grand théâtre magazine n°15 - Terres promises

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La mezzo-soprano Rihab Chaieb, du rock métal à l’opéra

La chute de l’Éden par Scholastique Mukasonga

Avec FC Bergman à Anvers

Terres promises n°15
LES LENDEMAINS DE PREMIÈRE LA CRITIQUE DE GUY CHERQUI 18:30 Le Journal

Le souffle de l’espérance

À la fin du film Voyage vers l’espoir, le père de famille kurde essayant de passer en Suisse, perdu dans les Alpes sous la neige, son fils mort dans les bras, est récupéré par la police des frontières. À l’inspecteur qui lui demande quelle idée l’a pris d’affronter un tel péril, il répond d’une phrase : « J’espérais. »

Revoir ce film, plus de 30 ans après sa réalisation, reste une expérience poignante. Le périple infernal de cette famille eut alors un impact énorme sur un public qui n’avait à cette époque qu’une vague idée des souffrances endurées par les candidats à ce type d’exil. Le flux des migrants venus du Sud venait seulement de commencer sa progression, qui n’allait plus cesser.

Composer aujourd’hui un opéra sur cette odyssée maudite, comme l’a fait Christian Jost dont l’ouvrage sera créé après trois ans de retard dû à la pandémie, prend alors tout son sens. Parce que l’histoire peut paraître déjà bien ancienne, au regard des tragédies qui se jouent tous les jours sur les embarcations éventrées en Méditerranée, elle devient parabole. On peut y lire l’éternel élan que l’espérance donne au cœur des hommes, prêts à tout braver pour échapper au pire – quitte à s’échouer dans la mort. « Mais quel océan, quelle muraille pourraient arrêter ceux pour qui une vie enfin digne d’être vécue est Ailleurs ? La terre promise, si proche et si lointaine, à jamais Ailleurs », écrit pour nous, dans ce numéro, l’écrivaine franco-rwandaise Scholastique Mukasonga.

Il y a des odyssées plus heureuses, sinon moins tumultueuses. Celle d’Ulysse, chez Homère puis chez Monteverdi, se conclut avec le voyage du retour, guidé par l’espoir des retrouvailles avec sa terre natale d’Ithaque et avec son épouse Pénélope, qui l’a vertueusement attendu. Mais les intrigues se multiplient et l’heureux dénouement se gagne au prix de l’héroïsme.

Partir, revenir. Terre d’exil ici, terre de retour là. Et partout les périls, surmontés à l’aide des dieux, de la chance ou de la ténacité. L’espoir d’un ailleurs – à rejoindre ou à retrouver –évoque cette Terre promise par Dieu à Abraham, Isaac et Jacob dans les textes bibliques. Mais cette notion, si puissante, s’est extraite de ses racines religieuses pour signifier, par analogie, tout lieu idéalisé ou difficile à atteindre. Il évoque pour ceux qui y aspirent la double espérance d’y parvenir et d’être récompensé pour y être parvenu. C’est l’une des illusions tragiques de l’exil, mais il en est d’autres, plus intimes, qu’affrontent la plupart des déracinés de la terre : comment concilier la culture qu’on quitte et celle qui accueille ? Comment partir sans oublier, comment s’intégrer sans se renier ? Beaucoup d’artistes, dans ce numéro, témoignent de cette tension, qu’ils ont su rendre féconde dès lors qu’ils ont opéré les retrouvailles avec leurs origines, à l’image du chorégraphe Fouad Boussouf, de la mezzo-soprano Rihab Chaieb ou des jeunes musiciens venus jusqu’ici d’Iran, d’Afghanistan ou d’Ukraine, qui nourrissent leur art des cultures dans lesquelles ils ont grandi.

Se dessinent alors les contours d’une Terre non plus promise mais conquise, où les identités multiples tissent de nouveaux échanges. Jusque dans l’opéra, genre pourtant si fortement ancré dans la culture occidentale, que ces métissages revivifient aujourd’hui.

Bonne lecture !

Jean-Jacques Roth

Rédacteur en chef de ce magazine, Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche, où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre.

1 UN MAGAZINE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN du Cercle du Grand Théâtre de Genève, de Caroline et Éric Freymond édito

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Portrait de couverture

Grand Central, la mythique gare de Manhattan, ville où la mezzo-soprano Rihab Chaieb a posé pour le photographe Timothy Fadek. L’interprète de la mère du Voyage vers l’espoir s’est arrêtée à New York avant de retrouver Chérubin, dans les Noces de Figaro de Mozart, à l’opéra de Los Angeles. Elle devait ensuite s’envoler pour Genève où reprennent les répétitions de l’opéra de Christian Jost, interrompues en 2020 par la pandémie, en compagnie du metteur en scène Kornél Mundruczo.

RUBRIQUES

Édito 1 par Jean-Jacques Roth

TERRES PROMISES

L’appel de la terre promise peut faire tout risquer aux migrants qui tentent le voyage vers l’espoir. Mais que reste-t-il de leur espérance pour ceux qui ont tout quitté, et que leur reste-t-il de leurs origines orphelines ?

La musique pour adoucir l’expérience de l’exil, Par Juliette de Banes Gardonne et Stéphane Gobbo

Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Le Temps, Collaboration éditoriale Le Temps

Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Florence Perret Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Maquette et mise en page Simone Kaspar de Pont Images Anne Wyrsch (Le Temps) Relecture Patrick Vallon Promotion GTG Diffusion 38 000 exemplaires dans Le Temps Parution 4 fois par saison Tirage 45 000 exemplaires

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jamais ailleurs,
Scholastique Mukasonga 18
À
Par
26
30
L’espoir et la mort, Par Andreas Berger
ISSN
2673-2114
Mon rapport à l’opéra 4
le terrible spectacle du monde Ailleurs 6 À Anvers, l’odyssée de FC Bergman Interview 12 Fouad Boussouf, « Se déplacer, c’est se dépasser »
Paolo Pellegrin
Regard sur nos partenaires 16 Un ballet chez Rondinone Portrait 34 Rihab Chaieb, Une voix qui vient de loin Coulisses 38 Les bâtisseurs de l’ombre Rétroviseur 42 Mouvement culturel 44 Belgrade, la fête inattendue Agenda 48
Photo : Timothy Fadek pour le Grand Théâtre Magazine

Paolo Pellegrin le terrible spectacle du monde

Né à Rome en 1964, Paolo Pellegrin a étudié à l’Institut de la photographie de sa ville natale avant de travailler pour les plus grandes publications, telles Newsweek ou le New York Times. Il a fait partie de l’agence Vu avant de rejoindre Magnum, dont il est membre depuis 2005. Couronné par de nombreux prix, Paolo Pellegrin a surtout travaillé sur des terrains de guerre ou de catastrophe, mais aussi dans le portrait, la mode, le nu ou le paysage.

Pause vacances, Paolo Pellegrin est en famille dans les Alpes italiennes, près de Sestrière. En général, il n’habite nulle part, il est en voyage perpétuel, mais pour sa femme qui travaille au CICR, la famille s’est installée à Genève. C’est là, au Grand Théâtre, qu’il a assisté pendant les Fêtes à une représentation de Maria Stuarda, l’opéra de Donizetti. Le faste du bel canto, quoi de plus éloigné du photographe qui court inlassablement le monde au chevet de ses pires misères, guerres, famines, exils, maladies ? C’est pourtant ses images que le Grand Théâtre a choisies pour illustrer le programme de sa saison placée sous le signe des « Mondes en migration », auxquelles il a, en collaboration avec le Musée d’art et d’histoire, consacré une poignante exposition l’automne dernier.

Comment avez-vous réagi lorsque le Grand Théâtre vous a proposé de recourir à vos images pour son programme ?

J’ai d’abord été très reconnaissant. Mais j’étais très curieux de voir comment pouvait s’établir la relation entre mes images et les opéras. Nous avons eu besoin d’en parler longuement avant que je sois convaincu.

Comment opérer cette rencontre entre vos photos qui disent la misère du réel et l’artifice de l’opéra ?

Nous avons sélectionné des images pas trop dures. Mais le contraste reste puissant, bien entendu. Cela n’aurait pas été possible sans le sens donné à la saison genevoise, articulée autour des migrations. De toute manière, la photo est une forme d’expression magnifique car elle permet à chacun d’en avoir sa propre interprétation. C’est ce que je m’efforce en tout cas de faire : proposer des photos « ouvertes », de manière à initier un dialogue avec qui les regarde.

4 mon rapport à l’opéra
Le célèbre photographe, dont les images illustrent le programme de cette saison du Grand Théâtre, avoue n’avoir qu’un rapport lointain à l’opéra : « L’image a tout pris dans ma vie. »

Paolo Pellegrin ne photographie pas que les détresses. Il s’est intéressé au paysage, à la mode, aux animaux, ou, comme dans cette photo de 2007 prise à New York, au monde du spectacle et du cinéma.

Vous dites aimer les photos « unfinished », qui ne sont pas achevées…

Oui, j’aime les photos qui suscitent ma réflexion, qui me permettent d’imaginer une histoire. L’art peut avoir ce pouvoir de transformation sur celui ou celle qui regarde ou qui écoute.

Pourquoi les migrations occupent-elles une telle place dans votre travail ?

Je m’y suis intéressé dès le début de ma carrière. Et cela ne cesse de me hanter, qu’il s’agisse d’exodes liés à la guerre, à des raisons économiques ou désormais climatiques. Je pense que ces larges mouvements de population ont modifié notre perception du monde de manière spectaculaire, et je crains qu’ils s’amplifient dans les prochaines années.

Peut-on dire qu’un photographe est un metteur en scène du réel ? Non, non ! Je viens de la tradition humaniste de la photo, incarnée par Cartier-Bresson. Il y a toujours de nombreuses questions éthiques et morales dans l’exercice de la représentation. Je n’interviens jamais pour rendre plus acceptables ou plus esthétiques les réalités que je prends en photo. La seule interférence lors de la prise de vue, c’est ma présence. Je suis très strict à ce propos. Je n’interviens pas davantage au tirage ou par des logiciels de type Photoshop. Je suis une sorte de puriste romantique : l’image doit restituer le moment où elle a été

saisie. Je choisis d’une manière générale le noir et blanc pour effacer un peu de la réalité et restituer une image plus symbolique. L’humilité, la pudeur face à la souffrance d’autrui est un impératif de mon travail. Du moins je m’y efforce.

D’où vous vient cette exigence ?

Peut-être qu’elle est liée à mes études d’architecture, que j’ai interrompues après avoir connu une épiphanie avec la découverte de la photo. Dès le début, j’avais pour projet de m’intéresser à la condition humaine, à l’histoire en train de se faire. Je voulais documenter les tragédies humaines pour constituer une forme d’archives de la mémoire et encourager un sentiment de responsabilité collective vis-à-vis de ces drames.

Avant cela, votre père a été un guide en matière culturelle, vous le citez souvent.

Un architecte réputé, une très forte personnalité. Chaque week-end, avec ma sœur, il nous emmenait visiter les églises, les musées. Rome, puis l’Italie, l’Europe… Il a construit mes fondations, en quelque sorte. Mais la question des influences reste mystérieuse. Bien sûr, j’ai mes photographes de prédilection, comme j’ai mes réalisateurs fétiches, mais finalement tout vient de la vie, des gens que vous rencontrez et que vous aimez. C’est une chimie indéfinissable qui finit par former votre regard. Et puis, les images les plus réussies sont celles où précisément vous parvenez à vous affranchir des influences pour libérer une réaction pure à la réalité qui vous touche.

Avec tout ça, nous n’avons pas parlé d’opéra. Tient-il une place dans votre vie ?

Soyons franc : pas vraiment. J’ai beaucoup aimé Maria Stuarda que je suis venu voir en famille au Grand Théâtre. Mon père m’y avait amené dans ma jeunesse, mais ce n’est pas une forme artistique dont je me suis emparé. L’image a tout pris dans ma vie, et lorsqu’elle me laisse en paix, je dévore des livres, je joue beaucoup aux échecs.

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© Paolo Pellegrin/ Magnum photos

À Anvers, l’odyssée de FC Bergman

Par Alexandre Demidoff

Photographies : David Wagnières pour le Grand Théâtre Magazine

Les Anversois Thomas Verstraeten et Stef Aerts font partie du FC Bergman, collectif d’artistes qui depuis dix ans subjugue à New York, Paris, Zurich. Au Grand

Théâtre, il propose dès le 27 février

Le Retour d’Ulysse de Monteverdi. Ils se racontent en flânant dans la ville de leurs rêves.

Alexandre Demidoff se forme à la mise en scène à l’Institut national des arts et techniques du spectacle à Bruxelles. Il enchaîne ensuite avec un master en littérature française à l’Université de Genève et à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie. Il collabore au Nouveau Quotidien dès 1994 et rejoint le Journal de Genève comme critique dramatique en 1997. Depuis 1998, il est journaliste à la rubrique Culture du Temps qu’il a dirigée entre 2008 et 2015. Il passe une partie de sa vie dans les salles obscures.

Un coup de pinceau divin au petit matin. Il est 8h30 dans le quartier latin d’Anvers et le ciel se badigeonne à l’instant de violet. Verdi vous fait de l’œil, son masque de pierre du moins. Le Toneelhuis, sa façade en demi-cercle, ses colonnes et ses effigies d’artistes sanctifiés plastronnent, fouettés par un vent glacé. C’est devant ce théâtre historique où ils ont leur quartier général depuis 2013 que Thomas Verstraeten et Stef Aerts ont donné rendezvous. Ces deux comédiens sont une partie du FC Bergman, ce collectif lancé par six amis en 2007, cette bande qui a ses entrées aujourd’hui dans les plus grands festivals, à Avignon, Paris, New York, Zurich, Genève, où il a marqué en septembre La Bâtie avec The Sheep Song. Au Grand Théâtre bientôt, ils feront un sort au Retour d’Ulysse de Monteverdi – première le 27 février.

