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Les hôtels de famille, I

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Nostalgie alpine I

Nostalgie alpine I

Hôtels de famille

des perles rares en voie de disparition

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COMME UN BIJOU TRANSMIS DE MÈRE EN FILLE, UN HÔTEL DE FAMILLE EST UN OBJET SENTIMENTAL ET PRÉCIEUX. CHAQUE GÉNÉRATION APPORTE SA PART DE CONFORT ET DE MODERNITÉ POUR RÉSISTER À LA CONCURRENCE. LES TRACES DU PASSÉ SONT DES TRÉSORS QUE L’ON EXHIBE ET DONT ON RACONTE L’HISTOIRE AVEC FIERTÉ. AUJOURD’HUI, LES HÔTELS DE FAMILLE SONT MENACÉS DE DISPARITION AVEC LA PRESSION FONCIÈRE ET DES FRAIS DE SUCCESSION ÉLEVÉS. À LA TÊTE D’HÔTELS À TIGNES, CHAMONIX, MEGÈVE ET LA CHAPELLE D’ABONDANCE, DES HÔTELIERS PARTAGENT LEURS RÉALITÉS.

“ Ma maman a travaillé dans l’hôtel jusqu’à son dernier souffle. Le matin, elle était derrière la réception, le soir elle décédait. ”

Capucine Favre

En haut : Capucine Favre dirige l’hôtel de ses parents, l’hôtel Le Refuge 3*, situé en plein centre de Tignes.

HÔTELLERIE DE MONTAGNE

ENQUÊTE

Certains clients fréquentent l’hôtel depuis 40 ans. Ils m’appellent parfois la veille de leur arrivée pour réserver et réclament la même chambre. Et si je leur dis que tout est complet alors ils dorment chez moi ! Je ne peux pas leur refuser ; ils viennent depuis si longtemps. Certains me laissent même leurs habits d’un hiver à l’autre ». Capucine Favre, 63 ans, dirige l’hôtel Le Refuge *** hérité de ses parents. Elle a dédié sa vie à l’hôtel, acquis en 1956 par sa famille, en plein centre de Tignes. C’était le début du tourisme et son père faisait partie des pionniers de la station.

Une vie dédiée à l’hôtellerie

À 18 ans, elle travaille auprès de ses parents car les études « ce n’était pas son truc ». « S’ils avaient été plombiers, je serai devenue plombier. Ma maman a travaillé dans l’hôtel jusqu’à son dernier souffle. Le matin, elle était derrière la réception, le soir elle décédait. C’est elle qui faisait tourner la baraque. Mon père, guide et moniteur de ski, s’occupait du relationnel et emmenait les clients en montagne », raconte-t-elle. Travailler avec ses parents n’a rien d’évident car les générations ne voient pas les choses de la même façon. En 2003, quand elle a voulu faire installer un ascenseur, son père lui a dit "Mais ça ne sert à rien, on est sportifs". Il est même allé voir les fournisseurs pour leur demander de ne pas le livrer. Selon Capucine Favre, travailler en famille relève d’une époque révolue. «J’ai travaillé pendant 22 ans, 365 jours par an, 24 h sur 24 quand l’établissement était ouvert à l’année. Je commençais à 6 h et je finissais à 1 h du matin. Aujourd’hui, vous racontez cela aux nouvelles générations, elles vous prennent pour une dingue! »

« Nous sommes les derniers »

L’hôtellerie familiale traditionnelle, Capucine Favre n’y croit plus. « C’est fini, nous sommes les derniers. Les jeunes n’auront pas envie de s’investir autant que nous ». Les hôtels familiaux disparaissent petit à petit car il faut investir dans des travaux qui coûtent très chers. Les droits de succession sont élevés ; il est difficile de transmettre cet héritage aux enfants. Capucine Favre rénove son établissement tous les ans. Les "petites années", elle investit quand même 200 000 euros par an. En 2003, elle réalise de gros travaux : un niveau supplémentaire, l’installation d’un ascenseur (contre l’avis de son père) et la création d’un espace wellness. « Il faut, sinon les gens ne vous ratent pas sur les réseaux sociaux. Quand ils arrivent, la première question que posent les habitués, c’est: Qu’y a-t-il de nouveau?». Capucine Favre n’a pas d’héritier, elle vendra un jour ou l’autre. « Tignes sera l’une des dernières stations touchées par le manque de neige. Voilà pourquoi tous les gros investisseurs débarquent et proposent des fortunes. Ils sont venus me voir et je n'ai pas lâché. Parfois, ils le prennent mal car ils n’ont pas l’habitude qu’on leur refuse. Je suis née dedans, je ne me sens pas encore de partir. C’est sentimental, ce n’est pas comme ces investisseurs qui achètent un hôtel comme ils achèteraient un saucisson ». 6

