SAGUENAIL
JEUX DE LAZARE
Dessins de Regina Guimar達es
EN GUISE DE PRÉFACE Le 22 Septembre 2004, je suis décédé, à l’âge symbolique de 49 ans – juste avant l’automne. Le 12 Octobre 2004, j’ai émergé d’un comas profond, apparemment intact malgré les interventions physiques – trachéotomie, entubages divers – et les hallucinations mentales. Le 16 Octobre 2004, je suis sorti de l’hôpital à la suite d’une foudroyante récupération. Depuis, je vis. Comme avant. Pourtant pas inchangé. Et je ne peux m’empêcher de chercher les traces de ce passage par le néant. J’y ai à coup sûr gagné une fièvre de productivité qui substitue sur un mode plus serein mon impatience d’autrefois. Ainsi, j’ai écrit en un an autant que pendant les trente années antérieures. Et dépassé par ma propre incontinence scripturale, je m’en remets à l’éventuel lecteur idéal du soin, sinon de me faire sortir de mon propre labyrinthe, de m’en rendre lisible le dessin.
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FLASH Cette année s’est envolée plus vite que les autres. Terrible, ce lieu commun qui ne l’est pourtant point Car nul n’habite sa propre vitesse Ni la vitesse qui le traverse Ni même la conscience d’être un corps céleste. Il s’agit donc d’amour et maladresse C’est à dire de ce qui fait que la pensée avance Ce qui la démarre et la lance Comme une pierre si légère Qu’elle disposerait d’un instant Pour choisir l’endroit où se poser Pour régler la courbe de sa chute Aussi gauche que droite à nos pauvres yeux. Regina Guimarães
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LONGUE vue On se pique le petit doigt et on s’étonne qu’une timide goutte réponde l’appel: le corps, malmené, fait encore et encore et encore du zèle. Pour la douleur, toute occasion est bonne. Percée de phrases incomplètes cousue de fil blanc peut-être et fière de ses points sensibles et sans doute prête à arracher un secret à ses faufilures, l’amoureuse est fantôme vêtue de ce qui la traverse, hantée d’une pauvre robe d’écriture. Si je crois souvent à ce que je vois c’est que mes autres le font rarement. Du reste, les images du monde m’ont l’air vagues: elles me soufflent à la gueule me rappelant à leur ordre quand je serais volontiers seule. Pas aussi myope que la taupe pas aussi proche que la mouche je me brise en mille morceaux à l’instant où tu me touches. Et chaque débris me sert à regarder une étoile et chaque arête me sert à blesser le fond des yeux attirés par ce qui brille. Regina Guimarães 7
LE SENS DE L’ I N U T I L I T É THÉÂTRALE (ET SANS JOIE) DE TOUT
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LE BATELEUR א Notre souvenir s’effacera vite de la mémoire des hommes. Or, alors que nous avons méprisé leur jugement de notre vivant, il nous en coûte d’être oubliés si facilement après notre trépas. Aussi consacronsnous nos efforts – nous acharnant littéralement avec l’énergie du désespoir – à construire, inscrire, laisser une trace qui demeurera de notre passage, une œuvre qui nous survivra. Vain calcul toutefois: les œuvres perdurent mais vont s’accumulant, plus nombreuses déjà que les personnes, plus sûrement vouées à l’incognito, perdues désormais dans leur multitude, appréciables tout au plus en termes statistiques. Le chef d’œuvre n’est plus méconnu du fait de son «avance» sur les productions contemporaines – permettant de confier à la postérité la tâche de sa réhabilitation –, il est, par définition, inconnu – la postérité pourra, au mieux, opérer des recensements mais devra renoncer, ne pouvant freiner l’inflation artistique galopante, à toute velléité de réévaluation. Le chef d’œuvre est, définitivement, inutile: l’art peut enfin assumer la gratuité et l’occultation sans hypocrisie.
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LA
PAPESSE
ב
N’est-il pas remarquable que les plus grandes œuvres de la littérature mondiale, du Quichotte au Faust et à la Bovary, portent précisément sur les dangers de la lecture et de la connaissance livresque? La littérature s’inscrit contre la vie, que ce soit pour lui opposer un univers, si mimétique qu’il paraisse, plus accordé au désir ou pour la nier, dans sa dérision et sa fugacité. Aussi aucun livre ne saurait-il nous être de la moindre utilité pour la résolution d’un problème vital, nous proposant tout au plus une évasion dans l’imaginaire ou la rémanence – puisque les écrits restent. Cependant toute notre approche du monde, partant toute notre activité concrète d’êtres vivants, est médiatisée, informée et déformée, conditionnée directement ou indirectement par une histoire et des informations issues des livres. Nous sommes incapables d’aborder la vie en toute innocence. Malades atteints du virus livresque, nous cherchons vainement le remède dans la littérature; or les livres ne contiennent que la maladie et contre l’illusion verbale il n’est point de vaccin.
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L’IMPÉRATRICE ג
L’EMPEREUR ד
Un mot peut altérer notre perception de l’univers, bouleverser notre conscience et, partant, transformer à plus ou moins long terme le monde. L’enjeu et la responsabilité de l’écriture comme de la lecture sont incommensurables. Un vocable inadéquat, une virgule mal placée, en modifiant le texte peuvent accélérer ou retarder une révolution sociale ou une découverte scientifique. Car on ne sait comment s’opèrent ces constantes métamorphoses que l’on n’appelle a posteriori évolution ou progrès que pour dissimuler leur caractère absolument aléatoire. Si bien que nous manquent les critères d’appréciation du texte: faut-il valoriser la justesse d’un mot ou son audace? la fluidité de la syntaxe ou la transgression de la norme? Dans l’incertitude, il ne nous reste qu’à lire et à écrire, infatigablement – car ce n’est que par le langage que l’homme peut s’élever au-dessus de sa condition, concevoir l’utopie et maîtriser le monde –, ignorant les effets de notre balbutiant effort mais avec la conscience aiguë qu’au détour d’une page se joue notre avenir et celui du cosmos.
Tout peut arriver en rêve. Si nous parvenions à contrôler nos rêves, nous serions tout-puissants. Faute d’une telle maîtrise, c’est nous qui nous retrouvons soumis à l’arbitraire capricieux de songes dont nous ne possédons pas la clef. S’ils réalisent, symboliquement, nos désirs, cela reste à notre insu, ces derniers nous demeurent inconscients et leur satisfaction n’est guère mémorable. Nous sommes transportés, apparemment aléatoirement, de place en place, de situation en situation, sans solution de continuité comme si tous les espaces, physiques ou mentaux, communiquaient entre eux. Si bien que toute rupture est en même temps prolongement, voire répétition sous une forme nouvelle ; et le réveil lui-même n’est pas fiable, s’avérant souvent un épisode du rêve camouflé par une logique diurne. La frontière est si incertaine que, remarque Wittgenstein, le fait de se croire éveillé ne signifie pas qu’on soit sorti du songe. Nous ne dominons pas plus notre vie diurne que nos constructions oniriques. Aussi, devrait-il nous tuer, plaçons-nous tous nos espoir dans l’improbable réveil.
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LE PAPE ה La réalité est triste. Un petit mensonge suffit pourtant à l’embellir. Aussi aurait-on tort de se priver du coup de pouce qui accorde notre vie à notre désir, distorsion bénigne qui ne saurait constituer à proprement parler une tricherie puisqu’il s’agit de bâtir un imaginaire pour s’y établir à demeure. Si nous ne pouvons à notre gré modifier la réalité, il nous faut l’interpréter de façon qu’elle n’apporte son brutal démenti à nos constructions fictionnelles. Le mensonge ne doit pas pour autant s’en tenir au vraisemblable, à peine moins déprimant que le véritable, simplement rester dans l’invérifiable. Il convient par ailleurs de ne jamais mettre en doute les affirmations d’autrui, aussi fantaisistes puissentelles paraître, tant qu’elles n’invalident pas les nôtres. Nous nous mouvons aisément dans cet univers de mensonges compatibles qui remplace avantageusement une réalité reléguée au rôle de repoussoir. La chimère, voire la folie collective, est parfaitement vivable; seul le manque d’imagination en dernière instance nous condamne.
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L’AMOUREUX ו
LE CHARIOT ז
La masturbation doit se pratiquer les yeux fermés. Car le plaisir onaniste n’est rien moins que solitaire et l’imagination se doit de convoquer les partenaires les plus divers. Leur visage se maintient dans le flou – artistique – mais la peau s’avère plus sèche ou plus grasse, les chairs plus fermes ou plus souples selon la pression de la main, la dextérité de la caresse, l’amplitude et la vitesse des mouvements. Pourtant, au fur et à mesure que nos mains acquièrent, à force de le parcourir, une connaissance plus profonde et plus sûre de notre corps et de ses zones érogènes, de notre sexe et de ses parties les plus sensibles, la diversité initiale des fantômes venus se prêter à notre plaisir singulier fait place à une sélection rigoureuse. Les corps factices sont un à un rejetés dans les limbes tandis que se fait jour peu à peu l’évidence qu’aucun partenaire, réel ou virtuel, ne saurait nous satisfaire comme notre propre main. La masturbation ne rend pas sourd, elle nous change en Narcisse tâtonnant et aveugle.
Alors qu’on est prêt, pour l’obtention d’une position ou d’une profession, à s’engager dans de longues et laborieuses études – qui réclament, en passant, le sacrifice de la jeunesse –, on désire le bonheur sans pour autant y consacrer sa vie ni son énergie, comme s’il ne dépendait que du ciel ou du hasard, comme s’il devait rester vœu pieux inexaucé, comme si on savait en démériter et que d’avance on y renonçait. Le bonheur est une quête, littéralement – disons: le bonheur est un graal –, exigeant l’abandon des certitudes comme des craintes, celui probablement du foyer familial et indubitablement des offres sociales, perspectives de carrière ou promesses de confort. Parce qu’il occupe un territoire mental – et vital – pratiquement vierge, aucune voie n’est tracée, aucun modèle ne se présente pour nous guider. Le bonheur est à lui-même son seul critère. Inexploré, il ne se confond ni avec la sagesse ni avec la folie; il ne recouvre pas non plus le domaine de l’amour. Il ne forme pas un Eden où l’on finirait par aboutir mais constitue peut-être la quête en soi.
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LA JUSTICE ח
L’ERMITE ט
Elle est nue sous ses vêtements. Le soleil brille par delà les nuages. L’hiver est présage de printemps. La clairvoyance est la faculté de ne pas s’arrêter aux apparences, de percevoir la promesse derrière la réalité immédiate, aussi décourageante qu’elle se présente: il ne s’agit pas de la nier, dans sa contraignante inertie existentielle et matérielle, mais de lui restituer son caractère conjoncturel, éphémère. Si la clairvoyance n’a aucun pouvoir sur le réel, incapable d’accélérer les processus ou les cycles débouchant sur le bonheur ou la bonace, elle permet pourtant de lui résister, d’opposer l’espoir aux obstacles brandis par l’«objectivité», d’affronter victorieusement la pudeur, la pluie ou le froid. La clairvoyance doit toutefois être exercée avec mesure sous peine de devenir refus maniaque et insatisfaction dépressive. Car c’est cette même faculté qui nous fait imaginer la femme se rhabillant au moment où elle ôte son dernier vêtement, les rayons du soleil attirant du fond de l’horizon les cumulus et la chute anticipée des feuilles lors de leur éclosion.
Notre existence nous échappe. Les miroirs ne réfléchissant pas la conscience, nous n’avons pas accès directement à nous-mêmes et devons nous soumettre à l’image qu’autrui se fait de nous. Nous n’existons en fait que dans la tête des autres et n’avons aucun contrôle sur ces doubles qui constituent notre véritable ego. Au mieux, la psychologie, l’intuition, la capacité de percer les cogitations intimes de ceux qui nous entourent – et assurent notre existence – nous permettront de prendre connaissance d’idées plus secrètes, moins correctes, souvent informulées, à notre sujet – formant le tréfonds fangeux de notre âme. Mais à quoi nous servira une telle intelligence de notre être profond? Outre le dégoût et l’amertume que cette lucidité ne saurait manquer de charrier – sans parler du ressentiment, voire de la haine, que la découverte de leurs pensées cachées déclencherait probablement à l’égard de nos proches –, le risque fatal tient à la possibilité de ne rencontrer aucune image de nous chez l’autre, d’être confronté à notre inexistence, de sombrer dans notre propre néant.
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LA ROUE DE FORTUNE י On n’apprend plus par cœur. Les plus beaux poèmes, passé l’enchantement de leur lecture, sombrent dans un oubli plus ou moins rapide, plus ou moins complet. Les couplets mièvres de la moindre chansonnette se fixent plus aisément dans la mémoire. Seul demeure le souvenir de l’enchantement, d’une illumination, d’une fulgurance qui, des mots, irradiait sur le monde évoqué et, si elle ne le transformait pas littéralement, en modifiait l’éclairage, la perception. L’écho d’un vers juste est si assourdissant qu’on ne l’entend pas. C’est bien sûr nous, lecteurs, qui avons changé, ou plutôt été changés à notre insu. Nous avons entrevu l’âge d’or, dont le poème est la trace palpable. Pourtant, rapidement les images nimbées de lumière se sont estompées et dissous les mots qui les portaient. Les mots ne font pas de poussière. Ils se dissolvent comme l’averse après avoir nettoyé le paysage, absorbée par le temps, vouée à couler souterrainement avant de reparaître, source pure et irreconnaissable, au détour d’une chanson.
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LA FORCE כ C’est toujours quand on est pressé qu’on croise ces regards hardis capables de vous embraser, ces bouches au sourire coquin entrouvertes pour le baiser, ces mains hésitantes qui s’offrent à vous caresser. Il suffirait de s’arrêter et de répondre à leur sollicitation. Mais on est justement en retard, on n’a pas le temps d’échanger même une parole, encore moins un numéro de téléphone. Nos rencontres avec la beauté, le désir ou la simple tentation s’opèrent ainsi toujours sur le mode du regret. Regret d’autant plus lancinant que nous ne pouvons plus croire à la nature idéale, partant irréelle, de telles créatures: nous les avons croisées, il ne tenait qu’à nous d’accomplir le geste décisif, c’est à nous qu’était dirigée leur invitation, comme un appel auquel nous n’avons pas répondu. L’idée de notre rendez-vous manqué avec la beauté nous hantera désormais. Or, quand par impossible il nous arrive d’avoir un jour de congé, il se met immanquablement à pleuvoir et chacun s’enferme frileusement chez soi.
LE PENDU ל On a coutume d’exprimer le regret, en examinant rétrospectivement les projets qui n’ont pas abouti ou se sont soldés par un fiasco, de ne pouvoir remonter le temps et jouir d’une seconde chance: «Si j’avais su alors ce que je sais aujourd’hui!» Or c’est grâce à nos revers que nous avons acquis cette connaissance. Une autre issue eût amené une autre conscience, donc d’autres regrets. D’ailleurs, revenir en arrière n’est pas si difficile, mais tout à fait vain: nos choix, aussi erronés puissent-ils nous apparaître à présent, étaient motivés, voire conditionnés, par un contexte entretemps oublié; confrontés à nouveau à la même situation, les alternatives s’avèrent plus hasardeuses encore, sinon catastrophiques. L’expérience accumulée nous permet de comprendre que les choses eussent pu aisément plus mal tourner, que d’innombrables maux nous avions peut-être choisi le moindre, que la fatalité de l’erreur offre moins de dangers que le risque de l’inconnu. Et c’est en toute lâcheté mais en toute conscience que nous répétons inlassablement nos échecs.
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LA MORT מ
LA TEMPÉRANCE נ
La fontaine de jouvence est une invention de troubadours. La jeunesse n’est jamais si désirable que lorsqu’elle est irrémédiablement passée. Or la jeunesse est épuisante. Le ravalement de la façade – teinture et maquillage, voire postiches – apparaît ridicule s’il ne s’accompagne des manifestations d’inépuisable énergie qui sont l’apanage de l’âge perdu: il faut danser, pratiquer les sports, grimper allègrement les plus raides et interminables escaliers, bref montrer sa vigueur physique dans tous ces exercices qui sont autant de substituts métaphoriques des prouesses amoureuses. Pourtant, si vous parvenez ainsi à susciter indéniablement l’admiration et l’envie de votre entourage, les jeunes ne s’y trompent pas et ne vous inviteront jamais à intégrer leurs bandes ou à participer à leurs jeux. Au contraire, avides de connaissance sinon de sagesse, ils sont attirés par les visages porteurs des signes – blanchissement et rides – de l’expérience et de la maturité. Si bien que vous en venez à partager avec eux le désir de vieillir.
Ils peuplent l’air. Invisibles, ils rodent à notre entour, ne trahissant leur présence que par d’infimes froissements, d’imperceptibles battements d’ailes. Curieux, ils nous écoutent et nous observent, pouvant lire nos plus intimes pensées, enregistrer tous nos émois, sans jamais parvenir toutefois à en saisir le sens, encore moins à les partager. Purs, la mesquinerie de nos soucis comme la futilité de nos joies leur sont incompréhensibles. Charitables, ils voudraient soulager nos misères, ralentir notre affairement, nous consoler, mais ils appartiennent à l’éther et ne savent ni désamorcer une mine, ni dévier une balle, ni repousser une échéance, ni obtenir un crédit, ni même diminuer les crampes d’un estomac vide. À peine réussissent-ils à sécher nos larmes, sans en effacer pourtant les sillons, incapables de changer dans notre bouche le fiel en miel. Inutiles, conscients de l’être, ils finissent par nous abandonner et remontent dans les nuées. Du haut du ciel, les anges impuissants contemplent sans ciller l’apocalypse quotidienne.
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LE DIABLE ס Le vol est naturel à l’homme. Si le nouveau-né ne subit aucun test de vérification de ce réflexe ancestral – comme pour la nage et la marche – c’est seulement que, tout comme la fonction crée l’organe, l’inaction l’atrophie: à peine peut-on distinguer à la pointe des omoplates un léger creux, le point d’ancrage de ses ailes disparues. Devenues en fait virtuelles, comme sa queue ou ses cornes, mais encore capables, s’il se concentre suffisamment, de l’emporter dans les airs. Or la capacité de s’élever est inséparable de son revers, la tendance à la chute. Combien d’Icares s’élancent du dernier étage qui ne savent pas se poser, combien d’envols du haut des ponts se terminent en piqué irrépressible, combien d’atterrissages s’avèrent des écrasements, combien de fuites aériennes se confondent avec des défenestrations! Si bien que la peur du vol l’emporte désormais sur le souvenir de la jouissance qu’il procure. Et les hommes, lestés de lourds vêtements, volailles aux ailes rognées, s’agitent frénétiquement en s’agrippant au sol.
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LA MAISONDIEU ע Quelle plaie! Il faut régulièrement changer de numéro de téléphone car, malgré toutes nos précautions, ils découvrent le nouveau avec une incroyable célérité. Il faut contacter les associations de charité pour faire don de tous leurs magnifiques cadeaux que l’on tient à ostensiblement refuser mais que l’on répugne à jeter directement aux ordures. Il faut aussi sans cesse changer nos parcours, nous habituer surtout à marcher droit sans prêter la moindre attention à ce qui nous entoure, sous peine de se retrouver nez à nez avec leur sourire triste, leur regard désespéré, leurs gestes de tendresse amorcés, leurs bouquets de violettes qu’ils n’hésitent pas, face à notre refus outragé, à dévorer littéralement sous nos yeux, et leurs déclarations, leurs poèmes, leurs mots d’amour si poignants qu’il nous faut feindre l’absolue surdité pour ne pas nous laisser émouvoir. Leur insistance importune est telle qu’on ne peut que souhaiter à quiconque de n’être jamais, au grand jamais, «follement aimé».
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L’ÉTOILE פ Dans le règne végétal, l’accouchement du fruit est toujours fatal à la mère fleur. Si les roses ont acquis auprès des humains leur valeur symbolique et connaissent une existence plus décorative que naturelle, vouée au vase, c’est qu’elles ont développé, plutôt que d’enfanter quelque sac de poil à gratter, le culte de la virginité. Elles ne déploient en savants drapés le velours de leurs pétales et ne répandent leur plus capiteux parfum que dans le but d’être cueillies et échapper ainsi à leur sort naturel. Elles accueillent le sécateur comme une grâce, sans même se rendre compte qu’il les condamne à une mort plus rapide encore que l’autre. Elles triomphent pourtant, en bouquet ou en solitaire, pendant quelques jours de gloire, avant de se faner ou sécher sans avoir vieilli – sans presque avoir vécu. Symptomatiquement, les roses suscitent la méfiance des enfants, qui craignent leurs épines et restent insensibles à leur vaine beauté qu’ils échangeraient volontiers contre un sac de poil à gratter.
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LA LUNE צ
LE SOLEIL ק
Dieu ne saurait répondre à toutes les prières. Ce n’est bien sûr ni une question de nombre ni une limite de capacité: il Lui faut d’abord sonder les cœurs et éliminer les vœux impurs – qui sont légion –; Il doit aussi rejeter tous ceux dont la satisfaction pourrait engendrer, indépendamment du mérite du bénéficiaire, des effets funestes tels que l’envie des proches, la jalousie des puissants, etc. En outre, tant que n’est pas mise en cause Son existence ni menacé Son culte, l’ordre du monde doit être préservé et toute prière pouvant provoquer la plus infime altération dans l’univers – déjà soumis aux conflits des intérêts bassement humains, aux cahots d’une évolution où l’homme s’oppose à la nature, au chaos résultant de l’intervention, sinon du mal, du hasard – ne rencontrera que Sa sourde oreille. Enfin, toute manifestation qui pourrait s’interpréter comme preuve rendrait caduque la foi – irrationnelle par définition – du croyant. Le juste doit donc s’adresser à un ciel vide tout en nourrissant dans son âme non pas l’espoir – qui serait aveuglement – mais un doute raisonnable.
Contrairement à ce que les mythes et les habitudes voudraient laisser croire, nous ne sommes aucunement soumis au temps. Car le temps est élastique – nous en faisons tous quotidiennement l’expérience: les heures parfois se traînent et parfois filent –, donc malléable et du coup facilement soumis à notre gré. Rien n’est plus aisé que d’interrompre son flux: il suffit de fixer l’horloge avec intensité pour immobiliser les aiguilles; ou d’observer sans ciller – les lunettes à verres fumés sont bien sûr recommandées – le soleil pour l’arrêter dans sa course. Cette pétrification du temps est à la portée de tout un chacun et dépend strictement de sa force de volonté. Elle dure tant qu’il ne détourne pas les yeux. Car la moindre distraction, une envie de se gratter, un parfum porté par la brise, le chant d’un oiseau, le souvenir d’une saveur, une caresse imaginaire s’avèrent fatals: le temps rouvre ses vannes, et les minutes, les heures, voire les jours, si péniblement retenus par notre regard, s’écoulent en un clin d’œil.
