novembre 2023
Les nouveaux pouvoirs
n°18
Milo Rau et Fiston Mwanza Mujila, un opéra pour le Congo Quand Marina Abramović s’empare de la scène Christoph Waltz, de Tarantino au Chevalier à la rose
Brise Glace
le podcast qui s’intéresse à tout ce que vous n’osez pas dire ou demander
Depuis 2018, Brise Glace donne la parole à des Romands et des Romandes soucieux de briser les tabous. Un épisode après l’autre, ce podcast du Temps interroge notre rapport au sexe, aux drogues, à l’argent, à l’amour, au handicap, à la mort – bref, à la vie. Et nous invite ainsi à dépasser clichés et préjugés.
A retrouver toutes les deux semaines sur letemps.ch/podcast et sur les applications d’écoute
édito
UN MAGAZINE PUBLIÉ AVEC LE SOUTIEN
du Cercle du Grand Théâtre de Genève, de Caroline et Éric Freymond
Les nouveaux pouvoirs Fil rouge thématique de cette saison du Grand Théâtre, les jeux de pouvoir ne sont jamais statiques. Des pouvoirs s’étiolent quand d’autres émergent. De manière progressive ou en des spasmes brutaux : au gré de guerres, de putschs ou de révolutions. Mais les nouveaux pouvoirs ne tombent jamais du ciel. La plus célèbre des théories à ce propos, celle du philosophe italien Antonio Gramsci (1891-1937), postule que c’est par le changement des représentations culturelles dominantes que peut s’accomplir la révolution – celle qu’il appelait de ses vœux était communiste. Selon lui, les éléments socialistes devaient ainsi chercher à percer dans les médias et les institutions éducatives afin de propager l’analyse et la théorie révolutionnaires, d’augmenter la conscience de classe et de pousser à l’engagement révolutionnaire des masses. Beaucoup ont retenu la leçon de Gramsci, à des fins généralement funestes. C’est à l’école et dans les médias que les idéologues, quels qu’ils soient, tâchent d’imposer leurs vues, jusqu’à provoquer de véritables guerres culturelles, comme aujourd’hui aux États-Unis autour du récit national. De la même manière, on ne peut comprendre l’avènement de la Révolution française sans l’esprit des Lumières qui rayonna sur le XVIIIe siècle. La mort du roi fut autant l’œuvre des sans-culottes que de Voltaire, Diderot et Beaumarchais. Ce contexte d’ébullition intellectuelle paraît bien loin des salons viennois de la même époque, où Richard Strauss et son librettiste Hugo von Hofmannsthal situent Le Chevalier à la rose. Ode mélancolique à la fugacité des choses, leur opéra paraît déconnecté de toute considération collective. Mais en réalité, derrière les cruautés d’une mascarade d’apparence futile se joue le basculement entre l’ancienne aristocratie et les nouvelles fortunes bourgeoises, dont l’avènement enterrera bientôt l’Ancien Régime. Le livret fut d’ailleurs inspiré par un roman français, Les Amours du chevalier de Faublas, paru deux ans avant 1789. Dans son article d’ouverture de notre dossier, Jules Cavalié montre par ailleurs en quoi Le Chevalier à la rose, créé en 1911, par sa musique beaucoup plus classique que les précédents ouvrages de Richard Strauss, s’inscrit en rempart contre les coups de boutoir artistiques qui vont avoir raison des styles anciens : tonalité en musique, figuration en peinture. À cette fascinante mise en abyme s’oppose, en apparence, l’opéra Justice. Nouveaux pouvoirs, pourtant, ici aussi : ceux des voix longtemps inaudibles des opprimés de la terre. Justice, qui sera créé en janvier 2024, s’attache à les faire entendre. Rare apparition sur les scènes lyriques de personnages africains – ici victimes d’un accident et d’une pollution industrielle, en République démocratique du Congo. Tentative tout aussi rare de rendre justice, par un opéra, à une cause oubliée et qui attendait réparation. Le metteur en scène suisse Milo Rau, à l’origine du projet qu’il mettra en scène, est sans doute plus proche des thèses de Gramsci que ne pouvaient l’être Hofmannsthal et Strauss. Justice pourrait alors se présenter comme un de ces « signaux faibles » annonçant la montée en puissance du pouvoir des citoyens face à l’arbitraire des gouvernements corrompus et de la justice aux ordres, face à l’impunité des multinationales et des puissances étrangères exploitant les ressources du sol africain. Il en faudrait bien sûr davantage pour qu’un changement substantiel s’opère sur ce terrain. Mais avec sa petite pierre, Milo Rau apporte sa contribution à l’édifice. Il nous rappelle que l’opéra, lui aussi, peut être porteur des espoirs d’un monde aux pouvoirs mieux distribués. Même si l’époque n’incite pas à l’optimisme démocratique et humaniste, l’art a pour mission de ne jamais baisser les bras. Bonne lecture !
Jean-Jacques Roth
Rédacteur en chef de ce magazine, Jean-Jacques Roth a travaillé dans de nombreux médias romands. Il a notamment été rédacteur en chef et directeur du Temps puis directeur de l’actualité à la RTS avant de rejoindre Le Matin Dimanche, où il a dirigé le magazine Cultura. Il a entre autres consacré deux ouvrages au Grand Théâtre.
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© GTG | GREGORY-BATARDON
Danser, se dépasser, pour transmettre des émotions toujours plus fortes, grâce à un soutien médical au quotidien.
Ukiyo-e de Sidi Larbi Cherckaoui Dre Silvia Bonfanti et Dre Victoria Duthon, les deux médecins de référence du CMSE Hirslanden Clinique La Colline
Quand ils ne dansent pas à Genève, les 10 danseuses et les 13 danseurs qui composent le Ballet du Grand Théâtre cette saison 2023-2024 répètent inlassablement en studio ou sont en tournée pour présenter les créations de leur répertoire sur d’autres grandes scènes européennes et internationales. L’engagement physique et mental de leur art est un travail au quotidien. A la tête de la compagnie, le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui mène les danseurs au-delà de leur art vers d’autres pratiques pour diversifier et élargir le vocabulaire de la danse. Cette transdisciplinarité grandissante demande aux artistes d’apprendre d’autres types d’interprétation – de véritables expériences d’altérité physique. Comme pour le ballet Outsider, une création mondiale du chorégraphe Rachid Ouramdane, sur la scène du
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Grand Théâtre en mai 2024, dans lequel les danseurs se mêleront à des sportifs de l’extrême. La prise en charge et l’accompagnement des danseurs dans la manière dont ils associent la question de la santé à leurs pratiques prend une place importante. C’est dans cet esprit que le Grand Théâtre et le Centre de Médecine du Sport et de l’Exercice (CMSE) de Hirslanden Clinique La Colline collaborent pour leur suivi médical. Des actions de prévention, des bilans, des soins médicaux et paramédicaux représentent le large spectre de prestations mises à disposition des danseurs tout au long de la saison. Cet accompagnement au quotidien qui se veut proche de leurs réalités a aussi l’avantage de renforcer les liens avec un corps médical à même de comprendre la profession de danseur dans sa globalité.
Portrait de couverture
Les couvertures de cette saison du Magazine du Grand Théâtre sont tirées des reportages du photographe belge Carl de Keyzer, qui a voyagé sur tous les continents pour montrer comment les croyances façonnent le monde. Photos prise à Djolu, République démocratique du Congo, 2003.
Édito 1 Par Jean-Jacques Roth Mon rapport à la danse 4 Blandine Rinkel, « La danse, c’est la vie qui reprend, grouillante » Ailleurs 6 Axelle Fanyo, les couleurs de Paris Portrait 12 Christoph Waltz, Le méchant flamboyant
Ballet 38 Marina Abramović, scènes d’amour et de guerre
L ES N OUVEAUX POUVOI RS
RUBRIQUES
© Carl De Keyzer/Magnum Photos
Opera cook 41 Cake aux légumes du soleil de Mélissa Petit Rétroviseur 42 Mouvement culturel 44 Coire, la petite capitale notoire Agenda 48
La Plage 15 Late Nights le théâtre transfiguré
Les pouvoirs ne cessent de s’affronter en des jeux souvent sanglants, tels ceux qui agitent l’opéra La Clémence de Titus qu’avait mis en scène Milo Rau au Grand Théâtre (photo). Le metteur en scène suisse revient avec la création de l’opéra Justice en janvier 2024. © Carole Parodi
Dossier, Nouveaux pouvoirs 18 Les glissements du pouvoir, Par Jules Cavalié 20 Un nouveau regard sur « l’ailleurs », Par Hervé Lacombe 26 Face à la force, la résilience congolaise, Par Fiston Mwanza Mujila 30 Milo Rau « Faire acte de justice », Par Alexandre Demidoff 34
Éditeur Grand Théâtre de Genève, Partenariat Le Temps, Collaboration éditoriale Le Temps
Directeur de la publication Aviel Cahn Rédacteur en chef Jean-Jacques Roth Édition Florence Perret Comité de rédaction Aviel Cahn, Karin Kotsoglou, Jean-Jacques Roth, Clara Pons Direction artistique Jérôme Bontron, Sarah Muehlheim Maquette et mise en page Simone Kaspar de Pont Images Anastasia Mityukova (Le Temps) Relecture Patrick Vallon Impression Moléson Impressions, imprimé sur papiers certifiés FSC issus de sources responsables avec des encres bio végétales sans colbalt Promotion GTG Diffusion 2000 exemplaires + diffusion numérique sur www.letemps.ch Parution 4 fois par saison
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mon rapport à la danse
BLANDINE RINKEL
« La danse, c’est la vie qui reprend, grouillante » Par Valérie Clerc Fromont
Nourrie par les chorégraphes d’aujourd’hui et par sa propre pratique, la danse joue un rôle majeur dans la vie et la création de l’écrivaine et performeuse Blandine Rinkel. « Voici mon corps, ses bizarreries, ses défauts, voici qui je suis » : s’entretenir avec Blandine Rinkel donne tout à la fois envie de monter illico sur une table pour danser, revoir les comédies musicales de Bob Fosse et lire dans le même mouvement Paul B. Preciado et Proust (qu’elle admire tous deux pour leur radicalité). Une envie folle de se libérer, trébucher, se relever, écrire, parler, et renouer avec l’instinct d’une panthère aux aguets. Cette écrivaine et performeuse multifacettes, débordante de sagacité et de talent, Parisienne d’adoption, s’adonne à la création sous toutes ses formes avec une arme majeure : trouver la jouissance dans le geste imparfait et tremblant, oubliant ainsi le regard extérieur qui rétrécit ou enferme. Elle incarne la beauté cristalline de cette fragilité téméraire, ce super-pouvoir que son regard de spectatrice de danse lui a offert. Vous dites de la lecture que c’est comme une promesse tenue : des personnages qui restent, vous tiennent la main et vous habitent, longtemps. Continuez-vous de porter les spectacles en vous dans le temps long, après que les lumières se sont éteintes ?
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Certains spectacles ou certaines manières de danser ont ouvert mon imaginaire, et m’ont accompagnée au quotidien. De même qu’à observer une panthère aux aguets, l’humain peut en apprendre beaucoup sur la patience, je dirais que certains gestes, certains usages du corps m’ont émancipée. Je pense aux chorégraphies de Mats Ek, mais aussi à celles de la compagnie Peeping Tom, qui ont complètement infléchi la manière dont je me représente la façon dont on marche, dont on trébuche ou dont on tombe, dans un espace domestique. Qui ont ouvert un monde tremblant et sensuel en moi. C’est la lecture des Vagues de Virginia Woolf qui vous a donné envie d’écrire. Y a-t-il un spectacle de danse qui a marqué le début d’un processus créatif chez vous ? La pièce Vader de Peeping Tom, justement ! Soudain, la danse dévoilait des malaises sociaux tabous, que j’éprouvais en secret.
Née en Loire-Atlantique en 1991, Blandine Rinkel est écrivaine, musicienne et performeuse. Après un Master en littérature à l’EHESS de Paris, elle se consacre à l’écriture en tant que romancière, essayiste et journaliste (Mediapart, France Inter). Son troisième roman, Vers la violence, publié en 2022 chez Fayard, est finaliste de nombreux prix, et lauréat du prix Méduse et du Grand Prix des lectrices de Elle. En tant que musicienne et danseuse, elle cofonde le groupe Catastrophe, écrit une comédie musicale et participe à de nombreuses performances. En 2023, elle publie Les Abus gris dans la collection 1001 nuits chez Fayard.
Les chorégraphies démasquaient l’aspect carcéral des positions sociales trop définies. Sartre parle de l’aliénation du « garçon de café », qui à force de se prendre pour un garçon de café, oublie qu’il est aussi autre chose (un homme, peut-être un amoureux, un ami…) : les spectacles de Peeping Tom révèlent cette aliénation-là, l’aspect mécanique du monde social. Je retrouve aussi ça dans le Rosas danst Rosas d’Anne Teresa De Keersmaeker ou bien dans certaines performances de la compagnie Batsheva. Des hommes en costumes qui sont traversés de colère. Des mouvements mécaniques qui déraillent. Cette démarche me parle beaucoup. Vos éblouissements dans les salles d’opéra ont-ils parfois directement inspiré l’une de vos œuvres littéraires ? L’envie, dans mon roman Vers la violence, de mettre en scène une jeune danseuse, Lou, qui pratique un mélange de krump (style de danse urbaine issu du hip-hop, né dans les ghettos de Los Angeles à la fin des années 1990) et de jazz, vient par exemple de la grande vitalité que j’avais éprouvé à voir les Indes galantes mises en scène par Clément Cogitore, et ensuite à assister à un atelier de krump à Paris. J’ai aussitôt eu envie d’écrire à ce sujet.
« Certains gestes, certains usages du corps m’ont émancipée. Ils ont ouvert un monde tremblant et sensuel en moi. » © Karen Assay / Hans Lucas/AFP
Un spectacle de danse vous électrise-t-il de la même manière que la lecture d’un livre majeur ? Les deux m’exaltent ! Ils ont pour effet de me rendre puissante. Quand je lis un livre majeur à mes yeux, je suis soudain irriguée de désirs. C’est un printemps sensible : tout bourgeonne. Désir de vivre des expériences nouvelles, d’écrire, de parler… Un spectacle de danse, même chose. Je sens que tout s’éveille en moi, l’excitation monte, je peux pleurer, rire pour un rien, tout mon corps est réveillé. C’est la vie qui reprend, grouillante, dans les deux cas. Comment le mouvement infuse-t-il votre processus d’écriture ? Je suis meilleure spectatrice qu’interprète, mais je crois tout de même que l’énorme plaisir que je prends à danser infléchit la manière dont j’écris. Ça dynamise mon écriture. Quand on ne fait qu’écrire, l’écueil peut être de s’éloigner du plaisir, du mouvement, de la joie. Du rapport aux autres, instinctif. On peut perdre de vue la souplesse, la spontanéité et la sensualité du réel, et verser dans l’idéologie verbeuse, dans la défiance constante, dans des expressions qui sentent l’inertie et le renfermé. Danser, courir ou nager permet de renouer avec le plaisir comme avec la douleur : avec l’instinct. Avec l’évidence.
