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Menthe fraîche Texte : Vincent Novembre
from Disparates 09
MENTHE FRAÎCHE - Vincent Novembre
40 degrés à l’ombre. Toulouse juin 2020, 17h30. La canicule est bien là, mais pas les vacances... A la station Basso Cambo, pas de métro. A regrets, j’entre dans le sauna numéro 14, direction le centre ville. Je rêve secrètement du fracas des glaçons dans un grand verre.
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Pourquoi y a t-il autant de monde ? Que se passe t-il encore? une grève, une manif ou une nouvelle catastrophe ? Bah, comment savoir, mon portable est déchargé de toute façon. Le bus démarre, tel l’anaconda venant d’engloutir un croco, et se traînant péniblement le digérer un peu plus loin. Soupirs, agacement et exaspération m’entourent de manière plus ou moins palpable. Les contacts sont inévitables et pénibles, même la jungle la plus luxuriante semble offrir plus de place aux êtres qui l’occupent. Courage c’est bientôt fini.
Arrêt Patte d’oie. Enfin le soulagement de quitter l’atmosphère moite et les ruisseaux de sueur, pour retrouver la brûlure du soleil. Des gens partout qui se déplacent au ralenti comme englués sur la place en étoile. Le rugissement des mouches au dessus des poubelles et le bourdonnement des scooters m’agressent à la même intensité. Même le petit stand des témoins de Jéhovah m’irrite: ces images kitch et ces questions à la con ... «Connaissez-vous Jésus?» « La vie a-t-elle été créée ?»
Ridicule ! Tiens d’ailleurs, pour déconner je vais prendre un de leurs flyer pourris pour décorer le frigo. En saisissant le tract, je croise le regard de l’un des deux gardiens du parasol. Un homme aux yeux très clairs, couleur glaçon, la trentaine environ. Il porte des vêtements un peu désuets mais extrêmement bien coupés. Pas un mot, il m’adresse simplement un immense sourire. J’aimerais bien lui répondre que ses croyances c’est de la merde pour rassurer les gens qui ont peur de la mort, mais étant donné mon malaise immédiat, j’opte plutôt pour me casser vite fait vers le boulevard Jean Bruhnes.
En marchant, je rêvasse à l’idée de menthe fraîche au milieu des glaçons... et je repense au regard du témoin de Jéhovah et à son sourire plein de dents. Comment est-ce possible d’être aussi enthousiaste pour un tract? S’il pense avoir une nouvelle adepte il va être déçu! J’aurais dû le déchirer devant lui, il aurait moins fait le malin! J’ai très envie de vite arriver à la maison, mais avec cette chaleur, mes jambes me traînent à la vitesse d’une tortue.
Devant l’arrêt de bus Fontaine, une femme me demande l’heure. Ma bouche s’ouvre mais aucun son ne sort. Que m’arrive-t-il ? Je dois avoir la gorge vraiment très sèche.... Pour seule réponse, je lui montre celle à mon poignet, tout en tentant d’éclaircir ma voix. Sans succès. Ma voix m’a réellement quittée. Mes pensées vont à toute vitesse. Il y a forcément une explication... Oui, mais là je n’en vois aucune! Qu’est-ce qui m’arrive et combien de temps ça va durer? Je continue à marcher avec une apparente nonchalance, mais l’angoisse monte...
Je vais m’arrêter deux minutes, j’ai peut-être de l’eau dans mon sac pour raviver ma voix. Surprise, c’est au tour de mes jambes de ne plus m’obéir... Elles avancent seules, mécaniquement; l’une après l’autre avec la régularité d’une horloge. Je deviens folle! Je craque. Je hurle de toute la voix que je n’ai plus «c’est pas vrai, arrêtez! » Leur réaction est immédiate cette fois.
Ouf! je vais pouvoir ... Non. Sans m’avertir, elles se remettent en route... mais pas vers la maison! Nous revenons en arrière. Elles prennent même la liberté de changer un peu le parcours et affront ultime, elles avancent un peu plus vite que tout à l’heure! Effroi. Je suis la passagère enfermée de mon propre corps et j’ai maintenant la certitude qu’il m’emmène bien quelque part. En traversant une rue, une voiture pile devant moi sans aucun bruit, signe que mon ouïe s’est également enfuie... Mes pensées vagabondent au milieu de grandes portes en bois qui claquent silencieusement.
Je me rends compte que j’observe les choses qui m’affectent sans la moindre émotion. Seuls me restent mes pensées et mes yeux confinés à l’état de spectateurs. J’aimerais tellement comprendre !
C’est alors que m’apparaissent de nouveaux flashs. Ils se suivent comme si je regardais un film. Un film avec les couleurs vaporeuses d’un rêve mais qui retrace véritablement les événements vécus cette dernière heure. Je me revois sortir du bus, marcher sur la place, des vêtements colorés partout, un parasol, l’éclat blanc d’un papier avec une petite tache noire dessus. Tiens je n’avais pas vu ce détail tout à l’heure. Un sourire aussi blanc que le papier sur lequel la petite tache noire se déplace. Elle a des pattes minuscules qui la font sortir de ma poche de pantalon et disparaître.
Les images qui suivent sont étranges. Une course dans un brouillard sombre, vue par des yeux qui ne sont pas les miens, comme si j’étais entrée dans la tête de quelqu’un... Je reconnais les pattes de la minuscule bête sur les côtés de l’image. Mais où est elle?
Elle arrive dans une salle voûtée dont le nuage central émet de petites impulsions électriques... Je crois reconnaître la forme d’un cerveau humain. On s’en approche très près, et elle grimpe dessus. Il s’agit bien d’un cerveau ! Elle arpente l’organe avec facilité et s’arrête à un endroit choisi pour commencer... à le manger!!! Suivent l’image de ma montre au poignet et le visage ahuri de la femme à l’arrêt de bus. Le moment où ma voix a disparue.
Devant le tragique de cette situation, une seule question me vient : si le parasite mange mon cerveau aux endroits dont il a l’air de connaître précisément l’utilité, pourquoi ne se rue-t-il pas sur mes fonctions vitalesune bonne fois pour toutes ?
Nous ralentissons pour tourner au coin d’une petite rue, je reconnais la ruelle qui mène à l’église du Sacré Cœur, juste à côté de Patte d’Oie. Mon corps s’avance puis s’immobilise devant la grande porte en bois ornée d’un fronton. Nous attendons quelque chose ….ou quelqu’un. Une encre nuit noire apparaît aux extrémités de mon champ de vision, comme le diaphragme d’un appareil photo qui se referme très doucement. La porte s’ouvre et mon corps m’emmène lentement.
Mes yeux me laisseront entrevoir cette dernière scène: une immense mante religieuse bien verte, se tient face à moi prête à l’attaque. Elle touche pratiquement le plafond, et m’observe immobile dans une tension extrême. Sa tête pivote légèrement sur le côté. Contrairement à toutes celles que j’ai observées enfant dans des jardins, ses yeux sont extrêmement clairs... comme des glaçons.
Vincent Novembre