Les Sortilèges du blockbuster - Extraits

Page 1


TABLE DES Introduction ………............................................….........................

3

1. Au commencement était Spielberg …….....................

4

Le Saint-Père ……...............................................................

6

Blockbuster = Spielberg …...........................................……

10

2. La force d’attraction du blockbuster ……..................

16

Plein la vue : Petite histoire des effets spéciaux ….............................…..

18

L’extrême limite : Franchises et crossovers ….................................................

23

Star system : Un modèle en fin de règne …......................................…..

26

3. Blockbuster et critique …….....................................

30

État critique ……................................................................

33

Presse & blockbusters : Les haut et les bas d’une longue relation ….......................

35

4. 12 blockbusters sous-estimés …..........................…..

45

5. Une affaire de joueurs ……......................................

50

George Lucas : L le maudit ……................................................................

52

James Cameron : L’homme qui voulut être roi du monde (et y parvint) …...

54

Jerry Bruckheimer : À la recherche du blockbuster perdu ….......................…..

56

Tom Cruise : Et les mutations du blockbuster contemporain ….......…..

61

6. Que devient-on en devenant blockbuster ? ……...........

64

Rocky & Stallone : Durs et purs ……..................................

66

Alien(s) : La bête en mode replay ……................................

71

Fast & Furious ……..............................................................

76

158


MATIÈRES 7. 20 figures emblématiques …….................................

78

8. Une certaine vision du monde ….........................…..

84

Toy’s stories …...............................................................…..

86

Blockbusters et psychanalyse …....................................…..

90

Les paradoxes de Michael Bay ……...................................

93

Le monde selon Roland Emmerich ……............................

96

9. Le goût de la catastrophe ….......................…...........

100

Catastrophes en série ……..................................................

102

Géographie de la catastrophe …….....................................

106

Réparer les vivants : Déjà vu et l’effacement de la catastrophe .....................…..

112

10. Refoulé(s) du blockbusters ……..............................

116

Buffalo Bill et l’invention du blockbuster …..................…..

118

L’étrange cas des frères/sœurs Wachowski …..............…..

124

Verhoeven : L’infiltré ……....................................................................

130

11. Le pire du blockbuster ……....................................

133

12. Et maintenant ? …...........................................…..

138

D’une génération à l’autre …........................................…..

140

2013-2017 : La relève de la hard SF …........................…..

144

Cloverfield : À l’épreuve du found footage …...................................…..

148

Ils sont partout ! : Le blockbuster décliné ……..............................................

151

Rentabilité du blockbuster : Argent trop cher ? …...................................................…..

155

159


AU COMMENCEMENT ÉTAIT SPIELBERG Outre le fait d’être l’auteur de ce qui est admis comme le premier véritable blockbuster, Les Dents de la mer, Spielberg est le cinéaste qui en a sans cesse renouvelé les codes et l’incarnation de ce qu’il peut produire de meilleur.



(de gauche à droite et de haut en bas) E.T. (1982) ; Les Dents de la mer (1975) ; Les Aventuriers de l’Arche perdue (1981) ; Minority Report (2002) ; Jurassic Park (1993) ; Hook (1991) ; Arrête-moi si tu peux (2002) ; Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne (2011).

10


BLOCKBUSTER = SPIELBERG PAR NICOLAS MARCADÉ

Définir ce qu’est le blockbuster en ne parlant que de Steven Spielberg est un exercice tout à fait tentable. Tracer une silhouette de Spielberg en suivant les points qui servent de socle au blockbuster : possible aussi. Deux ou trois choses que l’on sait de l’un, qui disent quelque chose de l’autre (et inversement).

LA MAGIE

(en gros : c’est du divertissement donc pas du cinéma). Et la réponse que lui oppose Truffaut cerne déjà parfaitement les principaux paramètres de ce type de cinéma-là : sa beauté (relevant de la magie pure), son langage (exclusivement lié à l’enfance), son pouvoir de fascination (même si on prétend ne pas aimer les blockbusters on est attiré, on y revient) et sa capacité à paralyser l’esprit critique (ce qui est souvent le but, et peut-être le danger).

