante de ma vision du monde. Par exemple, je considère qu’il ne saurait y avoir de suspense sans humour avant. Le principe n’est même pas de moi, mais d’Hitchcock : un personnage qui fait rire le spectateur a déjà gagné 70 % de son empathie... Par ailleurs, il était pour moi très clair que le film devait être également une tragédie. Avec un tel sujet, une fin heureuse n’était pas envisageable. Aussi ai-je pensé le film comme une tragédie grecque, dans sa finalité, dans sa fatalité. La question du “body horror” m’intéressait également : ça implique un langage visuel, qui permet de comprendre des ressentis psychologiques sans passer par le dialogue. Pour moi, ces trois langages vont très bien ensemble, ils s’agencent naturellement. Après, il a simplement été question de dosage... Ça peut surprendre les gens car, aujourd’hui, on nous met dans la tête qu’il faut soit rire, soit 23

« Si J’avaiS vouLu fairE un fiLm “hardCorE”, CroyEz-moi, JE L’auraiS fait : Ça aurait ÉtÉ un bain dE Sang » pleurer, soit avoir peur... Moi, je ne suis pas d’accord avec ça. Dans mon film, par exemple, les moments de comédie servent les moments d’horreur : si on n’avait pas ri pendant la scène de l’épilation, on n’aurait pas été à ce point accablé, mortifié, terrifié, pendant la scène du doigt. Il s’agit de jouer sur la surprise, le suspense, de prendre les personnages et les spectateurs à rebours, et de ne pas céder à la facilité. Et quelles sont vos influences cinématographiques, s’il y en a ? La seule référence directe, dans Grave, c’est Carrie, qui n’est pourtant pas un de mes films préférés. Mais l’histoire était telle que si je ne faisais pas un clin d’œil à Carrie, on m’aurait sans cesse demandé “Donc, votre référence, c’était Carrie ? ”. Mon influence majeure, et ça se sentira toujours dans mon cinéma, c’est Cronenberg. Pour plein de raisons ! Son rapport au corps, à la mort aussi, les grandes frontalité et honnêteté de ses films. J’ai découvert Cronenberg quand j’étais adolescente. Dans Crash, il y avait une ludicité folle sur ce que sont la sexualité, les fantasmes, l’amour... Cronenberg est un grand humaniste, et en même temps sa manière de filmer est celle d’un scientifique. Il y a finalement assez peu de mouvements de caméra dans ses films. On se trouve très souvent sur du plan fixe, très frontal, comme s’il ne voulait pas qu’on regarde ailleurs : on ne peut pas échapper à cette image-là, on va la voir pour ce qu’elle est. C’est très clair dans La Mouche, dans Faux semblants, dans Crash aussi... Ma réflexion suit totalement la sienne : je suis dans le même rapport de l’homme à sa mortalité, à son corps. Ça me bouleverse. J’aime aussi beaucoup David Lynch. Mais ce qui est drôle, c’est que je l’aime surtout pour son humour. Twin Peaks, ça me fait rire ! C’est très dérangeant, et en même temps c’est grotesque. Je suis fan de Lynch pour son humour noir, plus que pour ses réflexions métaphysiques. ProPos recueillis Par Michael GhennaM


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25 janvier 2017 126 mn. États-Unis, 2016 ScÊnario : Damien Chazelle Images : Linus Sandgren Montage : Tom Cross Production : Impostor Pictures,

Gilbert Films et Marc Platt Productions Pour : Summit Entertainment Producteurs : Fred Berger, Jordan Horowitz, Gary Gilbert et Marc Platt Distributeur : SND Avec Ryan Gosling (Sebastian), Emma Stone (Mia), John Legend (Keith), Rosemarie DeWitt (Laura), Callie Hernandez (Lisa), Sonoya Mizuno (Caitlin), Jessica Rothe (Alexis), Damon Gupton, J.K. Simmons, Finn Wittroc, Claudine Claudio.


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LA LA LAND DE DAMIEN CHAZELLE

Au fil de quelques saisons, un homme et une femme tentent de s’aimer et de réussir. Une comédie musicale “old school” dotée d’une singulière modestie, qui, sans fausse candeur, diffuse le charme authentique d’une ritournelle légère et mélancolique.