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LE JUGEMENT ר Il est une notion, à peine un concept, tout juste un mot, un simple qualificatif qui articule notre hantise, sorte de tabou: le dernier. Et ce, quel que soit l’objet auquel il s’applique – dernier verre, dernier mot, dernière valse, dernière heure –; dernier est synonyme d’irrémédiable, dernier annonce la fin. Tout peut a priori se répéter, donc se réparer, tant qu’il ne s’agit pas de l’ultime – après quoi il n’y a plus rien ou il n’y a plus que le rien. L’ère de la reproductibilité ne concerne pas le seul domaine de l’art, nous rejetons désormais l’idée d’unique. Car tout unique est à la fois premier et dernier. Rien ne doit plus jamais être fini ni définitif: ce qui le suivra, le substituera, doit virtuellement être le même. La vie est ainsi conçue comme un permanent recommencement, éternellement provisoire, éternel parce que provisoire. Pourtant, aucune succession n’est infinie; inéluctablement toute série doit aboutir à son terme ou s’interrompre; un de ses éléments sera le dernier. Nous ne voulons pas savoir lequel: tant que nous l’ignorons, nous sommes immortels.
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LE MONDE ת Nous connaissons les mythes mais n’en tirons jamais les leçons – connaissance inutile: les mythes structurent notre univers, ordonnant et conditionnant toutes nos actions, sans que nous sachions même les identifier. Par exemple, le don de Midas, qui se confond avec la pierre philosophale, constitue l’assise de notre civilisation: nous avons appris à tout transformer en papier monnaie. Mais nous avons perdu le sens de l’essentiel: la vraie valeur est inconvertible. Elle résulte d’un accord avec le monde, une communion, un baiser que tout l’or de la terre ne saurait payer. Je veux parler du baiser de la pluie sur notre front, de celui du vent dans nos cheveux. Baiser incomparable du fruit mûr, de l’eau fraîche nous emplissant la bouche – sans parler de tes lèvres offertes… Or ces dons naturels, par définition gratuits, sont incompatibles avec le goût du luxe, la soumission à la mode ou la compulsion de consommation. Cancres en mythologie, nous portons aussi discrètement que possible notre bonnet d’âne – et courons allègrement à notre catastrophe.
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LE MAT ש La liberté se définit négativement, par l’absence de toute voie tracée à l’avance comme de tout but pouvant guider notre choix d’une direction plutôt que d’une autre. Il n’y a pas d’étapes; chaque point du parcours constitue un carrefour – on peut à n’importe quel moment revenir sur ses pas –; tourner en rond ou suivre droit son chemin sont équivalents. De même, l’immobilité ou le mouvement. Tout se vaut: la liberté annule le sens. Mais la liberté n’existe que négativement, par sa privation – alors qu’il ne devrait pas y avoir de différence, puisque l’espace est toujours mesuré, entre l’enfermement et la libre circulation. La liberté représente un au-delà; elle ne commence qu’avec le dépassement des limites. Aucun mur ne saurait la contraindre, la restreindre – les fables de Stendhal, où les héros découvrent paradoxalement l’amour et la liberté lorsqu’ils sont emprisonnés, restent exemplaires. La liberté est inaliénable, même si on nous l’a retirée, même si on y a renoncé: nous sommes condamnés à la liberté.
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MATÉRIALITÉ DES MÉTAPHORES
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1 Ce serait vraiment dommage de ne pas profiter d’une journée pareille! Le soleil qui inonde la chambre réchauffe le cœur des voulures, comme si la brise en chassant les nuages avait également emporté les soucis, comme si le rectangle de lumière sur le parquet était une page de partition musicale et la poussière voletant dans le rayon égrenait dans l’air les notes d’une ritournelle… Les voulures se mettent à échafauder des projets: c’est une journée à faire du canot, à improviser un piquenique, à tout le moins envisager une promenade dans le parc. Cette dernière proposition est inspirée par le sourcil froncé des nepures qui écoutent attentivement les déblatérations des voulures en hochant la tête, sans même se donner la peine de formuler des objections trop évidentes: les voulures ne savent ni nager ni canoter, il n’y a d’ailleurs pas le moindre lac, la moindre mare, à des kilomètres à la ronde; le temps de faire les courses et de préparer les affaires pour le pique-nique, le soleil aura eu le temps de tourner, voire de se coucher – à moins que les voulures ne pensent à un souper au clair de lune! Cette réprobation moqueuse et muette pèse sur les nerfs des voulures, qui brusquement sautent du lit et vont ouvrir grand la fenêtre, comme si le courant d’air allait balayer toutes les objections. En effet, un air frais et pétillant comme du champagne envahit la chambre. Les voulures esquissent même deux pas de danse. Mais un nepure s’est aussitôt mis à tousser, ostensiblement, trop bruyamment pour que les voulures puissent conserver l’ombre d’un doute: il s’agit de prévenir; la toux des nepures n’est pas le symptôme d’un rhume mais le signal d’un éventuel risque de refroidissement. Cependant, elle est communicative, sinon contagieuse, et un voulure n’a pu retenir une quinte involontaire. Les nepures ont déjà refermé la fenêtre. L’un d’eux est allé chercher le flacon de sirop. Les voulures se recouchent en maugréant. Celui qui a toussé se laisse prendre la température. Les nepures ont immédiatement préparé des bouillottes, doublé voire triplé couvertures et édredons. Bientôt, tous, voulures comme nepures, sont en sueur. On étouffe dans la chambre surchauffée. L’air est moite, tandis que derrière le carreau le soleil semble leur faire la nique. Cette insolence est insupportable. Les voulures n’ont pas besoin de se concerter avec les nepures, l’un d’eux va prestement tirer les rideaux et plonge la chambre dans une semi-obscurité. Ils se tournent et se retournent dans leur lit. Ils n’ont pas sommeil mais le courage de se lever leur manque. Tout leur entrain s’est évanoui. Les nepures se tiennent cois. On entendrait voler une mouche. Les heures passent lentement. C’était prévisible: encore une journée de gâchée! 28
2 La faim fait sortir le loup de sa tanière. À paresser au lit, les voulures ont laissé l’heure tourner. Il n’est plus temps de prendre le petit-déjeuner et à ce train ils vont finir par sauter le déjeuner aussi. Or leur estomac crie famine. Puisqu’ils ont abandonné la velléité d’une sortie, ils ont du moins le loisir de cuisiner. Les voulures débarrassent la table, empilent la vaisselle dans l’évier déjà plein – et dont le robinet goutte – et enfilent un tablier. Les nepures se sont saisis d’un livre de cuisine et leur lisent à voix haute les recettes. L’intention sarcastique est claire: les recettes sont particulièrement délicates et compliquées et requièrent des ingrédients introuvables. Mais les voulures ne se formalisent pas. D’ailleurs, les adjectifs sont suggestifs – croustillant, onctueuse, aromatique… – et la lecture leur met l’eau à la bouche. Alors que les voulures se laissent aller à rêvasser, les nepures s’interrompent brusquement et, d’un ample geste, théâtral et accusateur, ouvrent le réfrigérateur et le garde-manger: tous deux sont vides! Le placard ne contient pas même une boîte de conserve. Les voulures s’entreregardent, gênés, leur enthousiasme brutalement refroidi. Pour couper court aux commentaires des nepures, ils vident leurs poches sur la table et comptent leur monnaie. C’est vrai, c’était leur tour de s’occuper du ravitaillement, mais ils ont traîné et laissé les réserves de nourriture s’épuiser sans les renouveler. Il leur reste largement assez d’argent pour faire les courses. Imprévoyants, mais pas dépensiers. Ils se tournent vers les nepures pour leur demander leurs préférences alimentaires. Ceux-ci répondent par une moue: aux voulures d’assumer leurs responsabilités et de choisir le menu. Les voulures, ayant ôté leur tablier, s’apprêtent à dresser la liste d’achats, quand l’un d’eux, à l’énoncé des mets, est pris de faiblesse. Les nepures, en raclant les tiroirs, récupèrent quelques miettes qu’ils lui présentent sur une assiette. Un nepure, par la lucarne, à l’aide d’une épuisette, est parvenu à ramasser quelques croûtons de pain et des graines que la voisine jette pour les pigeons. Sa récolte est accueillie avec des cris de joie. Les voulures ont des goûts simples et n’apprécient guère le luxe ou l’excès de raffinement. Les nepures renchérissent sur les dangers du cholestérol et les vertus d’une alimentation frugale. Un voulure a retrouvé un reste de graisse rance au fond d’une casserole, assez pour humecter le pain rassis. Ils vont en faire une soupe. Envolées les hésitations! Ils n’ont besoin que d’eau fraîche et de pain sec. Il y a une boulangerie de l’autre côté de la rue. Ils iront aux provisions dès qu’ils se seront sustentés. La soupe de pain répand une odeur aigrelette dans la cuisine. À la perspective du festin, tous se pourlèchent les babines. 29
3 Les nepures ont décidé d’accompagner les voulures dans leur mission de ravitaillement. Ils n’ont que la rue à traverser pour se rendre à la boulangerie en face, mais les nepures estiment que ces quelques pas à l’air libre, ajoutés à la descente et remontée de l’escalier de l’immeuble – puisque l’ascenseur n’a jamais été réparé – constitueront une promenade idéale, hygiénique sans être épuisante. Les voulures avancent d’un pas gaillard et, la mine résolue, mettent le pied sur la chaussée. Les embouteillages n’ont pas encore commencé et les voitures circulent à une vitesse folle dans l’espoir de les éviter. Les voulures battent en retraite. Les nepures, un sourire narquois aux lèvres, leur indiquent le feu rouge et le passage clouté plus bas, au carrefour. Les voulures trouvent exagéré d’avoir à rallonger le chemin de deux cents mètres dans un sens et dans l’autre alors que le code affirme formellement que le piéton a toujours la priorité. D’autant qu’arrivés au passage clouté, ils constatent que les automobilistes n’hésitent pas à «griller» le feu rouge et que la traversée s’avère aussi dangereuse à cette hauteur de l’avenue qu’à l’autre. Le flot des voitures ne cesse de croître. À cette heure, chaque conducteur, véritable loup-garou moderne, se change en tueur, et la vue d’un piéton l’incite à accélérer plutôt qu’à ralentir. Les voulures battent la semelle au pied du feu rouge inutile, tandis qu’un air de violon semble se moquer de leur impuissance: c’est un mendiant aveugle qui racle son crin-crin à la porte du café qui fait le coin de la rue. La danse endiablée des voitures suit la mélodie du violon dont l’archet va s’excitant. Les voulures, le tenant quasiment pour responsable de leur paralysie forcée, foudroient le mendiant du regard, mais l’aveugle, évidemment, les ignore. Découragé, un voulure a alors l’idée de proposer au cabaretier de leur vendre un peu de pain. Celui-ci les dévisage, comme pour peser l’honnêteté d’une telle demande, puis leur déclare qu’il ne peut leur accorder cette faveur car il ne lui resterait plus de quoi préparer les sandwiches du soir. Les voulures insistent, supplient, si bien que le cabaretier finit par céder et leur vend quelques quignons au prix des sandwiches. Les voulures règlent leur achat, quand un crissement de freins se fait entendre: pendant leur marchandage, les nepures ont empli la sébile du mendiant qui, jugeant sa journée finie, a aussitôt rangé son instrument et, précédé de sa canne, s’est avancé sans la moindre hésitation sur la chaussée; or les automobilistes, à sa vue, au risque de se faire emboutir, ont pilé! Quelle leçon! Les voulures auraient pu, profitant de cet arrêt des voitures, traverser tranquillement la rue sur les talons de l’aveugle. Mais ils se seraient ainsi retrouvés coincés de l’autre côté de la chaussée. 30
4 Les nepures se targuent de leur don d’observation qui leur permet de trouver quotidiennement des solutions aux problèmes que les voulures ne savent pas surmonter. Regardez autour de vous! Telle est l’unique leçon qu’ils serinent aux voulures. Ceux-ci reconnaissent à contrecœur la supériorité des nepures – sur ce seul point – et s’efforcent de se corriger de leur distraction. Pour montrer que le précepte a été assimilé, sitôt rentrés chez eux, les voulures ont entrepris de scier les manches de leurs balais pour en faire des cannes qu’ils peignent en blanc. Ils étalent de la suie sur les verres de toutes les lunettes qu’ils ont pu trouver au fond des tiroirs et coffrets du grenier. Munis de ces accessoires, ils peuvent passer pour aveugles. Ils appellent les nepures pour recevoir leurs félicitations: ils ont su ouvrir l’œil. Ils décident de mettre leur astuce à l’épreuve et se précipitent dehors. Comme leurs lunettes les empêchent de voir quoi que ce soit, ils se cognent aux encoignures des portes, renversent les chaises, brisent les potiches et – c’était prévisible –, le premier ayant manqué une marche, butent les uns après les autres sur le corps étendu et dévalent l’escalier jusqu’en bas. Tout contusionnés, ils doivent s’appuyer sur leur canne et sur l’épaule de celui qui les précède pour avancer en clopinant. Mais l’effet escompté est obtenu: ils traversent au milieu de crissements de pneus et du fracas de tôles embouties. Les conducteurs furieux sont trop occupés à s’insulter entre eux pour leur prêter attention. D’ailleurs, ils se cognent si spontanément à tous les poteaux indicateurs que nul ne songerait à douter de leur cécité. Les nepures, qui les ont suivis mais sont prudemment restés de l’autre côté, ne peuvent s’empêcher d’éclater de rire à ce spectacle. Ils se tordent littéralement, si bien que les automobilistes finissent par les remarquer et, convaincus d’être la cause et la cible de leur hilarité, s’approchent, manivelle à la main, pour partager leur gaieté. Entretemps, les voulures sont entrés dans la boulangerie et ont acheté des petits fours. À la sortie, ils renversent le violoniste aveugle qui les abreuve d’injures. La circulation est encore immobilisée, ils en profitent pour traverser. Ils retrouvent les nepures dans un piètre état: les lèvres éclatées, les yeux au «beurre noir» et les paupières tellement tuméfiées qu’ils ne parviennent pas à les ouvrir. Ils tâtonnent leur chemin jusque chez eux. Après avoir soigné leurs blessures, tous se consolent à la vue – un peu brouillée – des petits fours. Mais dès la première bouchée, tous y laissent leurs dernières dents – celles que ni coins de portes ni poings de chauffeurs n’avaient réussi à faire tomber –: le boulanger, profitant de leur infirmité, leur a refilé des gâteaux durcis et tout secs de la semaine passée. 31
5 Les voulures sont écœurés par la mentalité de leurs concitoyens. On parle de progrès alors que règne la loi de la jungle et qu’il faut remonter aux âges de la pire barbarie pour trouver les modèles de tels comportements! Les nepures sont agacés par leurs lamentations: aucun droit n’est jamais tombé du ciel ni n’a été offert sur un plateau, il a fallu lutter pour les conquérir et au lieu de les assourdir de leurs jérémiades les voulures feraient mieux d’apprendre à protester à bon escient. Rien ne sert de se plaindre, il faut se faire respecter. Les voulures, soulevés d’enthousiasme par ce discours, décident d’aller de ce pas réclamer auprès du boulanger. À cette heure la circulation s’est calmée et la rue à traverser ne représente plus un obstacle insurmontable. Le boulanger ne les reconnaît pas immédiatement: sans leurs cannes blanches et leurs lunettes noires, ils se distinguent à peine des autres clients, si ce n’est par les traces de teinture d’iode et de mercurochrome qui leur donnent une allure plus carnavalesque que menaçante. Enhardis, les voulures récitent leurs doléances au boulanger. Celui-ci est outré: comment! ce sont eux, qui trompent leur monde en se faisant passer pour aveugles, qui ont maintenant le toupet de l’accuser, lui! mais c’est le monde à l’envers! Et sûr de son bon droit, le boulanger menace d’en appeler à l’autorité policière. Justement, l’agent qui règle la circulation au passage clouté du carrefour plus bas est un de ses bons clients, il a établi son poste d’observation au troquet d’en face où il sera facile de le trouver et quand il saura que ce sont ces zouaves qui ont provoqué l’accident en chaîne – et le subséquent embouteillage – de tout à l’heure, il sera ravi de leur régler leur compte. Un peu refroidis, les voulures préfèrent, devant la tournure des événements, retourner prendre conseil auprès des nepures. Ils sortent rapidement, poursuivis par les quolibets – accompagnés de jets de petits fours secs et contondants – du boulanger. Or, à leur grande surprise, les nepures les félicitent: c’est le geste qui compte, ils ont fait entendre leur protestation, c’est cela qui importe, et ils s’en tirent sans trop de dommages; face à des ignares – comment qualifier autrement le boulanger? –, la meilleure stratégie est le mépris. Ils boycotteront désormais sa boutique – ce qui en outre leur épargnera les dangers de la rue à traverser. D’ailleurs, les protestations les plus radicales et énergiques sont souvent muettes, un silence réprobateur peut s’avérer plus éloquent qu’une diatribe, la logorrhée ne mène à rien. Les nepures congratulent surtout le voulure qui a eu la présence d’esprit de ramasser les biscuits dont le boulanger les a mitraillés car ils ont, de leur côté, découvert une recette où, bien imbibés d’eau, les gâteaux secs sont reconvertis en une «charlotte» fort appétissante. 32
6 Comment la situation a-t-elle pu se dégrader si rapidement? Les nepures récapitulent: après les avoir détrempés et délayés, ils ont mis les petits fours à cuire; une odeur de brûlé les a bientôt alertés mais la bouillie était déjà irrécupérable; ils ont vidé le contenu de la casserole dans l’évier où la pâte s’est immédiatement solidifiée, aussi compacte et dure que du ciment, bouchant irrémédiablement la tuyauterie d’évacuation; comme un nepure signalait que le robinet gouttait, les voulures ont tenté de le fermer, serrant si fort le joint que le caoutchouc avait éclaté, libérant un jet puissant qui s’est déversé dans l’évier, a débordé, s’est répandu sur le plancher et a envahi en nappe d’eau tout l’appartement; avant que les nepures soient parvenus à couper l’arrivée d’eau, tout l’étage était inondé, l’escalier transformé en cascade et les murs de l’immeuble en rideaux de douche. Tandis que les coups furieux des voisins retentissent contre l’huis, tous contemplent les dégâts à la lueur tremblotante des bougies – car l’eau a provoqué un court-circuit et tous les fusibles ont grillé. Ce n’est pas que le courage leur manque – les voulures ont déjà symboliquement retroussé leurs manches – mais par où commencer? La flamme des chandelles, au lieu de répandre la clarté, multiplie les ombres. Personne n’ose farfouiller dans cette dévastation d’où probablement rien ne pourra être sauvé: les gros livres d’art, trop lourds pour tenir sur les étagères, ont leurs pages toutes collées comme si les feuilles de papier en avaient profité pour retourner à l’état de pâte originel; les estampes japonaises se sont gondolées et se déchirent dès qu’on y touche; les tapis tout imbibés ont gonflé et déteint si vite qu’on ne peut déjà plus deviner leur dessin. Tout est bon à jeter. Les nepures, sans s’y opposer formellement, sont néanmoins d’avis qu’il conviendrait d’attendre que l’appartement ait séché avant d’évaluer les pertes. Les voulures ont toujours le réflexe pessimiste alors que c’est dans ces occasions qu’il faut justement garder la tête froide… Les nepures se rendent compte soudain qu’ils se sont mis à chuchoter car peu à peu les coups frappés ont diminué et un lourd silence leur a succédé. Un voulure va vérifier par l’œilleton si les voisins sont bien rentrés chez eux. L’obscurité règne sur le palier. Il entrebâille la porte. Il est brutalement repoussé et le concierge pénètre dans l’appartement. Sans un mot, il dépose les constats de dommages que les voisins ont remplis – le locataire du second travaille dans une compagnie d’assurances et a réussi à placer ses polices dans tout l’immeuble; seuls les voulures et les nepures ont résisté à son baratin. Un voulure le raccompagne et claque la porte dans son dos, faisant tomber les tableaux des murs et les suspensions des plafonds. 33
7 Quand la poussière de plâtre a fini de retomber, les voulures et les nepures, couverts d’une fine pellicule blanche, ont vraiment l’air de fantômes. Réunis en cercle, ils tiennent conseil et font le point. Les conclusions sont vite tirées: la situation est catastrophique et apparemment sans issue. Même les nepures les plus réservés, les plus pondérés, hochent la tête en signe d’assentiment. Les voulures n’en reviennent pas de les voir ainsi baisser les bras: le blanchiment de leurs cheveux aura-t-il suffi à en faire des vieillards? L’un d’eux suggère de profiter de l’obscurité pour faire leurs malles et déménager à la faveur de la nuit sans laisser d’adresse. La fuite n’est certes pas une solution glorieuse mais aux grands maux les grands remèdes et la proposition a l’immense mérite de la simplicité. D’ailleurs les malles sont purement rhétoriques puisqu’ils sont ruinés. Les nepures se laissent aisément convaincre et passent de la paralysie du fatalisme à l’énergie du désespoir. En prenant garde que la question ne paraisse une objection, l’un d’eux demande seulement où ils vont chercher refuge. Les voulures, en fait, n’y avaient pas encore pensé. L’enthousiasme se refroidit aussi rapidement qu’il s’était échauffé. Maintenant, les défauts de la proposition sautent aux yeux: pareille fuite ne s’improvise pas, elle se prépare. Il va leur falloir repartir du zéro; pire, ils vont devoir entrer en clandestinité. Pratiquement, à partir de quelle distance pourront-ils s’estimer à l’abri – autrement dit, combien de rues auront-ils à traverser –? Les voulures souhaiteraient reporter la discussion: ils sont tous énervés, épuisés par les événements, quelques heures de sommeil réparateur leur remettront les idées en place, autant profiter du maigre confort dont ils peuvent encore jouir, à savoir des lits et un toit, la nuit porte conseil et Rome ne s’est pas faite en un jour. Les nepures protestent: voilà bien une attitude irresponsable! il convient au contraire de mettre à profit le peu de temps de liberté qui leur reste pour dresser des plans. Un nepure qui s’était tu jusqu’alors s’avance au centre du cercle. Il explique que la situation n’est pas aussi désespérée qu’elle le paraît, que les constats – où les dégâts ont été à dessein exagérés – resteront lettre morte quand la compagnie d’assurances, aussi pingre que voleuse, découvrant qu’ils ne possèdent pas de quoi couvrir les frais de réparation, devra avancer cet argent jusqu’à règlement du litige – le locataire du second risque même fort d’être puni de son zèle. Il conclut en affirmant qu’un bon avocat peut facilement, d’ajournements en recours, renvoyer aux calendes l’issue d’un procès. Mais comment payer l’avocat? Il balaie l’objection: de la même monnaie, en repoussant le paiement de promesse en atermoiement. 34
8 Tous se sont ralliés à l’exposé limpide et optimiste du nepure, quand un voulure laisse éclater son indignation: qu’est devenu leur sens de l’honneur? qu’ont-ils fait de leur dignité? les voilà prêts, pour échapper aux responsabilités, à s’acoquiner avec des avocats véreux et à adopter des combines maffieuses! Un nepure renchérit: aucune prison ne pourrait être aussi sombre ou humide, l’ordinaire y est sûrement meilleur que le pain sec à l’eau qui a constitué leur repas de la journée. D’ailleurs le temps des cachots est passé, les établissements pénitentiaires offrent actuellement, sinon le confort d’un hôtel, les commodités d’un garni. Le voulure l’interrompt: ce n’est pas ce qu’il voulait dire, il ne s’agit pas de choisir Charybde plutôt que Scylla; quant à lui, il juge que les perspectives offertes, emprisonnement, clandestinité ou chicaneries judiciaires, ne méritent pas le nom d’avenir et ne sauraient fonder une «vie» valant d’être vécue. Ils sont tombés bien bas, ils ont atteint le fond. Quelques-uns se mettent à pleurnicher et bientôt les larmes, trop longtemps contenues, jaillissent de toutes les orbites. Tous ont compris, finalement, ce qu’il leur reste à faire et, tandis que les nepures bouchent méthodiquement les fentes des portes et fenêtres, les voulures vont chercher tous les flacons de médicaments qui traînent dans la pharmacie de la salle de bain. Après avoir soigneusement séparé antibiotiques et anti-inflammatoires d’un côté, aspirine, analgésiques, somnifères et barbituriques de l’autre, ils jettent les premiers à la poubelle – ils n’en auront plus jamais besoin – et mélangent les seconds, en font des petits tas égaux qu’ils distribuent à la ronde, avec un verre d’eau pour faire glisser cachets et capsules dans la gorge. Ils voudraient s’embrasser une dernière fois, mais le verre et les pilules les embarrassent. Tous avalent leur part de comprimés, puis s’étendent, à même le sol encore trempé, cependant qu’un nepure tourne les manettes de la cuisinière. Le gaz s’échappe en sifflant. Instinctivement, chacun retient sa respiration. Une soudaine explosion de bruit et de lumière leur semble ouvrir le passage vers «l’autre monde», mais ce n’est que le concierge qui a défoncé la porte, ouvert les fenêtres, refermé le robinet du gaz et sans hésiter leur enfonce à chacun deux doigts dans la bouche jusqu’à ce qu’ils hoquètent et vomissent. Tout en s’activant, il explique qu’il a son brevet de secouriste et ajoute: vous pouvez dire que vous avez de la chance! je suis arrivé à temps! je me doutais de quelque chose du genre… Au mot chance, ils n’ont pu s’empêcher de sourire. Le soleil inonde la pièce: une journée magnifique s’annonce. Puisqu’il faut continuer, soupire un voulure, continuons!, achève un nepure. 35
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pour CORBE
L D D A É ‘ R Ê A T I R S E O N
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SÉPARATION DE LA LUMIÈRE ET DES TÉNÈBRES Le social, défini tant par les choses que par les autres, par le rapport qu’ils permettent, c’est à dire qu’ils imposent, crée tout au plus les conditions de l’esclavage, pas de la vie. L’ailleurs de la «vraie vie» pourrait pourtant se trouver ici-même si nous savions altérer en permanence et sans cesse réinventer les règles régissant ces rapports: le rêve nous fournit le modèle, plus proche, plus accessible que l’utopie réalisée ou le paradis retrouvé. Or au lieu d’être notre référence et notre guide, le rêve n’est que notre refuge. Essentiel toutefois, comme une mise en recharge, comme pour Antée le contact avec la terre-mère. Éphémère, effet-mère, le rêve renoue un cordon coupé avec la merveille – la mère veille, bien entendu. Mais Corbourou souffrait d’insomnies. Amaigrie, elle portait sa fatigue comme un poids d’os chimérique, deux nouvelles lunes inscrites en creux sous les yeux – elle en porte une première, de naissance, comme un tatouage au dos, emblème fixe à même la peau, trace de l’explosion cosmique dont, zodiacale, elle est née (car chaque corps est, sinon une galaxie, une constellation en constant mouvement giratoire, même en position d’immobilité, même pendant le sommeil, l’apparent repos, ellipses et déflagrations, de la nébuleuse du sourire à l’éclipse des soleils noirs des pupilles, en passant par la fusion des météores et l’élargissement des trous noirs…) –; si bien qu’elle a fini par prendre régulièrement de la valériane avant de se coucher. Elle dort. Elle s’enroule dans son sommeil, et dans les couvertures, qu’elle replie sous elle, découvrant Sélican à son côté que le froid de la nuit réveille. Il se redresse et l’observe, tandis qu’un reflux du rêve la fait se dégager de l’amas de couvertures, et il s’étonne une fois de plus: Corbourou, à la fois déesse, fée et femme, possède le don de redevenir petite fille dès qu’elle clôt ses paupières. Malgré des rêves mouvementés, la peau reste détendue, les traits lunaires à peine marqués, déplissée de l’affairement diurne comme le bébé de sa naissance. Alors que Sélican au contraire vieillit chaque nuit: il soupçonne son corps de se décomposer à l’intérieur; en tout cas, il entend distinctement, dans le silence nocturne, ses ongles et ses cheveux pousser.