“J’ai de l’admiration pour Steven Spielberg, dont les films, selon moi, sont de grands films de rêves. (...) Vous parlez de bagarres de gosses et de soucoupes volantes illuminées comme des sapins de Noël ; il me semble que vous avez tout à fait raison. Spielberg a cet amour de l’enfance, et c’est pour cela qu’il n’a pas peur de jouer avec notre naïveté, si bien que, même lorsque nous le critiquons, nous continuons à regarder ses films. Vous dites vous-même que vous avez vu une demi-douzaine de fois le film Rencontres du troisième type, qui vous semble puéril !” C’est François Truffaut qui répondait ainsi au courrier de l’un de ses admirateurs, quelque peu stupéfait de voir son idole se commettre, en tant qu’acteur, dans une grosse machine hollywoodienne telle que Rencontres du troisième type. La réaction de ce truffaldien de base est emblématique de la perception que les cinéphiles pouvaient avoir des premiers blockbusters

L’ENFANCE Spielberg, “cinéaste de l’enfance”, c’est la tarte à la crème majeure. Bien entendu elle se fonde sur une réalité, mais encore faut-il s’entendre sur ce que cette expression signifie. Certes, Spielberg a beaucoup fait tourner des enfants, et même des enfants appelés à devenir

11


à la fois comme le symbole de la règle et comme le symbole de l’exception. Dans les années 1980, quand le système du blockbuster s’imposait comme modèle dominant, Spielberg a souvent été perçu comme une sorte d’“ouvrier de l’année” : celui qui respectait bien les consignes, fabriquait de beaux produits parfaitement manufacturés, et générait les plus grosses remontées en dollars. En 1981, dans un long article consacré aux Aventuriers de l’Arche perdue et publié dans les Cahiers du cinéma, Olivier Assayas abordait le film uniquement comme une “production Lucas”, et n’évoquait Spielberg que comme “un cinéaste qui se veut d’abord technicien”. L’année suivante, Serge Daney, dans Libération, écrivait dans un papier consacré à E.T. : “Steven Spielberg, ex-premier de la classe, section cinéma, passe son examen de fin d’études cinéphiliques avec mention très très bien.” L’image n’est pas mal choisie. En effet, les critiques ont beaucoup entretenu avec Spielberg le même type d’ambivalence que les profs avec le premier de la classe un peu besogneux : comment mal le noter, mais en même temps comment lui trouver réellement du talent ? Le paradoxe est que cette image se soit développée durant la première période enchantée de Spielberg : le quasi sans-faute artistique et commercial qui va des Dents de la mer (1975) à Indiana Jones et le temple maudit (1984). Les années suivantes seront plus aléatoires, dans leur qualité comme dans leur perception. Il faudra ensuite, non seulement que Spielberg ait pour la seconde fois une période particulièment inspirée - disons de 1998 (Il faut sauver le soldat Ryan) à 2005 (Munich) -, mais aussi que les dispositions de la critique vis-à-vis du cinéma de genre et du blockbuster se soient modifiées (à la faveur d’un changement de génération et d’une évolution des mentalités), pour qu’il

célèbres (Drew Barrymore dans E.T., Christian Slater dans Empire du soleil, Dakota Fanning dans La Guerre des mondes…), mais ce n’est pas sa singularité principale que d’être un grand “directeur d’enfants” comme peuvent l’être, chez nous, Truffaut ou Doillon. Certes, il lui est arrivé de se frotter au cinéma pour enfants proprement dit (Hook, Les Aventures de Tintin) mais ce n’est jamais là qu’il a le plus brillé. Ce qui fait la véritable spécificité de Spielberg, c’est plutôt sa capacité à tout filmer comme un enfant, quel que soit le film, le registre, le genre… Ainsi, au-delà même de la réalisation un peu conceptuelle d’E.T., qui s’essayait à prendre au pied de la lettre l’expression “filmer à hauteur d’enfant” (notamment en décadrant les personnages adultes), la beauté de films comme La Guerre des mondes ou Munich (qui ne sont pas spécialement destinés aux petits) tient au fait qu’ils sont filmés avec des yeux d’enfant, recevant sans filtre l’horreur comme la beauté. Là où le blockbuster tend à infantiliser le spectateur dans le but de rassembler tous les publics à partir du plus petit dénominateur commun, Spielberg, lui, atteint le même objectif de façon sincère. Car il ne présuppose pas ce qui parle aux enfants : il le sait. Et s’il est devenu roi dans ce pays de l’enfance qu’est le blockbuster c’est sans doute qu’il y est, plus qu’aucun autre, autochtone.

