Avec Verdi et Piazzolla, de l’Escurial à Buenos Aires
Inés Cuello, une grande voix du tango dans María de Buenos Aires
La vie champagne d’Eve-Maud Hubeaux à Reims
Avec Verdi et Piazzolla, de l’Escurial à Buenos Aires
Inés Cuello, une grande voix du tango dans María de Buenos Aires
La vie champagne d’Eve-Maud Hubeaux à Reims
Cette nouvelle saison du Grand Théâtre est placée sous le titre des jeux de pouvoir. On pourra dire que tout, dans la vie, s’y rapporte : rapports privés, professionnels, vie politique et associative, relations entre États. Où le pouvoir n’est-il pas, et où n’étend-il pas ses jeux souvent toxiques ?
Sur la scène du Grand Théâtre, on en trouvera donc les traces aussi bien dans Don Carlos de Verdi, où le pouvoir est en quelque sorte la matière première du drame, que dans Le Chevalier à la rose de Richard Strauss, comédie douce-amère sur la fugacité des choses, où il s’inscrit en creux, dans les délicates variations sur l’amour et les normes sociales qui les modèlent. Les hommes mesureront leur pouvoir à celui des dieux (Idoménée) ou à celui des multinationales (Justice), ils mettront en jeu leur foi (Saint-François d’Assise ou vivront d’âpres rivalités dans la trilogie Tudor de Donizetti. Le pouvoir et ses jeux sont partout.
Le choix d’un tel thème n’est pourtant pas là pour signifier que les spectacles d’opéra ou de ballet de la saison ont été strictement choisis pour l’illustrer. Il désigne plutôt une manière d’orienter notre attention de spectateur, de mettre en éveil notre capacité à débusquer, d’un ouvrage à l’autre, la variété infinie des manifestations du pouvoir. Et d’ajuster ainsi notre perception aux échos que ces spectacles renvoient à la réalité sociale, politique, intime qui nous entoure. Et qu’ils éclairent.
De ce point de vue, peu d’opéras sont aussi féconds que Don Carlos. Inspiré par le génie de Schiller, celui de Verdi compose une fresque ambitieuse sur les déchirements entre devoir et sentiments. Admirable entre tous, le portrait du roi Philippe II, que la raison d’État et la jalousie poussent à sacrifier son propre fils, l’infant Carlos. Cette figure rongée par le doute rappelle que le pouvoir n’est pas cet attribut trop souvent présenté comme intrinsèquement mauvais. L’autorité que confère le pouvoir contractualisé est nécessaire à l’organisation sociale. Ce sont ses dérives qui le rendent néfaste.
Par cette distinction fondamentale, Don Carlos nous aide à mettre en perspective les venins qui empoisonnent notre époque. Ceux que les apprentis sorciers de la propagande 2.0 utilisent pour manipuler les foules numériques. Ceux des colères répandues sur les réseaux sociaux, des mouvements de dégagisme, des vérités alternatives, qui délégitimisent les pouvoirs institués, jusqu’aux racines du savoir. Nouvelles tyrannies, au pouvoir bien plus inquiétant que celui qu’elles prétendent dénoncer.
Ils ont du succès mais, forcément, ne sont pas infaillibles. Qui sont les hommes et les femmes derrière ces personnalités qui font la Suisse romande?
Quel lien avec María de Buenos Aires, cet operita d’Astor Piazzolla baigné de réalisme poétique, où une femme brisée par une société sans merci meurt pour renaître – à l’image du tango, auquel Piazzolla a redonné vie ? Aucun, a priori. Mais la musique ici porte le pouvoir : celui d’un affranchissement des forces funestes au profit d’une liberté reconquise, fût-elle dans l’au-delà du songe. Tout n’est donc pas perdu, puisque le rêve nous sauve. Son pouvoir n’est-il pas supérieur à tous les autres ?
Bonne lecture, et beaucoup de plaisir à la découverte des spectacles de cette nouvelle saison !
Rédacteur en chef de ce magazine, Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre.
A retrouver tous les mois sur letemps.ch/podcast et sur les applications d’écoute
Édito 1
par Jean-Jacques Roth
Mon rapport à l’opéra 4
Jérémy Seydoux, « Wagner est une quête »
Ailleurs 6
Eve-Maud Hubeaux, Reims, la vie champagne
La plage 12
Premiers pas à l’opéra
Portrait 16
Inés Cuello, « J’avais 13 ans et le tango a pris mon cœur »
Rétroviseur 40
Opera cook 42
Hamburger colonial espagnol de Charles Castronovo
Mouvement culturel 44
Saint-Gall, dentelles et comédies musicales
Agenda 48
La famille royale d’Espagne au temps de Charles Quint. L’empire espagnol, que l’opéra Don Carlos prend pour théâtre, est alors au faîte de son pouvoir. Rêve de grandeur nourri par l’or des colonies mais qui affrontera la rébellion de la Flandre. © Wikimedia Commons
Dossier, Rêves de pouvoir, rêves de grandeur 18
La foi catholique et l’or des colonies, Par Guillermo Wilde 20
Face à l’Empire espagnol, la puissance déchue d’Anvers, Par Jeroen Olyslaegers 26
Lydia Steier, Le poids insupportable du pouvoir, Par Jean-Jacques Roth 32
María de Buenos Aires haute et basse culture, Par Esteban Buch 34
Nathalie Herschdorfer est une commissaire d’exposition, historienne de l’art et autrice suisse née en 1972 à Neuchâtel. Spécialisée dans l’histoire de la photographie, elle a publié de nombreux ouvrages. Après avoir dirigé le Musée des beaux-arts du Locle, elle a été nommée en juin 2022 directrice de Photo ÉlyséeMusée cantonal pour la photographie à Lausanne.
Depuis de nombreux siècles, les artistes, quelle que soit leur discipline, évoquent l’Histoire, avec un H majuscule. Les images se font illustrations des événements marquants, évoquent les guerres et montrent les discours des puissants. Les tableaux participent ainsi à l’enseignement de l’histoire. Les académies ont en fait un genre prisé, offrant aux peintres une panoplie de modèles et de symboles qui leur permettent de représenter les moments-clés des faits historiques. La peinture d’histoire, tout comme les monuments qui lui sont liés, servent le discours patriotique. Dans la première moitié du 19e siècle, les nations européennes forgent ainsi leur identité collective à travers l’image. Nombre de peintres voient dans les tableaux de Géricault et de Delacroix la voie à suivre et l’aboutissement de l’art. Les grands tableaux prennent place dans les bâtiments officiels et les gravures et autres copies se répandent en région pour que le passé héroïque soit célébré jusque dans les campagnes. Au 20e siècle, les peintres se détournent du genre, les cinéastes prennent le relais tout comme les photographes.
De Keyzer convoque dans ses reportages le politique et le religieux, privilégiant le grand format pour marquer un contraste avec le flux continu des images qui viennent et vont sur nos multiples écrans. Les scènes qu’il capture semblent être des moments-clés où l’histoire est précisément en train de s’écrire et pourtant il y a toujours une interrogation sur le sens précis des scènes photographiées. L’intensité dramatique n’est jamais très loin. Certaines photographies sont telles des plans fixes issus de films. Qu’est-il en train de se jouer devant la caméra ?
Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Le Temps Collaboration éditoriale Le Temps
Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Florence Perret
Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Maquette et mise en page Sarah Muehlheim Images Anastasia Mityukova (Le Temps) Relecture Patrick Vallon Impression Moléson Impressions, imprimé sur papiers certifiés FSC issus de sources responsables avec des encres bio végétales sans colbalt Promotion GTG Diffusion 2000 exemplaires + diffusion numérique sur www.letemps.ch Parution 4 fois par saison
Carl de Keyzer (né en Belgique en 1958) parcourt la planète pour documenter précisément cette grande histoire. Entré à Magnum Photos en 1990 – la célèbre agence qui réunit depuis 1947 des photographes qui ont choisi de témoigner sur l’état du monde à travers le reportage –, de Keyzer a voyagé sur les différents continents pour montrer comment les croyances façonnent le monde. Alors qu’il s’inscrit dans le photojournalisme, il s’intéresse en particulier au côté fictionnel de la réalité. Il observe les mises en scène qui sont orchestrées pour donner du sens à l’histoire.
« Dans mon travail, il y a toujours une dualité entre tenter d’être au plus près de la réalité et de mettre en scène les choses. Je veux questionner les images qui sont dans notre mémoire. Il y a toujours un double niveau dans mon travail ; ce que vous voyez est vrai et en même temps ne l’est pas. »
Le photographe nous laisse le soin d’imaginer le récit en cours. À nous d’en écrire l’histoire.
Jérémy Seydoux est né en 1995 à Genève dans une famille de Plan-les-Ouates.
En 2013, il se présente au Grand Conseil sous l’étiquette des Vert’libéraux, puis revient vers le journalisme qu’il a pratiqué en amateur dans son adolescence.
Il est engagé en 2014 comme chroniqueur sur Léman Bleu et rejoint, l’année suivante, sa rédaction comme journaliste auprès de Laurent Keller. Il y présente le téléjournal, les grands débats politiques et d’autres rendez-vous télévisuels. Depuis le printemps 2022, il est rédacteur en chef de la chaîne locale.
Plusieurs années de trompette à la Musique municipale de Plan-les-Ouates, un grand coffret CD d’essentiels de la musique classique reçu en cadeau, des enregistrements de Haydn, une oreille se forme, un goût se dessine, celui de la grande musique. Jérémy Seydoux, 28 ans, rédacteur en chef et présentateur à Léman Bleu, n’était pourtant jamais allé à l’opéra, jusqu’à ce Barbier de Séville donné en 2017 à l’Opéra des Nations qu’il voit un peu par hasard, grâce à des billets reçus à la rédaction. Une première découverte. La vraie révélation, elle, vient plus tard, en 2019, à la réouverture du Grand Théâtre de Genève, face à la Tétralogie de Richard Wagner.
Comment avez-vous rencontré Wagner ?
Le Grand Théâtre réouvre à la place Neuve et programme Le Ring des Nibelungen. C’est la première fois que je me retrouve face à Wagner : j’ai été happé. Des amis, de grands wagnériens, me croisent à l’opéra et m’invitent en septembre 2019 à les
accompagner à Berlin pour voir un second Ring. Il est donné au Staatsoper Unter den Linden, fraîchement rénové, avec Guy Cassiers à la mise en scène, sous la direction de Daniel Barenboïm. On peut difficilement faire mieux : c’était un privilège, c’était sublime, c’était exceptionnel. Et depuis…
…depuis, vous allez voir des Ring ? Des Ring, je n’en ai vu que trois pour l’instant. Celui de Genève, celui de Berlin, puis à Bayreuth l’an passé. C’était un Ring très controversé. La mise en scène de Valentin Schwarz a été abondamment huée. Mais cela ne m’a pas empêché de retourner à Bayreuth cette année pour voir, cette fois, d’autres opéras de Wagner.
Quelles émotions vous procure Wagner ?
Je me sens happé par la musique, par le chant, par la force de certaines mises en scène… Je ne m’en lasse pas. Wagner est une quête. J’ai un rapport empirique à son œuvre. Je ne suis pas un « wagnérien », même si j’ai beaucoup écouté, beaucoup lu, vu un certain nombre d’opéras. Pour moi Wagner est comme le vin, il faut le boire pour le connaître. Chaque fois on découvre de nouvelles nuances. Voilà ce qui me plaît : cultiver sa curiosité, ne pas chercher à retrouver à l’opéra le reflet d’un CD, apprécier les choix de mise en scène, l’éclairage porté sur telle ou telle partie du livret ou de la partition, puis les débats avec les amis qui partagent cette passion et qui s’y connaissent. Tout cela est exaltant.
D’autres découvertes ?
L’année dernière à Genève, j’ai été soufflé par Guerre et Paix de Prokofiev. Il y avait, là quelque chose de très puissant, de gigantesque. Ma dernière grande et belle soirée à Genève, c’était Nabucco de Verdi. Nous sommes sortis de la salle en ayant le sentiment d’avoir vraiment vécu quelque chose, un peu sonnés, un peu changés…
La mise en scène compte pour vous ?
Il y a tout un débat actuellement autour d’un retour aux mises en scène classiques. Pour moi, si c’est bien fait, peu importe. Dans le contemporain, il y a de très beaux projets, des choix intelligents, clairs, propres, même si certaines propositions vont parfois dans tous les sens. Je fais plutôt partie des curieux, de ceux qui sont prêts à être emportés par une mise en scène originale, ce qui n’est pas forcément le courant dominant actuellement.
Avez-vous des interprètes fétiches ?
J’ai un penchant pour le ténor autrichien Andreas Schager, un artiste flamboyant que j’ai eu l’occasion de d’écouter plusieurs fois sur différentes scènes, à Genève, à Berlin, à Bayreuth et que j’ai eu la chance d’interviewer. C’est un personnage haut en couleur, impressionnant par la force de sa voix. Certains critiques jugent qu’il « crie », mais tout dépend de qui le dirige. Certains chefs parviennent à polir le diamant.
C’est, comme on le dit, un art total. Il naît de la capacité de l’être humain à se surpasser, musicalement, vocalement, artistiquement. Il porte une forme de démesure. Ceux qui composent et montent des opéras ont quelque chose des bâtisseurs de cathédrales. Que cherchons-nous en faisant cela ? À aller toujours plus haut ? À trouver Dieu ? C’est une quête du dépassement, cette idée me plaît. L’opéra fait du bien à la tête et à l’âme.
