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C’est Elle Texte : Agata Mendes

C’EST ELLE - Agata Mendes

Je tourne la poignée de la porte, c’est bon d’avoir un nouveau chez soi. Dans l’entrée je sens les effluves persistants qui émanent des murs fraichement repeints et du parquet lustré avec un peu trop d’entrain. « Si l’appartement vous plait, il est pour vous » m’avait dit le propriétaire et j’avais tout de suite su que, oui, ce serait ici, dans cette petite rue calme, sur ce plancher vieux et charmant, et malgré la tapisserie bardée de gros liserés rouges, que je viendrais poser mes affaires pour une nouvelle tranche de vie. J’avais besoin d’un endroit accueillant, d’un refuge, après une rupture sentimentale qui m’avait laissé en legs un certain vague à l’âme et une déchirure musculaire du mollet. (J’avais décidé de rattraper l’homme sous la pluie, il avait disparu dans une ruelle et j’avais glissé, bêtement, lourdement, comme une plâtrée de polenta qui s’essaye au sprint.) La jambe se remettait vite, les bleus internes un peu moins.

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Je dispose mes premières affaires dans la pièce vide. Un lit, bien sûr, quelques étagères pour faire suivre et étaler les rayonnages poussiéreux de mon passé d’étudiante et un four, «je n’ai besoin que de quelques habits, le reste attendra». L’idée de retourner dans ce qui fut la maison conjugale ne me séduit guère, même furtivement, pas pour l’instant. Camper dans son propre appartement c’est de l’exotisme à moindre frais. En deux heures à peine j’ai tout déballé et malgré le vide des pièces, je me sens déjà un peu chez moi. La nuit est tombée et avec elle le silence gagne le petit immeuble. Je sors de mon sac de course la salade de nems que j’ai achetée quelques heures plus tôt au petit restaurant vietnamien du quartier.

« Le meilleur bobun de la rue » dit le marchand avec un large sourire, un peu trop large pour être convaincant, et je pense, à part moi, que c’est surtout le seul. J’écarte les germes de soja fanés et je pique dans le bol en rêvassant, debout sur le carrelage sans chaise de ma cuisine, accoudée sur le rebord de son unique fenêtre. Un petit immeuble fait face au mien, c’est distrayant d’observer secrètement ses voisins affairés. La lumière de la télévision scintille, une mère verse la soupe dans l’assiette de son bébé, un homme de dos s’active sur son ordinateur. Mon regard s’attarde sur une pièce noire qui me fait face, par la vitre qu’aucun volet ne protège je devine de fins rideaux de dentelle. «Tiens, là il n’y a personne, en voilà qui sont sortis ce soir». Du bout de ma fourchette en plastique je fouille la laitue et attrape un petit rouleau frit. Quand je relève la tête il me semble apercevoir une silhouette qui se dessine dans l’obscurité de l’appartement sans lumière. Mes yeux se plissent pour mieux en distinguer les contours. On dirait un corps de femme. Qui se tient là, debout, immobile. Je suspends ma respiration et j’attends, immobile à présent moi aussi, que cette étrange ombre change de position. Mais rien. La silhouette reste statique, sans même une oscillation. Mes yeux s’habituent au noir et des cheveux ramassés en chignon sur le haut du crâne se profilent sur cette forme rigide. Le corps est maigre, avachi, arrondi, non, voûté, juste un peu. A présent je la devine. C’est une vieille dame qui, émergeant à peine du noir environnant, est debout devant sa propre fenêtre, à quelques mètres, de l’autre côté de la rue. Une voiture passe, éclairant brièvement la façade de ses phares. Dans le rai de lumière, des yeux jaillissent de l’obscurité, des yeux perçants et raides, rivés sur moi. Je tressaille et fais un pas en arrière. Qu’est-ce qu’elle fout cette vieille? Je pars de la cuisine d’un pas pressé et m’assois sur mon lit avec un léger frisson. La salade me dégoûte à présent, cette vision m’a noué l’estomac. Je m’allonge et le sommeil peine à venir, pris dans les filets d’une angoisse naissante.