LA DISTINCTION FAISEUR / AUTEUR Le blockbuster est par définition un film de producteur, pas d’auteur. C’est un projet commercial avant d’être un projet artistique. C’est la règle. Et, comme toute règle, elle ne va pas sans son lot de brillantes exceptions. Or, Spielberg a pu apparaître

12


LES FRANCHISES

accède enfin officiellement au statut d’auteur. Un statut qui ne peut objectivement pas lui être contesté ; à tel point que Spielberg apparaît aujourd’hui comme l’exemple le plus évident et le plus admis pour illustrer l’idée qu’un fabriquant de blockbusters peut être, dans le même temps, un auteur.

Les suites, solution de facilité permettant des succès presque assurés, ont toujours été présentes dans l’histoire du blockbuster, avant d’en devenir aujourd’hui le modèle dominant, sous le nom de franchises. Spielberg, de son côté, a su ne jamais rester prisonnier d’une série à succès, mais il ne s’est pas pour autant tenu à l’écart du jeu des franchises. Au contraire, il est le patron de l’une des plus célèbres, les Indiana Jones, dont il a réalisé les quatre épisodes. Il a également donné naissance au juteux filon des Jurassic Park, qui continue aujourd’hui encore à enrichir les studios, et dont il réalisa les deux premiers films. Enfin son Tintin était appelé à avoir plusieurs suites, que l’on attend toujours, et Les Dents de la mer, succès oblige, a donné lieu à plusieurs “sequels”, dont on se serait volontiers passé.

LES GENRES À l’origine, le grand apport de Spielberg au cinéma de divertissement a consisté à revaloriser des genres qui s’étaient retrouvés cantonnés dans le cinéma d’exploitation (horreur, science-fiction, aventures), en leur apportant un soin et des moyens dont ils ne bénéficiaient pas ou plus. En cela il rejoignait totalement la démarche de George Lucas, le concepteur à la fois de Star Wars et des Aventuriers de l’Arche perdue : deux projets consistant également à convertir des scénarios de série B en superproductions de luxe, modernes et attractives. Depuis, comme le blockbuster lui-même, Steven Spielberg slalome entre les genres avec une grande mobilité. Dans l’imaginaire collectif, son nom n’est pas associé à un genre spécifique mais plutôt à un type de cinéma : le grand spectacle haut de gamme. À partir de là, qu’il s’agisse d’un film de SF (Minority Report) ou d’un film d’aventures (les Indiana Jones), d’un film “qui fait peur” (Jurassic Park) ou d’un film d’animation (Les Aventures de Tintin), d’un mélo (La Couleur pourpre) ou d’un film de guerre (Il faut sauver le soldat Ryan), cela ne change pas grand-chose. Ça n’altère pas l’esprit de la marque. Le blockbuster est pareil : il ne peut limiter son public aux fans de tel ou tel genre, et doit imposer une identité, un attrait, au-delà des genres. Quitte à devenir lui-même une sorte de genre à part entière.

LES PONCIFS La caméra subjective, portée par le mythique thème musical du requin, dans Les Dents de la mer. Les trois notes utilisées pour communiquer avec les extraterrestres dans Rencontres du troisième type. Le chapeau et le fouet d’Indiana Jones. Le slogan “E.T. téléphone maison” et l’image du vélo volant passant devant la lune (qui deviendra le logo de la société de production Amblin). Les mains gantées de Tom Cruise faisant défiler des images sur un écran tactile translucide... Combien de fois Spielberg a-t-il accompli le rêve de Baudelaire : “Créer un poncif” ? Or le poncif, cette image qui passe dans l’inconscient et le patrimoine collectifs, via mille déclinaisons, citations, parodies..., est une des clés de voûte du blockbuster. Pour s’asurer une renommée