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LE FIRMAMENT AU MILIEU DES EAUX Dans l’empire de la consommation, société s’oppose à satiété. La nécessité d’un renouvellement constant de plus en plus rapide implique l’entretien d’une insatisfaction permanente, censurée, muselée, ne pouvant s’exprimer justement que par la consommation – cette censure, ce conditionnement passe par la création dans les media d’une image du monde (de l’ailleurs) comme un vaste champ de bataille encadrée par deux spots publicitaires annonçant une baisse des prix au plus proche supermarché. En outre, la variété doit créer l’illusion d’un choix, d’une individualisation dans la consommation malgré la conscience d’une production industrielle et standardisée. Les jeans, que les films américains inventèrent et les surplus de l’armée distribuèrent, est symboliquement l’uniforme des prisonniers dans le monde occidental – la prison n’étant, avec la propriété privée, qu’un des lieux d’enfermement symbolique par lesquels le social s’efforce de résoudre la contradiction d’une exigence de démarcation individuelle… La mode est désormais inséparable du prêt-à-porter. Or ni Corbourou ni Sélican n’achètent jamais de vêtements. Cette indifférence-même attire les regards: il se fait remarquer; quant à elle, descendante des divinités polynésiennes peintes par Gauguin, elle conserve, nue et callipyge ou couverte d’un tissu coloré, son port de reine. Le trait noir dont elle souligne ses yeux fait ressortir l’absence de tout autre maquillage – quand d’autres utilisent le fard pour dissimuler un défaut de peau, déguiser une expression trop révélatrice, altérer la mollesse ou la dureté des traits, elle s’en sert pour révéler, souligner, rehausser la tailler des yeux qui exorbités lui mangent le visage. Elle a attaché un cheveu à la patte de chacun de ses rêves – la boîte de Pandore est individuelle et pleine seulement de souhaits que le non-accomplissement, oubli ou renoncement, fait s’aigrir, surir, pourrir, change en frustrations et maux – et les a enfermés dans le médaillon de son chignon. Quand elle libère les mèches pour les peigner, elles se déploient comme une inondation, un raz-de-marée, une énergie adolescente invaincue. Sélican, indifférent, les rase ou les laisse pousser selon le seul critère de sa paresse.
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COUVERTURE DE VERDURE Le développement de la conscience individuelle débouche sur la tragédie: l’individu doit affronter sa mort, inéluctable et absurde en dépit de toutes fuites, ruses ou invention de substituts – la mort est la matière-même du rocher que Sisyphe doit vainement pousser. Quand la conscience collective primitive, clanique, disparaît, l’individu découvre son éphémérité; individualisée, l’existence inclut désormais l’effacement. Cette mortalité proprement scatologique a été surmontée par le lignage, qui assure transmission et survie: la cellule familiale repose sur un postulat d’hérédité. L’autre option est la dissolution, mystique ou utopique, dans une entité supérieure, divinité ou humanité – l’immortalité par la trace est pure vanité et suppose une réduction fétichiste de l’individu à son nom, à sa signature; l’œuvre n’assure pas la survie de son auteur, tout au plus sa propre permanence en tant qu’œuvre. Corbourou a su allier toutes ces formes d’être-au-monde contradictoires; elle conçoit la vie comme négation pure et simple de la mort. Son amour pour Sélican s’est accompli dans la maternité et elle assume le statut de grand-mère comme un rôle naturel – après ses enfants, son petit-fils est naturellement le plus beau des bébés. Parallèlement, elle est non seulement à l’écoute de son prochain, mais prête à l’aider pratiquement, à se battre pour lui. Elle conçoit l’âge d’or comme le temps où «chacun aimerait son prochain comme son propre fils». Quant à la postérité, elle lui confie la charge de comprendre ses intuitions poétiques mieux qu’elle n’y parvient elle-même – l’expérience poétique tient à cette symbiose entre conscience et mots. Sisyphe ayant réduit la mort à un simple caillou dans sa chaussure, elle assume la vie dans son imperfection et vieillit sans changer. Sélican au contraire vit hédonistement sans aimer la vie pour autant; il a coupé tous les liens familiaux qui ne se sont pas transformés en amitiés, se consacre à autrui tout en restant persuadé de la nocivité de l’homme et souhaiterait que les traces qu’il aura commises disparaissent avec lui. Il n’a jamais expérimenté que l’irréductible écart entre les mots et sa conscience, impuissant même à dire à Corbourou combien et comment il l’aime.
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LES LUMINAIRES AU CIEL Tout objet est porteur de l’histoire sociale qui lui a donné naissance et usage. Son emploi répond à un besoin autant pratique que symbolique. La consommation de masses implique le plus souvent une perversion des finalités et potentialités de l’objet: magnétophones utilisés seulement pour l’écoute, ordinateurs servant de consoles de jeux, téléphones fonctionnant comme beepers, etc. Corbourou, en partie par coquetterie, se prétend incapable de manipuler des objets électriques. Elle a pourtant acquis récemment un ordinateur portable dont elle ne se sert que comme machine à écrire. Cet instrument répond à son idéal de mise au net – alors que la Remington, outre qu’elle professionnalisait symboliquement l’écriture (l’écrivain devant se faire dactylographe), ne permettait pas d’effacer les coquilles, de revenir en arrière ni d’insérer un ajout. Jusqu’alors, elle utilisait exclusivement le crayon et la gomme. Au propre, elle préférait recopier des pages entières plutôt que de laisser une rature visible. Elle a d’ailleurs conservé ce réflexe et n’hésite pas à effacer tout le texte pour remonter jusqu’à la coquille à corriger. Elle ignore les opérations élémentaires telles «copier/coller», mais sait allumer et éteindre sa machine sans aide et se refuse à entendre parler d’emploi plus rationnel ou efficace: seul le résultat compte. Corbourou écrit tous les jours. Quelques vers au moins, qui la hantent et sont arrivés à maturation. Elle affirme que certaines tâches domestiques, comme la vaisselle, ne lui occupant que les mains lui laissent l’esprit libre pour ordonner les mots dans sa tête. C’en est devenu une plaisanterie familiale et Sélican n’hésite pas à justifier sa paresse par le souci de ne pas priver le monde d’une éventuelle épopée. Sélican se méfie de la langue – impossible de penser sans mots mais la pensée ainsi traduite (trahie ?) en se solidifiant devient mensonge. Corbourou peu à peu accumule les poèmes, multipliant les back up dans sa hantise d’un effacement où disparaîtrait une part d’elle-même, mais se refuse obstinément à publier. Elle entretient ainsi avec l’ordinateur, gardien et confident, analyste et confesseur, un rapport trouble d’attraction-répulsion, non exempt de masochisme. Ni de foi.
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MONSTRES MARINS ET AILÉS La réalité est hors d’atteinte. Il n’est pas sûr que quoi que ce soit hormis les constructions humaines ait un sens – encore est-il probable que celui-ci échappe en partie sinon totalement à leurs auteurs. Le langage, qui fournit un doublet, une image des choses, leur attribue par simple nomination une signification – par définition fictionnelle (historique, idéologique). Le langage est par vocation rassurant et mensonger – «humain, trop humain». Corbourou y adhère par un acte de foi, Sélican s’y résout par cynisme. Le mécanisme fictionnel se révèle dans toute sa nudité – et toute sa complexité – lors de la captation d’images photographiques ou cinématographiques, analogons autrement codifiés que le verbe. N’enregistrant du réel que la lumière réfléchie, le visible s’y inscrit selon son indice d’opacité – au niveau sémantique, d’étrangeté, d’existence en soi (donc en dehors de tout sens). Or l’image présente son objet en tant qu’objet d’une perception, déjà interprété (fictionnalisé). Sélican s’est consacré à la lecture, capture, fabrication de telles images, interrogeant et mettant en cause la production du sens – toujours préjugé, cliché au sens propre et figuré. Corbourou – dans son désir d’être toujours plus proche de Sélican – s’est aussi lancée dans la production vidéo, avec la même confiance et la même désinvolture qu’elle crée ses images verbales – inédites en dépit de l’usure des mots dont elle hérite. Elle abandonne toutefois la fiction théâtralisée – le cinéma, avec fric et frime – à Sélican, qu’elle se contente d’épauler de toute son exigence. Productrice, secrétaire, assistante, dialoguiste, cuisinière, habilleuse, décoratrice, elle remplit toutes les fonctions mais, s achant que les phantasmes de Sélican se sont incarnés en elle, aimerait aussi jouer tous les rôles. Quand Sélican organise son casting, elle se présente comme candidate pour chaque personnage, argumentant qu’elle les connaît mieux que quiconque; d’ailleurs la technique aujourd’hui permet facilement de se démultiplier à l’image (la vulgarisation du procédé est le seul argument en sa défaveur). Toute fiction est autoportrait – la Bovary c’est Flaubert – puisque le reflet est menteur – «je est un autre». Corbourou est l’autre de Sélican, Sélican l’ombre de Corbourou.
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BESTIAUX ET BESTIOLES La croyance vivante dispense de la quête du sens; elle indique la voie et ne réclame que la soumission à un ordre, divin ou social. L’incroyance, en nous offrant la liberté – qui n’est qu’un mot tant qu’on ne forge pas une pratique –, nous crée un devoir de conscience, nous enchaîne à une exigence de lucidité – s’il s’agit d’habiller le chaos, ne soyons pas dupes des illusions que nous tissons. Or le caractère le plus consternant d’une telle lucidité n’est pas sa froideur ou son cynisme mais son inutilité: elle est incapable de rien empêcher – un revolver vaut mille mots. Il nous faut donc d’abord expérimenter le bonheur – le bonheur fou – afin d’y puiser l’insouciance et l’enthousiasme qui permettront d’agir, non pas au nom d’une croyance ou d’une illusion mais par sympathie: de même qu’il ne saurait exister de liberté solitaire, le bonheur est solidaire, veut être partagé. Sélican et Corbourou, chacun puisant provision d’énergie chez l’autre, ont souvent accompli l’impossible – ce qui prouve seulement que l’impossibilité était illusoire; leurs prouesses ne sauraient servir d’exemple. Reste une attitude, une insoumission, des refus. Rien n’est donné, rien n’est définitif; s’il s’agit de «refaire l’entendement», tout est à redéfinir. Aussi Corbourou et Sélican passent-ils leur temps à discuter. Or, ils en sont venus à avoir pratiquement les mêmes goûts, les mêmes réactions. Ils peuvent s’échanger leur voix. Par contre, Corbourou s’en remet apparemment aux autres, qu’elle traduit fidèlement, parcourant leur chemin mental et s’y retrouvant, parlant par leur bouche, avec leurs mots – tandis que Sélican se cherche, son introspection ne servant qu’à débusquer les influences, les sources d’aliénation. Corbourou comprend le monde, s’en veut une citoyenne; Sélican s’y sent à jamais étranger. Le paradoxe est qu’ils s’entendent. L’un et l’autre ont bradé leur jeunesse à lutter pour une révolution dont ils regrettent encore la fièvre exaltée – et l’odeur de poudre – qu’ils tâchent vainement de reconstituer dans leur pratique: ils transformeraient volontiers le moindre débat de ciné-club en une séance du Comité de Salut Public – Corbourou ne se lasse pas de proposer l’occupation du Théâtre National. Inoffensifs tant qu’ils restent discrets, on les craint un peu et veille à ne pas les provoquer.
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REPOS La vie humaine est trop brève pour que le moindre choix n’entraîne l’élimination des alternatives. Ce que l’on a vécu est de plus en plus maigre en comparaison de ce à quoi on a renoncé. L’âge, que d’aucuns osent appeler «expérience», n’est qu’une succession d’abandons et de substitutions – mais l’obstination qui a poussé Sélican à jouer jusqu’au bout l’aventurier ou le terroriste, en lui permettant de mesurer l’écart entre projet et pratique l’a mené au désenchantement qui ne vaut guère mieux que l’accommodement. On vit sur une réserve d’amour reçu et engrangé pendant l’enfance, et sur une provision de rêves préservés de la confrontation avec le «principe de réalité». Aucun mari n’est le prince charmant, les anges rencontrés ici-bas sont tous sexués. Corbourou, peut-être pour avoir toujours connu la figure paternelle physiquement handicapée, a intégré l’imperfection dans son concept de l’humain et le sacrifice dans sa conception de vie. Quand elle a rencontré Sélican, il lui est apparu comme l’incarnation de l’errant; elle a compté pour rien sa fatigue. Passés trente ans, elle attend encore qu’il l’emmène en voyage. Or, d’avoir fait la route pendant plusieurs années, Sélican juge aujourd’hui sa rue un espace inépuisable et, s’il admet qu’aucune image ne vaut une présence, considère que rien ne saurait justifier l’effort du déplacement ni compenser l’immobilisme de la réalité – alors qu’un film, un poème, voire un nuage suffisent à vous dépayser. Corbourou en a pris son parti – elle est plus sensible encore que lui à la beauté, sous ses apparences les plus prosaïques – et a rangé les lieux qu’elle ne visitera pas avec lui dans le coffre à double fond des regrets. Notre existence nous échappe – s’«il est faux de dire «je pense»», combien plus vain a fortiori de croire que j’agis! –, faite de rencontres, d’opportunités, le plus souvent manquées, qui construisent négativement une destinée. Voir, c’est projeter. L’exotisme définit le touriste. Ailleurs est ici. Où qu’elle soit, indigènes et étrangers reconnaissent Corbourou comme une des leurs; ils l’interpellent, lui prennent la main et lui tiennent des discours exaltés auxquels, sans en comprendre un traître mot, elle acquiesce… – comme elle acquiesce à la vie.
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ÉTERNITÉ La solitude est effrayante comme peut l’être l’inconnu – car nous n’avons de secrets que pour nous-mêmes; nous sommes notre propre forêt où nous préférons ne pas nous aventurer – où nous savons obscurément que nous pourrions nous perdre. Alors que la vie sociale tend à un isolement croissant des sujets – vie privée signifie privation –, les routines restent grégaires, si bien qu’une solitude assumée est perçue comme une agression, ou une tare. La vie conjugale n’est pourtant le plus souvent qu’une addition de solitudes sous le même joug – il n’y a couple que lors de l’accouplement –, existences parallèles sous le même toit. Car l’amour est plus effrayant encore, qui réclame une disponibilité, une absence de pudeur, comparables seulement à celles du cadavre pour l’autopsie. Aussi reste-t-il une chimère, reléguée à l’idéal ou employée à l’aliénation. Pourtant ce qui peut se concevoir n’a plus qu’à être pratiquement inventé. Sélican ne croyait guère en l’amour avant de rencontrer Corbourou; aujourd’hui il s’en sait seulement indigne. Il ne sait comment se débarrasser de ce passé dont il se sait rescapé et qui se résume à un naufrage – de ses idéaux, de ses illusions. Couché contre Corbourou, il s’agrippe à elle comme à une planche de salut. L’amour que Corbourou lui a offert a l’envergure d’une utopie immédiatement réalisable. Couché contre elle, il déchiffre de ses doigts les commandements inscrits sur les tables de son dos – car la loi de l’amour est gravée dans la chair, plus ineffaçable que dans la pierre. Ils y ont puisé, outre l’énergie, l’intranquillité nécessaire à la mise en cause de toutes les habitudes, à la mise en place d’autres valeurs. Qu’elle cuisine ou qu’elle discute, Corbourou estime que l’amour est l’ingrédient le plus indispensable, le seul argument irréfutable. Elle en a fait son paysage mental, carte du tendre strictement personnelle, composée essentiellement de terra incognita où elle s’avance résolument tandis que Sélican ne peut la suivre qu’à distance. Il n’entend pas tous les sentiments qui la composent – comme l’exclusivité ou la jalousie – mais le labyrinthe de l’amour en vaut bien un autre. Couché contre Corbourou, Sélican la laisse le guider dès qu’il ferme les yeux, mais chaque nuit le sommeil les sépare.
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JE ET MOI
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CARCASSE
Apercevant cet autre, viril et robuste, Péniblement je lève le bras et m’exclame: Quel coquet immeuble pour y loger mon âme! António Nobre, Paroles d’un malade, Mai 1886
Je est un hôte. De marque. Il convient de lui faire visiter tous les recoins de ce corps qu’il a élu pour domicile et de lui remettre en trousseau de mariage toutes les clés – y compris celle du fameux petit placard où sont remisés les squelettes au sang jamais séché des tares héréditaires. Il n’y a aucun danger d’appropriation: la bibliothèque a ses étagères déjà pleines à craquer, le grenier est si encombré que nul ne saurait y déplacer le moindre objet sans risquer de faire s’effondrer tout l’échafaudage de bibelots empilés. Si bien que tous les livres, documents, notes et cahiers que le je aura pu apporter avec lui devront demeurer dans leurs coffres à dormir et s’empoussiérer. Ainsi les références individuelles, les souvenirs personnels, la mémoire qui définit le je resteront virtuellement disponibles, mais enfouis sous trop d’ouvrages de vulgarisation – sans compter les faux masques africains en bois blanc et les authentiques imitations en laiton de figurines antiques – et rangés derrière trop de collections uniformes à reliure de chagrin pour que quiconque, je ou autre, puisse jamais y avoir accès. Je en tant qu’unique reste une virtualité, entité dispersée et semée aux quatre coins du labyrinthe de nerfs, vaisseaux, ligaments et chaînes d’acide du corps et du cerveau. Il n’habite pas, il se contente, fantôme, de hanter. Ectoplasmique, il ne se heurte à aucun angle – secousse salutaire qui pourrait éventuellement éveiller l’âme ou le cœur – mais flotte sous la peau, comme un prurit, une démangeaison.