Le ciel prend une couleur crème et Verdi vous salue. On guette l’arrivée de Thomas Verstraeten et de Stef Aerts. On pense à la force du destin. À leur ascension qui est un fantasme pour tout apprenti comédien. Ils avaient 20 ans, des illuminations dans les veines, la mer du Nord dans les pupilles. Ils se sentaient ligotés par leurs profs de théâtre, trop conventionnels selon eux. Vite de l’air! Vite un spectacle qui leur ressemble ! Vite encore un bock de bière ! Le FC Bergman est né ainsi, dans la fièvre d’une aube arrosée et dans un mépris gamin des lendemains.

Autour de nous, pas un passant. Même pas un fantôme. Des goélands prennent de nos nouvelles. On est tenté de prendre la voie des airs avec eux. On finit par faire le tour de ce théâtre construit en 1837 par Pierre Bruno Bourla. Longtemps, on l’a appelé l’Opéra français. Longtemps, les notables francophones de la ville s’y sont pressés. Molière et Bizet étaient une distinction. Tiens, une porte. C’est l’entrée des artistes. Thomas Verstraeten et Stef Aerts déboulent d’un étage mystérieux. Le premier est débonnaire et léonin, il aurait fait belle figure dans l’atelier de Rubens. Le second a la discrétion trompeuse de ceux qui peuvent tout jouer. Un chat de race au regard bleu énigmatique. Marie Vinck, la compagne de Stef, devait être là, s’excusent-ils. Mais leur enfant malade l’a retenue à la maison.

6 ailleurs

Thomas Verstraeten (à gauche) et Stef Aerts devant le bistrot de leur jeunesse, sur la Mechelseplein, place où se trouvait leur école de théâtre. C’est là où ils sont devenus adultes, confient-ils, là

aussi où ils ont créé, après une nuit arrosée, le FC Bergman. La Handelsbeurs (à droite), première Bourse de marchandises au monde, a accueilli l’une de leurs premières performances.

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Naissance en forme de tocade

On a prévu de les confesser. On voudrait comprendre ce qui les anime, ce qui les soude. Au parterre, calés dans leurs fauteuils, ils font défiler le film de leurs désirs. « Pourquoi le FC Bergman ? Parce que nous avions 20 ans et que nous étions un peu stupides, sourit Stef. “FC” est une référence à l’esprit d’équipe qui était le nôtre. Bergman, c’est la providence! Nous avions beaucoup bu et un journal était ouvert sur la table du bistro : Ingmar Bergman était mort. Nous nous sommes dit que s’il était mort, il pouvait donner son nom à notre compagnie. En allemand, “Bergman” signifie “l’homme des montagnes”. Cela nous semblait une belle métaphore. Nous avons saisi l’instant, sans aucune prétention. Aucun d’entre nous n’imaginait que quinze ans plus tard notre ensemble existerait toujours. »

Dès leur première création pourtant, ils se démarquent. Peu de mots, des images qui frappent, l’intelligence de l’allégorie. « Nous jouions dans un festival alternatif et le public comme les organisateurs étaient emballés, poursuit Thomas. Ils nous ont réinvités l’année suivante. » Comme ils aiment ce qui déborde, ils s’engouffrent dans La Divine Comédie de Dante. Et en extraient en 2009 un voyage toqué pour quatre personnages. Le titre leur ressemble, extravagant et piquant, un programme en soi : se promener sur les Champs-Élysées avec une tortue pour mieux observer le monde, mais il est ardu de boire du thé sur un iceberg quand tout le monde est ivre.

Le texte est souvent un fil ténu chez eux. « Il n’y a pas de répertoire en Flandres, explique Stef. Les artistes qui nous ont marqués ne recourent pas à la parole, qu’ils s’appellent Pina Bausch ou Christoph Marthaler. Se passer de texte laisse beaucoup plus de liberté, à nous, mais aussi au public. Il peut projeter ses interprétations, ses idées sur le spectacle. L’écrivain et sémiologue Umberto Eco défend la notion d’œuvre ouverte. C’est ce à quoi nous aspirons : que l’œuvre soit toujours ouverte. »

La passion de Jean-Luc Godard

Liberté est leur mot, leur cap. Ils ont une passion pour Jean-Luc Godard, en particulier pour son film Bande à part, « parce que ce cinéaste est libre, parce qu’il n’a pas de limites ». On quitte le théâtre en parlant politique. « Nous n’avons aucune leçon à donner, aucun message à passer, c’est au spectateur de tirer ses conclusions. Avec lui, nous instaurons une conversation. »

On se dirige vers la Mechelseplein, la place qui est le cœur de leur histoire. Anvers et ses façades charmeuses mais sans esbroufe nous appartiennent. Avec cette ville, soufflent-ils, c’est une histoire d’amour. « Nous sommes nés ici, nous y avons grandi, étudié. C’est un endroit où la scène alternative est enthousiasmante. Vous allez découvrir la Mechelseplein, il y avait notre école de théâtre devenue le Studio, un centre culturel très vivant. Il y a aussi le café où nous avons passé tant de soirées. Cette place est celle où nous sommes nés comme adultes. » Sur la Leopoldstraat, des arbres centenaires murmurent leurs secrets. C’est le Jardin botanique, un écrin pour cactus en hiver, un parc miniature pour marivauder ou philosopher. « C’est un lieu que nous aimons, où nous allons chercher l’inspiration, quand nous sommes à court de carburant », s’amusent Stef et Thomas. Mais nous voici sur la Mechelseplein qui à cette heure de la matinée affiche son vague à l’âme, avec ses terrasses désaffectées et ses maisons basses pensives. « Vous voulez qu’on aille au Musée royal des Beaux-Arts ? » lance Thomas. « Il nous accompagne depuis toujours, enfants, nous y passions du temps. Il nous a inspirés en 2016 un spectacle, Het Land Nod, Le pays de Nod en français. »

8 ailleurs
« Anvers est un endroit où la scène alternative est enthousiasmante »

Haut lieu de l’économie anversoise au XVIe siècle, La Handelsbeurs – ou Bourse des marchandises –a été restauré dans les années 2000. Aujourd’hui, elle accueille concerts, performances et expositions.

Thomas Verstraeten et Stef Aerts remontent le temps, quinze ans déjà de spectacles ensemble, assis au parterre du Toneelhuis où le FC Bergman a sa base depuis 2013.

Avec ses façades altières et ses pignons à redans, la Grand-Place évoque le passé glorieux d’une ville qui doit sa prospérité aux diamantaires.

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L’Escaut stimule depuis toujours l’esprit d’aventure des Anversois, qu’ils soient négociants, marins ou artistes.

Thomas Verstraeten dans la fantastique salle Rubens du Musée royal des Beaux-AArts. Il contemple Le Coup de lance, toile qui jouait, en 2016, un rôle central dans leur spectacle Le pays de Nod.

Construite entre 1352 et 1521, la cathédrale Notre-Dame – en néerlandais OnzeLieve-Vrouwekathedraal – est l’un des fleurons d’Anvers.

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À l’affiche du Festival d’Avignon en 2016, Le pays de Nod est l’une de leurs grandes pièces. Au cœur de ce spectacle, Le Coup de lance de Rubens, toile bouleversante qui nous attend justement au musée. Sur sa croix, le Christ subit l’outrage d’une lance sur son flanc droit. Des femmes s’indignent, Marie-Madeleine tente de protéger le Sauveur. C’est l’acmé du martyre, projeté dans une toile magistrale de quatre mètres sur trois.

Rubens, le consolateur

Mais nous voici devant ce Coup de lance, dans l’immense salle Rubens. « Vous ne pouvez pas imaginer comment c’était il y a sept ans, confie Thomas. Le musée était en restauration depuis des années. Nous cherchions un espace inspirant pour une création. Nous avons pensé à cet endroit et nous avons eu un choc. La salle Rubens était en ruines. C’était comme si une bombe l’avait dévastée. Les toiles avaient été évacuées. Il ne restait que la carcasse. Nous étions dévastés et nous nous sommes dit qu’il fallait monter notre spectacle ici. »

Thomas et ses camarades font des démarches. L’administration a d’autres chats à fouetter. Qu’à cela ne tienne, le FC Bergman va reconstituer la salle avec son Coup de lance. C’est dans cette enveloppe vivante – « cette salle était un personnage en soi » – que le public assiste à une série d’événements burlesques d’abord, de plus en plus inquiétants ensuite. Un visiteur maigre et longiligne se déshabille devant la toile et prend une pose christique. Un autre l’agresse. Bientôt, de l’eau suinte sur les murs. Puis soudain c’est le plafond qui craquèle. À l’extérieur, des sirènes et des détonations. Le sanctuaire de Rubens devient alors un abri. L’art comme consolation quand tout menace de s’effondrer.

La nuit tombe tôt. Il est 17 heures et le quartier des docks, en face de l’impressionnant Museum Aan de Stroom – une fierté anversoise – ressemble à un décor de cinéma. Sur le quai, des grues de huit mètres de hauteur montent la garde. Ce sont des créatures préhistoriques avec leurs pattes et leurs becs de fer. On se dit que cet espace-là pourrait bien inspirer un jour le FC Bergman. On imagine Le Retour d’Ulysse au bord de l’Escaut, dans ces ténèbres.

« Pourquoi cette œuvre-là ? », demandait-on à Thomas et à Stef tout à l’heure.

« Parce que la musique de Monteverdi est somptueuse, bien sûr, mais au-delà il y a la pureté d’une histoire. Nous n’avions pas envie d’un livret byzantin. L’Odyssée, c’est le cadeau d’Homère, le début de la littérature occidentale, un don. Dans Le Retour d’Ulysse, les thèmes sont existentiels. Il n’y a rien d’étriqué. Il est question de la mort, du temps, du hasard, de l’amour. Dans tous nos spectacles, nous essayons de raconter de grandes histoires. Quand nous adaptons JR du romancier américain William Gaddis ou La Montagne magique de Thomas Mann, c’est pour parler de l’homme, de la vie, du cosmos. »

Au bord du fleuve, on s’emmitoufle. Thomas, Stef et leurs camarades ont chacun leurs projets, mais ils se voient encore longtemps tirer les fils de leur odyssée ensemble. Entre eux, pas de querelle d’ego, jurent-ils. « Nous avons la même culture. Nous partageons un même langage. Notre collaboration est très aisée. De même que la prise de décision. Tout est fluide entre nous. Il y a des conflits, mais ils sont rares et purement artistiques. » Le FC Bergman est une équipe de rêve. Son privilège ? Avoir préservé l’élan d’une jeunesse qui, doutant de tout, ose tout. Ulysse est ces jours leur totem. Il leur va bien.

11 Au Grand Théâtre de Genève Le Retour d’Ulysse Du 27 février au 7 mars 2023 gtg.ch/le-retour-dulysse rdv.
« Tout est fluide entre nous. Il y a des conflits, mais ils sont rares et purement artistiques. »

Créé en 2018, Näss, deuxiève volet d’ue trilogie initiiée avec Transes, reste l’un des plus grands succès de Fouad Boussouf, porté par sept danseurs de la Cie Massala exaltant la puissance du collectif dans une danse intense et acrobatique.

Il y a dans l’énergie et la danse de Fouad Boussouf quelque chose de tellurique et d’ébouriffant. Une constellation d’horizons, de couleurs, de rythmes, de lumières, celles de son Maroc natal et celles des « aventures » qu’il s’inventait enfant, en France, pour s’évader d’une vie trop à l’étroit. Le vocabulaire du hip-hop rencontre celui de la danse contemporaine, du jazz, des rites d’Afrique du Nord et du cirque dans son écriture chorégraphique sensible et charnelle, et dont le métissage raconte en filigrane ce que le déplacement nous dit du dépassement. Il présentera avec le Ballet du Grand Théâtre Vïa, une création dont Ugo Rondinone signe la scénographie.

«Se déplacer, c’est se dépasser »

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Fouad Boussouf, l’homme pressé :

« Il y a chez moi cette envie d’aller vite parce qu’il y a toujours quelque chose à rattraper. J’ai sans cesse eu l’impression d’être en retard. »

Vous êtes sans cesse en mouvement et convoquez Hartmut Rosa pour évoquer ce diktat du temps qui est le nouveau totalitarisme des sociétés démocratiques. Qu’avez-vous avant tout envie de transmettre au public qui fait une halte dans une salle obscure ?

Chorégraphe, danseur et professeur, Fouad Boussouf a suivi une formation de danse hip-hop tout en nourrissant un esprit de curiosité pour les autres pratiques, notamment contemporaines. Artiste associé à la Maison de la danse de Lyon et à Equinoxe, à Châteauroux, il dirige depuis l’an dernier Le Phare, Centre chorégraphique national du Havre.

« Enchanter le quotidien » : c’est avec ce projet que Fouad Boussouf a pris la tête du Centre chorégraphique du Havre Normandie le 1er janvier 2022. Dès les premières minutes de notre entretien, on comprend qu’au-delà de la formule programmatique, c’est tout simplement l’expression de son tempérament qui infuse tout ce qu’il pense, tout ce qu’il touche: un désir d’inventer la vie en beau, d’absorber et de transcender tout ce qui se présente à lui. Lorsqu’il raconte son parcours, on ne peut s’empêcher de penser à l’écrivain Édouard Louis. Lui, le petit garçon élevé dans le culte de la méritocratie à la française, qui passera d’un CAP mécanique à un DESS en sciences sociales sur la culture de la danse hip-hop par l’entremise de la lecture de Bourdieu, et le hasard d’un stage de danse.