13


virale de son nom, des cours d’école aux machines à café, le blockbuster utilise les armes de la publicité : slogans (“Hasta la vista baby”, “Yipee-ki-yay”, “My Name is Bond”, “Que la force soit avec toi”...), logos (l’envol de Superman avec le point levé, le couple aux bras tendus à la proue du Titanic...) et jingles (la majorité des thèmes mythiques composés par John Williams). La création d’un poncif fait automatiquement entrer un film dans une sorte d’artistocratie du blockbuster. Quant à Spielberg, puisqu’il est le patron, c’est lui qui a conçu (et repris, à la fois dans Rencontres du troisième type et dans E.T.) l’image qui pourrait servir de logo au blockbuster lui-même : une porte qui s’ouvre sur une grande lumière, à la fois belle et aveuglante, et un enfant fasciné devant elle. La porte s’ouvre dans le quotidien et donne sur le merveilleux. Celui qui lui fait face est toujours un enfant. Il est à la fois enchanté et captif. La lumière rappelle fortement celle de la projection. Mais le sens en est inversé. Ici, la projection est dirigée vers le spectateur. Le film regarde l’enfant autant que l’inverse. Cette image pourrait, en ce sens, être une illustration littérale de la formule de Daney, “ces films qui ont regardé notre enfance”. Et Dieu sait si les films de Spielberg en ont regardé, des enfances...

- à travers, en premier lieu, Les Dents de la mer, E.T. ou Les Aventuriers de l’Arche perdue a permis un juteux commerce de jouets, tee-shirts, déguisements, jeux vidéos, peluches, etc. Et cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant, puisque Spielberg connaît mieux que quiconque la dimension magique que peuvent revêtir les objets, et en premier lieu les jouets, aux yeux des enfants (qui, chez lui, sont toujours de fervents consommateurs si l’on en croit le taux de remplissage de leur chambre). En témoignent la séquence de Rencontres du troisième type où l’arrivée des extraterrestres déclenche la mise en marche de quelques objets emblématiques dans la chambre d’un petit garçon (un tournedisque, un singe automate, une petite voiture électrique) ; ou la façon dont E.T. s’empare de cet objet mythique des années 1980 qu’est la “Dictée magique”, pour entrer en contact avec les siens. Tout naturellement, Spielberg a également fait entrer les produits dérivés de films dans ce corpus d’objets merveilleux. Ainsi, toujurs dans E.T., les premières productions de l’Homme qu’Elliott fait découvrir à son ami extraterrestre sont des figurines de Boba Fett et Lando Calrissian (deux personnages de L’Empire contre-attaque, à l’époque le dernier Star Wars en date) et un requin en plastique émanant probablement du fond promotionel des Dents de la mer. À ce moment-là, on est encore dans le clin d’œil amical et l’autocitation ironique. Mais dix ans plus tard, dans Jurassic Park, dans lequel est décrit une sorte de parc d’attraction ultime (qui fascine jusqu’aux scientifiques qui savent qu’il est dangereux et contre-nature), où toutes les déclinaisons monayables sont déjà prévues, le regard sur l’industrie du divertissement se fera plus critique.

LES PRODUITS DÉRIVÉS Conséquence directe de leur capacité à créer des images iconiques, les films de Spielberg ont donné lieu à leur quota de produits dérivés en tous genres. Certes, le cinéaste, n’ayant probablement pas la fibre marchande de son camarade Lucas, n’a pas conceptualisé, comme ce dernier l’avait fait pour La Guerre des étoiles, la déclinaison de ses films en goodies. Il n’en reste pas moins que son univers

14


LA MORT DU BLOCKBUSTER

il enfonçait le clou, en prédisant cette fois plus spécifiquement la fin des films de super-héros : “Nous étions là quand le western est mort. Il y aura un moment où les films de super-héros prendront le même chemin. (...) Ces cycles ont une durée de vie limitée dans la culture populaire. Un jour, les histoires mythologiques seront racontées à travers un autre genre, et peut-être qu’un jeune réalisateur est déjà en train d’y réfléchir.” Ainsi, peut-être, le blockbuster serait en passe de mourir d’un excès de ce qui l’avait défini (les budgets colossaux et les sorties massives). Ainsi, peut-être, le blockbuster n’aurait été l’affaire que d’une génération - celle d’après le western, celle de la mondialisation et du triomphe du marketing, celle des pionniers du numérique - et serait appelé à être remplacé par autre chose, inventé bientôt par une nouvelle génération, qui se définirait en premier lieu comme étant celle d’après Spielberg.