HÔTELLERIE DE MONTAGNE

ENQUÊTE

Le Hameau Albert 1er est l’un des plus anciens hôtels de Chamonix et appartient toujours à la même famille. Perrine Carrier, dirigeante, incarne la 5e génération.

er © Hameau Albert 1

« Je fais 50 métiers en une journée »

Elle incarne la 5e génération d’hôteliers. Perrine Carrier dirige le Hameau Albert 1er, créé en 1903 à Chamonix. L’hôtel 5*, doté d’un restaurant 1* au Michelin, est une entreprise qui fonctionne 24h/24. Alors quand on lui demande si elle se sent la gardienne de la mémoire familiale, elle répond : « Je me considère comme une entrepreneuse qui investit et qui s’adapte à l’air du temps. Je suis très reconnaissante et je me rends compte du travail réalisé par les générations précédentes. On peut tout réinventer, mais il ne faut pas perdre l’identité de la maison. » Le plus difficile selon elle ? « Ne pas prendre peur. Aborder les étapes sans se laisser embarquer dans quelque chose qu’on ne maitrise pas et qui susciterait trop de stress. J’ai connu ça avec le Covid », confie-t-elle, avant de poursuivre. « Mes grands-parents vivaient dans la maison avec les enfants qui couraient dans le jardin. Tout le monde travaillait. A l’heure du repas, on se levait quand il y avait un client et c’est tout juste si on ne lui disait pas de s’asseoir avec nous à table. Aujourd’hui, tout est structuré, minuté et chargé en pression. Pour être rentable, il faut tout optimiser, tout le temps et partout. Il n’y plus de marge de manœuvre. On peut difficilement être serein dans ces conditions ». Perrine Carrier réfléchit chaque investissement sur le long terme. En 2021, après avoir repensé son mode de fonctionnement, elle a obtenu pour l’hôtel le label Clé Verte, un label international écologique. Pas question de se laisser distancer, il faut garder de l’avance et prendre soin de cet héritage familial comme d’un diamant.

HÔTELLERIE DE MONTAGNE

ENQUÊTE

© Les Cornettes

« Tout est fait avec le cœur »

« Les hôtels qui ouvrent autour de nous appartiennent à de grands groupes. Il est difficile de rivaliser car ils ont une telle puissance. C’est dans la qualité, le sens de l’accueil et notre cuisine que nous tirons notre épingle du jeu. Dans les hôtels de famille, nous mettons tous un peu de nous-même pour offrir de l’authenticité. Tout est fait avec le cœur. Nous avons une forte clientèle d’habitués et nous ne faisons plus la différence entre les clients et les amis car nous les accueillons chez nous. Quand ils cherchent une balade, nous pouvons leur dénicher un lieu familier et leur indiquer en chemin un chalet d’alpage où ils peuvent rencontrer l’agriculteur qui fabrique notre fromage. Nous sommes profondément ancrés dans le territoire et nous aimons plus que tout le partager », explique Jérémy Trincaz, 29 ans, qui a repris avec sa sœur, Virginie, 33 ans, l’hôtel Les Cornettes 3* à La Chapelle d’Abondance (Haute-Savoie), détenu par sa famille depuis 1894 ! Et ici tout le monde s’implique : Sylvie leur maman, Mikaël, le gendre et même la compagne du chef. « C’est une fierté de se dire que nos ancêtres n’ont pas fait tout ça pour rien », poursuit Jérémy Trincaz dont le but est de continuer à moderniser l’établissement, réaliser tous leurs projets, avant de transmettre le flambeau à son tour.