Vous décrivez dans Vers la violence la discipline que nécessite la pratique de la danse. Quels sont les chorégraphes ou les œuvres qui ont amené votre regard vers davantage de fluidité et de sensualité ? Le personnage de mon roman, Lou, évoque cette discipline quasi militaire, qu’elle doit s’imposer à elle-même pour progresser. Je sais comme elle la discipline qu’oblige toute pratique sérieuse d’une activité artistique, et combien la ligne est fine entre ce qui nous mortifie et ce qui nous libère. Je dirais qu’à titre personnel, les comédies musicales, je pense à celles de Bob Fosse, mais aussi à Hair, à Chicago comme à Singin’ in the Rain ou même à Wicked, ont libéré ma conception de la danse. Soudain, ce qui importait vraiment, c’était qu’un corps raconte une histoire, singulière, une histoire unique. La sienne. Voici mon corps, ses bizarreries, ses défauts, voilà qui je suis. La singularité primait sur la technique. Ça parait bête, mais le comprendre intimement, c’était renverser les hiérarchies. Se libérer des tendances qu’on peut avoir à se comparer, à se mépriser, à s’interdire d’essayer. J’ai osé danser sur scène, avec mon groupe Catastrophe (nous avons tourné GONG !, un show chorégraphié du début à la fin) après avoir compris ça, et après avoir été désinhibée par ça. Avez-vous le même plaisir à voir de la danse qu’à danser ? Comment l’un et l’autre s’entrelacent chez vous ? J’éprouve davantage de plaisir à danser car lorsque je danse, je ne pense plus. Et c’est très rare au quotidien, pour moi, de ne pas intellectualiser, de ne pas peser, juger, comparer, bref, de n’être pas aux aguets, mais plutôt de faire confiance à l’instant. Et quand c’est sur scène, de m’abandonner à être avec les autres. Être un corps parmi d’autres, imparfait mais vaillant, désarmé mais joueur, débordé mais rieur. Oui, danser, à mes yeux, c’est la chance de se déborder. De troubler les lois sociales. De faire ce qui ne se fait pas. De dire ce qu’on ne dit pas. De s’abandonner à être. Et atteindre cet état espéré, bien sûr, c’est rare. Mais quand ça arrive, quelle joie !
rdv.
Au Grand Théâtre de Genève Éléments Du 18 au 22 novembre 2023 www.gtg.ch/elements 5
ailleurs
Axelle Fanyo,
les couleurs de Paris Par Sylvie Bonier Photographies : Alexandra Dautel pour le Grand Théâtre Magazine
La soprano française suit une carrière ascensionnelle. Née en banlieue, elle s’est installée il y a deux ans dans le 19e arrondissement de Paris, dont la diversité sociale et culturelle l’enthousiasme. On l’entendra au Grand Théâtre dans la création mondiale de Justice d’Hèctor Parra.
La réalité la rattrape à la fin de notre déambulation parisienne. « Je suis interloquée ! Mi-choquée, mi-amusée… » Aux Dix visions de la joie, un de ses bars favoris du 19e arrondissement, une dame attablée s’étonne. « Vous êtes chanteuse d’opéra ? Ce n’est pas trop dur pour une Noire de trouver du travail ? » La remarque fuse et frappe la soprano de plein fouet. Axelle Fanyo, Française, 34 ans et autant d’années vécues en région parisienne, lancée dans une carrière éclatante, se définit sur Instagram comme femme noire artiste. Sur Facebook, elle prend position en faveur des personnes de couleur, racontant ses difficultés passées et les attitudes racistes qu’elle a subies au quotidien. Mais elle s’érige en exemple, pour démontrer qu’il est possible de sortir de la fatalité. Dans la vie, la chanteuse défend
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Française et Genevoise, journaliste et diplômée de piano au Conservatoire de Neuchâtel, Sylvie Bonier a enseigné l’instrument à Genève et collaboré à différentes parutions et radios en France, ainsi qu’à Espace 2. Elle a assuré pendant 40 ans la chronique musicale de la Tribune de Genève puis du Temps, auquel elle continue de collaborer occasionnellement.
la mixité culturelle et le métissage décomplexé, à travers une forme de militantisme ouvert. Le boomerang de la différence de peau est revenu la toucher sans prévenir. Avec son mari Étienne Jacquet, professeur et pianiste accompagnateur, et leur chien Pelléas, elle vit des jours heureux dans un ravissant appartement perché au 5e étage d’un immeuble ancien. Il n’y a qu’une rue à traverser pour atteindre le parc des Buttes-Chaumont. « Nous voulions un lieu calme proche de la verdure. Je marche plus d’une heure chaque matin pour ma forme et ma santé vocale. Nous profitons de cette incroyable oasis de paix en plein centre de Paris. C’est notre jardin merveilleux. Et puis, nous aimons le 19e arrondissement, le plus grand de la capitale, pour sa diversité, sa simplicité et les formidables propositions de vie qu’il offre. » On passe le grand portail d’entrée. « Le parc, c’est ma respiration quotidienne. Je viens y promener Pelléas et j’en profite pour apprendre mes partitions. J’ai une technique particulière : j’écoute les œuvres en boucle aux écouteurs en même temps que je marche. C’est mon meilleur moyen de mémorisation. » Une autre des particularités d’Axelle Fanyo, c’est son besoin de contacts. Les bistrots et restaurants balisent
la promenade. « Ah, le Pavillon Puebla ! C’est un poème. Comme une cabane dans les arbres. On y boit de super cocktails et les gens sont très sympas. Je pense d’ailleurs y fêter mon prochain anniversaire. » La grande maison du 19e siècle, ensevelie sous le lierre et flanquée de deux terrasses sous de grands arbres, est un décor en soi. En avançant vers la formidable vue qu’on a sur Paris depuis le Belvédère, la question de la carnation se réinvite, pour celle qui a choisi l’univers lyrique nourri de références européennes et blanches.
«Comme je parlais en chantant tout le temps, depuis mes premiers mots, il était évident pour mes parents que je devrais faire de la musique.»
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« C’est au Conservatoire national supérieur de musique que j’ai étudié mon métier et tout appris. Ils ont vraiment cru en moi car je ne savais pas chanter. J’ai pu me révéler et bénéficier d’une véritable formation technique. Artistiquement j’ai pu me développer moi-même après. Mais les bons jalons avaient été posés. Mes professeurs avaient vu juste et avaient prévu l’avenir. C’est assez impressionnant. »
Le Pavillon Puebla du parc des Buttes-Chaumont. « Ce petit bar en plein milieu du parc se cache dans la verdure. Il ressemble à une espèce de cabane dans les arbres. On se retrouve là, de tous les âges et toutes les provenances et la carte affiche de super cocktails. D’ailleurs, je pense que je vais y fêter mon anniversaire cette année. » La soprano est une fan absolue du motif panthère et adore le mélange des coloris.
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« Je n’ai pas souffert de racisme ou d’ostracisme pendant mes études. Je ne me suis pas sentie exclue, ni par mes copains, collègues ou enseignants. Je dirais qu’au contraire, mes professeurs étaient bienveillants, à l’écoute, et m’ont soutenue sans relâche. J’ai pu ressentir un sentiment de différence sociale et culturelle en arrivant en horaires aménagés au lycée Racine, mais le respect s’est vite installé. » Sa nature généreuse, son caractère chaleureux, son rayonnement et son énergie n’ont d’égale qu’une foi sans faille dans la vie et la nature humaine. Son rire éclabousse. Axelle Fanyo est un soleil aux mille teintes. Elle les porte d’abord sur elle, dans des tenues chamarrées. « Je suis une fan absolue du motif panthère, et j’adore le mélange des coloris. Ma couleur préférée ? Le rouge. Pour moi, elle représente la passion, le pouvoir, l’émancipation et la volonté. » Dans sa tête, il y a un arc-en-ciel permanent. « Je ne sais pas si c’est de la synesthésie ou non, mais chaque note vibre avec une aura particulière. J’évolue souvent dans un bain de sensations musicales colorées. » La musique ? C’est une histoire de toujours. « Comme je parlais en chantant tout le temps, depuis mes premiers mots, il était évident pour mes parents que je devrais faire de la musique. » Le papa togolais, comptable au ministère des Finances, n’est pas féru de classique. Mais la maman guadeloupéenne écoute « en boucle » les Quatre saisons de Vivaldi, et aussi du jazz. Professeure de sciences de la vie et de la terre, elle pousse sa fille sur la voie classique. « Elle voulait absolument que je joue du violon. C’était son instrument favori, et elle pensait que je pourrais toujours entrer dans un orchestre, une formation de chambre, voire enseigner. J’aurais préféré le piano, mais il n’y avait pas de place. Et surtout le saxophone, mais il n’y avait pas de classe. » La petite Axelle se plie donc à la volonté de sa maman, qui apprend le violon en même temps qu’elle pour l’accompagner dans son travail. « Il est très difficile de résister à ses désirs. Je détestais l’instrument mais j’étais malheureusement douée. Je suis donc allée loin dans mon apprentissage, jusqu’au moment où, l’adolescence venue, j’ai commencé à ne plus travailler pour rater mes concours. »
« Grâce à Jessye Norman, j’ai été bouleversée de découvrir qu’une femme noire pouvait chanter du classique. » Incompréhension et colère maternelles. Période compliquée. Son professeur de solfège, notamment, lui répète qu’elle a une voix intéressante et qu’elle devrait se diriger vers le chant. Mais elle n’y pense même pas, ne sachant pas quoi faire de cette prédisposition. À l’âge de quatorze ans, Axelle tombe sur la vidéo de Jessye Norman chantant La Marseillaise sur la place de la Concorde, enroulée dans un drapeau français, pour le bicentenaire de la Révolution française. C’est une révélation. « Sa voix, sa puissance, sa ligne, son charisme et sa beauté de reine m’ont éclaté à la figure. J’ai été bouleversée qu’une noire puisse chanter du classique. C’était donc possible pour moi aussi. En plus, l’événement avait eu lieu en 1989, l’année de ma naissance. Une véritable révélation. J’ai su à ce moment-là que j’en ferais ma vie. » Deux stations de métro plus loin, à l’arrêt Jaurès, c’est une tout autre ambiance. Le canal de l’Ourcq donne des airs de vacances à la ville. Les petits bateaux sillonnent le chenal et les passants se désaltèrent sur les terrasses. « C’est un endroit de détente magnifique, et sur chaque rive, un cinéma MK2 propose une programmation. Avec mon mari, nous sommes de grands cinéphiles. Nous allons voir des films très régulièrement, parfois même deux fois par jour quand nous en avons l’occasion. » Après une pause au bord de l’eau céladon, Axelle Fanyo prévient : « De l’autre côté du pont, il faut être attentif. On passe d’un monde à l’autre. À une rue, c’est le rendez-vous des dealers et des crackés. Il ne faut pas tenir son portable à la main et mieux vaut éviter d’aller plus loin… » Paris est son fleuve : elle y nage en toute liberté, avisée de tous ses codes, du centre à la périphérie. La capitale l’a happée, après une enfance en banlieue, lorsqu’à l’âge de à 21 ans, elle s’est lancée dans le chant, après avoir abandonné le violon et la musicologie. « Je suis parisienne dans l’âme. La seule autre ville où je pourrais vivre serait New York. Mais je n’ai jusqu’à présent pas trouvé mieux que Paris, qui m’offre tout ce que j’aime. »
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La ville lumière lui a ouvert les portes du chant. Acceptée en 2012 au Conservatoire national supérieur de musique de Paris (CNSM), elle y a suivi un parcours fulgurant aux côtés d’Yves Sotin, qui est toujours son mentor. « C’est là que tout s’est dénoué », s’emballe Axelle Fanyo. Nous sommes précisément parvenus devant la porte principale du bâtiment de Christian de Portzamparc, inauguré en 1990. Elle jubile, les bras grands ouverts. « En arrivant, je n’avais aucune idée de ma voix et ne connaissais rien à la technique. » Ce qu’elle savait en revanche, c’est l’effet que lui procurait le fait de chanter. « Quelque chose de très fort, tant sur le plan physique qu’émotionnel et spirituel. Une quiétude et un bien-être instantanés, qui parfois peut aller jusqu’à une forme de transe. » Sa voix est longue, pleine et charnue. Elle bénéficie d’un beau volume et d’une palette de tonalités très ouverte. Son caractère est débordant. Elle apprend à canaliser son énergie puis à développer ses potentiels. « Mes professeurs ont cru en moi et vu l’avenir. » Pourtant Axelle avait tâté d’autres instruments. Mais ni le piano, ni les percussions afro-cubaines, ni l’accordéon, ni le clavecin ne lui avaient procuré un tel effet. Lorsqu’elle se présente au Concours Reine Élisabeth en 2018, elle va tellement loin dans l’expressivité musicale et la présence scénique que certains en sont déstabilisés. Qu’importe, elle « passe de l’autre côté du miroir » et se fait repérer. Le claveciniste et chef Christophe Rousset l’engage. Sa carrière prend l’ascenseur. La novice débute sur scène avec le rôle d’Elisabeth dans Tannhäuser de Wagner, à 26 ans seulement. Une gageure ! « C’était dans une petite salle, sur instruments d’époque avec Jean-Claude Malgoire à la baguette. Je suis méthodique : je ne bouscule pas ma voix et suis attentive à protéger son équilibre. » Puis elle enchaîne avec Rossini, Janáček, Mozart, Bernstein, Prokofiev, Weill, Purcell, Schubert, Salieri… Et compose des programmes originaux de récitals où le style français est bien représenté. Axelle Fanyo fait feu de tout bois. Curieuse de tout, elle adore explorer les répertoire les plus variés. À côté du Conservatoire, Axelle Fanyo pointe l’imposant édifice de la Philharmonie de Paris, en bordure du parc de la Villette. L’aboutissement de son parcours formateur. « La Philharmonie est le socle de ma carrière. Elle est très importante pour moi car j’y ai donné mon premier grand concert
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symphonique avec le chef Esa-Pekka Salonen et l’Orchestre de Paris. Nous avons noué ici une relation exceptionnelle qui reste pour moi une des expériences les plus marquantes de ma carrière. » Conçue par Jean Nouvel et inaugurée en 2015, la salle de concert présente ses courbes argentées sous un ciel limpide. Inscrite dans le formidable projet de la Cité de la musique, elle accueille les plus prestigieux orchestres et musiciens dans un environnement musical et pédagogique qui a transformé la vie du quartier. « Je suis fière et heureuse d’habiter près de ce lieu de cohabitation réussie entre des réalités culturelles et sociales très différentes. Les gens du centre parisien viennent en nombre jusqu’à la Philharmonie, et les habitants du quartier l’ont adoptée. » À Genève, Axelle Fanyo incarnera le rôle de la mère dans la création mondiale Justice, d’Hèctor Parra, mis en scène par Milo Rau sous la direction musicale de Titus Engel. Une expérience inédite pour elle, qui chantera aux côtés du « dieu » Willard White et d’une distribution noire. L’histoire est tragique. Une citerne d’acide se renverse au Congo, faisant des morts et contaminant les eaux des villages proches. L’accident met en lumière la cupidité, les déviances d’un pouvoir corrompu par le profit, et la domination des puissants sur les plus faibles. « L’écriture musicale est très lyrique, bien que la mémorisation ne soit pas facile. Hèctor Parra a composé sur mesure un rôle pour ma voix. J’ai beaucoup de chance d’avoir pu participer au processus de création, même si je n’ai que deux interventions fortes. L’opéra commence et finit avec moi. C’est un privilège d’être ainsi mise en valeur. Quant au livret, il me donne des frissons tant l’histoire est atroce, choquante et révélatrice de notre société. » Sa révolte artistique rejoint celle qui l’anime dans un monde dont elle aimerait atténuer les injustices sociales et culturelles. Ayant habité de 7 à 17 ans dans les quartiers nord de Paris en Seine-SaintDenis, bien que dans une impasse protégée, elle a côtoyé un univers où la drogue, la violence et la pauvreté se conjuguent au quotidien. Aujourd’hui, Axelle Fanyo rêve de porter des projets innovants et de défendre de nouveaux formats dans des pays et des lieux éloignés de la culture classique. « La musique a bouleversé ma vie. J’aimerais que d’autres puissent aussi vivre ça. »
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Au Grand Théâtre de Genève Justice Du 22 au 28 janvier 2024 www.gtg.ch/justice
La Philharmonie de Paris. « C’est un lieu essentiel pour moi. La saison dernière, j’ai eu la chance de chanter pour la première fois dans la grande salle avec le chef Esa-Pekka Salonen. C’est un des moments artistiques les plus incroyables de ma vie. Puis l’enchaînement d’événements qui a suivi m’a donné une grande confiance. Cela m’a permis d’assumer des situations à grande responsabilité et lourde pression. J’ai connu ici un accomplissement. » « Quand j’arrive au point culminant du Belvédère, lors de mes promenades quotidiennes dans le parc des ButtesChaumont, je prends le temps de m’imprégner de l’énergie des lieux et de bien regarder de tous les côtés. La vue qu’on a sur Paris et sur l’environnement de verdure est vraiment magnifique et inspirante.»