Motivé par le désir de se déplacer, en tout et partout, grâce à la danse, il convoque sur scène une poétique de la mémoire vibrante, inclusive et incroyablement vivante, qui place le corps à l’épicentre de son projet artistique. Entre deux voyages et plusieurs créations simultanées, entretien avec un homme pressé, généreux et volubile.

On transmet ce que notre corps a gardé en mémoire et pour moi, c’est un sentiment d’urgence. Il y a cette envie d’aller vite parce qu’il y aurait sans cesse quelque chose à rattraper. Je suis arrivé en France à 8 ans, et il a fallu d’abord rattraper la langue. J’ai toujours eu l’impression d’être en retard. Je suis arrivé à Paris à 18 ans, puis je me suis mis à voyager vers 25-26 ans. Dans ma tête, j’avais l’impression d’avoir perdu 10 ans. Mais puisque j’ai grandi sans les codes, sans ce capital culturel symbolique qui permet d’enjamber la vie, j’ai dû tout construire pas à pas, et ça m’a pris du temps. Il a fallu tout comprendre, tout connaître. Et c’est grâce à la danse, au mouvement et au corps que je me suis déplacé géographiquement et psychiquement. Dès que j’ai perçu ce qu’il y avait hors de mon périmètre et de ma zone de sécurité, il a fallu aller toujours plus vite, toujours plus loin pour découvrir le monde et les gens. Le sentiment d’urgence vient de là, du déplacement. Le déplacement est un dépassement. La réalité est sublime, elle dépassait mon imagination. Elle était beaucoup plus belle que tout ce que je pouvais imaginer.

Quel est le moment où vous prenez conscience que la danse va être une source de développement possible ?

Je viens d’un milieu où c’est l’école d’abord. Dans l’esprit de mes parents, c’est l’école qui fait de bons citoyens. Tout le reste n’est que distraction. Dans les années 90, la culture hip-hop est arrivée par la télévision, les séries, les cassettes VHS. Et les copains faisaient ça, le samedi : ils dansaient du hip-hop, ils s’entraînaient, et j’ai suivi. J’ai trouvé dans la danse un équilibre. Tout d’abord parce qu’il y avait une exigence physique très importante et que j’y ai trouvé dans la confrontation à une autre culture ce déplacement, ce dépassement, aussi bien dans un état de

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corps que dans la créativité. Il y avait une petite école dans mon village, je me suis mis à suivre des cours, des stages avec des profs venus de partout, en échange d’ateliers que je donnais à des plus petits, et l’ouverture sur le monde a commencé de cette manière.

Qu’est-ce que la rencontre avec la danse transforme et révèle en vous dans ce moment d’adolescence ?

La danse m’a donné une contenance. Le fait de se produire sur scène était totalement terrifiant. Alors il a fallu transcender cette peur. Monter sur scène, c’était l’un des plus durs combats. On le fait une fois, puis deux, ce sont à chaque fois des petites victoires. Elles ont été fondamentales pour ma construction. Et chacune nourrissait une motivation supplémentaire pour aller conquérir le monde. Pour arriver à faire une chorégraphie, il fallait des heures de travail. Prenez le salto arrière : au début je me cognais les genoux, je n’avais pas la technique. Jusqu’à que quelqu’un m’explique qu’il fallait d’abord monter, grouper et tourner en même temps. Il y a une chose qui marche : l’accès à la bonne information, l’expérience et le travail. Et j’ai fait ce parallèle avec mes études, j’ai appliqué la même méthode de la répétition du mouvement dans l’espace à l’apprentissage d’une leçon. Et je suis sorti de la voie de garage à laquelle j’étais destiné. À mes yeux, le travail permet de sortir de sa condition, et c’est grâce à la danse que j’ai compris cela, que j’ai déverrouillé ma capacité de projection dans l’espace. Lorsque vous vivez dans un environnement où l’horizon est obstrué, il faut imaginer des univers. C’est ce qu’on faisait enfant, on imaginait des «aventures», qui consistaient à aller le plus loin possible à pied. J’ai alors compris que la seule chose qui me fixait des limites, c’est mon esprit.

Est-ce que vous vous sentez encore parfois enfermé?

Oui, souvent, je suis tout le temps en train de pousser les murs ! C’est un désir et une vraie responsabilité de le mettre en place. Le travail de l’artiste est très important dans notre société. C’est celui qui ose imaginer, penser autrement. Qui déplace des idées, ose prendre des risques, bouscule les zones de confort. Vouloir aller plus loin, c’est ce qui me maintient en mouvement, fait de moi un citoyen engagé. La culture est vitale et tout le monde y a droit : c’est elle qui nous construit.

Il est souvent question de mémoire et de traces dans vos spectacles, y compris dans Vïa qui convoque de nombreux éléments et impressions de votre rapport au Maroc. Est-ce que ça a toujours été une évidence pour vous, d’explorer votre lieu d’origine au travers de votre projet artistique ?

Non, pas vraiment. Les questions d’origine, d’identité ne m’intéressaient pas tellement. Et puis un jour, quelqu’un m’a posé cette question : est-ce que tu as, liées au Maroc, des sources d’inspiration qui te soient propres ? Et bien sûr, j’en avais plein !

Fouad Boussouf a déjà travaillé avec le plasticien Ugo Rondinone, avec qui il signera Vïa au Grand Théâtre. C’était l’automne dernier pour Burn to Shine, au Petit Palais, à l’occasion de l’inauguration de la foire d’art Paris+. Une performance avec 12 percussionnistes et 18 danseurs et danseuses inspirée par le poème de John Giorno intitulé Tu dois brûler pour briller © Stefan Altenburger, Photography Zurich

14 interview

Les oliviers, les figuiers, les cailloux, les animaux, les horizons, les lumières, le vent, les couleurs… La Méditerranée c’est du corps, du sensible, du charnel, une relation à la peau et au temps. Ce n’est pas moi, c’est la mémoire du corps qui m’a ramené à tout cela. Il y avait là des heures, des années d’enregistrement de sons, de couleurs et de lumières, de musique… Il aurait été dommage de passer à côté de cela. Je viens d’ailleurs, et c’est une vraie richesse. Ce n’est pas du tout dénigrer l’endroit où je suis aujourd’hui. Mais je peux parler et réfléchir avec différentes langues, faire dialoguer les cultures et cela permet de remettre les choses en perspective, de développer un œil compréhensif et bienveillant.

Comment avez-vous imaginé et intégré ces éléments dans Vïa ?

Je suis intéressé par les danseurs, mais encore plus par ce qu’il se passe entre les danseurs. J’avais envie d’aller chercher chez eux des états de corps proches de l’épuisement, d’une fatigue saine qui lave les corps. C’est alors que surgit un mouvement plus spontané. J’ai été explorer un certain mysticisme, un lien invisible, une connexion, une vibration qui est liée à la terre. C’est un

spectacle avec beaucoup de percussions, un travail de steps. Le sol est très important dans ma culture parce que dans le petit village d’où je suis originaire au Maroc, les pieds étaient le seul moyen de se déplacer. On n’avait même pas de baskets ; je pensais que quand j’en aurai, je ne pourrai jamais, plus jamais de ma vie être fatigué. Par ailleurs, quand ma mère, mes tantes ou mes cousines faisaient la lessive, on retournait les bassines destinées à laver et on tapait dessus avec les mains et les pieds pour se donner du cœur à l’ouvrage. On tapait également des couettes avec les pieds pour faire partir le savon, et c’était encore des rythmes. J’ai dès lors imaginé pour Vïa un mouvement continu, perpétuel, comme un cercle infini, et c’est comme une urgence qui revient : celle de ne jamais s’arrêter.

Vous avez souvent travaillé avec des musiciens sur scène. Quel rôle joue la création musicale et la scénographie dans Vïa ? J’ai la grande chance d’avoir pu, pour la seconde fois, collaborer avec Ugo Rondinone pour la scénographie. Son projet s’inscrit dans le souffle et le mouvement continu que j’ai imaginés mais se traduit dans la peinture, la couleur des émotions. Son approche est très épurée, radicale, tout comme les costumes qui sont très minimalistes. Quant à la partition, pas de musicien sur scène cette fois, mais je considère les danseurs eux-mêmes comme des instruments au travers desquels la musique résonne. Il faut tester, faire vibrer la partition sur les corps. La musique soutient la pièce lorsqu’elle est à sa juste place : ni en dessus, ni en dessous.

rdv.

Au Bâtiment des Forces Motrices, Genève TRACES

Thr(o)ugh et Vïa

Du 19 au 23 avril 2023

Au Grand Théâtre

Répétition publique ballet Vïa

Le 18 avril 2023 à 15h

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L’exposition d’Ugo Rondinone au Musée d’art et d’histoire offre l’occasion d’une nouvelle collaboration avec le Grand Théâtre de Genève. Mais cette année, Marc-Olivier Wahler son directeur, lancera aussi le concours d’architecture pour agrandir et rénover le musée.

Un ballet chez Rondinone

À la tête du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) depuis un peu plus de trois ans, Marc-Olivier Wahler inaugurait sa troisième carte blanche XL en janvier 2023. Principe de l’exposition ? Laisser à une personne extérieure à l’institution le soin de revisiter ses collections fortes de 650 000 objets. Après l’artiste Jakob Lena Knebl et le curateur Jean-Hubert Martin, c’est au tour d’Ugo Rondinone de mettre en valeur ce patrimoine gigantesque que le public genevois, souvent, découvre. Depuis le 26 janvier 2023, l’artiste zurichois qui vit à New York met ainsi en scène plus de 200 de ces pièces sorties des réserves avec ses propres œuvres, dont certaines spécialement créées pour l’occasion. Titre de ce grand inventaire ? « When the sun goes down and the moon comes up »

Hommage à un poète

Ugo Rondinone a investi les salles du Musée d’art et d’histoire de Genève avec son propre travail et des œuvres issues de la collection du Musée, dans le cadre d’une carte blanche. © Stefan Altenburger/Musée d’art et d’histoire de Genève

Ugo Rondinone, Marc-Olivier Wahler le connaît bien. Il l’a exposé au Palais de Tokyo en 2015, et déjà sous la forme d’une carte blanche en hommage au poète John Giorno, à l’époque où il dirigeait le centre d’art parisien. Après l’invitation faite l’année dernière au Grand Théâtre de Genève (GTG) par le MAH d’exposer les images en noir et blanc du photojournaliste Paolo Pellegrin qui accompagnent l’ensemble de la programmation 22-23 du GTG, cette exposition représente donc l’occasion de sceller une nouvelle collaboration entre les deux institutions. D’autant qu’Ugo Rondinone signera la scénographie de Vïa, création du chorégraphe Fouad Boussouf invité par Sidi Larbi Cherkaoui, directeur du ballet du GTG, et dont la première mondiale aura lieu le 19 avril au Bâtiment des Forces Motrices. « Ugo et lui sont très proches, explique Marc-Olivier Wahler.

16 regard sur nos partenaires
Par Emmanuel Grandjean

Ugo Rondinone, né à Brunnen (SZ) en 1964, vit à New York. L’artiste, parmi les plus réputés de sa génération, s’est illustré dans toutes les formes, peinture, dessin, photo, installations... Il est surtout connu aujourd’hui pour ses sculptures monumentales.

© Hye-Ryoung Min

Ensemble, ils ont produit Burn to Shine, un film projeté au Petit Palais à Paris en automne 2022. De la même manière, Fouad Boussouf a imaginé une chorégraphie pour notre exposition que le Ballet du Grand Théâtre “habitera” pendant le mois de mars. »

Voilà pour le futur proche. Et pour l’avenir plus lointain ? « Notre programme prévoit deux à trois grandes expositions par an. Nous avons aussi rouvert le Musée Rath qui accueillera désormais chaque année trois accrochages. Et toujours dans le but d’exposer les pièces de nos collections. L’époque des grandes expositions avec des œuvres venues de loin et à grands frais représente un non-sens économique et écologique. Nous travaillons avec l’existant et il y a largement de quoi faire. Nous avons fait une exception l’année dernière pour l’exposition « Du crépuscule à l’aube » qui présente jusqu’en avril les les chefs-d’œuvre de la Galerie nationale de Kiev. Le contexte actuel de la guerre en Ukraine exigeait un tel événement. »

Cap à tenir

Marc-Olivier Wahler, lui aussi né en 1954, à Neuchâtel, dirige le Musée d’art et d’histoire depuis 2019, après avoir dirigé, entre autres, le Swiss Institute à New York et le Palais de Tokyo à Paris. © Irina Popa/ MAH

Le directeur du MAH garde donc son cap, même si la barre n’est pas toujours facile à tenir. L’exposition d’Ugo Rondinone va ainsi donner de la visibilité à des œuvres rarement, voire jamais montrées. Le manque de place, c’est le grand problème du musée actuel qui ne peut exposer que 3% des pièces qu’il conserve. Sanctionné par les urnes en 2016, l’abandon du projet d’agrandissement de Jean Nouvel avait laissé l’institution et son bâtiment vieillissant au point mort.