Comme pour boucler la boucle, celui qui fut le père du blockbuster est aujourd’hui celui qui en annonce la mort prochaine. En 2013, lors d’une conférence donnée devant des étudiants en cinéma à l’USC School of Cinematic Arts, Steven Spielberg, accompagné de George Lucas, faisait part de son inquiétude face à l’inflation des budgets des blockbusters et à la concurrence que ceux-ci se font désormais entre eux. À propos des studios, il déclarait : “Tout ce qui les motive, c’est l’argent. Mais une telle attitude ne peut pas marcher indéfiniment. Plus ils se focalisent sur le profit, plus les gens se lassent. Et le moment venu, ils ne sauront pas comment sortir de l’impasse. (...) Il y aura une implosion le jour où trois, quatre, voire une demi-douzaine de ces blockbusters au budget démesuré se crasheront au box-office. Le modèle que l’on a aujourd’hui va changer.” Deux ans plus tard, en 2015,

E.T. l’extraterrestre

15


1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

1 : L’Élu (Neo dans Matrix). 2 : La Guerrière (Sarah Connor dans Terminator). 3 : Le Bouffon (Ruby Rhod dans Le Cinquième Élément). 4 : Le Flic dur à cuire (John McLane dans Une journée en enfer). 5 : Le Prédateur (Alien dans Alien : Covenant). 6 : Le Savant fou (Le Bouffon vert dans Spider-Man). 7 : Le Sage (Yoda dans L’Empire contre-attaque). 8 : L’Élégance du mal (Hans Gruber dans Piège de cristal). 9 : Le Lanceur d’alerte (Professeur Lawrence Hays dans San Andrea). 10 : Le “Lone Wolf ” (John Matrix dans Commando). 11 : L’Enfant (Rachel Ferrier dans La Guerre des mondes). 12 : Le Président (James Marshall dans Air Force One).

78


20

FIGURES EMBLÉMATIQUES Connaissez-vous John McLane, Sarah Connor et Obi-Wan Kenobi ? “Maîtres du monde” et savants fous, super-espions et flics durs à cuire : tout au long de son histoire, le blockbuster s’est distingué par sa faculté à faire naître et exploiter des archétypes, dont voici un panel, non exhaustif évidemment.

LE FLIC DUR À CUIRE John McLane (Bruce Willis dans Piège de cristal et ses suites) et Martin Riggs (Mel Gibson dans la franchise L’Arme fatale) en auront fixé les fondamentaux. Rompu au tir et au combat à mains nues, il n’en reste pas moins un homme ordinaire, en ce que son héroïsme se mesure moins à des facultés innées qu’à sa disposition à encaisser les coups. En toute logique, il finit le plus souvent laminé (plaies, œdèmes et t-shirts ensanglantés - SaintSuaires du héros d’action auront témoigné de son passage dans une fiction sulpicienne). Sans perdre pour autant son sens de la punchline. _T.F.

LA JEUNE FEMME EN DÉTRESSE Descendante directe de “la veuve et l’orphelin”, c’est une espèce qui est heureusement en passe de disparaître des écrans. Avant que Ripley (Sigourney Weaver dans Alien) ne vienne rebattre les cartes, la “JFED” avait les traits, la jeunesse et les cordes vocales de la blonde Ann Darrow (Fay Wray puis Naomi Watts), la captive de King Kong. Un rôle essentiellement passif, créé pour mettre en valeur l’héroïsme de son sauveteur de sexe mâle. Peu à peu, le rôle n’étant plus tenable, il a évolué. Marion (Karen Allen), dans Les Aventuriers de l’arche perdue, boit certes “comme un garçon”, mais se bat

79

“comme une fille” ; et elle n’échappera à la colère divine que grâce aux conseils avisés d’Indiana Jones. Au fil du temps, Sarah Connor (Linda Hamilton dans Terminator), Wonder Woman, ou Furiosa (Charlize Theron dans Mad Max : Fury Road) ont montré qu’elles se débrouillaient très bien toutes seules. Elles peuvent même porter secours aux JHED [voir LA GUERRIèRE]. _J.C. LE “LONE WOLF” Sans statut ni corps de métier officiels, à l’occasion retraité de la police, transfuge des services secrets ou ancien des commandos, héritier d’une conception toute personnelle de la justice - qu’il préfère rendre


