saguenail
le peu de chose dessins de Regina Guimar達es
le je没ne et le cilice
La vue est le sens de l’illusion
on ne voit jamais si bien que paupières baissées en rêve Les yeux sont les organes du chagrin un œil ouvert ne sert qu’à pleurer Vivre les yeux bandés
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Je ris pour ne pas pleurer
l’humour est la dernière feinte face au désespoir l’humour me permet le recul pour mieux sauter il est le contraire du drôle et ne me déride pas j’aimerais prendre la vie moins au sérieux et n’avoir pas tant trahi je ris du coin des lèvres si mon rire n’est pas franc du moins n’est-il pas factice il n’est pas une solution puisque il n’y en a pas
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Les larmes ne nous seront pas comptées
le soleil les boira avant qu’elles ne forment flaque le désert ne se souvient pas de l’océan des pleurs versés en vain qui ne l’ont même pas salé le malheur ne salit pas il précède l’oubli qui efface les traces le bonheur n’existe que dans l’instant seul dure le sable
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La solitude n’est pas moins intense que la passion aussi sensible à la moindre nuance éblouie par une étoile déchirée par un papillon cherchant vainement à lire la calligraphie des oiseaux car bien que le destin ne soit pas écrit il dépend d’un battement d’ailes du vol d’un nuage d’une fumée la solitude brûle elle assassine le sommeil comme la passion insatiable et comme elle inassouvie elle te dévore de l’intérieur vautour de ton foie haruspice de tes entrailles elle est incompatible avec l’habitude ou la résignation elle est maladie aussi reconnaissable qu’une lèpre elle ferme les visages éteint les conversations déclenche la quarantaine elle ne te tient pas en place elle t’accapare
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et te protège jalousement cagoule de nuit elle te met au ban ne t’autorise la beauté que par larcin ne te laisse pénétrer la volupté que par effraction comme la passion elle est l’écart le grand écart (je parle de la solitude comme passion pas de l’isolement qui est notre misérable condition sociale celle qu’on nous bâtit où l’on nous parque)
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Les absences occupent plus de place
que les présences un fantôme est plus grand qu’une personne de chair et d’os son inconsistance même le dilate plus grands les morts que les vifs Une absence me bouscule m’oblige à rentrer le ventre à m’effacer sur son passage et quand je veux la chasser je réalise que c’est moi-même ma part d’absence crue à mon insu comme un enfant qu’on n’a pas vu depuis longtemps
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Le jour est un œuf sur le plat
que nous sert quotidiennement la poêle à frire cosmique la lumière beurre la tartine de la terre Qu’on ne me reproche pas mon trop petit appétit ou d’avoir les yeux plus grands que le ventre on se ferait végétarien à moins
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N’y aura-t-il aucun oiseau pour percer la baudruche du
ciel? chape d’air plus lourde que son poids de plomb caricature de bleu borgnol mité de jour face de Polyphème à l’œil crevé de nuit ramoneur au sourire idiot de croissant de lune au magasin de farces et attrapes célestes on nous a refilé ce ciel de papier d’aluminium qui couvre la crotte de terre qu’on voudrait nous faire prendre pour du chocolat
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Un organe est mort
cœur ou foie la décomposition appartient au processus de la vie les mouches ne s’y trompent pas ne me larguent pas me dévorent vivant
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Assez de la douleur!
tu as donc survécu à une journée de plus le vent te lèche se roule à tes pieds t’apporte des parfums et l’écho de chansons agite en sourdine les sonnailles des feuilles te fait la cour prêt à tout disperser à t’amener de nouveaux oiseaux plus multicolores se démène désespéré de ne parvenir ni à te distraire ni à sécher tes yeux ni effacer le passé
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Parcourant le dernier intervalle
avant la superposition de la grande et de la petite aiguille la fermeture des deux branches du compas l’abolition du temps et de l’espace le grand minuit la forêt ramenée à un seul arbre le temple à une unique colonne le champ à une seule tige l’arbre à une seule branche la branche à une seule brindille le ciel à son seul zénith la lame à son seul fil la meule de foin à un seul brin de paille et toute la douleur à une unique aiguille toute une vie réduite à son trajet point traçant une ligne à une seule dimension l’horizon vertical du dernier sommeil
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L’œil invente le visible
comme la plume risque l’image pour n’avoir pas à se tourner vers le dedans chacun sait que dans la conque de son oreille il n’entend que le reflux de son sang l’œil se projette sur le ciel le soleil est sa pupille ses rayons les veines de l’iris les nuages ses sourcils et la nuit sa paupière l’œil peint des paravents pour distraire l’attention soulager la tension cacher le sang la tripe et les entrailles la panse de la pensée en train d’accoucher la conscience en gésine le désir en lutte avec les interdits intestins tout ce civet du combat intérieur où le moi se perd où l’émoi règne sur les organes fumants pendus aux os abattoir du corps
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On a aménagé à mon seul usage
un enfer expérimental où les flammes ont été remplacées par la pluie équivalence de l’eau et du feu identité des contraires le bois de chauffage partage avec le nuage l’absence de squelette l’unicité de sa matière et de sa fonction les arbres ont recueilli toute l’eau qu’ils ont pu de la trombe qui leur est tombée dessus le feuillage gonflé se prend pour un nuage et l’arbre poursuit la tâche de pleuvoir longtemps après l’orage les arbres boivent tant qu’ils peuvent par le bas et par le haut par la paille des racines à même le goulot du ciel ils sont ivres si détrempés si imbibés qu’ils se diluent les feuilles tombent comme des gouttes je me retrouve coincé entre les barreaux des troncs et le grillage de la pluie 16
La panthère verte
se ramasse sur sa branche prête à bondir chaque liane du banyan est un serpent les fourmis font mine de te prendre pour une racine le danger te guette sous n’importe quelle apparence la nature ne connaît d’art que le camouflage inconscient tu chemines sur l’échine du tigre la noire panthère de la nuit ne te quitte pas des yeux l’ombre ne lâche pas sa proie mais tu préfères encore cet éden cannibale à la jungle des villes ou à l’enfer concentrationnaire de tes cauchemars
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L’aurore a allumé
l’incendie de la verdure feuilles flammèches dévorant la forêt s’attaquant à l’horizon ce jour encore nous rôtirons au brasier de la fourrure viride cuits par la verdeur inextinguible qui fait de la terre un charbon ardent végétation complémentaire de l’enfer son négatif photographique nous brûlerons tout le jour journées chandelles consumées à attendre le baume du soir que du ciel de cendre descende l’éteignoir de la nuit
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Je suis doué pour la souffrance j’ai voulu l’épargner à mon entour à mon amour je n’ai réussi qu’à faire souffrir qu’à contaminer le passif est tel que ma vie n’a pu le racheter comment liquider la dette en souffrance?