Les Dix visions de la joie. « C’est un de mes bistrots d’élection. J’ai fait tous les bars de la place et c’est vraiment mon préféré. J’adore la déco et l’ambiance. Ils proposent des vins naturels, et au niveau nourriture c’est délicieux, très original, simple, bio : tout ce que j’aime. Le repas est confectionné à l’instant avec des produits frais, et les patrons sont très sympas. J’y viens souvent. »
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portrait
© Gareth Cattermole / Getty Images for BF
Suite à un master en Histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne, Stéphane Gobbo a collaboré avec les revues FILM et Cinébulletin, avant d’effectuer son stage de journalisme à La Liberté. Il a ensuite travaillé pour L’Hebdo puis Le Temps, dont il dirige actuellement la rubrique culturelle. Chroniqueur régulier pour la RTS, il a également été durant deux ans délégué général de la Semaine de la critique du Festival international du film de Locarno.
Le méchant flamboyant Par Stéphane Gobbo
Christoph Waltz a toujours préféré les vilains aux gentils. Inoubliable colonel Hans Landa dans Inglourious Basterds, il reprend à Genève sa mise en scène du Chevalier à la rose, créée à l’Opéra des Flandres en 2013. Il y surligne la psychologie des personnages. Christoph Waltz, acteur germano-autrichien né en 1956 à Vienne, a démarré sa carrière dans des séries télévisées allemandes comme Rex, chien flic ou Inspecteur Derrick, il est révélé en 2009 grâce à son rôle dans Inglourious Basterds de Quentin Tarantino. Jouant à merveille les antihéros, il a été de nombreuses fois salué par la critique et le public pour ses rôles dans De l’eau pour les éléphants, Spectre, Django Unchained ou encore Big Eyes.
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Le Chevalier à la rose de Strauss dans la mise en scène de Christoph Waltz lorsqu’il l’a créée à l’Opéra de Flandres il y a dix ans, et dont il va reprendre la bases pour la nouvelle production du Grand Théâtre. Il aborde cet opéra comme du théâtre de chambre afin de surligner la psychologie des personnages. © Vlaamse Opera
Fidelio, l’unique opéra de Beethoven, a fait l’objet de la deuxième mise en scène lyrique de Christoph Waltz au Theater an der Wien, en pleine pandémie. © Monika Rittershaus
Pour le grand public, Christoph Waltz était un éminent inconnu lorsque le 24 mai 2009 il montait sur la scène du Grand Théâtre Lumière pour recevoir le Prix d’interprétation masculine du 62e Festival de Cannes. Mais lorsque trois mois plus tard sortait sur les écrans du monde entier Inglourious Basterds, le septième long métrage de Quentin Tarantino, sa performance se révélait en effet être l’un des plus beaux atouts de cette uchronie réinventant la Deuxième Guerre mondiale. L’Austro-Allemand y incarnait avec truculence Hans Landa, un colonel SS vicieux et polyglotte se faisant une joie sadique d’humilier ses ennemis. On se souvient notamment de cette scène irrésistible où il adresse la parole dans un italien parfait à un lieutenant américain se faisant piteusement passer pour un réalisateur transalpin, incarné mâchoire serrée et regard de crooner du dimanche par Brad Pitt. La plupart des acteurs le disent : jouer un méchant est autrement plus jouissif que de se glisser dans la peau d’un personnage bien sous tous rapports. « Ils sont complexes », expliquait Christoph Waltz au Temps en 2015, avant d’enchaîner : « Pensez à l’opéra, ce sont les plus beaux rôles. Qui est le plus intéressant dans Tosca ? Cavaradossi ou Scarpia ? Scarpia, évidemment ! Parce qu’il est le vilain de l’affaire ? Non, parce que c’est un adversaire, il incarne le drame, le conflit. » Deux ans auparavant, le comédien avait fait ses débuts de metteur en scène sur une scène lyrique, l’Opéra des Flandres, alors dirigé par Aviel Cahn.
La vérité dans la comédie
Arrivé au Grand Théâtre de Genève en 2019, le Zurichois lui a demandé de retravailler cette mise en scène du Chevalier à la rose, l’opéra de Richard Strauss créé en 1911 sur un livret de Hugo von Hofmannsthal. Une comédie de mœurs qu’il a abordée comme du théâtre de chambre afin de surligner la psychologie des personnages. « La comédie est un moyen fabuleux de dire la vérité », dit l’acteur. Entre ces deux versions du Chevalier à la rose, il s’est également frotté au Fidelio de Beethoven et au Falstaff de Verdi. Au public qui pense que Tarantino l’a révélé, Christoph Waltz aime rappeler qu’il a connu le succès dès ses débuts. Dans les années 1980, il se fait connaître tant au cinéma qu’à la télévision, dans des productions autrichiennes et allemandes, que sur les planches, entre le Burgtheater de Vienne, où il est né en 1956, et le Schauspielhaus de Zurich. Fils d’un décorateur et d’une costumière de théâtre, son destin était tracé. Mais avant de suivre à New York l’enseignement du grand Lee Strasberg, directeur emblématique de l’Actor’s Studio, c’est bien le chant lyrique et l’opéra qu’il étudie à Vienne.
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portrait
Assurément, l’expressivité flamboyant de son jeu s’en ressent. À la fin des années 1980, il tourne notamment dans la coproduction suisse Passe-passe, avec Jean Yanne et Ben Gazzara dans les rôles principaux, et sous la direction du Polonais Krzysztof Zanussi dans Vie pour vie : Maximilien Kolbe. La carrière de comédien de Christoph Waltz a été remise en selle par son interprétation flamboyante du colonel Landa dans Inglourious Basterds de Quentin Tarantino, qui lui valut de nombreuses récompenses, dont un Golden Globe et un Oscar. © Universal Pictures, Imago
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Pluie de récompenses
Il connaît ensuite un passage à vide, qu’il explique ainsi : « C’est ce qui se passe quand vous commencez à questionner votre talent, quand vous commencez à vous demander ce qui pourrait être, ce qui aurait pu être, ce qui devrait être. Ce moment où vous avez assez d’expérience pour évaluer ce qu’il en est, ce que vous désirez intimement.» Même s’il juge cette étape difficile à vivre, il l’estime saine et nécessaire. Et c’est ainsi qu’à la fin des années 2000, après quelques films mineurs, vient la consécration. Après le prix cannois, son interprétation flamboyante du colonel Landa lui vaudra de multiples récompenses, dont un Golden Globe et un Oscar. Il se voit soudainement sollicité de toutes parts, ce qui lui permet entre deux longs métrages d’enfin se frotter à cet univers de l’opéra qui le fascine. Au début des années 2010, Christoph Waltz est engagé par Roman Polanski (Carnage, 2011), Terry Gilliam (Le Théorème Zéro, 2013) ou encore Tim Burton (Big Eyes, 2014). Il retrouve également Tarantino pour Django Unchained (2012), un mélange de western et de film de vengeance dénonçant l’esclavagisme. Et comme ce sont les méchants qui l’attirent, voici qu’il devient le mythique Blofeld, ennemi canonique de James
Bond, dans Spectre (2015) et Mourir peut attendre (2021). Aussi à l’aise dans le cinéma d’auteur que dans de grosses productions, le Viennois est, à 67 ans, au somment de son art. Deux grands noms du cinéma mondial viennent d’ailleurs de faire appel à lui pour des tournages annoncés pour 2024 : le Britannique Stephen Frears, qui va adapter le roman de son compatriote Jonathan Coe Billy Wilder et moi, retraçant le tournage de Fedora sur l’île de Corfou, et le Mexicain Guillermo Del Toro, pour une nouvelle relecture du Frankenstein de Mary Shelley.
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Au Grand Théâtre de Genève La Chevalier à la rose Du 13 au 26 décembre 2023 www.gtg.ch/le-chevalier-a-la-rose
la plage
Anya Léveillé est titulaire d’un master en musicologie de l’Université de Genève. Depuis 2013, elle travaille à la Radio Télévision suisse (RTS), au sein de l’Unité Culture en tant que journaliste, animatrice et productrice d’émissions radio et de podcasts.
LATE NIGHTS le théâtre transfiguré Par Anya Léveillé Photographies : David Wagnières pour le Grand Théâtre Magazine
De l’Atrium aux Foyers, le public de la Late Night prend possession du Grand Théâtre.
Trois fois par saison, par un coup de sono magique, le Grand Théâtre se transforme en une scène géante investie jusqu’au bout de la nuit par des artistes, DJ et fêtards de tous horizons.
« C’est la première fois que je viens au Grand Théâtre. Je ne savais pas qu’il y avait des soirées avec des DJ Set. » Croisée à la dernière Late Night (5 mai 2023), cette jeune femme « hallucine » de pouvoir danser sur les mix d’Étienne de Crecy, artiste incontournable de la scène électronique française, qui s’est installé avec ses platines dans l’atrium. Sur ce dancefloor hors normes, les ondes sonores ricochent sur les sols et les murs en marbre avant de se dissoudre dans les tapis en velours des escaliers où viennent s’échouer les clubbers essoufflés. Il est passé minuit ; le Grand Théâtre va encore pouvoir vibrer trois heures avant de tirer la prise et revenir à ses traditionnelles occupations lyriques. Organisée en partenariat avec l’Electron Festival, la soirée a commencé à 20 heures par un concert de Tangerine Dream, formation légendaire de la musique électronique. Fondé en 1967 à BerlinOuest par Edgar Froese (décédé en 2015), le groupe a été traversé par de nombreux musiciens dont les compositions-fleuve ont envoûté, aux quatre coins de la planète, publics et artistes,
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Le Bar bleu, le sous-sol du Grand Théâtre se transforme en paradis des DJs et des clubbeurs.
Au Grand Foyer, le public profite de la performance de Marie-Caroline Hominal.
de Salvador Dalí à Jean-Michel Jarre. Dans la salle du Grand Théâtre, Thorsten Quaeschning et Paul Frick aux synthétiseurs et séquenceurs sculptent de fascinants paysages sonores sur lesquels s’élève le violon cosmique de Hoshiko Yamane. On se croirait presque dans un opéra rétrofuturiste avec des décors et des personnages créés uniquement par le son.
Le sens de la fête
En sortant du concert de Tangerine Dream, on plonge dans le Bar bleu. La température ambiante confère au lieu un air de hammam dans lequel une foule compacte cherche à s’hydrater sous des effluves électro distillées par un DJ. Un verre à la main, on remonte à la surface où l’on croise l’instigatrice de ces Late Nights, Clara Pons, dramaturge du Grand Théâtre et responsable des activités de La Plage. Entre deux coups de fil, où elle continue de régler une
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multitude d’imprévus, Clara rappelle que ces nuits festives sont nées d’une réflexion portant sur le rôle du théâtre lyrique dans la cité. « Comme de nombreuses institutions lyriques, on se demande évidemment comment faire venir des personnes qui ne connaissent pas l’opéra ou qui n’osent pas entrer, par crainte de ne pas maîtriser les codes. Pour briser la glace, nous nous sommes associés à trois festivals genevois – Electron, Antigel et Les Créatives –, qui attirent des publics et des communautés différentes de celles qui s’intéressent à l’opéra. À la Late Night le public est à l’honneur. Il y a des soirées déguisées, des défilés performatifs et d’autres
interventions artistiques qui rappellent aussi qu’à une époque, le théâtre lyrique était destiné à amuser les gens. En ouvrant et en laissant le théâtre à des gens qui s’amusent, on renoue avec cette spécificité qui a été délaissée par les maisons d’opéra. »
Et l’opéra là-dedans ?