Deuxième long métrage de Damien Chazelle après le remarqué Whiplash, La La Land en est à la fois le prolongement (il y est encore question de jazz et d’ambition) et le parfait inverse. En effet, Whiplash était un film d’apparence humble - petit récit d’apprentissage “indé” sur un garçon apprenant à jouer de la batterie - mais qui s’efforçait de faire valoir une forte personnalité, en imposant, de façon quelque peu volontariste, une identité de “film méchant”. La La Land, lui, s’annonce comme un projet ambitieux - la nouvelle résurrection de la comédie musicale à l’ancienne -, mais se singularise par une modestie inattendue, se traduisant notamment par un joyeux abandon à sa pente naturelle de “film gentil”. L’œuvre baigne dans un imaginaire scintillant inspiré des “musicals” de l’âge d’or, mais se réfère explicitement à des films postérieurs à cette époque (et qui en portaient donc déjà la nostalgie) : Les Parapluies de Cherbourg (pour le découpage temporel), New York New York (pour l’histoire, qui est quasiment la même) ou Coup de cœur (pour le mélange rétro/contemporain). En revanche, il se tient très loin des grands barnums à la Baz Luhrman. Pour réactiver le merveilleux des grandes comédies musicales, Chazelle ne s’appuie pas sur une débauche de décors, de figurants et de mouvements de caméra, mais mise presque tout sur la magie des lumières artificielles du studio. Il joue aussi sur une grande concision du montage, visant donc moins le faste outrancier de l’opéra que le charme ténu et profond de la ritournelle. Ainsi, avec des idées simples, des sentiments basiques et le concours d’un duo d’acteurs ayant tout le charme et la nonchalance nécessaires, il fabrique une imparable petite mélodie d’images et de sons, d’abord facile et finalement poignante. Nicolas Marcadé

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LE BON PLAN DE FRANÇOIS BARGE-PRIEUR

Split de M.Night Shyamalan

C’est sur le parking d’un centre commercial inondé de soleil, en plein milieu de l’après-midi, que surgit le danger - comme l’avion surgissait de nulle part dans La Mort aux trousses. La caméra suit, de dos, trois jeunes filles que s’apprête à raccompagner, après un goûter d’anniversaire, le père de l’une d’entre elles. Dans le cadre, Casey, dont l’ombre se détache distinctement sur le sol, se situe déjà à l’écart des autres. Les filles s’installent dans la voiture, et le père finit de ranger les affaires dans le coffre tandis que la caméra, adoptant la vision subjective d’un éventuel danger, continue à se rapprocher de lui. Le spectateur est donc le premier informé que quelque chose ne tourne pas rond : tout le suspense consistera à savoir qui des trois jeunes filles va réagir en premier. Tandis que ses deux camarades ont le regard captivé (donc distrait) par une vidéo sur leur portable, Casey, elle, a les yeux bien ouverts. La caméra se déplace lentement sur le côté, faisant entrer dans le champ, en amorce, le rétroviseur extérieur de la voiture, dans lequel elle jette un premier coup d’oeil : rien à signaler. Nouveau déplacement de la caméra: les deux filles à l’arrière sont toujours absorbées par leur téléphone. Casey lève les yeux au ciel : signifie-t-elle sa désaprobation face à la futilité de la vidéo qui fascine tant les autres, ou jette-t-elle un œil dans le rétroviseur central pour savoir ce qui se passe derrière elle ? Impossible de le dire, mais une chose est sûre : elle a le regard actif - ce qui sera, durant tout le film, la clé de sa survie.

On entend le coffre qui se referme: le départ est proche. Casey commence à attacher sa ceinture, mais son œil est attiré à nouveau par le rétroviseur. L’image est d’autant plus glaçante que le cadrage est génial : à droite, bord cadre, on devine le profil du conducteur qui vient de s’asseoir ; derrière, floues et décidément totalement inconscientes de leur environnement, les deux autres filles semblent condamnées à subir les évènements. Le regard de Casey vient visiblement de capter un détail anormal, que le plan suivant nous révèle : les restes du goûter d’anniversaire sont au sol, preuve qu’il s’est passé quelque chose à côté du coffre. On comprend rétroactivement l’importance de la répétition, à l’identique, du même mouvement de caméra : si Casey n’avait pas jeté incidemment un premier coup d’oeil au rétroviseur, elle ne se serait probablement pas aperçue de la différence la deuxième fois. Après le spectateur, Casey est donc la deuxième informée, à cet instant, que la personne assise à la place du conducteur est un inconnu. Et là, plutôt que de nous montrer immédiatement ce mystérieux personnage, la caméra s’attarde sur elle, qui se retourne très lentement jusqu’à affronter le danger par un magnifique regard caméra. Avec sa maîtrise malicieuse du suspense, Shyamalan parvient, en une scène, à introduire la question centrale de Split : celle du regard juste, à la fois vigilant et bienveillant, lucide et mature, que seule Casey semble être à même de poser sur les choses et les êtres. 120


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CABINET DE CURIOSITÉS Voici, en marge de notre “top 50”, une sélection de films qui, sans nous avoir toujours tout à fait convaincus, constituent des propositions fortes et singulières. Des films qui jonglent avec les formes ou se jouent des codes de la narration classique, questionnent la porosité des genres et interrogent parfois la frontière entre le réel et la fiction.

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Album de famille de Mehmet Can Mertoglu 103 mn. Turquie - France Roumanie, 2016 AVec Sebnem Bozoklu , Murat Kiliç, Muttalip Müjdeci, Müfit Kayacan, Riza Akin, Binnaz Ekren, Cem Zeynel Kiliç.