Votre métier, présentateur de télévision, a sa part de théâtre… À la télévision on parle de plateau, de cintres, d’éclairage, de cour, de jardin. Le langage est le même, les liens avec le théâtre sont évidents. En tant que présentateur, oui, on fait de la scène… Peut-être avez-vous vu cette vidéo où un activiste fait irruption sur le plateau et se colle la main devant moi, durant les élections genevoises. Il me semble qu’il y a eu une part lyrique dans ma réaction ! Inconsciemment, bien sûr. On ne peut pas dire que j’ai été influencé par l’opéra mais plutôt que je suis comme ça… lyrique.
Pour Jérémy Seydoux, l’opéra porte une forme de démesure, il naît de la capacité de l’être humain à se surpasser, musicalement, vocalement, artistiquement. © Zoé Aubry pour le Grand Théâtre Magazine
Jérémy Seydoux, présentateur et rédacteur en chef à Léman Bleu, s’est pris de passion pour l’auteur de la Tétralogie, qu’il a découvert à Genève. Depuis, il est allé l’écouter à Berlin comme à Bayreuth.
Photographies :
Née à Genève, la chanteuse y fait ses débuts avec princesse Eboli dans Don Carlos. Elle reste attachée à la ville de son enfance comme à Lausanne, où elle a commencé le chant. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir adopté Reims, où elle vit depuis cinq ans et dont elle est une ambassadrice.
Eve-Maud Hubeaux devant l’un des édifices emblématiques de Reims : le palais construit par les champagnes Pommery pour la glorification et la conservation, 30 mètres sous terre dans les crayères, de leurs bouteilles. Le bâtiment se visite. Une exposition d’art contemporain rythme la promenade dans le dédale des galeries souterraines.
Le TGV a mis Reims à 50 minutes de Paris. C’est plus rapide qu’au temps de Rossini qui, dans son opéra Le Voyage à Reims, bloquait une troupe d’aristocrates dans l’Auberge du Lys faute de chevaux pour rejoindre le sacre de Charles X. On voudrait croire que c’est en songeant à cette référence lyrique qu’EveMaud Hubeaux a choisi de s’installer dans la ville, mais la réalité est plus prosaïque, encore qu’elle ne manque pas de sentiment : elle y a suivi son mari ingénieur, chargé de développer une production d’électricité verte dans la campagne champenoise.
Mais Reims n’a pas été qu’une résignation conjugale : la ville l’a séduite, et elle ne manque pas aujourd’hui une occasion d’en louer les charmes. Elle est d’ailleurs devenue l’une des ambassadrices de la ville, qui s’est dotée d’une structure de promotion très active à l’enseigne de « Reims Légend’R ».
C’est aussi pour cela qu’elle a choisi de nous accueillir dans une robe éclatante, ballerines argentées aux pieds (« pour faire un peu opéra »), avec un petit sac citron aux couleurs vert et jaune de Reims : elle fait le job en professionnelle.
On s’étonne que la mezzo-soprano se soit éloignée des métropoles au moment où sa carrière l’y propulsait. Ainsi, en ce jour de juillet où nous avons enfin trouvé un créneau pour la rencontrer in situ, elle rentre de Berlin où elle a chanté la princesse Eboli dans Don Carlo, rôle qu’elle reprendra à Genève dans la version originale française de l’opéra de Verdi. Elle est radieuse. « Sans fausse modestie, c’était un triomphe, des ovations chaque soir… »
Mais en réalité, pour ce qui est des déplacements de la cantatrice à travers l’Europe, un argument plie le match : Reims est à 30 minutes de l’aéroport de Roissy.
« C’est plus rapide que pour la plupart de mes collègues installés à Paris », assure Eve-Marie Hubeaux – elle a toutefois acquis récemment un pied-à-terre parisien, près de l’Opéra Bastille. Voilà pour l’aspect pratique. Mais il y a plus. Pour cette Franco-Suisse qui a vécu son enfance entre Genève et Lausanne, la ville rappelle les vertus helvétiques.
« Un petit côté propret, discret, la taille modeste… », détaille-t-elle. Et la nature à portée de main. Ce qui ne l’empêche pas de garder un puissant attachement au pays de son enfance : « Je suis archi-suisse ! Mes parents habitent à Sierre, mon frère à Bâle. J’ai été façonnée à l’Institut Jaques-Dalcroze puis au conservatoire de Lausanne. Même si ma famille est originaire de France, j’adore la Suisse. Je m’y sens mieux. C’est ma Heimat. Il y a d’ailleurs un esprit alpin qu’on retrouve de l’arc lémanique jusqu’à Annecy, et même Grenoble, où j’ai fait mes études de droit. Ailleurs en France, je suis moins chez moi. »
Par 30 mètres de fond
Curieusement, elle ne s’est encore jamais produite à Genève. Si elle a chanté à l’Opéra de Lausanne à ses débuts, dans le chœur puis des petits rôles, c’est à l’Opéra du Rhin qu’elle a vraiment commencé sa carrière.
Elle se réjouit donc de cette production de Don Carlos qui lui permettra, pendant les répétitions, de revenir un peu chez elle, et d’aller randonner au Salève ou dans le Jura.
« Et je fais une pub d’enfer pour que toutes mes copines viennent me voir », ajoute-t-elle. Eve-Maud Hubeaux n’est pas socialement farouche…
Elle est fine bouche, aussi. Et de ce point de vue, Reims est une bonne adresse. Neuf étoiles au Michelin en comptant les restaurants distingués, dont la célèbre Assiette Champenoise du chef Arnaud Lallement. « La plus grande densité d’étoiles par habitant de France », souligne-t-elle. Et puis il y a le champagne, bien entendu. Dans le train de retour, les touristes reviennent encombrés de cabas siglés Veuve-Clicquot, Taittinger ou Pommery. « Ma cave en est remplie. Je ne bois plus que ça. »
Et on ne fait pas que boire du champagne, à Reims, on en visite les palais. Comme celui de Pommery. D’immenses bâtiments de style élisabéthain, hauts comme des cathédrales, sous lesquels sont creusés par 30 mètres de fond, dans les crayères, des galeries où la température (10 degrés) et l’hygrométrie (98 %) constantes assurent une parfaite conservation des crus. Ce fut l’œuvre de Madame Pommery, qui inventa en 1874 le champagne brut – la boisson était auparavant très douce et consommée comme vin de dessert.
Eve-Marie Hubeaux a prévu de nous y entraîner. Comment refuser ? On descend dans les entrailles de la terre par un escalier sans fin pour déboucher sur les 18 kilomètres de tunnels, dont une partie ouverte aux visites. Y figurent sur des plaques d’origine les noms des cités auxquelles la marque destinait ses bouteilles, de Tokyo à Dakar. Des artistes sont régulièrement invités à disposer des créations dans ce labyrinthe balisé par des salles hautes formant des puits de lumière zénithale, où des sculptures monumentales peuvent prendre place. La richesse produite par les marques champenoises, dont la plupart ont leur siège ici, a naturellement ruisselé sur la ville, après celle de l’industrie textile, florissante au 19e siècle. Ces ressources, Reims en a bien eu besoin. Sur la mauvaise route des conflits européens puis mondiaux, envahie par les Russes sous Napoléon, par les Prussiens en 1870, elle a été détruite à 60 % par les obus allemands pendant la Première Guerre mondiale. De la cathédrale, il ne restait que la charpente. On hésita à la laisser telle quelle, en guise de témoignage, comme Berlin l’a fait avec la Gedächtniskirche. Puis l’élan des rebâtisseurs l’emporta.
Eve-Maud Hubeaux a choisi Reims pour des raisons conjugales et pratiques, mais son cœur reste attaché à la Suisse de sa jeunesse : « C’est ma Heimat ! »
Dans le court trajet qui nous mène en voiture du champagne à Dieu, Eve-Marie Hubeaux évoque les difficultés des opéras aujourd’hui, notamment en France, qui voient leurs subsides rabotés, leurs coûts d’exploitation exploser, et le public se faire souvent plus rare. « Le métier change. Les cachets baissent. Le nombre de représentations aussi. Pour les jeunes qui veulent entrer dans la carrière, c’est devenu très dur. L’Allemagne tient encore bon, mais pour combien de temps ? Est-ce qu’il restera un jour vingt maisons d’opéra en Europe, avec des places à 400 euros, réservées à une élite ? » Mais nous voici devant la cathédrale, dégagée par une vaste esplanade : chef-d’œuvre gothique aux 2300 statues, lieu des couronnements des rois de France pendant dix siècles. Arrivés devant le portique, Eve-Marie Hubeaux nous arrête sous la statue du protecteur de la ville, l’ange Gabriel. Sa tête penchée et son sourire tranchent avec la statuaire rigide des saints alignés sur l’arceau de pierre. À l’intérieur, le béton choisi pour la reconstruction accentue la sévérité de l’édifice, dont le chevet est orné de vitraux de Chagall.
Lors de ses séjours toujours trop brefs dans sa ville, la chanteuse multiplie les activités. Comme ici, chez une amie fleuriste dont elle suit les cours d’art floral.
En y pénétrant, Eve-Maud Hubeaux s’agenouille et se signe. On lui demande si sa foi l’aide dans son métier. « C’est autre chose, la musique, le chant. Bien sûr, cela met en contact avec une forme de transcendance, mais la foi se vit ailleurs. » On devine pourtant qu’elle n’est pas étrangère à la discipline et à l’énergie de la chanteuse, qui semble capable de dix activités par jour. Lorsqu’elle est à Reims, elle va à la grande Arena faire du sport régulièrement, elle cuisine volontiers, et elle trouve le temps de pratiquer des arrangements floraux chez une fleuriste nichée dans une galerie du centre-ville. Parmi beaucoup d’autres choses – « Oh vous savez : ici c’est aussi les lessives et les impôts, entre deux engagements. » N’a-t-elle pas eu le cran de mener de front des études universitaires de haut niveau et ses débuts de cantatrice ?
« J’ai même commencé une thèse sur le droit de la responsabilité civile, mais j’ai dû abandonner à mi-chemin. Au moins cela m’aura aidé à comprendre qu’en tant que chanteur, vos contrats ne vous donnent aucun droit ! », rit-elle.
La cathédrale de Reims a abrité les sacres des rois de France pendant des siècles. Démolie par les obus allemands pendant la Première Guerre mondiale, elle a été reconstruite sur une charpente en béton. Elle ne cesse d’être restaurée, comme l’a été la statue de l’ange Gabriel abrité par son portique : protecteur de la ville, il est le seul à incliner sa tête et à sourire.
Face à la gare, Reims s’est récemment dotée d’une coulée verte. Un élément qui ajoute au plaisir qu’Eve-Maud Hubeaux trouve à y revenir après ses séjours dans les capitales.
Eve-Maud Hubeaux est gastronome et Reims est une bonne adresse : ses meilleurs restaurants cumulent neuf étoiles au Michelin. Elle les a tous essayés.
D’importantes restaurations embellissent le centre de la cité, comme celle de l’Hôtel de Ville qui vient d’être achevée.
On quitte la cathédrale, qui continue d’être restaurée, comme tant d’autres bâtiments phares de la ville. La fameuse Porte de Mars, face à la gare, qui témoigne de son prestigieux passé romain, est enveloppée de bâches comme un Christo. Et l’Opéra est également en travaux, alors que l’Hôtel de Ville vient d’être ravalé. On dirait que cette ville vit d’une constante remise à neuf. Ces vicissitudes ont aussi eu du bon : les ruines de 14-18 ont fait fleurir de splendides architectures bourgeoises en style art déco.
Encore un charme insoupçonné de Reims, dont Eve-Marie Hubeaux est décidément une avocate consciencieuse. Elle met le même sérieux à la préparation de ses rôles. La mezzo est connue pour être parfaitement disponible aux injonctions, et parfois aux caprices, des metteurs en scène. « Comme je suis sportive et bonne comédienne, je peux répondre aux exigences extravagantes. » Ça va un peu trop loin, parfois ? « Franchement, je ne sais pas où va nous mener cette ultra-modernisation de l’opéra. Mon conjoint, par exemple, me dit que si c’est pour voir du trash et du sang, encore et encore, c’est non. Je crois que beaucoup d’amateurs sont dans son cas. »
Elle dit ainsi avoir quelques noms de metteurs en scène avec lesquels elle ne travaillera plus. En revanche, la radicalité d’un regard, lorsqu’il est pertinent, peut lui laisser des souvenirs indélébiles. Elle cite par exemple Dmitri Tcherniakov, avec qui elle aimerait retravailler, ou Krzysztof Warlikowski, qui l’a mise en scène dans Hamlet à l’Opéra de Paris. « Le travail avec lui m’a bouleversée. Il m’a révélée à moi-même. Avec une douceur infinie, mais d’une manière tellement profonde… Des chefs aussi peuvent vous porter ainsi. Je me souviens en particulier de Teodor Currentzis, dans le Requiem de Verdi. Currentzis est totalement
sur les chanteurs, tout est tellement juste musicalement, vous devenez sa marionnette. Certains musiciens ne supportent pas. De moi, il a obtenu le mieux que je puisse donner.
Ma cheffe de chant m’a dit que je n’avais jamais aussi bien chanté, alors que j’avais une crève carabinée et que j’étais sous cortisone. »
À 35 ans, en pleine possession de sa voix étendue, à la fois souple et puissante, Eve-Maud Hubeaux ne cherche pas à gravir des rôles trop lourds. Wagner, par exemple, reste à distance pour l’instant, à part Brangäne dans Tristan und Isolde. Elle préfère savourer ces héroïnes verdiennes pour lesquelles on la demande partout : Amneris dans Aïda et Eboli dans Don Carlos, qu’elle a chanté dans toutes les versions, et qu’elle donnera à Hambourg après Genève. Mais Carmen aussi : elle fait partie de cette génération de jeunes mezzos françaises capables d’y verser toute la sensualité et l’insolence propres au personnage. Sans oublier le répertoire baroque, où elle s’illustre régulièrement.