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VIE INCURABLE Même chez les dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas jouer. Toute l’assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût et l’inconvenance de la conduite et du costume de l’étranger. Le personnage était grand et décharné, et enveloppé d’un suaire de la tête aux pieds. Le masque qui cachait le visage représentait si bien la physionomie d’un cadavre raidi, que l’analyse la plus minutieuse aurait difficilement découvert l’artifice. F Edgar Allan Poe, Le masque de la mort rouge, Mai 1842
Mort sans conscience n’est que ruine de la forme. Métamorphose plutôt qu’anéantissement. Seul le je a conscience de sa mortalité – «quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt» –, il s’éveille avec cette conscience, il est cette conscience – il n’est de conscience que de la mort, comme si le néant secrétait, par opposition, sinon la vie, la pensée. Aussi le je, arborant l’aspect repoussant, inadmissible, intolérable, du condamné, potentiellement contagieux, provoque-t-il à son entour l’effroi. Dans une société grégaire, organisée selon le modèle du troupeau, la conscience individuelle apparaît comme une tare, l’image insoutenable de l’abattoir. D’aucuns pensent qu’à l’instar des lépreux moyenâgeux le je devrait signaler son approche en agitant une crécelle. Et si d’ordinaire on se contente de s’écarter en l’insultant à mivoix – «longue rumeur de réprobation» –, son identification au milieu d’une foule, à un arrêt de transport public à l’heure de pointe par exemple, peut provoquer une véritable panique – avec les conséquences tragiques, indigents bousculés, vieillards et enfants piétinés, femmes enceintes molestées, gamines violées, pillages, assassinats, deuils, divorces, suicides, que l’on sait. C’est pourquoi la police le traque sans relâche, bien qu’il n’enfreigne à proprement parler aucune loi. Mais sa seule existence asociale devrait en bonne logique, sinon être interdite, constituer un délit.
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APRÈS LA CHUTE
Du reste, nous ne pouvons affirmer l’innocence de personne, tandis que nous pouvons affirmer à coup sûr la culpabilité de tous. Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi et mon espérance. F Albert Camus, La chute, 1956
Après le passage du moi, un véritable déluge d’imprécations et d’aboiements éclate immanquablement. Je est sans gîte, gitan, nomade; son indifférence-même est indice de sa différence, son étrangeté constitue la preuve de sa non-appartenance à ce monde – il incarne l’être ange. Son antithèse, l’être social, fondu dans la masse, ayant renoncé à l’unicité, à l’individualité, reste contradictoire, duel, divisé: jalousant le je sans l’envier, s’affirmant son égal sans lui ressembler, réclamant ses privilèges et sa liberté sans le suivre. L’humanité descend de Caïn, le laboureur; les hommes ont conservé intacts leurs ressentiments à l’égard du père – qui les a maudits –, du créateur – qui les a punis – et des errants – rejetons du berger favori. Ils n’osent pourtant exterminer ces cousins arrogants, se contentent de les expulser, tâchant même de les récupérer, à défaut de les sédentariser. Le je est devenu une valeur immémoriale, indiscutée, héritée de la plus haute antiquité – comme la démocratie – que l’on révère sans la comprendre ou que l’on rejette sans l’expérimenter, par principe, par oubli. Pourtant l’originalité du je tient à sa conscience d’une origine, d’une généalogie, d’une chaîne le reliant à autrui. Paradoxalement, je est d’autant plus solidaire qu’il est plus solitaire, dépositaire des droits conquis puis confisqués, des valeurs révélées puis ravalées, des utopies rêvées, des révoltes écrasées et des révolutions trahies. Heureusement, chaque individu qui meurt emporte ses secrets dans la tombe.
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CAS PERDU
Le choix libre que l’homme fait de soi-même s’identifie absolument avec ce qu’on appelle sa destinée. F Jean-Paul Sartre, Baudelaire, 1963
Le moi est tas de sable dont on fait des châteaux éphémères mais sur lequel on ne saurait édifier une maison. Sol stérile, on doit d’abord l’irriguer, le drainer, le fertiliser, le planter d’arbres socialement utiles, ne serait-ce que pour en faire la pâte à papier sur lequel s’imprimeront lois et ordres. Arbre sec, on doit l’arroser, l’émonder, le greffer, lui faire donner des fruits. Farouche célibataire famélique et endurci, on doit le marier. Pauvre moi solitaire loin de tout foyer, le cas de ce prince-mendiant éveilla l’intérêt des dieux. La Puissance, la Raison et la Beauté se sont présentées ensemble pour le séduire, mais le je s’est montré grossier: après les avoir chacune longuement dévisagées, au lieu de tendre la pomme à l’élue, il l’a croquée, préférant choir plutôt que de choisir; il a bien fallu l’expulser. Les plus belles princesses l’ont laissé indifférent – pardi, il avait méprisé les déesses. Pas même inverti, à peine un peu plus narcissique que la moyenne, simplement aimant mieux courir la gueuse que de s’engager, de s’encager. Les plus habiles entremetteuses ont fini par renoncer. Et lorsqu’on s’est résolu, fatigué de ce vagabondage contrevenant aux principes sociaux du domicile fixe, des liens et de la reproduction, à le mettre hors d’état de nuire, à l’enfermer, à l’interner – pour son bien – à l’hospice, ne voilàt-il pas qu’il prend les devants et fait de la terre un vaste hôpital où chacun se sent, se sait, malade! La Puissance est éclopée, la Raison aveugle et la Beauté moribonde.
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CERCLE VICIEUX
Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis? F Charles Baudelaire, Les fenêtres, 1863
Le je ne doit pas avoir à se chercher – comme le dandy baudelairien choisissant soigneusement son costume en fonction de son indice de provocation: l’habit ne fait pas le moi –, il devrait surgir spontanément dans toute son originalité; or, éternel Faïvel, je ne se trouve pas. Je voit, entend, mais la perception n’est pas conscience; il enregistre, mais la mémoire n’est pas création. Pour ne pas se laisser échapper, il va jusqu’à se cloîtrer dans un grenier vide, garni seulement d’un poêle et d’une table. Il examine ces objets qui lui apparaissent pleins, de forme, de matière, mais vides de sens, étrangers sans être étranges, inquiétants par leur quiétude-même: le visible est opaque. Le je qui n’est qu’un mot voudrait accéder à l’existence au moins conceptuelle, mais la pensée ne travaille que par images, verbales ou autres, déjà codées, dont le je hérite. Quand je pense, il suit le fil des idées qui lui parviennent du fond des âges à travers les couloirs labyrinthiques de l’Histoire, dans les méandres desquels il se perd et finit par se dissoudre. Cette accumulation d’images passées qui forment le présent, le forcent, l’enferment, vaste bibliothèque virtuelle – et du coup impossible à incendier, alors que le je pourrait naître de ses cendres –, s’avère plus encombrante que de véritables meubles. Aucune table n’est jamais rase, doit conclure le je avant de sortir, abandonnant le confort du poêle, dans l’espérance que le froid mordant, en le pénétrant l’éveillera à la vie – qui n’est qu’une sensation.
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LA MATIÈRE DES RÊVES
Un homme fait le projet de dessiner le Monde. Les années passent: il peuple une surface d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de navires, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s’aperçoit que ce patient labyrinthe de formes n’est rien d’autre que son portrait. F Jorge Luis Borges, L’auteur, 31 Octobre 1960
Le je ne pardonne pas. L’imagination non plus. Le je ne se contente pas, rayon invisible, de désintégrer la réalité qui aurait le front de lui faire front, il la nie. Mais la matière, par son inertie-même, résiste. Aussi passe-t-il son temps à se cogner aux angles des meubles, aux arêtes des murs, aux battants des portes. Alors il intervient, brouille les frontières entre réel et imaginaire – on n’est pas près d’oublier son séjour à Honfleur – et ressuscite à son entour toutes sortes d’animaux monstrueux et fantastiques anéantis successivement par les déluges, les glaciations et finalement par la Raison. Toutefois, la part la plus lâche de ladite réalité, celle qui, humaine trop humaine, lui ressemble, finit par se soumettre à son aveuglement: comme il ignore les passants qu’il croise, les bousculant, les renversant, les piétinant sans les voir, ils préfèrent s’écarter et le je s’enfonce dans la marée humaine comme un coin élargissant une fente, un pied-de-biche forçant une ouverture, Moïse traversant la Mer Rouge. Il s’habitue à l’hallucination simple, voit franchement une usine à la place d’une mosquée, bâtit un univers selon sa fantaisie et s’y installe à demeure: si le monde n’est qu’illusion, autant forger celle-ci à notre convenance sinon à notre ressemblance. Je caresse le projet de s’incarner dans sa création, de se multiplier en reflets chatoyants et bigarrés, de devenir à soi seul «un opéra fabuleux», dans l’espérance que le monde-miroir en sera automatiquement changé.
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L’ESCLAVAGE ABOLI
Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. .(…) Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs! F Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 Mai 1871
Je se sait le dernier rejeton de l’évolution qui, partie d’une conscience primitive collective, passant par une féodalité où les rois disaient «Nous voulons», a abouti à l’affirmation paradoxale d’une société individuelle – où l’état c’est le moi – fondée sur l’autorité de l’unique – et sa propriété, privée. Ainsi la fondation du je – l’unique, c’est le vol – repose sur la confiscation à des fins personnelles de ce qui était originellement, par définition, communautaire: la terre, les travaux et les jours, la richesse et la fête. Mais la victoire de l’individualisme, en s’élargissant à toute l’organisation sociale, changeant le désir en besoin et faisant de la frustration la condition humaine, débouche sur la massification, où se dissout finalement la différence qui constituait le moi. La dictature du je, le diktat de la conscience individuelle, représente une étape éventuellement nécessaire – si l’on croit à un sens de l’Histoire – mais insuffisante et provisoire, vite dépassée. La revendication d’originalité est enterrée, son évocation dégage des relents d’anachronisme. Comme ces nombres irréels (i = √-1) que les mathématiques ont dû imaginer pour résoudre des équations difficiles, le je n’aura été qu’une hypothèse théorique, nocive dans ses effets mais inconsistante dans ses fondements. Aujourd’hui, l’affirmation du moi constitue une hérésie tolérée tant qu’elle oublie les «sophismes de la folie – la folie qu’on enferme». Tant que sa protestation reste muette, présence autiste au sein du délire paranoïaque social.
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SOUVENT BEAU VARIE
La question de la conscience est une exigence sociale. Toutes les vertus sont individuelles, tous les vices sont sociaux. Ce qui passe pour une vertu sociale, par exemple l’amour, le désintéressement, l’équité, le dévouement, n’est qu’un vice social «étonnamment» affaibli. F Franz Kafka, Aphorismes, 14 Janvier 1920
S’il n’en reste qu’un – comment le définir? les titres d’insurgé ou d’ennemi du peuple, voire d’unique ou d’übermensch, sans être faux sont tendancieux, hérités du XIXème siècle, anachroniques –, le je sera celui-là, spécimen rare d’une espèce en voie d’extinction, curiosité anthropologique – car à force de se distinguer, le je s’est mis au ban de la société. La masse, pour être homogène, doit calibrer, formater ses éléments, limant selon le principe de Procuste les caractères les plus saillants et étirant les personnalités trop étriquées. Le prêt-à-porter vestimentaire et la standardisation alimentaire fast food ne sont que la face matérielle du nivellement mental social. Or le je discute valeurs et vertus collectives, les met en cause, les nie; mais il prêche dans le vide. La foule n’admet pas un je sérieux, le je ne sert qu’à son musée. Affublé d’un costume d’artiste – facilement confondable avec une défroque de paillasse – il est exhibé en attraction à côté de la femme à barbe et autres phénomènes ou monstres. Se prétendant de génération spontanée, self made man sans créateur ni géniteur – sans plus de déraison (foi ou complexe) que de raison (loi) –, il proclame l’empire du hasard, de la fantaisie et de la volonté, et revendique l’imperfection – l’insatisfaction, l’inquiétude – en tant que trait distinctif. Pourtant, pogroms et génocides n’épargnent pas le moi, périodiquement menacé d’extermination. Si bien que souvent le je se cache derrière un pluriel ou une troisième personne anonyme.
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LE MYTHOMANE
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mythes dynamisĂŠs
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LES PROMESSES NON-TENUES Il l’a rencontrée près d’une fontaine, dans une clairière de la forêt. Visiblement, elle l’attendait, sans impatience. Il n’avait pourtant pris aucun rendez-vous, avait refusé de se laisser guider. Quelle ne fut pas sa surprise en reconnaissant, à mesure qu’il s’approchait, l’adolescente dont il s’était épris à quinze ans, inchangée. Comme si elle avait traversé le temps sans s’y soumettre. Elle rougit d’abord, puis rit de son embarras et de sa confusion: il n’a qu’à boire au jet d’eau pour rajeunir comme elle, retrouver le jais de sa chevelure et effacer les rides de son visage. Mais lui sait bien que l’âge est inscrit, plus que sur ses traits ou sa peau, dans ses souvenirs, indélébilement; que le passé, comme le train qu’on a manqué disparaît à l’horizon, est passé.
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LA RESSEMBLANCE INFIDÈLE Elle avait toujours rêvé qu’il pût rétrécir assez pour qu’elle le porte sur elle comme une caresse permanente, comme un bijou secret, comme un joujou – une peluche vivante. Rangé au fond de son sac ou glissé dans sa poche ou coincé entre ses seins ou encore noué dans son chignon, toujours à portée de la main, disponible dès l’éveil du moindre désir. Si petit qu’il tenait dans sa paume, qu’elle pouvait inventer des baisers inédits en le léchant tout entier d’un seul coup de langue, en l’inondant littéralement de salive, en lui tétant la tête, en le suçant comme un bonbon qui jamais ne fond. Ne lui restituant sa taille normale que pour faire l’amour. Sans raison, elle fut exaucée, mais elle était si distraite qu’elle le perdit bientôt. Elle ne s’est jamais rappelée où.
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LA CHASSE AU NATUREL Elle est morte à la fleur de l’âge. Il n’a pu se résoudre à confier à la terre et à la vermine sa peau si soyeuse, objet de tant de caresses, source de tant de plaisirs. Il l’a donc portée chez un naturaliste qui lui a expliqué, contrit, que la peau momifiée allait inéluctablement se dessécher et racornir. Ils ont fini par convenir de la couvrir de peau de lapin, solution à la fois élégante, originale et financièrement raisonnable. Quand il l’a déballée et prise, raidie, dans ses bras, la fourrure l’a tellement électrisé qu’il a connu la plus violente érection de sa vie. Depuis, il la viole et la souille tous les soirs, sans le moindre sentiment nécrophile: les traits de la morte, recouverts par les poils, se sont effacés de sa mémoire et il a tout oublié du velouté de la peau originelle.
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CANARD À UN SEUL BEC Ils avaient expérimenté toutes les positions, toutes les perversions, échanges, travestis, orgies, les chaînes, le fouet, les menottes, les talons-aiguilles. Lassés, ils avaient conclu à la nécessité, pour inventer de nouvelles pratiques, de créer de nouveaux organes. Or, s’il est assez simple de taillader, à coups de bistouri, des entailles dans les cuisses, des ouvertures dans le cou, des entrées dans les entrailles, bref de multiplier les sexes féminins, par contre les greffes cutanées de clous, les piercings de pointes, le hérissement littéral de substituts phalliques plus ou moins érectiles par tout le corps, non seulement se sont avérés fragiles et instables, mais insatisfaisants, voire frustrants. Ils durent admettre, consternés, qu’ils avaient épuisé le plaisir.
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PLAISIR DES YEUX Ils ont décidé d’expérimenter le «toucher à distance»; ils s’entraînent à se caresser du regard, s’embrasser de loin en se passant la langue sur les lèvres retroussées, s’étreindre à étouffer en serrant le vide entre leurs bras. Ils obtiennent rapidement des rapports si intenses qu’un hochement de tête suffit à les faire haleter, un clin d’œil provoque des gémissements, une main levée les met en transe. Les orgasmes se succèdent sans que la distance qui les sépare diminue. Ils ont bientôt tellement érotisé l’atmosphère autour d’eux que les gestes les plus anodins, tâches ménagères, travaux triviaux, se chargent de sensualité et, le cercle s’élargissant, voisins et passants participent, à leur insu, à l’incommensurable orgie en quoi ils ont transformé leur quotidien.
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LA GRÈVE Le capitaine avait catégoriquement estimé trop lourd le coffre aux souvenirs. Elle l’avait fait taire d’un baiser qui était plus qu’une promesse: un pacte. Puis il avait protesté contre l’inexpérience visible de cet équipage composé des fantômes de ses anciens amants. Enfin il avait fait retirer la passerelle en maugréant qu’après tout elle était l’armateur et, jetant ses ordres comme des harpons, avait commandé la manœuvre. Les spectres marins s’efforçaient de l’amadouer en compensant leur maladresse par l’obéissance; et si le navire naufragea au troisième jour, il faut en attribuer la cause à l’exceptionnelle violence de la tempête qu’ils essuyèrent et non leur en imputer la faute. Couchée dans son cercueil, elle flotta et finit par s’échouer sur la plage. Le tonnerre s’était bientôt tu, éteints les éclairs, et un frais soleil l’avait éveillée. Elle avait parcouru la baie jonchée de cadavres mais, à l’exception du capitaine encore engoncé dans son uniforme à boutons dorés, n’était parvenue à identifier aucun de ses amants. Elle répétait maintenant son inspection des corps, en essayant de se remémorer la couleur de leurs yeux et les particularités de leur membre viril, mais des anguilles s’étaient déjà logées dans les orbites et les crabes s’attaquaient prioritairement aux organes génitaux. Le coffre avait fort probablement dû couler; aussi devaitelle envisager, malgré toutes ses précautions, la perspective d’une mort solitaire.
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L’APPEAU Elle se fit enterrer dans ses plus riches atours, couverte de tous ses bijoux, dans un somptueux cercueil fourré de satin blanc si large qu’on l’eût pris pour un lit nuptial, où le cadavre avait dû être calé par des montagnes de coussins pour ne pas ballotter à chaque cahot. Derrière son guichet de verre, la face cireuse, bercée par le mouvement des porteurs, oscillait de droite à gauche, battant la mesure de quelque musique céleste qu’elle était seule à entendre. Au cimetière, la fosse dut être élargie. Le fossoyeur, ivre, jura effroyablement. Quand enfin on la descendit dans la tombe, son sourire figé semblait s’adresser aux anges; mais la première pelletée de terre, éclaboussant le judas, lui noircit le visage comme une lèpre fulgurante et changea en rictus le sourire béat. On se hâta de reboucher le trou. Le soir-même, le fossoyeur violait la tombe, déclouait le couvercle du cercueil et mettait la main sur les précieux bijoux. Aussitôt, les doigts décharnés de la morte se refermèrent sur son poignet et, tandis que l’autre bras le plaquait implacablement contre la charogne, il comprit que les bijoux n’étaient qu’appâts et l’immense cercueil un piège où il était tombé comme un ingénu et où ne tarderaient pas à le rejoindre tous les voyous mécréants de la région. La place ne manquait pas. La défunte allait «vivre» sa mort en compagnie, et ne connaîtrait certainement pas, pendant la durée de son «repos» éternel, l’ennui.
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MOUVEMENTS PERPÉTUELS La mort n’est pas douloureuse – l’agonie éventuellement, mais le trépas est repos – pas même pénible en soi: ce qui coûte, c’est l’engourdissement, le figement, la paralysie, la rigidité cadavérique et le caractère définitif de l’événement – impossibilité de se raviser, corriger, revenir en arrière ou simplement hésiter. Ce qui pèse c’est la lourde inertie de l’éternité, la prison d’une pétrification sans usure. C’est pourquoi les morts ont inventé l’enfer – qui n’effraie que les vivants – afin de se remuer, de pouvoir bouger, de retrouver un peu de la fluidité du temps, même si leurs mouvements sont voués à une infinie répétition. Privés de chair et de nerfs, ils sont insensibles aux tortures physiques. Les supplices sont un exercice d’imagination, un «jeu dramatique», une gymnastique de manutention. L’immunité gagnée par le décès – on ne meurt qu’une fois – leur permet d’envisager les prouesses les plus périlleuses, les tourments les plus spectaculaires: l’abolition du temps illimite. Ils riraient d’apprendre que leurs visiteurs ont cru à des châtiments infligés pour leurs fautes commises en vie: dans l’au-delà, la morale sociale n’a plus cours. Pour le damné le seul péché est d’être mort – comme, pour le voleur ou l’assassin, le seul délit est de se faire prendre. Dans le phalanstère de l’enfer, chaque supplicié a droit à une punition originale, individualisée; les morts ne partagent pas, les damnés au fond vivent en ermites.
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SUPÉRIEUR EN NOMBRE Les ombres restent attachées aux lieux où les corps sont tombés, où le dernier souffle a été expiré, où l’âme, défaite, s’est rendue. Le cadavre qu’on porte en terre n’est qu’une carcasse, assemblage d’os et de chairs en décomposition accélérée, une enveloppe bientôt vide, une momie, une image, un leurre. Aussi les cimetières, malgré leurs caveaux, leurs mausolées, leurs tombeaux monumentaux, restent-ils des villes-fantômes, désertes, abandonnées plus tôt de leurs habitants – les morts – que de leurs visiteurs – les vivants. Par contre, à chaque coin de rue, entre mendiants littéralement affamés ou refroidis, soldats abattus et résistants descendus, piétons écrasés, noctambules assassinés, supprimés et suicidés, les ombres minces s’accumulent, que les passants piétinent sans les voir. La croûte terrestre est faite de sang séché, cicatrice d’une histoire humaine qui ne s’écrit qu’en victoires guerrières, batailles et massacres. Heureusement, comme l’argent, les ombres n’ont pas d’odeur; comme lui, elles se réduisent à des nombres – en endémique inflation. Les morts sont la face cachée du paysage, l’engrais des cultures, le ciment des fondations, la plage des pavés. Peuplant la terre sans déséquilibre démographique, ils sentent qu’elle leur appartient et voient les vivants comme des envahisseurs – pathétiques car, si rien moins qu’inoffensifs, irrémédiablement condamnés. Ils les attendent.
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LE JE LA MÈRE ET LE HASARD Le mythe, pour exercer sa fonction cathartique, ne peut se permettre trop de subtilité; il simplifie, métaphorise, littéralise ce qui n’était que de l’ordre du transfert mental: Œdipe tua un malheureux étranger croisé par hasard alors qu’il n’en voulait qu’à son père – qui l’avait exilé –; plus tard, il se révéla entre les bras de sa femme dans tout l’infantilisme typiquement masculin qui fixe ses affects sur le premier objet de plaisir – en l’occurrence le sein maternel: tout homme serré contre une poitrine féminine redevient petit enfant tétant sa mère –; enfin, il finit par incarner, suite à son geste de cécité volontaire, la figure-même de l’amour – qui constituait déjà, sous une forme sibylline renvoyant symboliquement aux positions horizontale, verticale et courbée, la réponse à l’énigme du sphinx. Car si l’amour est aveugle, ce n’est pas par éblouissement, mais parce qu’il prend en charge l’invention de l’autre, sans se laisser arrêter par l’image que celui-ci peut avoir de soi. En dehors de l’amour, l’invention du je est soumise au seul hasard – indifférent, donc insensé et, du coup, insatisfaisant: sa créature, aléatoire, arbitraire, informe, informelle, informulée, perverse et polymorphe, est condamnée à ne jamais se connaître. Si le je est lieu de conflits, c’est entre les diverses idéalisations que les amours auront projetées sur lui, donc entre les divers amours dont il aura pu être l’objet. La solitude du je est issue de la non-coïncidence absolue avec celui que l’autre, par amour, a inventé. L’histoire d’Œdipe n’est universelle qu’en raison de sa banalité. Il n’est de mystères que ceux du hasard qui commande l’origine – le nom et le pied bot. Le mythe est le récit, arrangé, de Tirésias, dont Œdipe est une projection, le double maudit.