Festives, certes, les Late Nights sont aussi émaillées de concerts et performances qui mettent à l’honneur des artistes locaux et internationaux. Et parmi eux, on tombe souvent sur des passionnés d’opéra et de musique classique ou contemporaine. Quand on se replonge dans la discographie de Tangerine Dream, on découvre qu’Edgar Froese et ses compagnons, ont été inspirés aussi bien par des compositeurs d’avantgarde comme Xenakis, Stockhausen Ligeti et Riley que par Ravel, Bach ou Corelli. Quant à la danse, elle est au cœur de chaque Late Night. Le 5 mai dernier, elle était portée par Marie-Caroline Hominal, consacrée « danseuse exceptionnelle », en 2019, par les Prix suisses de danse. Dans les Foyers du Grand Théâtre, elle apparaissait sous la forme d’un oiseau fantastique, drapée dans un costume scintillant que n’aurait pas renié un certain Papageno. Aussi déjantée qu’onirique, sa performance a manifestement conquis les oiseaux de nuit qui virevoltaient dans le Grand Théâtre et qui n’auraient, peut-être, jamais croisé ailleurs cette artiste majeure de la scène helvétique. Maintenant que l’écosystème festif du Grand Théâtre est restauré, les oiseaux de nuit guettent avec impatience la prochaine Late Night. Rendez-vous, le 25 novembre pour une « nuit dystopique » imaginée en collaboration avec le festival Les Créatives.
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Au Grand Théâtre de Genève Late Nights Le 25 novembre 2023 Le 2 février 2024 www.gtg.ch/latenights 17
NOUVEAUX POUVOIRS
Ici, la mélancolie : c’est l’adieu à l’Ancien Régime qui teinte Le Chevalier à la rose. Là, le combat : c’est la parole rendue à des victimes congolaises dans Justice. Deux opéras que tout oppose, sauf leur réflexion, en creux, sur les nouveaux pouvoirs, sur les espoirs et les nostalgies qu’ils font naître lorsqu’ils s’apprêtent à renverser l’ordre établi. La création lyrique écrit bel et bien sa part dans la longue histoire des rapports de force. 18
Dans sa célèbre installation « More Sweetly Play the Dance », l’artiste sud-africain Wiliam Kentridge montre la résilience obstinée des opprimés de la terre, pouvoir aux ressources insoupçonnées lorsqu’il s’accompagne de solidarité et de puissance artistique. Il est alors capable de relever la tête face aux pouvoirs institués qui l’accablent. © Ennio Leanza/ Keystone
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Les glissements du POUVOIR
Rédacteur en chef de la revue Avant-Scène Opéra, Jules Cavalié a étudié la musique et la musicologie à Londres (University of London) et Paris (CNSMDP, CRR 93). Ses recherches portent sur les circulations d’artistes à la Belle Époque, notamment les présences italiennes à Paris dans le cadre des créations parisiennes des opéras de Puccini.
Tout pouvoir s’épuise un jour, remplacé par un autre. Dans Le Chevalier à la rose, la vieille aristocratie du XVIIIe siècle se voit dépassée par les noblesses récentes. À l’époque de sa création, c’est toute une société qui voit surgir de nouvelles énergies : sociales, artistiques et politiques. Et si Richard Strauss avait composé l’opéra des mondes perdus ?
Par Jules Cavalié
D Sissi, l’impératrice d’Autriche, fut assassinée sur les quais de Genève par l’anarchiste italien Luigi Lucheni en 1898. Ce fut un signal retentissant des périls qui menaçaient le pouvoir impérial austro-hongrois, que la Première Guerre mondiale allait disloquer. © Wikimedia Commons
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ans les premières années du XXe siècle, le tempo du monde s’accélère. Il y a ceux qui veulent à tout prix gagner du temps, à l’image des futuristes italiens qui se rallient sous la bannière de Marinetti, dont le Manifeste du futurisme publié en 1909 fait l’éloge de la violence et de la vitesse. Plus simplement, les immenses paquebots transatlantiques relient désormais la vieille Europe au Nouveau Monde en seulement quatre jours, lancés à pleine vapeur dans la course au Ruban bleu. Mais à côté de ces consommateurs boulimiques du temps il y a les aventuriers de l’infime, les subtils dégustateurs de l’instant, tel Marcel Proust qui de 1906 à 1922 rédige son chef-d’œuvre À la recherche du temps perdu. L’auteur y décrit le grand monde, ses usages et ses règles dont l’or se patine au fil du temps, il narre enfin les changements imperceptibles qui mènent finalement les nouveaux venus à la gloire.
« Au fond, le temps, Quinquin, le temps ne change rien aux choses. Le temps, c’est une chose étrange. Tant qu’on se laisse vivre, il ne signifie absolument rien du tout. Et puis, brusquement, on n’est plus conscient de rien d’autre. Il est tout autour de nous. Il est même en nous. Il ruisselle sur nos visages, il ruisselle sur le miroir, il coule entre mes tempes. Et, entre toi et moi, il coule encore, sans bruit, comme un sablier. Oh, Quinquin ! Parfois, je l’entends qui coule – irrémédiablement. Parfois je me lève, au milieu de la nuit et j’arrête toutes les pendules, toutes. Pourtant, ce n’est pas une chose qu’on doive redouter. » La Maréchale, acte I, Le Chevalier à la rose
Richard Strauss s’était fait connaître avec ses opéras fulminants, Salome et Elektra. Der Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose) devait marquer un retour à une écriture moins éruptive, adaptée au ton cocasse et mélancolique de cette comédie viennoise sous le règne de Marie-Thérèse d’Autriche. © Rijksmuseum, Amsterdam
En 1911, Richard Strauss et son librettiste Hugo von Hofmannsthal conversent aussi en musique à propos du temps et font éclore une fleur nouvelle avec Der Rosenkavalier (Le Chevalier à la rose). Œuvre d’une essence inédite mais d’une variété ancienne, puisque ses auteurs ont délaissé les noirceurs de Salome et d’Elektra pour les douces lumières du XVIIIe siècle. On y croisera la fougue de la jeunesse amoureuse, l’élan ascensionnel d’une noblesse récente, les illusions d’un aristocrate attaché à des privilèges compassés et le regard doux-amer d’une Maréchale qui subit le déclassement amoureux. À travers la mise en scène de la Vienne de Marie-Thérèse d’Autriche, Hofmannsthal et Strauss dépeignent d’abord le monde qu’ils connaissent. Ainsi en 1911 l’Autriche-Hongrie est gouvernée par le très âgé Kaiser Franz Josef et la sclérose guette le pays, tant les nationalités qui composent le vieil empire s’embrasent pour s’émanciper de la couronne des Habsbourg.
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L’étoile de l’aristocratie pâlit avec l’assassinat du prince-héritier l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand en 1914, puis la monarchie se disloque à l’issue de la guerre.
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Images de la Révolution française, qui allait mettre à bas l’Ancien Régime dont, en creux, l’opéra de Richard Strauss annonce le déclin. © BnF, Gallica
Estampe de James Gillray, Destruction of the French Collossus, 1798. © Gallica
L’archiduc d’Autriche François-Ferdinand, dont l’assassinat en 1914 allait déclencher la Première Guerre Mondiale et rebattre les cartes des pouvoirs en Europe. © Ferdinand Schmutzer, 1914. Österrei chische Nationalbibliothek, Bildarchiv Austria
Depuis 1907, la riche aristocratie et la grande bourgeoisie doivent partager le pouvoir avec la mise en place du suffrage universel masculin. Désormais le pouvoir n’est plus l’apanage de quelques-uns, les masses – entité encore vague politiquement – balbutient, et les fortunes récentes comme celle d’Anna Sacher – fille de boucher devenue riche femme d’affaires – paraissent désormais anciennes. L’étoile de l’aristocratie pâlit encore avec l’assassinat du prince-héritier l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand en 1914, puis la monarchie se disloque à l’issue de la guerre, fracassée par un XXe siècle qui s’est invité avec véhémence dans le monde splendide de la Belle Époque qui n’en finissait pas de finir... L’avenir sera à ceux qui sauront faire fortune ou mobiliser les masses, pour le meilleur et pour le pire. Il en va ainsi des mondes privilégiés qui ne connaissent pas la crise aiguë qu’ils traversent, jusqu’au jour où la terre se dérobe à leurs pieds ; il n’en allait pas autrement en Europe à la veille de la Révolution française. Le baron Ochs du Chevalier à la rose, à sa médiocre échelle, vit cette tragédie de plein fouet : à l’acte I il ne comprend décidément pas pourquoi le notaire refuse de lui accorder un passe-droit alors qu’il veut faire graver un cadeau de mariage de son beau-père dans le parchemin pour éviter l’impôt. La bourgeoisie émergée depuis longtemps, favorisée même par les fastes de la cour, se refuse désormais aux privilèges de la particule.
Faninal triomphe par la richesse, devenu noble il entend s’acheter l’histoire et le lustre de l’ancienneté au prix du mariage de sa fille, scellant d’un anneau nuptial une alliance aux bénéfices réciproques. Finalement qu’importent les personnes et les lieux, les circonstances et l’amour pourvu qu’on ait la pompe ? Les titulaires des rôles passent, le modèle aristocratique demeure. Qu’ils se nomment Faninal ou Verdurin, à Vienne ou à Paris, au XVIIIe siècle ou à la Belle Époque... tous sont fascinés par les usages et le protocole qui signifient une position sociale suprême. Car l’argent, malgré sa puissance, ne fait pas tout, particulièrement dans un monde auquel on n’appartient qu’à condition de connaître les codes d’une civilité spécifique. Entre maîtrise absolue de soi et une permanente absence d’efforts apparents, ces règles doivent donner l’illusion que celui qui s’y conforme s’avance dans le monde avec hauteur et distance, insensible mais avec souplesse. Il en résulte une politesse attentionnée mais sans effusion, la Maréchale en serait le plus bel exemple, renonçant à son jeune amant avec grâce une fois que celui-ci a été conquis par Sophie, une beauté de son âge. La civilité aristocratique repose ensuite sur la rhétorique et l’éloquence, véritable langage du grand monde. En effet, la domination de la langue permet d’en dire plus en quelques mots qu’en un long discours, c’est ainsi que le baron Ochs finit par admettre quelque finesse lorsqu’au troisième acte, tiré du piège où il est tombé, il comprend sans un mot quels liens unissaient réellement Mariandl/ Octavian à la Maréchale. Mais la distance affectée qu’imposent le rang et une langue riche en doubles sens ne peut asseoir l’autorité nobiliaire si elle ne se double pas d’une maîtrise du protocole. Car c’est le protocole qui impose le faste : la cérémonie régit la vie des princes, dont chaque déplacement devient procession. Des exigences rituelles découlent le nombre de valets, le nombre de chevaux et de calèches, la bonne adresse à occuper car elle permet la proximité avec le souverain, l’Église ou le théâtre...
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C’est d’ailleurs par cet aspect que Faninal commence son entrée dans le monde, il peut en faire l’acquisition avant de s’initier au reste. Plus puissant que le baron, il s’émerveille pourtant de voir dans son salon deux aristocrates « Da sitzt ein Lerchenau und karessiert in Ehrbarkeit mein Sopherl, als wär’ sie ihm schon angetraut. Und da steht ein Rofrano, grad’ als müsst’s so sein... » (« Un Lerchenau est assis chez moi, qui caresse, en toute respectabilité, ma petite Sophie, comme s’ils étaient déjà mariés. Et puis, voici un Rofrano, comme si c’était tout naturel... »). Pour autant, la hiérarchie est bien vacillante, car le baron Ochs semble, lui, se moquer éperdument de ce qui fascine le nouveau noble, il se marie bien pour la fortune, dont tout l’apparat protocolaire est le signe. Dans ce moment d’incertitude, où usages et fortune se disputent la préséance, la puissance et l’autorité glissent imperceptiblement de l’un vers l’autre, rapprochant le grand bourgeois de l’aristocrate et promettant le premier à de futurs triomphes et le second à une décadence certaine. Si les aristocrates connaîtront au XIXe et au XXe siècle soit la « compromission » avec la société bourgeoise, soit les affres de la déchéance, la splendeur aristocratique continue d’attirer à elle les nouvelles fortunes, et même les républiques ! Ainsi en 1919 à la proclamation de la république fédérale d’Autriche on fit du palais impérial de la Hofburg la résidence du président. Au-delà du signe extérieur de puissance et de richesse, le modèle aristocratique est une source féconde de récits aux dimensions mythologiques. Imaginé comme un monde englouti, l’aristocratie impose pourtant sa permanence face à la fugacité d’un monde toujours plus rapide. Les nouveaux pouvoirs contemporains des influenceurs et de la mise en image de soi n’ont qu’un temps alors que l’éclat aristocratique demeure. Avec la distance du temps, les contours du modèle ont pu s’estomper, lui garantissant en réalité une éternelle cure de jouvence. Ainsi, la nostalgie présente d’un raffinement et d’une opulence rêvés plus qu’ils ne furent réels rend inaltérable ce modèle aristocratique. Lorsque Talleyrand écrit à Guizot « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1780 n’a pas connu le plaisir de vivre », il souligne encore le paradoxe : une partie de la fascination vient de ce que le fantasme de la noblesse réussit à rendre permanent et absolu ce qui par définition n’est qu’éphémère, le plaisir et la jouissance de l’instant.
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Puissant ressort, le fantasme d’un passé idéal, plus beau et plus délicat que l’avenir ne le sera jamais, se nourrit de toutes les frustrations qu’impose la présence immédiate au monde. Dès lors, être un aristocrate, c’est élever son pouvoir à une dimension intemporelle et en décupler l’importance. Les nouveaux pouvoirs l’ont compris en empruntant au modèle aristocratique sa capacité à imposer des récits, avec l’émergence des stratégies de story-telling. Mais contrairement aux songes glorieux d’Ancien Régime, ces récits se concurrencent les uns les autres et ne surplombent pas l’imaginaire. À la fin du Chevalier à la rose, la Maréchale abandonne la scène aux amours de Sophie et d’Octavian, comme un ultime passage de relais de l’aristocratie vers la grande bourgeoisie, elle cède ses sentiments à la jeune femme. La Maréchale aura vécu ses amours, senti le passage du temps et des plaisirs, mais dans sa noble dignité elle s’élève au-dessus des contingences du monde et échappe au temps en devenant symbole de générosité amoureuse.
Parole in libertà (1932) de Filippo Tommaso Marinetti, le père du futurisme. © Wikimedia Commons
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Au Grand Théâtre de Genève La Chevalier à la rose Du 13 au 26 décembre 2023 www.gtg.ch/le-chevalier-a-la-rose
Le futurisme de Marinetti, contemporain de Richard Strauss et de la composition du Chevalier à la rose, est l’un des coups de boutoir qui proclament l’avènement d’une nouvelle esthétique, adaptée aux temps nouveaux. © Wikimedia Commons
À la fin du Chevalier à la rose, la Maréchale abandonne la scène aux amours de Sophie et d’Octavian, comme un ultime passage de relais de l’aristocratie vers la grande bourgeoisie.