Son agenda est rempli jusqu’en 2026, elle commence à discuter des projets pour 2028. Et à devoir renoncer à des productions qui la tenteraient follement mais qui surchargeraient le planning et menaceraient sa santé vocale. La même sagesse la conduit à avoir renoncé jusqu’à présent aux États-Unis, qui maintenant lui tendent les bras. « Je n’ai pas voulu m’épuiser, et puis traverser la planète en avion pour un concert, ça n’a plus de sens aujourd’hui. »
Chemin faisant, Eve-Maud Hubeaux nous a raccompagnés à la gare. Elle ne nous laisse pas partir sans nous offrir des macarons aux framboises (du jardin) qu’elle a confectionnés le matin même. Bons à se damner. Ce ne sera pas le seul souvenir de ce voyage à Reims, mais il aura tout d’un coup semblé que l’élan vital de cette chanteuse était tout contenu dans ces friandises, travaillées avec le même goût de la perfection, avec la même générosité qu’elle met à incarner ses vibrantes héroïnes.
Au Grand Théâtre de Genève Don Carlos
Du 15 au 28 septembre 2023 É clairage, le 12 septembre
En coulisse, le 24 septembre gtg.ch/don-carlos
« Traverser la planète en avion pour un concert, ça n’a plus de sens aujourd’hui »
Par un beau samedi de juin, le Grand Théâtre a ouvert ses portes aux familles pour deux moments de découverte autour des métiers de l’opéra. Un double rendez-vous ludique et enjoué, qui tient son pari : amener l’art lyrique à hauteur d’enfant.
Par Athéna Dubois-Pélerin Photographies : David Wagnières pour le Grand Théâtre Magazine
Athéna Dubois-Pèlerin est titulaire d’un diplôme en littérature française à l’Université de Genève, acquis en 2018 avec un mémoire sur le Nouveau Roman. Passionnée par les arts vivants, elle est actuellement responsable communication pour la compagnie de théâtre Les arTpenteurs ainsi que pour le festival de musique classique Les Jardins Musicaux Depuis 2022, elle collabore comme pigiste à la rubrique culture du Temps
Alors qu’ils pénètrent dans l’imposant foyer du premier étage, petits et grands paraissent soufflés par le somptueux décor : on en murmure presque de déférence, sous le regard impassible des anges et des muses qui surplombent la grande salle. Valeria Pacchiani, la scénographe qui anime le premier atelier de la journée, a pourtant tôt fait de mettre le public à l’aise en invitant les arrivants à prendre place autour des tables préparées à leur intention. « On va créer une maquette ! » s’écrie une fillette après inspection du matériel disposé sur sa table de travail : bois, papier coloré, règle, allumettes et colle.
L’animation s’articule autour de Nabucco, la dernière production de la saison du Grand Théâtre. Pas si simple de résumer aux enfants les enjeux de cet imposant opéra verdien, qui met en scène une histoire d’amour impossible dans la lointaine Mésopotamie, sur fond de conflit de religion entre Juifs et Assyriens. L’angle d’approche fait néanmoins mouche : les yeux s’allument à l’évocation des jardins suspendus de Babylone. Chaque groupe se voit bientôt chargé de concevoir sa propre version des fabuleux jardins de Nabuchodonosor, merveille luxuriante du monde antique. S’il requiert de la créativité, l’exercice exige aussi de se plier à certaines contraintes, à l’instar de tout scénographe collaborant avec un metteur en scène.
« N’oubliez pas qu’une représentation de Nabucco, c’est 80 choristes sur scène pour le fameux air du Va, Pensiero, rappelle en souriant Valeria Pacchiani. Il faudra penser à leur laisser de la place dans votre scénographie. »
Les petites mains s’activent, bientôt des buissons de papier vert bourgeonnent un peu partout sur les plateaux de bois. Une bande bleue devient une rivière, un moulin d’allumettes amène une touche bucolique au paysage. Ailleurs, une balançoire de bois et de ficelles s’accroche aux branchages improvisés : « On a pris au sérieux le thème des jardins suspendus, rigole une maman. Notre chœur va chanter en apesanteur, sur la balançoire. » Au terme de l’atelier de construction, chaque groupe est invité à placer sa maquette dans un écrin qui réplique l’espace scénique du Grand Théâtre, agrémenté d’un dispositif lumineux. « C’est la lumière qui habille la scénographie, explique Valeria Pacchiani. C’est elle qui donne du relief, de la poésie au décor. » Sous l’œil du photographe présent, les enfants posent, ravis, leur chef-d’œuvre dans
Petits et grands posent, ravis, leur chef-d’œuvre dans les bras. Deux maquettes, donc : l’une dévoile une rivière avec la ville à l’arrière-plan ; l’autre représente une balançoire sur laquelle chanteraient les choristes.
Un peu à l’écart, Léa Siebenbour observe la scène, l’œil pétillant. Collaboratrice de La Plage, le pôle de l’institution dédié à la dramaturgie et au développement culturel, c’est elle qui encadre les activités proposées au jeune public, qu’il s’agisse d’animations pour les familles ou de médiations à l’intention des classes d’école. À cet effet, précise Léa Siebenbour, chaque production du Grand Théâtre dispose de son propre dossier pédagogique et d’un atelier créé sur mesure : « Avec son ancrage babylonien extravagant, Nabucco nous a livré une belle occasion de travailler avec les enfants sur la scénographie. Mais il y a mille et une manières d’aborder un opéra, et la focale change à chaque fois. Les ateliers précédents ont par exemple cherché à s’emparer du chant, de la dramaturgie, des costumes ou de la machinerie. »
L’après-midi venu, les établis ont été remplacés par un piano et un paravent coquet devant lequel s’exhibent une robe de bal et une paire d’escarpins.
théâtralisé interprété par la mezzosoprano Julia Deit-Ferrand. D’abord timides, les petits spectateurs s’enhardissent progressivement au fil des interactions que tisse habilement avec eux la cantatrice.
Des souris et des notes L’après-midi venu, les établis ont été remplacés par un piano et un paravent coquet devant lequel s’exhibent une robe de bal et une paire d’escarpins. Une vingtaine de jeunes enfants prennent place pour assister à La Souris Traviata, mini-récital théâtralisé interprété par la mezzo-soprano Julia Deit-Ferrand. D’abord timides, les petits spectateurs s’enhardissent progressivement au fil des interactions que tisse habilement avec eux la cantatrice. Au moment de s’échauffer sur des noms d’animaux, les suggestions fusent : et l’interprète de vocaliser, sans se démonter, sur Tyrannosaure ou autres Pokémon, pour le plus grand plaisir des enfants. Collaboratrice en charge du lien social, Latcheen Maslamani observe les réactions du public, tandis que s’enchaînent les péripéties musicales d’une petite souris nommée Traviata, originaire d’Angleterre et se plaisant à loger clandestinement dans des escarpins. Sa mission au sein de La Plage consiste à rendre l’univers lyrique plus accessible aux populations qui en sont le plus éloignées : personnes migrantes, classes d’accueil, ou encore individus en situation de handicap. Au centre de la démarche, on trouve une volonté de dissiper l’image de l’opéra comme entre-soi et de « monter des
projets au sein desquels les gens se sentent légitimes ». Un exemple récent de médiation ayant remporté les suffrages des populations visées ? « Voyage vers l’espoir, répond sans hésiter Latcheen Maslamani. Notre création de l’année a intégré des personnes migrantes sur scène, dans des rôles de figurants. L’expérience s’est avérée spectaculaire à tous les égards, et très enrichissante pour tous les participants. »
Mais voilà que Julia Deit-Ferrand salue déjà sous les applaudissements du public, puis s’attarde après la performance pour recueillir les impressions des enfants. Est-ce que la technique de chant les a surpris ?
Le volume sonore les a gênés ? Non, en revanche beaucoup paraissent stupéfaits d’apprendre que la souris Traviata était fausse, en découvrant la peluche inanimée au creux des mains de la chanteuse.
« La magie d’une scène d’opéra », acquiesce Julia Deit-Ferrand avec un sourire malicieux.
La cantatrice prend sa plus belle voix de sorcière lors de l’échauffement, sous le regard amusé des enfants.
Pourquoi y a-t-il autant de sensualité dans le tango ?
Le tango est une musique créée par les hommes. La femme y tient un rôle fonctionnel. Elle doit servir les hommes, réveiller des sentiments, des passions…
À 34 ans, Inés Cuello s’est imposée parmi les grandes voces tangeras de la jeune génération. Elle a ce vacillement de la voix au bord des larmes qui fait du tango la musique la plus sensuelle et la plus nostalgique du monde. « Elle met un sentiment sur chaque note », a dit d’elle un critique argentin. Son automne est tout imprégné d’Astor Piazzolla, l’inventeur du tango nuevo. Après avoir été invitée à participer au concert d’hommage donné pour le centenaire de la naissance du compositeur dans le prestigieux Teatro Colón de Buenos Aires, en 2021, elle consacre à son répertoire son sixième album qui paraît cet automne. Mais c’est un défi neuf qui l’attend au Grand Théâtre dans María de Buenos Aires, le tango operita de Piazzolla (lire sur cet opéra en page 34) dans lequel elle se produit pour la première fois. Elle n’y chantera pas María, réservée à une soprano, mais le Payador, son séducteur, écrit pour une voix de ténor. L’occasion pour elle de dépasser les limites que le tango impose aux femmes.
Et pour cela, il lui faut habiter le monde de la sensualité, être disponible, capable de jouer. Être pour l’homme une distraction et un plaisir. Par conséquent, je crois que dans le tango les femmes n’ont jamais la possibilité de se sentir libres d’exprimer pleinement leurs sentiments car elles sont tenues aux limites imposées par les besoins des hommes. C’est pour cette raison que la perspective de chanter un personnage masculin me rend tellement heureuse.
Titulaire d’un master de soliste de la Haute École de Musique de Genève et d’un master d’anthropologie de l’université Lyon Lumière, Juliette de Banes Gardonne fait une carrière de mezzosoprano qui l’a conduite sur plusieurs scènes suisses et françaises. Elle a fondé l’Ensemble Démesure et est aujourd’hui responsable de la rubrique musicale
Inés Cuello : « Dans le tango, les femmes n’ont pas la possibilité d’exprimer pleinement leurs sentiments parce qu’elles sont tenues aux limites imposées par le besoin des hommes.
C’est pourquoi la perspective de chanter un personnage masculin me rend tellement heureuse.
»
© German Romani
Comment avez-vous commencé à chanter le tango ?
J’avais 13 ans et le tango a aussitôt pris mon cœur. J’y ai trouvé la possibilité de m’exprimer, de mettre beaucoup de passion, de sensibilité, de sentiments. Et même des sentiments que je ne connaissais pas encore à cet âge. Je ne connaissais pas la rupture amoureuse, je n’avais jamais été en couple, je ne savais pas ce qu’était la nostalgie. Je ne savais rien. Et ça, c’est le tango, le tango possède tout cela. Pour je ne sais quelle raison, tout cela m’a captivée. À cet âge, c’était comme un jeu. Tout cela a commencé dans le petit village dans lequel je vivais, à Bragado, à 250 kilomètres de la capitale. À 17 ans, je suis partie pour Buenos Aires. J’ai trouvé du travail dans une casa de tango, un endroit touristique où on organise des shows avec danseurs, musiciens et chanteurs. C’était très cliché, pensé pour les touristes. Et moi j’étais une « petite » de 17 ans, je ne savais rien de tout cela, je le prenais comme un jeu. Je chantais des chansons très machistes, et je les chantais aussi comme un jeu.
N’est-ce pas un peu pesant, parfois, d’être un cliché de la « femme tango » ?
Avec le temps, j’ai pris conscience de ce que je faisais et que ce n’était pas gratuit : cela avait des conséquences sur ma personne. J’ai dû faire un grand travail sur moi-même pour me détacher de ce personnage dans la peau duquel je m’étais glissée pendant plusieurs années. Cela a été très dur. Et je crois que maintenant, je peux être honnête avec moi-même et avec ce que je veux chanter et exprimer. Je peux choisir dans le tango les paroles qui me touchent et m’interpellent.
Quel est votre lien avec Astor Piazzolla ?
Piazzolla a introduit beaucoup d’influences musicales dans le tango, du classique, du jazz… Les traditionalistes l’ont d’abord rejeté. Ils pensaient qu’il détruisait le tango. Mais en réalité, il l’a renouvelé. C’est grâce à lui que le tango a pu voyager dans les grandes salles de concerts du monde entier. J’ai récemment chanté Piazzolla au Teatro Colón à Buenos Aires (le théâtre le plus important d’Argentine) lorsque nous avons fêté le centenaire de la naissance d’Astor Piazzola. Je sors un album Piazzolla ce mois de septembre que j’ai enregistré avec un quintette de tango avec lequel j’avais déjà enregistré des chansons de Carlos Gardel.
María de Buenos-Aires est écrit pour des chanteurs lyriques ou de tango ?
C’est entre les deux. L’œuvre a été pensée pour être chantée par des chanteurs de tango.
Êtes-vous très stricte avec le répertoire du tango ou êtes-vous prête à de nouvelles perspectives et à composer ?
Je n’ai encore rien écrit mais j’en ai très envie. Je suis très respectueuse et très admirative de tout le travail réalisé dans l’écriture du tango. Je ne suis pas poète, je ne suis pas écrivaine, écrire me fait peur. Mais je sais bien que la seule et unique personne qui puisse exprimer au mieux ce que je ressens, c’est moi-même. Et donc un jour j’aimerais beaucoup écrire mes chansons.
rdv.