Affiches promotionnelles de Independence Day : Resurgence

96


“Roland, I feel you It is mayhem out these days I specialize in end times too Last night I dreamt I was flying the jet Into the mothership But then I woke up too soon” Get Well Soon (Roland, I feel you)(1)

LE MONDE SELON

ROLAND EMMERICH PAR THOMAS FOUET

Intronisé poids lourd d’Hollywood avec Stargate, puis auteur notamment d’une série de blockbusters massifs (Independence Day et sa suite, Godzilla, Le Jour d’après, 2012), Roland Emmerich évoque généralement le gros œuvre du “destruction porn”. Or, si le cinéaste, raillé pour ses scripts faméliques et son approche pour le moins sommaire de la géopolitique, n’a jamais été reconnu en tant qu’auteur à part entière, sa filmographie n’en témoigne pas moins d’une réelle continuité formelle et thématique.

Une ligne claire et épaisse

centrale portant treillis et béret rouge, de Touaregs sortant de la tente et de Chinois durs à la tâche, figure une aberration d’où toutes singularité et porosité au réel semblent avoir été bannies. Cette caractérisation a minima ne vaut pas seulement pour les contrées “exotiques” (Europe comprise). Certains des sociotypes balayés par l’auteur lorsque, dans Independence Day, un vaisseau alien se positionne au-dessus de New York, sont à ce titre limpides :

Dès les tout premiers temps de sa filmographie, Roland Emmerich a composé une ligne claire et épaisse, nourrie de visions pré-mâchées dont l’amalgame a quelque chose de monstrueux : compilation de clichés par quoi les récits font l’économie de toute contextualisation, son cinéma, peuplé de seigneurs de guerre d’Afrique

97


à Harlem, des ados afro-américains disputent une partie de basket-ball ; dans les rues de Wall Street, des banquiers portant attaché-case et costume gris assistent, hébétés, au spectacle... Lorsqu’il s’aventure hors des villes, c’est encore pour composer des décors d’emblée identifiables : un Midwest à gros traits de caravanes et d’épandage agricole (Independence Day toujours), le parc national de Yellowstone ou l’Everest (2012)...

Le projet que compose l’auteur, amalgame de relents patriotiques (le bien-nommé The Patriot en figurant l’acmé), de tiersmondisme maladroit et d’envolées écologistes (sans doute la seule valeur stable de son œuvre), en est dès lors indéchiffrable. Dans 2012, des gouvernants endossent la responsabilité d’un projet immonde (la construction, dans le plus grand secret, d’arches garantissant la survie d’une poignée de privilégiés), la richesse s’y voit à la fois légitimée et conspuée (à travers les figures d’un oligarque russe et de quelques émirs saoudiens), et les personnages excédant la cellule familiale traditionnelle, celle des liens du sang, sont voués à la perdition (un beau-père expulsé par le récit à la façon d’un corps étranger). Mais le film s’achève sur la vision d’un continent africain sauf (trouvaille aux implications certes troublantes : est-ce à dire qu’il convient, pour les survivants occidentaux, de la coloniser à nouveau ?), de même que Le Jour d’après figurait dans son dénouement l’inversion des rapports nord-sud (en échange de l’effacement de sa dette extérieure, le Mexique ouvrait ses frontières aux réfugiés états-uniens ; “ce que nous appelions autrefois le Tiers-monde, relevait alors le président nouvellement investi, est désormais une terre d’accueil”).

Les récits convoqués par l’auteur témoignent d’une logique semblable : par une sorte d’alchimie torve, 2012 fond ainsi prédictions maya, renvois à la légende d’Atlantis et fumisteries pseudobouddhistes dans un récit d’inspiration biblique, quand Le Jour d’après semble opérer le croisement entre le cauchemar d’un analyste du GIEC et l’Apocalypse chrétienne.

Les coordonnées du spectacle L’œuvre d’Emmerich est pourtant, et pour cette même raison sans doute, une affaire de paradoxes : l’obéissance aux coordonnées du spectacle et leur raillerie peuvent ainsi cohabiter. Certaines des premières destructions figurées sur le territoire états-unien dans 2012 (les lettres Hollywood et la tour de Capitol Records, emblèmes de l’entertainment mainstream) ont de quoi déconcerter, de même que le sort qu’y réserve le cinéaste à Arnold Schwarzenegger, alors gouverneur de Californie : “Il me semble bien que le pire est derrière nous”, déclare celui-ci lors d’une conférence de presse (“C’est un acteur, il récite un script”, commente le personnage de John Cusack), à l’instant même où, à la faveur d’un séisme, le plafond s’effondre sur lui.