J’ouvre les yeux et je tâtonne dans le noir, je touche mon lit, je trouve mon téléphone en glissant ma main au sol. Il est 4h, j’ai dû dormir. Je me redresse légèrement, il me faut quelques secondes pour reconnaitre les lieux, pour me localiser dans l’espace. Ma gorge est sèche et serrée. Avec effort je me lève pour boire un verre d’eau. En rentrant dans la cuisine je me baisse instinctivement et glisse un œil en

direction de l’immeuble voisin. La femme n’y est plus. Soulagée, je me relève et me dirige vers l’évier. L’eau fraiche m’apaise et m’étanche. Mon corps se détend. Bon, visiblement il faudra faire avec les bizarreries d’une personne âgée qui s’enferme dans l’obscurité de temps à autre. Je tourne la tête et essuie mes lèvres de mes mains. Mon regard retourne vers l’édifice. Je sursaute. La femme est là, identique dans sa posture, se dessinant derrière le voilage de ses rideaux, dans l’encadrement de sa fenêtre. Putain de merde ! Je pars en courant dans le couloir, vérifie que la porte est bien fermée à double tour et me glisse sous la couette, les os glacés. Qu’est-ce qu’elle me veut cette folle?

Cette nuit-là le sommeil ne vint plus. Au petit matin, je pris une douche rapide en évitant soigneusement la cuisine et je partis travailler aux aurores. Malgré la fatigue, la journée fut rassurante, auprès des collègues familiers et de la routine du bureau. Je rentrai chez moi, le soir, plus légère. Peut-être qu’après tout j’avais divagué, il faut dire que mon état émotionnel, en miettes, ne me permettait aucun discernement digne de ce nom. J’ai ramené des bricoles du monde extérieur. Quelques couverts, une casserole et du liquide vaisselle, en plus des vivres. Je suis méfiante en poussant la porte de ma cuisine mais il fait encore jour et j’aperçois immédiatement les fines dentelles d’en face, vides de toute présence outre les reflets du ciel. Je respire. Ma nuit est tout de même agitée, trop d’images viennent la chahuter, et quand le réveil sonne les draps mouillés de sueur collent à ma peau. La douche m’appelle comme une nécessité absolue, je ne repasse pas par la cuisine, un café à la boulangerie du coin fera très bien l’affaire.

Je choisis, dans la valise où sont jetés mes habits pêle-mêle, un chemisier un peu froissé mais qui continue à distiller son élégance et je remets mon pantalon de la veille. La journée s’annonce belle, le soleil se faufile entre les nuages et s’étire sur les lames du plancher. Je tourne la clé dans la serrure en pensant à la journée qui m’attend, je n’ai pas bouclé le dossier de monsieur Viguier, il va falloir que je mette les bouchées double aujourd’hui. Je descends l’escalier en marbre avec une forme de détermination. En pivotant sur le palier du deuxième étage je m’arrête net. Une forme est là, dans l’angle du mur, de dos, une forme malingre et voûtée, une femme en collants clairs sous un imperméable d’un autre temps, est debout, la face contre le crépi. Je me fige. Mais qu’est-ce que… ?

Je tente de passer à distance, chancelante, et au moment où j’arrive à la hauteur de cette présence, elle incline doucement son visage vers moi, je vois alors la peau fripée et sèche, les joues creuses, les lèvres plates crispées dans un rictus vicieux et les yeux transperçants que je reconnais immédiatement. Je manque de tomber sur les marches restantes. La vieille ne détache pas son regard de moi, silencieuse et déterminée. Je suis prise d’un affolement tel que mes jambes s’accélèrent et s’emmêlent, je me rattrape à la rampe et sors de l’immeuble en haletant. La sorcière! La dingue! La dingue! Que fait-elle là? Je sors et cours dans la rue en criant, d’un cri aigu qui résonne entre les bâtisses. Un père accompagne son enfant à l’école sur le trottoir d’en face, en m’apercevant il colle la tête de son fils contre son torse, pour lui la folle c’est moi, je le vois dans son regard apeuré. Mais ce n’est pas moi la détraquée, c’est elle, c’est elle! L’immonde! La malade!