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Un nouveau regard sur « l’ailleurs » Par Hervé Lacombe
L’opéra a toujours été fasciné par l’exotisme. Avec une posture de supériorité occidentale qui n’était toutefois pas toujours dénuée de subtilité. Aujourd’hui, à l’époque du postcolonialisme et de la mondialisation, les enjeux esthétique, politique et éthique de l’opéra peuvent prendre de nouvelles formes. Hervé Lacombe est professeur de musicologie à l’université Rennes 2, membre senior de l’IUF et de l’Academia Europaea. Spécialiste de la musique en France aux XIXe et XXe siècles, il a dirigé ou codirigé onze ouvrages collectifs. Il a publié chez Fayard un essai sur la mondialisation, Géographie de l’opéra au XXe siècle, une biographie de Bizet et une de Poulenc, ainsi qu’une Histoire de l’opéra français en trois volumes réunissant une équipe de 200 collaborateurs.
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eposant sur l’évocation de mondes inconnus, souvent désignés par le terme « Orient », l’exotisme oscille entre réalisme et rêverie. Tandis que le folklorisme a été un mouvement d’enracinement local, l’exotisme a été un mouvement d’évasion ou de projection vers un ailleurs. L’opéra s’est nourri de cette tendance importante de l’histoire des arts et en est devenu un vecteur important, parce qu’il réunit une grande diversité de moyens expressifs et parce qu’il ouvre, par nature, sur des mondes extra-ordinaires – on y chante au lieu d’y parler. Le beau chant aux vocalises ensorcelantes, tel qu’on le trouve dans Les Pêcheurs de perles de Bizet ou Lakmé de Léo Delibes, est devenu prière ou légende. La femme exotique n’a toutefois pas revêtu les seuls atours de cet être chargé de faire entendre une expression quasi surnaturelle ; elle a aussi, comme en témoigne Carmen ou Dalida, permit de camper des personnages forts et inquiétants pour la figure masculine autant que pour l’ordre social.
Ester Osborne en Cio-Cio San dans Madama Butterfly de Puccini (ici à l’Opéra de Stockholm) : l’opéra porte un regard critique sur l’attitude des Occidentaux (ici Américains) vis-à-vis des Japonais. © Wikimedia Commons
Illustration pour l’opéra d’Henri Rabaud Mârouf, savetier du Caire (1914), un des nombreux opéras qui, au début du XXe siècle, chercheront en Orient un exotisme propre à régénérer le discours musical de l’époque par d’autres voies que la rupture avec la tonalité de l’École de Vienne. © Swedish Performing Arts Agency
Si l’exotisme s’est tout d’abord manifesté dans l’intrigue, les décors et les costumes, plus que dans la partition d’un opéra (où il se limitait souvent aux simples « turqueries »), il a peu à peu gagné l’écriture musicale, par l’usage de modes, de rythme et de chants caractéristiques ou jugés tels. Au cours du XIXe siècle et au début du XXe, certains artistes ont tenté d’apporter plus de nuances et plus de vérité à leurs descriptions. Les voyageurs, artistes, savants, écrivains, rapportaient des témoignages, qui nourrissaient l’imaginaire collectif et offraient aux créateurs des matériaux pour bâtir leurs œuvres évoquant des terres lointaines, auxquelles on agrégea l’Andalousie, anciennement occupée par les Maures et marquée du sceau de l’étrangeté et de l’altérité. Le goût des Français pour l’Espagne, qui traversa tout le XIXe siècle et continua encore au temps de Ravel, tint pour beaucoup dans ce paradoxe de la proximité géographique et de l’éloignement culturel.
Marthe Davelli dans Mârouf, savetier du Caire. © Wikimedia Commons
Les formules exotiques du langage musical européen pouvaient avoir peu de lien avec la réalité sonore des cultures évoquées dans les livrets d’opéras. Importait surtout un effet de dépaysement. Félicien David, compositeur français né en 1810, fut un des premiers à rechercher une expression exotique plus originale. Il s’embarqua pour Constantinople, âgé de vingt-trois ans seulement, et accomplit un voyage qui le conduisit jusqu’en Égypte. Fasciné par les coutumes, les paysages et certaines sonorités, il rapporta des impressions et des idées musicales nouvelles pour traduire ou évoquer, dans le langage occidental, des éléments propres à la musique dite orientale. Parmi ses pièces exotiques, dont nombre de compositeurs comme Bizet allaient s’inspirer, Le Désert, créé en 1844, marqua un tournant important dans la manière de concevoir un tableau sonore autant que poétique des terres, des couleurs, des ambiances et des sons de l’Orient. Point de condescendance ici, ou d’opposition tranchée entre barbares et civilisés, mais un regard émerveillé devant les beautés d’un autre monde évoqué à la fois par un récitant, des chanteurs et un orchestre descriptif. Malgré l’apport de David, l’écart entre la réalité orientale et sa représentation par les codes expressifs occidentaux demeurait important. Ainsi, découvrant à Paris, en 1872, une troupe d’acrobates arabes, le compositeur et critique Victorin Joncières écrivait dans une de ses chroniques : « Nous voulons signaler aux amateurs de musique excentrique et colorée la singulière psalmodie qu’ils chantent avant de commencer leurs cabrioles, sorte de prière adressée sans doute à Allah, pour qu’il les préserve de tout accident. […]
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En entendant cette singulière mélopée, on voit combien sont fausses les idées des Européens sur la musique arabe, et à quel point se sont trompés les compositeurs qui ont cru faire de la couleur locale orientale. » L’exotisme sonore fut une quête constante de plus d’authenticité et l’occasion de recherches musicales pour créer de nouveaux coloris, ainsi qu’on peut l’entendre dans Mârouf, savetier du Caire de Henri Rabaud (1914), ou dans Padmâvatî d’Albert Roussel (1923). L’exotisme ne fut cependant pas seulement une question d’évasion et de recherche sur le langage musical. Si on l’a longtemps abordé comme un simple courant esthétique, aujourd’hui on le considère tout autant, sinon plus, du point de vue de son arrière-plan historique et idéologique. Il est en effet fortement lié à un intérêt politique, économique ou scientifique pour l’étranger, intérêt qui a pris diverses formes au cours des siècles. L’exotisme est un regard européen porté sur un Autre et sur un Ailleurs plus ou moins définis. Ce regard n’est pas une simple observation ; c’est aussi une construction intellectuelle, une élaboration artistique et une projection fantasmatique. C’est enfin la manifestation d’une position de pouvoir. Depuis l’aventure des « Grandes Découvertes », les Européens n’ont cessé d’explorer, d’étudier et de conquérir des territoires et des peuples. Dans son ouvrage intitulé L’Orientalisme, Edward Saïd s’est attaché à montrer comment l’Orient a été créé par l’Occident. Le discours européen a été tout à la fois idée, représentation, prise de possession. L’orientalisme dans sa triple dimension universitaire, imaginaire et institutionnelle serait une forme de domination et d’autorité. Si cette vision a pu être contestée dans son caractère radical, retenons que l’idée d’Occident définit un dedans et un dehors, tout autant qu’une polarisation et qu’une hiérarchie de l’espace, des peuples et des cultures. Une certaine vision occidentale a organisé ainsi le monde selon une dualité nous/les autres dont il est encore difficile de sortir et qui ne cesse d’intervenir dans nos lectures du monde contemporain. Ce qui n’est pas contenu dans ce nous se trouve unifié non par sa qualité intrinsèque, qui conduirait à la reconnaissance d’une multitude d’Autres, mais justement par sa propriété négative de ne pas être partie intégrante de ce nous.
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Illustration des costumes pour Lakmé, l’opéra de Delibes créé en 1883, qui porte un regard éminemment colonial sur l’Inde alors sous domination britannique. © Wikimedia Commons
De nombreux opéras ont joué sur l’opposition entre Occidentaux et Orientaux, souvent en confrontant les valeurs européennes aux codes, usages et comportements de cultures différentes. Les Orientaux représentaient une forme de danger, des mœurs immorales, une sensualité troublante. L’altérité fut tour à tour inquiétante, fascinante ou, dans le cadre de genres comiques, ridicule. Le fameux « comment peut-on être Persan ? » de Montesquieu dit bien l’arrogance de ceux qui s’étonnent que l’on ne soit pas comme eux et font de tout être différent une curiosité. L’Enlèvement au sérail de Mozart (1782) semble suivre cette voie avec notamment le personnage d’Osmin, à la fois cruel et ridicule. Mais le dénouement de l’intrigue dévoile une tout autre perspective : le pacha Sélim finit par pardonner et décide de rendre la liberté aux captifs européens qui pourtant ont tenté de le manipuler et de s’enfuir. C’est que le cadre intellectuel de cet ouvrage relève de l’esprit des Lumières. Le vaudeville final célèbre la grandeur du pacha et la fraternité universelle.
Madama Butterfly, ici dans la production du festival de Bregenz (2023), repose sur le conflit entre tradition locale japonaise et modernité occidentale. © Apa/Dietmar Stiplovsek
Un autre cadre se met en place au XIXe siècle. Les conquêtes territoriales, le colonialisme et l’esclavage (par décret du 30 floréal an X, Bonaparte le légalise à nouveau dans les colonies où il existe) donnent un socle idéologique à de nombreux sujets. L’exotisme à l’opéra relève peu du fantasme de l’être primitif tenant du « bon sauvage ». Si l’Occidental souhaite se soustraire à son monde de conventions qui le paralyse et le censure, il ne peut abandonner le sentiment rassurant de stabilité et de supériorité que lui procure ce même monde. Les lectures trop univoques des livrets empêchent de voir l’ambivalence des auteurs. Lakmé, qui se passe aux Indes sous domination britannique, est une œuvre éminemment coloniale ; mais elle n’expose pas seulement la domination des Anglais et les superstitions des Hindous. Elle comporte des critiques de la stupidité des officiers colonisateurs et des femmes qui les accompagnent au sein d’une société étrangère. L’Inde que l’on y découvre est elle-même ambivalente, marquée par la douceur des femmes et par la brutalité des hommes.
Et que dire de Madama Butterfly de Puccini (1904), qui repose sur le conflit entre tradition locale et modernité occidentale ! ? Pinkerton, lieutenant de marine américain, épouse à la mode japonaise une geisha, Cio-Cio-San, qui ne voit pas qu’il ne s’agit pour lui que d’un jeu. Après trois ans d’absence, Pinkerton est de retour. Cio-Cio-San, tout d’abord joyeuse, découvre qu’il a désormais une épouse américaine et qu’il veut lui prendre l’enfant qu’elle a eu de lui. L’opéra, art des passions exacerbées, est dans le même temps un remarquable lecteur d’une autre idéologie : le patriarcat. Le recours aux espaces exotiques permet de mettre en scène plus directement que dans une action située en Europe des situations et des personnages renvoyant à l’ordre genré, à la femme comme objet des hommes. Leïla, dans Les Pêcheurs de perles, est l’archétype de la femme désirée, belle, mystérieuse, inaccessible, déclenchant les passions. Objet de vénération, voix magique, visage voilé, corps interdit, elle est constamment encadrée par les hommes qui seuls agissent et lui accordent, ou lui retirent, une place dans la société des pêcheurs, selon qu’elle respecte ou pas le rôle qui lui a été assigné. Aujourd’hui, à l’époque du postcolonialisme et de la mondialisation, les enjeux esthétique, politique et éthique de l’opéra peuvent prendre de nouvelles formes. Le Collier des ruses du compositeur marocain Ahmed Essyad, créé en 1977 au Festival d’Avignon, présente le cas fascinant d’un retournement de l’ancienne notion d’exotisme. Conçu en langue arabe, à partir d’un texte du Xe siècle, l’ouvrage d’Essyad lie l’écriture savante occidentale (assimilée via la seconde École de Vienne) et la tradition orale araboberbère. Il n’y a plus de culture dominante et de culture dominée. Essyad pense la confrontation et la rencontre des deux cultures comme lecture de l’une par l’autre : « À mesure que je pénétrais dans ce monde [de la musique occidentale] qui était autre […], le mien se révélait petit à petit. Comme dans un miroir, l’autre m’aidait à comprendre mon inconscient. La musique occidentale me renvoyait à son contraire, ou plutôt à son complémentaire. » Essyad remplace le principe de l’imitation d’une culture par une autre, par celui de transfert et d’enrichissement d’une culture dans une autre.
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Au Grand Théâtre de Genève Justice Du 22 au 28 janvier 2024 www.gtg.ch/justice
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Congo Lubumbashi
Face à la force, la résilience congolaise Par Jean-Jacques Roth
Il est très rare que l’Afrique et les Africains aient droit de cité sur une scène d’opéra. Ce sera le cas avec Justice, l’opéra d’Hèctor Para qui sera créé en janvier au Grand Théâtre sur un scénario du metteur en scène Milo Rau. Auteur du livret, l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila y voit une multitude d’enjeux. 30
« J’ai quitté le Congo après avoir terminé mes études. Écrire à Lubumbashi était une chose presque impossible. C’est une ville où tout tourne autour de la mine. » © Jürgen Fuchs
Né en République démocratique du Congo en 1981, titulaire d’une licence en lettres et sciences humaines à l’Université de Lubumbashi, Fiston Mwanza Mujila écrit des recueils de poèmes, des nouvelles et des pièces de théâtre. En plus du français, il maîtrise parfaitement l’anglais et l’allemand, langue dans laquelle il écrit une partie importante de son œuvre théâtrale. Il a reçu de nombreux prix, dont la médaille d’or de littérature aux VIes Jeux de la Francophonie à Beyrouth en 2009, l’Internationaler Literaturpreis - Haus der Kulturen der Welt et le Prix de littérature de la ville autrichienne de Graz en 2014, ville dans laquelle il réside.
« Je considère Justice comme un travail mémoriel. Un exercice contre l’oubli en même temps qu’une manifestation de la vérité. » Fiston Mwanza Mujila
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ne écriture sauvage, rugueuse, teintée d’une intense poésie. Lisez son roman Tram 83 pour découvrir la flamme littéraire de Fiston Mwanza Mujila. Le quadragénaire né à Lubumbashi, en République démocratique du Congo, vit désormais en Autriche. Il écrit des poèmes, des romans, une œuvre théâtrale (celle-ci principalement en allemand, l’une des six langues qu’il maîtrise parfaitement). Il collabore à des performances avec des musiciens de free jazz, anime un groupe d’écriture avec deux écrivains congolais comme lui expatriés, multiplie les lectures, les publications d’anthologies d’écrivains africains : c’est un passeur infatigable entre deux continents, deux cultures, deux univers dont il possède les codes. Il raconte ici la genèse de son travail sur l’opéra Justice, composé par Hèctor Parra, dont la création sera assurée au Grand Théâtre par le metteur en scène suisse Milo Rau (lire son interview en pages 36 à 39). Justice relate les conséquences d’un accident survenu il y a quelques années au Katanga. Un camion-citerne transportant de l’acide percute un bus sur la route reliant Lubumbashi à Kolwezi. L’accident fait une vingtaine de morts. L’acide renversé coule dans la rivière. L’opéra veut à la fois décrire l’absence de justice pour les victimes de l’événement, qui implique une multinationale suisse, et ce qu’aurait pu être un processus réparateur digne de ce nom, rétablissant l’équilibre des pouvoirs entre les parties prenantes au désastre. Fiston Mwanza Mujila dit ici en quoi l’irruption si rare de voix africaines dans le genre lyrique marque un tournant symbolique dans la reconnaissance de l’histoire, de la culture et du pouvoir de la société civile congolaise.