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Dieu fait des économies
chaque damné désormais doit construire son propre enfer
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Jouer au jouet
devoir assumer d’être une personne quand on n’est personne
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aube ĂŠpine
Les couleurs naissent avant la lumière
se dégageant du cocon de nuit le grand paon du jour déplie une aile fripée d’ombre déploie l’autre en étendard et dans un battement trop rapide pour être perçu nous emporte butiner le myosotis du ciel le persistant souvenir de notre exil
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À défaut de photographies
tenir un journal des aurores le jour comme une vapeur s’élevant de la cascade immobilisée des feuillages oiseaux truites criardes papillons bulles éclaboussures de mouches le vent creuse des remous les nuages prennent le soleil pour ballon se le disputent se positionnent autour le ruisseau de la vie végétale paresse le soleil ne se baigne jamais deux fois dans la même lumière
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Émanant d’un seul point
la lumière de chaque aube crée une chevelure ou une auréole au soleil à naître En disposant les nuages l’aurore invente la roue avant le char les rayons avant le cercle les nombres avant le zéro
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Le soleil a la vie courte
éclos dans la pourpre né dans le sang il déploie ses pétales de feu au long du jour mais se fane avant le soir coquelicot qu’aucun papillon coquin n’a butiné n’a fécondé il faut une nuit entière pour faire bourgeonner un nouveau soleil mais ce n’est pas le même (celui d’hier n’avait pas ces pétales de nuages)
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Le soleil assoiffé lape le visage de la terre endormie La brûlure de sa langue éveille les couleurs Ce n’est pas le baiser promis C’est la fièvre c’est la vaine agitation du jour la production de sueur qui ne l’assouvira pas ne le rafraîchira pas La roseur de l’aurore est le prélude à sa vengeance Dissoute la rosée du rêve reste l’horreur avant l’incendie
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Le ciel timbré de soleil
est l’enveloppe bleue d’un télégramme que tu déchires fébrilement d’un vol de corbeau le cœur battant mais quand tu veux lire le texte tracé en arabesques d’étourneaux le cœur battu tu penses qu’il y aura eu erreur ce mot ne t’était pas adressé puisque tu ne sais le déchiffrer: il est écrit en tamoul!
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Le soleil trace son cadran autour de chaque arbre que l’ombre parcourt aiguille unique les oiseaux scandent tout le jour l’engrenage de l’horloge forestière tic-tac sur trois notes qui ne mesure que le temps du bonheur Une larme de pluie un simple nuage et l’horloge s’arrête tous les ressorts grippent les feuilles balanciers minuscules s’affolent finissent par rouiller Les saisons horlogères auront beau changer les pièces remettre périodiquement la mécanique en état le soleil a pris trop d’avance sur le bonheur qui ne parviendra plus à le rattraper
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Le soleil n’est peut-être là
que pour projeter le théâtre d’ombre du feuillage sur la page de terre calligraphie frémissante de la vie qui n’a pas à se justifier Des lettres en arabesques que je trace obstinément sans doute pourrait-on reconstituer l’arbre touffu de la pensée s’il y avait quelque lumière derrière mais j’écris à l’encre de Chine sur du papier de nuit
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Le soleil grosse araignée
a tissé sa toile céleste les oiseaux vont s’y engluer d’un coup d’ailes ils montent s’enfoncent dans le bleu et y disparaissent bouffés par la lumière mais le soleil n’est qu’une étoile qui ne tardera pas à tomber dans la toile de l’araignée cosmique à l’abdomen de nuit Tout insecte est métaphore et synecdoque de l’univers
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Un lait de nuages
dans le thé du ciel riz de pluie gouttant grain à grain sauce de boue feuilles et herbes mêlées relevée du piment des fleurs du flamboyant jetées bas à la première rafale et enfin pour dessert sur l’assiette du ciel la mangue du soleil
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C’est cette saison unique
des tropiques ce soleil dont la vigilance ne se relâche jamais ces feuilles qui sèchent sans flétrir ces feuillages aussi anciens que les écorces ces banyans aux multiples fûts dressés comme des ruines de temples et comme eux couverts d’offrandes qui font vivre la répétitivité comme une éternité voir chaque objet comme un archétype concevoir l’absolu à l’image du bleu imperturbable des jours et se prendre à regretter le relatif printemps et même le relatif automne voire vouloir troquer pour l’éphémérité d’un flocon de neige l’immortalité des mouches et des moustiques surtout quand par des nuits comme des saunas où l’air enfiévré vous tire la sueur comme les médecins d’antan saignaient on a froid