Détruire la destruction, effacer l’effacement La fin du monde a eu lieu (le déluge de l’Ancien Testament, auquel renvoient directement deux films d’Emmerich, 2012 et Le Principe de l’arche de Noé, et dans lequel il identifie semble-t-il le blockbuster originel), elle est pourtant à venir ; l’âge de glace s’est déjà produit (l’un de ses pires films, 10 000, y situait son récit), il revient dans Le Jour d’après... Si l’auteur, agitateur

98


Un visiteur étranger

névrotique de croûtes terrestres, file avec opiniâtreté son programme catastrophiste - “It’s the end of the world as we know it”, chante REM au début de 2012 -, c’est aussi pour le conjurer, car, à chaque nouveau film, tout est à refaire ; les foules sont anéanties, et c’est pour ressusciter. Après avoir donné à voir la fragilité du monde, c’est la fragilité de sa destruction même que met en scène le cinéaste : les glaces ont beau couvrir New York (Le Jour d’après), c’est encore New York qu’on célèbre, dont on déplore la perte pour mieux en fêter la renaissance, car dans un prochain film, chez Emmerich luimême, chez un autre peut-être, la ville sera intacte.

Il existe pourtant, dans la filmographie d’Emmerich, une unité de mesure à l’aune de laquelle sa propension au gigantisme prend un sens plus aimable. Dans White House Down, la Maison-Blanche est ainsi, en premier lieu, le décor d’une boule de neige dans une chambre d’adolescente ; l’un des premiers plans de 2012 montre un enfant jouant dans une flaque d’eau et voyant, sous une pluie diluvienne, son paquebot miniature emporté par une vague, vision préfigurant l’ultime morceau de bravoure du film, dans lequel une arche colossale est entraînée par un tsunami. Ce rapport au modèle réduit est un motif récurrent de son cinéma. Comme d’autres experts en destruction officiant à Hollywood, Emmerich n’a fait, en somme, qu’agiter d’exorbitantes boules de neige en espérant en voir s’effondrer les décors.

C’est donc en toute logique que le charme est rompu dans Independence Day : Resurgence, le monde ayant gardé, suite oblige, le souvenir de la catastrophe. Situant une fois encore son récit le 4 juillet, le film n’a dès lors d’autre choix que d’orchestrer sa propre commémoration. Dans ce 2016 alternatif, les nations ont dépassé leurs anciennes querelles et mis à profit l’étude des technologies alien pour reconstruire des cités futuristes. Or Emmerich, de toute évidence, ne croit pas suffisamment en la réalité de ce monde pour prendre la peine de le détruire “proprement”, et ne peut s’en remettre qu’à l’inflation de la menace (le vaisseau ennemi est encore plus gros), avant d’expliciter lui-même l’inanité de son projet, en moquant littéralement les codes du “destruction porn” : “Il n’y a pas à dire, remarque ainsi le personnage de Jeff Goldbum en voyant Londres anéantie par un vaisseau extraterrestre : il adorent nos monuments”.

Or, s’il sera beaucoup pardonné à cet enfant-là, c’est que l’innocence de son regard se double d’une dimension fondamentalement exogène. Apatride absolu fantasmant ses contrées d’origine et d’adoption, l’Europe et les États-Unis, au même titre que les autres, l’auteur a pour la Terre les yeux d’un voyageur qui, sur la base d’un échantillon aléatoire d’émissions captées depuis l’espace, ou d’après quelques pages arrachées à un atlas junior et un Reader’s Digest de l’Histoire de l’Humanité, s’en serait fait une idée sommaire, suffisante, tout au plus, pour en déraisonner la destruction rituelle. Tout ce temps, l’évidence nous aura échappé : Roland Emmerich n’est pas de ce monde. (1) Auteur-compositeur allemand, Konstantin Gropper, alias Get Well Soon, rend ici un hommage amusé, mais de toute évidence sincère, à son compatriote.

99



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.