“ C’est une fierté de se dire que nos ancêtres n’ont pas fait tout ça pour rien ”

Jérémy Trincaz

L’hôtel Les Cornettes 3* existe depuis 1894 ! C’est une institution à la Chapelle d’Abondance, qui est gérée par la 5e génération. Virginie et son frère Jérémy Trincaz ont repris les rênes de l’établissement il y a 10 ans. Ils peuvent compter sur l’aide de leur maman Sylvie Trincaz (4e génération) et le mari de Virginie, Mikaël Deconche, qui gère le bar et la brasserie. En photo, avec leur fille Emma.

© David André

“ Il y a tellement de métier dans notre activité qu’évidemment nous serions ravis que nos enfants y trouvent une passion à exprimer. ”

Marie Sibuet

« La famille, c’est une force incroyable »

Marie Sibuet (35 ans) et son frère Nicolas (39 ans) incarnent la 3e génération d’hôteliers. Ensemble, ils co-dirigent le groupe Maisons & Hôtels Sibuet, créé par leurs parents, figures emblématiques de l’hôtellerie à Megève et de l’art de vivre. Désormais, ils rachètent des établissements dans le centre de leur village pour garder les maisons de famille, soucieux de faire perdurer ce qui contribue au charme de la destination.

« Reprendre la suite de nos parents est une aventure à laquelle nous avons été préparés, même si au départ je ne voulais pas travailler en famille. Avoir grandi dans les établissements nous a intuitivement prédisposés. Les responsabilités sont arrivées petit à petit et nous avons acquis notre légitimité par le travail sur le terrain auprès des collaborateurs », nous explique Marie Sibuet, co-dirigeante du groupe Maisons & Hôtels Sibuet. Elle avoue que travailler en famille n’est pas toujours simple, mais c’est une chance incroyable d’avancer dans un climat de confiance. Son mari, Maxime Levotre, les a rejoints, et dirige la nouvelle collection des chalets du label. Quant à la compagne de Nicolas, Marine elle s’occupe de la marque de cosmétiques Pure Altitude. « Partager et échanger nous permet d’aller plus loin dans les projets que nous portons ensemble. Nos parents, eux, sont ravis de continuer à partager leurs expériences et donner leur avis dès que nous les sollicitons. La famille, c’est une force incroyable », avoue la co-dirigeante de ce groupe qui a su se faire un nom dans le monde du luxe.

MARIE SIBUET ET TROIS QUESTIONS COSY : Ce qui fait le charme des hôtels de famille ? « La personnalité. Trouver une histoire authentique qui s’est créée pierre après pierre, année après année. Les hôtes viennent chercher des adresses différentes, pas standardisées et veulent ressentir l’esprit des lieux. Quand vous êtes aux Fermes de Marie à Megève ou à La Bastide dans le Luberon, vous ressentez une atmosphère particulière car rien n’est impersonnel. Nous cherchons à créer des émotions et à poursuivre l’expérience au-delà nos établissements. »

Des hôtels et maisons de famille disparaissent peu à peu en montagne. Ce phénomène vous inquiète-t-il ? « Bien sûr, car dans un village ce qui fait la force d’un lieu, c’est la diversité des adresses et de proposer des maisons de famille que ce soit un pâtissier, un artisan, une petite boutique, un hôtel et un restaurant. Nos hôtes séjournent à Megève pour vivre une expérience globale. Le risque, c’est l’uniformisation des marques. Si dans les différents villages de montagne, vous trouvez les mêmes restaurants, les mêmes marques, cela perd de son goût, de son charme et de son authenticité. Il faut réussir à garder tous ceux qui veulent maintenir leur maison de famille. »

Vous êtes l’heureuse maman de deux jeunes enfants. Les imaginez-vous un jour travailler à vos côtés ? « Oui à condition qu’ils le souhaitent et qu’ils s’épanouissement. Nous avons la chance d’avoir une diversité de métiers assez extraordinaire, entre le domaine viticole, la cosmétique, l’hôtellerie, la restauration, la déco… il y a tellement de métier dans notre activité qu’évidemment nous serions ravis que nos enfants y trouvent une passion à exprimer. »

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