Au Grand Théâtre de Genève María de Buenos Aires
Du 27 octobre au 5 novembre 2023 gtg.ch/maria-de-buenos-aires Brunch, le 8 octobre
Éclairage, le 17 octobre
Cinéopéra, le 21 octobre (aux cinémas du Grütli)
Glam Night, le 31 octobre
En coulisse, le 3 novembre
Dans María de Buenos Aires, l’opéra-tango d’Astor Piazzolla, la chanteuse argentine incarnera le personnage masculin du Payador. Elle dit pourquoi cette perspective l’enchante.Par Juliette de Banes Gardonne au Temps Inés Cuello s’est révélée parmi les grandes « voces tangeras » de la nouvelle génération argentine. © Marcelo Santángelo
Don Carlos de Verdi, María de Buenos Aires de Piazzolla : deux opéras que tout sépare sauf leur ancrage dans le monde hispanique. Qu’il soit vu des splendeurs de l’Escurial ou des trottoirs de Buenos Aires, l’un et l’autre renvoient aux éclats et aux désastres que suscitent les rêves de pouvoir et de grandeur.
De toutes les conquêtes coloniales espagnoles, celle du Mexique fut la plus meurtière. Cortes et ses 500 hommes, appuyés par des indigènes stipendiés, décimèrent la civilisation aztèque, une fois gagnée la bataille de Tenochtitlán, en 1521. © Wikimedia Commons
Guillermo Wilde est docteur en anthropologie par l’Université de Buenos Aires, chercheur du Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas et professeur d´histoire et ethnologie à l´Universidad Nacional de San Martín en Argentine.
Il a publié le livre Religion y Poder en las Misiones Guaraníes qui a obtenu le Latin American Studies Association Iberoamerican Book Award et la collection
Saberes de la Conversion. Jesuitas, Indígenas e Imperios Coloniales en las fronteras de la Cristiandad
En 1556, Philippe II monte sur le trône d’Espagne accompagné d´un lourd héritage. Trente ans plus tôt, son père, Charles Quint, avait inauguré le règne des Habsbourg en constituant un vaste empire en Europe et outre-mer comprenant une multitude de royaumes autonomes acquis par la conquête et la succession dynastique. Détenteur des couronnes de Castille et d’Aragon et empereur du Saint Empire romain germanique, Charles étend sa domination à la Méditerranée, aux Pays-Bas, à la péninsule italique et aux Indes Occidentales, c’est-à-dire le territoire des Amériques. L´objectif du père et du fils sera d’étendre la foi catholique à travers le monde, de combattre l’islam et de défendre la pureté doctrinale du christianisme, enjeux qui plongeront tout le 16e siècle dans le sang et le feu – ainsi qu’en témoigne Don Carlos, l’opéra de Verdi qui confronte Philippe II au désarroi familial et aux luttes émancipatrices des Flandres.
Après le déclenchement de la vague de réformes protestantes, la chrétienté européenne est définitivement fragmentée et Charles Quint abdique le trône en faveur de son fils pour se retirer au monastère de Yuste, où il meurt peu de temps après. Mais le rêve d’une monarchie universelle ne s’éteint pas avec sa mort. Sous son règne, les domaines d’outre-mer atteignent leur expansion maximale. Ses grands-parents, les rois catholiques (Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon), avaient inauguré l’entreprise de conquête coloniale par deux événements fondamentaux qui se produisirent synchroniquement en 1492 : la défaite des musulmans à Grenade et l’arrivée de Christophe Colomb dans les îles des Caraïbes. Depuis lors, le processus d’expansion outremer n’a cessé de croître, générant un flux continu de richesses dans les coffres impériaux. Depuis les Antilles, des voies d’exploration des côtes et du continent s’ouvrent rapidement. En 1513, Vasco Nuñez de Balboa découvre un passage reliant l’océan Atlantique au Pacifique (alors appelé « Mer du Sud »). En 1520, Hernán Cortés provoque la défaite du roi aztèque Moctezuma et la chute impressionnante et sanglante de Mexico-Tenochtitlán.
Couronnement de Charles Quint. Père de Philippe II, l’empereur fut à l’origine d’une politque d’expansion sans pareille dans l’histoire espagnole.
© Montauban, Musée Ingres
Un jeune Inca pèse de l’or sous le regard des colons espagnols, attirés en masse par le mythe de l’Eldorado sud-américain.
© Gravure par Nanine Vallain/ Wellcome Collection
La même année, une expédition dirigée par le Portugais Ferdinand Magellan trouve une nouvelle route pour les épices asiatiques à travers l’Atlantique, en passant par le détroit le plus méridional du monde. En 1532, un groupe d’aventuriers d’Estrémadure dirigé par Francisco Pizarro l´emporte sur les Incas et pille un colossal butin d’or appartenant au roi Atahualpa, qui fut alors exécuté. La conquête réussie du Mexique et du Pérou conduit de nombreux aventuriers à croire que les richesses du Nouveau Monde sont illimitées.
Poussés par un imaginaire aux racines médiévales, certains se lancent à corps perdu à la recherche de métaux et de royaumes légendaires à l’intérieur du continent et sur le cours des énormes fleuves Amazone et Orénoque, dont le délirant Aguirre immortalisé dans un film de Werner Herzog. La cité des Césars, l’Eldorado, le Païtiti, les Amazones sont devenus des histoires qui ont nourri les rêves des générations successives de conquistadors. En 1536, l’Adelantado Pedro de Mendoza commande une expédition de 1500 hommes afin d´explorer le bassin du Río de la Plata (actuelle Argentine), qui se solde en quelques semaines par un désastre total, selon la chronique d’Ulrich Schmidel, l’un des témoins. Face à l’échec de la plupart des initiatives de conquête, les colons et la couronne espagnole elle-même décident d’étendre la base de leur richesse à l’exploitation de la population indigène vivant sur le territoire. Ces années sont marquées par une tragédie pour les populations indigènes, soumises à toutes sortes d’abus. L’effondrement démographique qui a suivi la conquête fut considérable. Aux destructions massives causées par les épidémies s’ajoutent les travaux nécessaires à l’extraction des métaux et à la pêche aux perles dans différentes régions. L´imposition d´un régime de travail forcé appelé encomienda met en place l’obligation de services personnels des Amérindiens aux conquérants et toute résistance des indigènes est punie brutalement.
Philippe II, fils de Charles Quint, est le personnage central de l’opéra de Verdi, déchiré entre la raison d’État, sa jalousie et son amour pour son fils l’infant Carlos. © Lithographie de Charles Billoin/ Université Catholique de Louvain
En quelques décennies, la population des Caraïbes a été pratiquement exterminée. Au Mexique et au Pérou, une population estimée à plus de 30 millions d’habitants au moment de la conquête a été réduite à moins de cinq à la fin du 16e siècle. Entre-temps, un afflux constant et croissant d’esclaves africains a commencé à compenser le manque de main-d’œuvre indigène. En quelques années, le nombre de personnes déportées d’Afrique portugaise s’est multiplié de façon exponentielle, dépassant le nombre de colons qui avaient migré vers les territoires conquis. Il faut dire que la conquête du Nouveau Monde a établi une obligation morale pour les monarques ibériques dans le cadre d’un accord sans précédent avec le pape. Dès le début, l’entreprise de conquête de nouveaux territoires a été légitimée par des bulles ou des décrets papaux qui engageaient le souverain à diriger l’entreprise d’évangélisation des populations nouvellement conquises.
Don Carlos de Verdi met en scène le pouvoir de Philippe II dans une Espagne au faîte de sa puissance et de ses conquêtes.
Les conquêtes espagnoles créèrent une forte culture militaire, dont témoigne l’abondance des reliques d’armures portées par Philippe II lors des conflits où l’empire fut entraîné. © Bibliothèque nationale d’Espagne
Doté de pouvoirs étendus, le roi d’Espagne organise l’Église dans les nouveaux territoires, en reproduisant les principales institutions de la péninsule ibérique et en assurant la protection des populations indigènes nouvellement converties au christianisme. En quelques décennies, des milliers de missionnaires appartenant aux ordres monastiques furent envoyés en Amérique, parmi lesquels des franciscains, des dominicains, des augustins, des mercédaires et, tardivement, des jésuites. En conséquence, l’Église devient, du moins en théorie, la gardienne des droits des indigènes. Ainsi, face aux abus des conquistadors, des dénonciations vigoureuses ont été faites par des religieux. Parmi elles, celles du dominicain Bartolomé de las Casas, défenseur des Amérindiens, dont les conseils sont suivis par Charles Quint et son Conseil des Indes. En 1542, un ensemble de lois est créé pour protéger les populations autochtones afin de mettre un terme aux exactions des conquistadors. Mais les besoins financiers de la Couronne l’emportent sur la responsabilité morale à l’égard des
Éditée en 1731 à Amsterdam, cette « carte très curieuse de l’Amérique du sud » de Henri-Abraham Châtelain détaille l’étendue des possessions espagnoles. © Bibliothèque nationale de France
Amérindiens, et elle ne peut se passer des contributions américaines au trésor royal. Le secteur des encomenderos commence à se développer en une sorte d’aristocratie féodale et foncière dans les Amériques, avec une forte influence politique et économique à la cour de Madrid et au Conseil des Indes à Séville. Philippe II comprend que sa principale mission était de protéger le patrimoine de l’empire et de préserver l’unité du catholicisme. Obsédé par les risques d´une division interne, y compris les conspirations potentielles au sein de la cour et de sa propre famille élargie (dont l’une a été attribuée à son premier fils avec María de Portugal, Don Carlos, qui est mort à l’âge de 23 ans), il développe tout un système visant à établir une surveillance et un contrôle interne et externe. Au cours de son règne, Philippe II tente d’imposer le contrôle de l’État monarchique dans les coins les plus reculés, en affrontant les pouvoirs locaux qui cherchent l’autonomie et, dans certains cas, contestent son autorité. Pendant près d’un demi-siècle de règne, il met en place un appareil bureaucratique, militaire et religieux très efficace des deux côtés de l’Atlantique.
Cinquante ans après les premières explorations et conquêtes, le Nouveau Monde est devenu un rouage essentiel de l’organisation politique et économique ibérique. Le pouvoir économique royal est renforcé par la découverte et l´exploitation d’immenses mines d’argent à Zacatecas (Mexique) et Potosí (Bolivie) dans les années 1540. Au 16e siècle, l’Amérique représente 40 % de la production mondiale d’or et environ 70 % de la production mondiale d’argent, dont la majeure partie arrivait au port de Séville pour être distribuée dans le reste du globe. La grandeur de la cour d’Espagne, le trésor royal et le contrôle des territoires européens commencent à dépendre directement de l’approvisionnement en richesses provenant des mines américaines, attirant le regard et l’avidité des puissances émergentes. Un système bien huilé de flottes et de galions sécurise les routes maritimes espagnoles à travers l’Atlantique et le Pacifique et protège un monopole commercial constamment menacé. Les ressources obtenues sont utilisées pour les armées et les guerres de domination territoriale, ainsi que pour la construction de villes fortifiées aux points commerciaux stratégiques.
Pendant ce temps, l’expansion des dominations ibériques se poursuit sans relâche. En 1565, l’amiral Miguel López de Legazpi, lors d’une expédition depuis le Mexique, commence la colonisation espagnole des îles Philippines. En 1571, la victoire contre les musulmans à la bataille de Lépante assure aux Européens le contrôle de la mer Méditerranée. En 1580, Philippe II annexe les territoires du Portugal, ouvrant à la monarchie hispanique l’accès aux terres d’Asie, du Pacifique et du Brésil. Entre 1520 et 1570, plus de 330 villes sont nées en Amérique grâce à la politique de colonisation. Le gouvernement de la monarchie hispanique doit faire face à des obstacles majeurs. L’un d’eux est l´énorme distance qui sépare les territoires, rendant difficile la communication de nouvelles et d’informations, et par-là même la prise de décisions clés pour l’administration. L´autre est la croissance incontrôlée des pouvoirs locaux représentés par des colons vivant dans les villes, qui gagnent de
Le plan de l’Escurial et de son monastère : le lieu sera le théâtre de toutes les tensions entre pouvoir séculier et catholique, qui jouent un rôle déterminant dans l’opéra Don Carlos. © Rijksmuseum, Amsterdam
plus en plus d’autonomie dans les transactions régionales, échappant ainsi aux contrôles du trésor royal. L’absence d’une structure bureaucratique centralisée rend impossible le contrôle des territoires et l’imposition de règles et de lois pour limiter les abus et les fraudes. Parallèlement, la fragilité des territoires américains devient évidente à partir des années 1560, lorsque les attaques de corsaires français et anglais se multiplient dans les Caraïbes et sur les côtes d’Amérique du Sud, le plus célèbre d’entre eux étant Francis Drake. Les peuples amérindiens ne restent pas passifs face à l’oppression coloniale. Tout au long du 16e siècle, des soulèvements indigènes ont lieu dans différentes régions des Amériques, entraînant souvent la mise à sac et la destruction de villes espagnoles. Le port de Buenos Aires est abandonné après un siège mené par les communautés guarani environnantes. Les Espagnols se déplacent alors vers la ville d’Asunción (Paraguay), et Buenos Aires n’est refondé qu’en 1580. La plupart des régions du Cône Sud (correspondant à l’Argentine, au Brésil, au Paraguay, à l’Uruguay et au Chili) sont assiégées par les Indios Bravos, qui menacent de détruire les villes en prônant un retour à la vie préhispanique.
Les vice-royautés, les audiencias et les évêchés font partie de l’appareil de gouvernement et de justice séculaire et religieux mis en place par Philippe II pour imposer le contrôle de l’État sur les sociétés locales d’outre-mer. Ces institutions s’accompagnent de la promotion des communications grâce à un réseau routier sophistiqué, de la stimulation du flux d’informations géographiques et culturelles, d’une réforme urbaine à grande échelle et d´un corpus de lois conçus pour les royaumes des Indes.