L’écriture de Justice
Milo Rau m’a contacté lorsqu’il a décidé de faire un opéra d’un scénario d’abord écrit pour un film. Il m’a choisi pour deux raisons. Je suis originaire de Lubumbashi, dans le Katanga, région où se déroule Justice. Et je suis écrivain, j’écris notamment pour le théâtre. Mes ancêtres ont émigré dans le Katanga à l’époque coloniale pour travailler dans les mines. Mon travail romanesque et poétique est porté par l’histoire de l’exploitation minière, que j’ai étudiée de près. Ma sensibilité d’Africain, de Katangais, de Congolais, s’y ajoute. J’ai puisé dans les traditions orales africaines pour l’écriture du livret. Le travail de la mine est artisanal : les mineurs creusent toujours plus loin à la recherche de la pépite. C’est une archéologie de la profondeur. J’y vois une analogie avec le travail d’écriture : chercher en soi, au plus profond, pour trouver le mot juste. J’écris souvent pour des performances de free jazz, qui autorisent des formes de démesure, d’exagération. L’opéra exige une autre précision. Chaque mot doit avoir sa place. C’est comme une construction, chaque pierre doit trouver sa justification. Mais il s’agit en même temps d’être dans la poésie, et d’écrire pour être chanté. De trouver le bon équilibre entre la compréhension et la musicalité du texte. Voilà la grande difficulté.
La République démocratique du Congo est depuis 20 ans le siège d’une guerre qui a déjà coûté la vie de 6 millions de personnes. Dans son film Le Tribunal sur le Congo, Milo Rau tentait d’explorer les causes cachées de cette guerre, en particulier les intérêts économiques qui s’y jouent. © SP
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Un travail mémoriel
Mon itinéraire
J’ai quitté le Congo après avoir terminé mes études. Écrire à Lubumbashi était une chose presque impossible. C’est une ville où tout tourne autour de la mine. La culture est quelque chose d’illusoire, c’est un monde du dimanche. On ne peut pas prétendre y être artiste. Lubumbashi a été créée à l’époque coloniale quand on y a découvert des gisements miniers. On y a amené des gens de partout, et on y a créé la culture du travail salarial. En sorte que l’écrivain, le poète, le musicien n’est pas considéré comme un travailleur. Le travail, c’est le salariat. Mon grand-père a travaillé comme homme à tout faire chez des Européens avant d’ouvrir un bar à son compte, puis mon père a suivi. J’ai donc été socialisé pour faire du commerce. Mais à la fin de mes études, je me suis rendu à Kinshasa pour des ateliers d’écriture et quand la première occasion s’est présentée, je suis parti en Allemagne comme boursier, puis à Graz. Je vis toujours dans cette ville, mais je travaille aussi beaucoup en France, en Allemagne et en Belgique. Et je retourne régulièrement dans mon pays, où je suis beaucoup lu.
Je considère Justice comme un travail mémoriel. Un exercice contre l’oubli en même temps qu’une manifestation de la vérité. L’accident qui l’inspire est oublié même au Katanga. Au Congo, il y a une accélération de l’histoire : tant d’événements s’y déroulent en même temps, tous liés à la violence. On assiste à une forme de concurrence entre événements violents. Il y a une guerre permanente à l’est du pays. Dans ces conditions, 40 personnes broyées par un accident, ça s’oublie vite. Justice permet donc de donner une voix à toutes ces personnes dont les vies ont été broyées, il y a 4 ou 5 ans. Il faut dire que le Congo est caractérisé par une culture de l’amnésie. Cette culture est institutionnalisée. Chaque pouvoir travaille à la négation du précédent. Ça commence avec la colonisation qui est la négation des savoirs, de la spiritualité et de l’homme africains. Et tous les pouvoirs qui se sont succédé depuis la décolonisation ont sapé la mémoire de leurs prédécesseurs. Ils prétendent chaque fois créer un monde nouveau sur les ruines du passé. Ainsi, le pays n’a jamais fait le deuil de la colonisation, ni de l’époque dictatoriale de Mobutu, ni des régimes Kabila, tous meurtriers. Il n’y a pas eu de processus de réconciliation ni de justice équitable, comme en Afrique du Sud. D’anciens seigneurs de guerre se retrouvent au pouvoir. Les bourreaux ont des postes de responsabilité. Comme écrivains, artistes, musiciens, notre parole est de créer un Congo à notre image, à l’aune de notre imaginaire et de notre sensibilité. D’effectuer un travail mémoriel au service de la vérité et de la dignité humaine. Et comme l’ont fait les musiciens sud-africains au temps de l’apartheid, de montrer un autre visage que celui de la violence et de la misère.
Le pouvoir de la création contre le pouvoir de la force
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Un mineur parmi les 4000 hommes qui travaillent sur site d’extraction du cuivre de Rushi, à proximité de Lubumbashi, où se déroule le fait divers qui a inspiré l’opéra Justice. © Per-Anders Pettersson, 2005
C’est sans doute une des premières fois que des voix africaines ont droit de cité à l’opéra. J’y vois un tournant symbolique car jusqu’à présent, l’histoire de l’Afrique a pour l’essentiel été écrite de l’extérieur. La référence pour le Congo est presque toujours le roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Je vois Justice comme un pont jeté entre les deux continents. En tant que Congolais, il est difficile d’être pris au sérieux. Or, il est important que notre sensibilité s’exprime. Le Congo est en guerre depuis 25 ans, ses richesses sont pillées, la violence politique et armée rendent le pays invivable. En même temps, face à ces pouvoirs de la force, il y a la résilience congolaise, la rumba, toutes les manifestations
Président de la République démocratique du Congo, Joseph Désiré Mobutu (ici en 1966, un an après son coup d’État, avant qu’il zaïrise son nom en Mobutu Sese Seko) a imprimé un pouvoir despotique et corrompu, qu’ont imité tous les dirigeants congolais à sa suite. © AP Photo
de beauté que les gens déploient pour canaliser leur souffrance et dompter la laideur. C’est une scène culturelle extraordinaire, car les artistes créent à partir du néant. Il y a beaucoup de dynamisme, de connexions qui se font dans tous les sens. La société civile n’est donc pas sans pouvoir. C’est cela aussi dont Justice, avec la musique d’Hèctor Parra, se veut porteur.
Décolonisation
Le mouvement actuel de décolonisation d’un certain nombre d’institutions européennes, comme les musées, est positif. Il était temps de repenser la mémoire coloniale en Occident. Mais le travail de deuil doit se faire des deux côtés. Or, la plupart de ces mouvements de décolonisation ne se font pas en lien avec les artistes africains basés sur le continent. Je consulte beaucoup les gens de mon pays lorsque j’y séjourne. Ils sont partisans de telles synergies mais ils posent un autre regard sur la réalité de leur continent, qui est encore sous un joug néo-colonial, qui voit ses ressources bradées au profit de puissances extérieures. Comment décoloniser le regard sans tenir compte d’une telle situation ?
La langue pour reconstruire
Comme écrivain, je me considère comme membre du Groupe 47, ce collectif d‘écrivains allemands constitué après la guerre pour repenser la langue allemande. Le Congo actuel est comme l’Autriche et l’Allemagne après la
Des soldats congolais devant l’ambassade soviétique à Leopoldville, à l’époque où Mobutu était chef d’état-major des armées. © AP Photo/ Willems
Seconde Guerre mondiale. Un pays en ruines. Alors se pose la question : quelle langue pour le reconstruire ? A-t-on le droit de parler de la beauté du monde, ou doit-on contribuer à la reconstruction du pays ? Je me considère comme un écrivain d’après-guerre. Par ailleurs, il y a de la part des éditeurs européens une certaine attente de ce que devrait être un écrivain africain. Encore faut-il nuancer : la situation est différente entre les anciennes puissances coloniales francophones, la France et la Belgique, et un pays sans passé colonial classique, comme l’Autriche. Cela dit, comme écrivain africain, je ne me vois pas comme victime, mais comme créateur. Et la création, c’est déjouer les pièges. Quand j’écris mes romans ou cet opéra, je ne me considère pas comme un acteur passif. Je ne me considère pas davantage comme un individu « racisé ». Mais il est vrai qu’être noir en France et en Autriche, ce n’est pas la même chose. Il est important de respecter cette diversité des sensibilités et des subjectivités.
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© Gian Ehrenzeller / Keystone
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Nà à Berne en 1977, Milo Rau a été directeur artistique du NTGent de 2018 à cet été, où il a pris les rênes des Wiener Festwochen. Il a produit plus de 50 pièces de théâtre, films, livres et actions, s’attachant souvent à mettre en relief les contradictions sociales et politiques dans des pays en conflit, qu’il s’agisse du Rwanda, de l’Irak, du Brésil ou de la République démocratique du Congo. Ses pièces ont tourné dans plus de 30 pays. Il a été honoré par de nombreux prix, dont le Prix Peter Weiss en 2017.
Alexandre Demidoff se forme à la mise en scène à l’Institut national des arts et techniques du spectacle à Bruxelles. Il enchaîne ensuite avec un master en littérature française à l’Université de Genève et à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie. Il collabore au Nouveau Quotidien dès 1994 et rejoint le Journal de Genève comme critique dramatique en 1997. Depuis 1998, il est journaliste à la rubrique Culture du Temps qu’il a dirigée entre 2008 et 2015. Il passe une partie de sa vie dans les salles obscures.
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MILO RAU
« Faire acte de justice » Par Alexandre Demidoff
Un opéra peut-il réparer une iniquité et lutter contre l’oubli ? Telle est l’ambition de Milo Rau. Après La Clémence de Titus de Mozart, en 2021, le cinéaste et metteur en scène suisse est de retour au Grand Théâtre avec la création de Justice, d’Hèctor Parra, d’après un fait divers tragique qui a entraîné la mort d’une vingtaine de personnes au Congo et impliqué une multinationale suisse.
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ilo Rau est en train de tomber amoureux et sa voix en frémit d’aise. Une belle inconnue ? Non, l’opéra, cet art qui donne de la grandeur à nos émois minuscules, qui métamorphose le dérisoire de nos existences en aria pour la vie. Le metteur en scène et cinéaste suisse vous confie cet amour naissant au téléphone. Il respire la santé alors que sa vie est un torrent : les projets s’enchaînent, les désirs s’exaucent, son ciel se constelle sans cesse de fulgurances nouvelles. Un surhomme ? Un ours débonnaire, plutôt. L’entourage est capital. Ses deux filles et sa compagne d’abord, avec lesquelles il s’est échappé, cet automne, dans les Alpes grisonnes, ces montagnes qui sont le miroir de son enfance. Ses complices artistiques ensuite, interlocuteurs fidèles où qu’il aille, à Gand où il a dirigé le prestigieux NTGent jusqu’il y a peu, aux Wiener Festwochen dont il a pris les rênes l’été passé. Justice, sa nouvelle création au Grand Théâtre, est le fruit de cet esprit de bande, alliage de bienveillance, de désordre organisé et de foi en soi. Il en a écrit le scénario, tout en échangeant intuitions et doutes avec l’auteur congolais Fiston Mwanza Mujila – qui signe le livret – et le compositeur Hèctor Parra. « L’opéra est un nouvel amour, s’enflamme le boulimique au téléphone. Je suis sensible à son pouvoir d’amplification.» Il y a deux ans et demi, place de Neuve déjà, il montait La Clémence de Titus, l’ultime œuvre de Mozart.
L’histoire de Titus accordant son pardon à son ami Sextus, coupable d’avoir voulu l’assassiner, pouvait paraître très étrangère à Milo Rau. Qu’allait faire ce créateur, qui sillonne les champs du malheur de la planète comme un grand reporter, avec ce méli-mélo de passions, celle de Vitellia désespérée de voir son Titus épouser Bérénice ? Il se l’appropriait pourtant, focalisant sa lecture sur l’exercice du pouvoir et sa violence ouatée, projetant Titus et sa cour sur le rivage de nos lâchetés. Autour des protagonistes, des figures filmées de près témoignaient de l’errance d’une partie de l’humanité. Avec Justice, Milo Rau retourne au Congo, ce pays où il a tellement bourlingué. En 2015, il y montait un tribunal symbolique chargé de statuer sur les crimes innombrables commis pendant un guerre civile qui a fait des millions de victimes. À Bukavu, témoins, victimes, bourreaux et responsables se succédaient ainsi à la barre, devant des juges, dont deux du Tribunal pénal international de La Haye. Cette tentative de réparation à ciel ouvert a donné lieu à un film, Le Tribunal sur le Congo.
C’est un autre drame qui lui a inspiré Justice. En février 2019, un camion transportant de l’acide sulfurique destiné à la mine de Mutanda – propriété de Mutanda Mining lié au groupe suisse Glencore – sort de la route et percute un minibus et des maisons. L’accident fait 21 morts et des blessés graves brûlés par les produits toxiques. Quatre ans après les faits, Milo Rau a voulu qu’ils résonnent encore, afin de mettre à nu les liens pervers qu’entretiennent parfois les multinationales avec les pouvoirs en place.
Milo Rau a effectué sa première mise en scène d’opéra au Grand Théâtre en 2021 avec La Clémence de Titus de Mozart. © Carole Parodi pour le Grand Théâtre Genève
Quelle a été la genèse de Justice ? Milo Rau : Aviel Cahn, le directeur du Grand Théâtre, m’a invité il y a quelque temps à écrire un livret sur une ONG. J’ai pensé à la CroixRouge, mais je ne voyais pas quel fil tirer. J’ai eu des discussions avec le chef d’orchestre Titus Engel, le compositeur Hèctor Parra et j’ai fini par conclure que l’histoire qui m’intéressait était celle de ce terrible accident.