Lancé à l’arrivée de Marc-Olivier Wahler, le nouveau projet de rénovation thermique et d’extension prévoit de pouvoir en présenter 5%. Un objectif qui reste modeste comparé à d’autres institutions suisses, comme le Kunsthaus de Zurich qui est passé de 10 à 17% depuis l’ouverture de son nouveau bâtiment l’année dernière. Il faut dire que le MAH est un musée hétéroclite qui expose de l’art, mais aussi de l’archéologie, de la numismatique et des armes anciennes. L’idée serait donc d’ouvrir de nouvelles salles en creusant sous la butte de l’Observatoire située pile en face du MAH pour gagner 3000 mètres carrés. « Cet espace en plus ne servira pas forcément à faire davantage d’exposition, reprend Marc-Olivier Wahler. Par contre, il pourra

présenter mieux et plus largement nos collections en montrant aussi une autre manière d’utiliser un musée. »

Connexion avec la ville

Le directeur n’a jamais caché ses ambitions de faire de l’institution un lieu qui ne se fréquente pas seulement pour y contempler des œuvres. « Comment habiter un lieu d’art ? Je pose la question. Un musée fait partie de la ville. Et qu’est-ce qu’on fait dans une ville ? On va déposer son courrier à la poste, chercher sa viande à la boucherie, visiter une exposition. On pourrait trouver tous ces services au même endroit, mais attention toujours dans un esprit créatif en faisant appel à des artistes. Cela dit, le succès principal de ce projet sera surtout sa capacité à inscrire le MAH dans le tissu urbain. Marc Camoletti, son architecte, avait prévu un jardin dans la continuité du bâtiment qui descendait jusqu’à Rive. Cette connexion avec le centre-ville, c’est cela que nous aimerions réaliser. »

Coût de cette entreprise ? 200 millions de francs, mais sans doute bien davantage. Le concours devrait être lancé cette année, les architectes choisis en 2024, le chantier ouvert en 2028 pour une inauguration du nouveau MAH prévue à l’horizon 2031-2032. Disons, si tout se passe bien. Présenté en décembre 2022 au Conseil administratif genevois, le projet de crédit d’étude de 19,9 millions de francs a reçu un accueil mitigé de la part de partis qui critiquent une facture finale bien trop élevée. Quand le soleil se couche et que la lune se lève, raconte l’exposition d’Ugo Rondinone. Mais dans le ciel de l’artiste, le ciel est sans nuage.

rdv.

Musée d’art et d’histoire

Rue Charles-Galland 2, Genève

When the sun goes down and the moon comes up jusqu’au 18 juin 2023

mahmah.ch

Au Bâtiment des Forces Motrices, Genève TRACES

Thr(o)ugh et Vïa

Du 19 au 23 avril 2023

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À JAMAIS

dossier terres promises
Les photos illustrant le texte de Scholastique Mukasonga sont de Paolo Pellegrin, le célèbre photoreporter (lire en page 4). Ici, un colon se baigne à Shirat Hayam. Gush Katif, Gaza, 2005.

AILLEURS

Au commencement était le Jardin. On peut l’appeler comme on veut : l’Éden, le Jardin des délices, l’Enfance –« Sinon l’enfance, qu’il y avait-il alors qu’il n’y a plus ? », a écrit le Poète*.

Photographies : Paolo Pellegrin

Par Scholastique Mukasonga
– III
* Saint-John Perse, Éloges, Pour fêter une enfance

Le Jardin n’était habité que par un jeune couple, un couple toujours jeune (mais, de nos jours, le mot demande sans doute à être précisé : un couple, oui, je veux dire : un homme, une femme). On les a appelés Adam et Ève, lui, Adam, elle, Ève. Le Jardin avait été planté rien que pour eux, un jardin sur mesure. Tout était à portée de leurs mains, les fruits les plus savoureux, les grappes dorées, les baies vermeilles ou cramoisies. Il n’y avait rien à faire dans ce Jardin, le verger donnait des fruits à profusion sans qu’on ait à cultiver, aussi le régime devait être plutôt végétarien ; les animaux, le lion et la brebis paisible n’étaient là que pour le décor. Ils n’avaient rien d’autre à faire dans le Jardin qu’à s’y promener, à faire et à refaire le tour du Jardin, à se baigner dans le grand bassin de la Fontaine puis à exposer au soleil sans déclin leurs innocentes nudités.

Parfois, ils poussaient jusqu’au bout du Jardin, jusqu’à la clôture, un haut mur tapissé d’arbres en espalier dont les fruits, pommes et poires, se gorgeaient de la gloire du soleil.

C’est la Bible grecque qui donna au Jardin le nom de Paradis (paradeisos). Ce mot serait selon les savants emprunté à la langue perse et signifierait un jardin protégé, construit pour le plaisir des nobles ou du roi. Alors, peut-on imaginer quelque chose comme ce qu’on appelle un jardin de curé ou encore un clos normand planté de pommiers ? En tout cas, c’était bien affiché en toutes lettres : DÉFENSE DE SORTIR DU JARDIN. On connaît la fin de l’histoire et comment notre toujours jeune couple fut expulsé du Jardin par le propriétaire intransigeant. Ils se seraient permis de goûter au fruit auquel il ne fallait surtout pas goûter. Drôle d’histoire ! un peu convenue, toujours la même, alors selon les droits imprescriptibles de la Conteuse, qu’il me soit permis d’inventer une autre chute, laissons l’Imagination, cette folle du logis,

20 dossier terres promises
vagabonder dans le jardin.
« Au-delà du mur, il y a des campagnes, des collines, des forêts, des montagnes étincelantes.
Peut-être même la mer. Il y a un Ailleurs »
Scholastique Mukasonga est une écrivaine franco-rwandaise. Elle a remporté le Prix Renaudot et le Prix AhmadouKourouma en 2012 pour Notre-Dame du Nil. Son dernier roman, Sister Deborah, est paru l’an dernier.
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Vue aérienne de l’aqueduc national d’Israël, 2019.
22 dossier terres promises
« Ils coururent jusqu’à l’horizon, ils découvrirent un autre horizon, et après chaque horizon, ils apercevaient un autre horizon...»

Un aigle de mer dans les fjords de l’archipel de Flatanger. Lauvsnes, Norvège, 2019.

Donc au beau milieu du Jardin, il y a un grand arbre, peut-être deux selon les versions. Et nos jeunes gens un peu lassés de leurs allers et retours entre les murs du Jardin décident de monter à l’arbre. Qui n’a pas, enfant, rêvé d’une cabane sur la plus haute branche ? Le propriétaire se fâche : « Ne grimpez pas aux arbres, petits galopins, ou il vous arrivera malheur ! Vous n’êtes pas des singes. » Les galopins s’en moquent, ils escaladent le grand arbre, de branche en branche, jusqu’à la cime. Les oiseaux de paradis dont les plumes bariolées reflètent, dit-on, les ailes de feu des séraphins les saluent de leurs joyeuses trompettes. La cime de l’arbre sur laquelle se balancent nos grimpeurs intrépides dépasse le mur. Ils découvrent qu’au-delà du mur, il y a de vastes campagnes, des collines, des forêts, des montagnes étincelantes de blancheur immaculée, peut-être la mer. Ils découvrent qu’au-delà du mur, il y a un Ailleurs. La chute du conte doit-elle être inévitablement celle d’Adam et Ève ? évidemment non ! Adam, et surtout Ève, étaient des insolents. Ils ont sans doute dit à leur vieux barbu de proprio :

– On en a assez de ton jardin. C’est toujours pareil ! On s’ennuie ! On veut aller voir ailleurs.

– Bon, répondit le proprio intraitable, puisque c’est ce que vous voulez, allez donc voir ailleurs si j’y suis. Mais alors, vous perdrez tous vos avantages : plus d’assurance vie immortelle, plus de garantie de santé perpétuelle, plus de chèques vacances éternelles. Et ne revenez pas pour vous plaindre. Je ferme le Jardin. Je vais mettre un archange vigile devant la porte. Il aura pour consigne : « Personne ne rentre ! »

– On verra bien, dit Ève, peut-être qu’il y a toujours autre chose au-delà de l’horizon. Alors, on peut y aller ?

Et notre couple premier sortit pour toujours, la tête haute, du Jardin d’Éden.

Et ils coururent jusqu’à l’horizon et derrière l’horizon, ils découvrirent un autre horizon, et après chaque horizon, ils apercevaient un nouvel horizon à atteindre et c’est ainsi que l’espèce humaine, aussi curieuse que celle des rats, peupla la terre entière.

Alors, ayant, croyaient-ils, dépassé le dernier horizon, il ne leur resta plus que celui, inatteignable, de l’Utopie.

Les théologiens de tous bords s’empressèrent d’expédier le Paradis au septième ciel, derrière l’obstacle infranchissable de la mort. Mais la nostalgie du Jardin perdu, de l’indéracinable Paradis Terrestre, continua longtemps à hanter l’imagination des hommes. Le Jardin était vide mais il était toujours quelque part, aux bords extrêmes du monde, dans un Ailleurs qui se dérobait à mesure qu’on croyait s’en rapprocher. Les bibliothèques débordent depuis des siècles de livres traitant de ce sujet inépuisable puisque l’Éden est nulle part Ailleurs. Où situer l’Éden alors ? sinon aux frontières d’empires imaginaires tel celui du Prêtre Jean, « illustre et magnifique roi des Indes ». On pouvait donc estimer que le Paradis Terrestre se situait en Asie centrale, derrière de très hautes montagnes, au bout d’affreux déserts et toujours hors d’atteinte. Mais le Prêtre Jean ne restait pas en place et on le retrouva, deux siècles plus tard, en Afrique, empereur d’Éthiopie ; ses domaines, peuplés de créatures monstrueuses, non loin des sources du Nil, étaient bien sûr toujours situés à proximité de l’inaccessible Jardin d’Éden.

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Mais au XVIe siècle, des Jésuites intrépides dissipèrent le mythe et un corps expéditionnaire portugais sauva le Négus et son royaume d’une invasion islamique. L’Éthiopie « rentrait dans l’histoire » selon les normes de l’Occident. Le Jardin édénique n’en avait cependant pas fini de ses pérégrinations. Il suivit évidemment au XVIe siècle ce qu’on a appelé « les grandes découvertes ». Il débarque avec Christophe Colomb aux Amériques. Ainsi celui-ci note dans son journal du troisième voyage à propos de l’embouchure de l’Orénoque : « Je crois qu’ici se trouve le Paradis Terrestre où nul mal ne peut entrer sauf volonté divine. » Et peut-être, ces fleuves inconnus sont-ils ces quatre fleuves qui prennent leur source en Éden et le fleuve immense qu’on nommera plus tard Amazone, n’est-il pas le Ghéon qui, selon la Bible, enserre dans son méandre le Paradis Terrestre ?

Le paradis américain se changea bientôt en enfer pour tous les Africains qui, jetés par cargaisons entières dans les plantations de café, de canne à sucre ou de coton, subirent la damnation de l’esclavage. Ils furent promptement baptisés : ils pouvaient bien souffrir sur terre puisque leurs maîtres leur accordaient la possibilité d’un Paradis prudemment céleste. Les esclaves écoutèrent les prêches des pasteurs, certains purent même lire leur Livre. La Bible du roi Jacques parlait de l’Éthiopie et l’Éthiopie, c’était l’Afrique tout entière. Le livre de l’Exode fut rectifié : Moïse était noir, marié à une Éthiopienne ; après avoir tué un contremaître blanc, il libérait son peuple et le conduisait vers la Terre promise qui, pour les Africains déportés, sous le joug de l’esclavage, ne pouvait être que la terre ancestrale, Mère Afrique. Nombreuses furent les expériences de retour en Afrique, quelques-unes sous l’égide des esclavagistes qui en profitaient pour se débarrasser des Noirs devenus dangereux ou trop nombreux, d’autres organisées par les Afro-Américains comme Marcus Garvey qui, au début du XXe siècle,

fonda une compagnie maritime « The Black Star Line » ou comme les Rastas jamaïcains qui établirent en Éthiopie, à Shashemene, leur Terre promise. Et Bob Marley chanta le grand retour :

We’re going to our Father’s land Exodus ! movement of Jah people

Send us another Brother Moses !

From across the Red Sea !

J’ai imaginé dans mon dernier livre que Sister Deborah, prophétesse et thaumaturge afro-américaine, désigne le Rwanda comme la Terre promise à toutes les femmes noires : « mille ans de bonheur pour les femmes ! »*

Aujourd’hui, Mère Afrique désolée pleure l’exode de ses enfants envoûtés par le mirage des terres d’abondance. Mais sur les rivages de la Méditerranée ou de la Manche, pas de Moïse pour fendre la mer de son bâton magique. Et le Zodiac ou la barque de pêche surchargée risquent de les engloutir avec leur rêve dans le ventre de l’océan.

Mais quel océan, quelle muraille pourraient arrêter ceux pour qui une vie enfin digne d’être vécue est Ailleurs ? La Terre promise, si proche et si lointaine, à jamais Ailleurs.

* Sister Deborah, Gallimard.

24 dossier terres promises

Des réfugiés débarquent sur l’île grecque de Kos, 2015.

rdv.

Au Grand Théâtre de Genève

Le Retour d’Ulysse

Du 27 février au 7 mars 2023

gtg.ch/le-retour-dulysse

Voyage vers l’espoir

Du 28 mars au 4 avril 2023

gtg.ch/voyage-vers-lespoir

Alhambra Genève

Cultures et Migrations

Concert Babylon ORCHESTRA

Le 18 mars 2023

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« Quel océan, quelle muraille pourraient arrêter ceux pour qui une vie enfin digne d’être vécue est Ailleurs? »

La musique pour adoucir l’expérience de l’exil

Terres promises : terres d’espoir mais aussi récits d’arrachements, de recommencements. Quatre musiciens et musiciennes ayant quitté leur pays évoquent leur parcours d’artistes déracinés.