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LA POCHE PERCÉE Dans un monde où centaures, sirènes, satyres, harpies ou sphinx sont monnaie courante, le minotaure n’est qu’un monstre de plus, quasiment banal. Ce qui apparaît énigmatique dans son mythe – et du coup survivra au passage des siècles et aux innombrables interprétations –, c’est sa prison. Tellement complexe que l’architecte lui laissera son propre nom. Par ailleurs tellement emblématique, tellement abstraite qu’on peut lui prêter n’importe quelle forme, de la spirale au quadrillage, et l’employer comme métaphore d’à peu près tout, concret ou abstrait: la ville, le cerveau, la vie, la pensée, etc. – Attali considère le labyrinthe comme une des rares figures vraiment universelles. Cependant le dédale crétois n’en est pas moins une simple prison. Pour enfermer le minotaure ou lui fournir sa ration de victimes humaines, point n’était besoin d’un pareil enchevêtrement, une fosse ou d’épaisses murailles auraient fait l’affaire. Ce qui frappe donc dans la construction du dédale, c’est d’une part son inutilité – au point qu’il n’est architecturalement et matériellement pas indispensable pour exister: Borges propose comme labyrinthe inextricable le désert, étendue ouverte sans murs ni couloirs –, d’autre part sa faillibilité: on en sort! Le fil d’Ariane est une solution enfantine; pourtant, après Thésée, les amateurs ne s’y intéresseront qu’en tant que «casse-tête», difficile mais soluble. Le sens symbolique du labyrinthe tient au bout du compte à cette certitude d’une issue: contrairement au cachot – on y est prisonnier, on peut y être oublié – et à la forêt – on y est perdu, on y a été abandonné – le labyrinthe est rassurant – le seul danger y était le minotaure qui, une fois effacé, ne s’est pas reproduit.
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LES BONNES INTENTIONS Les manuscrits ont beau proposer d’infinies variations de détail, ils s’accordent sur l’essentiel, à savoir qu’à la veille de leur dernière quête les trois cent soixante cinq chevaliers de la Table Ronde se retrouvèrent à Camaalot où pour la première fois – et la dernière, puisqu’avec le Graal s’achève un cycle, s’efface le conceptmême d’aventure et disparaît le sens de la chevalerie, désormais reléguée parmi les folies des temps légendaires et païens – tous les sièges furent occupés, y compris, à la droite d’Artus, le «Siège Périlleux» par le fringant nouveau venu Galaad. Or, à partir de ce moment, tous savent qui est l’élu et, par conséquent, la vanité de leurs propres tentatives. Aussi l’intérêt du récit se déplace-t-il de la quête du Graal – que Galaad découvrira sans coup férir, sans croiser sur sa route le doute ni l’hésitation, sans le moindre combat physique ou intérieur, n’ayant qu’à suivre les signes devenus à son passage miraculeusement lisibles et exécuter les ordres surnaturellement énoncés – vers son envers, ses revers: ces inutiles chevauchées, ces épreuves absurdes, ces défis voués à l’échec que ses compagnons vont accomplir sans plainte ni réticence. L’abnégation de ces soudards est remarquable. Le conte de la quête, construit sur un principe de figuration en abyme – la Table Ronde après celle de la Dernière Cène, Galaad le Très-Pur réincarnation du Christ –, qui se voulait roman édifiant, nouvel évangile, ultime testament des traditions celtes et gaéliques, s’avère en fait, un siècle avant Dante, chronique pionnière des travaux, supplices et dérisoires prouesses des héros passés, images en dernière instance de la condition humaine – Camus s’en souviendra – mais au premier chef de celle des damnés.
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LE DRAGON ÉDENTÉ La modernité du Quichotte tient à la littéralité de ses aventures. Ni oniriques ni métaphoriques: Quichotte sait – quand tous, et Sancho, représentant du bon sens rassis, le premier, voudraient qu’il s’attaque à des hallucinations sinon absurdes du moins légendaires, géants ou dragons – que le véritable ennemi est l’outre pleine de vin ou le moulin à vent, c’est à dire les figurations symboliques et caricaturales – variations à peine déguisées d’images passées dans la langue: de l’«outre pleine de vide» au «moulin à paroles» – de la satisfaction goulue, de l’agitation vaine mais arrogante, etc. Ces types, aussi éternels que leur pourfendeur, se rencontrent dans tous les bureaux de l’administration publique, dans tous les espaces d’autorité – fisc, armée, police – et lieux de coercition physique – prisons – ou spirituelle – écoles. En outre, Quichotte n’a pas hésité à assumer sur sa propre personne le ridicule des modèles tacites, héros antiques ou médiévaux, censés justifier le statut intouchable de ces fonctionnaires de l’ordre, et à s’harnacher en chevalier-clown – au vrai, le plat à barbe renversé en guise de casque est une trouvaille insurpassable. Tel ces pantins du tiers-monde, dictateurs fantoches d’états fantômes, singeant la pompe et les simagrées de leurs anciens gouverneurs (c’est le poste qu’ambitionne Sancho) – selon la procédure, transe comprise, des «maîtres fous» filmés par Rouch –, Quichotte incarne la triste figure de nos croulantes façades conceptuelles, de nos valeurs corrompues, de nos principes rouillés de n’avoir jamais été appliqués mais brandis tels l’épée du bon droit du plus fort. Miroir, il résiste à toute parodie; aussi l’a-t-on relégué chez les inoffensifs originaux de l’asile de la littérature infantile.
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COUSINAGE Circé était tout à la fois déesse, magicienne et femme. Or le sens de ses actes varie selon le statut considéré prioritairement. Magicienne, elle détestait hommes et fauves; experte en philtres, elle les changeait en animaux domestiques. Telle est l’interprétation la plus courante – c’est à dire la plus paresseuse –: il faut l’intervention d’un dieu – Hermès – pour contrecarrer son pouvoir et défaire ses enchantements. Femme, elle est descendante d’Ève, perdition de l’homme. Par perversité ou innocence, elle est cause, donc responsable, donc coupable, des délits commis par le mâle. Dans cette interprétation, la plus spirituelle – c’est à dire la plus bête –, la figure du porc est métaphorique, ne vaut que comme connotation péjorative: la femme ravale littéralement l’homme à la bête. Pourtant, le porc est reconnu depuis la plus haute antiquité comme l’animal le plus proche de l’homme: même couleur de peau, même régime omnivore, même goût sédentaire qui les oppose aux errants et aux sangliers; plus récemment, les savants ont pu vérifier une proche proportion cérébrale, donc virtuellement une intelligence comparable. Le porc est en quelque sorte le cousin, zoologiquement parlant, de l’homme; ils sont les deux seuls animaux généralement frappés d’interdit alimentaire. Les sépare la conscience – par définition malheureuse, privilège humain de la connaissance de sa mortalité: le porc est la version heureuse de l’homme. En tant que déesse, Circé n’a voulu que le bonheur d’Ulysse et de ses compagnons – c’est chez elle qu’ils firent leur plus longue halte; le naufrage les guettait dès qu’ils quittèrent son abri. Cette interprétation est la plus paradoxale – c’est à dire la plus vraie, la plus blessante pour nos préjugés.
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LA NÉGATION DE L’ÉVIDENCE Ce qui est perturbant chez les sirènes, ce n’est pas leur chant, qui n’est somme toute qu’un appel, comparable à celui des chattes. Ulysse le savait, qui s’est fait attacher au mât, se contentant de boucher à la cire les oreilles de ses compagnons – les matelots, pour exécuter leurs manœuvres, peuvent avoir à regarder vers le haut (les nuages), vers l’horizon (la terre en vue), mais jamais vers le bas (le flot monotone, «la mer toujours recommencée») –: si bien que les marins n’ont tout bonnement pas vu les fameuses femmes-poissons. Ulysse non plus, qui les a seulement entendues et n’en a pas gardé un souvenir impérissable. (Il est aisé de vérifier cette proposition en se remémorant l’opéra mis en scène il y a quelques années à l’intérieur d’une piscine où les cantatrices étaient plongées dans l’eau jusqu’à mi-corps: l’effet était certes curieux, indéniablement kitsch, mais pas vraiment troublant). Ce n’est pas non plus – pardon Kafka – leur silence: Giraudoux a bien montré que le mutisme, de la part de divinités, peut s’avérer plus convaincant – et rassurant – que des paroles. Non, ce qui est bouleversant chez la sirène, c’est tout simplement sa queue: l’absence au-dessous de la ceinture, non pas tant de cuisses que de séparation, cette fermeture plus intransgressible que la couture tant commentée du con maternel à la fin des «instituteurs immoraux», cette obligation d’avoir à inventer une érotique nouvelle pour pouvoir jouir – non plus en elle ni d’elle, tout au plus avec elle –, cette certitude que toute expérience antérieure est inutile, ce doute même pour le plus rusé des héros d’être à la hauteur d’un tel défi – les sirènes étant aussi métaphoriques. Car la lâcheté est le plus courant corollaire de la tentation.
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INCARNATION Il y a grosso modo trois approches possibles de la parabole de Pygmalion. La première l’interprète comme une illustration de la puissance de l’amour, capable, avec l’aide bienveillante de Vénus, de réchauffer la pierre. Ce faisant, elle considère essentiellement le résultat, dans sa banalité-même – le couple caractéristique d’une conjugalité sexiste qui attribue au mâle l’autorité du créateur et à la femelle la grâce séductrice de la créature –, et se garde d’approfondir les prémisses, à savoir la relation fétichiste du sculpteur avec sa statue élue littéralement objet sexuel. La seconde y voit une apologie de la technique, voire de la science, et range Pygmalion parmi les concurrents du Créateur, aux côtés de Rabbi Loew, Cenrio, Spalanzani et Coppola, Frankenstein et autres alchimistes ou fabricants d’androïdes, dont il serait à la fois le précurseur et le modèle, puisque lui seul a su donner vie à une créature non pas parfaite, mais au moins ni mécanique ni monstrueuse. La dernière en tire une réflexion sur l’art, ou plutôt sur l’irréductible opposition entre l’œuvre et la vie, avec une claire option pour cette dernière. En se métamorphosant, en s’éveillant, en devenant femme, la statue disparaît en tant qu’artefact, trace, objet esthétique. La pierre muée en chair échappe au domaine de l’art, dont le mythe dénonce en fin de compte la vanité. Les trois interprétations ne s’intéressent qu’à Pygmalion. Que ce soit au niveau des sentiments, de l’ingénierie ou du talent, il apparaît comme l’unique agent. Resterait à connaître l’opinion de la patiente, qui en accédant à la vie se trouve frappée de mortalité – témoignage perdu: Ovide ne lui donne pas de nom et lui refuse la parole. Muettes sont les statues, et les grandes douleurs.
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COMPTE À REBOURS L’injonction de ne pas regarder en arrière – «Don’t look back!» –, d’aller de l’avant sans se laisser détourner par les doutes ni les regrets, d’abandonner au passé ce qui appartient au passé – un tel précepte induit bien sûr une idéologie, qui oriente, sur l’axe temporel, sinon l’Histoire, au moins la vie individuelle –, fut initialement proférée par Pluton, lorsqu’il permit à Orphée de tirer Eurydice du royaume des ombres. Selon ce principe, rien ne peut se répéter, rien ne peut être recommencé, tout échec est définitif – même l’attitude désespérée de Beckett, «la prochaine fois je raterai mieux», est exclue. On pourrait rétorquer qu’Orphée lui-même a contredit cet axiome, puisqu’il a continué/recommencé de jouer de sa lyre après son retour des enfers. Toutefois, les mélodies qui d’antan enchantaient animaux et plantes, qui suspendirent même les supplices des grands criminels – Tantale, Ixion, Sisyphe et les Danaïdes retenant leurs gestes et leur souffle pour ne pas troubler la pureté de la musique – ne suscitaient plus désormais que tristesse et chagrin chez leurs auditeurs. On ne peut souffrir impunément; encore moins mourir sans perdre définitivement une part de soi qui, fragile, éphémère, n’appartient qu’à l’ordre du vivant. L’ombre d’Eurydice, même rendue à la vie, était à jamais marquée par son séjour chez les morts, au point qu’Orphée, s’il l’avait regardée, ne l’eût probablement reconnue – pire, l’eût repoussée; tel était le sens de l’interdit, qui justifiait arbitrairement l’accomplissement de la séparation. Le passé est mort – passé = mort. On ne saurait ressusciter un sentiment, pas même l’amour. On ne peut que le réinventer. Le passé est fiction. La musique est songe; l’art est mensonge.
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LES ENFANTS TERRIBLES La légende de l’ange Lucifer devenu diable Satan n’apparaît pas dans la Bible – dès la Genèse, le mal est déjà présent sur terre, le Seigneur a déjà un ennemi. Ce n’est pas tant le mal terrestre – le diable, représenté sur le modèle du satyre, n’est qu’un symbole – qui est problématique – image, imparfaite, du Créateur, l’homme ne saurait prétendre à la perfection –, c’est son lien avec une révolte céleste. Avant la chute de l’homme – l’expulsion du jardin d’Éden –, il y a eu celle de l’ange. Tous deux se sont retrouvés sur terre, l’homme en bagnard, Satan en effigie. Objet de culte, modèle de tout refus, l’ange rebelle, dans sa chute infinie, commande à distance – préfiguration de l’«effet-papillon» des théories modernes; Dieu non plus n’est pas présent sur terre – ses serviteurs, démons mineurs d’obscure, sinon souterraine, origine. La création biblique opère par la parole, la nomination assure l’autorité. Hugo a poétiquement imaginé que les jurons lâchés par le Maudit au cours de sa descente aux abîmes s’incarnaient plus tard dans les grands types criminels bibliques: Caïn, Judas. Satan a multiplié les noms de ses doubles, qui habitent la terre faite enfer – lieu de souffrance, «vallée de larmes» – par Dieu lui-même. Béliar, Belzébuth, Méphisto tentent les hommes au nom de leur maître psychophage; armée concurrente de celles du ciel – «mon nom est légion» –, les diables disputent leurs proies aux laquais – envoyés – de Dieu. Entre les uns et les autres, l’homme, pantin, peut seulement choisir. Le parallélisme des destinées satanique et humaine – châtiment et chute – découle d’une cause commune: le difficile commerce avec un dieu paternel, autoritaire et surtout jaloux. Car le mal, l’excès, était au cœur de l’amour divin.
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L’ARBITRAIRE DU SYMBOLE
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L’ALLIANCE RENOUVELÉE L’arc-en-ciel, dans son bariolage-même, s’oppose au noir et blanc de l’écriture, de l’encre sur le papier. Il est d’essence picturale, non scripturale. La pure couleur paraît intraduisible en mots, au delà de sa simple nomination. Car le langage, contrairement à la peinture, ne connaît pas l’abstraction: tout lexème a un référent, matériel ou conceptuel. Glossolalies et lallation appartiennent déjà à la musique, plus au langage. Aussi, sauf à pratiquer la répétition ou la paraphrase, un texte s’attachant à rendre une couleur est condamné à jouer de l’allusion ou à broder, à diluer son thème dans des associations, à le noyer, à se faire commentaire, surplus, excroissance linguistique parasite. L’écrit, niant l’abstraction, la gratuité, le nonsens de la couleur en soi, tâche d’appréhender une valeur, symbolique, portée par la tache colorée. Celle-ci est indissociable d’objets qui l’arborent, aléatoirement ou idéologiquement sélectionnés. La signification est projetée sur eux. Le sens est préjugé, sophisme fondé sur le syllogisme: les baies de la belladone sont rouges, la belladone est un poison, on peut donc légitimement associer le rouge au poison; or rouges sont également les grains de groseille… Ce n’est pas tant le signe linguistique qui est arbitraire que le réseau sémantique tissé à son entour, voire l’idée même d’un sens. Arbitraire la symbolique, irrationnelles ses justifications. Comment donc recréer verbalement une couleur? Sans faire appel à une symbolique aussi dogmatique que dépassée? Sans prophétiser, sans fixer de vertiges ni inventer un nouveau dictionnaire des correspondances, comme Rimbaud; sans gloser homophoniquement le sens à partir du son, comme Leiris. Bien qu’il ait pris le parti de ne travailler que sur des choses concrètes, Ponge a indiqué une voie: passer l’éponge sur le sens pré-défini et se laisser imbiber par l’usage, traduire en mots les radiations lumineuses que l’objet émet ou réfléchit, imprimer le reflet verbal d’un reflet visuel. L’arc-en-ciel, né de la rencontre du soleil et de la pluie, devient visible quand tous deux s’effacent: il faut tourner le dos à l’astre, le déluge doit se condenser en humidité. Spectre solaire, il est décomposition de la lumière blanche; mon arc-en-verbe sera recomposition, aussi gratuite et inutile que son modèle. Toute création est narcissique. Mécréant, je m’écris.
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ÉCLAT DE LA GRENADE Le rouge est la couleur par excellence, affirmation précaire de la vie sur fond de néant ténébreux. Le rouge ne saurait être que vif. Le rouge est inséparable du sang dont il tire ses qualités existentielles: voué à retourner au noir en séchant, il en est issu, né des entrailles, des profondeurs obscures prohibées au regard, sous forme de monstrueuses menstrues, de fœtus mal foutus, de sanguinolente gésine, genèse inlassablement recommencée. Vie naissante, levant, il a la rondeur parfaite de l’informe, nouvelle lune: crâne et face. Vie mourante, couchant, il s’effiloche en «ruisseaux», en veines d’écorché, en piste de gouttes. Né pâté, le sang aspire à finir écriture. C’est parce qu’il est condamné qu’il peut acquérir un caractère d’absolu. Mais c’est par abus qu’on l’a élu couleur de l’interdit. Rouge est humain, par opposition à toute notion de système. Rouge est le vin, le tempérament; rouge est la chaleur, la température; rouge est le désir, la lutte contre le temps. Rouge est la couleur de l’espoir. Ce n’est que par obscurantisme que l’on a déformé la libido au point de faire de la rougeur l’indice de la honte, la nuance de la pudeur, de la prescience du péché. Rouge est la chair, teinte scatologique, périssable, putrescible, éphémère. L’écarlate est un éclat, le cramoisi une flambée, qui ne perdure que dans le souvenir, caillot que la lumière urticante a provoqué sous la paupière. Le rouge est assimilable à la fleur qui le déploie vainement parmi les cultures: le coquelicot. Il en a l’arrogance, et l’humilité. Il résume la «liberté couleur d’homme» chantée par Breton. De la vie, il déclare l’ivresse, le cœur battant, les lèvres entrouvertes. Il est la couleur du refus, et d’abord celui de la mort. Il est le chant du coq, sa crête dressée, son ergot sum. Il est le fanal du futur, l’ostensoir du passé, l’envers anagrammatique du jour entre deux nuits, l’éruption, la maladie de la vie, l’acné de la révolte, la mortalité des pensées. Le rouge, trace délébile, dénonce l’erreur, la faute, l’imperfection. Le rouge est diable contre Dieu. Avant-dernier sommeil, agonie, il colore les trous «au côté droit». Mais, couvant sous la cendre, il est la braise pas encore éteinte, la promesse du phénix. Rouge est mon amour, son «dur désir de durer»; rouge est la communion, sang et chair; rouge est, non pas la révolution, le feu destructeur, juste le peu que je peux.
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LE LION DANS L’ALLUMETTE L’orange est la couleur du feu. Avant tout du feu céleste: «la terre est bleue comme une orange»; couleur d’éclair, l’orange est orage, or de l’ange, sa trompette cuivrée, son épée dévastatrice, sa foudre. L’orange s’attaque à toutes les couleurs et n’en laisse que noir et cendre, débris calcinés après l’incendie, rameaux nus après la flambée de l’automne. Orange est la flamme, la langue du feu, sa menace crépitée plutôt que proférée. Orange est le feu clignotant, le flamboiement annonçant l’extinction, l’apothéose avant l’apocalypse. Orange est l’incandescence rampante de la mèche avant l’explosion, la crinière du lion avant le claquement des mâchoires, le bond du gibbon avant de tomber dans la cage du tigre, le crépuscule. L’orange, ver dans le fruit, jaillit sans crier gare, d’un tison rongeant sourdement les couleurs de l’insouciance, profitant d’une secrète fatigue de la lumière, d’une sournoise sécheresse infiltrée sous la verdeur végétale, d’une multiplication subreptice des cheveux blancs réclamant la teinture. L’orange, dernier souvenir de la vie flamboyante, flambant neuve, avant la ruine consumée, la carbonisation, n’est que le moyen, pas la cause. La guerre est inséparable du feu: on dit «faire feu» aussi bien pour la pression sur la gâchette que pour le largage des bombes. Paysages brûlés, villes détruites, cadavres noircis témoignent du passage de l’orange, mais la première flamme a été allumée au sommet des tours des raffineries. La terre, de bleue, s’est faite orange. Amère. Le «Nouveau Monde» avait été pris pour le Paradis avant de devenir Amérique. Jadis l’oranger était l’arbre d’Eden, qui donnait des fruits en plein hiver, niait le cycle des saisons. L’orange était promesse de rotondité, de fécondité, tant que les jeunes filles se tressaient des couronnes de ses fleurs sur le modèle des lauriers de leurs héros vainqueurs. Or aujourd’hui les lauriers sont coupés, le jardin a brûlé, les fruits d’or, météores chus, gisent au sol. Les derniers feux, follets, naissent de la combustion spontanée de putrescences accumulées sous la terre devenue cimetière. Personne ne prête plus attention aux buissons qui s’embrasent sans motif. Faute de comprendre le sens de la flamme que j’entretiens, son aspiration à monter, je me contente, incrédule, de la contempler.
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AU FOND DU TAMIS Le jaune évoque immanquablement la sécheresse du désert, la stérilité de l’or. Il a fallu au renard rien moins que son apprivoisement pour apprécier la blondeur des blés. Jaunes sont les reflets terrestres de l’insoutenable brillance du soleil. Objet de culte ou de fétichisme, le jaune dépasse notre entendement; lumière et chaleur, il est précisément la part maudite, inhumaine sinon divine. Jaune est la tentation, jaune la trahison, jaune le piège. Il révèle l’acidité tapie dans le citron, l’amertume ictérique épanchée par la bile, l’odeur méphitique émanant du pacte méphistophélique. Le jaune est luminosité, inabsorbable; en quelque mesure l’opposé du liquide: la soif qu’il connote reste à jamais inassouvie. En revanche, il est friable: la pépite est plus rare que la poudre, le rayon se matérialise en particules, le temps s’écoule en sable et tout finit en poussière. Le jaune est pulvérisation minérale de la vie. Jaunes sont les étoiles sur l’écrin de la nuit. Solaire, le jaune se fond en bleu en touchant l’atmosphère. Un jaune naturel est somme toute indémontrable, axiomatique. Il vire au blanc dès que l’on en mout les grains. L’or lui-même a fait place à la pure abstraction des nombres. L’«âge d’or» est mythique; comme les pommes du jardin des Hespérides, la toison du bélier de Colchide. Flaubert obtient le «jaune» de Salammbô en mélangeant la préciosité, autant du lexique que des bijoux, l’ancienneté, à cheval entre l’historique et le poussiéreux, et le méridional, dont il ne retient que l’aspect désertique, voire saharien. Van Gogh lui-même, qui s’approprie la couleur jaune, l’accapare, l’actualise, part de poses mythiques, pauses mystiques, de Millet, qu’il débarrasse au cours de son œuvre de leur obscurité terreuse jusqu’à obtenir l’irradiation rutilante de ses tournesols, «soleils» poussés sur terre. Or le jaune de Van Gogh est miné par la maladie: la «maison jaune» d’Arles ressemble à celle «du pendu». Vincent souffre; il étale le soufre; pas de transmutation alchimique, plutôt une «insurrection» fiévreuse. Ses tournesols brûlent la terre comme ses étoiles incendient la nuit. Comme le jaune des moissons gît sous la verdure des champs, celui de l’or, motif de toutes les tueries, pointe sa convertibilité théorique sous le vert des dollars. Parmi tant de paille, je cherche encore une aiguille pour m’orienter.