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Le ciel est un petit peu plus haut qu’hier trop haut pour toi il te faudrait une Êchelle attention oÚ tu mets les mains tu vas avoir du bleu partout et il faudra encore le repeindre
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poix
On s’entraîne à mourir
chaque fois que l’on se couche En dormant je m’accroche à toi comme à l’ange qui m’emporterait à travers le vide Alors que la nuit pourrait être plénitude et le sommeil invitation à s’exercer à aimer
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Nuits blanches sans sommeil
journées béantes bâillées La frontière entre jour et nuit désormais indistincte Temps immobile crépusculaire parcouru par l’armée des ombres des âmes en peine des âmes errantes perdues solitaires femmes de Delvaux hommes et jockeys de Magritte fourmis mirages
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Pleine lune pupille blanche
œil aveugle de la nuit cyclope dardant inutilement les ténèbres Le ciel ogre a mangé ses enfants anges et oiseaux quand au soir il ouvre sa gueule sanglante l’azur est vide pas une plume en vue il a préféré se crever l’œil il guide à tâtons son troupeau de nuages qu’il identifie au toucher en caressant leur laine il a beau les compter et recompter il lui en manque toujours un impossible de dormir Sur terre le loup de la nuit se régale il n’a pas besoin d’y voir il suit sa proie à l’odeur et retrouverait son chemin les yeux fermés il se confond avec les arbres et leur pelage de feuilles noires seul un craquement de branches parfois le dénonce l’éclair d’un croc parfois le trahit 40
il nous guette au coin du bois de nos rêves L’explication d’un songe peut tracer le destin l’analyse d’un rêve guérir de l’enfance une nuit suffire pour une vie Le sommeil nous fuit inutile de lui courir après aveugles inutile d’ouvrir les yeux inutile de les fermer
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L’œil s’écorche aux étoiles
à vouloir déchiffrer la nuit le tortueux chemin de ta liberté n’y est pas tracé tu te cognes aux poutres du ciel tu ne le croyais pas si bas la nuit est un fourré épais son feu est obscur si s’incendie le buisson tu n’en verras pas les flammes noires et tu n’identifieras pas sous les fumées du jour la nuit calcinée l’auto-da-fé des commandements sans répliques et des questions sans réponses
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À la tombée de la nuit
toute la verdure l’excessive verdure vire au bleu avant de sombrer résolument dans le noir Perte de verdeur perte d’espoir petite flambée de gaz métaphysique avant l’extinction la lumière s’allie au paysage pour me parler pour me refléter En ton absence tout te remplace pour me renvoyer mon mirage le visible se fait miroir je me heurte constamment à ma caricature La réalité se soumet à mon caprice le sol se fait tapis le sentier paillasson le jour s’éteint la nuit s’étend mollement pour mieux me ceindre d’insomnie m’oindre (mal) de la poussière que je deviendrai 43
me changer en golem me faire gisant d’argile couché de boue comme au premier jour Or mon amour n’était pas narcissique t’aimer m’obligeait contre ta résistance à résister à la tyrannie de la solitude au despotisme de l’indifférence à l’exercice du pouvoir absolu sur des mots trop serviles à force de servir Contre toi je m’endormais contre toi je m’éveillais toujours contre jamais content jamais contraint Sans toi chaque jour n’est que la répétition de la veille
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Le ciel est une ruine
étoiles derniers feux de l’incendie du jour que couve la cendre du soir dans cette guerre de frontières que se livrent anges et oiseaux tracées en pointillé de constellations Les oiseaux y laissent leurs plumes et les anges leurs ailes avant de s’exiler hommes sur terre gardant le regret de leur ciel dans la pupille de leur œil point noir du vide fixé trop longtemps Du fond de l’espace l’œil noir du ciel nous observe les faisceaux de ses étoiles balaient le camp de concentration terrestre il scrute notre sommeil tant que ne s’abaisse pas la paupière de l’aurore
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La nuit, tous les éléphants sont noirs
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On n’a jamais vu l’ombre
d’un œil l’ocelle du paon a disparu de l’ombre de sa plume même les étoiles mille yeux de la nuit ne font pas d’ombre l’œil miroir renvoie la lumière mais ne projette pas d’ombre l’ombre est aveugle
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La nuit ouvre son éventail
paon noir qui dispute au serpent les gemmes du ciel ocellé combat de constellations gémissements des sphères Derrière le judas de chaque étoile se tient un ange voyeur Les chouettes ont eu beau avertir la grande rafle des rêves a commencé Ouvrant les yeux tu te rends seulement compte que tu marchais en dormant cadavre errant comment voulais-tu qu’un baiser te réveille?
