SPÉCIAL
CANNES 2021
CALENDRIER DE SORTIE DES FILMS CITÉS DANS CE NUMÉRO Déjà en salles Annette Benedetta Bergman Island Drive my Car France Journal de Tûoa Onoda Titane
Les Magnétiques Tre piani Un monde 17 novembre 2021 Olga Oranges sanguines
24 novembre 2021
1 septembre 2021 Une histoire d’amour et de désir
De son vivant Suprêmes
8 septembre 2021 Serre-moi fort
La Fièvre de Petrov
15 septembre 2021 Le Genou d’Ahed
Lingui Où est Anne Frank !
er
1er décembre 2021
8 décembre 2021
22 septembre 2021 Stillwater Tout s’est bien passé
22 décembre 2021
29 septembre 2021 Cette musique ne joue pour personne Les Intranquilles
29 décembre 2021
6 octobre 2021 Mon légionnaire Tralala 13 octobre 2021 Julie (en 12 chapitres) 27 octobre 2021 La Fracture The French Dispatch 3 novembre 2021 Compartiment N°6 Les Olympiades 10 novembre 2021 Aline Haut et fort
Belle Un héros
The Souvenir Part 1 & 2 Tromperie
5 janvier 2022
Mes frères et moi 12 janvier 2022 Ouistreham
26 janvier 2022 Une jeune fille qui va bien Février 2022 Petite nature
23 mars 2022 Bruno Reidal 20 avril 2022 Hit the Road
N O I T C U D INTRO Il y a eu un festival de Cannes en 2021. Cela se passait au mois de juillet, les files d’attente avaient à peu près disparu, nous portions tous des masques, il y avait des tentes pour effectuer des tests PCR aux abords des salles, il y avait plus de films et moins de festivaliers que d’ordinaire. À part ça tout était normal. Nous pouvons penser avoir, comme d’habitude, vu une part conséquente de ce qui se sera fait de mieux dans l’année. Nous pouvons supposer avoir, comme à chaque fois, lu entre les photogrammes un check-up assez fiable du cinéma mondial, de ses humeurs et de ses forces.
À cette différence près, cependant, que tous les films, exceptionnellement, ne parlaient cette fois pas tous exactement du même endroit. Certains avaient été tournés avant le confinement, d’autres pendant, quelques-uns après. Et, contrairement à ce que l’on aurait pu prévoir, à l’exception du Journal de Tûoa, de Maureen Fazendeiro et Miguel Gomes, aucun film n’avait encore fait de cette expérience du confinement un sujet. Jamais il n’était mis en scène et surtout, même si, ici et là, des masques passant dans l’image faisaient discrètement exister la pandémie, celle-ci n’était absolument jamais “parlée”, discutée ou même seulement citée. Les œuvres, d’où qu’elles viennent, semblaient globalement en état de stupeur et de suspension, y compris d’ailleurs quand il s’agissait d’appréhender des phénomènes sociaux antérieurs, comme le mouvement des gilets jaunes, le féminisme post-#MeToo, la culture Woke ou l’urgence écologique.
À la fin, de manière finalement assez logique la Palme d’or, en revenant à Titane, est allée à un film qui jouait sur ces deux ressorts-là, la suspension et la stupeur, en tournant radicalement le dos à un réalisme, qui s’est, de manière générale, révélé durant cette édition très impuissant à traduire l’état du monde. Après Parasite cette deuxième Palme consécutive pour un film de genre, rappelant le doublet Sailor et Lula / Barton Fink de 1990 et 1991, pouvait ainsi donner le sentiment que, à défaut de récompenser le meilleur film de la compétition, elle mettait bien la lumière à l’endroit où il se passe quelque chose.
Pour le reste, dans le grand chapeau de cette édition cannoise, les cinéastes ont jeté nombre de propositions formelles (comédie musicale, film-tract, documentaire autobiographique, millefeuilles narratif, roman-feuilleton, animation, comédie sentimentale…), avec des films souvent eux-mêmes choraux et/ou hétérogènes. Mais tout en partant en tous sens, ils se sont retrouvés sur quelques terrains communs : une étrange obsession pour la mort ou la fin de vie, des visions très atypiques de l’extase mystique, une forme d’impuissance rageuse face à l’époque, etc.
C’est de cette diversité et de ces croisements que nous essaierons de rendre compte dans ce numéro spécial, en vous proposant un parcours, forcément un peu aléatoire et allusif, à travers les pistes de différentes couleurs qu’ont tracées les films de Cannes 2021. À bientôt pour continuer d’en parler à mesure qu’ils arriveront en salle.
Nicolas Marcadé
ÉPIPHANIES en société
MEMORIA de Apichatpong Weerasethakul
T COMPÉ
Quand ils ont appris que le centre névralgique du cinéma d’Apichatpong Weerasethakul s’était déplacé du nord de la Thaïlande en Colombie, les admirateurs du cinéaste se sont émus, la cinéphilie mondialisée a frémi et retenu son souffle : qu’en serait-il désormais de ces mystérieuses narcolepsies, de cet engourdissement languide du temps, de la morbidesse des corps portés aux lisières, devenues ésotériques, du rêve et du coma, de ces si étranges sensations de moiteur dont ses films sont le théâtre coutumier ? Et quel tour vraiment viennent y faire ces actrices connues que sont Tilda Swinton ou Jeanne Balibar - hier exogènes - exotiques soudain, paradoxalement ? Leur présence sonne-t-elle le glas de l’œuvre la plus singulière du cinéma contemporain ? Tous peuvent se rassurer, rien de tout cela ne s’est dilapidé dans cette délocalisation, aussi inattendue était-elle, ces présences nouvelles n’ont rien dénaturé. Bien au contraire. Mais reprenons dans l’ordre.
Jessica Holland (Tilda Swinton) arrive à Bogota pour liquider la succession de son mari, producteur d’orchidées à Medellin. Au cours de sa première nuit, elle est brusquement réveillée par un bruit, un son plus exactement, un son d’une autorité folle qu’elle est seule à avoir entendu, qu’elle entendra à plusieurs reprises et qui, pour résonner dans l’oreille comme
ITION
dans l’esprit du spectateur, peut s’apparenter au décompte impérieux d’un commandeur d’outre-monde. Elle n’aura de cesse dès lors d’en chercher ou d’en comprendre l’origine, entreprise d’autant plus complexe à mener qu’autour d’elle personne n’en perçoit rien, qu’à ce jour, les conditions qui sont celles du cinéma nous empêchent bien sûr de lui venir en aide. Au moment où, dans un studio d’enregistrement par exemple, elle essaie d’en faire le portraitrobot pendant qu’Hernan (Juan Pablo Urrego), un jeune ingénieur du son, s’efforce de le reconstituer à partir de ses indications plus ou moins vaseuses : “la chute d’une boule de béton dans un puits métallique... ”. Mais quand elle retourne au studio après avoir laissé passer quelques jours, non seulement Hernan reste introuvable mais personne n’a jamais entendu parler de lui. Comme souvent chez Apichatpong Weerasethakul, Jessica se voit environnée de mystères, de maladies étranges - effets de philtres, de sortilèges ou de malédictions ignorés – qui semblent surgir tout à la fois les unes des autres, en gigogne, et des brumes de la perception. À l’image de Karen, la sœur de Jessica, hospitalisée pour avoir été frappée d’un mal énigmatique alors qu’elle travaillait à la création d’un spectacle consacré à une tribu d’Indiens d’Amazonie qui se dérobe à la
E
FEATHERS
SEMAIN
de Omar El Zohairy
fréquentation de quelque étranger que ce soit, tribu qui, par ailleurs, fait l’objet d’un des récits de La Vie mode d’emploi de Georges Perec. À l’hôpital Jessica fait la connaissance d’Agnès (Jeanne Balibar), une archéologue du funéraire française affairée à l’étude des restes humains d’hommes préhistoriques que met à jour le percement d’un tunnel sur un chantier ferroviaire. Laquelle exhorte Jessica à se rendre sur l’un des sites du chantier, à Pijao, à quelques centaines de kilomètres à l’est de Bogota. Où, par hasard, elle retrouvera Hernan, mystérieusement et prématurément vieilli de plusieurs dizaines d’années, retrouvailles qui donneront prétexte à l’une des scènes les plus stupéfiantes et les plus envoûtantes du cinéma contemporain.
Avec Memoria, où il est question “d’arrêter le temps” - nous y reviendrons – et où le temps précisément semble se déployer des origines de l’humanité à son à-venir, que métaphorise un insolite vaisseau spatial, le cinéaste et plasticien a proposé une œuvre qui comparativement au pH moyen de la piscine du cinéma mondial se situe à un niveau esthétique, intellectuel, émotionnel, spirituel et intérieur, stratosphérique. Auquel les cinéastes, aujourd’hui au travail, n’ont pas même les moyens de rêver. C’est dire l’aveuglement du jury emmené par Spike Lee (qui ne lui a octroyé qu’un prix du jury ex-aequo). L’histoire en aura, contre lui, le cœur endurci.
Roland Hélié
Très remarqué à la Semaine de la critique, dont il a décroché le Grand Prix, Feathers est un film original, radical et ambitieux, ce qui est déjà beaucoup pour un premier long métrage. L’histoire rejoue une forme de réalisme magique cher à l’Amérique du Sud, et conte la transformation inexpliquée d’un père de famille en poulet, transformation qui met évidemment sa famille dans une situation sociale et financière peu confortable. Le récit déploie donc en parallèle les efforts déployés par la mère du foyer pour remettre la famille sur pied, et l’exploration du mystère de cette disparition, avant un retour finalement plus encombrant qu’autre chose. En alignant des vignettes très structurées, et pourvues d’un humour froid, le cinéaste retrouve un ton qui rappelle fortement le Kaurismäki première époque, dans un autre contexte. Si, à ce petit jeu, le metteur en scène montre une certaine virtuosité, sa critique sociale (et poétique) se heurte en revanche à une étrange forme de distance. La femme qui est au centre du récit n’est ainsi jamais vraiment regardée, jamais pleinement filmée, et n’apparaît dès lors que comme un jouet pour le réalisateur. La complaisance avec laquelle il filme la pauvreté (peutêtre sous couvert d’humour, mais cela reste ambigu) témoigne d’une forme de surplomb un peu condescendant, qui entame sensiblement le capital sympathie de l’œuvre.
Pierre-Simon Gutman
ÉPIPHANIES en société
A T T E D BENE É TIT
P COM
ION
oeven de Paul Verh
Toscane, vers 1700. Benedetta, 9 ans, entre au couvent des Théatines, où elle est vite remarquée pour son mysticisme. Dix-huit ans plus tard. Elle a des visions et se dit l’épouse de Jésus. Elle accueille la jeune Bartoloméa, qui fuyait sa famille. Celle-ci la trouble par sa beauté et lui fait découvrir les plaisirs de la chair, qui provoquent des visions terribles. Verhoeven poursuit ici l’exploration d’une hypothèse qui traverse une grande part de son œuvre, à savoir que réalité et fiction sont tellement imbriquées que le monde n’est qu’un jeu de dupes, de postures, de faux-semblants, de croyances, d’interprétations des signes que nous recevons de lui – signes que nos humeurs, nos craintes, nos aspirations du moment orientent d’une façon ou d’une autre. Ainsi, dans la même comète rouge trouant le ciel (comète dont il semble qu’elle ait été réellement observée à l’époque où se déroule le récit), l’un voit un signe du Diable, l’autre un signe de Dieu. Partant de là, chaque médaille a son revers, chaque acte de bonté peut contenir sa dose de cruauté, et vice-versa – ce concept-clé étant, avec humour, très explicitement matérialisé dans le film par cet objet oblong, en bois, voué à la prière d’un côté, à la jouissance de l’autre. C’est bien là tout le propos du film, parfaitement incarné par le personnage de Benedetta, dont aucune autorité religieuse ni amante passionnée ne parviendra jamais à décrypter les desseins
(un jeu de mot facile, et, il me semble, psychanalytiquement et comiquement probant, serait ici à faire). Si bien que la supposition, qui nous est laissée comme mirage voluptueux et promesse fictionnelle réjouissante, serait de penser que l’héroïne peut contenir les deux facettes à la fois : spiritualité et luxure, manipulation et abandon, à l’image de ses pieds, pris au début du film entre les tremblements d’une vision réelle et l’immobilité factice d’un jeu de scène. Mais d’où vient alors la frustration ? Du fait que, de cette hypothèse cérébralement excitante, Verhoeven ne parvient pas à tirer des images qui en soient la matérialisation filmée. Ainsi, à sans cesse sousentendre que le monde n’est que spectacle, le cinéaste peine à concocter le sien, comme si cette lucidité sur la duplicité des choses et des êtres l’empêchait, non pas de multiplier, avec un second degré assumé et réjouissant, les tentatives visuelles et les changements de tonalité, mais plutôt de faire pleinement confiance à son instinct pour construire une mise en scène cohérente, intime, personnelle. Pris entre le trivial et le sacré, entre le sang et les larmes, Verhoeven semble hésiter comme un bon élève au moment de conclure sa dissertation : ah, cette fameuse troisième partie, celle censée dégager, après être allé fouiner d’un côté puis de l’autre, une voie nouvelle, courbe, imprévue, toujours si compliquée à dessiner !
François Barge-Prieur
FRANCE T COMPÉ
ITION
de Bruno Dumont
France de Meurs, journaliste star de la chaîne d’info “I”, est réputée pour les reportages sensationnaliste qu’elle met littéralement en scène. Un matin, en conduisant son fils à l’école, elle percute le scooter de Baptiste, un jeune livreur. Des photos de l’accident circulent dans la presse, mettant à mal son image. France rend visite à Baptiste à l’hôpital. En le voyant et en rencontrant sa famille, elle est bouleversée. Sujette à de réguliers accès de larmes, France décide d’abandonner la télévision. A l’instar de Benedetta, France est entièrement construit autour d’une incertitude sur la sincérité de son héroïne, et donc autour de la frontière ténue entre le spectacle et le miracle, entre la prestidigitation et la magie pure, entre le Diable qui excelle dans l’art du déguisement et le seigneur dont les voies sont impénétrables (ce qui implique qu’il pourrait donc tout à fait s’incarner précisément là où ne l’attend pas). Dans un cas comme dans l’autre, l’expression du divin semble ne pas être incompatible avec une certaine complicité avec le vice. L’un comme l’autre des deux films cherchent, si ce n’est à ouvrir une nouvelle voie, du moins à instiller le doute dans les représentations un peu figées que l’on peut se faire de l’ordre moral des choses ou de la fiabilité des images. D’ailleurs ni l’un ni l’autre ne résout rien in fine, et les deux proposent donc le doute comme une finalité. Ainsi, autant France peut sembler entraîner l’univers de Dumont dans des territoires esthétiques et économiques loin de chez lui (un film ultra contemporain, parisien, avec brochette de vedettes en haut de l’affiche), autant il le ramène, thématiquement, vers ses obsessions premières. En effet, France s’inscrit dans le droit fil de L’humanité, Hadewijch ou Hors satan, en mettant en balance les problématiques du Mal et de la grâce, et en imaginant une incarnation
contemporaine, païenne et ambigüe de la sainteté. Complexe et opaque, le film propose moins une parabole explicite qu’une image saisissante : des larmes coulant sur le visage d’une grande prêtresse de l’info. France est un instrument du faux qui, sans rien y comprendre, est traversée par le sentiment du vrai. Les larmes qui coulent d’elle sont alors comme le sang qui coulerait d’une icône en bois. Car toute l’intelligence de Dumont est de ne pas faire de France un personnage qui irait du Mal vers le Bien, mais une figure du Mal à travers laquelle se manifeste, ponctuellement, le Bien. Et d’étendre cette dualité initiale à son film tout entier, en en faisant un perpétuel terrain d’affrontement entre des forces contraires : la comédie vacharde avec Blanche Gardin et le drame mystique bressonien, le faux (qui déborde jusque dans la texture de l’image) et le vrai (qui vient perler dans les yeux de Léa Seydoux), le cynisme (que France incarne à plus d’un titre) et l’amour (avec lequel le réalisateur la regarde et la suit pourtant envers et contre tout). De la même façon que France, le personnage, n’a pas une “prise de conscience” (c’est-à-dire une pensée) mais une extase (c’est-à-dire une émotion), France, le film, ne s’attache pas à développer des idées, forcément rebattues, sur l’info-business, mais à créer une impression, un trouble. Le résultat est chaotique, imparfait, déroutant, mais au minimum intéressant.
Nicolas Marcadé
ÉPIPHANIES en société
DOWN WITH THE KING
CLARA SOLA INE
QUINZA
de Diego Ongaro
de Nathalie Alvarez Mesén Clara est un être différent, dotée d’un don de guérison qu’elle dispense à des personnes malades, lors de cérémonies religieuses organisées par sa mère et sa sœur. Ce matriarcat vit des offrandes des miraculés ; il habite une maison isolée dans la brumeuse forêt costaricienne. Clara est aussi une femme de 40 ans, dont l’existence est littéralement balisée par des interdits. Interdiction géographique de s’éloigner de la maison, interdiction intime de se donner du plaisir. Son corps s’abime de trop donner aux autres. “Dieu l’a envoyée comme ça, elle reste comme ça”, affirme sa mère qui refuse de la soigner. Clara est surtout une femme aliénée. L’arrivée du petit ami de sa sœur va éveiller un désir qui s’avèrera libératoire. Le premier film de Nathalie Álvarez Mesén est la chronique de cette libération. En s’attardant sur le corps de Clara, allongé sur la mousse, maculé de boue, pressé contre Yuca, la jument, il donne à voir une proximité fusionnelle avec la Nature, qui ouvre la voie au propre désir de Clara, comme si Elle le mettait à jour. Ce désir s’exprime de façon impérieuse et pulsionnelle, il ne passe par les mots, mais par les actes. Clara, en pleine phase de dépossession, caresse, déchire, salit. Wendy Chinchilla Araya, l’interprète de Clara, vient de l’univers de la danse. Son corps est admirablement arpenté par la caméra qui l’appréhende comme une substance hybride entre l’organique et le végétal ; il paraît doté d’un langage qui lui est propre. Il alterne entre deux postures suivant le cheminement du récit : contraint à l’extérieur par le poids du religieux, ou agité par une force intérieure, vitale mais transgressive. Le film, par sa luxuriance visuelle, sa quête des manifestations de l’invisible, réussit non seulement à retranscrire la matérialité physique de la chair, mais aussi l’énergie spirituelle qui l’anime, comme une intéressante proposition de réalisme magique.
Jef Marcadé
C’est simple, et beau, comme un que multiplie un : envoyé au vert par son manager, Money Merc, l’un des éminents représentants du “gangsta rap” se retrouve dans la campagne du Massachusetts, où une maison lui a été louée de manière à pouvoir préparer son nouvel album au calme, loin du milieu musical, des sollicitations et de la dureté de Chicago. Mais le cœur n’y est pas. Ou peut- être y est-il de plus en plus au contraire, de telle sorte que Money Merc se laisse gagner par la beauté de la nature et des paysages, l’immensité du ciel, les bienfaits de sa solitude toute nouvelle, la simplicité de Bob, éleveur des environs – qui avait fait l’objet du premier film de Diego Ongaro, Bob and The Trees, et que le cinéaste retrouve ici – lequel l’initie aux travaux et aux jours de la vie dans une ferme. Réalisateur français installé dans cette région du Massachusetts depuis 11 ans, Diego Ongaro signe un film dont les accents élégiaques, d’une grande limpidité, font écho à un rêve que chacun se prend à faire ou qu’il a eu en tête un jour ou l’autre : qu’en serait-il de changer de vie, de se rapprocher de soi-même, dont on s’est éloigné peu à peu sans y prêter autrement attention ? Pourquoi ne pas mener une vie plus simple, en accord avec ce qu’il y a de plus essentiel, avec notre condition humaine ? Si le film ne fait pas mystère du bouquet de contradictions que peut rassembler telle aspiration soudaine, il n’en montre pas moins à quelle profondeur elle peut aller chercher sa source. Avant que la vie, ou le vent, ne l’emporte pour de bon.
Dans ce même esprit, Down With The King met en scène Freddie Gibbs, un nouveau venu cinématographiquement parlant, auteur de quatre albums studio que les amateurs de rap cependant connaissent bien. S’il n’est pas certain que Money Merc finisse par accomplir la mue dont il rêve, nul doute qu’avec ce premier rôle Freddie Gibbs a commencé de réussir la sienne.
Roland Hélié
TITANE COMPÉTITION
de Julia Ducournau
À l’image de son personnage principal, qui cherche à (sur)vivre en usurpant l’identité d’un autre, Titane s’envisage comme un jeu de simulacres. Adoptant au départ un langage propre à l’horreur viscérale - et particulièrement au “body horror” -, le film se laisse ensuite contaminer par d’autres motifs notamment ceux du drame familial -, pour mieux dévoiler un projet plus humain que prévu : la rencontre puis l’union de deux êtres physiquement et moralement brisés. Mais là où Grave, le précédent projet de la cinéaste, se montrait limpide dans son récit, Titane se veut, par endroits, opaque, car imprévisible. Le problème tient, en effet, au risque que peut induire un dispositif tel que le simulacre. Jonglant avec les styles et les références (parmi les plus évidentes, Cronenberg, Carpenter ou encore Tsukamoto), le film laisse parfois transparaître un trop-plein. Et sans pour autant appuyer sa rupture de ton, il donne l’impression de réunir deux films en un. L’ensemble n’en dessine pas moins un geste cinématographique fort. Certes attendue, la première partie est un plaisir viscéral, durant lequel la réalisatrice réitère le pari délicat d’un mélange entre la violence exacerbée et la comédie assumée. À cette différence près que les désirs et maltraitances charnels s’inscrivent ici dans un cadre plus mécanique. Et bien qu’elle ait tendance à s’égarer, la seconde partie opère quant à elle un retour vers quelque chose de fondamentalement
organique. L’énergie et la richesse déployées pour décrire ce mouvement imposent le respect, preuve que la maîtrise formelle de Julia Ducournau ne fait que se confirmer. À défaut de toujours trouver pleinement sa place sur l’une ou l’autre des voies qu’il emprunte, son film a le mérite de raconter l’hybridité et l’identité de manière revigorante. En cela, le résultat évite in extremis la sortie de route. Peau contre tôle (en témoigne un rapport sexuel entre l’héroïne et sa voiture), puis peau contre peau (la rencontre avec le personnage de Vincent, incarné par un Vincent Lindon monstrueux), son héroïne (Agathe Rousselle, impressionnante dans son premier rôle) fait de son corps une machine aussi dangereuse qu’en détresse.
Tour à tour exhibés, dissimulés, meurtris, pénétrés, dopés ou altérés, les corps chez Ducournau se font sans cesse le terrain de transformations, mortelles comme émancipatrices. Le choix d’immerger Alexia dans des univers majoritairement masculins apparaît ici comme une évidence. Confrontant la jeune femme au male gaze, sans voyeurisme ni complaisance (ni vraisemblance), Julia Ducournau laisse croire qu’elle suit consciencieusement la pente de l’esprit du temps… avant de contourner habilement les poncifs de l’exercice. Et ceci, grâce à la figure du simulacre, encore. Car dans Titane, il est in fine moins question d’indépendance que de filiation, de féminité que de masculinité - dont les contours sont ici redéfinis par le télescopage des esthétiques virilistes et queer. À cette implosion des représentations vient s’ajouter une économie bienvenue du verbe. Nul besoin de souligner le jeu des apparences : celui-ci se suffit à lui-même pour dévoiler le vrai.