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Pour Antigone en Amazonie, Milo Rau et son équipe se sont rendus dans l’État brésilien de Pará, où les forêts brûlent à cause de l’extension des monocultures de soja. La pièce, qui sera présentée au Théâtre de Vidy en juin 2024, est une allégorie sur les violentes dévastations et les déplacements causés par un État qui place la propriété privée au-dessus du droit traditionnel à la terre. © DR
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Dans Hate Radio, Milo Rau met en scène, dans une cage vitrée, le studio de la Radio des Mille Collines en 1993 à Kigali, au Rwanda. Les comédiens reproduisent au mot près ce qui a été diffusé l’antenne par ces « criminels de la parole », encourageant le génocide avec une violence et une excitation d’une insoutenable légèreté. © Daniel Seiffert
Pourquoi ? Beaucoup de choses me touchent dans cet événement. Des enfants ont été victimes de cette sortie de route fatale. Et la justice n’a pas été rendue. Le chauffeur fait figure de seul responsable, alors qu’il travaillait pour une société dont les représentants étaient significativement injoignables. C’est le lampiste qui paie, comme toujours, dans un contexte où le personnel judiciaire est en grande partie corrompu. En plaçant cette affaire sous les projecteurs de l’opéra, j’ai voulu lui donner une dimension universelle. L’Afrique est par ailleurs peu représentée sur les scènes lyriques… Justice est une façon de remédier – un peu – à cette absence. Une affaire congolaise, qui implique des intérêts suisses et européens, se retrouve au cœur d’une grande institution occidentale. C’est un acte qui compte, non ? D’où vient votre intérêt pour le Congo ? Chacun dans sa vie a une région de prédilection. Pour moi, c’est l’Afrique centrale, en particulier le Rwanda et le Congo. Le pays est magnifique, la population souvent chaleureuse, mais l’État est tragiquement absent. Les citoyens sont exposés à une violence interne et externe, celle notamment des grandes entreprises. La justice y est défaillante, quasi inexistante. Cette situation m’affecte, peut-être aussi parce que le Congo est devenu une deuxième patrie pour moi. Quand je n’y suis pas, j’ai le mal du pays. L’écrivain Fiston Mwanza Mujila a écrit le livret, vous-même le scénario. Comment avez-vous collaboré ? J’ai écrit le synopsis, mais je ne suis pas poète. Je voulais qu’on entende la langue que les gens parlent au Congo. Il n’y avait que Fiston qui pouvait mettre des mots justes et forts sur leur drame. Nous avons cherché l’équilibre entre parole lyrique et authentique. À un moment, il s’est agi de faire parler un enfant mort. Le pire serait de céder à l’emphase, au pathos. Fiston a tout de suite compris qu’il fallait être concret et simple pour toucher juste. Le chœur a une place importante. Il est composé de choristes d’ici, or il est censé représenter une communauté congolaise. On va vous accuser d’appropriation culturelle… Les choristes ne prétendent nullement être congolais. Ce sont des chanteurs de Genève, habillés comme on s’habille ici, qui portent une parole qui n’est pas la leur.
Avec votre film Le Nouvel Évangile (2021) tourné à Matera, au sud de l’Italie, là où Pasolini réalisait en 1964 L’Evangile selon saint Matthieu, vous n’avez pas seulement signé une œuvre bouleversante sur la passion du Christ, vous avez changé la vie de dizaines de migrants africains. Est-ce qu’une pièce, un film, doit pour vous modifier la réalité ? Le Nouvel Évangile a changé la vie de ceux qui y ont participé. Une coopérative, dont l’un des objectifs est de cultiver des tomates et de les soustraire au racket qui sévit dans la région, en a résulté. Justice n’a pas la même ambition à cet égard. Mais conférer une beauté, celle de l’art, à un fait divers qui risquerait d’être oublié a une force symbolique. Cette histoire entre dans la vie de celles et ceux qui vont découvrir cet opéra. Alors certes, cela paraît dérisoire en regard de ce que vit au quotidien le Congo. Mais l’art est une forme de justice. En Grèce, la tragédie antique et la notion d’une justice indépendante, humaine, sont nées en même temps. Quel est le pouvoir de l’opéra ? Il transforme l’accidentel en sujet universel. La musique possède ce pouvoir. Espérez-vous mobiliser le public de l’opéra ? Il représente souvent une élite économique et sociale, mais cette élite est aussi éclairée, comme celle qui a aboli l’esclavage à la Révolution française. Il est intéressant de toucher la classe dirigeante, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas ouvrir l’opéra aux personnes qui ont un faible pouvoir d’achat. Sur cette affaire, j’aurais pu écrire un livre publié par une petite maison d’édition. J’aurais touché au maximum 2000 à 3000 personnes. L’opéra lui donne un relief autre, au centre de la cité, là où est son pouvoir. Cette lumière, cette attention contribuent à ce que j’appelle la justice symbolique. Un rêve d’ailleurs, peut-être pas impossible, serait qu’on puisse présenter Justice au Congo.
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ballet
Emmanuel Grandjean est critique d’art et de design. Il a dirigé les rubriques Culture de la Tribune de Genève et du Temps. Correspondant en Suisse pour The Artnewspaper, il est responsable des publications du groupe SPG à Genève.
Marina Abramović,
scènes d’amour et de guerre Par Emmanuel Grandjean
En 2013, l’artiste et performeuse serbe collaborait pour la première fois à un ballet. Créé à l’Opéra de Paris avec les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, son Boléro-miroir revient au Grand Théâtre. Mais ce n’est pas la seule accointance de Marina Abramović avec le spectacle.
On connaît Marina Abramović, figure emblématique d’un art performatif radical et extrême. En 2013, on la découvrait aussi scénographe à l’occasion de la création à l’Opéra de Paris du Boléro de Ravel par les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet. Une décennie plus tard, le trio réactive l’œuvre au Grand Théâtre de Genève dans le cadre du programme Éléments.
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Pour la première fois, celle qui depuis 40 ans expérimente le corps et l’espace dans le champ de l’art contemporain, s’attaque à un monument du répertoire des arts vivants. Le rythme militaire et la cadence industrielle de l’œuvre de Ravel lui inspirent un plateau plongé dans la pénombre et un système de miroirs installés en fond de scène qui dédouble les danseurs. Et provoque un trouble kaléidoscopique, presque hypnotique, à la vue de ces derniers tournant comme des derviches en suspension. Une forme de légèreté peu commune avec la pratique de l’artiste serbe dont les actions revendiquent la manifestation de la violence et de la mise en danger. Ce Boléro révélait aussi un aspect de son œuvre que le choc de ses performances avait peut-être tendance à occulter : Marina Abramović possède un sens profond de la mise en scène. Depuis ses premiers happenings en 1973, on l’a ainsi vue se taillader au rasoir une étoile sur le ventre, se laisser étouffer par le souffle d’Ulay – son partenaire artistique pendant douze ans – ou encore dévorer des oignons crus jusqu’à la nausée pour dénoncer, en 1995, l’extermination de 8000 Bosniaques par l’armée serbe. Contre la guerre en Yougoslavie, elle va aussi passer plusieurs jours à tenter de nettoyer une montagne d’os de vaches sanguinolents. « C’est impossible, expliquait l’artiste depuis la Biennale de Venise de 1997 où elle s’inflige
Qui mieux que Maria Callas a incarné les passions mortelles, à l’opéra comme dans la sphère privée ? C’est le rapport à la mort d’amour de cette héroïne, double d’elle-même, que Marina Abramović a porté à la scène avec son spectacle Les Sept Morts de Maria Callas. © Sven Hoppe / DPA Keystone
cette mortification. Vous ne pouvez pas laver le sang de vos mains comme vous ne pouvez pas laver la honte de la guerre. Cette idée, il est important de la transcender. Elle peut être utilisée pour n’importe quelle guerre, n’importe où dans le monde. C’est ainsi que l’on passe d’une image personnelle à une image universelle. » Balkan Baroque remportera le Lion d’Or du meilleur pavillon. Parfois, il lui suffit de trois fois rien – une table et deux chaises – pour engager son aura saisissante. À l’occasion de sa rétrospective au MoMA de New York en 2010, les visiteurs se pressent huit heures par jour et pendant trois mois pour s’asseoir en face d’elle et plonger leurs yeux dans les siens. The Artist is Present pose la question de la place du spectateur, de celle de l’artiste et du
rapport au temps d’une œuvre sans fin. En 2011, avec l’artiste et scénographe Bob Wilson, elle fait de sa vie un grand spectacle. À la marge entre l’opéra, l’installation et la performance, The Life and Death of Marina Abramović, déroule la biographie de l’artiste qui joue son propre rôle et celui de sa mère aux côtés de l’acteur Willem Dafoe. Dérangeante, provocatrice, branchée et iconique… On proclame l’artiste papesse de la performance. Les grandes figures de la pop culture la courtisent. Elle tourne une vidéo avec Lady Gaga pour récolter les fonds nécessaires au lancement de son Marina Abramović Institute, participe à Picasso Baby, un clip-performance du rappeur Jay-Z. Certains reprocheront à l’ancienne icône de l’underground de s’être un peu égarée dans le bling. C’était en 2013, juste avant le Boléro et sa scénographie spéculaire spectaculaire.
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ballet
Marina Abramović a entamé sa collaboration avec les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui (aujourd’hui directeur du Ballet du Grand Théâtre) et Damien Jalet pour un célèbre Boléro créé à l’Opéra de Paris en 2013. © DR
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L’artiste a retrouvé les chorégraphes du Boléro pour l’opéra Pelléas et Mélisande de Debussy. Créé au Grand Théâtre en 2021 en pleine pandémie, le spectacle n’a jusqu’à présent été visible qu’en streaming. © Magali Dougados pour le Grand Théâtre Genève
Cette première collaboration avec Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet débouchera sur une seconde, en 2019. Cette fois, c’est Pelléas et Mélisande de Claude Debussy que le trio crée à l’Opera Ballet Vlaanderen d’Anvers en ajoutant de la danse à l’opéra original. Marina Abramović transpose le triangle amoureux tragique de cette histoire inspirée de Tristan et Yseult dans une dimension spatiale. « Mélisande qui n’a plus de mémoire et ne sait pas d’où elle vient, pourrait venir d’une autre étoile, d’une autre galaxie », explique l’artiste au moment de la présentation de l’œuvre en 2021 sur la scène du Grand Théâtre, mais sans public en raison de l’épidémie de Covid. Sur le plateau, des cristaux géants évoquent à la fois la caverne, la forêt, la mer et le château de cette romance impossible. Tandis qu’en fond de scène, des projections cosmiques font comme des yeux : ceux de l’amour aveugle et de l’amour trahi.
rdv.
Au Grand Théâtre de Genève Éléments Du 18 au 22 novembre 2023 www.gtg.ch/elements
Opera cook
© Johannes Ifkovits
Mélissa Petit est née à SaintRaphaël le 15 février 1990 et a étudié le chant à Nice. En 2010, à seulement 20 ans, elle était la plus jeune membre admise à l’Opéra Studio de l’Opéra national de Hambourg. De 2015 à 2017, elle a été membre de l’ensemble de l’Opernhaus Zürich. En 2017, elle fait ses débuts dans le rôle de Micaëla dans Carmen au Festival de Bregenz, où elle revient dans le rôle de Gilda dans Rigoletto en 2019. Au Festival de Salzbourg 2021, elle fait ses débuts avec le rôle de Bellezza dans Il trionfo del Tempo e del Disinganno et de Servilia dans La Clémence de Titus. Mélissa Petit est l’une des sopranos les plus prometteuses de la nouvelle génération. À Genève, elle interprétera Sophie dans Le Chevalier à la rose.
Cake aux légumes du soleil
Ingrédients
3 œufs 150 g de farine 1 sachet de levure chimique 100 ml d’huile d’olive 4 cuillères à soupe de vin blanc 2 petites courgettes ½ poivron rouge ½ poivron jaune 100 g de tomates séchées à l’huile 2 gousses d’ail Herbes de Provence
The Opera Cooks (en allemand Die Oper kocht, Opera Rifko Verlag). www.dieoperkocht.com
Mélissa Petit Pour 4 personnes 1
Couper les courgettes en rondelles avec la peau, chauffer 2 cuillères à soupe d’huile d’olive dans une poêle et faire dorer les rondelles des deux côtés. Ajouter les poivrons coupés en fines lamelles et l’ail pressé. Saupoudrer d’une cuillère à soupe d’herbes de Provence et faire dorer le tout de tous les côtés à feu moyen, en remuant régulièrement.
2 Dissoudre la levure chimique dans le vin. Mélanger la farine avec les œufs et le vin dans un bol. Couper les tomates séchées en tranches et les mélanger avec l’huile restante.
Ajouter tous les légumes et bien mélanger le tout. Remplir un moule à pain allant au four. 3 Préchauffer le four à 210 °C (chaleur par le haut et par le bas) et faites cuire le cake aux légumes pendant 45 minutes environ. Démouler sur une planche et laisser refroidir un moment. Un régal à déguster chaud ou froid.
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rétroviseur
Philippe II (Dmitry Ulyanov) et sa cour dans l’une des dernières scènes de Don Carlos de Verdi : la metteuse en scène Lydia Steier a situé l’intrigue dans un lieu de pouvoir intemporel, où les costumes des moines de l’Inquisition contrastent avec les uniformes et les grisailles évoquant l’univers stalinien. © Magali Dougados
Un succès qui ne se dément pas : les journées portes ouvertes permettent à chacun de découvrir ou d’expérimenter les magies de la scène. Jusqu’aux tout petits, auxquels un atelier est réservé. © Alice Riondel
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Maître du lied allemand, le baryton Matthias Goerne a livré l’intégrale du cycle de Schubert Die Schöne Müllerin (La belle meunière) avec la profondeur expressive qui porte sa signature, accompagné par Alexander Schmalcz. © Alice Riondel
Sur des airs de Donizetti adaptés en français, Sybille Wilson a imaginé un spectacle pour enfants, Rosa et Bianca. Deux princesses jumelles que tout oppose, chantées par Sophie Negoïta et Julia DeitFerrand (photo), dans des costumes et une scénographie d’Aurélie Thomas. © Magali Dougados
Triomphe pour l’unique représentation (en version concertante) d’Ariodante, le chef-d’œuvre de Haendel. À la manœuvre, William Christie dirigeant une distribution de haut vol, où brillait notamment Lea Desandre. © Alice Riondel
Verdi terminait la saison dernière avec Nabucco, il a ouvert la nouvelle avec Don Carlos. Version d’origine, en français et en cinq actes, clôturée de gris par Lydia Steier, sous l’œil permanent d’un pouvoir inquisiteur. Et avec une distribution qui aura porté haut les éclats verdiens. Distribution non moins stellaire pour Ariodante de Haendel, sous la baguette d’un maître, William Christie. Splendeur vocale encore avec la traversée schubertienne du cycle Die schöne Müllerin par Matthias Goerne. Quant aux enfants, ils ont pu assister à Rosa et Bianca, deux princesses jumelles chantant Donizetti au sein d’un univers haut en couleurs. 43
mouvement culturel
Le Musée des BeauxArts des Grisons possède depuis 2016 une extension moderne signée Barozzi et Veiga. Y sont accrochées les œuvres de la famille Giacometti, et de Segantini mais aussi de Kirchner.