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VÉGÉTER Le vert est la couleur intermédiaire, la quatrième de l’arc-en-ciel, qui sépare tons chauds, du feu ou de la terre, et tons froids, de l’air ou de l’eau. Le vert est la couleur végétale, simultanément enracinée au sol et irrésistiblement poussée vers le ciel. Mais le ciel est hors de portée, même des plus hautes branches. Le vert est condamné au terrestre, à la surface, à l’«interface». Nourri de l’humus, donc de la putréfaction, donc de la mort, le vert est la résurrection. Par ailleurs, le vert est discrétion: couleur de l’herbe ou de la feuille, jamais de la fleur, de la séduction, de l’ostentation. Il est la teinte prolétaire. Par contre, il est camouflage, le kaki militaire se répand, quasi florissant. Ainsi le vert couvre ou cache quelque-chose. Il convient de s’en méfier: «l’eau qui dort» n’est qu’une de ses matérialisations. La sagesse populaire prévient contre les yeux verts, pers, vipérins. Félins plutôt, tenant du sphinx, énigmatiques donc dangereux comme tout ce qu’on ne comprend pas. On craint le vert parce qu’on l’envie: vert est, plus qu’une couleur, une qualité, une force; vert dit jeunesse, immaturité, inexpérience, mais aussi promesse, vigueur, puissance dans tous les sens du terme, y compris ou surtout sexuel. Le vert qui abrite le ver, né de la décomposition, est paradoxalement la couleur de l’avenir – l’antithèse du rose. Il est même la véritable teinte de l’utopie: le modèle édénique est un jardin, image d’une nature humanisée, ni volcanique ni désertique, contrastant autant avec la sauvagerie brute qu’avec la civilisation urbaine. Le vert est un leurre. Il peint une nature réinventée, artificielle. Il est publicité: de la menthe synthétique des saveurs rafraîchissantes au feuillage persistant des plantes en plastique. Or, avant d’être une couleur, le vert était une fonction: chlorophyllienne; soit, à l’échelle de la planète, pulmonaire. Il n’est plus qu’un mythe: vert indice anachronique de poésie. Il suffit pourtant de sortir de la ville, marcher dans la campagne, fouler, pieds nus, le tapis d’herbe, pénétrer sous le couvert des arbres, se perdre en forêt, se laisser envelopper par la verdure, car la lumière même est filtrée par les frondaisons, s’y blottir, pour renaître. Il n’y a d’au-delà que le vert. On dit: «se mettre au vert»; moi qui n’ai «mousse amassé», j’attends la retraite, retrait, non pas du monde, mais en son sein.
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L’ÉTENDUE DE L’INFINI Le bleu est la couleur céleste. Dieu l’a répandue presque exclusivement dans ses nuées et n’en a parcimonieusement laissé tomber sur terre que quelques gouttes, bleuets, pervenches, myosotis, perles chues d’un collier de cérule cassé. Les «fleurs bleues» connotent l’ingénuité sentimentale, la simplicité spirituelle, voire la simplesse, l’angélisme. Le bleu terrestre est réservé aux lointains, à l’horizon. Le bleu est toujours hors d’atteinte. Il est la couleur de l’«ailleurs». Les yeux bleus, «d’amoureux», reflètent la non-appartenance au rude sol rugueux, à la rocheuse réalité; ils irradient légèreté et distance, la mémoire icarienne du vol. Régnant au delà des plus hautes cimes, le bleu est la première couleur vraiment froide: il est issu du blanc, il naît quand la neige devient glace. Il est inhumain; porteur du froid létal, il dépasse le décès, il est teinte d’outre-mort: la glace ne permet pas la décomposition, le renouvellement, elle suspend le vol du temps, elle conserve, elle fige, fixe la mort. Le bleu est la couleur de l’éternité. Le ciel, vu de la terre, est trop changeant, parcouru de nuages aux formes fantasmagoriques, trop prêt à se couvrir, à devenir gris, à pleuvoir. Il faut découvrir le bleu au-dessus de la barrière des cumulus accumulés. De même, c’est à tort qu’on peint la mer bleue: bien qu’elle reflète le ciel, elle est trop agitée, ondulante, «toujours recommencée», pour tenir la teinte et varie sans cesse du turquoise au turquin; c’est vue de dessous que sa surface apparaît véritablement couleur de saphir. Le bleu doit toujours être cherché en haut. Il nous oblige à lever les yeux. «Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent»… Mais il n’y a pas d’audelà de l’infini: on se perd, on fond comme un «poisson soluble» dans l’azur. On a bien essayé de tailler un bleu humanisé, dompté, domestiqué, marqué à l’égal des troupeaux, délavé et soi-disant inusable, adapté à l’esprit de la terre: un bleu djinn. On en a fait l’uniforme des prisonniers et on a transformé l’Eden en bagne. Presque tout le monde porte aujourd’hui cet ersatz de bleu, caricature de dieu, engonçant le corps comme une carapace. «Authentique imitation», la serge bleue ne fait qu’aviver le regret des ailes. Nommément pris à parti, je ne peux souhaiter mieux que de voir le ciel me tomber, «comme une vitre lourde», sur la tête.
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L’EMPREINTE DE LA NUIT L’indigo est la couleur oubliée: ni primaire ni secondaire, elle est en surplus dans le spectre, trop proche du bleu pour paraître plus qu’une nuance. On ne sait comment la distinguer radicalement, donc on l’omet ou on l’oublie. Il y a pourtant du bleu à l’indigo le même écart qu’entre le jour et la nuit: le cinéma a mis au point précisément le filtre qui bleute toutes les tonalités de façon à leur imprimer en plein jour une coloration nocturne sous l’appellation «nuit américaine». L’indigo appartient ainsi autant à la dimension temporelle, résolvant la dualité, rivalité, guerre de succession entre le diurne et le nocturne, qu’à la physique des ondes lumineuses. Il est la teinte «non-solaire» du prisme, pré-aurorale ou post-crépusculaire. Un bleu issu du noir. Il est avant tout une teinture, utilisée du Sud au Nord du continent africain, pour les tissus, du pagne au voile. Antithétique de la lumière du soleil, l’indigo est censé protéger des rayons de l’astre absorbés par le vêtement. Les «hommes bleus» de l’Ouest saharien se passent la peau à l’indigo, lui donnant la troublante matité d’un métal vif. Nocturne, et même proprement lunaire si l’on considère le manque de clarté que ce satellite dispense, il s’oppose à la chaleur comme à la lumière. La présence de l’indigo en Afrique est due, autant qu’à son utilité, au fait que là seul on ait pu concevoir qu’un arbre fournisse une ombre si dense qu’à travers son feuillage on puisse «apercevoir, parfois, en plein jour, les étoiles». Il est une couleur paradoxale, assez proche de l’ombre, de l’éclipse. L’indigo est un oxymoron: «obscur de lune» ou sombre clarté tombée des étoiles; lointain parent du «soleil noir de la Mélancolie» du ténébreux «Desdichado». Mais, à l’encontre du pauvre Gérard, l’indigo récuse toute connotation de tristesse et se dresse fièrement et joyeusement contre le jour. Il est aussi cousin du bleu prussique, tirant peut-être de la langue allemande une conception masculine de la lune et de ses sortilèges. Toutefois la cyanose, mortelle pour une peau blanche, semble endurcir la peau nègre. L’indigo est couleur de nuit, mais d’une nuit victorieuse. De l’Afrique exploitée, colonisée, spoliée, massacrée, réduite en esclavage, affamée, continent noir en passe de devenir tache blanche sur la mappemonde, j’ai rapporté l’indigo qui coule depuis dans mes veines.
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COURONNE DE RONCES ET DIADÈME DE MÛRES Le violet est la dernière couleur avant l’au-delà du visible, l’«ultraviolet», le trop sombre pour être couleur. Simultanément, et contradictoirement, il résulte du mélange du proche bleu et du lointain rouge, refermant en cercle le spectre coloré, éliminant «infra» comme «ultra». Pâle, il est parent du bleu: les tons mauves ou lilas sont floraux, printaniers. À mesure qu’il fonce, il se fait solennel et se rapproche du rouge: le camail épiscopal côtoie la pourpre cardinalice. Le violet est pompe. Il est la couleur de la Passion dans sa dimension morbide; il prédit le terme. Il peint la maturité: attribuant la douceur molle de la chair à la peau, et généralisant la teinte de la quetsche à la famille entière du fruit, on associe prune à la femme mûre, «lourde, lente», au dernier stade du désirable avant l’état noir, ridé, racorni du pruneau. En outre, le mot, «dans la première partie duquel on peut démêler psychanalytiquement» un «programme», une promesse de viol, contient une violence contenue. L’érotique du violet, liée sinon à la mort à la souffrance, est dans tous les cas trouble. Le violet n’est pas maladif dans la mesure où il est l’opposé du blême, mais il n’est pas non plus sanguin; ni mort ni vif, annonçant le deuil, il est la couleur de l’agonie. Il est issu des profondeurs, l’obscur a laissé sur lui son empreinte; il est épais, onctueux, presque liquoreux. L’améthyste, dans la limpidité de son eau, est une pierre paradoxale: elle manque d’opacité; le violet semble plus dans son élément quand il teinte l’agate, l’onyx ou l’obsidienne. Il manque de brillant. Il est une couleur fanée, attachée au passé: nos grands-parents écrivaient à l’encre violette. Il est la couleur d’hier. Sa lourdeur, son élégance trop cérémonieuse le rendent, sinon anachronique, suranné. Pas vraiment démodé, car il est hors de toute mode, il est surtout immodeste. La violette, qui pousse, sauvage, littéralement «à tout bout de champ» et dont on fait des bouquets à deux sous, est la version gamine, voire canaille, du violet. Elle ne saurait démentir à elle seule les caractères de la couleur tels qu’on les trouve dans d’autres fleurs: son côté guindé, chez l’iris par exemple, luxueux, comme la pensée, souvent lisérée de doré, luxurieux même, voir certains catleyas. Si son faste me rebute, je sais qu’avec l’âge je devrai le boire: il est la lie de mes vains vingt ans.
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TROIS ÉTUDES DE PHOLDULOGIE* PLUS DEUX
*La pholdulogie est une branche de la ‘pataphysique créée par Alfred Jarry, qui se penche plus particulièrement sur les mécanismes de l’imagination, aussi bien comme perception médiatisée et interprétée du réel ou du virtuel, que comme création, production d’images, verbales ou iconiques, assumées en tant que telles. Elle se distingue toutefois de la discipline sur laquelle, telle l’orchidée, elle s’est greffée pour fleurir, dans la mesure où, plutôt qu’une «science des solutions imaginaires», elle se prétend analyse critique, «conscience des problèmes imaginaires» qu’elle diagnostique sans les résoudre.
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DES BEAUX-ARTS CONSIDÉRÉS COMME
UN ASSASSINAT Comme son nom l’indique, la «culture d’élite», ou «culture cultivée», représente une partie du champ culturel caractérisée, plus que par quelque trait spécifique des objets qui la composent, par son accès réservé. Pourtant, les consommateurs qui sont privés de sa jouissance, le «grand public», reconnaissent sans la connaître cette part de la culture dont ils se désintéressent faute d’en comprendre le sens ou l’utilité. Il y a donc consensus quant à la distribution du champ indépendamment de la répartition inégale d’une «disposition esthétique» pour l’apprécier, tant il est vrai que l’action la plus criminelle du pouvoir, qui ne s’exerce jamais que négativement, consiste à convaincre les dominés de la légitimité de la domination, si bien que les opprimés participent à leur propre oppression. Toutefois, le champ accompagne l’évolution des structures sociales et sa division ancienne entre culture érudite, des «clercs», culture moyenne, du pouvoir, et culture populaire, a fait place à une culture de masse qui envahit rapidement tous les secteurs de la pyramide. La culture érudite ne représente plus qu’une marge non encore intégrée par la culture de masse. Le privilège véritable n’est plus tant constitué de capital symbolique que de temps pour en jouir et transformer l’objet esthétique en outil de connaissance du monde, voire en matière première de création. Il est hors de doute que c’est la pauvreté et la paresse mêmes de la disposition esthétique traditionnelle, tant aristocratique que bourgeoise, où primaient en dehors de tout raffinement le plaisir et le divertissement, qui ont installé le confort d’une consommation passive et assuré l’expansion de la culture de masse. Celle-ci, néanmoins, garde les traits de l’ancienne culture moyenne du pouvoir, celle qui définissait l’«honnête homme», en particulier le conservatisme des références. Quant au statut des producteurs, qui ont gagné très tardivement leur indépendance en tant qu’«artistes» parce qu’ils n’ont pas souhaité, se satisfaisant des privilèges mondains que le principe de la «commande» leur octroyait, la conquérir plus tôt, il oscille entre la servilité des anciens courtisans et la malédiction des hérétiques. L’Histoire nous apprend cependant que souvent le décès ouvre les portes du succès aux artistes «maudits». Toutefois, cette reconnaissance post mortem a son prix: le sens même de l’œuvre, son originalité, a priori proportionnelle à l’insatisfaction, voire la révolte, qu’elle exprime, sont oblitérés au profit des valeurs traditionnelles que justement elle refusait. Ainsi la peinture de Van Gogh, «suicidé de la société» qui ne parvint jamais à exposer de son vivant, est aujourd’hui reproduite jusque sur les boîtes d’assortiments de chocolats fourrés, mais appréciée 93
surtout pour le réalisme de sa figuration. Le rapport aux images, moins abstraites que les mots, s’avère un enjeu socio-culturel et politique particulièrement polémique et disputé au cours de l’Histoire des sociétés jusqu’à nos jours. Les Beaux-Arts se distinguent aussi bien des arts «codés», dont la consécration sous le haut patronage des Muses remonte à la plus lointaine Antiquité, que des images photographiques, animées ou non, réservée à la diffusion de l’information documentaire ou de la fiction narrative jouée. Les Beaux-Arts, impliquant la conscience d’une autonomie des moyens et des formes produites, n’ont pu naître que lorsque leur fonction narrative, au service principalement de l’Église désireuse de toucher un public analphabète, a été abandonnée. C’est au moment où ce rôle est assumé par les techniques d’images reproductibles qui constitueront les moyens de communication de masse que les Beaux-Arts s’émancipent définitivement. Mais le processus historique s’accélère et en une génération, au tournant du XXème siècle, on voit les peintres conquérir l’autonomie de la couleur, renoncer à la figuration et en venir à se mettre en cause au niveau conceptuel de la production du sens. Pourtant, un siècle plus tard, on constate que les Beaux-Arts ont survécu et que, si l’«académisme» pictural a évolué, la peinture traditionnelle continue de se produire et de s’enseigner, comme si ni Malevitch, ni Picabia, ni Duchamp, n’avaient jamais existé. C’est qu’il existe un marché de l’art sur lequel les considérations esthétiques théoriques n’ont guère de prise: les toiles des peintres surréalistes les plus provocateurs, sinon «révolutionnaires», ne sont pas à l’heure actuelle les moins cotées. De plus, le statut d’«artiste» est suffisamment lucratif, en termes de capital symbolique, pour que les producteurs participent à cette fraude conceptuelle où l’art se survit à lui-même après avoir perdu son aura, à l’instar des masques «primitifs» africains et océaniens fabriqués de nos jours en série après avoir perdu leur sens et leur fonction religieuse. Le collectionneur est en quelque sorte, aujourd’hui que les voyages exotiques sont à la portée de toutes les bourses, le véritable touriste de luxe. L’art est un «paradis», sinon fiscal, privé. L’art recouvre un domaine qui chevauche le champ de la culture et celui des «signes extérieurs de richesse», des investissements à long terme et du blanchiment d’argent. Entre musées, revues spécialisées, galeries et ateliers, tout un réseau s’organise pour assurer la convertibilité du capital symbolique en capital financier et vice-versa. Le commissaire d’exposition , le critique et le «marchand» en sont les pièces principales; l’artiste n’est qu’un bouffon, autorisé à imiter les riches, ses clients, et à se prendre pour un dieu. Il faut en outre garder présent à l’esprit que le concept d’art a commencé par dénoter une simple technique, sens qui demeure dans l’expression «arts et métiers». Les Beaux-Arts opposaient le talent de leurs artisans, producteurs d’images matérielles, de traces, à l’inspiration des poètes, danseurs et musiciens, créateurs sous les auspices des Muses d’images ineffables, de gestes. L’extension du mot «artiste» au XVIIIème siècle a entraîné la promotion des 94
«Beaux-Arts» mais n’a pas totalement aboli l’opposition: alors qu’il n’existe pas encore d’enseignement de la poésie, à tout le moins dans le but avoué de former des poètes, la peinture ou la sculpture s’apprennent, tant au niveau de la technique que sur le plan de l’esthétique. L’Histoire a réinventé un «univers des formes» où la conscience esthétique est censée éclore dès l’aube de l’humanité. La découverte à la fin du XIXème siècle des arts «primitifs», puis au milieu du XXème siècle de l’art «brut», à quoi s’ajoute la récupération muséologique de tout objet manufacturé, devaient déboucher sur le développement de l’apprentissage «artistique» précoce et favoriser l’enseignement du dessin dès l’école primaire. Cette activité d’«éveil» n’obtiendra malgré tout jamais la reconnaissance des instances de consécration dans la mesure où le dessin d’enfant est trop «courant», trop peu rare pour pénétrer sur le marché de l’art où il ne manquerait pas de provoquer inflation et conséquente dévalorisation, voire krach. L’art infantile, tel que l’école le promeut, est d’ailleurs souvent peu créatif: imitations d’images existantes, dessins à thème imposé, illustrations de textes, pour ne pas parler des caricaturaux tableaux de nouilles. C’est encore à des fins psychopédagogiques et psychiatriques que les œuvres d’enfants sont prises le plus au sérieux. L’enfant-artiste est un mythe creux, survalorisation inflationnée d’une pseudo-spontanéité, motif de bonne conscience sans conséquence: la scolarisation et le primat des matières «fondamentales», langue maternelle et mathématiques, auront tôt fait d’étouffer l’artiste velléitaire dans l’enfant décervelé. Si toutes les études consacrées à la «créativité» concluent à la permanence tardive de traits infantiles chez les artistes examinés, il faut interpréter cet infantilisme plutôt comme l’absence ou influence moindre de la censure, alliée à un narcissisme exacerbé, que comme une propension spontanée à la création. La formation scolaire et universitaire, y compris la formation artistique académique, doit être considérée, sans complaisance dans l’«illusion pédagogique», comme l’application de techniques d’étouffement, écrasement, assassinat de l’enfant dans l’enfant. L’adulte «normal» a dû tuer très tôt l’enfant en lui. L’enseignement artistique, en créant la fiction d’un enfant artiste spontané, puis en réduisant sa créativité à l’imitation, avant de l’anéantir totalement en la remplaçant par une batterie d’aptitudes scolaires, accomplit la plus large part de cette mise à mort. Mais l’effort même d’affirmer une valeur idéale de l’activité artistique en dehors de toute considération du champ, de tout critère d’évaluation, falsifie le caractère virtuellement révolutionnaire de l’art en tant qu’activité gratuite et socialement inutile. Car contrairement à ce que les instances de consécration, musées, Histoire de l’art, culture scolaire, esthétique, voire artistes eux-mêmes, aimeraient faire accroire, l’art n’a, jusqu’à présent, jamais bouleversé quoi que ce soit. Au niveau de la sensibilité et de l’imagination, le surréalisme aura eu plus d’influence sur le développement de l’iconographie publicitaire que sur l’esthétique figurative; quant 95
à son engagement politique, il est oblitéré par une récupération de grande envergure où sélection, censure et amalgame faussent toute approche. Surtout, on sait aujourd’hui que l’art n’entraîne pas un progrès moral, ni à l’échelle sociale ni sur le plan individuel; l’art est aussi compatible avec les manœuvres douteuses sinon frauduleuses de la haute finance qu’avec certains comportements exceptionnellement sadiques de gardiens de camps d’extermination. Cette constatation, rappelle George Steiner, oblige à reconsidérer la culture dans son essence, éventuellement à la redéfinir. Les notions de plaisir ou de jouissance, souvent invoquées pour décrire l’expérience esthétique, non seulement paraissent indélébilement entachées de subjectivité et par conséquent impossibles à élargir à des publics socialement et individuellement très différenciés, mais surtout, étant donné l’état du monde et les conditions de misère extrême dans lesquelles vit plus de moitié de la population mondiale, offrent une troublante similitude avec les fictions sadiennes, qui orchestrent des personnages enfermés dans un château à l’écart du monde pour y pratiquer leurs expériences et postures sensuelles où la volupté est inséparable de l’exercice de l’oppression. L’inutilité profonde et l’innocuité apparente de l’art n’ont jusqu’à présent servi qu’à évacuer le problème de l’évaluation et de ses critères internes, indépendants du marché, c’est à dire à vider l’esthétique de toute fonction si ce n’est de fournir une caution idéologique aux pouvoirs en place. Il serait pourtant concevable de poser une fonction proprement iconique de l’art, où l’image n’aurait de valeur qu’en tant que telle, c’est à dire une valeur proportionnelle à son degré d’interprétation au niveau du sens, et de stylisation, écart entre la représentation et le visible, à celui de la forme, les deux niveaux n’étant jamais totalement dissociables. Or l’art et son enseignement participent à ce laminage du sens critique, et conséquemment autocritique, qui maintient en place un modèle conservateur, en vérité anachronique. Sans compter les tableaux en série, poulbots pour touristes à Paris, paysages africains pour nostalgiques des colonies, qui rivalisent avec les aquarelles d’artistes du dimanche, les croûtes, cautionnées par des catalogues où le pédantisme le dispute à l’hermétisme, constituent indiscutablement la majorité des œuvres picturales produites, sinon vendues. Peut-être faut-il, comme le suggérait Brecht, abandonner sans regret le concept d’art pour en conserver le principe actif, et instaurer une esthétique de l’effet produit, où le choc serait privilégié par rapport au plaisir, qui est aussi reconnaissance par le consommateur du désir de l’artiste de plaire. Plaire est, professionnellement, le souci de qui vit de la prostitution, et la prostitution intellectuelle ou artistique, bien que moins répudiée que l’autre, n’est pas moins pratiquée. Les Beaux-Arts sont des arts de Salon, dans tous les sens du terme car la collusion lexicale entre espace d’exposition public et espace de réception privé n’est pas fortuite, tendant à faire de la peinture un «art décoratif». La différence clamée entre l’École des Beaux-Arts et celle des «Arts Déco», avec comme corollaire 96
l’opposition entre artiste et artisan, recouvre seulement une inégalité d’origine sociale au niveau du recrutement et surtout de statut et de cote virtuelle sur le marché des biens symboliques. Or l’artiste et sa production picturale peuvent et doivent revendiquer un autre statut et une autre fonction sociale, en faisant jouer d’autres critères esthétiques: d’abord, la gratuité véritable, qui permettrait d’en finir avec le commerce de l’art et ses marchands installés au centre du temple, ensuite la voyance, capacité poétique de voir l’au-delà des apparences ou du moment présent, qui restituerait à l’imagination sa fonction utopique et prophétique. Victor Brauner a peint son autoportrait à l’œil crevé sept ans avant de se faire éborgner. Le pauvre Vincent a peint sur la base d’un violent contraste un café «où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes»; plus tard, deux jours avant son suicide, un champ de blé au sol imbibé de sang attirant une nuée de corbeaux; il attribuait à la folie sa conscience obscure d’être la future victime de ces assassinats révélés par les tableaux. Peut-être, en dernière instance, la valeur la plus importante de l’œuvre de Van Gogh tient-elle, bien plus qu’à sa cotation internationale, aux commentaires inspirés qu’elle a suscités, parmi lesquels se détache bien sûr l’extraordinaire poème d’Antonin Artaud. L’apprentissage esthétique devrait déboucher sur la créativité véritable, où la vision précède la révolution, au moins au niveau des mentalités, et où, si personne n’a de talent, chacun possède un don qu’il lui faut développer. La valeur de l’art est d’ordre poétique: c’est parce que la peinture produit des images, des succédanés de réalité, que les Beaux-Arts participent à la tâche d’entendement et de transformation du monde entreprise par l’homme, par tous les hommes. Dès que le pain sera assuré à toute la population, la peinture, comme la poésie, pourra «être faite par tous».