26 dossier terres promises
Par Juliette de Banes Gardonne et Stéphane Gobbo

Layla Ramezan

— pianiste iranienne

«La Suisse est une terre d’accueil, un pays qui fait confiance aux artistes, leur laisse la parole et leur permet de développer des projets audacieux. Je ne pense pas que j’aurais eu les mêmes chances ailleurs…»

Lausannoise d’adoption, Layla Ramezan ne tarit en outre pas d’éloges sur la beauté des paysages helvétiques et un environnement calme et serein propice à la création. Mais elle n’oublie pas d’où elle vient. Née en 1983 à Téhéran, quatre ans après la révolution islamique, elle se souvient d’une société fermée où la musique était interdite.

À l’âge de 5 ans, alors qu’elle commence à suivre des cours de danse, Layla Ramezan est comme hypnotisée par le son de l’instrument qui l’accompagne. Ce n’est que deux ans plus tard, chez un ami de la famille mélomane, qu’elle verra pour la première fois un piano. « J’étais en extase totale, je suis restée toute la soirée collée à l’instrument. Avant de supplier mes parents de pouvoir en jouer moi aussi ! » Elle aura finalement la chance de rencontrer le pianiste et compositeur Mustafa-Kamal

Pourtorab, qui acceptera de la prendre sous son aile et lui trouvera un instrument, de nombreux Iraniens vendant leurs biens avant de fuir le pays. «Il était musicologue et théoricien plus que professeur. Avec lui, tout en développant une approche instinctive et autodidacte, j’ai beaucoup appris sur le rapport à l’harmonie.»

À 17 ans, faute de perspectives d’avenir, Layla Ramezan se résout à l’exil, alors que ses parents la voyaient étudier le droit ou la médecine. À la faveur d’une bourse, elle suit un cursus à l’Université de Floride, où elle croise la route d’un diplomate suisse qui organise des soirées musicales. «C’est lui qui, en septembre 2001, m’aidera à partir pour la France, où j’ai appris le français en marge de mes études à l’École normale de musique Paris-Alfred-Cortot.» Six ans plus tard, c’est finalement au Conservatoire de Lausanne qu’elle achèvera sa formation avec deux masters en interprétation et en accompagnement. Mariée à un compositeur et clarinettiste français, elle pense évidemment constamment à son pays, où vivent encore ses parents. «Ce qui se passe en Iran me bouleverse. J’ai des amis musiciens qui sont en prison. C’est d’autant plus déchirant et inacceptable que nous avons une culture millénaire extrêmement riche et ouverte sur les autres.»

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« Ce qui se passe en Iran me bouleverse.
© Loan Nguyen pour le Grand Théâtre Magazine
C’est d’autant plus déchirant que nous avons une culture millénaire.»

Quais et Tamim Hamili — percussionnistes afghans

L’un était recherché par le gouvernement islamiste d’Afghanistan par le simple fait de sa profession de musicien, l’autre avait fui quelques années auparavant la prise de Kaboul, craignant pour sa sécurité personnelle. Les frères Tamim et Qais Halimi, âgés de 24 et 29 ans, tous deux percussionnistes, se sont enfin retrouvés en novembre 2021 à Genève, après deux années sans se voir.

Rembobinons le fil de leur destin. Nous sommes en mai 2021 lorsque Qais Halimi, joueur de tablas, participe au projet Sésame, un dialogue musical et humain entre des musiciens issus de la migration et des instrumentistes de l’Orchestre de chambre de Genève (OCG). En août, alerté par le retour des Talibans dans son pays, le musicien se confie à Frédéric Steinbrüchel, secrétaire général de l’orchestre romand, sur le sort de son jeune frère, resté en Afghanistan. Grâce à la ténacité du Genevois, un laissez-passer sera accordé dans l’urgence au jeune homme par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM). Après une exfiltration rocambolesque, Tamim, qui passera la frontière pakistanaise caché sous les sièges d’une voiture, réussit finalement à sortir du pays et à rallier Genève.

Une année plus tard, on retrouve les deux frères souriants. Tamim vit toujours dans un foyer pour réfugiés et suit depuis cinq mois des des cours de français grâce à l’Ifage (Fondation pour la formation des adultes à Genève) et rêve de reprendre des études à la Haute école de santé pour devenir infirmier. De son côté, Qais, diplômé en droit de l’Université de Kaboul, travaille pour le moment dans un commerce d’alimentation. Le week-end, les deux musiciens, qui ont tissé des liens avec des adhérents de l’OCG, jouent ensemble. Tous deux se réjouissent du concert organisé le 25 juin prochain au Victoria Hall avec l’OCG. « L’orchestre est devenu pour nous comme une famille », disent-ils d’une seule voix. J. de B. G.

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dossier terres promises
Les deux frères se sont retrouvés en 2012 à Genève après un exil rocambolesque.
© Anna Pizzolante pour le Grand Théâtre Magazine

Mykolenko — soprano ukrainienne

Stupeur, ce jeudi 24 février 2022. Alors que la plupart des observateurs de la géopolitique mondiale jugeaient le scénario impossible, ou du moins improbable, un pays souverain en agresse brutalement un autre, du jamais vu en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Tandis que la Russie de Vladimir Poutine envahit l’Ukraine de Volodymyr Zelensky, Daria Mykolenko prépare avec la troupe du Théâtre municipal de Kiev une nouvelle production. Elle devait monter sur scène le soir même, son monde s’écroule, et la fuite devient rapidement la seule option. Découvrant sur Internet le programme de soutien aux artistes ukrainiens mis en place par Grand Théâtre de Genève (GTG), elle décide que la Suisse sera sa terre d’accueil. Près d’une année plus tard, la jeune soprano ukrainienne, qui est également danseuse et a suivi des études de journalisme, se dit toujours terriblement choquée et bouleversée par la manière dont son pays a été agressé, avec encore en janvier le crash d’un hélicoptère officiel qui a fait beaucoup de morts, dont un enfant. Très inquiète pour ses parents, elle salue le courage d’un ami proche qui, à 29 ans, a décidé de s’enrôler dans l’armée et de combattre. « Les Ukrainiens savent qu’ils peuvent chaque jour mourir, c’est terrible… Ils vivent au rythme des alarmes aériennes. Au Théâtre municipal, ils ont installé une nouvelle scène dans les sous-sols qui leur permet de continuer à jouer. »

Avec une compatriote pianiste, Daria Mykolenko a récemment donné un concert de charité gratuit à Lucerne, afin de récolter des dons pour une organisation humanitaire active à Kharkiv. « C’est le minimum que je puisse faire, moi qui ai dorénavant la chance de vivre dans un pays libre et pacifiste. » La chanteuse lyrique, qui apprend le français à raison de quatre fois trois heures par semaine, pourra rester au sein de la troupe du GTG jusqu’en septembre. À Genève, elle ne manque aucun concert. « Je chante dans le chœur, et pour moi qui étais soliste, c’est une nouvelle expérience. Mais cela me permet d’être sur scène et de continuer à travailler. Et ma famille d’accueil est un véritable soutien, je suis très reconnaissante. » À terme, si elle trouve un engagement fixe, elle souhaiterait pouvoir s’installer définitivement en Suisse ou dans un autre pays européen. S. G.

Au Grand Théâtre de Genève

Le Retour d’Ulysse

Du 27 février au 7 mars 2023

Alhambra Genève

Cultures et Migrations

Concert Babylon ORCHESTRA

Le 18 mars 2023

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rdv.
« À Genève, je chante dans un chœur, moi qui étais soliste. Cela me permet de continuer à travailler. »
© Eddy Mottaz / Le Temps

Voyage vers l’espoir a été un des grands succès du cinéma suisse, remportant l’Oscar du meilleur film étranger. Christian Jost explique pourquoi il s’est décidé à composer un opéra sur l’histoire tragique de cette famille kurde en route vers le « paradis » suisse. Et comment il voudrait qu’il soit montré.

L’espoir et LA MORT

Voyage vers l’espoir est le dixième opéra de Christian Jost, né en Allemagne en 1963, dont l’œuvre est considérée comme ayant eu une grande influence sur la vie musicale de ces 20 dernières années. Sa musique se caractérise par une sorte d’improvisation structurée, qui combine les libertés du jazz avec la rigueur classique. Il a reçu en 2003 le Prix de composition Ernst von Siemens et son opéra Hamlet a été désigné en 2009 « meilleure création de l’année » par le magazine allemand Opernwelt.

Un film qui créait de fortes émotions :Voyage vers l’espoir, réalisé en 1990 par le réalisateur suisse Xavier Koller, raconte la fuite clandestine d’un jeune couple de villageois kurdes avec leur jeune fils, qui quittent la Turquie et tentent, au bout d’un éprouvant périple, de franchir la frontière italo-suisse, espérant trouver une vie plus libre et prospère dans « le paradis » helvétique dont ils ne connaissent qu’une image de carte postale. Mais ils se perdent dans la montagne, abandonnés à la neige et au froid par les passeurs, persécutés par les gardes et leurs chiens. L’enfant meurt épuisé dans les bras de son père, le rêve se brise cruellement.

« Je ne connaissais pas le film, quand le Grand Théâtre de Genève m’a proposé le sujet pour en faire un opéra », raconte le compositeur allemand Christian Jost au téléphone. « Sa dimension tragique, dans le sens grec du terme, m’a aussitôt touché. »

Bien que le film soit basé sur une histoire vraie, le déroulement correspond tout à fait au mécanisme de la tragédie grecque : le héros qui, en essayant d’éviter la catastrophe, s’y enfonce de plus en plus.

À l’image du jeune père kurde qui, en quittant sa terre natale pour espérer trouver mieux, perd tout ce qu’il possédait et son bien le plus cher : son fils.

« Je trouvais également intéressant de rallumer le projecteur sur un film qui a eu un grand retentissement il y a 30 ans et qui a décroché l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1991. Le sujet est d’une actualité toujours aussi brûlante qu’à

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dossier terres promises

Christian Jost a composé de nombreux opéras, mais aussi des œuvres symphoniques, dont une trilogie consacrée à « la condition humaine ».

l’époque. Les tragédies humaines qui ponctuent les émigrations clandestines, où que ce soit, continuent depuis à se répéter heure après heure. C’est un thème éternel qui ne connaît pas de solution. Voilà ce qui m’a convaincu de m’y plonger. »

Comment trouver une musique pour un scénario d’une part réaliste, et d’autre part soutenu par des images de nature alpine pour grand écran qui ne se laissent pas transposer sur la scène d’un théâtre ? « J’ai fait un opéra selon ma conviction, donc le drame est raconté par la musique. Et les personnages sur scène chantent. Accompagner des images par un orchestre massif, comme la musique de film le fait souvent, n’était pas envisageable pour moi », souligne Christian Jost.

Pour cela, il a dû adapter le déroulement de l’action à la structure musicale qu’il a élaborée. « Nous avons trois actes dont chacun ressemble à un concerto, en forme de solo avec orchestre. Le premier acte aura la structure d’un concerto pour violon, le deuxième d’un concerto pour percussions et le troisième d’un concerto pour orchestre et deux trompettes », explique-t-il. La musique ne cherche donc pas à décrire les actions ou les émotions : une structure, Christian Jost en est naturellement conscient, qui correspond à celle de l’opéra Wozzeck d’Alban Berg, qui voulait ainsi tourner le dos au romantisme. Le compositeur rappelle par ailleurs que la piste sonore d’un film comprend aussi des bruits d’ambiance. Il a donc veillé à exprimer, par exemple, la sonorité du trafic dans une ville ou de la pluie sur une route de campagne déserte, parce qu’elle fait écho à la situation psychique des personnages. « Des pizzicati descendants de violons, le son plat et dur d’un coup d’archet col legno (avec le bois de l’archet, ndlr), les arpèges glissants des clarinettes et le souffle sans ton qui traverse les cuivres, tout cela doit nous harceler comme la pluie impitoyable quand nous nous sentons perdus et délaissés. »

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Voyage vers l’espoir, le film de Xavier Koller, en 1990, avait connu un succès international, propulsé par un Oscar. Ici le couple joué par Necmettin Cobanoglu et Nur Sürer, avec leur fils. © Cinémathèque suisse / archives

En même temps, les dialogues sont chantés.

« C’est même souvent la ligne chantée qui initie un mouvement dans l’orchestre, qui va ensuite se développer », explique le compositeur. Pour lui, le chant est le signe le plus distinctif qui fait que l’opéra est un genre qui ne supporte pas de naturalisme.

« Bien qu’une ligne d’interprétation scénique se soit établie, en Allemagne notamment, qui transpose chaque histoire dans un environnement quotidien et contemporain, l’opéra reste un genre artificiel qui doit emporter le public dans son univers, et pas le contraire. » Avec Voyage vers l’espoir, Christian Jost a terminé son dixième opéra et il se déclare convaincu qu’il faut garder la magie du genre. « La cinématographie le fait, d’ailleurs. Et sur scène aussi, on devrait s’emparer de toutes les ressources du théâtre pour créer ses visions et stimuler l’imagination du public. »

Christian Jost pense par exemple à la neige pour la scène dans les Alpes : on peut la supprimer totalement ou la remplacer par une symbolique à vocation sociale, mais il serait plus passionnant de trouver une solution imaginaire nouvelle, dit-il. Pour cela, il faut une excellente maîtrise de la technique et des installations scéniques d’un théâtre.