J’arrive au travail désorientée, son regard malsain et poisseux me colle à la peau, je le sens qui me pèse, m’épie, me toise. Carole, ma collègue de toujours, voit mon malaise et m’invite à prendre le temps, toutes les deux, avant de démarrer la journée. Son amitié et ses mots me réconfortent. Elle a connu une histoire semblable elle aussi, sa voisine du dessous s’était introduite chez elle pour lui voler une boite de pois chiche. Il y a des désaxés partout. J’essaye de faire bonne figure, je ris à la table de la cantine, mais je n’y suis pas. La journée se traine en longueur dans ces box trop réguliers, j’étouffe. Ma respiration reste coincée dans ma gorge, dans mes poumons l’air est trop lourd. Quand la journée se termine je sors à contrecœur de ma cage dorée. Je ne suis bien ni dedans, ni dehors. Je traine mes pas sur le trottoir en essayant de me faire croire que je ne suis pas tenue de rentrer chez moi. Pour faire durer l’errance je mange au restaurant italien. Le serveur me dévisage quand il vient prendre ma commande. Merci pour l’accueil, je ne reviendrai pas. En quittant ma table je croise mon reflet dans un miroir, mes cernes sont creusés sur mon visage pâle, il faut que je rentre.

Dans le hall j’avance avec prudence. Je monte quelques marches, personne, j’arrive sur mon palier, personne. Je soupire et pousse la porte de chez moi avec soulagement, je prends soin de tourner le verrou puis m’écroule sur mon lit, toute habillée. Je m’endors instantanément, d’un sommeil profond, de ceux qui vous emportent sans demander la permission.

Mes rêves sont étranges, tortueux, distordus. Dans la torpeur de la nuit une sensation insiste, la sensation que je ne suis pas seule. Une odeur de naphtaline et d’haleine lourde s’insinue malgré le sommeil. Au prix d’un effort démesuré j’ouvre les yeux, mon corps se tétanise, un cri reste coincé dans ma gorge. Deux yeux me scrutent. La vieille est là. Debout, penchée sur moi, avec son dos courbé, elle plante son regard dans le mien, la bouche tordue dans un sourire grimaçant. Ses bras tombent sur ses flancs rigides, ses vieilles paupières dégoulinent sur ses yeux bleus délavés, d’un bleu aveugle qui pourtant me vise. Je cherche mon souffle et avant que j’aie pu hurler, elle recule sans bruit jusqu’au fond de la pièce et part en claquant la porte. Je me lève d’un bond et je cours à la fenêtre de la cuisine, personne ne traverse. Je reste ainsi, figée, hagarde, jusqu’à ce que le soleil se lève. Je scrute chaque mouvement de la rue, chaque reflet sur la fenêtre de l’immeuble d’en face.

A neuf heures je décide que le jeu a assez duré, j’enfile ma veste de laine et je descends. Mes doigts sonnent au hasard à l’interphone : « j’apporte un colis pour la dame du troisième», on m’ouvre. Je monte, je sais où aller: à droite au fond du couloir. Mon poing tremble en frappant sur la porte, numéro 11.

Une jeune femme blonde glisse sa tête par l’entrebâillement: « Oui ? » . « Je ne sais pas si je suis au bon endroit mais par erreur j’ai reçu un journal au nom de ma voisine » tentai-je. La fille partit d’un rire sonore « Vous devez vous tromper de voisine, me dit-elle, ma grand-tante est paraplégique depuis le décès de son mari il y a 8 ans maintenant, c’est à peine si elle parvient à manger» et elle me désigne d’une inclinaison de tête, derrière elle, une vieillarde avachie dans un fauteuil roulant faisant face à une table où une compote entamée l’attend, des restes de pomme écrasée ont coulé sur son menton flétri. Je sursaute et suis prise de spasmes incontrôlables, dans ma gorge un râle se forme: «Mais si c’est elle! C’est elle ! Sale truie ! ». Ma voix résonne dans l’escalier et je vois malgré mon corps soulevé de hoquets la jeune complice prendre son téléphone dans toute sa blonde candeur et composer le numéro des urgences psychiatriques. Je hurle de plus belle «Mais c’est elle! Regardez-là la perverse! Vous le savez que c’est elle. Le monstre. La pourriture ! » C’est alors que la vieille lève ses paupières grises et tourne vers moi ses deux yeux acides et je vois dans son regard qu’elle rit en dansant dans une jubilation sardonique.

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