Simon Hoareau
MONSTRES
Rescapée d’un brutal accident de voiture dans son enfance, Alexia est devenue une go-go danseuse particulièrement prisée des soirées tuning. Quand elle ne se livre pas à des plaisirs charnels avec sa voiture, la jeune femme cède à ses pulsions meurtrières…
MONSTRES
ORANGES SANGUINES HORS-COMPÉTITION
de Jean-Christophe Meurisse
Offensif, violent et dérangeant, Oranges sanguines aurait dû en principe être le film par lequel le scandale cannois arrive. Pourtant, resté caché dans les replis d’une sélection pléthorique et à tiroirs, il est, bien que ne faisant rien pour être discret, passé sous les radars du buzz.
Inspiré au départ de quelques faits divers authentiques (la séquence qui peut sembler la plus outrancière du film, se révèlera ainsi être en fait tirée de faits réels), Oranges sanguines tricote de la fiction entre eux pour les assembler dans un tout cohérent. Petit à petit, ce film choral compose donc, sous forme de mosaïque, un inventaire des divers types de monstruosité qu’engendre l’époque. Le film pointe l’incandescence des tensions à toutes les intersections de la société - entre générations, sexes et classes sociales - et saisit un basculement collectif dans une forme d’absurdité si exacerbée qu’elle suscite simultanément le rire et l’épouvante. Meurisse s’efforce d’offrir un juste reflet de ces sentiments ambigus en réalisant, pendant une grande partie du film, d’acrobatiques et assez épatantes figures sur les barres parallèles du rire et du malaise.
Là où Apnée, son premier film, exhibait de façon un peu hystérique son désir de liberté, de transgression et de contestation, ici le bouillonnement intérieur, loin d’être moindre, s’exprime par le biais d’une forme nettement plus domestiquée. Les dialogues, captant parfaitement toutes les novlangues de l’époque, sonnent juste. La mise en images, souvent en plans fixes, est posée et soignée. Et surtout les acteurs sont globalement remarquables. Si Vincent Dedienne, Blanche Gardin ou le duo de Deschiens Olivier Saladin et Lorella Cravotta, ne s’éloignent guère de leurs emplois habituels, ils n’en donnent pas moins le meilleur d’euxmêmes. Un peu plus à contre-emploi, Denis Podalydès est sublimement abject dans un rôle de salaud onctueux et caressant. Christophe Paou, l’ange noir de L’Inconnu du lac, se révèle aussi convaincant dans un costume de ministre qu’en slip de bain. Et enfin, Alexandre Steiger, second rôle de plus en plus voyant du cinéma français (Perdrix, Alice et le maire…) se révèle ici totalement.
Tout cela fait d’Oranges sanguines un brûlot assez jouissif… Jusqu’au moment où, dans son dernier tiers, le film prend d’un coup un virage vers l’extrême violence, la gêne et la provocation au bazooka, sans que l’on comprenne très bien où Meurisse veut en venir (et sans savoir si on le suivrait si on comprenait). Ici le malaise devient d’une autre nature. On peut alors estimer que cette sortie de route disqualifie totalement le film. Ou on peut choisir, en regard de ce qu’il a proposé auparavant, de lui laisser le bénéfice du doute.
Nicolas Marcadé
SEMAINE
BRUNO REIDAL de Vincent Le Port
Inspiré d’un sinistre fait divers du début du XXe siècle, Bruno Reidal présente a le grand mérite de s’écarter des sentiers trop parcourus de bien des premiers films du cinéma français. Ici, on délaisse l’autobiographie adolescente pour un conte plus violent et austère, histoire vraie d’un jeune homme sage et brillant qui tua tout d’un coup, et de façon sanglante, un enfant. Le récit choisit de démarrer par le meurtre et de faire de l’inéluctabilité de la tragédie son principe même. Reidal, en voix off, commente et explique ses propres pulsions, se bat contre elles de façon désespérée jusqu’à un abandon final écrit depuis le début. Le cinéaste, Vincent Le Port, filme ce trajet avec une sécheresse, dans la représentation des corps et dans la reconstitution, presque bressonienne, ce qui, par décalage, fait ressortir de manière encore plus saillante les pulsions sexuelles ou homicides incontrôlées du héros. La sobriété très travaillée du propos crée un objet souvent fascinant, malgré une petite tendance du metteur en scène à se reposer un peu trop sur sa voix off pour esquiver des questions de mise en scène, qu’il sait pourtant résoudre de façon hypnotique dans les séquences les plus fortes du film. Le Port apparaît donc comme un nouveau talent original, ce qui est loin d’être courant.
Pierre-Simon Gutman
ITION
NITRAM
T COMPÉ
de Justin Kurzel
Découvert à Cannes avec Les Crimes de Snowtown (Semaine de la Critique 2011), Justin Kurzel a connu les honneurs de la compétition avec son Macbeth en 2015. S’inspirant d’un sinistre fait divers qui frappa l’Australie au milieu des années 1990 - la tuerie de masse de Port Arthur, en Tasmanie, qui entraîna une restriction de la vente d’armes à feu dans le pays -, le cinéaste s’interroge sur la nature du mal, et ausculte une nouvelle fois, après Snowtown et Le Gang Kelly (sorti directement en vidéo en 2020), le rapport qu’entretient son pays avec sa propre violence. Kurzel fictionnalise son récit de façon à ne jamais citer l’identité du meurtrier réel, comme pour lui refuser (à raison) l’honneur d’être remis en lumière, et cherche à éviter toute complaisance. Il garde en tête qu’il dresse le portrait, tout au long du récit, d’un futur meurtrier de sang froid. Nitram cherche donc à montrer le cheminement qui va mener un individu à commettre une telle atrocité, sans lui chercher (ou lui inventer) de justification déplacée. Kurzel pose donc un cadre familial oppressant (avec le cliché de la mère peu aimante et castratrice), une maladie mentale mal diagnostiquée, un sentiment d’injustice grandissant et, surtout, la facilité avec laquelle la violence peut entrer dans n’importe quelle vie. Avec ce pamphlet un peu brouillon, moins radical que Snowtown, moins punk (et sans doute est-ce pour le mieux) que Le Gang Kelly, Kurzel démontre que la fascination que peut exercer la violence ne s’est jamais atténuée. À travers une séquence somme toute anodine (des infos passant à la TV en fond, évoquant la tuerie de Dunblane), il démontre que la célèbre banalité du mal se double d’une émulation presque naturelle, avec en échos contemporains Utøya et Christchurch. La violence comme seul moyen d’exister, au sein d’une société qui fournit littéralement les armes pour la déployer. Si Kurzel ne signe pas son meilleur film, il livre sans doute son œuvre la plus politique, et un constat glaçant et résolument contemporain.
Michael Ghennam
enL’ÉPOQUE société
E R U T C A R F LA COMPÉTITION
i
de Catherine Corsin
Commençons par reconnaître le mérite, rare en France et dans un cinéma s’adressant à une large audience, consistant à s’emparer d’une situation socio-politique récente. Un choix qui, ici, valide – cruellement – la stratégie (certes sans doute jamais formulée comme telle, au début du mouvement du moins) des Gilets jaunes : entrer par effraction dans le champ de vision des médias grand public en venant se faire casser la gueule sur les Champs-Élysées. Et gagner ainsi, par extension, leur droit à la fiction. Soit donc trois (groupes de) personnages réunis par les circonstances dans un même service d’urgence : Yann, routier et manifestant blessé par une grenade de désencerclement ; Raf et Julie, dont le couple est au bord de la rupture, la première ayant été admise pour une fracture du bras accidentelle ; et Kim, infirmière (un peu en retrait en regard des trois premiers, la faute notamment à leur abattage comique).
L’hôpital est ici envisagé comme un précipité de société, une cour des miracles aussi, où orchestrer la rencontre, brève mais décisive, entre les classes. Dans un premier temps le débat prend plus ou moins le tour, un chouïa hystérique, d’un plateau de CNews si Bruni-Tedeschi excelle dans un registre habituel de foldingue, Marmaï semble moins à l’aise, qui se débat avec l’écriture épaisse de son rôle de Gilet Jaune fort en gueule. On comprend qu’il s’agit de pousser la situation du côté de la comédie de boulevard, parfois très drôle du reste, puis de mettre cette comédie (et son décor) à l’épreuve du monde extérieur – de l’assiéger en somme, au sens propre. Car, aux abords de l’hôpital, la police traque les manifestants...
Le résultat est dynamique, un peu foutraque (et traversé de grosses ficelles scénaristiques), mais en cohérence avec la situation. Le film aura beau (faire semblant de) fantasmer la possibilité d’une réconciliation (bourgeois et prolétaires, manifestants et policiers...), en postulant que tout ce qu’il fallait en définitive, c’était se parler d’individu à individu, sortir du rang ou faire un pas hors de sa condition sociale, il n’en portera pas moins, en deux temps, un discours beaucoup moins convenu, mais guère étonnant de la part d’une cinéaste qui, de Partir à Un amour impossible, n’en finit plus de travailler la question des rapports de classe.
Temps 1. Vers la fin, une vieille dame décède, seule dans sa chambre. On ne sait pas si elle aimait les Gilets jaunes, ou si elle soutenait plutôt les policiers, à vrai dire on s’en fiche – vanité des bisbilles politiques en regard de notre condition de mortels, serait-on tenté de penser, mais par bonheur La Fracture n’en reste pas là. Temps 2, tout à la fin (spoiler alert). La parenthèse refermée les bourgeoises rentrent,
guillerettes, régler leurs affaires de cœur, quand le prolo retourne aux urgences – c’est à la faveur d’une “trouvaille” de scénario un peu épaisse, qui sonne comme un aveu d’échec à le boucler, mais qui a le mérite de situer le film sur l’échiquier, en rappelant que la politique, en effet, est affaire de vie et de mort, et qu’il n’y a guère que la bourgeoisie pour l’envisager comme un passe-temps ou un sujet de discussion occasionnel. Le film est à l’image de son titre : sans mystère quant à ses intentions (la fracture est sociale, conjugale, médicale... : oui, on avait compris) ; mais il n’insulte ni l’époque, ni le prolétariat, ni ne verse dans la commisération facile et apolitique à l’adresse des personnels hospitaliers. Ce n’est pas rien.
Thomas Fouet
UN HÉROS
T COMPÉ
ITION
de Asghar Farhadi
S’il y a une constante chez Asghar Farhadi, habitué de la Compétition où il revient pour la quatrième fois, c’est celle de laisser peu de chances à ses personnages. En retrouvant l’Iran après des échappées européennes, le cinéaste d’Une séparation s’autorise une autopsie cruelle de la société, portant bien au-delà de son pays.
Le héros du titre s’appelle Rahim et vit à Shiraz. Emprisonné pour une dette qu’il n’a jamais pu régler, devenu un héros aux yeux de tous parce qu’il rend à sa propriétaire un sac rempli d’or, le voilà pris dans un engrenage infernal que Farhadi déroule avec une efficacité clinique. Si Rahim commence par s’élever dans les échafaudages vertigineux du chantier archéologique qui rénove le gigantesque tombeau de Darius le Grand, c’est pour en descendre aussitôt et ne jamais remonter. Farhadi filme son personnage (interprété par le formidable Amir Jadidi, une révélation) comme s’il le traquait ou lui faisait subir un interrogatoire, sans lui laisser, ni au spectateur, d’échappatoire. Le long-métrage, porté par un scénario virtuose, est traversé de séquences édifiantes, bouleversantes parfois, comme celle dans laquelle le directeur de la prison s’acharne sur le fils bègue de Rahim. Farhadi n’a pas volé son Grand prix (ex-aequo). Il a aussi reçu à Cannes le moins connu Prix de la citoyenneté, décerné à l’unanimité.
Marine Quinchon
n société L’ÉPOQUE
LE GENOU
T COMPÉ
ITION
de Nadav Lapid
D’AHED
“Dis adieu à la terre d’Israël, maman”, dit en substance Y., l’alter ego de Nadav Lapid, en filmant le pays qu’il survole en avion : difficile d’exprimer plus clairement le projet du Genou d’Ahed - faire le deuil à la fois d’une mère et d’une patrie, et affirmer, surtout, l’irréconcilliabilité des termes.
Cinéaste frontal, chez qui les biais ne sont que formels, Nadav Lapid tape dur, et pour ainsi dire presque bêtement - dans le meilleur des sens, avec un esprit punk assumé et la rage de celui qui sait qu’au cinéma on donne souvent des coups dans le vide, et qu’il ne faut donc pas hésiter à les réitérer -, sur Israël, avec en tête l’idée qu’à chaque aggravation de l’état - moral, intellectuel, politique - de son pays, il conviendra de proposer une riposte proportionnée, et donc cinglante.
Sans toujours trop savoir ce que doit la forme à la colère ou à la pose (la caméra est ainsi sujette à des mouvements intempestifs, qui évoquent autant les recadrages d’un drone déréglé traquant sa cible qu’ils matérialisent la fureur du personnage, et sa tentation, pourquoi pas, de trouver la sortie du cadre), qui chez Lapid sont probablement insécables, – sans trop savoir non plus en quoi cette pose traduit, ou tempère, cette colère –, on ne peut qu’être frappé par l’aplomb avec lequel l’auteur mêle mise en abyme de sa propre condition de cinéaste – et, avant toute chose, citoyen – israélien et de fils fraîchement endeuillé, adresse politique directe et traitement tout sauf théorique de son argument narratif (naissance et sabotage express d’une relation). Ainsi, un débat dans une médiathèque, ou une discussion a priori anodine, sont-ils à la fois des mises en scène, un tour que l’on joue à son public ou un piège que l’on tend (à la pauvre Yahalom, simple rouage de l’administration d’État), et des cérémonies cathartiques ; cette logique culminera dans un monologue d’une violence rare, où il ne s’agira plus seulement de nommer les choses (la censure, la bêtise et la violence d’État), mais de les répéter, en les hurlant encore, jusqu’à ce que la caméra, étourdie, ne soit semble-t-il plus en mesure de cadrer un visage. Tous les gouvernements du monde étant le pire, on ne saurait donc qu’espérer, à l’avenir, de semblables déflagrations - venues d’Israël ou d’ailleurs.
Thomas Fouet
INTREGALDE INE
QUINZA
de Radu Muntean
Trois bénévoles d’une association humanitaire partent, à bord d’un 4x4, distribuer des colis alimentaires dans les villages reculés de Transylvanie. Mais le convoi s’égare, puis s’embourbe, et croise le chemin d’un vieil homme qui n’a plus tout à fait sa tête... Comédie faite de micro-événements et de menus déplacements, le nouveau film de Radu Muntean (les splendides Mardi après Noël et L’Étage du dessous) pourrait s’envisager comme une simple satire du bon samaritain (faites-le lambiner une nuit durant dans le froid, et il vous montrera son vrai visage). Pour autant, le cœur d’Intregalde – si acerbe soit-il dans son instantané d’un trio à la boussole morale détraquée en même temps que le GPS, et voué à ne jamais rencontrer réellement ceux-là mêmes qu’il prétendait aider – se situe probablement ailleurs, du côté du vieux Kente (interprété par l’acteur non-professionnel Luca Sabin) évoqué plus haut.
Car Muntean n’envisage pas seulement ce personnage comme une figure burlesque, un mauvais génie malgré lui venu mettre un peu de désordre dans l’action et de discorde parmi les protagonistes : en quelques plans le donnant à voir dans son dénuement – dans tous les sens du terme – il en fait une figure bouleversante. Le personnage n’était pas uniquement l’instrument d’une comédie : c’est à sa rencontre qu’allait Intregalde ; c’est son portrait qu’il s’agissait de détourer progressivement.
Thomas Fouet
enL’ÉPOQUE société
TRE PIANI T COMPÉ
ITION
de Nanni Moretti
Dans cet étrange festival à la fois pré et post confinement, brassant des films tournés avant, après ou pendant (plusieurs fois les masques apparaissaient en épilogue), ce qui a pu frapper c’est une régulière difficulté à s’emparer de l’époque, le sentiment que les cinéastes se savaient face à un changement de société majeur mais ne savaient pas quoi en faire. Cela se traduisait souvent par des formes de piétinement, et par un repli en bout de course sur un pessimisme qui n’est même plus de l’épouvante ou de la colère, mais de la résignation. Une résignation face à la force négative de l’époque en cours, et une renonciation, finalement, à l’idée que le cinéma puisse quoi que ce soit contre ou pour elle. Le dernier Moretti (tourné bien avant le confinement et qui permet donc de se rappeler qu’on n’avait déjà pas le moral à ce moment-là) paraît à ce titre assez exemplaire. Pourtant, on ne peut pas dire que les derniers films de Nanni aient été d’un fervent optimisme quant au chemin que prenait la société. Mais, d’une part ils étaient portés par une lucidité extrêmement clairvoyante sur ce qui se passait, et d’autre part, si le constat y était sombre, il était dressé, comme une barricade, avec les ingrédients mêmes du contre-poison : la beauté, l’humour, l’humanité, l’énergie, l’intelligence en action. En regard, Tre piani ne paraît pas seulement plus sombre : il paraît désarmé. Au fil du temps, et à plus forte raison ces dernières années, Moretti a développé un art magnifique de synthétiser dans une image quelque chose qu’il capte de l’époque : le balcon vide d’Habemus Papam, la lutte politique transformée en pantomime de patronage dans Mia madre, etc. Ici, si le film démarre encore par quelques images fortes (un accident de voiture, le visage d’une enfant pris dans les phares, un vieillard étendu la tête sur les genoux de la même fillette…), il s’avachit ensuite dans le fonctionnel. Plus aucune image n’existe par sa puissance propre, au-delà de sa fonction dans le récit. On peut alors se dire que Moretti a changé de braquet, misant davantage sur le récit classique et ses formes populaires (le mélo, le roman-feuilleton). Mais alors où sont le souffle et l’émotion propres à ces genres ?
En suivant trois récits, rassemblés autour de trois étages d’un même immeuble, et en trois temps (2010-2015-2020), le film met en scènes quelques figures génériques de la masculinité (père surprotecteur, autoritaire ou absent), mises en balance avec des processus d’émancipation (essentiellement féminins, mais pas tout à fait que). Tout cela s’articule en ce qui semble être une mécanique de précision. Mais si mécanique il y a, c’est moins celle d’une bombe à retardement que celle d’une grande pendule en bois, sonnant les heures qui nous rapprochent de la mort dans une salle à manger où des vieux circulent en pantoufles. Car cette fois il n’est ni porté par la colère, ni armé de précision et de lucidité. On a le sentiment que dans Tre piani, tout ce qui devrait être intéressant est hors champs, quelque part dans les angles morts du récit. Le film ne va jamais creuser là où quelque chose est trouble, inquiétant, mystérieux. Il ne questionne pas, par exemple, la violence disproportionnée des hommes dans leurs relations (excès d’amour de l’un pour sa fille, raideur impitoyable de l’autre dans ses rapport avec son fils, rancune démentielle du dernier vis-à-vis de son frère) : simplement il la mentionne. Ces nœuds dramatique ne sont traités que comme une donnée de base du récit, une information pour expliquer la suite, jamais comme un sujet. Et s’il s’approche un peu au départ de la part de folie du personnage joué par Riccardo Scamarcio, obsédé par l’idée que sa fille a peut-être été victime d’attouchements, aussitôt après il lui met dans les pattes une improbable histoire de Lolita, et le récit part ailleurs. De la même façon, les sacrifices que les femmes consentent à leurs maris ne sont pas interrogés non plus, ni comme preuve d’amour, ni comme symptôme de névrose, ni comme signe de reproduction sociale. On supposera qu’il y a toujours un petit cocktail des trois, dosé différemment suivant les cas, mais on n’entrera pas dans les profondeurs de ça, ni par la porte de l’émotion ni par celle de la réflexion. En cherchant à être clinique, Moretti n’est finalement que froid, et relativement superficiel. Il ne fait exister ni les personnages comme individus complexes, ni le ballet de leurs trajectoires croisées comme chorégraphie. À force de retenue formelle et de minimalisme narratif, aucune empathie réelle n’est rendue possible à l’égard des protagonistes. Et quand, à la fin, arrive la distribution des climax, où l’on devrait fusionner avec les personnages, on se rend compte que l’on n’a rien vécu avec eux. On les a suivis, mais pas accompagnés.
Nicolas Marcadé
INE
QUINZA
FUTURA
de Alice Rohrwacher, Pietro Marcello et Francesco Munzi
Trois réalisateurs italiens talentueux, Alice Rohrwacher (Heureux comme Lazzaro), Pietro Marcello (Martin Eden) et Francesco Munzi (Les Âmes noires) partent à la rencontre de la jeunesse de leur pays. Dans les principales villes d’Italie, ils interrogent des adolescents sur leur vision de l’avenir, qu’il soit individuel ou collectif. Les jeunes s’expriment au milieu de leur groupe d’appartenance, face caméra. Ils viennent de différents milieux sociaux et géographiques. Ils sont filmés avec leurs camarades de classe, de sport, de loisirs… Chacun parle de ses aspirations professionnelles et personnelles. On rencontre ceux qui aspirent à une vie bien faite, et ceux qui rêvent d’une vie bien pleine. Curieusement, cette disparité d’histoires personnelles, d’expériences de vies, ne produit qu’une litanie monotone. Les témoignages s’accumulent sans que les réalisateurs, par leurs interventions, ne parviennent à leur donner une direction, un sens autre que sociologique. Afin de rompre avec cette énumération fastidieuse, s’insèrent des extraits de films documentaires ayant approché la jeunesse dans les années 60. Leur mise en rapport avec les images d’aujourd’hui semble seulement décorative. Peu après le début du tournage, la crise sanitaire est survenue. Loin d’infléchir le programme initial (un ressenti à chaud par les jeunes de la crise n’aurait pas été inintéressant), le film s’entête à décliner son dispositif, même quand il apparaît que le présent pèse plus lourd dans les esprits que l’avenir potentiel. Décevant au regard de ce qu’il promettait, Futura trouvera probablement sa raison d’être dans le futur, comme archive d’une époque compliquée pour la jeunesse.
Jef Marcadé
enL’ÉPOQUE société
RETOUR À REIMS INE
QUINZA
de Jean-Gabriel Périot
Ouvrage important en tant qu’essai de sociologie intime, Retour à Reims de Didier Eribon retrace près de 80 ans d’histoire privée et politique de la classe ouvrière en France. L’auteur tente de comprendre les liens qui l’unissent encore à un milieu social qu’il a voulu fuir. Le travail d’adaptation opéré par J-G. Périot a consisté à conserver certains fragments de l’ouvrage, ceux qui avaient une couleur sociale ou politique, quitte à retrancher des thématiques essentielles telles que l’homosexualité. Il a gardé un récit à la première personne. Le texte, lu par la voix engagée d’Adèle Haenel, est d’une grande clarté malgré ses aller-retour constants entre le je intime et le nous social. Le travail à l’usine, le logement en HLM, la condition des femmes, et déjà l’immigration, sont autant de thèmes développés à partir de l’expérience familiale de l’auteur. Il décrit les structures de distinction sociale, à l’œuvre à l’école comme à l’usine, qui découragent voire interdisent toute sortie de la condition ouvrière. La deuxième partie en explore les répercussions politiques dans l’histoire du pays. Elle montre comment la classe ouvrière, à partir de l’accession de la gauche au pouvoir en 1981 qui ira jusqu’à supprimer le terme de travailleur, a basculé du Parti Communiste déclinant vers le Front National émergeant. Les trahisons, les promesses non tenues des partis de gauche au pouvoir, les politiques d’immigration floues et contradictoires sont autant de marqueurs de l’abandon progressif de cette classe au profit des classes moyennes, cœur de cible du Parti Socialiste. Les images qui illustrent ces mots proviennent de documents cinématographiques comme télévisuels, issus de fictions comme de documentaire. Elles étayent, appuient, prouvent, commentent, répondent au texte. Elles individualisent le propos, en mettant un visage sur une statistique, en donnant chair à une catégorie de population. La fluidité du montage, malgré l’hétérogénéité du matériel, la rareté de certains documents, capte l’attention du début à la fin, la fin étant aujourd’hui, là où nous en sommes.