« Au contraire d’un film, un opéra n’est jamais fini », considère-t-il. Un opéra doit être, à chaque nouvelle production, réinterprété par les chefs d’orchestre, les chanteurs, les metteurs en scène. « J’ai souvent constaté que c’est plutôt la deuxième ou la troisième production qui touche le cœur de l’œuvre. »

Le compositeur ne peut que se concentrer sur l’expression musicale, « et c’est bien la musique qui crée l’empathie pour l’histoire qu’on raconte », dit Jost. D’ailleurs, s’il refuse le naturalisme scénique, il insiste en revanche sur la nécessité d’une forte authenticité psychologique. « Ce qui se

passe entre les personnages doit être compréhensible. Je tiens par exemple à une expression réaliste du conflit qui se joue dans le couple des migrants, avec un mari qui veut offrir à sa femme une meilleure vie et en tire son estime de lui-même, et une femme qui, hésitant d’abord, découvre sa force en chemin et continue de se battre pour cet objectif alors que son mari commence à douter. »

Pour ces raisons, Christian Jost a influencé la genèse du livret de Káta Weber. Il a notamment tenu à changer la fin qu’avait prévue la scénariste. « Le plus important, c’est le sort de cette famille, la douleur individuelle dans une constellation presque archaïque. Donc je voulais éviter des appels trop directs disant qu’il faut laisser venir tous les réfugiés du monde ou, pire encore, qu’il faut fermer toutes les frontières.

Imprégné de culture chinoise, Christian Jost avait tiré l’opéra Rote Laterne du roman de Su Tong, qui avait lui-même inspiré le film Épouses et Concubines de Zhang Yimou. L’opéra a été créé à Zurich en 2015. © Monika Rittershaus

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L’empathie du public doit se concentrer sur ces trois personnages, qui dans cette pièce essaient de faire fortune et ratent tout.

Et c’est sur la base de cette émotion que les spectateurs et spectatrices peuvent créer leur propre opinion sur la situation et les faits. » Le film, reconnaît-il, met davantage de relief sur les discriminations subies par les Kurdes en Turquie. Cette critique à caractère politique n’était pas au cœur de ses réflexions.

La scène centrale, pour le compositeur, serait plutôt la mort de l’enfant : « Je lui ai donné le caractère et la voix d’Yniold dans Pelléas et Mélisande de Debussy ». Deux garçons ont été choisis en distribution alternée pour ce rôle. « Nous vivons la mort du fils à travers les réflexions du père qui le tient dans ses bras. Mais au moment de la mort, il se tait et reste muet. Il n’y aura pas de lamento chanté, parce que la mort laisse sans voix », dit Jost qui a lui-même perdu sa femme, enlevée par une mort prématurée. Il a donc composé un paysage sonore plutôt surréaliste, un vaste flottement de sons peu rythmés qui s’évanouit comme l’espoir et l’amour du couple. Il n’y aura pas de rédemption mais une dissolution qui mène au bord de l’anéantissement. C’est plus tard, au cours de l’interrogatoire de police, que le père va prononcer les mots décisifs de l’opéra, explique le compositeur. L’agent de police lui demande pourquoi il a pu placer sa famille dans un tel danger en traversant les Alpes de nuit, en hiver. À quoi il répond : « On espérait ! » « Il y a un abîme làdedans ! » dit Jost.

Bien sûr, il sait lui aussi que sans espoir rien ne peut changer, ni l’injustice ni l’oppression. Malgré tout, l’opéra insinue que le paradis, quelquefois, peut se trouver dans le lieu qu’on abandonne plutôt que dans le lointain paradis tant espéré. « En tout cas, nous devons avoir conscience de la situation privilégiée dans laquelle nous vivons en Europe de l’Ouest, avec des valeurs qu’il faut garder », résume Jost. « Et contribuer à une telle réflexion est mon devoir d’artiste. »

rdv.

Au Grand Théâtre de Genève Voyage vers l’espoir

Du 28 mars au 4 avril 2023 gtg.ch/voyage-vers-lespoir

Alhambra Genève

Cultures et Migrations

Concert Babylon ORCHESTRA

Le 18 mars 2023

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Une voix qui vient de loin

C’est pour mieux chanter le rock que Rihab Chaieb, Tunisienne grandie au Canada, a pris des cours et découvert le répertoire classique. Un choc qui a conduit la mezzo-soprano à migrer loin de ses origines. Elle sera la mère dans Voyage vers l’espoir.

« Pendant des années, j’ai cru devoir cacher mon arabitude. Et puis non ! Les racines, ça compte. Je redécouvre la musique arabe et je veux m’attacher à célébrer d’où je viens. » © Timothy Fadek pour le Grand Théâtre Magazine

« Si moi j’ai pu chanter, alors n’importe qui peut le faire ! ». À New York, derrière l’écran de notre conversation en mode Zoom, la voix de Rihab Chaieb monte d’une octave avant de déferler en un rire vorace. Ce n’est pas l’appétit qui manque à la cantatrice. Au contraire : c’est grâce à sa « volonté excessive » qu’elle se retrouve, à 35 ans, de plain-pied dans une carrière de plus en plus remarquée. Sans cette énergie, Rihab Chaieb n’aurait jamais surmonté les accès de découragement – « chaque jour pendant dix ans » – l’absence de soutien familial et le manque de voix naturelle qui ont accompagné sa longue marche vers le firmament vocal où son étoile brille désormais.

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Par Jean-Jacques Roth

Aujourd’hui, elle aime dans sa voix de mezzo-soprano « le velours » de la texture et les couleurs « chaudes, ambrées ». « C’est difficile, d’aimer sa voix quand on est jeune. On n’entend que des critiques ! Ça m’a pris des années. » Au départ, donc, tout est galère. Arrivée à l’âge de 2 ans à Montréal avec ses parents tunisiens, elle grandit dans un milieu qui n’a aucune affinité avec la musique. Père ingénieur, mère mathématicienne, et pour leur fille des ambitions scientifiques. « Pour eux, la musique ne servait à rien. J’ai fait quelques mois de piano, enfant, pour devoir abandonner rapidement. »

À l’adolescence, la seule musique qui séduit

Rihab Chaieb, c’est le metal. Elle fonde son « band » à Montréal, répète en cachette le dimanche après-midi dans le sous-sol d’un ami. « Je ne savais même pas lire une clé de sol et franchement, je chantais très mal. »

Au point que ses potes finissent par lui poser un ultimatum : soit elle prend des cours, soit ils laissent tomber. « J’ai choisi ma prof sur Internet. Une femme d’origine serbe qui m’a fait chanter Schwesterlein, un Lied de Brahms sur un texte darkissime. Mais d’une beauté si douce… ça m’a tellement touchée ! Je ne connaissais rien de rien à la musique classique, alors elle m’a prêté quelques CD. Je suis rentrée chez moi, dans ma chambre peinte en noir et rouge, et la première chose que j’ai écoutée c’était le Chant à la lune de Rusalka, l’opéra de Dvořák, par Renée Fleming. Je n’ai pas arrêté de pleurer. J’étais sidérée. Après, c’étaient les Arie antiche, ces courtes mélodies très simples et très anciennes, par Cecilia Bartoli. C’est tout petit, mais à nouveau j’étais bouleversée. Je n’avais jamais connu d’émotion aussi forte et je n’en ai plus connu depuis ! À partir de là, c’était clair : je voulais chanter ça, je voulais en faire ma vie. »

Rihab Chaieb demande à être admise en filière musicale au collège, en parallèle à son option mathématique. On lui donne six mois pour se mettre à niveau, puisqu’elle doit tout apprendre. Et comme dans tout conte, une bonne fée se présente, une professeure qui l’encourage et l’initie à la rigoureuse beauté du système musical occidental. « En fait, la musique classique, c’est des mathématiques magiques ! », dit-elle comme pour opérer la réconciliation entre les passions scientifiques familiales et sa propre vocation, qui en semblait si éloignée. « Je n’avais pas de voix, je n’avais rien sinon le goût de faire quelque chose à moi, qui ne soit pas imposé par les miens ou par la société. »

Quinze ans de travail plus loin, quelques concours gagnés, un engagement dans le programme du Metropolitan Opera de New York pour les jeunes chanteurs prometteurs la mettent en selle, mais le démarrage reste timide. Inscrite en 2018 au concours Operalia patronné par le ténor Placido Domingo, une des grandes plateformes de lancement du circuit lyrique, elle hésite à s’y rendre, prise par un des accès de découragement qui la poursuivent. « Une semaine avant, j’ai failli renoncer. Je n’avais plus chanté depuis trois mois. Mais la compétition avait lieu au Portugal, je me suis dit que ça me ferait au moins des vacances ! »

Et puis, bingo, elle décroche le 3e prix. Conte de fées, enfin. Les engagements affluent, les portes de l’Europe s’ouvrent. Le covid qui viendra bientôt stopper net toute la vie musicale, mais ses prises de rôle l’auront mise sur orbite.

La voici qui aborde le rôle féminin principal de Voyage vers l’espoir, la création de l’opéra de Christian Jost différée de trois ans – elle était prévue au printemps 2020, en plein confinement. L’équipe réunie par le metteur en scène Kornél Mundruczó avait déjà travaillé pendant trois semaines. « À présent, il faut tout reprendre », explique-t-elle.

Mais elle s’en réjouit : rien ne lui plaît comme la communauté des artistes réunis autour d’une nouvelle production, qui offre le temps nécessaire à cimenter des complicités.

« Cette chaleur, c’est ce qui permet de supporter la vie de chanteuse, solitaire, précaire, toujours incertaine ».

Issue du jeune ensemble du Metropolitan Opera, Rihab Chaieb cumule les distinctions: 1er prix du Concours international Gerda Lissner (2016), 3e prix Operalia (2018), finaliste des Neue Stimmen (2013). L’an dernier, elle a notamment chanté Carmen dans plusieurs productions, Dorabella dans Così fan tutte au Washington National Opera et Cherubino dans Les Noces de Figaro au Los Angeles Opera. Elle a également chanté Pénélope dans Le retour d’Ulysse de Monteverdi en tournée européenne.

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Rihab Chaieb a chanté sa première Carmen en 2019 à Cologne dans une mise en scène radicale de Lydia Steier. © Oper Köln, Hans-Jörg Michel

L’opéra du compositeur allemand Christian Jost a connu une gestation particulière (lire également en page 30). Tiré du film du réalisateur suisse Xavier Koller, qui raconte la migration tragique d’une famille turque vers l’éden helvétique, le livret a été écrit en hongrois par Káta Weber, la scénariste et épouse du réalisateur Kornél Mundruczó, avant d’être traduit en allemand pour le compositeur Christian Jost, puis en français, langue dans laquelle l’opéra sera chanté. « Il n’a pas modifié le pitch du film, mais il survole certains épisodes et met l’accent sur d’autres. Par exemple, il prend le temps de fouiller la dynamique de la famille au début, ce que vivent les parents et leur famille. Comment les personnages changent au cours de leur odyssée vers la terre promise. Ce qui me touche, c’est l’intensité de l’espoir de cette famille prête à tout quitter sans rien savoir du lieu où ils se dirigent. Comment des hommes peuvent vouloir si fort la liberté. » Elle songe alors à Carmen, ce rôle de femme indomptable prête à mourir au nom de sa liberté, qu’elle vient de chanter sur plusieurs scènes avec succès.

Et cette énergie fait naturellement écho à son propre parcours, mais aussi à la trajectoire de ses parents, qui ont quitté la Tunisie pour le Canada. « L’exil, de force ou par choix, c’est toujours l’exil. La difficulté à réconcilier ses origines avec

la patrie d’adoption. Lorsque j’ai gagné le concours Operalia, Placido Domingo m’a dit de ne pas oublier mes origines quand je chante. Je n’ai pas compris tout de suite mais, maintenant, sa recommandation a pris tout son sens. Je suis une chanteuse tunisienne grandie au Canada et je chante partout. Pendant des années, j’ai cru devoir cacher mon arabitude. J’ai senti que je devais être blanche. J’ai tout fait à la manière occidentale, vous savez ! Et puis non. Les racines, ça compte. Je redécouvre la musique arabe et je veux m’attacher à célébrer d’où je viens, à mettre ensemble mes origines dans un récital. Je suis aussi en train de prendre des contacts avec la Tunisie pour l’organisation d’un festival de musique : il y a tellement de belles voix dans ce pays !

L’Italie, la Sicile sont toutes proches. C’est le même feeling, la même chaleur, le même rapport à l’émotion. »

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Au Grand Théâtre de Genève Voyage vers l’espoir Du 28 mars au 4 avril 2023 gtg.ch/voyage-vers-lespoir rdv.
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Les bâtisseurs de l’ombre

Les chefs de chant du Grand Théâtre préparent au piano tous les opéras de la saison pour en assurer les répétitions musicales et scéniques. Un travail souterrain, essentiel au bon déroulement des productions. Rencontre croisée.

Les mousquetaires de l’Opéra de Genève sont trois, et leur monture est un piano.

Le chef de chant principal Jean-Paul Pruna tient les rênes organisationnelles, en plus de son activité au clavier. Il est arrivé en 2019 avec Aviel Cahn. Xavier Dami est entré en 1995 sous l’ère de Renée Auphan, et Réginald Le Reun a débarqué en 2001 avec Jean-Marie Blanchard.

Ces hommes de l’ombre remplissent une mission essentielle : jouer au piano la partition d’orchestre pendant les répétitions du chœur et des solistes, avant que l’orchestre et le chef entrent en jeu, dans la phase finale de la production.

Ensuite, ils participent aux répétitions scéniques et musicales et suivent les spectacles. On ne les voit pas sur le plateau, on ne les entend pas en salle, sauf parfois en continuo au clavecin ou au pianoforte dans les opéras classiques et baroques, ou au célesta et autres claviers dans des pièces plus récentes. Sans ces bâtisseurs de l’ombre voltigeurs, capables de lire à vue la partition la plus complexe, rien ne serait possible dans une relation musicale harmonieuse entre scène et fosse.  Comment se définissent-ils ? « Pianiste chef de chant », conviennent-ils. Car à la base, ils sont instrumentistes. Aussi bien comme

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solistes qu’en musique de chambre ou en récital avec chanteur. « Le piano est notre fonction primaire », souligne Xavier Dami.