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La nuit s’est infiltrée
en longs filaments noirs parmi le ciel de craie a encerclé les nuages en moutons s’est faite louve pour les grignoter les a dentelés en féroce sourire s’est faite clavier pour plaquer un dernier accord sur le piano laqué du deuil des illusions avant de refermer le couvercle nuit cercueil plutôt que d’arracher les lambeaux de jour collant encore à la muraille du ciel elle a déversé sur la terre tous ses encriers marchand de sable et de goudron Dans la forêt ripolinée même à tâtons on ne peut avancer car la peinture est toute fraîche on ne distingue pas les plis que font les arbres sur le borgnol du paysage Cette nuit victorieuse plus profonde que le puits du sommeil plus nue que la vérité qui s’y cache nous badigeonne d’un avant-goût d’éternité nous entraîne à la cécité Si je revois le jour si je retrouve mon chemin cela signifiera seulement que je serai en train de rêver 49
Dès la première fissure
de la banquise de nuit avant que craque la glace de ténèbres que le ciel chavire et se fasse damier que le flot du jour lessive l’espace dès que l’on distingue la fleur de la feuille le flamboyant du banyan la nuance infime qui sépare le rouge du vert avant qu’on puisse identifier les couleurs dès que le noir est moins profond dès qu’ils peuvent prophétiser la victoire du soleil les oiseaux font l’appel étonnés d’avoir été épargnés qu’il y ait finalement tant de survivants dans cette guerre de la lumière avant de laisser éclater leur joie leur rire édenté commenter les premiers journaux colporter les derniers potins convaincus que cette nuit aura été la der des ders et confiants qu’on en réchappe inconscients préoccupés seulement de leur nid sans voir que les corbeaux ruinés préparent la revanche de la nuit 50
creusent dans l’azur les tranchées du prochain conflit que la clarté est aussi dangereuse que l’obscurité que le ciel est prêt à les avaler qu’une journée de pouvoir suffit à corrompre le soleil et que si chaque coucher est différent de la veille unique dans son flamboiement et ses reflets un crépuscule reste un crépuscule Seuls les papillons s’en foutent ils portent aurore et crépuscule sur leurs ailes savent que s’ils sont là c’est que leur chenille a échappé à la vigilance des oiseaux qu’il y a trop de fleurs pour les butiner toutes les lutiner toutes et que de toutes façons ils seront morts demain
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sur ses pas
Avec quatre cailloux
j’ai un jardin zen dans la poche j’aurais pu les semer comme le petit Poucet pour marquer mon trajet avec quatre cailloux j’ai dans ma poche mon voyage en concentré chaque caillou symboliquement est une image de l’univers un condense de la terre ma poche a pris des dimensions cosmiques mes doigts comètes relancent la galaxie sur une nouvelle orbite mais mon chemin n’en sera pas pour autant raccourci
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Si la terre est ronde
si tes pas tracent un cercle rejoindras-tu ton passé? Si tu tournes en rond si virevoltant toupie (or not toupie) tu dessines un point d’interrogation trouveras-tu la réponse à ta question? Si ta marche tresse une spirale ton esprit saura-t-il pour autant se distiller secrèteras-tu une seule goutte d’alcool?
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Comment voyager
sans voir le sang qui a fertilisé la terre sans voir la sueur qui a salé la mer nous piétinons l’histoire les morts pour rien des siècles de carnage et d’oppression sont notre fierté notre culture notre identité à en vomir d’être homme on envie l’immobilité de l’arbre on voudrait se raccrocher aux oiseaux on marche au petit bonheur espérant que toute l’eau de la mousson suffira à laver notre passage effacer notre empreinte
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Étendu sous la chape des jours
tu t’es changé en ton rêve flottant en amont de toi les arêtes du monde t’ont blessé les corbeaux aigus t’ont percé les papillons en nuées t’ont pulvérisé et tu es retombé poussière incapable d’étreindre la terre de peser dessus tu te disperses dans tous les sens en attendant que les nuages industrieux fourmis du ciel viennent recueillir les morceaux
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La nature est un village
il y a toujours un oiseau planqué pour vous observer les feuilles perruches commères jacassantes se chuchotent les derniers potins les arbres sous leur apparente placidité se disputent âprement leur territoire l’écureuil n’est pas prêteur les fruits à glaner poussent soit trop haut soit derrière un rempart d’épines pas un animal pour vous tendre la main vous ne pouvez que vous sentir étranger et surtout dans votre dos à chaque pas chaque geste épié Ne vous laissez jamais dominer par la peur ne vous mettez pas à courir les buissons n’hésiteraient pas à vous griffer les branches à vous gifler les oiseaux à vous siffler et toutes les bestioles à vos trousses
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La nature indécise
mélange toutes les écoles dans son traitement du paysage feuillages pointillistes écorces tracées raclées au couteau reflets impressionnistes sur la mare ciel d’aquarelle feuillages monochromes contrastes fauves du parterre contours ombrés des nuages dessin naïf des premiers plans arbres en trompe-l’œil feuillages en clair-obscur fond en perspective la nature croit par la profusion compenser l’absence de style du paysage toujours du paysage!