Jef Marcadé
OUISTREHAM INE
QUINZA
de Emmanuel Carrère
Résumons : en 2009, l’écrivaine et journaliste Florence Aubenas quitte Paris et, six mois durant, s’installe à Caen où, sous une fausse identité, elle entreprend de partager la condition de travailleurs précaires ; l’expérience donnera lieu à un ouvrage, Le Quai de Ouistreham, paru en 2010.
2021 : l’écrivain et cinéaste Emmanuel Carrère en livre son adaptation, en se focalisant sur les expériences d’agent d’entretien - et les rencontres auxquelles elles auront donné lieu de Florence Aubenas, ici rebaptisée Marianne Winckler et interprétée par Juliette Binoche.
Problème : l’opération, par laquelle Carrère semblait promettre d’amplifier la portée du geste d’Aubenas – en lui offrant, dix ans après, une audience nouvelle –, tout en donnant un tour de vis supplémentaire au trouble identitaire que supposait celui-ci (ici, de vrais travailleurs précaires rencontrés par Aubenas qui alors opérait sous une identité fictive -, et évoqués dans le livre de celle-ci, se retrouvent à interpréter, face à Binoche jouant l’alter ego d’Aubenas, leur propre rôle dix ans plus tard…), redouble en vérité la supercherie jouée par l’auteure (difficile de faire fi du statut de Binoche, elle-même “infiltrée” dans une classe ET un récit qui ne sont pas les siens - c’est sans doute la plus belle idée du film) tout en lui ôtant toute justification morale - rendre “visibles les invisibles”, comme le professe ici mécaniquement le personnage, sûre d’un bon droit de toute évidence jamais vraiment questionné, mais bardée d’un discours déjà prêt à l’emploi pour le légitimer. Or, on ne tarde pas à comprendre que ce qui, dans le fond, soucie Carrère, c’est moins la condition du prolétariat contemporain que celle de l’écrivain, la façon par exemple dont progressivement vient le sujet d’un livre (comment, à partir de la volonté avouée de tirer un portrait de groupe, en vient-on à resserrer le
cadre autour d’une figure qui en émerge ?), et toutes les questions que supposent en général l’écriture et en particulier celle-ci - écriture d’enquête, d’infiltration, presque au sens policier du terme ; écriture rivée au réel quoi qu’il en soit - : quand suis-je sûr de vivre ma vie, et quand ne fais-je que jouer un jeu ou mener l’enquête pour trouver “un bon sujet” ? et quel droit ai-je de faire le récit “d’autres vies que la mienne”, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Carrère ?
Que le film s’attache donc à questionner plutôt des problématiques propres à l’œuvre de Carrère, et questionne par ailleurs la démarche d’Aubenas (admettons que, consciemment ou non, les intentions de l’auteure n’aient pas été parfaitement pures - elles ne le sont jamais -, qu’il y ait eu là quelque chose de l’ordre de l’impensé bourgeois, et qu’elle ait elle-même exploité, à sa façon, les travailleurs…), n’est pas en soi gênant. Mais, d’une part, ces questions sont formulées, verbalisées à l’occasion, davantage qu’elles ne sont traitées ; d’autre part, cette bascule qu’opère le film – on croyait avoir affaire à une chronique sociale, on assiste à une fable cruelle sur l’impossible rencontre entre les classes et sur l’éthique de l’artiste – serait opérante si, au préalable, le cinéaste s’était montré à même de dresser un tableau convaincant du milieu décrit. Les humiliations de Pôle emploi, l’abjection d’un jargon managérial qui aura étendu son empire jusqu’aux plus petites formations professionnelles, le mépris et les insultes des patrons : rien ne manque au tableau, dont on sait qu’il n’est composé que de situations réelles. Et néanmoins tout sonne faux, c’est un réel remâché, mollement rejoué, et qui ne semble investi d’aucune énergie nouvelle - celle du tournage -, qui nous est donné à voir. Les moments de travail, de formation, de fêtes, évoquent ceux d’un Brizé des petits jours, chaque scène reposant sur une caractérisation paresseuse de son milieu (elles sont épuisées, mais elles sont vaillantes ; elles travaillent dur, mais savent faire la fête ; elles sont au bas de l’échelle, mais elles ont leur fierté), et qui, trop souvent, réduit ses personnages à un amalgame d’anecdotes et d’éléments de langage envisagés comme autant de marqueurs sociaux.
“J’arrive pas à savoir si c’est bien ou mal, ce que vous faites”, lance ici une salariée de Pôle emploi à Marianne, en qui elle vient de reconnaître une écrivaine infiltrée ; on est en droit, face à la démarche d’Emmanuel Carrère, de se poser la même question. L’intention était bonne, le résultat est plus hasardeux.
Thomas Fouet
L’ÉPOQUE
JULIE (EN 12 CHAPITRES) T COMPÉ
ITION
de Joachim Trier
Joachim Trier saute le pas : après le fantastique de Thelma, le réalisateur norvégien s’essaie à la comédie, avec ce portrait en 12 chapitres, un prologue et un épilogue, d’une néo-trentenaire face aux affres de la vie. La structure chapitrée devrait rigidifier le récit : elle permet au contraire toutes les fantaisies à son auteur. Julie est un personnage de son époque : elle est naturelle, aussi décontractée qu’elle peut être angoissée, agaçante par moments, attachante à d’autres… Soit une “héroïne” facile à prendre en sympathie. Les interrogations de Julie sur sa vie - sentimentale, professionnelle, familiale - d’abord simplement drôles (médecine / psychologie / photographie, un cheminement estudiantin pour le moins inattendu), prennent régulièrement des tournures plus sérieuses. Or, ses interrogations sont communes et universelles, et Trier, par son approche pétillante, leur accorde une perception différente, une allure décisive pour Julie. Le cinéaste utilise sa protagoniste pour faire un état des lieux de la société dans laquelle elle vit, et en profite pour évoquer des sujets aussi croustillants, devant sa caméra, que la woke culture ou le militantisme écolo (en passant par le culte de l’image sur Instagram). Tous ces sujets se rattachent intimement à Julie, et servent à éclairer son cheminement personnel. Ainsi, les BD de son petit ami sont considérées comme offensantes des années après leur sortie : comment l’art vieillit-il ? Et, derrière cette question une autre : comment vieillit-on ? Comment prend-on conscience de notre propre mortalité, et comment cela affecte-t-il notre vision du monde ? Les postures écolos d’un autre compagnon sont-elles idéologiquement fondées, ou servent-elles de justifications basiques pour des choix de vie qu’on lui conteste ? Julie, passant le cap symbolique des 30 ans, n’ayant pas fondé de famille (nombreuse) comme ses grand-mère / arrière-grand-mère / arrière-arrière-grand-mère / etc., peut-elle se sentir le droit de changer d’avis ? De ne pas aller dans le sens imposé par la société et les autres ? Derrière la légèreté de cette comédie existentielle à la liberté de ton revigorante - qui évoque la brillante série Fleabag de Phoebe Waller-Bridge -, Trier dresse le portrait, plus mélancolique, d’une génération en quêtes de repères sociaux et sentimentaux qui lui soient propres ; de discours dans lesquels elle se reconnaîtrait davantage. Et on n’est pas prêts d’oublier Julie, incarnée par la révélation Renate Reinsve, actrice d’une énergie ébouriffante. Le Jury de Spike Lee ne s’y est pas trompé en lui décernant le Prix d’interprétation féminine.
Michael Ghennam
SEMAINE
UNE HISTOIRE D’AMOUR ET DE DÉSIR de Leyla Bouzid
S E D A I P M Y L O LEJaScques Audiard N
ÉTITIO
COMP
de
Les Olympiades n’est pas vraiment un film, plutôt une publicité pour l’époque.
Dans cette construction chorale qui promeut la mixité, des cultures, des couleurs de peau et des sexualités, un signe d’uniformité se distingue tout de même : tout le monde est beau, et sympa. Et qui n’est pas sympa n’existe pas à l’écran, qui ne passe pas le casting beauté n’entre pas dans le champ (hormis la sœur obèse, qui tient le rôle du “corps différent” propre à tout panel publicitaire). Enveloppé dans un noir et blanc par ailleurs superbe, le film applique le même principe à ses images : tout doit être, toujours et systématiquement, beau. Même si c’est moche au départ.
Enfin, comme dans toute publicité, tout ici fait des clins d’œil complices à l’époque : des signatures de Céline Sciamma et Léa Mysius au scénario à la musique électro de Rone, en passant par les apparitions à l’écran du rappeur Teki Latex ou de l’instagrameuse humoriste Anaïde Rozam, et surtout la liste des thèmes (colocation, précarité des jeunes surdiplômés, mixité ethnique, cyberharcèlement, éveil à l’homosexualité…) et motifs (Cam-girl, applis de rencontre, Call center, stand-up, MDMA…) par lesquels le récit se sent obligé de passer.
Tout cela fait qu’on a l’étrange sentiment d’un film qui a sans arrêt quelque chose à nous vendre. Qu’il s’agit moins d’une œuvre de cinéma que d’un kit d’images offert à la bonne cause, et qui pourra ensuite être débité en spots de prévention contre le cyberharcèlement, en clips de campagne pour faire barrage au Rassemblement National à la prochaine présidentielle ou en sitcom éducative sur les comportements sexuels.
Certes, on ne peut mettre en question la légitimité et la noblesse de ce que défend et promeut Les Olympiades. Mais d’un film, et a fortiori d’un film de Jacques Audiard, on était en droit d’espérer qu’il ne se contente pas de nous faire l’article, mais nous fasse réellement quelque chose.
Nicolas Marcadé
C’est l’histoire d’Ahmed, 18 ans, banlieusard qui débarque en fac de lettres à Paris. C’est l’histoire de Farah, Tunisienne du même âge, venue étudier en France. Ils sympathisent, semblent se plaire… Mais c’est une histoire plus compliquée qu’une simple comédie romantique.
Après le déjà réussi À peine j’ouvre les yeux en 2015, Leyla Bouzid exprime pleinement son talent dans ce second film ambitieux, doux et résolument moderne, présenté en clôture de la Semaine de la Critique. Même s’il puise sans doute dans les souvenirs de la réalisatrice, ce récit initiatique n’est pas centré sur Farah. Bouzid fait d’Ahmed son personnage principal : un jeune adulte qui n’a jamais vraiment exploré la société dans laquelle il a grandi. Son monde, c’est avant tout celui de sa cité de banlieue, dont il a acquis les codes. Son arrivée à la fac, pour y étudier la littérature arabe, et sa rencontre avec Farah sont autant de déclencheurs qui vont bousculer ses convictions. Bouzid accompagne Ahmed avec une totale bienveillance, illustrant ses tiraillements intérieurs. Ainsi, son admiration pour sa petite sœur - dont il est convaincu qu’elle est promise à un meilleur avenir que lui - se heurte à son rôle de “grand frère”, à l’image qu’il doit renvoyer dans sa cité pour montrer qu’il garde le pouvoir. L’étude de textes classiques et érotiques, sous la houlette d’une professeure habile (la remarquable Aurélia Petit), lui ouvre les yeux sur un monde arabe beaucoup moins conservateur qu’il ne le croyait. À la confusion des sentiments d’Ahmed s’ajoute un questionnement plus personnel sur son identité : par le biais du personnage du père, Bouzid interroge le déracinement qu’entraîne un exil (ici, pour raisons politiques) et le déclassement social qu’il produit inexorablement. Film sur l’ouverture à ses propres sentiments, Une histoire d’amour et de désir est aussi synonyme d’ouverture à l’autre : autre personne, autre culture, autre société. Et, par sa capacité à filmer la banlieue et la jeunesse sous un angle dénué de clichés, Leyla Bouzid signe un film très beau et tendre, qui va à l’encontre des attentes mais également de tous les préjugés.
Michael Ghennam
INTIMITÉS
CAHIERS NOIRS 1 & 2 HORS-COMPÉTITION
de Shlomi Elkabetz
Ces deux films, différents mais totalement liés l’un à l’autre, sont une sorte de monument élevé par Shlomi Elkabetz à la mémoire et à la gloire de sa sœur, Ronit Elkabetz, qui, avant de mourir prématurément en 2016, fut l’actrice et la coréalisatrice avec lui de trois films inspirés de la vie de leurs parents : Prendre femme, Les Sept jours et Le Procès de Viviane Amsalem. Au-delà de toutes les formes conventionnelles de l’hommage, de l’évocation ou de la biographie, le parti pris adopté ici par Shlomi Elkabetz est d’interroger la façon dont le destin de sa sœur s’est noué à la création de cette trilogie. Comment elle est née et morte de (ou dans) ce personnage de Viviane Amsalem, qui était une projection de sa mère et presqu’autant d’elle-même. Mêlant des home-movies tournés au fil des années (Shlomi est un “filmeur” compulsif ) et des fragments de leurs films, Cahiers noirs transforme la vie vécue en un récit relevant à la fois du thriller et de la tragédie. Traversé de bout en bout par le thème du double, le film l’est aussi, de façon très logique et très sublime, par le soundtrack de Vertigo, qui devient ici comme la musique lancinante du destin. Et de même que dans le film d’Hitchcock il y a Madeleine et Judy, ici il y aura Viviane et Ronit, le personnage et l’actrice, chacune donnant son nom à l’un des deux films qui composent le diptyque. Le premier, Viviane, met face à face, comme deux miroirs se reflétant l’un dans l’autre à l’infini, les personnages de Prendre femme, ceux qui les ont inspirés (le père, la mère) et ceux qui les ont créés (la fille, le fils). Chacun renvoie une image différente d’un originel vécu commun, mais tous tissent ensemble les fils d’une histoire et d’un destin qui les dépasse. Le deuxième film, Ronit, montre comment le tournage du Procès de Viviane Amsalem, au moment où sa maladie se déclarait, est devenu le chemin de croix de Ronit Elkabetz. Puis la façon dont sa vie s’est totalement accrochée au
parcours du film (qu’elle a achevé avec Shlomi puis accompagné partout dans le monde) et s’est arrêtée avec lui. Durant tout ce trajet, jamais Shlomi ne raconte ni n’explique sa sœur : il la met en scène, une dernière fois. Il lui offre son propre personnage comme dernier rôle à l’écran. Il écrit le film de sa vie en en remontant les images. Il boucle le cycle. Il retourne la caméra vers les coulisses, et renverse la perspective : derrière la fiction inspirée de faits de réels apparaît une réalité découpée dans l’étoffe de la fiction. Dans le miroir de ces Cahiers noirs, tout se répond et la réalité prend la dimension du mythe : le procès de Viviane semble déboucher sur une sentence de mort adressée à Ronit, les perruques qu’elle porte durant sa chimiothérapie semblent devenir celles de Kim Novak dans Vertigo… Ainsi, le film parvient toujours à substituer le romanesque et la beauté au dolorisme et au larmoiement. Sans cesse inventif, créant des effets de perspective perpétuellement surprenants, inventant des raccords de champ-contre-champ faisant littéralement se regarder la fiction et le réel, Shlomi Elkabetz compose peu à peu un objet à la fois haletant, bouleversant et stimulant. Et parce qu’il est, en dépit de la profonde blessure qui le traverse de part en part, continuellement branché sur le courant de l’intensité, de l’invention, de la créativité et de l’amour, ce film hanté par la mort déborde de vie. Là où plusieurs films de Cannes (comme le François Ozon ou le Joachim Trier) semblaient nous dire qu’on est bien peu de choses, que la vie est un petit truc qui passe vite et n’est, au bout du compte, pas aussi incroyable que tout ce que tout le monde raconte, Shlomi Elkabetz, lui, nous dit qu’on est beaucoup de choses, que la vie est immense et la mort un scandale. Et que le cinéma sert à montrer ça.
Nicolas Marcadé
INTIMITÉS
CANNES PREMIÈRE
VAL
de Leo Scott & Ting Poo
Signé par deux inconnus, Ting Loo et Leo Scott, Val est autant leur film que celui de l’homme auquel il est consacré : Val Kilmer. Et ce n’est pas un hasard si Loo et Scott sont monteurs de formation, puisque pour arriver à ce que ce documentaire autobiographique, composé essentiellement d’archives, dure 1h49, il a fallu explorer près de 40 ans d’images tournées par Kilmer, qui fut très tôt séduit par les caméscopes et tourna au quotidien, qu’il soit chez lui ou sur les plateaux. Val retrace chronologiquement sa vie, sa carrière, ses bonheurs, ses drames. Aspirant comédien infatigable et curieux, il trouva tôt sa place sur les planches, collaborant avec des confrères déjà demandés (Kevin Bacon, Sean Penn) avant de découvrir le monde du cinéma et Hollywood avec Top secret ! des incorrigibles ZAZ (Jim Abraham et David & Jerry Zucker). Premier film, et premier rôle principal. Suivront Profession : génie (Martha Coolidge, 1985), Top Gun (Tony Scott, 1986) et Willow (Ron Howard, 1988). À l’aube des années 1990, Kilmer est une star, vient d’épouser la comédienne Joanne Whalley et a les cartes en main pour devenir une valeur sûre d’Hollywood. La suite sera moins heureuse, et Val regarde en face les désillusions de Kilmer. Familiales, d’abord. Dans le creux de la vague, lui qui se voyait grand propriétaire terrien pour léguer à ses deux enfants, Mercedes et Jack, quelque chose de concret, répète involontairement les erreurs de son propre père (qui abusa de sa confiance). Son éloignement, causé par ses tournages à répétition, provoquera son divorce. Et, bien sûr, cette image qui lui colla
à la peau de “comédien difficile” et entraînera la méfiance du tout-Hollywood. Au faîte de sa gloire, Val Kilmer était-il vraiment un emmerdeur sur les plateaux ? Peut-être un peu. Mais surtout un bosseur acharné, qui choisissait de s’investir dans ses rôles. Voir les coulisses du tournage de Top Gun avec le regretté Tony Scott, ou encore celui, bien plus mouvementé, de L’Île du Docteur Moreau (John Frankenheimer, 1995), est un privilège rarissime (surtout lorsque l’on sait que les plateaux de cinéma sont de plus en plus verrouillés par les studios pour ne rien laisser filtrer), qui permet de voir l’envers du décor et le comportement (malicieux ou colérique) de Kilmer. Mais ce qui est encore plus rare, c’est de voir un acteur emblématique de son époque se mettre autant à nu, nous entraîner autant dans son intimité. C’est le pacte que semble vouloir signer Kilmer avec le spectateur : sa maladie ayant été largement médiatisée, son état de santé sujet à de multiples rumeurs, cette autobiographie filmée est l’occasion, non pas de remettre les pendules à l’heure, mais d’organiser comme des retrouvailles avec un vieil ami perdu de vue. Cette plongée dans son intimité pourrait être dérangeante, mais Kilmer, qui a écrit le texte de commentaire et le fait lire par son fils Jack, en fait un autoportrait sincère et amical.
“Voici qui j’étais, voici ce que je suis devenu” : Kilmer est généreux, expansif, espiègle. Le cancer qui l’a affecté il y a cinq ans, et dont le traitement lui a fait perdre la voix, n’a pas altéré sa personnalité. Il adore toujours faire le pitre, a aussi ses moments de mélancolie, s’enthousiasme pour la peinture, sa nouvelle passion… On peut regretter que le film survole un peu vite la décennie 2000, et néglige au passage sa collaboration avec Coppola. Mais le filmeur tenace qu’il est capte aussi d’absolus moments de grâce familiaux, d’une profonde tendresse. On allait voir un documentaire sur une star de cinéma, on se retrouve face à un autoportrait humain avant toute chose.
Michael Ghennam
CANNES PREMIÈRE
MARX PEUT ATTENDRE de Marco Bellocchio
Avec Marx peut attendre, Marco Bellocchio aborde de façon frontale, c’est-à-dire par le versant documentaire, un thème qui était au centre de Les Yeux, la bouche en 1982, mais qui a plus globalement irrigué toute une part de ses films de fiction : le suicide de Camillo, son frère jumeau, survenu en 1968. Pour autant, le film n’est pas conçu comme un aboutissement artistique. Au contraire, l’objectif serait plutôt de permettre à la réalité de reprendre ses droits : incarner le fantôme, dissiper la brume fantasmatique du traumatisme, remettre les morceaux dans l’ordre, et reconstituer la véritable histoire. Comme un devoir à accomplir avant qu’il ne soit trop tard.
Avant d’être un film, Marx peut attendre est un film de famille. Un film fait avec et pour la famille, et dont le déclencheur est un déjeuner, rassemblant - sans doute pour la dernière fois au complet - tous les frères et sœurs Bellocchio, à l’exception de Camillo et de l’aîné, également décédé.
Discutant avec chacun, ainsi qu’avec quelques autres témoins de l’époque (comme la sœur de l’ex-petite amie de Camillo), et s’exprimant lui-même devant ses enfants, Bellocchio remonte le fil de la vie de son frère et étudie sa place dans la famille. Il met ainsi à jour une répartition des rôles possibles chez les Bellocchio : d’un côté les brillants sujets (dont lui-même), de l’autre les “handicapés” (le frère aîné fou, une sœur sourde-muette). Camillo, à l’intersection de ces deux cases mais n’entrant dans aucune, n’aurait jamais trouvé sa place. Pour le reste, au-delà de la difficulté à comprendre le suicide de son frère, Bellocchio semble beaucoup s’interroger sur lui-même : pourquoi a-t-il agi comme ci et comme ça, pourquoi il ne se souvient pas de ci et de ça. Plus globalement, il n’a de cesse de se demander comment il est possible que toute la famille ait à ce point été collectivement incapable de voir venir le drame ?
Même s’il n’aboutit que partiellement, on sent que ce qui est en jeu ici c’est un travail de compréhension, beaucoup plus que d’hommage ou d’épanchement personnel. Les émotions sont donc relativement mises en retrait. Ici et là, on trouve quelques fulgurances bien signées, notamment ce sublime champ-contre-champ entre une photo de Marco et Camillo, enfants au regard quelque peu stupéfait, et un discours filmé de Mussolini, datant de la même année. Mais globalement, dans la forme, c’est la sobriété qui domine. Quelques extraits de ses films les plus autobiographiques (Les Poings dans les poches, Le Saut dans le vide, Les Yeux, la bouche, Le Sourire de ma mère…) viennent très ponctuellement illustrer le propos. Mais sans réelle volonté de mise en perspective. On sent chez le cinéaste une certaine retenue à pousser trop loin les jeux de miroirs entre fiction et réalité. Sans doute par souci d’être avant tout juste. Peut-être par volonté de ne pas trop tirer la couverture à lui et de s’assurer que son film soit bien, et avant tout, un film sur la famille Bellocchio.