Le terme de chef sonne un peu sec. « C’est le mot français, ça ne représente pas vraiment notre activité », note Xavier Dami. Réginald Le Reun évoque les pays anglo-saxons :

« On y parle plutôt de coach. » Jean-Paul Pruna cite la définition germanique.

« Là-bas, on dit Korrepetitor. Le problème avec la dénomination de chef de chant est que les gens confondent avec chef de chœur, ou professeur de chant des artistes, ce que nous ne sommes pas. »

Quelles sont les particularités du métier ?

JPP – Outre la parfaite maîtrise instrumentale, nous devons connaître tous les styles du répertoire lyrique, du baroque au bel canto, grand opéra à la française, romantisme italien, allemand ou de l’Est, contemporain… Il faut parler les langues, au moins les trois principales. Ensuite, ce sont les qualités humaines qui font la différence. Nous sommes là pour faciliter le travail du chef, du metteur en scène, des chanteurs et du chœur.

Quelles qualités requiert-il ?

JPP – Être réactif, posséder une technique sûre, déchiffrer facilement, avoir une bonne mémoire et une grande capacité de concentration. Nous devons être très à l’écoute pour que tout se déroule harmonieusement en salle de répétition. Ensuite, on se retire et on espère que tout ira bien.

Vous travaillez intensément en amont, et disparaissez des écrans. N’est-ce pas frustrant ?

XD – Non. C’est un travail d’équipe pour une cause commune. Nous ne sommes pas les principaux responsables. Il nous faut aller dans le sens du chef tout en donnant nos propres indications. Surtout dans un théâtre comme celui de Genève où il n’y a pas de directeur musical attitré. En arrivant, les chefs invités découvrent souvent la production et la distribution. Nous devons nous adapter. Les premiers jours constituent une sorte de période d’apprivoisement psychologique et artistique. RLR – Pour moi, la frustration dépend de la vision du chef. Surtout lorsqu’elle est complètement différente de la mienne.  JPP – Du moment que je suis au piano en contact avec le chant tous les jours, je suis heureux. La profession est très variée, et continuer à pratiquer l’instrument à d’autres occasions représente une belle stimulation pour rester à niveau.

Et avec les chanteurs ?

XD – Je dirais qu’outre le fait d’améliorer le plus possible le résultat final du spectacle en leur rendant le travail plus fluide, notre rôle est aussi de les cadrer tant sur le plan de la justesse des notes, des mots, du style ou du phrasé. Certains sont obnubilés par leur technique. Nous devons aussi les rendre attentifs à d’autres impératifs, comme ce qui se passe à l’orchestre ou dans la structure musicale. Lorsque des chefs et des chanteurs évoluent visiblement dans d’autres univers, nous essayons de rapprocher leurs planètes.

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Xavier Dami, JeanPaul Pruna et Réginald Le Reun, les trois chefs de chant du Grand Théâtre, pour une fois réunis : leurs plannings les dispersent sur tous les fronts des répétitions du chœur, des solistes, puis en salle, jusqu’à la première.

C’est au Conservatoire national de Paris

qu’il étudie le piano avec Bruno Rigutto, l’accompagnement vocal avec Anne Le Bozec et la musique de chambre avec Daria Hovora. Il se perfectionne à la Guildhall School de Londres et intègre l’opéra de Covent Garden pour deux saisons. Le Deutsche Oper de Berlin l’accueille quatre ans, et des collaborations avec les grandes scènes lyriques et festivals internationaux complètent son activité de concertiste, de récitaliste et de chambriste. Il arrive au GTG en 2019.

Xavier Dami

Né à Genève, il étudie le piano avec Anne-Marie Riise, Eduardo Vercelli et Dominique Weber. Il collabore avec l’Orchestre de la Suisse Romande, l’Ensemble vocal de Lausanne et de nombreux chœurs, chanteurs renommés, institutions et festivals. Il se produit en musique de chambre et en récital avant d’intégrer le Grand Théâtre de Genève en 1995 comme chef de chant et continuiste.

Comment préparez-vous une production ?

RLR – Avec beaucoup de travail au piano en amont chez soi. Puis en intégrant le texte, dans la langue originale, et en le traduisant pour savoir de quoi cela parle avant de dégager la signification exacte du soustexte, le rythme juste, la ligne adéquate et la bonne prononciation.

En tchèque, ça doit être plus compliqué…

RLR – Cela demande beaucoup plus de travail, sur la phonétique notamment. On joue en chantant, pour se familiariser avec tous les éléments.

XD – Chanter au piano est indispensable mais très exigeant car cela demande une dissociation du cerveau, particulièrement dans une langue étrangère inconnue ou un tempo très rapide.

JPP – Je préfère écouter d’abord différentes versions d’un opéra que je ne connais pas bien pour perdre moins de temps. Je prends des notes puis je consulte la partition d’orchestre pour arriver le premier jour des répétitions musicales en maîtrisant parfaitement la partition. Nous sommes censés être ceux qui connaissent le mieux l’œuvre. Au moins aussi bien que le chef puisque nous avons en tête tous les rôles.

Vous êtes une sorte de relais du chef ?

Réginald Le Reun

Breton d’origine, il suit la classe de Jacques Bisciglia au Conservatoire de Nantes où il obtient un premier prix de piano à l’unanimité en 1986. La musique de chambre, l’analyse, l’écriture et la direction complètent sa formation, qu’il poursuit au Conservatoire national de Paris.

Il y reçoit un 1er prix d’accompagnement vocal. Assistant à Marseille puis à Lyon, il rejoint le Grand Théâtre de Genève en 2001, collabore à l’OSR et se produit en soliste et chambriste.

JPP – Oui, même si certains ont des assistants. Lorsque l’orchestre arrive en fosse, nous surveillons l’intonation, le rapport entre les voix et l’orchestre, la synchronisation de certains départs, l’équilibre sonore en salle en fonction des nuances, du placement ou de l’acoustique.

Vous arrive-t-il de lui donner votre avis ?

XD – Cela peut arriver, mais il faut savoir le faire de façon appropriée au moment choisi, sur un sujet adapté.

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Les créations sont des épreuves difficiles à surmonter puisqu’il n’existe aucune référence…

JPP – C’est vrai. Pour Voyage vers l’espoir de Christian Jost en mars prochain, ce n’est pas si difficile car la vocalité et le langage musical sont abordables et compréhensibles. Tout dépend du compositeur et de l’œuvre.

RLR – J’aime bien découvrir de nouvelles œuvres. C’est parfois injouable, mais c’est un défi intéressant, au lieu de toujours rejouer La traviata. Il faut se mettre en tête et en doigts des partitions souvent très complexes et ardues, avec une somme inhabituelle d’informations nouvelles.

XD – Particulièrement quand il n’existe pas de réduction d’orchestre pour le piano. Par exemple, Xavier Dayer, compositeur genevois guitariste, n’en avait pas proposé pour les Mémoires d’une jeune fille triste. C’est mon collègue de l’époque qui s’en était chargé. À priori, les compositeurs actuels proposent le plus souvent leurs réductions, ou les confient à quelqu’un.

La marge d’improvisation est réduite…

JPP – Il peut nous arriver d’arranger l’accompagnement de façon à aider les chanteurs dans leur cheminement vocal. En accentuant des passages pour des entrées, ou certains rythmes ou lignes mélodiques pour la fluidité et la sécurité de leur chant. On ne rajoute pas de musique qui ne soit composée.

RLR – Nous avons aussi certains réflexes de pianiste. Il peut m’arriver de rajouter des basses pour étoffer ou avoir un rendu plus riche qui rappelle l’orchestre.

Comment s’organise votre travail entre vous ?

JPP – Sur environ cinq opéras par saison pour chacun, deux pianistes connaissent une même œuvre de façon certaine pour équilibrer les interventions, et suivent le planning que j’ai élaboré en fonction. Le troisième se consacre aux répétitions du chœur, aux auditions de chanteurs invités à se présenter à la direction, ou au coaching de certains solistes ayant besoin de perfectionner la langue ou le style, par exemple.

Quels sont vos points d’attention personnels ?

JPP – Avec le temps, je suis de plus en plus intolérant sur la non-connexion au texte. À un moment donné, ça ne fonctionne pas s’il n’y a pas un rapport intime, personnel et émotionnel avec les mots. Il est difficile de baigner dans les gènes d’une culture qui n’est pas la sienne.

RLR – Certains ne comprennent ou ne ressentent pas ce lien. Le sous-texte est important et fait partie intégrante de la musique. La clarté des mots et des situations éclaircit le jeu et le chant.

XD – La précision me tient à cœur, pour que la mécanique générale soit nette et fluide. Je suis aussi très sensible au style. Au piano par exemple, jouer une cadence de Mozart comme du Rachmaninov, ça ne me convient pas.

Comment avez-vous choisi ce métier ?

RLR – J’ai fait mes études de piano à Nantes dans l’optique d’une carrière instrumentale, mais finalement j’étais frustré par la solitude. J’ai découvert l’accompagnement en faisant un remplacement au Conservatoire et je me suis dit que c’était ce que je voudrais faire.

XD – Je chantais dans des chœurs genevois d’enfants puis d’adultes. Mais en même temps, je faisais du piano. J’ai été la doublure d’Yniold dans Pelléas et Mélisande au Grand Théâtre. Je préparais mon rôle au clavier chez moi. C’est peut-être parti de là… J’ai assez vite accompagné des classes de chant du Conservatoire. J’avais l’impression de bien sentir la ligne de chant. Et comme j’aimais beaucoup la poésie et la littérature, la gerbe s’est liée assez naturellement.

JPP – Je pensais aussi être soliste, mais j’ai toujours eu une fascination pour la musique vocale. Mon père médecin faisait des gardes en salle à l’Opéra de Paris. Je l’accompagnais. Mon premier opéra a été les Contes d’Hoffmann à neuf ans. J’ai été subjugué. Et comme Réginald, je souffrais d’être seul au clavier. J’adorais accompagner des chanteurs. Quand j’ai compris qu’un métier existait, qui réunissait tout ce que j’aimais, je me suis lancé.

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Avec Ukyio-e, le nouveau directeur du Ballet Sidi Larbi Cherkaoui a présenté une création de grande ampleur, mettant en valeur les qualités de la compagnie.

Damien Jalet, chorégraphe associé de la saison, a proposé avec Skid une course sans fin d’ascensions et de chutes entièrement dansée sur un plan incliné. © Gregory Batardon

Les fins d’année sont en général à la fête et, après la poignante Katia

Dans le cadre des spectacles produits pour les enfants, Rosa et Bianca met en scène deux princesses jumelles aux caractères opposés. Un spectacle musical sur une réécriture en français d’airs de Donizetti mis en scène par Sybille Wilson avec, ici, Sophie Negoïta. © Magali Dougados

Kabanova de Janáček, c’est le bel canto qui a déferlé avec Maria Stuarda de Donizetti. Et ce sont des salles combles qui ont accueilli la création du nouveau directeur du Ballet, Sidi Larbi Cherkaoui, Ukiyo-e, précédée par Skid de Damien Jalet. Les petits n’ont pas été oubliés avec Rosa et Bianca, sans compter les soirées Sleepover, Glam Night et Duel qui ont fait surgir des effervescences propices à vivre le Grand Théâtre autrement.

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Bel canto pour les Fêtes et retour de Donizetti : après Anna Bolena l’an dernier, Maria Stuarda a renouvelé le duel entre la mezzosoprano Stéphanie d’Oustrac (Élisabeth d’Angleterre) et Elsa Dreisig (Marie Stuart). © Monika Rittershaus

Après Jenůfa l’an dernier, c’est à nouveau l’éblouissante Corinne Winters qui a tenu le rôle titre de Katia Kabanova de Janáček, dans la mise en scène épurée de Tatjana Gürbaca. © Sandra Then-Friedrich

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Belgrade, la fête insoupçonnée

La rue piétonne Knez Mihailova donne une bonne image de la ville moderne qui s’est développée dès le XIXe siècle. Depuis le parc de Kalemegdan, elle conduit jusqu’à la place Terazije et au prestigieux hôtel Moskva.

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© Knez Mihailova/ Alamy

Comme un promontoire dominant la Save et le Danube… La position stratégique de Belgrade a toujours suscité les convoitises des conquérants de passage. Le site est peuplé depuis des millénaires et a subi une trentaine de sièges au long de son histoire. La « ville blanche » (Beograd) reste un lieu de la fête, de la nuit et de tous les excès. Elle retrouve aussi sa vocation de carrefour régional de la création et des avant-gardes, entre Balkans et Europe centrale.

1 • Ballottée par les vents de l’histoire

FORTERESSE OTTOMANE

Par Milica Čubrilo-Filipović et Jean-Arnault Dérens

Ancienne diplomate, journaliste, Milica Čubrilo-Filipović est revenue vivre à Belgrade en 2000 après une enfance et une jeunesse nomade. Elle collabore notamment au Courrier des Balkans et au Figaro

Journaliste, écrivain, Jean-Arnault Dérens, co-rédacteur en chef du Courrier des Balkans, collabore à de nombreux médias francophones, dont Le Temps. Son dernier livre, Là où se mêlent les eaux Des Balkans au Caucase dans l’Europe des confins (La Découverte, 2018), a reçu un prix de l’Académie française.