Comme jadis, le roi obtient des papes le privilège du patronage de l’Église dans ses territoires et le droit exclusif d’évangéliser les populations locales. Les paroisses amérindiennes sont soumises au contrôle des prêtres, qui profitent financièrement de l’exploitation des autochtones et commettent souvent des abus. La religion fut ainsi l’un des principaux instruments d’unification de la monarchie et l’intolérance un élément de la raison d’État. Philippe II réprime toute manifestation de dissidence ou de réforme, dans la continuité de la politique de purification de la foi dans la péninsule ibérique depuis la première période d’expulsion des musulmans et des Juifs.
À l’extérieur, la Couronne sanctionne tout soupçon de schisme ou d’hérésie, représenté surtout par les sectes protestantes.
L’Inquisition, qui existe en Espagne depuis 1478, arrive formellement en Amérique sous le règne de Philippe II. Bien que les premiers tribunaux aient été établis au Mexique et à Lima dans les années 1570, la figure de l’inquisiteur existait en Amérique depuis l’arrivée des frères mendiants. Le premier évêque du Mexique et inquisiteur, Zumárraga y Montufar, avait envoyé un cacique indigène au bûcher lors d’un mémorable « auto de fe » en 1530.
Le
Bien qu’il ait été interdit à l’Inquisition d’intervenir dans les affaires indigènes, les diocèses ont mené des dizaines de campagnes d’extirpation des « idolâtries » contre les Indiens, les considérant comme des cultes païens préhispaniques résultant de l’ignorance et de l’intervention du diable. Au sens strict, l’Inquisition cherche à contrôler le passage des « hérétiques » vers le Nouveau Monde, c’est-à-dire des protestants, généralement étrangers, qui ne veulent pas renoncer à leur religion, et des judaizantes, des Juifs convertis au christianisme mais soupçonnés de pratiquer leurs anciens rites en secret. Beaucoup d’entre eux avaient rejoint l’Amérique, notamment les territoires portugais. Le Saint Office condamne également le blasphème, la sorcellerie, la divination, l’illuminisme et même la bigamie, considérant avec suspicion toute forme de réformisme ou d’hétérodoxie.
À la fin du règne de Philippe II, les signes de la fracture de l’Empire espagnol sont évidents. Les ressources d’un trésor en faillite, destinées à la défense de territoires aussi vastes, sont insuffisantes pour faire face à la menace intérieure et extérieure dans les territoires les plus éloignés. En 1598, année de la mort de Philippe, on assiste à un soulèvement général des Indiens Mapuche au Chili et à la destruction totale des villes espagnoles de la région méridionale. Pendant ce temps, la révolte des Indiens Calchaquí et Chiriguano, dans le nord de l’actuelle Argentine, durera jusqu’au milieu du 17e siècle. À cette époque, le bassin du Río de la Plata est déjà un pôle d’attraction pour la contrebande et la traite des esclaves.
L’Atlantique et le Pacifique deviennent un espace de dispute, projetant des guerres entre les nations européennes. À la rivalité historique de l’Espagne avec la France s’ajoutent celles de l’Angleterre et de la Hollande, qui envahissent des possessions espagnoles dans les Caraïbes et en Asie.
Sentant la mort proche, Philippe, comme son père, se retire dans un monastère, celui de San Lorenzo del Escorial, qu’il a jalousement fait construire pour servir de retraite à sa famille pendant deux décennies de son règne. Après sa mort, les mythes des villes et des richesses des régions méridionales de l’Amérique latine se perpétuent pendant plusieurs siècles.
rdv.
Au Grand Théâtre de Genève Don Carlos
Du 15 au 28 septembre 2023 gtg.ch/don-carlos
Éclairage
Le 12 septembre
En coulisse
Le 24 septembre
monastère royal au palais de l’Escurial, à Madrid, siège du pouvoir catholique et de l’Inquisiton au temps de Philippe II. © Getty Images
Philippe II régnait sur un empire sur lequel « le soleil ne se couchait jamais ». Il dominait en particulier les Flandres et le Portugal, dont il porte ici la tenue royale.
© Musée national de San Carlos, Mexique
La ville flamande fut le berceau d’une richesse phénoménale au 16e siècle. Mais les divisions confessionnelles la rongèrent de l’intérieur, si bien qu’elle fut matée sans difficulté par l’Empire espagnol lors de la guerre de 80 ans, dont Don Carlos annonce les prémices. Mais Anvers se releva quatre siècles plus tard, et l’identité flamande s’est nourrie de cette résilience.
Les artistes seraient-ils souvent les premiers à percevoir des tensions ?
Si vous visitez Anvers, qui fut au 16e siècle la perle commerciale de la couronne des Pays-Bas, et que vous faites l’effort de trouver le minuscule musée Mayer van den Bergh, vous vous poserez peut-être cette question en voyant le tableau Dulle
Griet (également connue sous le nom de Margot la folle ou Mad Meg, en anglais) de Pieter Brueghel l’Ancien.
Je suis auteur de romans historiques et lorsque j’ai voulu situer un livre dans la seconde moitié du 16e siècle, je me suis demandé comment il était possible qu’une peinture aussi apocalyptique ait pu être créée pendant ce que l’on appelle « le siècle d’or anversois ». La puissance commerciale de
cette ville était phénoménale. L’Escaut, relié à toutes les mers du monde, est devenu un véritable atout pour Anvers à l’époque où le commerce s’est mondialisé. Les marchés où l’on échangeait vraiment tout sont devenus permanents. Tout le monde y était le bienvenu, y compris les seigneurs de guerre errants et les individus soupçonnés de meurtre.
Les aubergistes guidaient leurs clients marchands vers la Bourse d’Anvers, sur le Meirbrug, où ils pouvaient rencontrer des banquiers allemands ou italiens et construire un réseau où s’entremêlaient capitaux, assurances et marchandises.
Le niveau d’éducation à Anvers était impressionnant. Garçons et filles apprenaient plusieurs langues, les mathématiques et la comptabilité. Anvers comptait des centaines d’imprimeurs dont l’offre sur le marché allait au-delà des frontières. Ce n’est pas par hasard que l’imprimerie des gravures de Brueghel s’appelait « Aux Quatre Vents ». Les écrits d’Érasme étaient des best-sellers. Le climat intellectuel était caractérisé par l’érudition, la curiosité et l’ouverture d’esprit.
Comment est-il donc possible qu’un peintre de renom ait réalisé, en pleine période de gloire, au cours de l’année 1563, un tableau représentant une femme folle errant comme un brigand dans un paysage infernal, avec des démons fuyant devant elle et une ville en flammes à l’arrière-plan, à partir de laquelle serpente un ruisseau qui prend une couleur de merde avant d’atteindre une bouche de l’enfer ?
Jeroen Olyslaegers (1967) est un auteur de romans, de textes de théâtre et de chroniques. Son roman Wil (2016) a été traduit en plusieurs langues, dont le français, sous le titre Trouble par les éditions Stock. La traduction française de son roman historique Wildevrouw sera publiée par Stock au printemps 2024 sous le titre La Femme sauvage
Il y a bien sûr des références à l’œuvre de Jérôme Bosch, peintre du siècle précédent, dont un album de dessins circulait dans les cercles intellectuels de Brueghel. Mais les différences entre les deux peintres sont fondamentales. Les aspects religieux de l’œuvre de Bosch sont beaucoup moins présents dans celle de Brueghel . Les mécènes de Brueghel n’étaient pas des ecclésiastiques. Il appartenait au monde du commerce et c’est donc ce genre de personnes qui étaient heureuses de lui commander une œuvre. Nous ne savons malheureusement pas qui a financé le Dulle Griet. Mais quelle conversation passionnante ont dû avoir ces deux messieurs lorsque le peintre a reçu cette commande ! Il existe quelques références à une « folle » à la même époque dans des chansons et des pièces de théâtre, mais c’est Brueghel qui l’a rendue immortelle.
L’attaque des protestants d’Anvers contre les représentations papistes dans l’Église catholique Notre-Dame. La « Furie iconoclaste » éclata en 1566.
© Gravure de Jan Luyken 1566, Rijksmuseum, Amsterdam
Supposons que Brueghel, avec ce tableau énigmatique, ait été un sismographe qui a perçu les tensions croissantes liées à la cupidité et au manque d’unité de sa ville.
Au fil des siècles, on a essayé de trouver tout et n’importe quoi dans cette œuvre énigmatique. Certains ont cru que toutes ces enquêtes étaient vaines, que Brueghel n’avait peint des créatures absurdes que pour amuser le spectateur. Le tableau reste un mystère, et c’était sans doute sa raison d’être à l’origine, mais nier son pouvoir apocalyptique pour n’y voir qu’une plaisanterie me semble être une injustice. Brueghel faisait partie d’une culture urbaine. Parmi ses mécènes, il y avait sans doute des gens qui réfléchissaient sur leur époque. Ces personnes s’attendaient à un travail de haut niveau de la part d’un peintre idiosyncrasique dont le symbolisme leur paraissait parfois évident, parfois pas. Il est tentant d’attribuer à l’œuvre une ambition substantielle qui n’a pu être que partiellement vérifiée par les amis du mécène lors d’un dîner au cours duquel l’œuvre leur a été présentée pour la première fois. L’œuvre avait un contexte et visait à la fois la reconnaissance et l’aliénation.
Je pense que l’on ne peut comprendre le Dulle Griet que si l’on laisse la caméra dézoomer et que l’on considère Anvers comme une partie de l’empire espagnol de l’époque et d’une société où la religion et le commerce étaient en conflit. Pierre Brueghel n’était pas un devin ou un mythomane.
Supposons qu’avec cette œuvre, il ait été plutôt un sismographe qui a perçu les tensions croissantes liées à la cupidité et au manque d’unité comme des vibrations énergétiques derrière le rideau de scène du commerce international qui, selon les marchands eux-mêmes, apportait inévitablement la paix et la prospérité. Trois cents ans plus tard, les librettistes Camille du Locle et Joseph Méry, en véritables mythomanes – et s’inspirant de la tragédie du romantique Friedrich Schiller –, décrivent comment Don Carlos tente de se rebeller contre son père l’implacable Philippe II. Le jeune homme reçoit des rapports sur le sort désastreux des Pays-Bas sous le règne de son père et veut changer cela. L’opéra de Verdi en fait un héros tragique, animé par l’amour et l’idéalisme, diamétralement opposé au pragmatisme de son père. D’un point de vue historique et à l’abri de toute mythomanie, l’action se déroule pendant la fin de partie pour Anvers dans le conflit entre le père et le fils, et en même temps le début de la guerre de Quatre-Vingts Ans qu’on appelle aussi la « Révolte des Pays-Bas ». On parle volontiers de la « légende noire » (la « leyenda negra ») décrivant l’Inquisition espagnole et la colonisation, que Schiller et les librettistes de Verdi ont utilisée comme toile de fond d’un drame entre un père et son fils. Mais cette légende noire n’est pas née à l’époque du romantisme.
Dans les Pays-Bas de l’époque, elle était déjà évoquée dans les milieux calvinistes, anabaptistes et luthériens qui avaient vécu et collaboré pacifiquement avec les papistes d’Anvers pendant une période relativement longue. Les relations entre cette ville et l’Empire espagnol sous le règne de Philippe II étaient empreintes d’ambiguïté. Pendant des années, le souverain ne peut se permettre d’’imposer trop fortement sa volonté à une ville qui, à ses yeux, reste trop tolérante à l’égard de ses habitants protestants. En tant que prince, le jeune homme élevé dans la stricte tradition catholique a pu découvrir les Pays-Bas. Le choc culturel a dû être rude. En 1548, son père Charles Quint l’envoya dans plusieurs villes des Pays-Bas, où il fut partout accueilli par des processions, des banquets et des parties de chasse.
À l’arrivée des troupes de Philippe II à Anvers, des milliers de marchands s’étaient déjà exilés aux Pays-Bas pour fonder le siècle d’or néerlandais.
À Anvers aussi, on ne lésine pas sur les moyens pour assurer le confort de l’héritier du trône. Mais même là, il y a de l’agitation. Les banquiers savaient que l’Empire espagnol pouvait encore se permettre financièrement quelques conflits de grande envergure impliquant l’utilisation de nombreux mercenaires. Les marchands d’Anvers avaient accordé des prêts à Charles Quint, que l’héritier du trône a ensuite convertis en obligations d’État, ce qui a permis de réduire de moitié les taux d’intérêt des prêts, qui n’étaient pas négligeables. Philippe II avait besoin de la prospérité d’Anvers, mais ne pouvait tolérer l’effet émancipateur du commerce sur les opinions religieuses.
Les réformés de la riche ville d’Anvers n’ont évidemment pas accepté cette pression religieuse qui les poussait à se conformer aux enseignements du pape et à renoncer à Luther et Calvin. Après tout, nombre d’entre eux avaient consenti des prêts à l’Empire espagnol et c’est précisément son monarque qui avait férocement réduit les profits qu’ils en tiraient. Ils se sont sentis floués. On peut supposer que ces marchands avaient de moins en moins envie de fournir des efforts pour s’adapter. Ils s’opposaient ainsi diamétralement à leurs collègues anversois papistes qui, bien entendu, constituaient encore un facteur de pouvoir important dans la ville. Le commerce et le profit avaient uni la ville. Mais sous cette unité se cachait un désir de liberté.
Le Conseil municipal d’Anvers soignait cet équilibre précaire en évitant autant que possible tout conflit religieux et en traduisant devant le magistrat les radicaux imprudents qui réclamaient plus de droits au coin des rues. Ce n’est pas un hasard que Prudentia, la vertu de prudence essentielle à la Renaissance, et Justitia, la figure de la Justice – les deux vertus cardinales – ornent la façade de l’hôtel de ville d’Anvers sur la Grand-Place, achevée à la même époque.