Il n’en reste pas moins que ce qui est raconté ici rend rétrospectivement encore plus poignants le personnage du fils caché de Mussolini, rendu fou par l’absence de reconnaissance paternelle dans Vincere ; ou la représentation de la mafia comme une famille n’hésitant pas à tuer les siens quand ils sortent du rôle qui leur est assigné dans Le Traître ; ou le thème des conséquences psychologiques d’un suicide caché dans Fais de beaux rêves. Et on se dit que c’est sans doute tout ce que Bellocchio, protégé derrière le travail d’adaptation historique ou littéraire, a pu y investir de personnel qui a donné l’ampleur et l’intensité du chef-d’œuvre à ces films.
Nicolas Marcadé
INTIMITÉS
CANNES PREMIÈRE
JANE PAR CHARLOTTE de Charlotte Gainsbourg
Il y a 35 ans, Charlotte Gainsbourg est entrée dans le paysage français comme une personnalité à la fragilité charismatique, dont l’extrême timidité sur les plateaux de télévision impressionnait et offrait un contre-champ saisissant à la façon violente et amoureuse avec laquelle son père l’exhibait pour la sublimer, sur disque, sur pellicule et dans les médias. Dès l’origine, son personnage, comme celui de Gainsbourg, se dessinait par oscillations nerveuses sur un graphique ayant la pudeur en abscisse et l’exhibitionnisme en ordonnée. À partir de là, on pourrait dire que toute une longue première partie de sa carrière a consisté à ramer dans le sens de la retenue, en restant au maximum ce personnage discret, protégeant précieusement ses émotions et sa sphère privée. Mais en même temps tout tirait dans le sens inverse : la fascination qu’elle exerçait sur les médias, l’histoire qui se répétait (c’était maintenant son mari qui lui faisait jouer un avatar d’elle-même dans Ma femme est une actrice), la collaboration artistique avec Lars Von Trier, qui l’entraînait vers des performances avec mise à nu physique et émotionnelle… Peu à peu Charlotte a lâché du lest. Elle a commencé à accepter de parler d’elle et de la mort de son père, elle a accepté de poser en photo avec ses enfants, elle a
accepté de chanter en français, puis de chanter ses propres textes, etc. Ce premier long métrage, consacré à sa mère, est ainsi une sorte de grand pas supplémentaire sur ce chemin. Car, bien qu’il n’ait rien de provocant, ce Jane par Charlotte est aux antipodes de ce que l’on pouvait attendre du personnage initial de Charlotte Gainsbourg. Et le film n’est jamais si bon que quand il se frotte véritablement à ce paradoxe, et à cette problématique, qui est, plus qu’une névrose personnelle, un schéma familial. Le pressentant sans doute, Charlotte Gainsbourg place cette question - celle de ce que l’on accepte de dire, de montrer, de voir (Jane ne peut poser les yeux sur les images de sa fille Kate, décédée en 2013) ou de rendre public (la maison de Gainsbourg que Charlotte s’apprête enfin à ouvrir aux visites) - au cœur du documentaire. Elle la met d’ailleurs sur la table dès la scène d’ouverture, conversation assez directe entre la mère et la fille, qui, en posant les règles du jeu, lui fixe également un objectif : franchir la zone de réserve et de pudeur que Charlotte dit avoir toujours senti entre elles deux (ce que Jane ne conteste pas). Dans un premier temps le film tient cet objectif, car les échanges sont à la fois tendres
et directs, Jane et Charlotte évoquant, comme n’importe quelles mère et fille pourraient le faire, des sujets universels : les places dans une fratrie (en l’occurrence une sororité), les mécanismes de reproduction, la transmission, etc. Charlotte fait l’effort. Et la franchise candide et violente de Birkin, ou sa façon d’être drôle en laissant croire que c’est malgré elle, font une fois encore des merveilles. Par la suite, toutefois, le film semble s’égarer, en perdant le fil de la conversation au profit de la simple captation de moments (répétitions de concert ou achat de chien), d’un intérêt très variable. Puis il revient, mais l’axe, entre-temps, a un peu bougé. Car, en cours de route, le film retourne ses cartes et révèle sa véritable raison d’être. On apprend, en effet, que Jane Birkin est atteinte d’un cancer et que la mort rôde. Il y a donc de toute évidence pour Charlotte l’idée de profiter de ce moment où le temps est compté mais où les choses sont encore possibles, ce qu’elle n’avait pas pu faire avec son père, dont la mort, bien que prévisible, n’en avait pas moins été violemment soudaine (on apprend ici qu’elle avait découvert tout à fait par hasard qu’il avait un cancer, et qu’elle a appris sa mort par la radio). Quelque chose d’assez poignant, comme une couleur
supplémentaire, se surimprime dès lors sur les images et les mots des deux femmes. Quant à cette fameuse question de la pudeur et de l’exhibition, qu’en est-il pour finir ? Certes on peut trouver ici quelque chose d’obscène dans l’exhibition naïve d’un quotidien ostensiblement jet-set (la vie, dans ce film, semblant consister exclusivement à prendre des avions pour aller se faire applaudir, puis rentrer se reposer devant un bon thé dans une propriété au bord de la mer). Certes également, on peut s’interroger sur l’utilité d’exposer des images et des conversations relevant aussi clairement de l’intime. Venant de presque n’importe qui ce serait légitime. Mais en l’occurrence ce serait oublier le lien, assez unique, qu’entretiennent les Français avec les Gainsbourg. En effet, on pourrait définir les Gainsbourg comme les Grimaldi du public France Inter. Mais c’est encore un peu plus que ça. Disons plutôt que la moitié de la France a l’impression de faire plus ou moins partie de la famille Gainsbourg. Dès lors quoi d’étonnant à ce que ce film de famille (car c’en est un, avant toute chose) soit distribué en salles ? Il faut bien ça pour qu’il atteigne tous les gens qu’il concerne.
Nicolas Marcadé
FINS
DE SON VIVANT
HORS-COMPÉTITION
de Emanuelle Bercot
Plutôt demandée devant la caméra ces dernières années - la minisérie Fiertés de Philippe Faucon, L’Heure de la sortie de Sébastien Marnier ou Fête de famille de Cédric Kahn -, Emmanuelle Bercot avait un peu mis sa carrière de cinéaste entre parenthèses après La Fille de Brest (2016). Elle revient avec une tentative de pur mélo : De son vivant raconte les derniers mois d’un homme condamné par un cancer, accompagné par sa mère. Avec Benoît Magimel et Catherine Deneuve, il y avait matière à un film profondément humain et émouvant. Mais si Bercot aborde de front son sujet central - la maladie et la fin de vie d’une personne dans la fleur de l’âge -, elle l’encombre de récits annexes qui auraient pu être le sujet d’autres longs métrages. D’un côté, Benjamin (B. Magimel), prof de théâtre qui se définit luimême comme acteur raté, tente de transmettre à ses élèves la passion de la comédie, et l’acte de passer les émotions au public. De l’autre, le docteur Eddé, qui soigne Benjamin, est incarné par Gabriel Sara, médecin cancérologue à la ville : on sent Bercot fascinée par cet homme et son envie de faire partager au plus grand monde sa façon d’exercer son métier. Mais Sara n’est pas comédien et ses scènes paraissent forcées, entraînant sans cesse le film du côté du docufiction didactique, là où la cinéaste cherche à jouer la carte du mélodrame cinématographique. Pris entre ces trois “courants”, De son vivant n’a que peu l’opportunité de trouver son ton. Lorsqu’il y parvient, rarement, et grâce à Deneuve et Magimel, le film se révèle pourtant touchant.
Michael Ghennam
TOUT S’EST BIEN PASSÉ T COMPÉ
ITION
de François Ozon
Emanuèle est écrivaine et vit à Paris avec Serge. Un jour, sa sœur l’informe que leur père André, collectionneur d’art, a fait un AVC. L’accident le laisse très diminué, mais les médecins se veulent encourageants. Mais André a déjà pris sa décision : il demande à Emanuèle de l’aider à mourir. Vingtième film de François Ozon, sélectionné un an après avoir reçu le Label Cannes
2020 pour Été 85, Tout s’est bien passé est, comme son prédécesseur, hanté par la mort. Tout d’abord celle de l’auteure de l’ouvrage original, Emmanuèle Berheim, décédée en 2017 d’un cancer alors qu’elle travaillait sur l’adaptation du même livre avec Alain Cavalier (qui le racontera dans Être vivant et le savoir). Et, bien sûr, celle d’André Bernheim, personnage central du film, qu’interprète à l’écran André Dussollier. Plus timide que d’habitude, Ozon met du temps à trouver ses marques : la première demi-heure du film est explicitement illustrative, avec un numéro d’acteur encombrant de Dussollier, simulant les séquelles d’un AVC en mode “rôle à récompense”. Et puis vient ce dialogue : “Je veux que tu m’aides à en finir”. La mise en scène et l’écriture d’Ozon se libèrent un peu, et en même temps le cinéaste laisse respirer ses comédiens. L’étonnante Sophie Marceau, à qui revient la responsabilité d’incarner Emmanuèle, dissimule le trouble de son personnage par un
jeu toujours en mouvement. Métamorphosé, Dussollier porte régulièrement le film vers la comédie satirique. À l’inverse, Ozon utilise Marceau et Géraldine Pailhas (dans le rôle, plus en retrait, de la sœur d’Emmanuèle) pour ancrer le film dans une sorte de quotidienneté concrète : le patriarche a théorisé sa mort, il en laisse la charge de l’exécution à ses filles. Toute la narration du film se fera alors sur cet axe : comment accompagner émotionnellement un proche qui souhaite mettre fin à ses jours lorsque l’on doit faire preuve de pragmatisme pour organiser cette fin de vie ? Ozon semble in fine moins à l’aise avec son sujet que dans Grâce à Dieu : ici, par humilité et respect pour l’œuvre de Bernheim et leur amitié - elle collabora aux scénarios de Sous le sable, Swimming Pool, 5x2 et Ricky -, le réalisateur n’ose pas s’emparer pleinement de son récit et surprend peu. Si ce n’est dans un magnifique plan final, à l’évidence incontestable.
Michael Ghennam
FINS
DRIVE MY CAR T COMPÉ
ITION
de Hamaguchi Ryusuke
C’est une évidence, mais cela ne fait pas de mal de
l’énoncer : Ryusuke Hamaguchi (Senses, Asako 1 & 2) est en train de bâtir une œuvre remarquable dans un cadre, le cinéma japonais, pourtant généreux en la matière. Son nouveau long métrage conjugue à nouveau cet étonnant mélange d’influences, entre Rohmer, Naruse et (bien évidemment) Tchekhov. L’intrigue se joue en effet principalement durant la production japonaise d’une nouvelle mise en scène de Oncle Vania. Le héros, metteur en scène dudit spectacle, tente encore de surmonter un deuil douloureux. Surgissent alors plusieurs éléments perturbateurs : la jeune femme qui conduit la voiture du veuf pendant les répétitions, ainsi que la présence dans la distribution d’un jeune acteur qui fut l’amant de sa femme. Plus, entre les marges, la cicatrice toujours béante de la mort d’un enfant, des années auparavant. Cet enchevêtrement de tragédies personnelles, entre les mains de la plupart des cinéastes, dessinerait un récit dépressif, mortifère. Mais Hamaguchi respecte trop la vie, son écoulement, ses détails, ses complexités autant que ses miracles, pour tomber dans ce genre de piège grossier. Il y a donc, comme toujours chez lui, cette imparable finesse dans l’écriture, cette manière de prendre le temps afin de laisser respirer les personnages autant que les situations, cette absence de jugement et ce respect de l’opacité humaine. Avec, peut-être, une fin qui pèche un peu par rapport aux précédentes œuvres, mais c’est un détail dans le grand schéma de cet auteur.
Pierre-Simon Gutman
IN FRONT OF YOUR FACE E EMIÈR ES PR
CANN
de Hong Sangsoo
In Front of Your Face, dont le récit, d’une linéarité plutôt inhabituelle dans le cinéma de Hong Sangsoo, se déroule sur vingtquatre heures, se compose grosso modo de deux blocs. Dans le premier, l’héroïne, Sangok (Hye Young-Lee), ancienne actrice quinquagénaire revenue des États-Unis, passe du temps avec sa sœur cadette – l’occasion de renouer, constater, et pourquoi pas combler, le fossé qui entre elles s’est installé. Dans le second, elle déjeune (et picole un peu : on est quand même chez HSS) avec un cinéaste qui, fan des films qu’elle tourna trente ans plus tôt, lui propose un nouveau projet.
Le cinéma de Hong Sangsoo étant affaire de redites et de menues variations, on remarque d’abord quelques détails inattendus – ce mouvement de caméra qui vient saisir l’architecture d’un bâtiment à travers la fenêtre d’un appartement, jusqu’à en faire une composition abstraite ; ce paysage d’un vert criard à l’arrière-plan, cependant que les sœurs discutent ; et plus généralement cette image numérique un peu ingrate... – ; avant de reconnaître en Sangok une héroïne typique de l’œuvre de l’auteur, qui traverse le monde plongée dans ses pensées, quelque peu en décalage avec les sollicitations de l’extérieur.
Un personnage, surtout, décidé à vivre dans l’instant (“le paradis est juste devant mon visage”, explique-t-elle en substance), mais piégé entre un passé déjà lointain (une carrière d’actrice, donc, mais aussi une maison où elle vécut enfant, et qu’elle trouve si petite en la revisitant) et un avenir compromis. Un éclat de rire final, et bienvenu, viendra certes fixer la grâce du film. Mais entre Hotel by the River (2020) et ce très beau In Front of Your Face, une ombre décidément plane sur le travail récent de Hong Sangsoo.
Thomas Fouet
FINS
VORTEX CANNES PREMIÈRE
de Gaspar Noé
Ce qui fait l’étrangeté du cas Gaspar Noé, c’est qu’on a le sentiment que chaque nouveau film contient une proposition originale, un défi nouveau, et que pourtant, au bout du compte, ce qu’on va en dire ou en écrire sera toujours à peu près exactement la même chose. Ainsi de Vortex, qui s’avance pourtant avec de rutilants signes extérieurs d’étrangeté : un casting excellant dans le mariage de la carpe et du lapin (Dario Argento + Françoise Lebrun + Alex Lutz), un partipris formel radical et original (le film est entièrement en split-screen) et un sujet sortant a priori de son cadre de référence habituel (le troisième âge, la maladie d’Alzeihmer et la fin de vie). Certes, ici, on est loin de l’idylle pornographique de Love ou des transes chorégraphiques de Climax. Mais fondamentalement, Gaspar Noé est toujours posté au même endroit : au bout de la piste de décollage, à l’entrée de l’expérience existentielle, là où l’orgasme, la drogue, la douleur ou la mort fait décoller l’individu vers un niveau supérieur de conscience et de sensibilité. Car c’est cela qu’il cherche à capter par le cinéma : le moment où l’individu social est laissé en arrière comme une peau morte, et où peuvent converger dans un corps la transcendance et l’animalité. Ces moments, il ne cherche pas à les penser, simplement à les filmer, à les convertir en expériences de cinéma. Et la connexion entre son savoir-faire technique et sa capacité à assumer totalement la naïveté et la frontalité de son propos, lui permettent souvent d’y parvenir. Quand, par exemple, il ose poser en exergue à ce film sur la mort le “On est bien peu de choses...” de Françoise Hardy, il pourrait, devrait, être ridicule. Et pourtant l’étrangeté de cette archive télévisuelle collée ici, la
force du visage plein cadre de la chanteuse, l’évidence du discours et l’absence de détours pour le formuler, fissurent l’ironie et laissent passer l’émotion. De la même façon, à la fin, dans les scènes de cérémonies funéraires, le film reste avec entêtement sur ce “on est bien peu de choses”, qu’il ne cherche pas à rendre plus intelligent que ce qu’il est, mais qu’il regarde en face et jusqu’au fond. Jusqu’à, encore une fois, faire céder les armures de l’intellectualisation ou de l’ironie. Entre ce début et cette fin, tout le processus de décrochage de la vie qu’enregistre le film est plus aléatoire, à l’image de la division de l’écran en deux, qui produit parfois des effets de collage saisissants, pertinents, esthétiques ou émouvants, et à d’autres moments semble ne rien produire du tout et s’imposer dans le récit comme un gimmick encombrant. Noé assume ce principe de pêche au gros : il laisse traîner son filet, et peu importe s’il entre du déchet dedans tant que cela permet aussi de saisir l’essentiel. Mais au bout du compte le résultat de l’addition est donc toujours le même : Vortex est globalement fait du même dosage entre tension vers le chef-d’œuvre expérimental et relâchements vers la potacherie adolescente, entre épiphanies et lourdeurs (sa durée, pas forcément nécessaire, pouvant en être une), entre inventivité et répétition, que tous les autres films de Noé. Étonnant phénomène de constance chez un cinéaste... Pour conclure, il importe de signaler la performance de Françoise Lebrun, qui, d’une façon absolument nonperformative (ce qui l’honore d’autant plus), illumine le film avec une grâce incomparable.
Nicolas Marcadé
TOUTE UNE NUIT SANS SAVOIR de Payal Kapadia
C’est l’un des plus beaux films qu’on ait vus cette année, l’un des plus poignants mais aussi des plus originaux. Le jury de l’Œil d’or, qui récompense le meilleur documentaire vu à Cannes toutes sélections confondues, a été audacieux en récompensant ce premier film de la réalisatrice indienne Payal Kapadia. Le pitch est donné par un carton au début du film : on a retrouvé les lettres d’amour d’une étudiante du Film and Television Intitute of India (FTII). Une voix lira les textes, illustrés par des images d’archives – le quotidien de familles indiennes, par exemple – ou contemporaines des murs du campus la nuit. “Nous ne devons pas penser en noir et blanc”, dira dans son très beau discours de fin d’année un responsable du FTII. C’est pourtant cette forme qui s’imposera à mesure que ce qui ressemble d’abord davantage à un essai qu’à un documentaire nous plonge dans la nuit. Car les lettres de L. (l’étudiante) vont prendre un tournant tragique, dessiner petit à petit une relation amoureuse brisée et se teinter du sang des révoltes étudiantes réprimées par les autorités de Modi. “Et chaque image disparait aussi vite et horriblement qu’elle est apparue”, dit L. Alors le film raconte les policiers qui menacent de viol les étudiantes, le suicide de Rohith Vemula, étudiant militant anti-castriste, en janvier 2016, les manifestations. Les images des défilés et des discours prennent la place des illustrations par correspondance, quotidien brutal. L. raconte encore, qui se laisse gagner par les revendications de ces étudiants. La nuit, territoire de fantasmes, est devenue celui de la violence. Des étudiants sont emmenés par les forces de l’ordre et disparaissent.
Marine Quinchon
FLASH-BACK
INE
QUINZA
FLASH-BACK
HORS COMPÉTITION
BABI YAR. CONTEXT de Sergei Losnitza
À la suite de l’invasion, en 1941, de l’Ukraine par l’armée allemande, et entre autres massacres ayant ciblé spécifiquement sa population juive – on y estime à plus d’un million le nombre des victimes des Einsatzgruppen et de leurs complices locaux –, les 29 et 30 septembre de cette même année, 33.771 Juifs furent exécutés puis ensevelis à Babi Yar, à proximité de Kiev. Des faits que rappelle ici – et, comme le titre l’indique, contextualise – Sergei Losnitza (My Joy, Une femme Douce, Donbass). Entre deux longs segments d’archives figurant l’avant et l’après des événements (combats ; allées et venues des troupes, nazies puis soviétiques ; défilés militaires ; vie quotidienne des populations locales...), images dont jamais il n’est dit – on dira que ça tombe sous le sens, et c’est peut-être un premier problème – que pour la plupart elles ont été filmées par l’occupant ou relèvent de la propagande, le film renferme le cœur de son sujet : le massacre lui-même, évoqué, dans un silence nécessaire, par une série de photographies. Traversé de cartons explicatifs, Babi Yar. Context est par ailleurs dénué de voix off, mais pas muet pour autant : des sons “d’ambiance” – on ne sait quel autre terme utiliser, ce qui en soi désigne une autre possible limite du procédé – et des voix ont été ajoutés, mais qui nous parviennent comme atténués.
Ce retravail, partie prenante d’une poétique propre à l’auteur, n’entretient certes que peu de parenté avec de précédentes entreprises d’interventions – autres que de restauration – sur des images préexistantes – on pourra penser notamment aux vagues de colorisations de fictions ou d’images d’archives qu’on a pu connaître ces dernières décennies, qu’il se soit agi de “raviver” le cinéma de patrimoine ou de montrer “la guerre en couleurs” – et de nous faire sentir, en somme, que La Vache et le prisonnier et la bataille de Stalingrad n’étaient pas si loin dans le temps... Au contraire, il produit l’impression que ces images, qui s’offrent à nous dans toute leur tranquille horreur, nous parviennent comme d’un outremonde, un endroit où se rejouerait sans fin, comme chuchotée, la destruction des Juifs d’Europe. Le résultat est frappant, les documents édifiants, mais l’usage fait des images a de quoi interroger. Enfant d’une génération pas toujours apte à statuer sur la morale en cinéma, contemporain de cinéastes qui n’aiment rien tant que produire des effets, serait-ce avec les meilleures intentions du monde, je ne saurais me prononcer de façon définitive. J’en nourris du reste une certaine gêne, par quoi je reconnais aussi et par bonheur être l’enfant d’une génération précédente.
Thomas Fouet
CANNES PREMIÈRE
JFK REVISITED de Oliver Stone
En 1991, Oliver Stone signe ce qui restera l’un de ses films les plus complexes, les plus puissants et les plus polémiques : JFK. Dès l’année suivante, poussé par l’opinion publique suite au succès du film, le Congrès passe le JFK Act, ordonnant la rapide déclassification de milliers de documents secrets défense liés à l’assassinat du 35e président des États-Unis. Et pas plus tard qu’en 2017, Donald Trump, alors président, ordonnait une dernière salve de déclassifications, retardées de six mois par des réserves du FBI et de la CIA. Entre 1992 et 2017, il y a un monde et des milliers de personnes anonymes qui ont étudité, déchiffré les documents qui leur ont été rendus accessibles. Avec JFK Revisited, Oliver Stone n’entend pas “réviser” son propre film, mais le compléter : éclaircir les zones d’ombre qu’il ne pouvait explorer à l’époque. Le documentaire ne va pas faire cesser les théories du complot, au contraire : démontrant par A+B que Oswald, l’“assassin officiel”, entretenait des liens avec la CIA, ou que les résultats de l’autopsie de Kennedy ont été trafiqués... Le déluge d’informations est souvent édifiant et étourdissant. Pourtant, Stone maintient son cap : ce ne sont pas les révélations en ellesmêmes qui comptent, mais le fait qu’elles soient restées secrètes si longtemps. La Commission Warren et ses lacunes évidentes n’est que le reflet d’une démocratie américaine viciée, point de départ d’un effondrement idéologique - Stone pense évidemment à l’élection de Trump, mais évoque aussi un projet de coup d’État contre de Gaulle : l’impérialisme US dans toute sa splendeur... JFK Revisited est un film-compagnon nécessaire à JFK : une façon intelligente pour le cinéaste de compléter son chef-d’œuvre pour mieux le faire résister au poids des années, tout en poursuivant le combat pour faire éclater la vérité sur ce qui s’est vraiment passé le 22 novembre 1963 à Dallas.