Belle dormant de Ado Arrieta 82 mn. France - Espagne, 2016 AVec Niels Schneider, Agathe Bonitzer, Mathieu Amalric, Tatiana Verstaeten, Ingrid Caven, Serge Bozon, Andy Gillet, Nathalie Trafford.

Bientôt les jours heureux de Alessandro Comodin 100 mn. Italie - France, 2016 AVec Sabrina Seyvecou, Luca Bernardi, Erikas Sizonovas, Carlo Rigoni, Marco Giordana, Elide Giordanengo, Paolo Viano, Giuseppe Giordana.

Dans l’incapacité de procréer, un couple de quadragénaires turcs adopte un nourrisson qu’il s’efforce de faire passer pour son fils biologique. L’album du titre est ainsi celui, fictif, que conçoivent méthodiquement les personnages, récréant pour l’objectif d’un appareil photo les chromos clichetonneux d’une grossesse épanouie... Le geste de ce premier long métrage est précis, assuré (notamment dans sa façon de jumeler laconisme et satire sociale cinglante, de fondre dans un même geste le quotidien le plus prosaïque et le surgissement de l’impromptu), et pour autant quelque chose, par bonheur, se dérobe aux écueils du dispositif forclos et de la pure leçon de choses : c’est sans doute que l’ensemble baigne dans un climat surréaliste des plus singuliers, jusqu’à flirter, par endroits, avec une forme de burlesque minimaliste et glacial. _T.F.

Belle dormant est le troisième long métrage, en cinquante ans de carrière, d’Ado Arrieta. Ici, cet amateur de merveilleux s’attaque à une adaptation de La Belle au bois dormant, qui, bien que transposée en l’an 2000, n’en est pas moins très fidèle au conte de Perrault. Tirant paisiblement les fils de son récit, Arrieta tricote ce qui ressemble à un petit cocon d’élégance, de liberté et de rêverie. On pense inévitablement à Demy ou Cocteau. Mais on pense surtout que le cinéaste évolue dans son petit jardin secret, sans se soucier ni de masquer ses références, ni de se mesurer à elles. Il y a dans la façon de faire du cinéaste quelque chose de très gracieux : une légèreté, une fluidité, qui emportent doucement. Mais à la longue manquent tout de même quelques couleurs un peu plus tranchées : lyrisme, drôlerie ou étrangeté sous des formes moins “light”. _N.M.

Très certainement en fuite, Tommasso et Arturo entrent en courant dans une forêt. À l’abri du danger, ils s’y installent... Inscrit dans une tendance forte de la modernité, Comodin creuse à sa manière le même sillon que Weerasethakul, Gomes ou Vernier : entrelacer le réalisme sec du documentaire et l’ultrafiction des contes et légendes. Tenir avec persévérance le réel sous la chaleur d’un regard intense, jusqu’à ce qu’il monte en incandescence et parte en flammes romanesques. Sa force de conviction et la sincérité de son désir, patiemment distillés, font progressivement monter le film en puissance, jusqu’à une dernière partie assez magique où, parvenu au bout d’une descente dans l’austérité, l’obscurité et le silence, il laisse exulter son lyrisme sous-jacent, avec l’irruption soudaine de la musique et d’une clarté paradoxale. _N.M.

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FLORILÈGE DE SÉRIES La production télévisuelle se porte bien : comme l’an dernier, voici une sélection étroite, consacrée à des titres représentatifs, chacun à leur manière, de courants marquants de la production sérielle contemporaine. Toutes ces séries ont été diffusées en France (par les chaînes de France Télévisions, Canal+, OCS...) ou sont disponibles sur des plateformes de SVOD comme Netflix.

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The handmaid’s Tale Série événément couronnée de cinq Emmy Awards majeurs, l’adaptation du roman à succès de Margaret Atwood a, par son questionnement de la place de la femme dans une société “futuriste”, fait l’effet d’une bombe lors de sa diffusion. Elisabeth Moss confirme, après Mad Men et Top of the Lake, qu’elle fait partie des grandes actrices de sa génération.

- MIChaEL GhEnnaM Publié en 1985, le roman La Servante écarlate de Margaret Atwood partage quelques similitudes avec un autre roman : Les Fils de l’homme de P.D. James, paru en 1992. Tous deux envisagent des futurs proches, où l’humanité est confrontée à une stérilité de masse : stérilité des femmes chez Atwood, des hommes chez James. Or, chez l’auteure des Fils de l’homme, l’ouvrage était une manière de s’interroger sur les réactions de la société britannique face à son lent dépeuplement et son inexorable extinction.

L’avenir imaginé par Atwood est certainement encore plus terrifiant : l’infertilité ne touche pas toutes les femmes. À Gilead, régime fondamentaliste chrétien qui a renversé le gouvernement des États-Unis (et provoqué une guerre civile), les femmes fertiles sont devenues les servantes écarlates : dépossédées de leur identité, elles sont contraintes à tomber enceintes des hauts dignitaires qui leur sont assignés. Après l’accouchement, les nouveaux-nés sont élevés par les dirigeants... tandis que les servantes se voient assignées à une nouvelle famille. 152



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