Le roi Philippe II envoya le duc d’Albe pour mater la révolte protestante dans le Brabant. Le conflit dura 80 ans. Mais Anvers ne résista pas longtemps, rongée par ses divisions intérieures.
© Wikimedia Commons
La bombe a fini par exploser. Trois ans après que Brueghel eut achevé le Dulle Griet pour son énigmatique mécène, les Pays-Bas furent secoués au cours de l’été 1566 par la révolte religieuse que nous appelons aujourd’hui « la Furie iconoclaste ». Les églises qui étaient restées à l’abri de la violence pendant des siècles furent attaquées par leurs propres citoyens. Les statues furent brisées, les peintures religieuses détruites. À Anvers, les vandales de l’église Notre-Dame (qui n’était pas encore une cathédrale) ont fait leur œuvre dévastatrice, tandis qu’à l’extérieur, des milliers de personnes chantaient des psaumes. Mais dans cette ville, il ne s’agissait pas seulement d’une attaque protestante contre les icônes des papistes. Les riches calvinistes avaient incité les pauvres à faire leur travail de démolition. Leur désir de liberté s’est transformé en une attaque contre l’unité de la ville, qui s’était tellement consolidée grâce au commerce. Le monarque espagnol finira par envoyer l’impitoyable duc d’Albe pour mater la rébellion, ce qui entraînera une guerre de quatre-vingts ans. Le Don Carlos de Verdi se révoltera contre cette guerre. Cette vision romantique du conflit aux Pays-Bas ne permet pas d’entrevoir la réalité anversoise. Brueghel savait que le pire ennemi de la ville se trouvait intra-muros, dans la ville elle-même. En fin de compte, les Anversois s’étaient vaincus eux-mêmes. Ils s’étaient laissé diviser sur la base de différences religieuses et avaient laissé leur présomption leur monter à la tête. À l’arrivée du duc d’Albe, la ville est déjà entravée. Des milliers de riches marchands s’étaient exilés vers le nord calviniste pour y jeter les fondations du siècle d’or néerlandais.
Anvers ne se remettra pas de cette atteinte à son unité financière et économique avant le 19e siècle. En 1863, le jeune État belge, avec le soutien d’autres nations maritimes, rachète aux Pays-Bas protestants la mainmise économique sur Anvers, redevenue catholique depuis longtemps. Le péage néerlandais sur l’Escaut fut ainsi aboli, ce qui permit au commerce de reprendre comme avant. Ce fut la dernière traite à payer pour s’acquitter de la dette d’une guerre de religion commencée au 16e siècle. À peine quatre ans plus tard, en 1867, l’opéra de Verdi fut créé…
rdv.
Au Grand Théâtre de Genève Don Carlos
Du 15 au 28 septembre 2023
Éclairage, le 12 septembre En coulisse, le 24 septembre gtg.ch/don-carlos
Le pouvoir chez Verdi, qui pèse si lourd dans Don Carlos. Et les jeux de pouvoir à l’opéra, avec la place nouvelle qui occupent les femmes. La metteure en scène Lydia Steier balaie les idées reçues.
D’abord chanteuse, d’origine américaine, Lydia Steier a abandonné sa première vocation au profit d’une carrière de metteure en scène exclusivement consacrée à l’opéra, après ses années de formation berlinoises où elle fit également quelques productions théâtrales. De son expérience musicale, elle a intégré les contraintes des interprètes : « J’étais une chanteuse. Je ne joue pas contre les chanteurs, mais avec eux. Je m’assure toujours qu’ils puissent bien respirer. Je pense vocalement… »
Elle a connu ses premiers grands succès à Bâle, en 2016 avec Licht de Stockhausen, puis en 2018 avec The Rake’s Progress de Stravinsky. Sa haute marche, elle la gravit en 2018 avec La Flûte enchantée de Mozart, présentée au festival de Salzbourg. Le parti pris radical de Lydia Steier, transposant l’ouvrage dans un contexte belliqueux, a suscité d’intenses controverses. La même réception a salué sa mise en scène de Salome de Richard Strauss à l’Opéra Bastille, à Paris, l’automne dernier : l’opéra était plongé dans un univers décadent encombré de corps nus suppliciés, de sodomies et de viols, dans lequel Salome séduisait son beau-père, avant qu’il la déflore et que tous les invités du Palais se jettent sur elle.
Originalité encore dans sa mise en scène des Indes galantes au Grand Théâtre, en décembre 2019 : on y voyait les amours et la guerre se disputer dans un théâtre encerclé par un conflit armé qui finissait par l’envahir, et avoir raison des espérances pacifiées portées par l’opéra de Rameau. Son retour à Genève pour la production de Don Carlos de Verdi, présenté dans sa version originale en français, suscite donc une forte attente. Elle nous en a parlé depuis son domicile, à Dresde, où elle vit désormais.
Les jeux de pouvoir, thème de cette saison du Grand Théâtre, jouent un rôle majeur dans votre travail. Comment les analysez-vous dans Don Carlos de Verdi, où ils tiennent une place centrale ?
Dans Don Carlos, on trouve à un très haut degré d’intensité, et de nuance aussi, le dilemme entre devoir et amour. C’est un opéra qui considère aussi la distance entre la réalité du pouvoir et sa perception. Ce n’est pas un hasard si Verdi, se basant sur la pièce de Schiller, fait du Grand Inquisiteur un aveugle. Il y a une part ironique dans ce choix, puisque le personnage le plus puissant de l’ouvrage n’est pas en mesure d’exercer pleinement son pouvoir. Quant au roi Philippe II, il vacille entre idéalisme et obligations de sa charge. En face de lui, le marquis de Posa et l’infant Carlos qui réclament son indulgence pour les Flamands réclamant leur émancipation éveille sa sympathie mais il n’est pas question pour lui de flancher. Il mesure alors que le pouvoir est amer et lourd. C’est une vision critique du poids insupportable du pouvoir.
Lydia Steier placera sa mise en scène de l’opéra de Verdi dans un univers évoquant les dernières années staliniennes. Pour souligner le climat d’inquisition qui est à l’œuvre dans l’ouvrage. © Zoé Aubry pour le Grand Théâtre Magazine
Les artistes, en général, critiquent le pouvoir de manière frontale, comme un mal absolu. Schiller et Verdi en proposent une vision plus nuancée, donc ?
Une vision très complexe, oui, ce qui rend l’ouvrage singulièrement passionnant. Le pouvoir n’est ni bon ni mauvais : il est lourd.
Et dans cette cour d’une Espagne au faîte de sa puissance, en réalité tout le monde est enfermé dans la peur. La peur d’être vu, d’être entendu, la peur que son monde intime soit découvert. Le pouvoir supérieur, ici, c’est l’Église. Je me suis inspirée du film
La Vie des autres à ce propos (ndlr : film allemand de 2006 sur une affaire d’écoute et de surveillance à plusieurs niveaux dans l’ex-Allemagne de l’Est). On sera dans un environnement évoquant à la fois la cour d’Espagne et les dernières années du stalinisme, dans une sorte de régime communiste. Les ressorts de cette société de surveillance seront un axe fort de mon travail. De ce point de vue, l’ouvrage a évidemment de fortes résonances avec le monde actuel. Plus personne aujourd’hui ne peut se cacher sur notre planète. Les gens n’en sont sans doute pas encore conscients. Aujourd’hui, ce sont les outils technologiques qui dominent notre société de surveillance. Autrefois, c’était la religion.
Quel est le pouvoir qui vous effraie le plus aujourd’hui ?
Je viens des États-Unis, et il est terrible de voir ce pays prendre une pente autocratique. La tension ne cesse d’y monter. On assiste à l’effondrement de ce qui a été une société libérale. Mais j’observe cette évolution dans d’autres démocraties. Et je ne peux m’empêcher de penser à 1933. 1933, ça peut nous arriver à nouveau.
Les jeux de pouvoir touchent également les relations de travail, et singulièrement entre genres. Comment évoluez-vous dans un milieu qui reste dominé par les hommes ?
Je pense paradoxalement que je peux demander davantage que les hommes. Un homme n’aurait pas pu monter Salome comme je l’ai fait, avec ces scènes de cruauté et de sexualité. On l’aurait traité de désaxé. Les chanteuses comprennent mieux lorsque cela vient d’une femme.
Le mouvement #MeToo a-t-il changé les choses à l’opéra ?
Oui, certainement. Certains comportements ne sont plus tolérés et c’est une bonne chose. Tout le monde dans la profession fait plus attention. Cela dit, cela va parfois trop loin. Pour Salome, à Paris, on m’a imposé une coach d’intimité, comme sur les tournages de films. C’était assez ridicule. Cette femme expliquait aux figurants que s’ils étaient d’accord de toucher Salomé tel jour de répétition, il leur était loisible de changer d’avis le lendemain ou à tout autre moment. On ne peut pas faire du théâtre comme ça. Imaginez que les figurants décident de se rétracter le soir de la première !
rdv.
Au Grand Théâtre de Genève Don Carlos
Du 15 au 28 septembre 2023
Éclairage, le 12 septembre
En coulisse, le 24 septembre gtg.ch/don-carlos
Fable chrétienne créée dans l’Argentine des psys, l’opéra-tango d’Astor Piazzolla emprunte à la fois aux délices huppés de l’opéra européen et aux affres du tango sud-américain. Il témoigne de l’interpénétration des deux cultures, avec au centre María, figure transgressive qui conquiert le pouvoir de chanter de sa propre voix face à monde saturé de misères.
Àsa création en mai 1968 dans la salle Planeta, un petit théâtre commercial du centre de la capitale argentine, María de Buenos Aires d’Astor Piazzolla et Horacio Ferrer est non pas un opéra mais un spectacle musical non identifié, où des photos en noir et blanc d’Adolfo Bronowski représentant le personnage principal sont projetées sur le mur près des musiciens, des chanteurs et du récitant. Ses auteurs l’appellent alors operita – petit opéra –, mais ce n’est qu’une boutade. Par ce geste faussement modeste, qui contourne aussi bien le grand opéra que l’opérette mais n’empêche nullement de parler d’un oratorio ou d’une comédie musicale, Piazzolla et Ferrer rendent saillante leur différence d’avant-gardistes, figures attitrées de la « musique populaire contemporaine de Buenos Aires », tout en donnant des gages de respect vis-à-vis du genre de l’opéra lui-même, et du lieu de « haute culture » tout proche qu’est le Teatro Colón.
Le tango traditionnel a été revitalisé par Astor Piazzolla, qui cherchait comme Miles Davis à innover chaque année. Il est allé de plus en plus loin dans la fusion avec le jazz et le rock, puis avec l’écriture classique, encouragé par les commandes de grands musiciens, tel Rostropovitch.
© Agustin Marcarian/ REUTERSEsteban Buch musicologue, est directeur d’études à l’EHESS de Paris. Spécialiste des rapports entre musique et politique, il est notamment l’auteur de L’affaire Bomarzo Opéra, perversion et dictature (2011) et Trauermarsch L’Orchestre de Paris dans l’Argentine de la dictature (2016). Son dernier livre paru est Playlist. Musique et sexualité (2022).
Comme l’a retracé la musicologue Luciana Colombo, c’est presque vingt ans après la première, avec la création à Tourcoing en 1987 d’une version révisée due à la collaboration des auteurs avec le librettiste Jacobo Romano et le musicien Jorge Zulueta (une version abandonnée ensuite pour des problèmes de droits d’auteur), qu’apparaît et se stabilise le label d’un opéra-tango. Celui-ci consacre la fusion idéalisée des deux genres musicaux, ou de la haute et de la basse culture, qui accompagne depuis les nouvelles productions de l’opéra argentin le plus joué au monde. Cependant operita, ce mot que l’on peut dire précaire, renvoie au contexte d’émergence de l’œuvre, fait d’ambitions artistiques et de raideurs idéologiques démesurées. C’est l’Argentine macrocéphale d’une grande ville moderne, Buenos Aires, dont la scène d’art contemporain se rêve en égale de New York ou de Paris, et qui cependant subit une dictature militaire implacable, celle du général Juan Carlos Onganía, soutenu par l’Église catholique en la personne de l’archevêque Antonio Caggiano.
Un an avant la création du petit spectacle de tango nuevo, le dictateur a personnellement décrété l’exclusion du Teatro Colón de l’opéra Bomarzo d’Alberto Ginastera et Manuel Mujica Lainez, une œuvre contemporaine qu’il imagine saturée de « sexe, violence et hallucinations ». Le scandale qui s’ensuit est moins dû à l’histoire que l’œuvre raconte –celle d’un aristocrate criminel de la Renaissance italienne, tourmenté par sa laideur et ses désirs – qu’au fait que sa création mondiale vient d’avoir lieu à Washington, avec le soutien de ce même gouvernement militaire, aussi clérical qu’anticommuniste. Comme une performance géopolitique paradoxale au pays du Che Guevara – le guérillero mort en Bolivie en octobre 1967, dont les followers pousseront Onganía à démissionner deux ans plus tard –, qui est aussi le pays de Borges et désormais de Piazzolla, l’élève de Ginastera en passe de devenir célébrité mondiale.
Toutes ces questions d’art, de sexualité et de politique agitent beaucoup les artistes et les intellectuels de Buenos Aires, une ville où les divans fleurissent encore plus que les balcons et les églises, et où depuis le débarquement de la musique beat au début de la décennie des jeunes chevelus drapent leurs désirs d’évasion dans des nuages de fumée, au son de ce qui ne s’appelle pas encore le rock argentin. Comme l’a récemment rappelé l’artiste espagnole Dora García, c’est encore un lieu d’expérimentations surprenantes, où l’essayiste Oscar Masotta peut combiner son admiration pour Jacques Lacan, qu’il introduit dans les cercles psy de la capitale argentine, et sa découverte des happenings, bientôt détournés en anti-happenings par certains de ses amis artistes.