Michael Ghennam
MONDES À PART
ONODA UN CERTAIN REGARD
de Arthur Harari
L’histoire vraie d’un soldat japonais ayant poursuivi sa mission dans une île des Philippines pendant 30 ans après la fin de la guerre.
Affirmant comme presque plus personne aujourd’hui une croyance furieuse dans le cinéma, une détermination à n’en rabattre en rien sur la haute idée qu’il s’en fait, un entêtement de bélier à faire ce qu’il veut et pas ce qu’il peut, et à ne pas entrer dans le compromis avec les puissances dévitalisantes du marché ou de l’air du temps, Arthur Harari confirme ici amplement la forte personnalité qu’avait révélé Diamant noir. Qui plus est, il adosse cette détermination à un savoir-faire qui lui permet d’éviter l’écueil du film fantasmé au-dessus de ses moyen, en assumant totalement les contraintes budgétaires et en les intégrant à sa mise en scène pour la styliser. À partir de ces racines profondes et solides le film pousse comme un arbre massif, tendant au spectateurs de multiples branches. Onoda peut se regarder comme un récit historique sur le destin hors normes d’un homme ayant réellement vécu trente ans en embuscade. Mais Onoda peut se lire aussi comme une allégorie de l’enfance prolongée dans laquelle s’éternisent ceux qui ne s’affranchissent pas des injonctions initiales de leurs parents. Onoda peut se voir comme une fable métaphysique sur la condition humaine, le temps et ce qu’on en fait. Onoda peut s’appréhender comme une interface de cinéma, où viennent se court-circuiter tous les genres : du film de guerre au western, du survival façon Délivrance au film d’aventures mental façon Aguirre, de la Robinsonnade au mélodrame. Il peut encore s’attraper par bien d’autres branches (la culture japonaise, l’idée de “couple amical”…). Mais Onoda doit surtout se voir comme un stupéfiant prototype, dont les langueurs abstraites enveloppent amoureusement de purs éclats d’émotion, et comme un cinglant démenti à l’idée, imposée par l’époque, que la frilosité est un devoir ou une fatalité.
Nicolas Marcadé
I COMETE ACID
de Pascal Tagnati
CANNES PREMIÈRE
Pour filer un petit peu plus précisément la métaphore spatiale, I Comete aurait pu, ou dû, s’intituler Les Planètes, tant les personnages - loin de ne faire qu’apparaître pour passer en brillant brièvement avant de disparaître - s’apparentent davantage à un système solaire où les planètes s’attirent et se repoussent, se croisent, se frôlent et se frottent, pour finir par composer un véritable ciel zodiacal dont ce premier film de Pascal Tagnati brosse avec brio, et comme à main levée, la cartographie en mouvement. Dans ce petit village de Corse du Sud, tout commence par les propos un peu aigres qu’échangent un villageois et une bande d’ados, le premier se plaignant du boucan que font les mobylettes des seconds. C’est qu’ici, ceux qui sont de retour pour un été de villégiature vont partager les espaces et les conversations, en corse aussi bien qu’en français, de ceux qui ne l’ont jamais quitté. Ainsi feronsnous la connaissance d’une dame âgée révoltée et de son interlocuteur black, d’un ex-taulard, d’une Cam-girl, d’un entraîneur de foot, d’enfants parfois plus cruels que nature, toute une noria de personnages en somme, plus attachants les uns que les autres. Faite d’un plan-séquence, en plan fixe le plus souvent, chaque séquence témoigne ainsi de la langueur de l’été comme des conversations que nous sommes invités à prendre en cours de route et à abandonner parfois manifestement avant qu’elles n’aient pris fin. Il en résulte une sorte de film-puzzle dont l’image ou le portrait final reste indéterminé, complexe, et dont les contours, évidemment mouvants, ne seraient superposables en définitive qu’aux mouvements de la vie elle-même.
Roland Hélié
BELLE
de Mamoru Osoda Annoncé au tout dernier moment en sélection officielle, le très attendu dernier film de Mamoru Hosoda s’engouffre dans une voie qu’il avait déjà explorée avec succès dans Summer Wars en 2009 : les liens entre la réalité et les mondes virtuels développés sur Internet. Après Oz, voici U. Lycéenne timide, Suzu est devenue Belle, une star de la chanson au look très manga, dans U, qu’elle abreuve de sa J-pop. Elle va y rencontrer une monstrueuse bête, conspuée par le reste de la communauté, mais que Belle, fascinée, essaie de retrouver.
Nouvelle variation sur le conte-type de la Belle et la Bête popularisé par Disney, Belle est un émerveillement, que ce soit quand le réalisateur nous plonge dans U, immense amphithéâtre avec ses milliers de détails et trouvailles visuelles, ou quand, plus trivialement, il nous ramène dans la réalité de l’adolescence, thème qui lui est cher et qu’il avait déjà explorée dans La Traversée du temps et Summer Wars justement. La période des premiers émois mais aussi, souvent, un âge propice au mal-être, où l’on manque de confiance en soi. C’est ce qui intéresse ici le réalisateur japonais qui va faire exploser les limites du conte pour aborder des thèmes sociétaux plus proches de nous. Un très beau film, qui mérite largement qu’on passe outre des séquences de chant trop nombreuses et parfois douloureuses pour les oreilles sensibles.
Marine Quinchon
MONDES À PART
COMPÉTITION
THE FRENCH DISPATCH
Il serait une fois un journal américain basé dans une petite ville française nommée Ennui-surBlasé. Le film en feuillèterait le dernier numéro.
Avec ce concept de départ, Wes Anderson se signe à lui-même un chèque en blanc, se donne open-bar sur tous les rayons de ses fixations esthétiques et s’autorise comme jamais le zapping dans son monde intérieur. Se posant en épigone cinématographique de Georges Perec, de Wes Anderson il tisse ici une immense tapisserie de motifs, de références, de micro-récits, de détails et de collections. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner plus que ça que The French Dispatch soit du Wes Anderson au carré.
Bien qu’étant lui-même un cinéaste américain vivant en France, Anderson ne chronique pas ici la réalité de son exil, mais le met en scène sur le terrain du fantasme culturel, en confrontant des stéréotypes de journaliste américains à des chromos typiquement français (Doisneau, la Nouvelle vague, Mai-68, les policiers à chapeau melon, etc.), comme on jouerait à la bataille avec des cartes issues de deux collections distinctes. Par ailleurs, bien qu’il soit un hommage aux grands “storytellers” du journalisme américain, le film se présente beaucoup moins comme une histoire que comme une géographie, c’est-à-dire un espace mental dans lequel nous sommes baladés, en compagnie de guides dont on a souvent du mal à suivre le propos.
Porté à un extrême niveau de perfection esthétique, l’univers de Wes Anderson semble ici, en contrepartie, presque vidé de toute sa substance humaine. Les personnages n’apparaissent que comme des silhouettes sans relief, projetées dans des récits à peu près incompréhensibles. Le casting est incroyablement prestigieux, mais les acteurs sont avant tout utilisés comme des figurines, déplacées d’une maison de poupée à l’autre, au gré de la fantaisie et des jeux d’un enfant tout-puissant. On peut donc en rester à cette déception sur le terrain de l’émotion, et à l’agaçante impression d’être invité à applaudir les tours que fait dans sa chambre un surdoué autiste. Mais on peut aussi prendre le film tel qu’il se présente au premier degré, c’est-à-dire comme une gigantesque exposition vivante. Et alors on pourra trouver un réel plaisir à la visite, sans ennui et même avec une certaine fascination, tant les tableaux s’enchaînent rapidement, avec une inventivité visuelle permanente, jouant de toutes les ressources du cinéma pour nourrir ce luxueux et pétaradant livre animé.
Nicolas Marcadé
COW CANNES PREMIÈRE
de Andrea Arnold
Nouveau long métrage d’Andrea Arnold (Red Road, Fish Tank, American Honey), grande habituée de la compétition cannoise, et film d’ouverture de la nouvelle section Cannes Première, Cow est le récit (si récit il y a) du quotidien d’une vache laitière, Luma, dans une exploitation agricole du Royaume-Uni. Luma donne naissance à un veau, que la caméra va suivre quelque temps en parallèle, pour observer la façon dont un veau est élevé une fois séparé de sa mère. Luma et les autres vaches peuvent retourner aux champs car le printemps est arrivé. Luma, obéissante, se présente maintes fois pour la traie. Sans commentaires, avec pour seules voix humaines celles des agriculteurs en train de travailler, Arnold filme donc la vie de Luma au jour le jour. Les ellipses, signalant le passage des saisons et le vieillissement de la vache, permettent à la cinéaste d’illustrer la dimension cyclique de la vie de son sujet : les mêmes événements - traie, soins, grossesse, etc. - sont amenés à se répéter tout au long de la vie de l’animal. On est loin de l’ode pastorale qu’on pouvait imaginer sur le papier. Arnold cherche plutôt à s’interroger sur notre rapport au monde animal, et aux contradictions du monde agricole. Quant à l’impératif de rentabilité qu’elle montre explicitement à l’écran, il sert plus globalement à questionner notre mode de vie contemporain. Quelques choix de mise en scène surprennent pourtant, notamment l’utilisation de certains plans, en association avec des morceaux de musique (Mabel, Billie Eilish, Garbage...), dans le seul but de stimuler l’émotion et d’“humaniser” le personnage-clé du film. Les images suffisaient bien, la tentation de l’anthropomorphisme est de trop..
Michael Ghennam
DELO UN CERTAIN REGARD
de Alexeï Guerman Jr.
“J’entrerai dans l’Histoire, comme Al Capone, pour avoir braqué des chaises.” Ainsi David résume-t-il, avec son humour indéfectible, l’absurdité de sa situation, lui qui se trouve assigné à résidence sous un prétexte bidon après avoir dénoncé sur les réseaux sociaux la corruption du maire de sa ville, accompagnant sa publication d’une caricature irrévérencieuse. Professeur d’université de cinquante ans, le voilà lui-même accusé de détournement de fonds et contraint de tourner en rond entre quatre murs, privé d’Internet et de téléphone. Son horizon, et donc celui du spectateur, se trouve réduit à un rayon de dix mètres autour de son immeuble. Huis clos humaniste, le beau film d’Aleksey German Jr. suit le combat de son protagoniste pour la dignité et la justice : contre l’avis de ses proches, David se refuse obstinément à avouer une faute qu’il n’a pas commise et à présenter ses excuses à celui qu’il sait coupable de malversations bien plus graves que celles dont on l’accuse. Il se retrouve alors dans une véritable situation de siège : on le prive des soins dont il a besoin, on lui coupe l’eau dans son appartement, on lui refuse l’autorisation de se rendre au chevet de sa mère malade… Les personnes qui l’entourent, si elles lui témoigent leur soutien en privé, n’ont pour la plupart pas le courage de le faire publiquement ni de lui apporter l’aide dont il aurait besoin lorsque cela les met elles-mêmes en danger. David accueille avec philosophie ces lâchetés et ces trahisons, même si parfois la tentation est forte de sombrer dans le désespoir. Son quotidien confiné se déroule entre micro-promenades avec le chien de sa mère et visites de ses étudiants, rare source de solidarité et de chaleur. Véritable pilier du film, Merab Ninidze incarne avec talent un David malicieux et attachant, opposant à cet acharnement du sort une irrésistible espièglerie et une intégrité à toute épreuve, sans être pour autant un personnage univoque. Roza Khayrullina est également excellente en mère rongée par l’inquiétude. Débordant d’humour, d’intelligence et de tendresse, Delo s’achève cependant sur une persistante note d’amertume. Parfois, même la victoire peut avoir un goût de défaite.
Julie Loncin
JEUX DE MIROIRS
JOURNAL DE TÛOA INE
QUINZA
de Maureen Fazendeiro & Miguel Gomes
Conçu par Miguel Gomes et sa compagne Maureen Fazendeiro, Journal de Tuoâ est un enfant du confinement né presque sans gestation, d’un tournage spontané déclenché dès le mois d’août qui a suivi. Tourné “sous régime de confinement”, il met en scène tout ce que la pandémie avait rendu interdit : le groupe, la fête, l’extérieur, le cinéma... Mais surtout il capte ce qu’a été le “climat” de cette période en opérant un mouvement de bascule dans lequel l’ordinaire relève de la fiction (il s’agit en fait d’un film dans le film) et la réalité (celle du tournage de ce film) de l’anticipation paranoïaque. Cette impression de renversement est, en outre, renforcée par un scénario se déroulant à rebours. Un film de malin emploierait cette construction en salto arrière pour se refermer avec virtuosité : clore une à une les intrigues, fermer les parenthèses, replier bord à bord les extrémités du scénario, puis retomber bien droit sur ses pieds et attendre les bravos. Ce film de cinéma, tout au contraire, se déplie dans sa roulade arrière. Chaque fois qu’un mystère est levé, l’explication ouvre sur du possible au lieu de clore un dossier. Rien n’est scellé par un “c’était donc ça”. Rien n’est collé bord à bord : il reste toujours une marge pour l’hypothèse et pour le rêve. Car ce Journal croit avant tout aux moments ; les moments seuls, indépendamment de la logique événementielle ou des tenants et aboutissants psychologiques qui peuvent les relier en une équation logique. De même, il croit aussi qu’un film peut se construire exclusivement à partir des choses qu’on a envie de mettre dedans (un disque de Frankie Valli, un conte de Pavese, des papillons, des coings, une grossesse, un tracteur, une pandémie mondiale...) en faisant primer toujours le désir sur la nécessité. Et ce principe de plaisir est puissamment contagieux.
Nicolas Marcadé
BERGMAN ISLAND
de Mia Hansen-Love
INE
RIPPLES OF LIFE
QUINZA
de Shujun Wei
Ripples of Life est un film qui s’est bâti sur les ruines d’un autre projet. Le metteur en scène, Wei Shujun, dont c’était le deuxième film, n’a finalement pas cru à l’histoire qu’il allait raconter. Une autre histoire s’est imposée à lui. Il a renvoyé une partie de l’équipe, et écrit un scénario reprenant des éléments de décor du film mort-né. Celui-ci raconte l’installation d’une équipe de cinéma dans une petite ville chinoise. Le film est chapitré en trois volets, autant d’épisodes ayant chacun un rapport avec les préparatifs de l’œuvre fictive. Une des employées du restaurant que fréquente l’équipe se voit proposer d’y tenir un petit rôle. Jeune maman, elle a du mal à concilier les impératifs maternels et les exigences du travail de comédienne. Le chapitre suivant accompagne l’actrice principale dans ce qui fut autrefois sa ville natale. Ville que le métier de comédienne lui a permis de fuir. Enfin, le film s’achève sur une confrontation entre le metteur en scène et son scénariste. Ils s’interpellent, s’invectivent autour du processus de création jusqu’à la veille du premier jour de tournage. Ripples of Life, les ondoiements de la vie, sont ces évènements qui troublent un moment la surface lisse du quotidien, avant qu’ils ne s’aplanissent et s’effacent progressivement. Le charme de cette œuvre discrète tient à sa recension attentive de quelques uns de ces ébranlements : la perspective fugace d’une vie nouvelle, la décrépitude des souvenirs de jeunesse, les affres de la création. La mise en scène s’appuie sur des cadres fixes, très composés qui, pourtant, n’étouffent pas la spontanéité du jeu des comédiens. Comme si la caméra avait tenu à garder une certaine neutralité, le quant à soi d’une équipe de tournage installée dans une petite ville de province. Rien de théorique, mais l’impression plaisante au fil des épisodes que ce film spontané, après avoir un peu tâtonné, trouve sa voie en élaborant une tapisserie alternant moments graves et légers, en s’amusant des petites misères du travail de création que l’on soit figurant, acteur, ou réalisateur. Il s’achève sur le clap de début du tournage ; la suite est une autre histoire.
Jef Marcadé
T COMPÉ
ITION
Chris et Tony, mariés et tous deux cinéastes, se rendent ensemble, sans leur fille, à Faro, l’île où Bergman a vécu et tourné plusieurs de ses films. Entre deux mondanités et activité touristicobergmaniennes, chacun reprend l’écriture de son scénario. Chris semble avoir plus de difficultés. Alors que Tony participe à une rencontre avec le public à l’issue de la projection de l’un de ses films, Chris accepte de suivre un jeune étudiant pour une balade. Puis, Tony fait seul le “safari Bergman”. Plus tard, Chris raconte à Tony le film qu’elle est en train d’écrire. Se placer face à une statue du commandeur comme Bergman, en allant tourner “chez lui”, oblige forcément à adopter un positionnement. Celui de Mia Hansen-Love semble consister à traiter des thèmes bergmaniens mais dans un style radicalement opposé. Ainsi à la lourde noirceur du maître suédois, souvent évoquée et montrée dans un court et exemplaire extrait de Cris et chuchotements, elle cherche à opposer une forme de légèreté. Mais cette légèreté, qui semble plus décidée que spontanée, apparaît vite comme un piège et une barrière, qui tient le film à distance de ses propres forces vives. Ainsi ses interrogations (sur le couple ou l’incompatibilité entre la vie et le cinéma) se voient réduites à une suite de notes, qui peinent à coaguler pour former un sujet. Et les personnages à trop vouloir échapper à une lourde psychologisation finissent par se confiner dans les stéréotypes. De même, si par moment un vrai plan de cinéma semble apparaître, quand une jeune fille enlève son maillot derrière un drap de bain ou quand un couple dort sous un arbre, le film le coupe aussitôt et s’empresse de remettre ses héros sur leurs vélos pour que l’indice de légèreté continue à clignoter. Ces plans sont alors réduits à “faire” joli au lieu d’“être” beaux, à “faire” leur petit effet, au lieu d’“être” pleins et émouvants. Bergman Island semble ainsi être un film qui se décrit plus qu’il ne s’habite. Pour lui donner davantage de relief, il faut alors ajouter une troisième poupée à son jeu de matriochkas : la réalité. Voir par exemple la transposition du couple HansenLove-Assayas, ou le fait que le film dans le film est la suite d’Un amour de jeunesse. Mais il est peut-être ambitieux d’exiger du spectateur qu’il soit parfaitement au fait de la vie et de l’œuvre d’Hansen-Love pour pouvoir apprécier pleinement son film.
Nicolas Marcadé
JEUX DE MIROIRS
SERRE-MOI FORT CANNES
E PREMIÈR
de Mathieu Amalric
Dans Barbara (2017), Mathieu Amalric contournait l’exercice du biopic classique en optant pour une forme parfois nébuleuse. Incorporant des archives documentaires dans la fiction, l’objet faisait preuve d’une certaine audace. Avec Serre-moi fort, le cinéaste-acteur transpose cet éclatement de la narration dans un registre plus intime. Adapté de la pièce Je reviens de loin de Claudine Galea, le long métrage se dévoile au compte-gouttes. Au départ, cela “semble être l’histoire d’une femme qui s’en va”. Cette femme, c’est Clarisse. Au petit matin, alors que son mari et ses enfants dorment, elle décide de partir voir la mer. Un voyage que l’on devine vite sans retour… En réalité, il ne s’agit pas d’un départ, mais d’une fuite. À moins que… Le faux vient alors se mêler au vrai. La voix off du personnage se confond avec les dialogues ; peu à peu les voix s’entrecroisent de plus belle… Le parcours du personnage (comme celui du spectateur) se fait de plus en plus brumeux. Clarisse fuit-elle une triste réalité ? Fantasme-t-elle une autre vie ? Est-elle folle ? Existe-t-elle vraiment ?
Les questions trouvent petit à petit leurs réponses. Mystérieux à bien des égards, le film impose d’abord un certain lâcherprise. Mais, pour peu que l’on accepte de se perdre avec le personnage, l’invitation s’avère payante. Loin de se complaire dans un dispositif narratif qui lui est maintenant familier, Amalric se consacre pleinement à la détresse et à la poésie qui émanent de cette fuite-errance. En résulte un beau film, tout en pudeur et variations, et dont l’apparente sophistication ne trahit jamais l’essence. Les obsessions et troubles intérieurs distillés ici captivent avant de bouleverser. Comme dans le Bergman Island de Mia Hansen-Løve (présenté en compétition), Vicky Krieps se retrouve ici à la croisée des chemins entre fiction et réalité. Magistrale de justesse, l’actrice magnifie le mouvement imprimé par le réalisateur. Une qualité de plus - et pas des moindres - pour cette œuvre qui brille par son intelligence. Celle d’allier le fond et la forme, au service d’une véritable charge émotionnelle.
Simon Hoareau
LA FIÈVRE DE PETROV T COMPÉ
ITION
de Kiril Serebrennikov
Après une projection cannoise à une heure indue, il serait aventureux de prétendre avoir totalement appréhendé les méandres d’une œuvre qui mêle le réel à l’imaginaire, circule entre passé et présent, truffée d’indices visuels, d’échos thématiques, de récurrences se devinant d’une séquence à l’autre. Malgré le noir et blanc, Leto, le précédent film de Kiril Serebrennikov était solaire ; malgré l’usage de la couleur, la variété chromatique, La Fièvre de Petrov est… fiévreux. Petrov est donc mal fichu, grippé. Il s’engouffre dans un tram bondé. Un vieil homme tenant des propos inopportuns à une petite fille est éjecté du wagon, puis adossé à un mur au milieu d’autres personnes. Des miliciens armés, portant des cagoules de catcheurs, les exécutent. Petrov est le témoin passif de ces évènements. Il est ensuite interpelé par un ami qui l’embarque pour une virée dans un corbillard. Plus tard, il aidera un écrivain à se suicider au terme d’un plan séquence de 18 minutes. Est-ce une plongée dans une société russe déliquescente, mise à nue par le délire fiévreux d’un dessinateur de bandes dessinées ? À peine la question se pose-t-elle, qu’un autre récit s’enchâsse dans le film. Il a la patine du 16 mm, il est plus apaisé, et nous transplante dans la jeunesse de Petrov, le jour où, enfant, il se rend à une fête de Noël municipale. Enfin, dans un troisième temps, le film adopte le noir et blanc pour conter une autre fête de Noël, décidément l’épicentre du récit, plus lointaine, avec en son centre la Fille des Neiges, jeune femme qui a le pouvoir (à ce stade, on a compris que tout était possible) de voir les gens nus. L’œuvre est touffue, énigmatique, baroque… et relativement hermétique. Pourtant, l’invention formelle est constante grâce à une mise en scène qui passe sans transition d’un régime à un autre, carburant d’abord à l’énergie punk, puis plongeant dans un intimisme somnambulique, avant de s’immerger dans un célébration soviétique hallucinée. Finalement, la question du sens ne perturbe pas l’attrait de cette œuvre sidérante, folle, et grippée ; une montagne russe qui mérite d’être escaladée.