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CÔTÉ DES POMPES
Un paysage vaut un paysage
où commence et où finit le voyage? Chaque pas te rend plus étranger tu peux désormais poursuivre sans bouger même la poussière est exotique comme exotiques sont les moustiques l’air où le cajou au jasmin se mêle ne s’est pas imprimé sous tes semelles seule la mémoire amasse les traces moins solides et durables qu’une couche de crasse tu aurais pu te contenter de rêver mais il te fallait fouler le pavé mordre la poussière boire la rosée pour avec le désir de te reposer comprendre que de l’ailleurs tu n’avais vu et su que ce que tu projetais dessus reconnaître un corps terrestre à ton image et rentrer comme tu es parti: sans bagage n’ayant comme un caillou fait que rouler te traînant toi-même comme un boulet tu t’es vidé plutôt que tu n’as amassé tu n’as fait que passer puis t’effacer même si te reconnaissent ceux qui t’aiment tu sais que tu n’es plus le même le présent du passé est l’écho ton histoire bégaie voici le temps des quiproquos 60
MIDI AUX ANTIPODES
Est-ce le bout du chemin
ou juste un bout de chemin? L’horizon s’élargit en un sourire écarte ses montagnes pour t’avaler Tu cours sur place ne fais que trépigner piétiner ton ombre qui s’est couchée à la première alerte s’est rendue a fondu s’est fondue dans la ténèbre loque de nuit que tu traînes au soleil trophée de ta victoire sur ton propre fantôme innombrable combat recommencé chaque soir dès que tu te couches Il suffit de fermer les yeux pour que les spectres te rattrapent le sommeil est un corps à corps où tu ne parviens pas à te saisir tu te glisses entre les doigts le repos n’est même pas une halte l’horizon en profite pour reculer 61
la terre pour tourner les aiguilles pour se décocher Dans ce temps immobile à la pointe du jour tu as beau avancer tu n’es pas plus avancé tu n’as pas su attendre tu n’as pas su vieillir courir est raccourcir les jours plus que les distances il aurait fallu prendre le temps tu as failli seulement failli l’adversaire que tu prenais pour un ange ne t’a rien révélé puisque il était ton double le conseiller que tu prenais pour un démon non plus c’était encore toi ton reflet que tu ne reconnais pas tu ne t’es pas démultiplié tu n’es pas devenu autre tu t’es seulement fragmenté dispersé incapable de te fixer tu ne retrouveras pas tous les morceaux les oiseaux auront becqué tes miettes 62
tu as perdu ton ombre en perdant ton corps tu n’as pas su ouvrir les yeux tu n’as pas su les fermer tu comprends trop tard Pour devenir le voyageur il te fallait d’abord être le chemin
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L’avenir s’est éteint
comme une lumière qui ne survit pas à son étoile dans le vide la distance ne compte pas il n’y a ni frottement ni déperdition c’est pour ça que la vitesse du temps est celle de la lumière mais s’il n’y a pas de lumière il n’y a plus de temps une journée vide est littéralement interminable Tu as entrepris de démonter l’horloge de ta vie désormais irréparable les pièces sont faussées les ressorts cassés la tactique n’était pas bonne le tic-tac s’est perdu tu ne veux plus tourner en rond circuler sur un cadran circulaire tu te cognes aux arêtes du temps tout est obstacle tout est à contourner tu es toi-même obstacle il n’est pas jusqu’au chemin qui ne soit obstacle Lorsque tu as compris que les changements de décor ne s’opéraient que dans ta tête
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lorsque tu as réalisé que tu n’avais jamais cessé d’être aveugle que les passantes font le passé que dans le temps arrêté le seul présent est le vide le seul cadeau serait de s’endormir pour ne pas se réveiller
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T ant de choses accomplies en une matinée on se demande comment les autres
ont simplement pu passer ratées du temps le contrepoids se fait trop lourd ou trop léger le pendule s’emballe le soleil s’immobilise au zénith avant de choir d’un coup la nuit ne finit pas aujourd’hui c’est encore hier les semaines ne se sont pas écoulées demain n’arrive jamais Si on essaie de réparer l’horloge il nous reste des pièces en surnombre la machine peut marcher sans elles elles servaient pourtant à quelque chose elles étaient le présent déjà passé déjà perdu qui nous reste inutile entre les doigts Le temps avance par à-coups tout cercle ou toute ellipse est denté ils dévorent les minutes avalent les heures digèrent les jours recrachent parfois une seconde de repos de répit qu’on n’arrive pas à saisir au passage Rien ne sert de courir si on ne parvient pas à décoller
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Iborne l y a eu un demain à l’horizon
phare qui te guidait d’écueil en écueil La borne dépassée l’horizon derrière toi quelle est cette distance qu’il te reste à parcourir?
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au pied du mur
COMPARATIF
Comment un arbre qui se réalise en s’enfonçant
profond dans les entrailles de la terre et en s’élevant jusqu’à toucher le ciel voudrait-il être plus qu’un arbre? Comment l’aigle qui ne fait que rebondir sur terre et dont les plumes calligraphient à même le ciel l’ivresse de la liberté souhaiterait-il être plus qu’un aigle? Comment le tigre qui bondit plus rapide que la terre qui le porte, fondant et confondant danse et course, et qui se nourrit de la palpitation même de la vie aspirerait-il à être plus qu’un tigre? Seul l’homme mal libéré de l’argile et incapable de voler prétend pathétiquement être plus qu’un homme avant même d’avoir éprouvé la totalité de son humanité. Moi-même je désire être meilleur!
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Ici, les animaux sont à l’évidence des plantes ayant
renoncé à la paix de l’immobilité. Tronc fait crocodile, lianes serpents, fleurs papillons, feuillage perroquets. Insectes de poussière construisant la poussière. Seuls les corbeaux, innombrables, omniprésents, témoignent par leur tache d’encre la tentation ou tentative de rayer, raturer, déchirer le brouillon de la création ratée.