María de Buenos Aires émerge de ces mêmes coordonnées socioculturelles, tout en s’y taillant un positionnement ambigu. Les psychanalystes y ont bien leur place, tout comme d’autres groupes typiques du petit peuple de Buenos Aires. Dans la deuxième partie de l’œuvre, ils président à une analyse du personnage de María, une anamnèse imparfaite qui, toutefois, permet d’entrevoir les humbles origines sociales de la protagoniste, fille sinistrée d’un malfrat et d’une serveuse. Si ce n’est que Piazzolla associe les psys à la sonorité grinçante des marches militaires, qui plus est travesties en musique de cirque, ce qui est une manière assez peu progressiste, ou peu charitable, d’envisager leur rôle social et politique, déjà menacé par les raideurs doctrinaires du régime. Cependant la psychanalyse de María, ou celle de son Ombre, sert à retrouver la mémoire enfouie et traumatique d’un premier baiser volé, prolongé par « un petit avortement cerise à chaque lèvre », que rien n’empêche de tenir pour réel. C’est apparemment l’origine de la dépression d’une jeune femme dont la poitrine n’héberge désormais qu’un zéro, un simulacre de cœur cousu à même la surface de son ventre douloureux, dans un corps de brune qui déchaîne le désir des hommes.
De malheur en malheur, d’abus en violences, María est une proie offerte à différents protocoles du désir et de la pitié. Or les « hippies à la barbe gauche » qui, gavés de whisky, l’insultent dans la première partie, disent assez le refus des auteurs de considérer les jeunes comme des alliés. En revanche, c’est bien la religion catholique qui fournit à l’operita son cadre moral, ses procédés narratifs, son ambition mythologique, son espoir de rédemption.
En effet, c’est d’une fable christique dont il s’agit, presque une Passion comme – toutes proportions gardées – celles de Bach, avec le personnage du Duende en Évangéliste, le Bandonéon assassin comparé à Judas, et une batterie d’allusions à la musique sacrée et à l’iconographie religieuse, depuis le Miserere canyengue de la première partie à la Milonga de la Anunciación de la seconde, sans oublier le Tangus dei sur lequel s’achève la pièce, ainsi rapprochée du genre de la Messe, variante Requiem.
María, mise à mort, pleurée et enterrée dans la première partie du spectacle, revient dans la deuxième comme l’Ombre d’elle-même – à moins qu’elle ne ressuscite, ce qui du point de vue théâtral revient au même. Puis, telle la Sainte Marie des Évangiles, elle vit et subit l’Annonciation, non pas par la bouche d’un Ange relais du Saint-Esprit mais par l’action du Duende, qui sortant de son rôle de narrateur lui apporte « le miracle de la fécondité » sans lui demander son avis.
Astor Piazzolla à la « Hispanic Night » au Montreux Jazz Festival en 1985. Le compositeur avait englouti tout son argent dans la production de María de Buenos Aires, qui fut un désastre commercial à sa création en 1968.
L’ouvrage connaît une nouvelle vie depuis une vingtaine d’années.
© KEYSTONE/Str
Est-ce là un viol mystique ? Le Duende, en tout cas, incarne une masculinité étrange et désincarnée, en écho à García Lorca, qui disait de sa figure qu’il « aime le bord des plaies et s’approche des lieux où les formes se fondent en un désir ardent ». Et il faut dire que dans la Bible non plus la Vierge n’était pas consentante, il n’y a qu’à voir dans les tableaux la tête qu’elle fait en écoutant l’Ange tandis que son corps subit la pénétration divine. Dans María de Buenos Aires, cependant, l’Annonciation est habitée par un petit ange en terre cuite, par des chaplins et autres petites figures de l’iconographie populaire, qui rendent cette conception un peu moins immaculée.
De malheur en malheur, María est une proie offerte à différents protocoles du désir et de la pitié.
Candombe entre esclaves en Uruguay (1870). Les danses africaines ont donné naissance à la milonga, par leur mélange avec les danses de salon importées d’Europe.
© Wikimedia Commons
Mue par un désir d’enfant apparemment irrépressible, partant miraculeux, María accouche à la fin de l’œuvre d’un bébé tout aussi prodigieux, qui se révèle être non pas un Sauveur mâle et barbu mais une bébé femme, une créature identique à elle-même, une nouvelle revenante, une troisième María. Est-ce là une parodie féministe sérieuse du dogme chrétien ? Une chose est évidente, bien que somme toute assez peu relevée : María de Buenos Aires est l’histoire d’un féminicide. Et de ce point de vue, l’idée de l’opéra-tango réunit deux traditions artistiques différentes de la mise à mort symbolique des femmes, les délices huppés de l’opéra classique européen, où le meurtre de la soprano par le ténor peut passer pour un coup de sang solaire, voire méditerranéen ; et les affres du tango sud-américain, produit exotique jamais en manque de disparitions de femmes, qui depuis le tournant du 21e siècle excite les jeunesses globalisées.
C’est la chute abyssale et sans cesse recommencée de la milonguita, la fille des faubourgs qui, dans la mythologie tanguera, perd son âme et parfois sa vie dans le même mouvement qui la fait accéder aux lumières interlopes de la ville. L’un des morceaux les plus célèbres de María de Buenos Aires, l’instrumental Fuga y misterio, où Piazzolla mène à son paroxysme le croisement virtuose du tango, du jazz et de la musique baroque, est censé représenter précisément cette transformation morale du personnage.
Né dans la région du Río de la Plata à la fin du 19e siècle, le tango fut à l’origine souvent dansé entre hommes pour leur entraînement.
© Archives générales de la nation, Argentine
María meurt, donc, déjà au beau milieu du premier acte. Et l’on ne sait pas trop qui l’a tuée. Le Bandonéon, suggère le texte original de Ferrer, comme pour mieux enfoncer le clou qui fait de la protagoniste une allégorie de Buenos Aires, la ville du tango, voire une allégorie du tango lui-même. De ce point de vue l’œuvre représente un moment d’institutionnalisation du tango par ses propres acteurs, l’auteur du livret étant aussi auteur de livres d’histoire du genre, et plus tard le fondateur de la Academia Nacional del Tango, parodie sérieuse des Académies des Beaux-Arts issues du modèle français.
Mais pourquoi un bandonéon ferait-il une chose aussi affreuse, ce noble instrument qui d’habitude, dans l’histoire du genre, est la métaphore virtuose de la voix d’un homme présumé innocent, et qui se plaint ? D’où le choix récurrent de blâmer non pas l’instrument mais un cafishio dont il serait le représentant, ce proxénète qui réactive le fantasme terrifiant et exotique, relevé par l’historienne Donna Guy, d’une Europe où dans les premières décennies du 20e siècle on disait aux jeunes filles de ne pas sortir seules pour ne pas « finir dans un bordel argentin ».
Or ce n’était pas que du fantasme, et certainement pas que du passé, puisqu’on a dénombré 38 prostituées assassinées en Argentine entre 2015 et 2020, la plupart par des clients et quelques-unes par des proxénètes. Il y a bien dans l’œuvre de Piazzolla et Ferrer le sourd et long scandale d’un assassin de femmes qui s’en sort en toute impunité, avec une musique pour alibi.
À la fin, toutefois, c’est le personnage de María de Buenos Aires qui s’en sort le mieux, transfiguré par le tour de force plastique et idéologique d’un art d’avant-garde, populaire, et cependant chrétien. Ce n’est pas rien, cette histoire de martyre féminin dans l’Argentine du général Onganía et du cardinal Caggiano, qui sans doute n’en demandaient pas tant. Projection de désirs masculins étalés sur plus d’un demi-siècle d’allers-retours entre l’Amérique et l’Europe, elle est tout simplement une femme formidable, presque une déesse. Qui sait s’il faudrait la situer aux côtés d’autres figures mariales et transgressives dont l’Argentine, remarque la théologienne Marcella Althaus-Reid, a souvent été friande : la Virgen de Luján, Santa Librada, la Difunta Correa, voire Evita Perón.
En tout cas l’ambition des créateurs ne visait rien de moins. Cela dit, sur scène le rôle-titre ne fait à peu près rien, rien d’autre que subir l’amour et la honte d’un monde saturé de misères. C’est pourquoi la protagoniste a dû se construire elle-même, par exemple en gagnant le droit de chanter de sa propre voix. Alors qu’en 1968 le portrait musical du personnage, peu après l’ouverture, n’était qu’un morceau instrumental sur lequel elle susurrait quelques notes sans paroles, au fil des versions l’œuvre a fait une place de choix à la chanson Yo soy María, où María se chante et se célèbre elle-même. C’est un air obsédant et délicieux, qui montre comment même une femme imaginaire a le droit de chanter de sa propre voix.
Au Grand Théâtre de Genève María de Buenos Aires
Du 27 octobre au 5 novembre 2023
Brunch, le 8 octobre
Éclairage, le 17 octobre
Cinéopéra, le 21 octobre
En coulisse, le 3 novembre
Glam Night, le 31 octobre
gtg.ch/maria-de-buenos-aires
La fille des faubourgs, dans la mythologie tanguera, perd son âme et parfois sa vie en même temps qu’elle accède aux lumières interlopes de la ville.
rétroviseur
Trois forts moments ont bouclé la saison dernière. Une Lady Macbeth de Mtsensk passée au noir de toutes les violences, avec une Aušrinė Stundytė phénoménale. Un éclatant Nabucco, où se croisaient tous les migrants du monde. Et l’association parfaite entre Thr(o)ugh de Damien Jalet et Vïa de Fouad Boussouf, aux portes du danger et de la transe, portant le Ballet du Grand Théâtre aux extrêmes de l’intensité.
Dans Thr(o)ugh, premier ballet du spectacle Traces, Damien Jalet travaille les notions de gravité, de danger, et de violence, inspiré par l’éternel recommencement du mythe de Sisyphe.
© Gregory Batardon Soirée venue d’ailleurs : le Grand Théâtre, qui aime varier ses partenaires, a ouvert sa salle à l’Electron Festival, à l’occasion sa Late Night. Programme phare, avec un set sur vinyles du DJ Etienne de Crécy et un live de Tangerine Dream.
© David Wagnières pour le Grand Théâtre Magazine
Dans Vïa, second ballet du spectacle Traces, Fouad Boussouf mêle des éléments de danse traditionnelle marocaine au hip-hop et au vocabulaire contemporain.
C’est ici un mouvement de groupe continu, où le rapport au sol, à la terre, est primordial.
© Gregory BatardonPour Nabucco de Verdi, Christiane Jatahy déploie une fresque avec miroirs et vidéos où le chœur et les figurants, Hébreux persécutés d’autrefois, deviennent les migrants d’aujourd’hui. © Carole Parodi
Ausrine Stundytè et Ladislav Elgr, le couple maudit de Lady Macbeth de Mtsensk, de Chostakovitch, que Calixto Bieito installe dans un univers de violence implacable.
©Magali Dougados
Les chanteurs lyriques sont aussi de bons cuisiniers.
L’auteur Johannes Ifkovits leur a demandé quelle était leur recette « signature » et il en fait un livre, The Opera Cooks (en anglais, également disponible en allemand sous le titre Die Oper kocht ). Nous avons choisi de vous en présenter des bonnes feuilles au cours de la saison. Premier chef invité : le ténor américain Charles Castronovo qui chantera Don Carlos dans l’opéra de Verdi.
Ingrédients hamburger
600 g de viande de bœuf hachée
150 g de chorizo, coupé très fin
150 g de fromage Manchego, coupé finement
1 avocat, coupé en tranches
1 baguette
une poignée de roquette
2 cuillères à soupe d’huile d’olive
2 gousses d’ail sel, poivre
Ingrédients sauce
1 poivron rouge
10 amandes
2 gousses d’ail
4 cuillères à soupe de tomates en conserve
4 cuillères à soupe d’huile d’olive
1 cuillère à soupe de poudre de paprika
le jus d’un demi-citron
1 Passer au mixeur le poivron rouge, les amandes, l’ail et les tomates, vider dans un bol et assaisonner avec du sel et du poivre selon le goût. Ajouter l’huile d’olive, le jus de citron et la poudre de paprika et bien mélanger.
2 Hacher deux gousses d’ail et les faire revenir dans une petite poêle, ajouter une poignée de dés de baguette, les faire dorer et les ajouter à la sauce.
3 Saler et poivrer le hachis de bœuf et le pétrir avec les mains. Former des galettes, faire chauffer l’huile d’olive dans une poêle et faire frire les galettes des deux côtés. Déposer les tranches de fromage et le chorizo sur le dessus. Vous pouvez faire rôtir légèrement le chorizo si vous souhaitez qu’il soit plus croustillant.
4 Couper la baguette en morceaux de 10 cm de long et les couper en deux, les faire légèrement dorer sur un gril, les napper de sauce, placer les galettes de viande sur le dessus et garnir avec de l’avocat et de la roquette selon le goût.
18:30 Le Journal
« Je ne contrôle pas du tout les calories. Lorsque j’ai l’impression d’avoir mangé trop d’aliments malsains, j’augmente simplement mes séances d’entraînement. »The Opers Cooks (en allemand Die Oper kocht Opera Rifko Verlag). www.dieoperkocht.com © Johannes Ifkovits
La vieille ville de Saint-Gall est la perle architecturale de Suisse orientale, avec ses maisons à colombages et ses fenêtres en saillie, qui font la renommée de la ville. On y trouve aussi de nombreux restaurants aux premiers étages des édifices anciens.
Le rez-de-chaussée donnait sur des rues trop sales et boueuses pour qu’on s’y installe.