Jef Marcadé
JEUX DE MIROIRS
THE SOUVENIR PART 1 & 2
QUINZAINE
de Joanna Hogg
La première partie de ce diptyque, présentée cette année en séance spéciale dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, avait reçu le Grand prix du jury à Sundance en 2019. La seconde, dont la première officielle avait lieu, cette fois, à Cannes, était donc très attendue. Et si chaque film existe bien l’un sans l’autre, ils constituent, ensemble, un très beau jeu de miroir, comme le laisse entendre déjà l’affiche. Un procédé que la réalisatrice, Joanna Hogg, déclinera au fil de cette plongée mélancolique dans les années 1980, de la première séquence du premier film à la dernière du second. La cinéaste s’est inspirée de son vécu pour raconter l’histoire de Julie, étudiante en cinéma encore peu sûre d’elle qui tombe sous le charme du mystérieux Anthony, lequel se présente comme un employé du Foreign Office. Sans révéler les enjeux du film, on se contentera de dire que la relation connaîtra un sort tragique dans le premier épisode qui servira de point de départ au suivant. Sans que la mise en scène, elle, ne suive paresseusement le même chemin. Car ce qui étonne dans ce diptyque londonien, c’est la différence de traitement de chacun des scénarios. Quand le premier film multiplie les ellipses et préfère traiter en creux la relation amoureuse - à la manière d’un Woody Allen, par exemple -, préférant poser ses personnages face à face, côte à côte, le second, lui, confronte directement le corps de Julie au reste du monde : crûment lors d’une scène assez mémorable de cunnilingus, tendrement quand elle se réfugie dans le confort de la maison familiale, avec ses chiens. Stimulant dans son traitement scénaristique – le film interroge la question du souvenir comme fantasme du passé, revécu mais retravaillé -, profond quand il s’attache à essayer de cerner les sentiments contradictoires qui animent Julie, étudiante que l’on verra évoluer, The Souvenir est un film brillant qui imprime durablement sa marque. C’est aussi le premier grand rôle d’Honor Swinton-Byrne, la fille de Tilda Swinton. Cette dernière interprète la mère de Julie et, pour l’anecdote, ce sont ses chiens, vus dans The Souvenir part II, qui ont remporté la Palm Dog 2021.
Marine Quinchon
HORS-COMPÉTITION
ALINE
de Valérie Lemercier
Benjamine d’une fratrie de quatorze enfants, une voix en or dès son plus jeune âge, une histoire d’amour avec son manager de presque 30 ans son aîné, une carrière internationale... Ça vous rappelle quelque chose ? Le sixième long-métrage de Valérie Lemercier, sans citer le nom de Céline Dion, est une lettre d’amour qui lui est adressée. Car si l’on pouvait s’attendre à un pastiche empreint d’ironie, Aline est en fait un hommage sincère de l’actrice-réalisatrice normande à la star canadienne. Avec une bienveillance très touchante, elle lui témoigne son admiration en racontant son histoire. On reconnaît tout de même la “folie Lemercier” dans son choix de l’incarner à tous les âges - oui, même enfant - prouvant une nouvelle fois qu’elle n’a jamais peur d’oser. Comme à son habitude, elle met toute sa sincérité dans une composition étonnante de réalisme, avec un impressionnant travail sur le corps pour les séquences de chant et de prestations scéniques. Et si elle incarne une superstar, elle sait aussi laisser leur place aux rôles secondaires incarnés par de talentueux comédiens québécois, une joyeuse troupe à la complicité indéniable, qui apporte tous ses ressorts comiques au récit. Petit bonus pour les amateurs : le film est ponctué des plus grands tubes de Céline, interprétés par Victoria Sio. Avec Aline, Valérie Lemercier signe probablement son œuvre la plus aboutie et, finalement, la plus authentique.
Amélie Leray
ANNETTE
T COMPÉ
ITION
de Leos Carax
À Los Angeles, Henry, comédien de stand-up agressif et provocateur et Ann, cantatrice-star, forment un couple aussi inattendu qu’attractif. Ils s’aiment et décident bientôt de se marier. Puis Ann tombe enceinte et accouche bientôt d’une petite fille : Annette. Henry manifeste des difficultés à s’adapter à cette nouvelle vie. Un jour, sur une scène, il fait un sketch où il se met en scène en train de tuer Ann. Le public se retourne contre lui. Tandis que sa carrière décline, le succès d’Ann ne se dément pas. Le couple, en crise, décide de partir en famille sur un bateau. Mais un soir où Henry est ivre, le bateau traverse un violent orage. Henry et Ann ont une dispute sur le pont. Ann bascule à la mer et Henry ne la rattrape pas. Bien que Carax soit un grand cinéaste du romanesque, son écriture a toujours un lien avec le journal intime. Dès lors, le fait qu’il mette en scène un scénario dont il n’est pas l’auteur (cette comédie musicale est entièrement écrite par les Sparks) peut dérouter. En effet, on retrouve bien ici les signes extérieurs du “Carax World” (Limousines, motos et casques, jeux de lumière, références au muet, etc.), mais moins le lien profond avec une façon de regarder et habiter le monde. Même si on perçoit en quoi cette histoire peut parler à Carax, Annette pioche moins dans l’intime que dans un vaste répertoire de légendes hollywoodiennes (on peut penser à la mort de Natalie Wood comme à mille histoires de couples déchirés ou d’enfants-stars exploités). Si le film semble parfois un peu désincarné, on peut se dire que c’est par adéquation à son sujet, à savoir la dissolution de l’humain dans le spectacle permanent, la perte de contact avec le réel dans un univers où règne le faux (Ann joue la mort avant de mourir, Henry joue le meurtre avant de tuer, mariage et naissance sont des news people avant d’être des événements de la vie, l’enfant est une poupée…). Mais entre le mélodrame sentimental et la satire cruelle, on ne sait pas bien quel wagon il faut prendre pour monter à bord du film, attraper sa vitesse, se synchroniser avec les émotions qu’il propose. Quelque chose a du mal à prendre. Et une scène dans laquelle un chef d’orchestre se confie à la caméra qui tourne autour de lui tout en dirigeant ses musiciens, par sa force et son évidence, confirme par contraste que partout ailleurs quelque chose cloche un peu. Il y a néanmoins dans tout cela une fougue, un lyrisme, des instants d’inspirations qui donnent envie de penser que l’assiette était juste un peu trop chaude, qu’on n’a pas su la prendre, mais que le plat reste à découvrir.
Nicolas Marcadé
EN MUSIQUE
HAUT ET FORT T COMPÉ
ON
HORS-COMPÉTITI
SUPreRy EsÊtrMouEgoS de Aud
1988. En ce tout début du second septennat de François Mitterrand, les banlieues sont en crise. Depuis quelques années, la culture hip-hop - qui englobe la musique, la danse et les arts visuels -, débarquée des États-Unis, provoque l’engouement chez les jeunes des cités, qui y trouvent un moyen d’exprimer leur colère. Didier Morville et Bruno Lopes, deux amis ayant grandi en Seine-Saint-Denis, s’emparent rapidement du mouvement et, après s’être essayé à la danse et au graffiti, commencent à écrire des textes empreints de révolte : Suprême NTM est né. Déjà familière du genre musical (elle a réalisé Toi, moi, les autres en 2011), Audrey Estrougo prend les rênes de ce projet validé par Joeystarr et Kool Shen. Elle prend le parti de se focaliser sur les toutes premières années du groupe, décisives à la fois pour leur identité et pour leur fonctionnement. Joeystarr, hanté par une relation complexe avec son père, montre dès le départ un comportement qui sera - on le sait - régulièrement problématique. Mais curieusement, la rage portée par le groupe transparaît timidement dans ce film un peu trop sage. La bande originale et l’histoire racontée auraient dû insuffler une énergie puissante à la mise en scène, qui livre ici une suite de tableaux assez enlevés mais également un peu scolaires. Reste à saluer les talentueux comédiens, Théo Christine et Sandor Funtek, dont la prestation est finalement plus généreuse que le film lui-même.
Amélie Leray
ITION
de Nabil Ayouch
Haut et fort est un film sur la transmission, genre qui, depuis Graine de violence, en passant par Le Cercle des poètes disparus, jusqu’à Entre les murs, obéit à une dramaturgie précise : rencontre souvent conflictuelle entre un sachant charismatique et un groupe, harmonisation progressive du travail entre le sachant et le groupe, enfin départ plus ou moins volontaire du sachant ; mais l’essentiel est fait, quelque chose est passé. Haut et fort coche toutes ces cases. Anas, ancien rappeur, investit le centre culturel de Sidi Moumen à Casablanca pour enseigner le rap aux jeunes de ce quartier défavorisé. Il voudrait qu’ils se saisissent de ce mode d’expression pour parler de leur quotidien, affirmer leur identité. Les filles évoquent l’inégalité homme-femme, le poids des traditions religieuses ; les garçons, leurs rêves d’ailleurs, la violence au quotidien. Cet atelier devient une agora où filles et garçons débattent ensemble de ces thèmes. Ils traduisent ensuite leurs expériences en morceaux de rap, et chorégraphies hip-hop. Les familles et autorités religieuses ne tardent pas à s’inquiéter de ce qui se trame dans cet atelier, suspectant la mise en question de traditions ou préceptes religieux. On devine assez vite comment tout ça va finir. Heureusement, un habile mixage entre fiction et documentaire agrémente un récit souvent vu ailleurs. Anas est un véritable professeur de rap, le centre culturel existe vraiment (Nabil Ayouch a participé à sa création), les jeunes à l’écran proviennent des quartiers environnants. L’authenticité des situations et le naturel confondant de l’interprétation assouplissent des armatures scénaristiques rigides. Des numéros musicaux et chorégraphiés ponctuent agréablement le film en lui donnant les couleurs d’une comédie musicale. Ce dynamisme contagieux est l’atout principal de Haut et fort. Il lui évite de n’être qu’un document édifiant de plus.
Jef Marcadé
TRALALA ON
HORS-COMPÉTITI
arie Larrieu de Arnaud & Jean-M
Il faut sans doute ne pas trop imaginer Tralala avant de le voir. En effet, l’idée d’une comédie musicale signée des frères Larrieu et mise en musique par une luxueuse brochette d’auteurscompositeurs (Katerine, Dominique A, Belin, Daho, Cherhal…), chacun étant affecté à faire chanter un personnage, pourrait laisser imaginer d’explosives Demoiselles de Rochefort pyrénéennes, quand le film, à l’image de son personnage principal (Tralala, clochard pas hyper céleste), est en fait plus désinvolte et désargenté que ça. Il faut donc un temps d’adaptation pour établir la communication avec Tralala. Un temps où le film se balade, tâtonne, chantonne, avec la voix un peu tremblante de Mathieu Amalric et des accompagnements sommaires, des bribes mélodiques plus que des chansons. Un temps pour bien tuer l’image-écran de la grande comédie musicale américaine. Un temps pour laisser le personnage fureter, chercher le sujet de son histoire, le trouver en la personne d’une jeune fille qu’il prend pour une apparition de la Vierge, et le suivre jusqu’à Lourdes. Un temps pour permettre au film de fixer ses propres règles du jeu. Et un temps pour permettre aux Larrieu de rentrer chez eux : dans leur ville natale et dans leur univers de cinéma. À Lourdes, Tralala, pris pour un autre, accepte d’endosser le rôle de ce fils / frère / amant disparu. Dès lors, le bal peut commencer, et opérer, comme toujours chez les deux frères, un vaste rebrassage des cartes, faisant sauter le critère de l’habitude, de la morale et de la convenance pour permettre à chaque personnage de s’habiter de façon plus heureuse. “Ne soyez pas vous-même” : cette injonction empruntée à Arielle Dombasle par Philippe Katerine (qui en avait fait l’incipit de son album Magnum) devient alors le sésame grâce auquel, dans ce conte, chacun pourra trouver sa place. Comme dans 21 nuits avec Pattie, le précédent
film des Larrieu, il s’agit ici de ramener à la vie un personnage qui s’était mis en sommeil (en l’occurrence Seb, le “frère” de Tralala, artiste reconverti en restaurateur taciturne et alcoolo). Et tout comme dans 21 nuits..., le processus d’émancipation se faisait sous la tutelle d’une morte (la mère) et d’une grande vivante (Pattie), ici aussi il faudra un grand absent (le frère disparu) et un passeur de passage (Tralala) pour que Seb reprenne le cours de sa vie, après un long détour par les sentiers du renoncement dépressif. Le plaisir étant à la fois le sujet et le moteur du cinéma des Larrieu, eux aussi s’emploient à le trouver en essayant des choses qui, a priori, ne
se font pas. Faire chanter du Dominique A à Josiane Balasko ? Transformer Bertrand Belin en acteur et Mathieu Amalric en chanteur ? Intégrer au film le contexte de la pandémie en en faisant un bal (partiellement) masqué ? Transformer le film en concert dans son dernier quart d’heure ? Chaque fois, Arnaud et JeanMarie semblent dire “pourquoi pas ?” avec l’œil qui frise. Ainsi on sent que tout ce dont le film est fait a partie liée avec le désir, l’envie de s’amuser, la curiosité d’essayer, le frisson de l’idée qui pourrait être bonne, et l’élan du “on verra bien”… Alors, toute la mécanique, film et personnages synchrones, étant mue par le mouvement du désir et la question du plaisir, le spectateur, pour peu qu’il accepte de s’y abandonner, ne peut que finir par entrer dans la danse à son tour.
Nicolas Marcadé
FEEL GOOD
COMPARTIMENT N°6
T COMPÉ
ITION
de Juho Kuosmanen
Adaptation plus ou moins fidèle du roman éponyme de Rosa Liksom, Compartiment n° 6, deuxième film de Juho Kuosmanen (Olli Mäki) entré en gare de la sélection officielle, s’est vu décerné le Grand Prix du Jury. Dans ce compartiment (couchette) d’un train continental vont prendre place deux êtres que tout oppose... comme le pouce est opposable aux autres doigts de la main, on le pressent assez vite. La machine à coudre d’un côté, le parapluie de l’autre ou, pour le dire autrement, elle et lui, Laura et Ljoha. Elle est finlandaise, étudiante en archéologie, entretient une liaison avec Irina, la jeune femme dont elle loue l’une des chambres de l’appartement moscovite. Il est russe, un peu fruste, un peu brusque, endurant à l’alcool enfin, il picole volontiers. Elle voyage sans Irina - c’est la fin de leur histoire - en direction des pétroglyphes (gravures rupestres) de Mourmansk, tandis qu’il fait route vers le complexe industriel où il compte gagner sa vie. Dès lors, la question, classique, suggérée au spectateur est la suivante : par quelles étapes vont-ils devoir en passer avant de ne plus pouvoir se quitter. Et la réponse, assez prévisible. Ainsi vont-ils s’agacer l’un l’autre, s’enquiquiner, se contrarier, bouder, avant de s’adoucir peu à peu, de s’apprivoiser, de s’apprécier... Le programme est connu et contre toute attente, il fonctionne. L’ensemble fait preuve de ce charme certain qui souvent imprègne les signes d’un passé déjà désuet. Au-delà de la comédie romantique, de la tension sexuelle qui se déploie entre les personnages, le film semble administrer - sans la prendre à bras le corps ni l’endosser vraiment - une petite leçon édifiante relative à la découverte de l’autre, à l’altérité, au dépassement des différences, leçon tout à fait dispensable ici.
Roland Hélié
E EMIÈR ES PR
CETTE MUSIQUE NE JOUE POUR PERSONNE
CANN
de Samuel Benchetrit Jeff (François Damiens), un parrain mafieux, règne en maître sur une petite ville portuaire, avec l’aide de ses sbires Neptune (Ramzy Bedia), Jacky (Gustave Kervern), Jésus (JoeyStarr) et Poussin (Bouli Lanners). Mais voilà : un gang de jeunes caïds entend contester leur autorité sur les docks, alors même que Jeff s’est épris d’une caissière de supermarché, à qui il veut écrire des poèmes, et délaisse sa famille... Après le très sombre Chien (2017), Samuel Benchetrit signe une comédie d’apparence plus légère et absurde, s’amusant à entremêler différentes intrigues au sein d’un classique récit mafieux. Le parrain, qui ne comprend rien à la poésie, va involontairement rejouer Cyrano de Bergerac avec la complicité de son frère adoptif ; l’un de ses hommes de main tombe amoureux du théâtre, quitte à mettre en danger son “intégrité” mafieuse ; deux autres se retrouvent à faire du babysitting et ne prennent pas vraiment la mesure du fossé qui les séparent de cette nouvelle génération... Film choral par excellence, Cette musique ne joue pour personne est l’occasion pour Benchetrit de travailler avec
toute une bande d’acteurs - ceux déjà cités plus haut, mais également Vanessa Paradis, Valeria Bruni Tedeschi ou Vincent Macaigne, le temps d’un aprté malicieux - et de leur accorder, à tous, leur petit moment de gloire à l’écran. Le film est donc aisément plus généreux que Chien : moins étouffant et plus lumineux pour le public, plus bienveillant aussi envers ses personnages, qui vont de l’avant et progressent en apprenant de leurs erreurs. Benchetrit dépeint avec justesse des personnages qui sont avant tout en crise (mentions aux beaux portraits de Kervern et Bruni Tedeschi). Malgré tout, on peut lui reprocher de n’utiliser son ton décalé que comme un simple apparat : il ne creuse pas suffisamment l’absurdité de certaines situations - même si plusieurs séquences évoquent le meilleur du très sincère Asphalte -, dépeint, en guise d’intraitables malfaiteurs, de gentils bisounours, et reste in fine à la surface rassurante de son scénario. Il n’empêche que ce “feel good movie” est inattendu et plein de charme.
Michael Ghennam
FEEL GOOD
ON
HORS-COMPÉTITI
STILLWATER de Tom McCarthy
Le corps massif, avare de mots et très croyant, Bill Baker débarque de son Oklahoma natal pour rendre visite à sa fille Allison, incarcérée à Marseille pour le meurtre de sa colocataire et amante, survenu cinq ans plus tôt. Apprenant que de nouveaux éléments pourraient l’innocenter, le père se lance dans une course contre la montre, aidé d’une habitante rencontrée par hasard. Le pitch, ses airs de déjà-vu et l’improbable duo Matt Damon-Camille Cottin sur fond de calanques et d’Olympique de Marseille, laissaient craindre une œuvre peu subtile et prévisible. Mais Stillwater est loin de s’inscrire dans la lignée des films privilégiant l’action au récit, comme Taken (pour n’en citer qu’un), bourrin et débordant de testostérone. Entouré de Thomas Bidegain, Noé Debré et Marcus Hinchey au scénario, Tom McCarthy privilégie le drame humain, autour d’un personnage complexe ; l’environnement socio-culturel de Bill, son histoire personnelle et la monotonie de son quotidien le placent en totale difficulté face au défi qui l’attend. C’est un anti-héros, qui trouve la force d’affronter le danger dans une pulsion viscérale qui lui fera souvent perdre ses moyens. C’est là que réside la principale réussite du film : faire basculer cette enquête clandestine vers une forme de rédemption paternelle, brillamment portée par Matt Damon. Face à lui, Camille Cottin incarne un personnage moins étoffé, qui ne la fait pas sortir de sa zone de confort, sans toutefois se laisser écraser par la star hollywoodienne. Si quelques clichés l’empêchent d’atteindre la sophistication de Spotlight, Stillwater délaisse rapidement ses airs de grosse machine et se révèle fin, intelligent et diablement efficace.
Amélie Leray
UN CERTAIN REGARD
MES FRÈRES ET MOI de Yohan Manca
Le jeune Nour vit avec ses trois frères aînés Abel, Mo et Hédi dans une cité au bord de la mer, aux environs de Sète. Cet été-là, en effectuant de petits travaux d’intérêt général, il fait la rencontre de Sarah, une chanteuse lyrique. Déjà sensible à cet univers (en secret), Nour va s’autoriser à suivre ses cours, qui constitueront une échappatoire face à une situation personnelle compliquée. Sans être foncièrement original, Yohan Manca joue subtilement avec les codes du film de vacances, de la comédie et du drame social. Il parvient aussi - et c’est assez rare - à ne pas se laisser tenter par les clichés du film de banlieue, préférant la légèreté et la douceur à la violence, sans toutefois l’occulter. La fratrie n’est effectivement pas épargnée : une mère en soins palliatifs qu’ils veulent à tout prix garder chez eux, des relations complexes avec leur oncle, une situation financière compliquée. Hédi casse et vole, Mo fait le gigolo, Abel revend des maillots. La violence est quotidienne, mais le récit veut faire entrevoir le bout du tunnel et ne pas laisser Nour, le petit dernier, suivre le même chemin que sa famille. À la manière de Billy Elliot de Stephen Daldry (2000), le film met en avant la fonction salvatrice de l’art, ici incarnée par la rencontre avec Sarah (lumineuse Judith Chemla) qui secoue le caractère élitiste de sa discipline. Solaire et porteur d’espoir, Mes frères et moi doit également sa réussite à ses interprètes – notamment Maël Rouin Berrandou pour son impressionnante maturité de jeu, et Sofian Khammes pour son talent comique.
Amélie Leray
ALI ET AVA INE
QUINZA
de Clio Barnard
On a peu vu de vraie tendresse cette année à Cannes. Dans ce contexte, Ali et Ava a idéalement terminé la Quinzaine cannoise avec sa belle histoire d’amour et d’humour. Celle d’Ali et Ava donc, que tout semble séparer : leur âge (il a la trentaine, c’est une jeune grand-mère), leur origine (lui est musulman, elle irlandaise), leurs quartiers respectifs (la pauvre Ava vit dans un coin où la moindre voiture “étrangère” se fait caillasser), leurs goûts musicaux et leurs situations familiales (Ali est en train de se séparer de sa femme, Ava est depuis longtemps célibataire). Une petite fille dont Ava est l’assistante de vie scolaire les rapprochera, puis leur sens de l’humour, qui inonde ce feel good movie, comédie romantique très musicale ancrée dans les quartiers populaires de Bradford, dans le West Riding très industriel du Yorkshire, que la réalisatrice, Clio Barnard, filmait déjà dans Le Géant égoïste (2013). Si cette romance s’est glissée dans la sélection pointue de Paolo Moretti, c’est que la réalisatrice réussit à dérouter (sans les renier) les codes du genre vers le réalisme social. Il y a une alchimie sensible entre les deux protagonistes, Adeel Akhtar et Claire Rushbrook, dont le couple de cinéma détonne dans une Angleterre très communautariste. Leurs sourires, quand ils se voient, requinquent pour la journée. Mais Clio Barnard choisit aussi de filmer leur complicité à travers les moments creux : Ali et Ava ne sont jamais autant ensemble que quand ils ne le sont plus, et c’est au moins autant dans le manque que la tendresse physique que se développe leur relation, qui touche ainsi à une véracité de sentiments beaucoup plus subtile que les histoires d’amour traditionnelles.