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Le soleil se balance
sur le trapèze du ciel le cirque du monde donne son spectacle rythmé par la fanfare des oiseaux les éléphants font leur numéro – de charge les tigres font leur numéro – de saut les singes font leur numéro – de voltige les serpents font leur numéro – de contorsion les arbres bon public applaudissent de toutes leurs feuilles seuls les hommes ne sont pas drôles et accomplissent leurs pitreries dans l’indifférence générale
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Le bonheur pousse sauvage
parfois une rafale de vent nous porte son parfum mais sa culture est toujours future remise Ă demain
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Il suffit d’une fleur
une tache de couleur pour modifier le paysage une coiffure un visage La fleur est aléatoire peu importe son histoire ce n’est de sa forme ni de son essence qu’elle tire son sens elle est le luxe le superflu voire le caprice l’imprévu elle est la véritable valeur ajoutée la possibilité révélée de la beauté Elle suffit à tenir à distance la guerre le malheur elle inverse l’échelle des valeurs des toutes relatives importances Elle n’est jamais qu’une fleur bientôt fanée bientôt piétinée
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Inlassable merveille des papillons
de leur beauté qui ne sert pas à attirer les fleurs ils ne produisent même pas de miel ne vivent que quelques heures ne sont là que pour témoigner que la création aurait pu être plus satisfaisante légère et variée consacrée à la fécondation des fleurs orgie volage ils suffisent à enchanter la grisaille des jours à défoncer la monochromie des feuilles à rabaisser l’orgueil des oiseaux car ils se contentent de voleter d’incarner le caprice ils sont l’apothéose justifiant rétrospectivement la voracité de la chenille on en veut moins au moustique si on le considère un échec de papillon ils sont dans leur éphémérité renouvelée une permanente leçon inépinglable la splendeur est faite de poussière
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L’évidence de la relativité
qu’une distance dépend de la taille de qui la parcourt et que la durée est proportionnelle à la distance doit être mise en équation avec la conviction que chacun a de constituer un absolu d’avoir son mètre-étalon d’être son maître-étalon Chaque papillon se prend pour la belle au bois dormant puisque à son échelle la nuit dure cent ans Pour les oiseaux elle ne dure pas autant mais suffisamment pour que chaque aube soit incertaine ils la saluent et se saluent la célèbrent symphoniquement perruches et corbeaux en chœur d’un même cœur d’un même cri comme si sa venue était une victoire d’avoir été tant attendue chacun improvise une rāgā tant sa joie déborde
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chaque aurore est jour de l’an Faute d’être matinaux les hommes ne partagent pas cette fête pour eux les jours se succèdent à peine interrompus par le repos relativement égaux les nuits durent le temps d’un dernier whisky les jours filent sans qu’on les voie passer les heures coulent comme des secondes la vie ne fait que raccourcir
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À butiner les journées
tu n’apprends pas à faire le mile les arbres sont des colonnes tronquées le ciel s’est écroulé la nature est un temple en ruine la nuit est épais nuage de poussière temps qui se dépose désert qui se distille le vert ne revient jamais une fleur fanée flétrit tout à son entour les orages n’éclatent que sous ton crâne et ne te rafraîchissent même pas tu as épinglé ta vie papillon qui se dessèche dans un des tiroirs de l’oubli
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Il faut tant de temps
des milliers d’années et une somme infinie de hasards et d’obstination pour produire la pure gemme d’un saphir de taille passable Or il en faut précisément autant pour l’obtention de l’impur silice d’un gros grain de sable
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LE LIBRE ARBITRE DU SIGNE
Au cœur de l’été, avant la mousson, certains soirs,
pas tous, de façon fort irrégulière et apparemment imprévisible, ne précédant ni ne suivant pas plus les orages que les jours de canicule, s’élèvent dans l’air des myriades d’insectes, mi-moucherons mi-mites, tachetant le ciel au point de précipiter la tombée de la nuit, comme une tempête de neige sombre. Ils grouillent autour de la moindre lueur, nuées folles sans repos, inoffensifs car ils ne se poseraient même pas pour piquer, mais pouvant percuter les yeux dans leur ronde effrénée, obligeant au clignement et au brassage d’air. Le phénomène dure moins d’une heure et cesse dès que le ciel s’est complètement éteint. Ce sont des éphémères. Ces quelques minutes leur ont suffi pour vivre, voler vers la lumière et se reproduire (c’est ça l’effet-mère). Dès qu’ils apparaissent, les petits oiseaux diurnes appâtés se résolvent à faire des heures supplémentaires et attrapent au vol leur pâtée en rasant les lampes comme pour prédire la pluie, tandis que les crapauds mystérieusement alertés sortent des mares par centaines, couvrent les chemins et les murs pour récupérer au moins les miettes du festin. De gros oiseaux nocturnes, rapaces, se montrent, moins adroits 80
que les passereaux pour saisir leur proie au bond mais se rattrapant sur quelque crapaud en fin de course. Même les serpents, de la vipère au crotale, viennent participer à l’aubaine et ne savent plus où donner du croc. Les ripailles durent tant qu’il reste un insecte en l’air. Leur infime durée de vie coïncide avec la célérité de leur extermination. Le massacre s’opère en silence autour de chaque feu, chaque lampe, comme un ballet où chacun veut se montrer plus acrobatique que son rival. Le spectacle, sans qu’on puisse en tirer la moindre leçon, ne laisse pas d’apparaître puissamment significatif, encore que son sens reste plus obscur encore que son contexte, et que son symbolisme ne nous soit pas accessible. On ne voit jamais sous les tropiques autant de bestioles réunies qu’à cette occasion. Il faut faire attention où l’on met les pieds car, pour ce qui est de la glissade, peau de crapaud vaut bien peau de banane. Les serpents, pour qui la terre est un immense rail, sentent de loin l’onde annonçant notre approche et, couards, se défilent aussi sec. C’est à peine si l’on entrevoit l’éclair noir de leurs lacets, souple souffle plus que sifflet, sous les feuilles. Ils ne sont là que comme accessoire obligé, pour le décor, puisque il paraît qu’on est, sinon au paradis, à proximité. 81
le bois de birnam
L’arbre se nourrit par la racine
se fait coiffer par le vent informer par les oiseaux se féconde par les fleurs enfante par les fruits élargit son territoire par les noyaux qui créent de nouvelles racines à quoi peuvent bien servir les feuilles?