© Leonhard Niederwimmer/ Unsplash
Mirjam Bächtold est journaliste, collaboratrice de différentes publications à Saint-Gall, parmi lesquelles le Sankt-Galler Tagblatt Elle est également membre du chœur de l’Opéra de Saint-Gall.
On connaît Saint-Gall surtout pour sa cathédrale et le quartier de l’Abbaye. Mais la ville a d’autres trésors : un théâtre multidisciplinaire avec de nombreuses créations mondiales, une scène théâtrale très vivante et l’histoire de son riche passé textile. Sa vieille ville, autour du quartier de l’Abbaye, en fait la perle de Suisse orientale. En déambulant dans les ruelles pittoresques, on découvre les célèbres fenêtres en saillie, ouvragées et décorées, qui ont fait la renommée de la ville. L’une des plus belles est la fenêtre « du chameau » au 22 de la Spisergasse, qui date de 1673. La vieille ville abrite aussi de nombreux restaurants situés au premier étage, qui servent des spécialités suisses, parmi lesquelles bien sûr la saucisse de veau. Les rues, au Moyen Âge, étaient trop marécageuses, d’où l’installation des restaurants situés en hauteur. Parmi ceux-ci, ne pas manquer Zum goldenen Schäfli, Zum Schlössli, Zum Bäumli ou Zur Alten Post.
LE QUARTIER DE L’ABBAYE, CŒUR DE LA VIEILLE VILLE
La cathédrale a été édifiée au 18e siècle dans le style baroque. Mais sur son site, dès 719, une église avait été dressée à la gloire du moine irlandais Gallus, fondateur de la ville. Avec la bibliothèque de l’Abbaye, la cathédrale est inscrite au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO. Avec sa salle au style baroque somptueux, la bibliothèque est l’une des plus anciennes et les plus importantes au monde. Son catalogue épouse l’évolution de la culture européenne et documente la contribution du cloître de Saint-Gall depuis le 8e siècle jusqu’à la fermeture de l’Abbaye en 1805. De nombreux ouvrages majeurs de l’histoire intellectuelle européenne sont conservés ici dans des conditions optimales. Le cœur de la collection est constitué par les manuscrits du haut Moyen-Âge qui s’y sont écrits, entre les VIIIe et XXe siècles.
La biblothèque de l’Abbaye est classée au patrimoine culturel mondial de l’Unesco.
© Stiftsbibliothek St.Gallen
Mais le joyau de la bibliothèque, c’est la momie égyptienne la plus célèbre de Suisse, de Schepenese, au sujet de laquelle une polémique s’est récemment développée. Le metteur en scène et auteur de théâtre Milo Rau a exigé l’an dernier que la momie soit restituée à l’Égypte. Après des discussions entre les autorités de la bibliothèque et l’ambassadeur d’Égypte en Suisse, il fut toutefois décidé qu’elle resterait à Saint-Gall. Selon l’ambassadeur égyptien, la momie a en effet été acquise très tôt et par des voies légales. Les visiteurs de la bibliothèque peuvent donc continuer à la contempler. www.stiftbezirk.ch
suites d’une transplantation d’utérus. L’ouvrage a été couronné par un Grammy.
Le bâtiment de l’architecte Claude Paillard date de 1968 et a été rénové de fond en comble ces trois dernières années : il rouvre en ce mois de septembre. Sa forme hexagonale d’inspiration moderniste, tout en béton, et ses angles à 120 degrés l’ont fait classer monument historique. www.theater.ch
Dans le quartier d’Oberer Graben, la Grabenhalle rassemble avec ses 450 places un nombreux public jeune autour des expressions contemporaines : concerts, théâtre, danse, lectures, slam, comédies, cinéma et projets expérimentaux. Un bar assure les arrières… Le Palace, sur la place Blumenberg, se spécialise dans la musique.
Le Théâtre de Saint-Gall est réputé pour ses comédies musicales, telle Die Wüstenblume sur la vie de Waris Dirie. © Andreas J. Etter
Le Théâtre construit en 1968 rouvre cette saison après trois ans de rénovation. Sa forme hexagonale d’inspiration moderniste l’a fait classer monument historique. © Theater St.Gallen
Le Théâtre de Saint-Gall réunit trois domaines artistiques. Conformément à la tradition alémanique, il dispose de ses propres troupes de théâtre, de ballet et son orchestre. Il peut ainsi proposer opéras, opérettes, comédies musicales, théâtre et danse à un haut niveau, et à raison de 390 représentations annuelles. Il est en particulier reconnu au-delà des frontières pour les « musicals » dont il s’est fait une spécialité, alignant des créations telle que la récente Wüstenblume (Fleurs du désert), inspirée par la vie de Waris Dirie, l’activiste somalienne luttant contre les mutilations génitales, ou Lady Bess, sur les jeunes années et l’émancipation de la reine Elisabeth 1re d’Angleterre.
Siège de l’Orchestre symphonique de Saint-Gall, la Tonhalle accueille également un programme varié de concerts invités. Le bâtiment Jugendstil ponctué d’éléments baroques date des premières années du siècle dernier. Il fut converti en hôpital pendant la Première Guerre mondiale, et grâce à sa restauration, dans les années 90, son acoustique a été améliorée de manière substantielle. On y donnera, pour l’ouverture de la saison en octobre, les Carmina Burana de Carl Orff. Intégré à l’édifice, le « Concerto » permet de se restaurer avant le concert ou le spectacle. On peut aussi y déguster un cocktail en terrasse pendant la belle saison.
Après avoir été un cinéma jusqu’en 2006 – des projections s’y donnent encore –, il accueille des concerts pop comme des musiques plus expérimentales ou de niche. On y donne aussi une série de conférences sur des thèmes politiques, sociétaux ou culturels à l’enseigne de l’« Erfreuliche Universität » (l’université qui fait plaisir). Mais le pic annuel des musiques nouvelles est évidemment le Saint-Gall Open Air, l’un des plus anciens et des plus importants festivals rock de Suisse, qui se tient à la fin juin.
www.grabenhalle.ch
www.palace.sg
Spécialité de Saint-Gall, la saucisse à rôtir de veau se déguste aussi bien à l’emporter que dans les meilleurs restaurants.
© KEYSTONE/Gian Ehrenzeller
Dès le mois d’octobre, le Théâtre présentera le premier opéra consacré à l’histoire d’une personne trans, déjà filmée dans The Danish Girl : Lili Elbe, du compositeur américain Tobias Picker, fait le portrait de l’époux de la peintre Gerda Wegener qui fut l’un des premiers hommes à effectuer une transition chirurgicale dans les années 30 – avant de mourir des
Saint-Gall a aussi sa réputation en matière de petits théâtres. Sur la place Pic-o-Pello, deux de ces petites institutions proposent leurs productions ou des spectacles invités : la Kellerbühne (théâtre, chanson, cabaret) et le Théâtre Parfin de Siècle (théâtre de texte). La place Pic-o-Pello doit son nom à un cirque qui a commencé à s’y produire en 1975, grâce à une initiative populaire destinée à préserver le quartier de la démolition. Autre particularité de l’endroit : le restaurant Splügeneck, au décor original, qui propose le meilleur falafel de la ville et des petits plats, arrosés de bière locale ou d’un verre de vin.
www.kellerbuehne.ch
www.parfindesiecle.ch
Saint-Gall est la ville du textile. L’industrie n’y est évidemment plus aussi active qu’aux temps de sa splendeur, dans la seconde moitié du 19e siècle, mais la dentelle de Saint-Gall reste très prisée, notamment par des grands noms de la haute couture, de Dior à SaintLaurent, Nina Ricci, Christian Lacroix, Armani ou Lecoanet Hemant. Avec la plus belle collection de Suisse, complétée par trois expositions temporaires par année, le Musée du textile, à la Multergasse, donne la mesure de l’histoire de cet artisanat industriel en Suisse orientale. Le 6 octobre s’ouvrira une exposition consacrée aux collections d’Akris, seule maison suisse à avoir accédé à la Fédération de la Haute couture et de la mode.
www.textilmuseum.ch
L’esplanade de la célèbre cathédrale, bijou baroque, accueille notamment les Sankt-Galler Festspiele. Ceux-ci se tiennent fin juin et début juillet, au même moment que le Saint-Gall Open Air, qui est le plus grand festival rock de Suisse.
© KEYSTONE/Eddy Risch
Le site des trois étangs invite à la baignade et à la contemplation de la ville, depuis une des nombreuses terrasses qui longent la promenade.
© KEYSTONE/ Gian Ehrenzeller
Pour s’écarter de l’agitation urbaine, on prendra le Mühleggbahn, place Pic-o-Pello, pour gagner les Drei Weieren (Les trois étangs). Ces lacs artificiels ont été creusés au 17e siècle pour amener au centre de la ville l’eau nécessaire à l’industrie textile. Plus tard, ils ont été utilisés comme réservoirs pour les pompiers. Aujourd’hui, on se baigne dans deux des trois lacs – on trouve même au Familienbad l’un des plus beaux édifices de bains Jugendstil de Suisse. Un sauna vient d’y ouvrir : un délice en hiver Du Dreilindenweg, on a une vue plongeante sur toute la ville et sur le lac de Constance, jusqu’en Allemagne. Un panorama dont on peut jouir paisiblement sur la terrasse des restaurants Dreilinden ou Scheitlinsbüchel : un dîner idéal après une balade à travers Saint-Gall ou le long des lacs.
Langueurs de l’arrière-été, trépidation de la rentrée : le Grand Théâtre propose tous les contrastes en ce début de saison. Tenues décontractées pour la journée portes ouvertes, chic pour la Glam Night. Le chef-d’œuvre noir de Verdi, Don Carlos, suivi de l’operita d’Astor Piazzolla, María de Buenos Aires. Mais aussi les éclats belcantistes de la paire BrownleeSekgapane, Die schöne Müllerin par l’orfèvre Matthias Goerne, ou pour les petits, Rosa et Bianca. Que la fête commence !
Le Grand Théâtre invite le public à venir (re)découvrir, en famille, en flâneur, quelques pans de ses activités lors de sa journée portes ouvertes. L’occasion de déambuler à son rythme au sein du Grand Théâtre, de redécouvrir les magnifiques fresques du grand foyer, de fouler le sol de la grande scène et d’expérimenter la salle, du point de vue des artistes, entre décors et coulisses. En plus des divers ateliers et stands, à noter deux rendezvous incontournables : la répétition publique du Ballet du Grand Théâtre sur Boléro et Faun (14h-14h45) suivi de près par une prestation du Chœur (15h15 à 15h45) sur des airs de Verdi.
Grand Théâtre, le 10 septembre de 11h à 18h, entrée libre.
avant de réaliser que, bien souvent, c’est l’union qui fait la force… Un spectacle musical sur une réécriture en français d’airs de Gaetano Donizetti, mis en scène par Sybille Wilson. Dès 5 ans.
Foyer du Grand Théâtre, du 11 au 21 octobre 2023.
« Il me semble parfois que je n’ai pas du tout appartenu à ce monde. » Ces paroles de Schubert, souvent citées, sont peut- être apocryphes, mais elles pourraient bien servir d’épigraphe au récital d’un seul service du baryton allemand et grand seigneur du lied
24 OCT – 5 NOV 2023
Flûte & Quatuor à cordes
Pour son retour très attendu sur la scène de Neuve, Lawrence Brownlee, l’un des ténors rossiniens exceptionnels de notre époque, est accompagné de son collègue étasunien Levy Sekgapane, lauréat en 2017 du Concours Operalia. Tour à tour en solo ou ensemble, nos compères nous réservent une soirée de belcanto et de mélodies, avec airs et duos de Gaetano Donizetti, Gioacchino Rossini, Vincenzo Bellini et Giuseppe Verdi. Un ravissement musical qui restera dans les mémoires.
Grand Théâtre, le 20 septembre à 20h.
Rosa et Bianca sont deux princesses jumelles aux caractères diamétralement opposés. Quand Rosa court, crie et trompette, Bianca rêve, lit et soupire. Quand Bianca salue la foule d’un geste gracieux, Rosa la harangue d’un ton impétueux. Mais le jour de leur dix-huitième anniversaire, le Grand Chambellan du Royaume doit annoncer qui de Rosa ou de Bianca montera sur le trône et deviendra la reine. Alors, au cours d’une série d’épreuves, elles s’affrontent et se disputent,
Matthias Goerne : Die schöne Müllerin. Avec son timbre sombre et profond et son penchant pour les tempi lents, Goerne propose une relecture pleine de discernement de l’histoire tragique du compagnon meunier. Il nous chantera des visions d’une intense mélancolie sur une large gamme d’émotions et d’intensité hypnotique qui sont la marque de son amour profond pour la beauté des mélodies de Schubert. Au piano, Alexander Schmalcz, dont la partie de piano porte une grande partie de la charge expressive de l’œuvre et ne saurait être qu’un simple accompagnement du chanteur, a été l’orchestrateur de Goerne pour son récent album Schubert Revisited avec la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen. Grand Théâtre, le 15 octobre à 20h.
Le temps d’une soirée, le Grand Théâtre invite les spectateurs présents sur la troisième représentation de María de Buenos Aires à fouler le tapis rouge parés de leurs plus beaux atours, des plus extravagants aux plus glamour, pour une soirée festive et unique en deux temps. À l’issue de la représentation, les convives sont invités à rejoindre les foyers du Grand Théâtre pour une after-party ostensiblement show-off !
Grand Théâtre, le 31 octobre 2023. Cette soirée est uniquement accessible aux détenteur·rice·s d’un billet pour le spectacle du soir même.
PROGRAMME & BILLETS
CONCOURSGENEVE.CH
Tarif préférentiel pour les membres du Cercle du Grand Théâtre de Genève et les Ami·e·s