Marine Quinchon
MASCULIN FÉMININ
CANNES PREMIÈRE
TROMPERIE de Arnaud Desplechin
Ouverture sous la forme d’une adresse directe au public (le personnage de Léa Seydoux se présente : 33 ans, un mariage désastreux et un amant écrivain) ; instabilité du décor, toujours prêt à se dérober (va-et-vient fréquent entre décors naturels et de studio, fonds blancs et plateau de théâtre, instants vécus, remémorés et réécrits…) : pas de doute, on est chez Desplechin. Il y a toujours aussi, çà et là, quelque trace de motif tragique (au détour d’un dialogue, l’idée, vite évacuée, d’un infanticide), le spectre de la folie et ses corollaires - psychiatrie et psychanalyse -, la judéité et la compagnie des livres, l’espionnage et le souvenir du partage de l’Europe en blocs…
Dès lors, d’où vient la déception éprouvée à la découverte de Tromperie ? Adapté d’un roman de Philip Roth, le film se présente sous la forme d’un recueil d’éclats, douze chapitres qui sont autant de discussions entre un homme – Denis Podalydès, auteur américain “exilé” à Londres – et les femmes de sa vie, maîtresse, épouse, ex, étudiante… Des chapitres qui, une fois envisagés dans leur ensemble, sembleront avoir moins contribué à composer un film à proprement parler qu’à renvoyer chacun à une entrée différente et déjà connue de l’abécédaire Desplechin. La même scène que dans Trois souvenirs de ma jeunesse, mais dix centimètres plus à gauche ; le même échange que dans Rois et reine, mais en version acoustique, ou sous une lumière plus tamisée…
Un exemple parmi d’autres – le cinéma de Desplechin est un cinéma de la différence des sexes, dont les personnages parfois ont pu flirter avec la misogynie (“Les hommes, ça vit sur une droite, et les femmes, vous vivez dans une bulle…”, disait Ismaël/Mathieu Amalric dans Rois et reine à Hélène Vasset/Catherine Deneuve) ? Dans une séquence (rêvée) de procès, la procureure demande à l’accusé Philip : “Pouvez-nous nous expliquer pourquoi vous haïssez les femmes ?” (“Les buts de votre démocratie égalitaire ne sont pas les miens”, se défendra-t-il…). La scène, imaginée par Roth il y a trente ans, et qui par ailleurs ne pourra que résonner avec les problématiques post#MeToo, est surtout pour le cinéaste l’occasion de revisiter un motif (et plus spécifiquement un moment - la scène sus-citée de Rois et reine) de sa filmographie…
À l’envisager ainsi – comme une série de redites et de variations –, le film pourra évoquer une aimable visite gui(n)dée dans l’univers de Desplechin. Mais à l’échelle d’un auteur dont le moindre des mérites n’était pas de savoir traduire sa formidable intelligence et l’épais corpus de références qui sous-tendait son œuvre en émotion, Tromperie évoquera un cinéma de plus en plus théorique, et de moins en moins incarné.
Ici, chaque scène peine ou renâcle à atteindre le point d’incandescence qui pourtant lui semblait promis - manque l’ambiguïté des situations,
cette façon que d’ordinaire ont chez Desplechin les scènes de tanguer entre deux humeurs, ou de les embrasser simultanément ; manquent les drôles de manières de ses personnages, la gestuelle incongrue, antinaturaliste, par quoi ils se distinguent ; manque une interprétation qui serait plus que maîtrisée (ce n’est pas faire injure à Léa Seydoux, plutôt bien au demeurant, que d’observer qu’il se passe quelque chose de plus dès lors qu’ici paraît Emmanuelle Devos, même brièvement)… Au cours de la décennie écoulée, le cinéma de Desplechin, entré dans une crise moins subie que décidée, avait paru chercher à systématiquement concilier deux démarches opposées : d’une part, retourner à la source en allant se régénérer dans des lectures pour lui cruciales (Georges Devereux, adapté dans Jimmy P.), renouer avec un personnage emblématique (Paul Dédalus dans Trois souvenirs de ma jeunesse), ou réinvestir sa ville natale (Roubaix, une lumière) ; d’autre part, se déterritorialiser (l’Amérique de Jimmy P.), ou embrasser pleinement des genres que jusqu’alors il n’avait fait qu’effleurer (le teen-movie, le film policier…). C’est là sans doute que le bât blesse : trop proche du matériau d’origine – qui lui offre de revisiter un peu trop aisément certains de ses motifs de prédilection –, Desplechin l’illustre davantage qu’il ne s’en empare.
Thomas Fouet
RED ROCKET
T COMPÉ
ITION
de Sean Baker
Troisième film de Sean Baker, qui faisait ici son entrée en compétition officielle, Red Rocket suscitait beaucoup d’attentes auprès de ceux qui avaient apprécié dans Tangerine et The Florida Project (découvert à la Quinzaine en 2017) la peinture toujours savoureuse, parfois pathétique, de marginaux flamboyants, coincés dans des environnements péri-urbains peinant à surnager au milieu des voitures. Mikey Saber est lui aussi un marginal flamboyant, pornstar déchue de retour dans sa ville natale. En l’occurrence Texas City, un lieu improbable avec ses cheminées d’usine pour horizon, ses boutiques orange vif, et un mouchoir de verdure par habitation. En attendant de se refaire, Mikey squatte chez son ex-femme, ex-partenaire à l’écran, pas très ravie de l’intrusion. Il deale de l’herbe aux ouvriers des usines environnantes, et tombe amoureux d’une jeune vendeuse de donuts, presque majeure. Bref, derrière sa tchatche, son sourire épanoui, ses fausses bonnes idées, Mikey est fondamentalement un sale type, un proxénète de plateau prêt à usurper la gloire de ses partenaires féminines. Avec constance et entrain, il arnaque, abuse, manipule et trompe ses proches. Malgré l’impressionnante performance de Simon Rex, on finit par trouver le temps long en sa compagnie. Le film, soumis et attentif aux lubies foireuses de son personnage, devient répétitif, et peu avenant. Le ton est grinçant, voire cynique, le discours plus sèchement politique. Comme l’indiquent quelques passages radio, l’action se situe pendant l’été 2016, au moment de l’irruption d’un certain Trump dans la campagne électorale. Mikey est-il une victime du système, ou un de ses promoteurs ? Même si le pamphlet ne manque ni d’allure, ni d’allant (Sean Baker reste un cinéaste à suivre), on regrette qu’aucun des personnages ne soit regardé, comme dans les films précédents, avec empathie et humanité.
Jef Marcadé
MASCULIN FÉMININ
UN CERTAIN REGARD
GREAT FREEDOM de Sebastian Meise
Jusqu’en 1969, en Allemagne, l’homosexualité était punie par l’article 175. Les contrevenants encouraient jusqu’à dix ans de prison, et la loi était méticuleusement appliquée. C’est l’un de ces dangereux criminels, coupable d’amour et de désir, que choisit de suivre Sebastian Meise dans Great Freedom, prix du Jury Un Certain Regard. Pour la menace qu’il représente envers la vertu et la moralité, Hans (interprété par Franz Rogowski) finit régulièrement derrière les barreaux. C’est donc depuis ce lieu, la prison, que l’on suit son parcours, à travers trois époques distinctes : 1968, 1945 et 1957.
ITION
LINGUI
T COMPÉ
de Mahamat-Saleh Haroun Une chose est sûre : on ne saurait reprocher à Mahamat-Saleh Haroun d’être passé à côté de son sujet – l’histoire d’une mère des faubourgs de N’Djamena qui, elle-même ostracisée pour avoir élevé seule sa fille de 15 ans, voit son monde s’effondrer le jour où celle-ci lui avoue être enceinte. Au contraire : on lui reprochera plutôt de n’avoir traité que lui, de n’avoir cherché à établir qu’un squelette de récit édifiant, illustrant les manifestations et ressorts de la domination masculine (le viol, l’avortement, l’excision ; la pression familiale, policière et religieuse... cochés comme autant de cases) et débouchant mécaniquement sur une ode à la sororité.
Le temps d’une séquence magnifique, Haroun retrouve son cinéma : désespérée, l’adolescente se jette à l’eau ; une bande de garçons la secoure et la ramène sur le rivage ; cette virilité hors d’haleine, penchée sur elle encore à demi inconsciente, la renvoie à un traumatisme que le film, dans un premier temps, ne nomme pas – quand Haroun par ailleurs semble ne travailler qu’à tout mettre dans la lumière et ne rien confier au hors champ. Certains rétorqueront : ligne claire, économie de moyens. On pourra, de notre côté, nous avouer déçus par l’auteur du beau Gris-gris.
Thomas Fouet
Habilement construit, le film révèle à rebours la relation qui s’est peu à peu nouée entre Hans et un autre détenu, Viktor (Georg Friedrich), condamné pour meurtre. D’abord hostile, ce dernier s’adoucit en voyant les numéros tatoués sur le bras de Hans, qui nous rappellent au passage cette information de la plus haute élégance : lorsque les Alliés ont libéré les camps, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les homosexuels allemands qui s’y trouvaient enfermés ont tout simplement été transférés en prison pour finir d’y purger leur peine. Même Viktor, qui a pourtant assimilé ce brutal rejet de la société envers ceux qu’elle considère comme des “pervers”, est déstabilisé par cette découverte. Entre les deux hommes, c’est le début d’une forme d’intimité complexe, d’abord empreinte de méfiance, puis de complicité silencieuse.
La cellule d’isolement fonctionne comme un portail temporel renvoyant Hans d’une époque à l’autre. Cependant, le film a beau piquer la curiosité du spectateur avec sa structure non chronologique, il pèche par son rythme : certaines scènes, pourtant belles, s’étirent en longueur et freinent le récit. Le cinéaste recourt de manière répétée à des ressorts dramatiques qui, s’ils convainquent une première fois, semblent paresseux la seconde. Dommage, car le propos lui-même est digne d’attention. Au fil des emprisonnements successifs de son protagoniste, Meise dresse le tableau amer d’une persécution institutionnalisée et de ses ravages : à force d’être reléguée dans la clandestinité, cette forme de sexualité semble perdre toute sa saveur une fois qu’elle n’est plus frappée d’interdit, poussant Hans à un choix extrême qui clôt le film sur une note étonnamment romantique.
Julie Loncin
UN CERTAIN REGARD
LES POINGS DESSERRÉS de Kira Kovalenka
Un sentiment de malaise diffus se dégage du second long-métrage de Kira Kovalenka, lauréat du prix Un Certain Regard. Qu’est-il arrivé à Ada pour qu’elle ressente ainsi le besoin d’être “réparée” ? Dans une petite ville minière de l’Ossétie du Nord, région russe frontalière de la Géorgie, cette jeune fille mutique s’efforce tant bien que mal de s’arracher à l’étreinte suffocante d’un père trop protecteur. De toute évidence, il s’est passé quelque chose dans cette famille. Quelque chose de grave, qui les a marqués dans leur chair et qui continue de projeter sur leur quotidien son ombre envahissante. Le père enferme sa cadette et son benjamin dans une posture infantilisante, faisant tout pour les retenir auprès de lui au point de littéralement fermer la porte à clé derrière eux. Chaque jour, à son insu, Ada se rend à l’arrêt d’autobus, où elle attend désespérément son frère aîné, celui qui est parvenu à s’échapper pour la ville voisine et sur qui elle compte pour s’enfuir à son tour.
Difficile au début de cerner ces personnages au comportement déroutant et ambigu. De quoi est-il question au juste ? D’inceste ? De maladie mentale ? La réponse ne viendra qu’assez tard dans le film, qui fait souvent le choix de l’opacité. Ada est tiraillée entre quatre hommes : son père, ses deux frères et un prétendant, Tamik, qui cherchent tous à l’accaparer. Il s’agit pour elle de se libérer de cette emprise mortifère et de sa violence. Mais jusqu’au bout, l’ambiguïté persiste. Très appuyée, l’ambiance étouffante qui règne au sein de cette famille déchirée frise parfois la complaisance, voire le misérabilisme, et peut agacer. Les Poings desserrés n’en demeure pas moins intrigant et hautement maîtrisé. Formée par Sokourov, Kira Kovalenko fait preuve d’un impressionnant sens de la mise en scène et du cadrage. S’il n’est pas exempt de défauts, le film révèle une cinéaste prometteuse.
Julie Loncin
MASCULIN FÉMININ
LES INTRANQUILLES de Joachim Lafosse
T COMPÉ
ITION
On était sans nouvelles de Joachim Lafosse après l’échec de son trop ambitieux Continuer (2018), malgré la présence à l’écran de Virginie Efira. Avec Les Intranquilles, il revient à ce qui fait la plus grande force de son cinéma : l’étude du fonctionnement d’un couple dans une période de crise, qui était déjà au coeur de deux de ses meilleurs films, À perdre la raison (2012) et L’Économie du couple (2016). Démontrant une nouvelle fois sa capacité à rebondir, le réalisateur belge livre ici un drame à ellipses, où l’intégralité du récit se déroulera aux côtés du couple que forment Damien Bonnard et Leïla Bekhti. Leïla et Damien sont en vacances avec leur fils Amine. Un jour, Damien laisse Amine retourner seul auprès de sa mère. Son absence dure. Puis il ne trouve pas le sommeil : un passage à l’hôpital semble régler provisoirement ses problèmes… Provisoirement seulement. Damien souffre d’une maladie qu’il ne veut pas admettre, tandis que Leïla tente de gérer ses humeurs incontrôlables tout en protégeant Amine. La bipolarité dont souffre Damien ne sera citée qu’à la fin du film ; de même, les passages à l’hôpital ou chez les médecins sont hors champ. Lafosse renoue avec la rigueur de L’Économie du couple – qui était le récit d’un couple séparé et en instance de divorce, mais dans l’impossibilité de vivre chacun de leur côté tant que la séparation des biens n’était pas actée – pour décrire le coût humain de la vie avec la maladie. Une charge mentale évidente pour le conjoint, qui affecte aussi brutalement l’enfant. Au fil d’une structure en deux parties, qui met consécutivement en avant ses deux brillants interprètes, le cinéaste nous confronte à leur épuisement mutuel, avec un objectif limpide : signer une chronique ancrée dans le quotidien (ce que viennent souligner ses séquences tournées avec masques), où le couple Damien / Leïla aurait une existence concrète. Et, comme dans L’Économie du couple, la conclusion vers laquelle se dirige Les Intranquilles est glaçante, mais pose des questions essentielles, examinant les notions de confiance et d’autonomie avec subtilité.
Michael Ghennam
MON LÉGIONNAIRE INE
QUINZA
de Rachel Lang
La Légion étrangère est le seul corps d’armée qui n’accepte pas les femmes. Elles ne peuvent être que “femme de…”, venues comme leur compagnon de n’importe quelle partie du monde. Les autorités militaires les invitent à s’installer près de la zone d’affectation. C’est une vie de couple séquencée par les interventions à l’étranger, durant lesquelles le poids de l’inquiétude se mêle à celui de l’absence. Nika, venue d’Ukraine, accompagne son futur mari en Corse, là où son régiment est cantonné. Elle est prise en charge par les autres femmes qui, comme leurs maris, forment un collectif. La brusque transition vers la vie réelle, de retour de mission, accentue la discordance dans le couple. L’autre couple, Cécile (Camille Cottin) et Maxime (Louis Garrel), s’en sort autrement, car aucun n’a renoncé à son indépendance. Ces velléités sont pourtant mal vues par la hiérarchie. Face à ces deux mondes qui coexistent l’un à côté de l’autre, l’un pour l’autre, la réalisatrice, Rachel Lang (Baden Baden), ne juge pas. Militaire de réserve ellemême, elle connaît les rouages de l’institution militaire. Elle joue habilement avec les changements d’intensité générés par le passage sans transition d’une scène domestique à une intervention militaire. Le film constate, sans dénoncer ni édulcorer, les stratégies déployées par chaque personnage pour s’accommoder au mieux de cette vie atypique, et largement contrainte. Mais cette retenue dans le ton, comme dans le regard, peut donner l’impression d’une certaine froideur.
Jef Marcadé
GENERATION enNEXT société
LES INNOCENTS UN CERTAIN REGARD
de Eskil Vogt
Sept ans après le très décevant Blind, son premier passage dernière la caméra, le scénariste Eskil Vogt, collaborateur habituel de son compatriote Joachim Trier, retente sa chance à la mise en scène. Cette fois, il ne s’aventure pas sur le terrain glissant de l’étude psychologique (à la lisière du drame fantastique ?), mais dans le pur film de genre. Pendant l’été, en Norvège, la petite Ida s’installe dans un nouvel appartement avec ses parents et sa grande sœur, Anna, que son autisme a privé d’autonomie et de parole. Ida, 9 ans, va explorer les environs - ce grand ensemble qui les héberge désormais, la forêt sauvage toute proche -, et va rencontrer deux autres enfants : Ben et Aisha. D’étranges phénomènes semblent se produire lorsque ces enfants se réunissent... Cet étrange amaLgame du Scanners de Cronenberg et (bien sûr) des Innocents de Jack Clayton développe une atmosphère emballante et originale, même si c’est au prix d’un rythme un peu trop cotonneux. Dans cette langueur pesante, Vogt traite la violence qui entoure ses petits protagonistes avec une rigueur clinique et dérangeante, et mise tout sur ses jeunes et convaincants interprètes, réduisant au strict minimum l’emploi d’effets visuels. Si les acteurs sont irréprochables, Vogt a, malgré lui, la main trop lourde pour dépeindre celui qui deviendra l’antagoniste de son récit. Les Innocents ne fonctionne sans doute pas totalement en tant que pur thriller fantastique, mais se révèle d’une totale pertinence si on le considère avant tout comme une métaphore sur la brutalité du passage de l’enfance à l’adolescence.
Michael Ghennam
GARD
RE RTAIN
UN MONDE
UN CE
de Laura Wandel
PETITE NATURE E
SEMAIN
de Samuel Theis
Sous-tendance dans les sélections cannoises de cette année : plusieurs films choisissaient d’adopter le point de vue de ces enfants, de se placer à leur hauteur, au sens propre comme au sens figuré. À cet égard, deux œuvres en particulier se faisaient écho, l’une à Un Certain Regard, l’autre à la Semaine de la critique.
Premier long métrage de Laura Wandel, Un monde saisit le quotidien d’une école primaire vu à travers le regard d’une fillette, Nora, qui s’efforce tant bien que mal de se faire une place dans ce nouvel environnement souvent brutal. Petite nature, de Samuel Theis, met également en évidence la perception d’un enfant : Johnny, dix ans, observe avec curiosité le monde qui l’entoure, particulièrement celui des adultes, et, grâce à son nouvel instituteur, découvre un milieu social différent du sien, éveillant chez lui des aspirations et des désirs jusqu’alors inconnus. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit d’un apprentissage, avec les révélations et les déchirements que cela implique. Dès les premières images, Un monde adopte un dispositif frappant : la caméra reste à la hauteur de Nora (Maya Vanderbeque) et l’accompagne constamment, focalisée sur elle et sur les émotions qui la traversent. À ce choix visuel s’ajoute un travail minutieux sur le son, produisant un effet d’immersion : la clameur oppressante de la cour de récré, les échos assourdis de la piscine, nous plongent avec la fillette dans ce monde nouveau et effrayant, offrant une véritable expérience sensorielle, en parfaite cohérence avec le propos du film. Agitée d’une foule de sentiments
contradictoires et indémêlables, Nora tente de concilier le désir qu’elle a de s’intégrer et sa volonté d’aider son frère Abel, victime de harcèlement, mais qui lui interdit d’en parler. Le film, dense, détaille avec intelligence et subtilité les rapports de force et d’affection qui s’établissent à l’école primaire, à la fois entre camarades de classe, entre frère et sœur, entre parent et enfant, entre institutrice et élève.
Moins radical formellement, Petite nature s’avère tout aussi complexe et nuancé. Le jeune Aliocha Reinert offre une interprétation sensible du petit Johnny, pris dans le tumulte de ses désirs naissants (aussi bien intellectuels que sexuels). Comme Nora, il a soif d’une attention que ne lui accorde pas suffisamment sa jeune mère (la remarquable Mélissa Olexa) et qu’il va trouver auprès de son maître d’école, M. Adamski. Comme Nora, il est confronté à des adultes imparfaits, qui ne répondent pas toujours comme il faudrait à ses besoins, et même chez les plus attentifs, le malaise et la brusquerie prennent parfois le dessus sur la pédagogie et la bienveillance. Évitant le piège du manichéisme, Un monde et Petite nature captent dans toute son intensité et sa viscéralité cette période de la vie qui peut sembler légère et insouciante, mais où les émotions n’ont rien d’anodin et peuvent se transformer en question de vie ou de mort. Avec leur saisissant mélange de violence et de douceur, ces deux récits d’apprentissage pleins de finesse comptent assurément parmi les œuvres marquantes de cette édition 2021.
Julie Loncin
GENERATION enNEXT société
A CHIARA no
de Jonas Carpigna QUINZAINE
On n’imaginait pas pouvoir être déçu par Jonas Carpignano, déjà passé par la Semaine de la critique avec Mediterranea, son premier film, puis la Quinzaine des réalisateurs avec le remarqué A Ciambra : on ne l’a pas été. De retour à la Quinzaine avec le troisième épisode de sa trilogie, filmé, là encore, en Calabre, le cinéaste italien nous immerge à nouveau avec talent dans son univers, confirmant tout le bien qu’on pensait de son cinéma, organique, puissant, toujours au plus près des personnages, interprétés une fois encore par des habitants de Gioia Tauro. Ils sont même carrément de la même famille, en ce qui concerne Chiara, l’héroïne de ce drame, et ses proches.
Déjà aperçue dans A Ciambra, la jeune Swamy Rotolo nous guide dans les paysages brumeux de cet hiver du sud de l’Italie. Elle a 15 ans et presque tout d’une ado normale, jusqu’au jour où elle découvre que son père, un homme réservé et chaleureux qu’elle adore, est, en réalité, un membre de la Ndrangheta, une organisation mafieuse. À travers le regard de Chiara, brusquement confrontée à un choix cornélien pour son avenir, Carpignano réalise une opération de désacralisation de la mafia calabraise en règle, sans sacrifier sa mise en scène empathique, qui culmine dans l’éblouissante séquence - digne d’un Kechiche - de la fête d’anniversaire de la sœur aînée de Chiara.
Marine Quinchon
OÙ EST ANNE FRANK ! ON
HORS-COMPÉTITI
de Ari Folman
Occupant une place très singulière dans le paysage cinématographique par sa façon toute personnelle d’aborder le cinéma d’animation, Ari Folman (Valse avec Bachir, Le Congrès) tente ici une confrontation entre son univers - sombre, adulte, politique - et ce qui reste dans l’inconscient collectif la cible supposée de tout dessin animé : le public enfant. Le personnage d’Anne Frank lui offre pour cela un très pertinent trait d’union entre les deux. Son cahier des charges consiste alors, certes, à faire de la pédagogie autour de la Shoah, mais en ne s’en tenant pas à assener un cours d’Histoire magistral, et en tirant plutôt des lignes de fuite pour mettre en perspective le passé et le présent, et donc en faisant, en quelque sorte, de l’éducation politique. Le film joue donc d’effets d’écho entre la situation de la famille d’Anne Frank, exilée à Amsterdam dans les années 1940, et celle des migrants, un peu partout en Europe et entre autres à Amsterdam, aujourd’hui. Le principe est intelligent et la démonstration souvent convaincante, mais en revanche les détours scénaristiques par lesquels elle passe (incarnation soudaine de l’amie imaginaire d’Anne Frank, course-poursuite avec pour enjeu la disparition du manuscrit original du journal, etc) le sont beaucoup moins. Ainsi, en dépit de ses belles idées graphiques et scénaristiques, Où est Anne Frank ! finit par se laisser aller à une certaine confusion par excès de rebondissements, et manque finalement de simplicité, à la fois pour délivrer son message et pour intéresser son public.