Bien sûr, Belgrade attire toujours les curieux qui viennent hanter les lieux où s’est joué l’éclatement tragique de la Yougoslavie : ils ne manquent pas d’aller voir les façades de l’ancien état-major et du ministère de la Défense, conservées en l’état depuis les bombardements de l’OTAN en 1999, mais l’histoire de la ville commence plutôt à la forteresse de Kalemegdan, construite par les Ottomans sur des fondements antiques puis remaniée par les Habsbourg. Quand le temps est clair, le regard porte loin vers la plaine qui fut austro-hongroise jusqu’en 1918 et la création du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, premier avatar de la Yougoslavie.

L’ÎLE DE LA GUERRE

Au milieu du Danube se dresse la Grande Île de la Guerre (Veliko ratno ostrvo) : ce nom intrigant cache le principal poumon vert de Belgrade, une réserve d’oiseaux à laquelle, l’été, un ponton permet d’accéder. Un peu plus loin sur le fleuve, la petite bourgade de Zemun où les derniers pêcheurs partagent le port avec les plaisanciers, tandis que les quais accueillent bars et restaurants.

PALAIS ET MOSQUÉE

Belgrade est restée ottomane de 1521 à 1804. Au XVIIe siècle, le voyageur turc Evliya Çelebi décrivit ses innombrables mosquées, dont une seule, Bajrakli džamija, possède encore son vieux minaret. L’autre témoin de l’architecture ottomane est le palais de la princesse Ljubica, édifié au début du

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Carpe diem, en signe de défi permanent à l’incertitude du lendemain : tel pourrait être l’état d’esprit des Belgradois.
La fête est partout. Et les jeunes créateurs s’en donnent à cœur joie.
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Le Musée d’art contemporain permet de découvrir la créativité de la période socialiste. Tito a en effet laissé la plus grande liberté aux artistes. © Alamy

XIXe siècle, alors que Belgrade était déjà devenue la capitale d’une principauté serbe en train de s’émanciper.

Bajrakli džamija, Gospodar-Jevremova 11

2 • Un concentré des Balkans

AU

QG DE LA PRESSE

de Berlin, ont eu l’idée de transformer des hangars abandonnés en hub créatif et convivial, Dorćol Platz, qui mêle joyeusement verdure et patrimoine industriel rénové, récup et progrès. La célèbre street artiste TKV a illuminé les murs de son optimisme et de ses couleurs. Dorćol Platz, Dobračina 59 www.dorcolplatz.rs

Construit dans les années 1920 dans le style du maniérisme académique avec des pointes d’Art nouveau et de néo-baroque, le Ruski Car a conservé âme serbe, souffle ottoman et esprit autrichien. © Danilo Knezevic

La rue piétonne Knez Mihailova donne une bonne image de la ville moderne qui s’est développée dès le XIXe siècle. Depuis le parc de Kalemegdan, elle conduit jusqu’à la place Terazije et au prestigieux hôtel Moskva, qui était – déjà – le quartier général de la presse internationale durant les guerres balkaniques de 1912-1913. En chemin, on peut s’arrêter au Ruski Car, le Tsar de Russie. Construit dans les années 1920 dans le style du maniérisme académique avec des pointes d’Art nouveau et de néo-baroque, ce café fut durant un siècle une des adresses les plus courues de Belgrade. Refait à neuf en 2019, il a conservé âme serbe, souffle ottoman et esprit autrichien – un concentré de Balkans. Ruski Car/ Monument, Obilicev Venac, 29 ruskicar.rs

STARO SAJMISTE

Le quartier de Dorćol n’en finit jamais de renaître. Plusieurs esprits engagés ont transformé des hangars abandonnés en hub créatif et convivial, Dorćol Platz, qui mêle verdure et patrimoine industriel rénové, récup et progrès. © Alex Linch/Alamy

Le quartier de Dorćol, vers le Danube, a toujours abrité une importante communauté juive : pour l’essentiel des Séfarades, dont les ancêtres chassés d’Espagne en 1492 trouvèrent refuge dans l’Empire ottoman, mais il accueillit aussi des Ashkénazes d’Europe centrale. Tous furent déportés à Staro Sajmiste, l’ancien Parc des expositions transformé par les nazis en camp d’extermination – le seul établi au cœur même d’une ville.

DORĆOL PLATZ

Très central, le quartier de Dorćol n’en finit jamais de renaître. Plusieurs esprits engagés, de retour

3 • Un socialisme si moderne

LA VILLE NOUVELLE

À Novi Beograd, créée dès 1948, certains blocs d’immeubles ont un évident air de famille avec ceux des anciens pays socialistes, mais le quartier abrite aussi des perles du brutalisme yougoslave, cette poésie de béton brut où rien ne semble impossible, et qui a même eu les honneurs d’une exposition au MoMA en 2018.

ART CONTEMPORAIN

Près du confluent de la Save, le Musée d’art contemporain permet de découvrir la créativité de la période socialiste. En effet, la Yougoslavie autogestionnaire n’a jamais appliqué les mornes canons du réalisme socialiste. Peut-être sous l’influence de l’un de ses plus proches compagnons, Moša Pijade, théoricien marxiste et lui-même plasticien, maréchal Tito a laissé la plus grande liberté aux artistes. Après des années de déshérence – les artistes yougoslaves faisant carrière à l’étranger – une scène artistique est en train de renaître avec quelques galeries dynamiques, comme Dots, dans le quartier de Dorćol (Dunavska, 2a. dotsgallery.org), ou Haos (Dositejeva, 3.). Muzej savremene umetnosti Beograd, Ušće 10, blok 15, msub.org.rs/?lang=en

LE REPOS DE TITO

De l’autre côté de la ville, sur la colline chic de Topčider, se dressent deux modèles d’architecture moderniste : la Villa des Fleurs, où repose la dépouille

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Le Théâtre national alterne théâtre, opéra et ballet, maintenant un système de troupe, avec équipes fixes de metteurs en scène, comédiens, danseurs et chanteurs. On peut donc y entendre Turandot ou La Traviata avec des distributions purement serbes, la tradition balkanique y assurant un excellent niveau vocal. © DR

de maréchal Tito, et le Musée de la Yougoslavie, qui, sans préjugé ni langue de bois, interroge ce passé et son esthétique.

4 • L’âme de la fête

LE QUARTIER BOHÈME

Carpe diem, tel pourrait être l’esprit des Belgradois. La fête est partout. À commencer par le quartier bohème de Skadarlija. Il a pris forme à la fin du XIXe siècle, quand poètes, écrivains et artistes se retrouvaient dans ses auberges et déambulaient dans ses rues pavées. Rien ne semble avoir changé. On continue à s’y délecter de plats traditionnels dans les nombreuses kafane et à chanter en cœur avec les musiciens tsiganes. Réinterprétant les standards de la cuisine balkanique, une nouvelle scène culinaire est apparue ces dernières années à Belgrade : alors que le Gault et Millau a publié sa première sélection, le Michelin recommande quatorze restaurants. On ne se trompera pas en allant au Tisa, le temple de la « New Balkan cuisine » (Bulevar Kralja Aleksandra, 129. newbalkancuisine.com/en/) ou au Homa (Senjanina Ive 4, www.homa.rs).

STYLE FACTORY

À quelques encablures de Skadarlija, on change d’ambiance avec le hub d’avant-garde de la rue Cetinjska. C’est dans un style factory qu’autour d’un parking abandonné, de la cheminée de l’ancienne brasserie Bajloni et de ses souterrains, se sont installés des galeries, le célèbre magasin de disques Yugovinyl et des restaurants de toutes les couleurs. La nuit tombée, bars et clubs font vibrer

un joyeux mélange de couche-tard de tous âges. Cet air de nouveau Berlin irradie désormais plusieurs sites du patrimoine industriel en sursis. Ainsi, les anciens silos à grains de 20 mètres de haut des bords du Danube ont été investis, repeints par des artistes de rue, et accueillent un bar, des festivals, des expos. Le week-end, les DJ rythment une des plus belles vues sur le coucher du soleil au-dessus du fleuve et la colline de Gardoš.

BARS, BARS

Les anciens entrepôts de Beton Hala, abandonnés lorsque l’activité portuaire s’est déplacée vers les rives du Danube, se sont aussi métamorphosés. Le jour, promeneurs et cyclistes profitent de la piste qui longe la Save jusqu’à l’île d’Ada Ciganlija. Les terrasses au pied des façades blanchies à la chaux sont prises d’assaut. La nuit tombée, restaurants et bars deviennent un des lieux les plus branchés de la capitale. C’est encore pour faire la noce que les Belgradois ont amarré des splav aux quais de la Save et du Danube. Dans ces bars, restaurants et boîtes de nuit flottantes, on vit des nuits blanches endiablées, tanguant au son des musiciens tsiganes, au rythme du turbo folk, ou de l’électro. Juchés sur les tables, enivrés, les noctambules accueillent les premiers rayons de soleil sur les pontons.

5 • Musique et opéra

LE THÉÂTRE NATIONAL

Plus sagement, on découvrira la vie musicale de Belgrade dans ses deux épicentres. Le Théâtre national, rénové en 1980 pour retrouver les fastes XIXe de sa construction, alterne théâtre, opéra et ballet, maintenant un système de troupe, avec équipes fixes de metteurs en scène, comédiens, danseurs et chanteurs. On peut donc y entendre Turandot ou La traviata avec des distributions purement serbes, la tradition balkanique y assurant un excellent niveau vocal.

Théâtre national, Place de la République www.narodnopozoriste.rs/en

LE PHILHARMONIQUE

Le Philharmonique de Belgrade, lui, se produit dans la salle de la Fondation Kolarac, dans un bâtiment des années 30. Le niveau de l’orchestre s’est redressé au début du siècle, après des années difficiles pendant les guerres yougoslaves marquées par le boycott international de la formation et le départ de ses meilleurs musiciens. Les concerts de cette saison sont tous placés sous le signe de métropoles culturelles : La Havane, Londres, Pékin, Buenos Aires, etc.

Studentski trg 5. www.bgf.rs/en

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Autour des spectacles qui occuperont la grande scène, du Retour d’Ulysse à Voyage vers l’espoir et TRACES, le Grand Théâtre propose une floraison de rendez-vous. On a envie de répondre à cet appel précoce du printemps où se succèdent un rutilant concert du chœur, le récital du sensible Simon Keenlyside ou les errances adolescentes d’Electric Dreams, en prise sur les vertiges de l’addiction numérique. Et si on sortait ?

RÉCITAL DE SIMON KEENLYSIDE

Le timbre distingué du baryton Simon Keenlyside et sa profonde musicalité font de chacun de ses récitals l’occasion d’une rencontre intellectuelle privilégiée avec le compositeur. Il nous propose un programme allemand, entre les deux pôles du romantisme que sont Richard Strauss et Franz Schubert. Grand Théâtre de Genève, le 4 mars 2023 à 20h

ELECTRIC DREAMS

Electric Dreams, opéra de Matthew Shlomowitz en création suisse, est l’histoire d’un adolescent perdu entre les mondes virtuels, entre des mondes qui apparaissent et disparaissent intempestivement. Entre jeux et paradis artificiels, infos déferlantes et sans importance, il se met à oublier d’exister, à devenir lui-même une projection. Arrivera-t-il à sortir entier du labyrinthe ou devra-t-il abandonner quelques illusions au passage ?

Accompagné de cinq chanteurs et de quinze musiciens, notre adolescent voyagera dans la schizophrénie des images et des imaginaires qui entourent la banalité et les événements du quotidien. Une aventure ponctuée tantôt par des thèmes wagnériens au brass band, tantôt par des synthétiseurs aux réminiscences de Game Boy. Dès 10 ans.

Théâtre Am Stram Gram Genève, les 2 et 3 mars à 19h, 4 et 5 mars à 17h

CONCERT DU CHŒUR DU GRAND THÉÂTRE

Le Chœur du Grand Théâtre propose à la cathédrale Saint-Pierre un programme de musique chorale sacrée et spirituelle en avant-goût de notre cycle russe avec Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch. La part belle de la soirée est dédiée à l’Estonien Arvo Pärt, qui fut marqué, pendant ses années de formation sous le régime soviétique, par le

monde alors interdit de la musique sacrée orthodoxe russe. Le Notre Père de Nikolaï Golovanov, d’autant plus émouvant qu’il fut lui aussi composé pendant les années de persécution religieuse stalinienne, précédera ce monument de la musique d’église russe moderne que sont les Vigiles nocturnes (mieux connues sous le nom inexact de Vêpres) de Rachmaninov.

Cathédrale Saint-Pierre de Genève, le 18 mars 2023 à 18h

SLEEPOVER, UNE NUIT AU GTG

L’espace d’une nuit, le public est invité à venir rêver sous les lumières des lustres et des étoiles du Grand Théâtre, à en visiter les coulisses et à se laisser porter par des mélodies d’antan et de douces polyphonies. Il est conseillé de se doter de son nécessaire pour la nuit (sac de couchage, lampe de poche, affaires de toilette, doudou…).

Grand Théâtre Genève, le 1er avril 2023 de 20h à 8h Petit déjeuner et petite collation offerts

BABYLON ORCHESTRA

Après tout un après-midi intercommunautaire consacré à fêter Newroz, avec des ateliers et des performances dans les foyers du Grand Théâtre, on se déplace vers l’Alhambra en soirée pour accueillir en grand finale Babylon ORCHESTRA (www.babylonorchestra.com). Cet orchestre fondé en 2016, autour de la rencontre entre orient et occident, met la musique au centre du dialogue culturel et de l’intégration. Pour Newroz, ce jour du renouveau fêté par les Kurdes, Afghans et Iraniens, l’orchestre invite à ses côtés la chanteuse d’origine iranienne Michal Elia Kamal.

Alhambra Genève, le 18 mars à 20h30 Programme complet de Cultures et Migrations  sur gtg.ch

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Par Karin Kotsoglou

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