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Les feuilles s’agitent
bruissantes secouant leur chevelure s’ébouriffant se crêpant le chignon Elles ne sont jamais d’accord aussi personne ne leur prête l’oreille Elles finissent toujours par se courber dans le sens où souffle le vent
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Toutes les feuilles à terre
sont les ratages des tentatives de la verdure pour se faire papillon décoller planer piquer s’écraser chaque feuille a droit à son baptême de l’air il n’y a pas que l’homme que hante le désir de voler
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La feuille enchaînée à l’arbre
met une interminable saison à se délivrer à se faire aile et connaître une fois la liberté entière la caresse infinie de l’air le baiser prolongé du ciel le viol de l’éther le vol orgasme en état d’apesanteur qui la vide avant de rejoindre ses sœurs marronnes et de mendier sa restante vie en cirant la semelle des souliers Au bagne de l’arbre il y a des feuilles précocement vieillies après de trop longs interrogatoires où le vent bourreau les fait gémir qu’on défenestre de la plus haute branche L’arbre tortionnaire est pris en exemple par tous les gouvernants pour montrer comme le pouvoir du vert se régénère et combien toute résistance est à la fois naturelle et inutile 87
C’est chez les arbres eux-mêmes que fermente la dissidence l’érable le premier flamboie de toutes ses feuilles prononce l’auto-da-fé de l’été qui veut être encore et à jamais répand le mythe de l’arbre sec et bravant le tabou de la tentation et de la connaissance abandonne le paradis Quelle que soit l’humeur c’est toujours l’arbre qui me fait rêver si ce n’est les esprits le symbole à coup sûr loge dans sa ramée
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Le rouge de l’ocre est sang
là des armées de géants ont combattu se sont enterrées après avoir tout fauché semant les têtes plantant les os arrosant arrosant rosissant la terre cimetière chaque arbre repoussé est le cimier de leur casque le feuillage frissonnant leur dernier panache chaque feuille est un vers de leur épopée que le vent lit en arrachant les pages la neige des feuilles simultanément recouvre et nourrit la mémoire
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Les arbres ont beau agiter leurs feuilles
me faire de grands signes de branches toutes les fleurs clignoter l’éclatante parure de la nature me paraît terne toutes ses coquetteries ne sauraient me faire oublier ce que j’ai laissé derrière le vent passe en vain son temps à lui inventer de nouvelles coiffures elle se dresse importune entre mes yeux et ce que j’ai abandonné insatisfaisante en tant que reflet insuffisante sur le plan de l’originalité
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Le nom est mussenda
c’est un arbuste fleuri les pétales sont exactement semblables à des feuilles peintes: blanches, roses ou saumon il en existe plusieurs variétés mais la plus étrange est celle dont la fleur pousse à l’extrémité de chaque branche étoile de velours orangé ornée d’un seul pétale blanc folliforme qui lui survit si bien que tout le buisson présente immaculée au bout de chaque tige une unique feuille blanche tache incongrue en fin de vert l’affirmation qu’en dépit de l’encombrement des bibliothèques de l’infinité des pages imprimées tout n’a pas encore été écrit
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Oiseau dans la cage du feuillage
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Il y a des arbres à une seule feuille
des oiseaux à une seule plume si on ne les voit pas c’est parce qu’ils ont honte ils se font tout petits se cachent sous leur feuille ou derrière leur plume mieux vaut une seule plume ou feuille que pas du tout un arbre sans feuille est un arbre mort un oiseau sans plume est un oiseau rôti à moins qu’un garnement mal inspiré ne les leur ait toutes arrachées pour en faire le poème
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l’ange bête
NOVEMBRE DERNIER
Il n’y a pas d’hiver visible sous les tropiques
les arbres voient leurs feuilles sécher à la saison chaude et tomber avec les premières pluies au début de la mousson d’été l’hiver ici est la saison du vert mais les oiseaux renouvellent leur plumage j’ai suivi des perroquets d’arbre en arbre guettant la chute d’une plume verte comme une bénédiction fragment de pure beauté à offrir rose couleur de feuille survivant sans flétrir au passage du temps herbe repoussant sur les ruines semées de sel du désir d’être ange seule véritable matière précieuse extraite des mines du ciel il ne saurait y avoir de bijoux que de plumes les oiseaux le savent qui se rengorgent comme une fiancée minhote passent leur temps à les lisser en font parade sans penser qu’elles leur servent à voler
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Les animaux ailés
comme anges zélés sont avant tout des présences invisibles Tant de chants d’oiseaux dont on ne voit le bec ni la plume dont un rayon de soleil dirige l’orchestre Une nuée de papillons s’échappant d’un champ de millet nous renseigne sur tous ceux qu’on n’a pas vus et les fleurs cachées qui les ont attirés Chaque feuille dissimule un oiseau chaque frondaison un rayon de soleil chaque épi une fleur prête à s’envoler Rien ne sert d’écarquiller les yeux encore moins de les fermer Il faut regarder de toutes ses oreilles courir dans le pré et s’enfoncer dans la forêt se retirer pour découvrir qu’on n’est jamais seul
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Les oiseaux qui ne savent pas chanter écrivent leurs poèmes avec leur fiente Écriture diarrhée de l’esprit atteint de boulimie Il paraît que cet azote fait pousser les fleurs Je me sens comme une vache qui ne sait pas chanter
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Oiseaux ciseaux
découpant le ciel par pans accumulant les cumulus noircis pour les mettre à la lessive crevant la toile bleue du rêve et découvrant dessous le patron de nuit et son faux-fil de constellations oiseaux flammes fondant météores oiseaux étoiles perchés sur le vide
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Suis le pointillé des oiseaux