Nicolas Marcadé
OLGA E
SEMAIN
de Elie Grappe Âgée de quinze ans, Olga se prépare avec l’équipe nationale ukrainienne pour le Championnat européen qui lui permettra ensuite de participer aux Jeux olympiques. Mais ses projets se trouvent bouleversés lorsqu’elle est victime, avec sa mère, Ilona, d’un accident de voiture. Il s’agit en fait d’une agression intentionnelle visant Ilona, dont le travail de journaliste dérange. Afin de poursuivre son entraînement en sécurité, Olga part pour la Suisse – pays de son défunt père, qu’elle a peu connu. C’est alors que déferlent sur la place Maïdan de Kiev des manifestants pro-européens réclamant le départ du président Viktor Ianoukovytch. Témoin impuissante de ces soulèvements et de leur brutale répression, qui lui parviennent en rafale de vidéos sur son téléphone, Olga doit faire face à un questionnement identitaire exacerbé par ce contexte explosif et par les exigences de sa discipline. Outre les entraînements intensifs, pour pouvoir participer au Championnat européen au sein de l’équipe nationale suisse, l’adolescente doit acquérir la nationalité de son père, et donc renoncer à être citoyenne ukrainienne, le pays n’acceptant pas la double nationalité. Mais prendre cette décision, n’est-ce pas faire défection, abandonner son pays à un moment critique ? C’est ce conflit intérieur qui intéresse le cinéaste, le choc des enjeux intimes et collectifs chez cette adolescente en exil, qui peine à s’intégrer dans son nouvel
environnement et à trouver sa place, tandis qu’en Ukraine, sa mère, puis sa meilleure amie, prennent part à la révolution. Mais malgré son désir évident de confronter tumulte intérieur et tumulte social par des effets de miroir et d’écho, Grappe parvient difficilement à nous communiquer l’ardeur qui le fascine tant. Coécrit avec Raphaëlle Desplechin, le scénario manque de souffle et ses rebondissements paraissent souvent forcés. Quant à l’interprétation, elle donne une impression de froideur qui freine l’émotion.
Là où le film fait mouche, en revanche, c’est dans sa représentation du sport lui-même. Les jeunes gymnastes sont incarnées par de vraies athlètes de haut niveau (Anastasia Budiashkina, Sabrina Rubtsova, Thea Brogli), mises en valeur par la photographie de Lucie Baudinaud, qui joue régulièrement sur une faible profondeur de champ pour isoler l’héroïne dans cet environnement étranger. Les séquences d’entraînement et de compétition sont captivantes, à la fois visuellement, par la vigueur et l’énergie qui se dégagent des corps, et à travers l’univers sonore (respirations, chocs, frottements) qui n’est pas sans évoquer le fracas des manifestations. Pour Olga, le passage à l’âge adulte consistera à trancher, à faire un choix qui sera fatalement un renoncement, mais aussi un envol, comme le suggère l’un des derniers plans du film. Dommage que cet élan et cette fougue ne se retrouvent pas dans l’intrigue elle-même.
Julie Loncin
DÉBUTS
HIT THE ROAD INE
QUINZA
de Panah Panahi
E
Que ce soit devant ou derrière la caméra, le cinéma iranien est souvent affaire de famille. Chez les Makhmalbaf, à côté du père Mohsen, les deux filles Samira et Hana, ainsi que la femme Marziyeh, sont réalisatrices. Chez les Panahi, il faut compter désormais avec Panah, le fils. Contrairement à ce que la graphie de son prénom pourrait induire, le jeune homme est loin d’être un écho artistique inachevé de son père. Hit the Road s’appuie pourtant sur le dispositif le plus rebattu du cinéma iranien : le voyage en voiture. Ce procédé, bien pratique pour tenir à distance les organismes de censure, est devenu chez Kiarostami, comme chez Panahi père, une figure récurrente. Panah ne craint pas de s’y confronter à son tour. Un couple, leurs deux garçons, et le chien Jessie se rendent en voiture à un mystérieux rendez-vous fixé à la frontière du pays. Des mystères s’esquissent tout au long du film : le père est plâtré, mais sa jambe est-elle réellement cassée ? Pourquoi la mère fond-elle brusquement en larmes ? Sont-ils suivis par la police ? Grâce aux facéties du cadet, rejeton histrionique d’une longue lignée d’enfants qui ont marqué le cinéma iranien, le ton prend parfois des accents inédits de comédie burlesque. L’adjonction de quelques séquences musicales dans la trame éprouvée du roadmovie iranien confère à l’ensemble une tonalité pop surprenante, même si le ton devient plus grave à mesure que la destination approche. Bon sang ne saurait mentir, Panah Panahi a un sens aigu de la mise en scène, même si elle paraît parfois tentée par la performance. Son plus, c’est de pousser au maximum les curseurs dans le domaine du plan séquence, de la proportion entre paysage et personnages, dans la fusion d’images et de sons de natures hétérogènes. Hit the Road est un film qui commence dans l’habitacle étroit d’une voiture transportant quatre personnes et un chien. Il mesure ensuite ses personnages à des espaces de plus en plus grands jusqu’à ce qu’ils soient avalés par l’infini du ciel étoilé. Comme une odyssée de l’espace iranien. En voiture.
Jef Marcadé
UNE JEUNE FILLE QUI VA BIEN SEMAIN
de Sandrine Kiberlain
Pour son premier long métrage, Sandrine Kiberlain investit simultanément deux sujets qui lui tiennent à cœur : le sort des juifs durant la Seconde Guerre mondiale (en pensant forcément au dur quotidien de ses grands-parents juifs polonais durant l’occupation allemande), et la passion du théâtre. Les deux sont entremêlés de manière originale, à travers le parcours d’une jeune femme radieuse, uniquement préoccupée par le concours du Conservatoire et ses amours naissantes, ne prêtant aucune attention à l’histoire qui se joue autour d’elle et qui la rattrapera finalement. Il y a donc au centre du film une belle idée : évoquer la guerre et la shoah, à travers le regard d’une héroïne qui ne sait pas qu’elle traverse l’Histoire, qui vit sa vie sans prendre en compte la marche du monde qui, dans l’instant, ne la préoccupe guère. Mais hélas, ce concept intéressant ne peut se suffire à lui-même et si le film est globalement de bonne facture (la reconstitution est appliquée, le rythme soutenu, rien ne dépasse), il apparaît également un peu plat. Reste l’actrice principale, Rebecca Marder, qui injecte heureusement une bonne dose de passion et de débordements dans ce premier film par ailleurs un peu trop corseté.
Pierre-Simon Gutman
LES MAGNÉTIQUES INE
de Vincent Maël Cardona
QUINZA
Here are the young men, the weight on their shoulders... Si la musique de Joy Division se fait entendre dans la campagne bretonne, c’est grâce à Jérôme qui anime une des premières radios pirates, créée avec Philippe, le timide frère cadet qui œuvre à la console. Nous sommes en 1981, année de l’élection de François Mitterrand au sommet de l’état, et des espoirs qu’elle a suscités. Pour Philippe, la première préoccupation est d’éviter le service militaire, de ne pas passer une année de sa vie loin de ses proches. C’est pourtant en étant affecté à Berlin Ouest, et embauché par la radio militaire, que Philippe trouve une place qui lui est propre. Pendant ce temps, Jérôme, qui n’a pas su quitter à temps le garage paternel, s’abime dans l’alcool et la drogue. Les parcours respectifs des deux frères nous font comprendre ce qui s’est joué à ce moment là. Les Magnétiques nous transporte dans une province française endormie, il y a exactement 40 ans, plombée par l’absence de perspectives et l’isolement culturel. Il le fait avec des accents de comédie, et une grande justesse dans la reconstitution de l’identité esthétique et artistique de cette période. Les marqueurs temporels sont dosés avec soin ; le film est d’ailleurs dédié à Gilles Bertin et Philippe Pascal, petits maitres écorchés de cette période révolue. Le propos devient plus grave, voire mélancolique, quand il s’agit de prendre acte de la fin d’un monde. Philippe, électeur giscardien déçu, comme Jérôme, philosophe rock’n’roll nihiliste, ne se font aucune illusion sur d’éventuels lendemains qui chantent. L’époque qui vient, plus compétitive, en quête de performance, n’aurait pas voulu d’un Jérôme. Philippe n’y trouvera sa place qu’en s’adaptant. Les cassettes magnétiques vont encore un temps perdurer, avant d’être supplantées par le CD, puis effacées par l’ère numérique. Ce fut là aussi la fin d’un monde.
Jef Marcadé
DÉBUTS
UN CERTAIN REGARD
LA CIVIL
de Teodora Ana Mihai
La Civil suit les pas de Cielo, une mère prête à tout pour retrouver sa fille, Laura, enlevée par un gang dans le nord du Mexique. Face à l’insupportable inertie des autorités et à la résignation de Gustavo, son ex-mari, Cielo se lance dans une quête acharnée, quitte à céder elle-même à la violence dont elle est victime. Pour son premier long-métrage de fiction, la réalisatrice belgo-roumaine Teodora Ana Mihai s’attaque à un sujet épineux et actuel : celui de la violence qui ronge la société mexicaine et des multiples enlèvements qui ont lieu chaque jour dans ce pays. Ayant d’abord envisagé d’en faire un documentaire, la cinéaste a finalement opté pour la fiction, qui lui offrait plus de latitude - les informations récoltées étaient de nature trop sensible et le terrain trop dangereux pour être montrés sans ce filtre. Après des années de recherche et de réflexion, elle a donc entrepris de coécrire, avec l’auteur mexicain Habacuc Antonio de Rosario, un scénario fondé sur les nombreux témoignages recueillis, notamment celui de Miriam Rodríguez, militante des droits de la personne, assassinée en 2017. Le film s’ouvre et se ferme sur un regard, celui de Cielo, et c’est à ses côtés que l’on reste tout au long du récit. Mihai privilégie les plans-séquences, permettant de saisir dans la durée les nuances des émotions qui traversent le personnage, interprété avec finesse et sensibilité par Arcelia Ramírez. Si La Civil souffre de quelques longueurs, il offre un beau portrait de mère, à l’évolution frappante, et évite le manichéisme dans sa représentation des rôles de chacun, révélant un subtil éventail de réactions et d’attitudes. Coproduit par Hans Everaert, les frères Dardenne, Cristian Mungiu et Michel Franco, le film dénonce un système dont chacun est prisonnier, et s’achève sur une fin ouverte, livrée à l’interprétation du spectateur. Présenté à la sélection Un Certain Regard, La Civil s’est vu décerner le Prix de l’audace, nouvel intitulé conçu spécialement pour lui. De l’audace, il y en a effectivement, dans le sens où le sujet, particulièrement délicat, et les difficultés de production (le tournage a eu lieu fin 2020, en pleine pandémie) ont exigé de la part de l’équipe une ténacité et un courage considérables. Toutefois, si l’on s’en tient à la forme (la mise en scène, maîtrisée mais tout de même très classique), ce n’est pas l’audace qui frappe en premier lieu...
Julie Loncin
RIEN À FOUTRE E
SEMAIN
de Emmanuel Marre & Julie Lecoustre
Il n’est pas d’emblée si évident que, pour l’héroïne de Rien à foutre (Cassandre, 26 ans, hôtesse de l’air dans une compagnie lowcost - interprétée par la formidable Adèle Exarchopoulos), quelque chose cloche ; que son mode de vie est une façon d’être au monde autant que de s’en retirer, son habitat - une colocation anonyme à Lanzarote - un non-lieu, une base éloignée d’où rayonner dans toute l’Europe pour en revenir le jour-même, le plus souvent sans même avoir touché le sol ; qu’en somme cette vie au jour le jour et sans attaches est une esquive, une manœuvre de diversion. De fait, le film vaut d’abord pour son étude d’un milieu professionnel – une étude attentive aux gestes du travail, à sa terminologie infecte (partage des effectifs entre “juniors” et “number one”, mais qui tous finiront rabaissés ; imaginaire médiocre et jargon assorti tout droit sortis d’école de commerce : “pense au leadership des dirigeants”, dit ainsi une formatrice à une hôtesse à qui il est demandé de s’exercer à sourire…), à ses systèmes de notation par étoiles (l’évaluation de chacun par tous, par quoi tiennent les formes contemporaines de l’exploitation) et à ses protocoles indignes (chaque geste d’empathie est envisagé non seulement comme une perte de temps ou d’argent, une faute professionnelle, mais aussi, semble-t-il, comme une “erreur système”, le signe d’une appartenance à une variété révolue d’humanité). Mais, pour précise qu’elle soit, cette étude en quoi consiste le premier segment du film n’en est pas le cœur, du moins elle ne s’oppose pas à ce qu’éclose un autre film, cloué au sol celui-ci, en l’espèce le portrait d’une jeune femme qui, dans un premier temps, semblait en effet n’avoir pas
grand-chose à foutre des appels à la grève comme des perspectives de promotion, de passer Noël en famille ou de nouer des liens durables… Pas de jugement moral néanmoins, tant il apparaît donc bientôt qu’ainsi le personnage s’efforce de se débrouiller d’un deuil, cherche une forme de tranquillité d’esprit, d’absence à sa peine, dans la répétition des trajets, les interactions professionnelles codifiées et les histoires sans lendemain. Film coupé en deux à son mitan - on quitte alors les Canaries pour la Belgique -, Rien à foutre ne profite pas pour autant de sa bascule narrative pour opérer un repli sur les valeurs familiales, ni postuler qu’en revenant aux origines de sa fuite, Cassandre va l’interrompre. Pas de promesse, non plus, de deuil proprement fait (comme on dirait d’un lit - expression détestable) : rendue au monde avec sa peine - amoindrie, amendée peutêtre – et tout le reste (très belle dernière scène qui, à la faveur d’une ellipse, et comme dans le Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi, nous fait basculer dans l’ère du Covid), elle y reprendra son chemin. Comme dans le splendide D’un château l’autre (le film précédent d’Emmanuel Marre, court métrage sur lequel Julie Lecoustre, ici coréalisatrice, était créditée au scénario), on sort de Rien à foutre convaincu que ses protagonistes existent, qu’ils ont dans le monde, en circulation, une copie exacte ; que les lieux qu’ils traversent sont effectivement habités ; et que ce monde-là est le nôtre, dans toute sa violence - systémique et toute sa beauté – fragile, résiduelle, mais têtue.
Thomas Fouet
DÉBUTS
UN CERTAIN REGARD
NOCHE DE FUEGO
de Antoneta Alamat Kusijanovic
MURINA INE
QUINZA
Pour son premier long-métrage de fiction, Tatiana Huezo puise son sujet dans la continuité de son travail effectué pour Tempestad (2016), son documentaire centré sur deux femmes au destin marqué par le trafic d’êtres humains au Mexique. Noche de fuego mêle en effet les recherches de la réalisatrice et sa libre adaptation du roman de Jennifer Clement, Prayers for the Stolen, paru en 2012. Dans un petit village reculé des montagnes mexicaines, la plupart des hommes s’absentent pour mener une autre vie ailleurs, laissant les femmes et leurs filles livrées à elles-mêmes, en proie à la violence du trafic de drogue et des enlèvements réguliers. Pour les éviter, les fillettes sont obligées de se couper les cheveux très courts, afin de pouvoir mieux se cacher - la scène où la petite Ana fond en larmes dans le salon de coiffure illustre avec une simplicité bouleversante la violence de sa réalité. De l’enfance à l’adolescence, le film suit la destinée menacée d’Ana et ses deux amies, dans une mise en scène dont la douceur et la poésie tranchent avec la terreur quotidienne de ces femmes. Malgré quelques longueurs, ce coup d’essai impressionne par sa maîtrise et par l’engagement humain qui en émane.
Amélie Leray
de Antoneta Alamat Kusijanovic C’est une Caméra d’or qu’on n’avait pas vraiment vue venir et qui vient récompenser la réalisatrice croate de 35 ans Antoneta Alamat Kusijanovic, un nom qu’il faudra donc retenir. Le prix récompense aussi, à travers elle, un cinéma des Balkans qu’on a peu vu à Cannes cette année et un joli film d’apprentissage (un thème très présent, lui, à la Quinzaine des réalisateurs, où était présenté).
Murina, “la murène” en français, nous embarque vers une petite île de l’archipel des Kornati. C’est la cage dorée de Julija, l’héroïne, dont les journées se partagent entre pêche sous-marine (de murènes, donc, parfois) avec son grognon de père et déambulations en maillot de bain sur ce caillou de l’Adriatique où la vie n’est rythmée que par le mouillage des plaisanciers. Les affaires se corsent quand un ancien “ami” du père, Javier, un Américain richissime, débarque avec sa bande d’amis.
Le long-métrage impose rapidement son univers, entre d’étonnantes séquences subaquatiques et le quotidien écrasé de soleil des habitants. Il y a aussi ici quelque chose de la tragédie grecque, avec son économie de personnages et de lieux, ses enjeux familiaux (la mère, ex-reine de beauté, ne rêve que d’immeubles et de pots d’échappements), le contexte, évidemment, très méditerranéen, et on se faufile avec Julija dans ces intrigues familiales un peu tordues où chacun essaie de tirer son épingle du jeu.
Marine Quinchon
FACE À LA MER INE
QUINZA
de Ely Dagher
Réalisé par Ely Dagher, dont Waves ’98 avait obtenu la palme d’or du court métrage en 2015, Face à la mer décrit la dérive existentielle d’une jeune libanaise soudainement revenue de Paris dans un Beyrouth fantomatique, en suspension, comme dans l’attente de la déflagration qui allait dévaster le port et une partie de la ville en 2020. Il est stupéfiant à ce propos de constater à quel point le film, pourtant tourné en 2019, semble avoir anticipé la catastrophe, en être le visionnaire hébété. Tana met donc un coup d’arrêt à ses études parisiennes, rentre chez ses parents, couple de bourgeois beyrouthins désorientés par son retour inexpliqué comme par la crise économique, sociale et politique profonde dont le Liban est le théâtre depuis des années et, dans le même mouvement, revoit Adam, amour d’hier qu’elle avait quitté pour Paris précisément et dont elle retrouve tout naturellement les bras. S’ensuit une longue errance dans ce Beyrouth sous hypnose, ville dont les immeubles, les gratte-ciels, les avenues ne donnent que sur d’autres immeubles, d’autres gratte-ciels, d’autres espaces désertés comme s’il s’agissait d’un jeu de miroirs sans fin, d’un incessant effet de réfléchissement du même engourdissement. Il en résulte un film extrêmement beau à regarder et dont les plans, totalement envoûtants, ne demandent qu’à être vus et revus. Ce que nous leur octroierons volontiers, avec notre assentiment sans réserve.
Roland Hélié
À L’IMPARFAIT
CÉRÉMONIE DE CLÔTURE
Esprits chagrins, passez donc votre chemin : la cérémonie de clôture du festival aura été le point d’orgue d’une édition expérimentale à tout point de vue (nous ne reviendrons pas ici sur le contexte sanitaire). La bourde de Spike Lee, Président du jury annonçant d’emblée la Palme d’or, aura mis la soirée – lancée au préalable sur les notes successives du This Is The End de The Doors et du discours convenu de Doria Tillier, maîtresse de cérémonie – sur les bons rails, lui imprimant un sentiment de flottement bienvenu. L’émotion de Caleb Landry Jones, acteur doué (et meilleur musicien), au moment de recevoir son Prix, et la traduction très polie des premiers mots de son discours vite écourté (“I think I’m gonna throw up” – “Je pense que je vais vomir” – devenant “Je suis trop ému”) ; la bonne volonté de Tahar Rahim, changeant de place pour venir assister Spike Lee ; l’hilarité communicative de Mélanie Laurent ; l’hommage rendu à l’immense Marco Bellocchio (par Paolo Sorrentino, mais la perfection n’est pas de ce monde) ; Doria Tillier ramant vaillamment avant de se lancer dans une explication (erronée) des délibérations du jury ; Lee manquant in fine de peu de reproduire sa bévue... Tout aura dès lors contribué à converger vers le discours, délivré avec une émotion d’autant plus palpable sans doute qu’elle faisait suite à trois quarts d’heure de rétention (avait-elle entendu dire le nom de son film ? en était-elle certaine ?) de Julia Ducournau. Quelque part entre la grande pompe et le spectacle de fin d’année de l’école, cette clôture aura rappelé une évidence : en matière festivalière, le fiasco consiste exclusivement à voir récompensés des mauvais films (de toute évidence ce ne fut, pour l’essentiel, pas le cas) et promue une vision paresseuse du cinéma. Que l’on puisse trouver maladroits les équilibres cherchés dans le palmarès (Memoria et Le Genou d’Ahed recevant ex aequo le Prix du Jury), trop haute la récompense décernée à Titane..., importe peu en définitive : au moins, il s’est passé quelque chose. C’était précisément ce que nous attendions de ce retour à Cannes : que tout ne se déroule pas comme prévu. Comme l’a dit, dans un anglais parfait mais très inattendu (“I don’t know why I’m speaking in english right now, because I’m french...”), Julia Ducournau : “This evening has been perfect, because it’s not perfect” – “Cette soirée a été parfaite, parce qu’elle n’est pas parfaite”. À bon entendeur, salut..
Thomas Fouet
PALMARÈS COMPÉTITION Palme d’or Titane de Julia Ducournau
Grand Prix (ex æquo) Un héros de Asghar Farhadi et Compartiment N°6 de Juho Kuosmanen Prix de la Mise en scène Leos Carax pour Annette
Prix du Scénario Hamaguchi Ryusuke & Takamasa Oe pour Drive My Car de Hamaguchi Ryusuke Prix d’Interprétation féminine Renate Reinsve dans Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier
Prix d’Interprétation masculine Caleb Landry Jones dans Nitram de Justin Kurzel Prix du Jury (ex æquo) Memoria de Apichatpong Weerasethakul et Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid Palme d’or d’honneur Marco Bellocchio
UN CERTAIN REGARD Prix Un Certain Regard Les Poings desserrés de Kira Kovalenko Prix du Jury Great Freedom de Sebastian Meise Prix d’Ensemble Bonne mère de Hafsia Herzi
Prix de l’audace La Civil de Teodora Ana Mihai Prix de l’originalité Lamb de Valdimar Jóhansson
Mention spéciale Noche de fuego de Tatiana Huezo SEMAINE DE LA CRITIQUE Grand Prix Nespresso Feathers d’Omar El Zohairy
Prix Fondation Louis Roederer de la Révélation Sandra Melissa Torres pour Amparo de Simón Mesa Soto
Prix Fondation Gan à la Diffusion Condor, distributeur français pour Rien à foutre de Julie Lecoustre & Emmanuel Marre Prix SACD Elie Grappe et Raphaëlle Desplechin pour Olga d’Elie Grappe QUINZAINE DES RÉALISATEURS Carrosse d’or Frederick Wiseman Label Europa Cinemas A Chiara de Jordas Carpignano Prix SACD Les Magnétiques de Vincent Maël Cardona AUTRES RÉCOMPENSES Caméra d’or Murina de Antoneta Alamat Kusijanovic (QR) Prix FIPRESCI Compétition : Drive my Car Un Certain Regard : Un monde de Laura Wandel Semaine de la Critique : Feathers Prix du Jury Œcuménique Drive my Car Mention spéciale : Compartiment N°6 Prix de la citoyenneté Un héros Prix François-Chalais Un héros Queer Palm La Fracture de Catherine Corsini Palm Dog Snowbear, Dora et Rosy dans The Souvenir Part 2 de Joanna Hogg Œil d’or du Documentaire Toute une nuit sans savoir de Payal Kapadia Prix spécial du jury : Babi Yar. Context de Sergeï Loznitsa Cannes Soundtrack Sparks pour Annette et Rone pour Les Olympiades de Jacques Audiard
Rédacteur en chef : Nicolas Marcadé Ont collaboré à ce numéro : François Barge-Prieur, Thomas Fouet, Michael Ghennam, Pierre-Simon Gutman, Roland Hélié, Simon Hoareau, Amélie Leray, Julie Loncin, Jef Marcadé, Nicolas Marcadé, Marine Quinchon. En couverture (de gauche à droite) : Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier (Memento), Memoria de Apichatpong Weerasethakul (New Story), Titane de Julia Ducournau (Diaphana) 4e de couverture (de gauche à droite) : Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid (Pyramide Distribution), Cahiers noirs de Shlomi Elkabetz (Dulac Distribution).