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DE LA CULTURE CONSIDÉRÉE COMME
UNE DROGUE Les mots, en nommant, n’expliquent ni ne dévoilent la réalité des objets évoqués. Ils créent des doubles, images codées, aussitôt inscrites dans un discours où elles gagnent un sens fictionnel, une existence linguistique. Outre la dénotation, les mots sont porteurs de valeurs, connotées, correspondant à l’interprétation idéologique du monde par la classe au pouvoir, valeurs fluctuantes selon la situation historique. Car le langage est d’abord véhicule de l’idéologie, instrument du pouvoir, instauration d’un consensus quant au sens et aux valeurs de la fiction sociale nommée réalité, autour duquel la communication peut s’établir. Connotations des mots et fiction sociale associée évoluent selon les flux et reflux de l’Histoire. Ainsi le mot drogue n’est-il porteur d’aucune connotation négative jusqu’au milieu du XXème siècle. Il désigne les ingrédients entrant dans la composition des potions, décoctions, onguents et autres préparations médicales, y compris ceux qui seront plus tard rangés dans la catégorie des stupéfiants. L’emploi péjoratif, ou plutôt ironique, du terme n’est qu’un signe de méfiance ou d’incroyance à l’égard de la médecine, pratique plus empirique que science exacte. La vente des drogues n’est au XIXème siècle pas soumise à réglementation et Baudelaire peut se fournir à volonté chez son pharmacien en substances importées ouvrant les portes des «paradis artificiels». Narcotiques, euphorisants et hallucinogènes font partie des drogues aux côtés de l’arnica, des compresses camphrées et des tisanes; par contre, Baudelaire classe sans hésiter le vin parmi les stupéfiants qu’il étudie, comparant ses effets et ses mérites avec ceux du haschich. En changeant au XXème siècle de connotation, désormais nettement péjorative, le mot drogue change également de dénotation et ne désigne plus que les stupéfiants, objets de législation et prohibition. La drogue se définit apparemment par des caractéristiques médicales, psychologiques et comportementales, au niveau des effets de sa consommation. Ceux-ci, fort divers selon les drogues considérées, du narcotique opiacé aux champignons hallucinogènes en passant par le chanvre euphorisant, peuvent être regroupés autour d’un trait commun de déviance par rapport à une norme sociale. Cette définition reste très superficielle puisqu’elle n’inclut pas les drogues légales, telles que le vin, les alcools distillés, le tabac, le café, entre autres, dont les effets sont pourtant comparables et qui ont ponctuellement fait l’objet de prohibition. La justification officielle de l’interdiction repose sur les dangers d’accoutumance et de dépendance qu’une consommation répétée engendre, effets à long terme 99
vérifiables également pour les drogues légales. En fait, ce danger n’a été invoqué qu’à partir du moment où, suite aux manœuvres militaires colonisatrices ou d’occupation aux quatre coins de la planète, la consommation s’est élargie au point de toucher, dans les pays dominants, occidentaux, les couches populaires, particulièrement les plus socialement défavorisées. La distribution massive des drogues s’accompagne de deux phénomènes parallèles: d’une part, le «coupage» et mélange des ingrédients de base avec des compléments chimiques; d’autre part, le développement d’une économie parallèle de grande envergure dont les bénéfices sont multipliés par la prohibition. Si bien que la considération, voire la définition, de la «drogue» du strict point de vue médical en falsifie l’approche: la dimension socio-économique différenciera produits et filières selon le consommateur visé. La drogue est ainsi une réalité inaccessible. Au niveau «macro», elle implique la prise en compte de facteurs aussi divers que la place de l’économie parallèle dans l’économie-monde, le blanchiment d’argent, le contrôle bancaire à travers les investissements et surtout l’exploitation néo-coloniale des pays producteurs qui amène à des situations paradoxales où des mouvements révolutionnaires, pour lutter contre des dictateurs-fantoches mis en place par l’administration américaine, se financent par le trafic auprès de relais protégés par les services secrets américains, par exemple. Au niveau «micro», les motivations pour la consommation individuelle varient en fonction d’un habitus et d’une trajectoire, mais aussi d’une plus ou moins grande sensibilité aux substances. La drogue a ses mythes propres et sa culture; or si Rimbaud a sans doute écrit certains poèmes sous l’influence du haschich, comme «Matinée d’ivresse» qui s’achève sur la formule «Voici le temps des assassins», on peut compter sur les doigts les consommateurs de haschich ayant décrit des visions ou écrit des incantations comparables. La drogue est donc avant tout une image, un mot caractéristique de la façade morale hypocrite des instances héritières des valeurs judéo-chrétiennes. La drogue définit une norme et une marge. Dans une civilisation déconnectée de tout cycle naturel, où les rythmes sont commandés par les machines selon une vitesse tendanciellement croissante, les agents humains ne s’adaptent qu’à l’aide de stimulants artificiels: les drogues légales, du vin aux médicaments, en passant par le tabac et le café. Tout le monde est drogué. Certaines drogues, variant selon les milieux sociaux, servent à organiser les rites de passage à l’adolescence: la première cigarette, le premier verre d’alcool, éventuellement le premier «joint» garantissent symboliquement le passage à l’âge adulte mythifié pendant l’enfance, où volonté et puissance étaient privilèges des «grands». Alors que le mot drogue est à l’heure actuelle connoté négativement, le mot culture constitue un concept positif intouchable, presque inquestionnable: c’est au nom de la «culture» qu’on a, par exemple, justifié les colonisations africaines au XIXème siècle. La drogue est mauvaise, la culture est bonne. Pourtant, même en 100
tenant compte des différences inhérentes à des statuts distincts, qui opposent une économie parallèle à l’activité quasi prédominante du secteur tertiaire, la clandestinité et prohibition à la promotion et titularisation, il saute aux yeux que certaines fonctions sociales, en particulier les rites de passage et la sélection qui assure le maintien de la norme, sont accomplies par la culture qui ainsi complète ou prend le relais des drogues. La culture possède ses institutions officielles de transmission: école, collège, lycée, université. Aux divers niveaux de l’appareil scolaire correspondent des fonctions sociales distinctes. L’école «primaire» est avant tout une garderie d’enfants pour permettre aux deux parents d’exercer un travail rémunéré; y sont dispensés des apprentissages fondamentaux et une culture simplifiée, strictement scolaire, construisant une entité imaginaire: l’enfance; bien que soigneusement camouflé, l’échec y domine, que le niveau suivant entérinera. Au collège s’opère la sélection sociale et scolaire, sanctionnée officiellement par les examens qui jouent le rôle de rite de passage, ou d’échec, prélude à l’acceptation d’une défaveur sociale. La transmission des connaissances repose, à ce niveau dit «secondaire», sur la mémorisation d’informations classées en manuels complets pour chaque discipline. Enfin, le cursus universitaire permet à la culture d’assurer à ses possesseurs, par le diplôme et la titularisation, un pouvoir social effectif. La culture représente à la fois un droit et une obligation. Toutefois, celle-ci est limitée à la fréquentation de l’école, pas à l’acquisition des connaissances, car l’institution, outre ses fonctions sociales d’enfermement, pour libérer les parents, et de reproduction, par le jeu de sélection des examens, fonde avant tout la norme qui régit la société. D’un côté, les méthodes pédagogiques, où, par exemple, la mémorisation précédant l’analyse critique annule la possibilité même de développement du jugement ou de l’opinion personnels, garantissent le contrôle psychique des élèves qui apprennent essentiellement à obéir, à respecter, bref, à être asservis. De l’autre, l’institution scolaire sélectionne soigneusement la part de l’héritage culturel susceptible d’être transmis, et le traitement, où la simplification se confond souvent avec la censure, qu’elle doit subir. Ainsi, l’école modèle les comportements et les esprits, et choisit les connaissances, aussi bien les faits que les points de vue, que le futur citoyen devra posséder. Elle est au service du pouvoir, dont elle est l’instrument, voire l’arme: c’est au niveau ministériel que sont établis les programmes. Son véhicule privilégié, le premier à être enseigné, est l’écriture; son outil le livre. Elle est en concurrence avec une «école parallèle», en grande partie également contrôlée par l’État, par exemple à travers la télévision publique, à laquelle elle s’intègre peu à peu ou qu’elle intègre à ses programmes: il existe des concours télévisés pour lycéens et les références télévisuelles trouvent place dans les manuels. L’«école parallèle» ne constitue pas une marge, bien au contraire elle propage pour les masses la culture dominante. Ses outils audio-visuels lui permettent 101
de toucher un éventail de récepteurs beaucoup plus large que celui de la culture livresque; toutefois, les deux formes de domestication des esprits s’avèrent compatibles: les intellectuels regardent la télévision presque autant de temps par jour que le «grand public» ou public «populaire»; certaines émissions leur sont plus spécifiquement dirigées, mais les programmes de plus large audience, foot-ball et journal télévisé, s’adressent à tous indistinctement. Cette consommation régulière présente un parallélisme frappant avec les critères d’accoutumance et de dépendance avancés à propos des drogues. Mais là ne s’arrête pas la similitude: nous rencontrons, si nous essayons de décrire les caractéristiques de la culture, quatre concepts fort voisins de ceux dégagés dans la définition de la drogue. Tout d’abord, l’évasion, fournie au premier chef par la fiction livresque, aussi bien romanesque qu’universitaire, mais reposant également sur un mode d’ingestion globalement passif, malgré ce qu’affirment certaines théories de la réception, cette passivité sauvegardant le principe du «plaisir du texte», associé au confort et au bien-être. Ensuite, la clôture, l’enfermement dans l’univers culturel, avec sa psychologie simplifiée, son idéologie camouflée, sa vision du monde réduit à un champ de bataille ou un paradis touristique, ses codes, ses références, ses allusions, qui non seulement transforme subrepticement l’accoutumance en dépendance, car le consommateur ne sait plus vivre hors de cet univers, mais conditionne jusqu’à l’imagination du récepteur. Par ailleurs, le frelatage culturel existe: comme on «coupe» le haschich, l’héroïne ou la cocaïne, on établit des anthologies, des «digests», des ouvrages de vulgarisation, des «best sellers» pour obtenir la diffusion des produits à grande échelle. Enfin, le circuit des bénéficiaires se partage entre l’enseignement et l’édition: s’est développée toute une économie de reproduction, plus que de production, et de distribution du capital symbolique, toujours convertible à long terme en capital financier. Se vérifie une collusion entre les agents ministériels et les éditeurs de manuels scolaires, entre les émissions littéraires télévisées et les grandes maisons d’édition, voire entre les chaînes de télévision et les sociétés d’auteurs, qui laisse une image et une marge d’autonomie au champ culturel, tout en permettant son subtil contrôle, au moyen de subventions et autres modes indirects de «protection», par les pouvoirs en place. L’équivalent du blanchiment d’argent résultant du trafic se retrouve dans les instances de titularisation: prix littéraires, thèses universitaires, postes, charges, nominations, «distinctions»; on parle d’ailleurs couramment de «trafic d’influences». En synthèse, dans sa fonction sociale comme dans son fonctionnement psychique individuel, la culture présente tous les caractères de la drogue; la culture est une drogue. Il serait aisé de poursuivre le parallèle en distinguant parmi les produits culturels l’équivalent des drogues «douces», à faible accoutumance, ou «dures», plus toxiques mais plus «coupées». On pourrait aller jusqu’à dire que certaines institutions scolaires, 102
universitaires en particulier, inoculent à leurs fréquentateurs-consommateurs, une «surdose» artificielle de culture, ce que Barthes dénomme le «phantasme de la thèse», sur le modèle des adjonctions chimiques de nicotine de quelques grandes marques de tabac. Si l’on considère le fait que l’économie-monde est dominée par la production et vente d’armes et de médicaments plus que de tout autre bien ou denrée, que parallèlement ou conséquemment guerres, misère, famine, n’ont pas été éradiquées de la planète alors que les moyens technologiques et financiers le permettraient aisément, que la production, standardisée, mécanisée, globalisée, engendre une «crise» sociale dans les pays riches qui ne saurait aller qu’en s’amplifiant à mesure que travail et emploi seront économiquement moins rentables, on admettra sans réserve que la possibilité d’évasion mentale soit devenue une «première nécessité» pour la survie psychique des citoyens. La drogue, toute drogue, y compris la culture, apparaît donc comme un palliatif légitime. S’il n’y avait pas autant d’intérêts financiers en jeu, dans la mesure où la marge bénéficiaire est au moins centuplée par la prohibition, les «stupéfiants» seraient déjà légalisés. S’il n’y avait pas autant d’intérêts politiques à la conservation du pouvoir en place, qui implique, outre le maintien des privilèges et des écarts sociaux, le contrôle de l’information, l’uniformisation des mentalités et le consensus idéologique, la culture pourrait être effectivement partagée, collectivisée. D’autres filières que l’école devraient être imaginées, d’autres postures de consommation que l’apprentissage «par cœur» ou la réception passive devraient être instaurées et cultivées, développant la confrontation et l’échange d’idées, de façon que le plaisir, le confort et le divertissement se trouvent secondarisés au profit de l’incitation à la création. Car la culture, bien collectif inaliénable, ne saurait se passer de l’apport irremplaçable de chacun. La culture cessera d’être une drogue quand la poésie sera «faite par tous».
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DU SILENCE CONSIDÉRÉ COMME
UNE
ARME
Le silence d’or brille par son absence de sens, par son ambiguïté, par son engagement de normand. Il ne faut pas réveiller le silence qui dort, du sommeil du juste, car seule la parole compromet, il n’y a de faute qu’avouée, jusqu’à preuve de culpabilité s’applique le principe de la présomption d’innocence, le bénéfice du doute. Le prix du silence tient à ce blanchiment provisoire, à ce consentement muet, à cette solidarité tacite, à cette adhésion passive. Le silence fonctionne négativement, comme une non-parole, comme une in-action, comme un dés-engagement. Le silence n’est pas du ressort de la linguistique, pourtant sa signifiance, sa portée sémantique, est largement comparable à celle des mots mais s’inscrit dans un autre contexte, un autre code: une pragmatique. La parole désigne autant son locuteur qu’elle dénote son objet. Qui prend la parole s’expose. Si tant de discours se révèlent à l’analyse vides, on peut attribuer ce creux sémantique à deux raisons complémentaires: d’abord le fait que ce qui motive la palabre soit justement l’énonciation, l’affirmation du locuteur comme protagoniste, la création d’une image d’intervenant plus que l’explicitation d’un sens, pratique ou linguistique, de l’intervention, comme c’est le cas par exemple de l’activité parlante des politiciens, immanquablement identifiable à la «langue de bois» employée; par ailleurs, le risque encouru, à partir du moment où le locuteur se hasarde à formuler un contenu, de commettre une erreur, de proférer une bêtise, d’avancer une proposition contestable appelant une réplique, de n’avoir usé de la parole que pour la perdre. La parole s’avère souvent plus dangereuse que bénéfique. Dans le doute, le mutisme semble préférable. Qui ne dit mot consent: le silence est acceptation, soumission, participation. Le silence est connivence, complicité. Le silence, l’Histoire le montre à satiété, n’est jamais mis en accusation, jamais jugé, jamais sanctionné. Le «tribunal de l’Histoire», la «postérité», ne fonctionnent pas autrement que les cours de justice, quelle que soit l’époque considérée, et si l’on peut réviser une condamnation, la réhabilitation ne touchera que qui aura parlé, pas qui se sera tu. Il aura fallu que Galilée prononce une dernière phrase entre ses dents à la sortie du tribunal de l’Inquisition pour entrer dans le mythe et la mémoire. Quant aux silencieux, la postérité leur accorde la grâce de l’oubli qui est absolution. Socrate a été condamné, a dû mourir avant d’être réhabilité. Quelques siècles plus tard, Heidegger sort indemne, voire auréolé de sagesse, de son mutisme. Le silence n’est pas le crime, il est la condition de son accomplissement. Son impunité-même fait du silence 105
l’unique péché inexpiable. Le pouvoir libéral ne l’ignore pas, qui se sait reposer plus sur l’indifférence que sur un véritable accord de la «majorité silencieuse» responsable de sa perpétuation. Le système démocratique, qui concède une parole réifiée, sous forme de bulletin de vote, aux citoyens, fonctionne grâce à la non-participation d’une part suffisamment importante de la population pour que les candidats se sachent représentants seulement de qui joue le jeu électoral: la majorité silencieuse limite leurs éventuelles velléités de dictature au nom du peuple et finit par gommer les différences profondes de programmes. L’enjeu du pouvoir n’est pas d’ordre politique, au sens d’un projet, utopie réalisable, à échafauder et édifier: le pouvoir ne vise que l’exercice du pouvoir. Le silence des populations, leur prudent mutisme, est d’essence conservatrice; il ne se rompt, comme une digue, que face aux excès d’un pouvoir que la toute-puissance a rendu inique; la révolution est un excès qui renverse un autre excès, elle est une forme de prise de parole. Car la «prise» de parole, comme la prise symbolique de la Bastille, est déjà passage à l’acte, démolition des murs, libération; et conséquemment, renversement des rôles, des hiérarchies, du pouvoir en place. Celui-ci, conservateur par définition, a donc à tâche d’instaurer et d’entretenir le silence social. Bien entendu, dans l’absolu, ce silence des citoyens est un asservissement, la parole leur a été subrepticement confisquée, leur droit rogné et leur liberté grignotée jusqu’à l’aphasie. La population est emmurée dans son propre silence. Mais il s’agit d’une «servitude volontaire», irresponsable donc confortable, innocente. Le silence social est renoncement à la parole; l’acte électoral lui-même est promesse de laisser sa «voix» dans l’urne. Le silence est une forme de sécurité sociale, de confort intellectuel, le contraire d’une opinion. Pourtant, l’Histoire enseigne que les événements échappent en grande partie aux agents humains qui les provoquent et que le «système» qui régit structurellement l’organisation des sociétés humaines s’autorégule par des «crises» périodiques permettant ou favorisant la prise du pouvoir par des dictateurs ou autres fanatiques décidés à imposer un ordre nouveau. Le silence devient alors complicité, participation au crime, crime lui-même. Le «silence de la mer» ne rachète pas la collaboration, il finit par se confondre avec elle. Le problème est donc formulable de la façon suivante: étant donnée une société fondée sur le silence, pour le meilleur, qui serait la garantie d’une certaine stabilité, et pour le pire, qui est le consentement avec bonne conscience à tous les génocides, comment instaurer un statut et une fonction de la parole qui ne soient pas l’exclusivité des détenteurs du pouvoir, des agents de l’autorité? Sans doute conviendrait-il au préalable d’analyser comment les institutions ayant vocation d’enseigner la parole forment en fait au mutisme. L’école en effet «donne la parole», la «distribue», à condition que celle-ci soit prévisible, réponse soumise à un critère de justesse, prétexte à évaluation. La parole y est ainsi dénaturée, transformée en répétition mécanique, en parole de perroquet. Alors que la «prise» de parole est 106
interruption, intervention, donc manque de respect et objet de sanction. L’élève devra, au cours de son parcours scolaire, intégrer cette régulation de la parole par l’autorité légitime et transformer la censure en autocensure, l’usage du langage en bavardage inoffensif, l’exercice de la pensée en aphasie. Mais la socialisation ne s’arrête pas là: les élèves apprennent le lien entre parole et pouvoir, ainsi que la puissance du mensonge pour l’obtention d’un consensus ou d’une faveur. Car en construisant un doublet du réel, une image linguistique du monde, les mots bâtissent un univers «diégétique» que le discours manipule arbitrairement, sans limites. Ne désignant qu’un réel codé, simplifié, le langage altère d’emblée son référent et fabrique un «univers du faux». Le mensonge est son territoire d’élection. Nietzsche le premier a envisagé les conséquences de cette caractéristique intrinsèque du langage. Or cette capacité de tromper qui fait la puissance des mots n’est aujourd’hui encore ni analysée ni enseignée. L’école conditionne au contraire les élèves, futurs citoyens, à croire «sur parole», avec toutes les conséquences politiques qu’une telle ingénuité entraîne. En outre, la parole est pouvoir: à côté du mensonge, elle profère des ordres. Elle confère l’autorité selon une chaîne qui va des parents aux éducateurs, puis aux patrons, aux agents d’un pouvoir bureaucratique, finalement à un «système» tout-puissant, à l’image de Dieu. Le silence est, face à l’autorité, une attitude active de non-intervention: ne pas protester, ne pas «couper la parole». Dans ce combat symbolique que constitue la plus triviale «discussion», la victoire revient à celui qui a «le dernier mot». Par ailleurs, il existe une autre forme d’autorité, plus subtile, donc éventuellement plus efficace, qui consiste à calquer la parole, orale, sur le modèle de l’écrit, de prêter à la parole l’autorité de la trace écrite, de la loi. Domine par exemple celui qui «finit ses phrases»; politiciens, journalistes et professeurs le savent bien. Le silence est donc une arme mais une arme tournée contre celui qui l’emploie. Le silence ne sert que celui qui détient la parole: c’est le silence de l’autre qui garantit son pouvoir. Il peut exister cependant d’autres types de silence, des silences porteurs d’autres significations que la soumission, la démission, le consentement, voire l’emprisonnement volontaire, le prototype du silence étant celui du poisson dans son aquarium. On parle par exemple de silence «réprobateur», silence comme manifestation d’un désaccord; mais la réprobation muette n’est pas contestation: entre le silence réprobateur et le silence complice, l’oreille distingue difficilement. La protestation par le silence s’avère une arme émoussée. Le silence n’a jamais gêné les bourreaux. Ils se font fort de le «réduire»: ils torturent pour vous faire parler; le silence ne représente une résistance que dans des conditions spéciales d’interrogatoire et il n’est pas certain qu’il constitue une arme efficace. D’un autre côté, l’antithèse du silence peut n’être pas la parole mais le bruit. La parole peut fonctionner comme bruit. L’inflation des discours, leur multiplication et leur simultanéité entraînent des phénomènes de brouillage, voire 107
l’annulation des différences entre les uns et les autres. Les paroles se chevauchent comme les ondes de la mer; elles forment un bruit de fond où chacune se perd dans une rumeur océane indistincte. Ce flux de discours «toujours recommencé» a les propriétés du flot marin: chaque vague efface la trace de la précédente. Le bruit produit l’amnésie. En tant que lutte contre le bruit, le silence est l’aménagement d’un territoire où l’individu peut se confronter avec soi-même sans être distrait par le monde à son entour. Le silence est alors outil d’introspection, de concentration; il oppose à la parole la pensée. Même dans ce cas, il reste bulle, isolement, retrait, autisme, donc prison. Il n’est jamais absolu: le battement du sang dans les veines peut produire un terrible vacarme. Le silence absolu ne peut se concevoir que dans la mort ou dans le vide cosmique, puisque la «musique des sphères» n’est que la régularité infiniment complexe de leurs mouvements constants et de leurs ponctuels alignements, c’est à dire une notation musicale virtuelle, mais muette. Le véritable silence est toujours effrayant. On peut donc différencier les silences et leurs significations selon le nombre d’humains impliqués dans la production de l’atmosphère silencieuse: silence réflexif de l’individu isolé; silence ambigu, approbateur ou réprobateur, mais indice déjà de soumission, lors d’une discussion duelle ou en petit comité; silence complice, par son indifférence-même, par la nonexpression d’une différence d’opinion, dans le contexte communautaire ou social. Le danger du silence va donc s’accroissant à mesure qu’il est plus collectif, plus massif. La vie humaine est généralement vouée à l’anonymat; socialement, le silence est effacement précoce des marques faisant de chaque membre de la communauté un individu unique. Le silence est amnésie, perte de la mémoire et, par voie de conséquence, de la conscience, dissolution dans le troupeau des citoyens obéissants. Le silence est anéantissement. Face à la terrible puissance du silence, les traces que peut laisser l’homme apparaissent dérisoires: les écrits «restent» mais vont s’accumulant au point que la «bibliothèque de Babel» est un amas de textes si inextricable qu’il vaut un caveau; les paroles, elles, sont emportées par le vent. Or la dignité humaine ne se manifeste pas pour la postérité: elle s’affirme au présent. La parole est un piètre bouclier mais elle vaut en tant qu’intervention, refus, réponse. La fonction crée l’organe, la parole crée la voix, le discours crée la personne. En outre, chacun participe à la communauté humaine, chacun est témoin de son temps. La parole donne corps à la bouche qui la profère; le témoignage donne vie à un temps historique, à un état de société, à une «situation» dont il est issu. Et c’est dans la seule perspective de la nécessité absolue du témoignage de chacun que doit être envisagé l’apprentissage de la parole. Le mot «table» n’est pas la table, on le sait bien même si pour la commodité de la conversation on l’oublie souvent; le mot ajoute à la réalité tangible, préhensible, pratique, mais opaque de la table, une autre table, virtuelle, transparente, compréhensible, fonctionnelle, qui a oublié l’origine 108
végétale ou plastique de son original. Toute parole est ajout, commentaire, socialisation du réel. L’univers où nous vivons, où nous nous mouvons, est un univers linguistique, et statistique. Jusqu’à un certain point, l’essence dont nous emplissons le réservoir d’une voiture n’est composée que de nombres, pétrole numérique, et le voyage est virtuel, le paysage langagier. Ils le sont en tout cas dès qu’ils s’inscrivent dans le temps, comme projet ou comme souvenir, futur ou passé. Le silence est une condamnation à la pragmatique du présent, à l’accomplissement sans conscience du rôle social, à la réduction au statut de marionnette humaine. La parole est interprétation, idéologique, du monde, acceptation d’un dogme social. Toutefois, son caractère virtuel la rend aisément manipulable, si bien qu’une parole libre est concevable: elle devrait bien sûr n’être soumise à aucune norme si ce n’est son aptitude à la communication. Même la syntaxe peut devenir assez fluide pour épouser les contours de la pensée, avec ses hésitations, ses hypothèses inachevées, ses retours en arrière, ses parenthèses, ses restrictions. Une opinion nécessite une lente élaboration, sous peine de ne s’avérer que préjugé. La parole doit avant tout formuler le doute. En tant que récepteurs, les humains eux-mêmes ne sont que nombres statistiques; seule l’émission langagière les individualise. L’univers des mots tend à la concrétisation, le virtuel façonne le matériel plus encore que le réel ne canalise l’imaginaire. Les pyramides représentent le travail, la vie, de milliers d’esclaves anonymes; elles sont, plus que celui des pharaons, leur tombeau. Aujourd’hui encore, notre pensée est écrasée par la contemplation de ces «quarante siècles» d’oppression dans le fracas des armes et le silence des victimes. Il est temps de reconstruire la tour de Babel. Pas en pierres, en mots; les mots ne s’écroulent pas. Pour connaître enfin ce que nos «semblables», nos «frères», et pas seulement les dominants, ont à dire. Nous sommes nos paroles, la poésie est ce qui nous fait exister, c’est pourquoi elle «doit être faite par tous».