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Coire,
la petite capitale notoire Photographies : Office du tourisme de Coire
Eileen Hofer est une cinéaste, journaliste et auteure suisse, née à Zurich et établie à Genève en Suisse. Elle vient de signer son deuxième roman graphique Audrey Hepburn illustré par Christopher.
Coire était déjà un lieu de passage à l’époque romaine. Aujourd’hui, la capitale des Grisons sert de point de départ du Bernina Express, la ligne historique inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco et du Glacier Express, le train panoramique qui rejoint Zermatt. Cette porte d’entrée du 18e canton, modèle réduit de la Confédération où l’on parle trois langues et pratique deux religions, mérite une vraie halte. Par Eileen Hofer
Lovée au milieu de montagnes, entourée par le Rhin et le Plessur, la vieille ville pittoresque est marquée géographiquement depuis le 16e siècle par sa situation confessionnelle. Au sommet, le château épiscopal où siège le pouvoir catholique avec en contrebas la ville réformée. Les ruelles pavées et piétonnes regorgent de commerces et restaurants et s’animent avec le marché du samedi. Le soir, l’ambiance devient festive avec les bars de la rue de la soif, à la Welschdörfli. Au programme d’un week-end : du mobilier design taillé en bois d’arole, une assiette de capuns, l’art des Giacometti, un concert, une randonnée dans les vertes prairies et un cocktail Alien. FORUM WÜRTH CHUR
À cinq minutes en bus de la gare s’expose l’une des plus importantes collections privées d’Europe. L’entrepreneur austro-allemand Reinhold Würth a rassemblé 18 000 œuvres tout au long de sa vie. On déambule dans le parc, entre les sculptures de Niki de Saint-Phalle, Jean Tinguely ou La Langue en acier de l’artiste grison Not Vital. À découvrir, du 11 novembre au 14 avril 2024, l’exposition temporaire : « Gerd Dengler, aux Maîtres de l’art de peindre ». Aspermontstrasse 1, forum-wuerth.ch
LE MUSÉE D’ART DES GRISONS
© Wikimedia Commons
De l’extérieur, la villa Planta bordée de séquoias fait écho au style en vogue du palladianisme italien de la fin du 18e siècle. À l’intérieur, une touche orientaliste habite le décor comme la coupole de style byzantin. Depuis 2016, le musée possède une extension moderne signée Barozzi et Veiga. Sur les murs de ce volume monolithique sont accrochées les œuvres de la famille Giacometti, du paysagiste Giovanni Segantini mais aussi d’Ernst Ludwig Kirchner. Bahnhofstrasse 35,
kunstmuseum.gr.ch/de/Seiten/start.aspx
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mouvement culturel
GALERIE DE DESIGN OKRO
Objets et meubles sont à l’honneur de cette galerie qui réunit au travers de son jeune label suisse OKRO des designers, artisans et architectes. Cette adresse stimule et promeut depuis 2015 les créateurs locaux grâce à des expositions contemporaines et innovantes.
Tittwiesenstrasse 21, okro.com/de/1/galerie Street art, une exposition à ciel ouvert à découvrir tout au long de l’année.
MUSÉE RHÉTIQUE
Du sous-sol qui abrite des ruines archéologiques au dernier étage, des objets rhétiques traversent les siècles et racontent l’histoire de cette région traversée par les Romains. Ainsi, apprend-on que jusqu’à la fin du 19e siècle, les écoliers des zones rurales devaient amener chaque jour une bûche pour chauffer leur classe. Hofstrasse 1, raetischesmuseum.gr.ch/de/ Seiten/welcome.aspx
Les ruelles pavées et piétonnes de la vieille ville regorgent de commerces et restaurants et s’animent avec le marché du samedi.
CRAMEREI
« Pas de made-in-irgendwo par n’importe qui. » Cette épicerie à l’ambiance familiale propose des produits d’usage quotidiens naturels et équitables. La fondatrice Romina Crameri et la cuisinière et agricultrice bio Rebecca Clopath, dont la ferme Taratsch se situe à Lohn dans la région de Viamala, défendent le kilomètre zéro en collaborant avec des producteurs des environs. Vazerolgasse 4, cramerei.ch
L’épicerie Cramerei propose des produits d’usage quotidiens naturels et équitables.
MUSEUMSCAFÉ
Le week-end, on y passerait des heures à déchiffrer la presse suisse allemande lors du brunch mais aussi en semaine autour d’une flammekueche revisitée avec noix de pécan, brie et sirop d’érable ou d’une tranche de gâteau maison. L’ancienne entrée historique de la villa Planta a été transformée en café et cède place au hygge. Bahnhofstrasse 35, Werkstatt, une ancienne forge de cuivre devenue café et espace artistique.
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www.museumscafe-chur.ch
BÜHLER’S ZUCKERBÄCKEREI
Voici le coup de cœur d’Andreas Caminada. Le chef étoilé conseille
d’acheter les croissants aux amandes d’Arthur Bühler. Tapis, napperon, lustre, l’ambiance cosy de cette confiserie remonte à 1806. L’artisan a repris avec sa femme cette boutique au rez de l’ancien Hôtel de Ville, il y a 30 ans. On ramène une boîte de Pfirsichsteine (littéralement, des « noyaux de pêches ») des Grisons : du massepain selon une recette originale de 1887 à la forme d’un noyau de pêche qui se moule à la main. On les déguste avec une liqueur régionale, le Röteli. Le kirsch se marie à de la cannelle et clou de girofle. Am Obertor, Untere Gasse 32,
www.altstadtchur.ch/lokale/buehlerszuckerbaeckerei
WERKSTATT
Les universitaires se retrouvent autour d’un verre ou d’une assiette à partager avec des produits issus de l’agriculture biologique. La salle de cette ancienne forge de cuivre possède ce je-ne-saisquoi d’industriel grâce aux fenêtres immenses et au mobilier épuré. Au programme : concerts, lectures de livres ou de poésie. Untere Gasse 9, werkstattchur.ch
L’AMBASSADE SAFIENTAL
Cette adresse associative réunit des producteurs de la vallée de Safien, l’une des régions les plus isolées de Suisse. À mi-chemin entre un petit bistrot et un magasin de produits, on découvre les fleurs de cette région à infuser ou à boire en sirop. Les fromages des pâturages se dégustent avec de la salsiz, de la viande séchée en plein air. Les bières Rössli sont brassées dans le village de Versams. Obere Gasse 42, botschaft-safiental.ch
SUR LES TRACES DE GIGER
Saviez-vous que Coire a vu naître le créateur d’Alien ? Hans Ruedi Giger voit le jour en 1940 au numéro 17 de la rue Storchen où se trouve depuis 2015 une place à son nom. Oscarisé en 1980 pour le film de Ridley Scott et décédé en 2014, ce fils de pharmacien a aussi ouvert le Bar Giger dans le centre Kalchbühl. Un univers presque heavy
La galerie de design Okro promeut depuis 2015 les créateurs locaux grâce à des expositions contemporaines et innovantes.
metal pour y siroter le cocktail « Alien » à base de vodka noire et blanche, maracuja et ginger ale. Commercialstrasse 19,
www.hrgiger.com/barchur.htm
STREET ART
Une exposition à ciel ouvert à découvrir tout au long de l’année. Grâce au City E-Guide de Coire Tourisme, on déambule lors d’une visite guidée individuelle d’un mur coloré à l’autre. Coup de cœur pour l’univers XXL de l’artiste de rue Fabian Florin alias « BANE » et sa Mühleturm. En 2018, il lui a fallu deux mois de travail pour réaliser cette œuvre d’art : un dessin de 40 mètres de hauteur représentant deux mains dévoilant un cristal de roche des Grisons. Si ces œuvres sont visibles aux quatre coins du monde, BANE est avant tout le fondateur et président de l’Association pour la culture urbaine des Grisons. Il réunira le temps d’un week-end, du 21 au 23 juin 2024, une cinquantaine d’artistes pour la nouvelle édition du Street Art Festival de Coire. fabianflorin.ch
VELTLINER WEINSTUBE ZUM STERN
Quelle magnifique découverte ! Repéré par le guide Michelin, ce restaurant avance à deux vitesses. On peut choisir à la carte les spécialités de la région comme les capuns, maluns ou encore les pizzoccheri noirs ou se laisser surprendre par l’inventivité du chef Stefan Wagner pour un menu gourmet entre terre et mer. Des célébrités tel que le général Guisan ou Bertolt Brecht ont séjourné dans ce décor boisé de 330 ans. La bâtisse traditionnelle, une auberge du 17e siècle est devenue l’Hôtel de l’Étoile, un 4 étoiles rénové au cœur de la vieille ville. www.stern-chur.ch
LE THÉÂTRE DE COIRE
Situé à côté de l’annexe moderne du Musée des Beaux-Arts des Grisons, l’édifice accueille sous le même toit les instances politiques de la ville et un théâtre. De septembre à juin, la programmation s’équilibre entre des productions internationales avec des metteurs en scène ou chorégraphes de renom et nationales voire régionales.
Les enfants ne sont pas oubliés avec des spectacles de marionnettes. Theaterplatz, www.theaterchur.ch
CUADRO 22
Ici la subculture a ses aises puisqu’on y mêle des expositions d’œuvres d’art contemporaines à des concerts ou performances en tout genre. Les trois curateurs sont sud-américains. De là, le bar à mezcal, passage obligé avant d’enflammer la piste de danse. En 2020, l’établissement a reçu un prix de reconnaissance culturelle de laVille de Coire. Ringstrasse 22, www.cuadro22.com
LE TÉLÉPHÉRIQUE DE BRAMBRÜESCH
En plein centre-ville, un funiculaire rejoint chaque vingt minutes le haut plateau de Brambrüesch à 1600 mètres d’altitude. De quoi allier la visite culturelle de la ville à une virée automnale en VTT – avec 5 circuits de freeride – ou une randonnée au milieu des prairies alpines. Kasernenstrasse 15, jumelage.net/fr/leisure/ telepherique-brambruesch
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agenda
Le temps qui passe, l’amour qui fuit : comment mieux finir l’année que sur Le Chevalier à la rose, chefd’œuvre cocasse et mélancolique de Richard Strauss ? Tout autre sera Justice, en janvier, création de Hèctor Parra sur une idée de Milo Rau, qui lui apportera son génie de la mise en scène. Mais face aux blessures du monde, il est bon de respirer, le temps d’une fête. C’est le concert du Nouvel-An qui s’en chargera en mode musical, avec la voix de Simon Keenlyside. Par Karin Kotsoglou
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RÉPÉTITION PUBLIQUE DU BALLET Évocation des trois éléments de la cosmologie taoïste, Éléments (du 18 au 22 novembre 2023) réunit trois pièces : le géométrique Noetic et le sensuel Faun posé sur la musique du fameux Prélude de Debussy, tous deux du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, complétés par le tantrique Boléro créé en 2014 pour l’Opéra de Paris, fruit de la collaboration de Cherkaoui et Damien Jalet. Un avant-goût de cette œuvre en trois temps à découvrir lors de cette répétition publique du Ballet du Grand Théâtre. Grand Théâtre, le 11 novembre à 13 h
s’allient pour créer ensemble une bulle de contre-attaque féministe et humaniste. À noter également, la prochaine Late Night (2 février) en collaboration avec le Festival Antigel. Grand Théâtre, le 25 novembre de 20h à 2h
CONCERT DE NOUVEL AN : PLACE À BROADWAY ! Pour célébrer l’an nouveau, après Offenbach la saison dernière, place à Broadway ! Le charismatique baryton Simon Keenlyside et la Geneva Camerata sous la direction de David Greilsammer égrèneront les douze coups de minuit sur des mélodies et airs américains de George Gershwin, Cole Porter, Rodgers & Hammerstein. Vous n’imaginiez pas Keenlyside dans ce répertoire ? Et pourtant : il est féru de chansons de comédies musicales ! Pour preuve, son album Something’s Gotta Give, sorti en 2014, empreint de son style irrésistible. Une soirée de la Saint-Sylvestre effervescente, pleine de grands succès et de torch songs des plus grands compositeurs on- et off-Broadway pour entrer dans la nouvelle année. Grand Théâtre, le 31 décembre à 19h30
BIENVENU À COLORAMA ! Colorama, c’est l’endroit du Grand théâtre où l’on fabrique les couleurs. Mais horreur : les couleurs ont disparu ! Se sont-elles échappées ? Envolées ? Peut-être avaient-elles peur ? De quoi ? De qui ? Serait-ce encore un mauvais coup du vilain Monsieur Tout gris ? Pour retrouver la trace des couleurs perdues, il faut suivre la musique ! Un peu de blanc, de rose, une petite vocalise et tu pourras peut-être aider Colorama à retrouver ses couleurs ! Une conception de Julie Deit-Ferrand et Clara Pons, sur des musiques de Leonard Bernstein, Francis Poulenc et György Ligeti. Foyer du Grand Théâtre, du 15 au 18 novembre, du 13 au 16 décembre et du 7 au 10 février
LATE NIGHT « NUIT DYSTOPIQUE » Sous les lustres du Grand Théâtre, Les Créatives vous invitent à déambuler dans les étages où le passé, le présent et le futur fusionnent dans une dystopie fascinante. À l’heure où l’actualité est de plus en plus sombre – pensons notamment aux attaques contre le droit à l’avortement qui rappellent dangereusement le chef d’œuvre de Margaret Atwood La Servante écarlate – Les Créatives entrelacent fiction et réalité pour vous transporter dans un univers post-punk délicieusement décalé, et vous redonner espoir. Moulures dorées et mondes imaginaires
HUSH, SPECTACLE JEUNE PUBLIC Élu meilleur opéra jeune public aux Young Audiences Music Awards 2021, cette production de Zonzo compagnie met la lumière sur l’œuvre du grand compositeur anglais Henry Purcell et sa présence à la cour des reines et rois d’Angleterre. À travers une machine à rêves, Henry fait surgir un théâtre miniature à partir duquel se déploient des mondes fantastiques à explorer en images et en musique, guidés par une soprano, un luthiste et une accordéoniste. L’occasion de faire découvrir aux enfants dès 6 ans des extraits de The Fairy Queen, King Arthur en passant par The Funeral of Queen Mary. Salle du Lignon (Vernier), les 27 et 28 janvier à 16h
LA CRITIQUE DE GUY CHERQUI LES LENDEMAINS DE PREMIÈRE
18:30 Le Journal
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