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LA VÉRITÉ EST UN RÊVE La réalité a depuis longtemps été mise en cause: non pas que la notion d’une «rude», «rugueuse» réalité, sinon solide et stable, du moins pas exclusivement conceptuelle, soit en soi choquante, voire inacceptable; au contraire, nous devons postuler cette réalité, matérielle ou autre, pour agir sur elle et dominer, éventuellement même transformer, le monde. Mais la nature et la signification de cette réalité nous sont voilées. Nous ne saurions même en approcher l’«essence» car notre perception du «réel», se modifiant selon la distance, le point de vue, l’humeur, etc. est illusoire, tout entière soumise à des leurres fonctionnels engendrés par nos sens imparfaits. Berkeley pose une réalité consensuelle mais invérifiable (tout comme Descartes, il doit en passer par le concept divin pour avancer dans sa démonstration); Bergson de son côté propose une perception lacunaire («cinématographique») et une reconstitution, fictionnelle par définition, effectuée par la mémoire. Breton, s’appuyant, sans les citer ni les commenter explicitement, sur leurs analyses, en vient à nier la propre réalité, dans sa matérialité existentielle comme dans sa conception normative: le «peu de réalité» que son discours établit comme principe, est soumis au seul jeu du «hasard objectif», c’est à dire subordonné au désir toutpuissant, et implique l’abolition des frontières mentales séparant réel et imaginaire. Les prémisses fondant le surréalisme débouchent nécessairement sur une pratique de vie; admettre ses valeurs suppose donc la conception, et l’acceptation, d’une vie en grande partie vécue sur le mode imaginaire. Celui-ci, indubitablement plus plaisant sinon rassurant, serait-il plus fiable que le «principe de réalité»? La vérité est d’un autre ordre, puisqu’elle n’est vérifiable qu’en tant que formulation langagière, formule verbale; alors que l’aptitude spécifique du langage, source de son développement et de sa complexification, est justement le mensonge. Même si on pouvait une fois la démontrer, une proposition «vraie» n’aurait d’existence que linguistique, ou mathématique, sans conséquence pratique; contrairement à la proposition «juste». Car la vérité est variable, fluctuante, impossible aussi bien à définir qu’à identifier, bref culturelle et idéologique. Et paradoxale, puisque, comme la loi, elle doit simultanément être assez solide pour qu’à partir d’elle on reconstruise le monde, mais rester séculière, temporelle, sujette à révision ou rectification. Elle tient à la fois de la «certitude» négative de Wittgenstein et de la croyance religieuse, dans leur appétence, sinon à l’éternité, à la fixité; vérité froide de l’étoile polaire. Elle se définit par opposition: au mensonge, qui assume la déformation, l’invention; à la fiction, car la vérité revendique un fond de faits vérifiables; au travestissement: elle est toujours «nue», sans apprêts, quasiment grossière; à la diplomatie, voire à la «bonne éducation», puisqu’elle «blesse»; à la socialisation: on sait qu’elle «sort de la bouche 111
des enfants», pas encore pervertis par les contraintes de la vie communautaire… Personne n’est vraiment dupe du mensonge social, que nous acceptons, que nous renforçons même, dans la mesure où nous en bénéficions. Que ce bénéfice soit fantasmatique ou palpable n’altère en rien la nécessité d’une fiction appelée vérité, dogme et objet de culte. Car la notion, maintenue conceptuellement inaccessible, n’en reste pas moins virtuellement rédemptrice. Si la vérité paraît hors d’atteinte et jouit ainsi du prestige de la terra incognita, l’imagination par contre, concentrée dans des produits «culturels» valorisés, porteurs d’une griffe, promoteurs du concept protégé d’auteur, s’avère souvent pauvre, constituée de clichés reconnaissables, soumise à l’influence insidieuse des «massives» images médiatiques, conditionnée et conditionnante. La manipulation sociale de l’imagination s’opère généralement à l’insu des sujets qui croient à un ego doué d’un imaginaire personnel suffisamment original pour les définir en tant qu’individus, les doter de «personnalité». L’imagination obéit à des conventions qui, profondément, sont les mêmes que celles sur quoi est bâtie la «solide» réalité: logique des causes produisant des effets comparables, des phénomènes temporellement limités, des significations correspondant à l’usage pratique courant des mots et des choses. L’imaginaire se réduit ainsi à un «réel» revu et corrigé, ordonné, aseptisé, amélioré. L’imaginaire devient une arme pour obtenir le consentement, voire l’adhésion, des citoyens à une image virtuelle du «bon» fonctionnement du monde en général et de la société humaine en particulier. Canalisé, quasiment «réaliste», l’imaginaire perd tout caractère dangereux ou même troublant. Rassurant, il devient prévisible. De même que le code civil commence par affirmer l’infini du licite, donc du possible, puisque tout ce qui n’y est pas explicitement prohibé est automatiquement autorisé, l’imaginaire devrait se montrer illimité, si ce n’est par les capacités d’expression, linguistiques ou autres, des sujets. Or rien n’est aussi décevant que l’imaginaire rangé régnant. Les songes, eux, sont a priori absurdes, car la logique qui commande la succession des événements oniriques semble n’obéir à aucune raison. Logique délirante, fondée sur l’association libre, la dislocation phonétique, la superposition sémantique, l’homophonie et une mémoire infaillible mais pas fiable pour autant. Les repères fixes fondant la conception rationnelle, de la stabilité spatiale à l’étanchéité des univers, tridimensionnel où se meuvent les vivants et ectoplasmique où hantent les trépassés, s’altèrent dans l’«espace» du rêve: lieux distants communiquant entre eux, temps distincts se confondant, familiers morts ou vifs frayant ensemble. La sensation laissée par le rêve est ambiguë: inconfortable, car au réveil deux univers, et surtout deux sujets, se confrontent; chacun est à l’aise dans son univers respectif, mais le sujet rêvé ignore le sujet rêvant tandis que le sujet éveillé se reconnaît dans le sujet rêvé sans partager sa familiarité avec l’univers onirique; par ailleurs, excitante 112
du point de vue de l’intensité et de la nouveauté des émotions «vécues», malgré ou à cause de leur caractère irrationnel. Le sujet qui parvient à se remémorer son rêve, serait-ce par bribes, va rétrospectivement de surprise en surprise. Le rêve satisfait la nécessité d’imprévisibilité réclamée par la soif d’imagination. Il est même sans doute le seul phénomène psychique à y satisfaire: Freud a en effet montré que les situations fictionnelles littéraires les plus intenses et les plus sur-prenantes, chez Hoffmann comme chez Shakespeare, tirent leur force d’un fonctionnement analogique calqué sur celui des productions oniriques, où ces auteurs vont puiser, plus ou moins con-sciemment, leur «inspiration». Mais Freud va plus loin: il propose une décodification de l’absurde onirique apparent. L’interprétation, en expliquant les motifs et les processus d’élaboration du rêve, n’ôte pas à celui-ci sa dimension irrationnelle, ni sa soumission exclusive au principe du plaisir, voire le caractère monstrueux d’une construction où les désirs infantiles continuent d’ordonner les réflexions et préoccupations de l’adulte conscient. Mais en déconstruisant la fantaisie et le fantastique du rêve, en dévoilant sous l’incohérence la permanence du sens, Freud éclaire les mécanismes de formation de fictions et créations imaginaires. Le travail de déchiffrement ouvre l’accès à une «histoire» individuelle où les pulsions primaires universelles se combinent avec les péripéties d’un parcours aléatoire pour aboutir au complexe d’une personnalité unique. Autrement dit, Freud, sous les images les plus évidemment déformées et mensongères, découvre la vérité d’un sujet; vérité pas seulement dissimulée sous le rêve mais vérité du rêve lui-même, vérité paradoxale de la fiction. L’imaginaire onirique, inconscient, symbolique, poétique, mis à jour dans «L’interprétation des rêves» continue, plus d’un siècle après la publication de l’ouvrage, à s’opposer à l’imaginaire social, moraliste et répressif, décervelage soigneusement forgé et médiatiquement diffusé. L’analyse freudienne ouvre une voie, offre un but à la vie de chacun, lui permettant d’accomplir le précepte socratique de se connaître soi-même. Au moyen, au fond de ses rêves, le sujet se découvre dans sa vérité poétique. Celle-ci, en outre, s’avère communicable: parente du «récit de rêve», la poésie, expression de la vérité, peut enfin donc doit désormais «être faite par tous».
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LE MENSONGE EST UN SONGE Dans son inimitable style rapide et elliptique, Dashiell Hammett, au détour d’une de ses nouvelles, installe son détective dans un bistrot loqueteux où il doit poireauter jusqu’à ce qu’un improbable «contact» se manifeste; pour passer le temps, il examine une affichette annonçant laconiquement: «Ici, on ne sert que du véritable whisky écossais» et s’amuse à compter les mensonges contenus dans cette simple phrase; parvenu à un nombre équivalent à celui des mots écrits sur le panonceau, il abandonne. Sans tenir compte du cynisme désespéré de Hammett, on peut néanmoins imaginer qu’un apprentissage adéquat permettrait sans peine de relever automatiquement les mensonges inhérents à toute énonciation verbale, à maîtriser une rhétorique du faux. Sur laquelle ne devrait peser aucun jugement moral ni la moindre condamnation. Locuteurs et «écouteurs» se bornant à reconnaître, sans fausse pudeur, cette aptitude ontologique du langage, dévoilée par Nietzsche et acceptée depuis par tout linguiste. Objet d’enseignement, le langage, admis et transmis sous ce prisme, développerait des qualités inédites; le rapport aux mots s’altérant, c’est la relation au monde qui se trouverait irréversiblement modifiée et devrait être reformulée. Le principe de distorsion nécessaire permettrait d’aborder la question existentielle sous un autre mode que celui du divorce. Le langage, assumé dans sa fonction d’accommodation, regagnerait sa valeur génésique, démiurgique. Correctif par essence de la soi-disant vérité, blessante, le mensonge porte la réconciliation. N’est pas entamée la fameuse «fonction de communication» du langage: seule la vérité, voie du Seigneur, impénétrable, est intransmissible. En effet, sa vocation mensongère n’invalide en rien les propriétés réelles – convaincre – ou virtuelles – concevoir – du langage. Si la perception de la simple réalité doit nécessairement être, aussi minimement que ce soit, entachée de subjectivité, donc déformée, individualisée, autant que cette interprétation s’exerce dans le sens d’une adéquation du vrai ou du réel à nos désirs, d’une amélioration de notre situation, d’un élargissement de nos pouvoirs. Car tant la vérité, dans sa nudité, que la réalité, dans sa grossièreté et son manque de poli, sombrent facilement dans la banalité. Toutes les créations susceptibles de susciter l’exaltation, du conte de fée à la prophétie religieuse en passant par tous les types de rêves, sont fondées sur le principe d’une primauté de l’imaginaire sur le solide. L’homme est un animal irrationnel. Les «raisons» du cœur enfantent des monstres que la raison ne reconnaît pas, croisements de passions et de délires où l’esprit se complaît. Les fantômes engendrés par la peur sont aussi réels qu’immatériels, mais satisfont, malgré ou à cause de leur aspect terrifiant, une soif d’émotion que la trivialité du monde ne comble pas. Cette nature insatisfaisante du réel est à imputer à la paresse autant 115
qu’à la veulerie humaine: la peur du nouveau génère, par réflexe de protection, des politiques de standardisation plus agressives que les pires cauchemars. C’est en tant que matière première de la création fictionnelle, y compris onirique puisque «l’inconscient est structuré comme un langage», que l’outil linguistique doit être revalorisé. Dans la mesure où l’univers diégétique transcende les limites d’une pseudoréalité de convention dont l’homme est à la fois le concepteur et le prisonnier. À quoi peut ou doit donc servir cet instrument de rationalisation autant que de création fictionnelle dénommé «langage»? La distinction entre les catégories du réel et de l’imaginaire est, en dernier ressort, d’ordre linguistique. L’imaginaire peut se concrétiser, le visible s’avérer leurre. «L’imaginaire est une des catégories du réel», écrivait dans son «court traité de philosophie surréaliste» Jehan Mayoux, s’empressant d’ajouter: «et réciproquement». Le langage forge un réel; il pourrait, donc devrait, en produire plusieurs. De même que Wittgenstein ne parvient à établir aucune certitude, la vérité est d’essence relative et plurielle; le langage qui l’a formulée doit pouvoir la défaire. Sa vocation, sa vraie vie, est ailleurs: il sert à inventer, à raconter des histoires. Une tradition juive hassidique va même jusqu’à affirmer qu’au sixième jour, Dieu, déjà atteint par l’irrépressible Ennui, ne créa l’homme qu’à la seule fin que celui-ci le divertisse en lui narrant des contes. Du haut de son ciel, le Seigneur se distrait de ses soucis cosmiques en écoutant les récits comiques des humains. Shéhérazade est l’héroïne par excellence, prototype du faible renversant la «loi du plus fort», de qui, à défaut de maîtriser totalement la Nature, parvient à domestiquer la nature humaine: son outil est le langage, son arme la sornette. Les légendes fantaisistes ou fantastiques qu’elle imagine ne prétendent ni à la vérité ni à la véracité, pas même à la vraisemblance: le langage crée son propre espace, gouverné par des lois autonomes obéissant au principe du plaisir. Pourtant, au bout de mille et une nuits, Shéhérazade met fin à l’iniquité du monarque, à ses abus de pouvoir. C’est le langage qui confère à l’homme sa puissance. La revalorisation du mensonge s’avère d’autant plus urgente que, s’exerçant dans un univers dominé par une fausse notion de vérité, ses capacités de libération sont littéralement perverties: le mensonge se faisant passer pour vérité devient tromperie et couvre, quand il ne la fonde pas, l’oppression. Vêtant la peau du mouton, le loup mensonge s’appauvrit, devient trafic de mots vides, clichés et préjugés qui ne prennent qu’à force de rabâchage. Le mensonge balisé, banalisé, devient la monnaie de singe des dirigeants de nos sociétés, politiciens, économistes, journalistes, publicistes et universitaires. Il ne s’agit plus de transcender la réalité mais de la cacher, de la camoufler. L’homme façonne son environnement, son habitat, son habitus, ce qu’il appelle le «réel», en fonction de ses besoins, mais ceux-ci aussi sont imaginaires: c’est une image de soi et du monde qui conditionne la réalisation des songes, des fictions, des utopies. C’est de la liberté, de l’audace et de la vision, 116
pour ne pas dire la voyance, de ses imaginations, toujours concrétisables à plus ou moins long terme, que dépend l’avenir de la condition humaine. La triste réalité d’aujourd’hui est le reflet, déformé sans doute, des rêves d’hier. Le pays de Cocagne est une fantaisie, un mensonge, certes; mais il doit nous servir de référence pour entreprendre la transformation du monde. Le mensonge, assumé comme tel, est productif et libérateur; déguisé en vérité, il est instrument de coercition mentale. Coincé par la réalité qu’il a forgée, l’homme en est réduit à «gérer la crise» d’un réel et d’un imaginaire social insatisfaisant, à vivre dans une permanente frustration. Seul le travail de rêve et de fiction pourra déchaîner la révolution. Ce n’est que par le biais de son imagination que l’homme peut percevoir une idée, une image, du monde et de lui-même, élaborer mentalement l’univers avant de le modifier concrètement. Il a d’abord dû inventer un personnage imaginaire, «Dieu», pour appréhender l’espace du visible, du préhensible, du compréhensible, en tant que création. Se concevant lui-même à l’image de la créature divine conçue par lui à sa propre ressemblance, l’homme s’est laissé confisquer sa capacité créatrice au profit de ce double céleste et paternel. Les mathématiciens posent des nombres irréels afin de résoudre certaines équations, mais ceux-ci doivent au cours de la résolution s’annuler. Il est temps que l’homme récupère ses pouvoirs de démiurge. À côté du capital financier et du capital symbolique qu’analyse la sociologie, qui, sans se recouvrir, vont de pair, n’enrichissant qu’une fraction privilégiée de la société, il convient de formuler et ainsi porter à l’existence un capital onirique à la portée de chacun. D’abord, que les hommes rêvent! S’ils ne se souviennent pas, au réveil, de leurs fantasmagories nocturnes, qu’ils les inventent! Ensuite, qu’ils prennent la parole. Qu’ils obéissent à la superbe injonction de Savinio: «Hommes, racontez-vous!» et renouent avec le plaisir du verbe, les jeux de mots et la jouissance du mensonge! La culture populaire a toujours été, dans son essence, orale; donc fragile et éphémère, en constant renouvellement. La permanence, sinon pérennité, des écrits, ne saurait justifier leur primat: les conneries, écrites, restent aussi. Conteurs et griots, plutôt que de céder leur place aux scribes, ne doivent s’effacer que lorsque la poésie sera «faite par tous».
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TABLE DES MATIÈRES
LE SENS DE L’INUTILITÉ THÉÂTRALE (ET SANS JOIE) DE TOUT............................................... 9 MATÉRIALITÉ DES MÉTAPHORES................................. 27 LA DÉRAISON D’ÊTRE...................................................... 37 JE ET MOI............................................................................ 47 LE MYTHOMANE............................................................... 57 mythes dynamisés............................................................ 59 mythes dynamités............................................................ 65 mythes mités................................................................... 71 L’ARBITRAIRE DU SYMBOLE........................................... 81 TROIS ÉTUDES DE PHOLDULOGIE PLUS DEUX..... 91
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