c’est le fil où sèchent les langes célestes c’est l’échelle de corde qui mène à la morne vacuité du ciel écoute le silence des sphères puis redescends sur terre parmi les anges sans ailes
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La surface peinte des jours
s’écaille La pluie tombe plâtras du ciel et délaie, dilue, embourbe salit le paysage plus qu’elle ne nettoie Même les arbres s’abattent pour nous rappeler qu’on ne saurait habiter habiller la terre que précairement Seuls les oiseaux rient de toutes leurs dents
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Il est des recueils de poésie qui me tombent des doigts
des voix dont l’arrogance veut me courber qui brandissent le vers comme un sceptre célèbrent leur propre règne sur le langage prennent la littérature pour un soleil pas tant pour éclairer que pour s’y faire une place moi qui marche à l’ombre sous mon nuage personnel je me prends à douter de mes gribouillis folle ambition être un oiseau mais n’être qu’un oiseau
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Il élevait mangoustes et paons
au régime végétarien et s’étonnait pourtant qu’ils ne soient bons à rien pas même à croquer les serpents
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C’est un oiseau bleu
descendu tout droit du ciel qui sert d’appât La nuit fronce les sourcils toutes ses étoiles sentinelles clignotent aux aguets elle relève d’un coup de vent le filet des feuillages l’oiseau est passé entre les mailles Elle va alors chercher l’artillerie lourde le canon du soleil le braque rasant l’horizon fauchant tout ce qui dépasse crevant sa toile de ténèbre Elle s’est encore fait avoir le jour déploie son champ d’azur tandis qu’elle se dégonfle se réfugie dans les fourrés se terre sous les pierres L’oiseau bleu dans une dernière voltige lance son trille de victoire il croit avoir lutté et vaincu tout seul
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De brindilles de bouts de laine
est fait le poème des oiseaux tu n’as pas appris le chant ni le vol seulement le nid tu maçonnes confiant que finira par apparaître un œuf
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Faut-il que la pluie tombe
pour rendre visibles les barreaux de la cage? La plupart des oiseaux n’ont qu’une corde à leur gorge une note à leur clavier Les oiseaux font chanter le feuillage comme le vent fait voler les papillons et les fleurs trompettent la toute-puissance du sexe
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Refermant ses ailes
immense le corbeau de la nuit se pose sur la terre il lisse la noirceur de son plumage passe l’éponge des nuages secoue et efface la poussière d’étoiles accrochée à la pointe de ses pennes puis se racle la gorge lance comme ultime semonce son assourdissant croassement de tonnerre
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Si tu appeles le Malheur par son nom
il ne peut refuser de comparaître Comme un alcool qui ne te réchauffe plus le vautour des mauvais jours n’en finit pas de te becqueter le foie Enfermé dans ta cage thoracique le corbeau du regret ne blanchira pas ne se fera pas colombe Il n’y a pas pour toi de réconciliation Au centre de ton ciel la constellation du Malheur ton étoile fixe sous la pluie d’étoiles filantes des vœux non accomplis
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Prestidigitateur le ciel escamote les oiseaux
les colombes ressortent corbeaux du haut-de-forme de la nuit
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L’âme hantée d’oiseaux blessés
qu’il n’a pas le courage d’achever pluie de plumes ensanglantées Si inutiles des plumes au dedans de soi là où il n’y a pas de ciel où on ne peut voler
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À force de ressassement
produire oh pas un oiseau – trop ambitieux pas même une plume – trop difficile rien qu’un pépiement la chair intraduisible d’un trille en langue d’ortolan une dent de bec
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l’habit rayé
Le premier vers cogne à l’huis
insistant brise sa coquille s’impose puis le poème se tisse minimal et répétitif en deçà du niveau seuil avec une poignée de mots toujours les mêmes une métaphore qui file une image qui se noue on brode toujours un peu on veut ciseler mais les ciseaux de l’écho brusquement refermé tranchent doute et dictée laissant seulement subsister intacte l’insatisfaction
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Tu avais élu la ligne brisée
que tu prenais pour la foudre qui t’anéantirait ce n’était qu’un point final sans cesse remis une rature un trait mal tracé de plume ne sachant plus écrire
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Écrire à la fortune du mot
user du stylo comme d’un fouet une pointe de lance la gomme une éponge de fiel chaque rature une épine le monde est une conspiration qu’il faut déjouer percer le sens comme un abcès l’attribuer comme on marque au fer le clouer pour fixer l’hypothèse d’une rédemption refuser la condamnation En nommant plantes et animaux Adam a bien fait d’une jungle un jardin
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Une page se dresse
entre l’étirement du jour et le désespoir un mot fait reculer les monstres une trêve a été signée avec le monde et les rages démobilisées Enfermé dans la fuite tu coches les jours en petits bâtonnets d’écriture une lettre que tu adresses à ta prochaine réincarnation qui aura tout oublié de son avatar antérieur ou le reniera Un pont de papier enjambe le ruisseau des impatiences tu voudrais les regarder couler éventuellement t’y mirer mais tu es plongé dedans (tu t’es poussé ou tu t’y es jeté) le fleuve de l’indifférence t’emportera
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Étendre la page blanche comme une nappe sur la prairie ensoleillée des souvenirs y disposer les mots en autant de mets pour un pique-nique avec les fantômes légers des absents amis disparus ou à venir aimés lointains
Trinquer en choquant deux syllabes boire l’adjectif pétillant croquer la pomme polysémique se réjouir que les images servies soient encore fraîches se laisser aller à rire quand un papillon de neige comme une plume chue du ciel se pose sur le paysage et d’un battement d’ailes l’efface les convives frileux s’excusent les absents repartent en emportant leurs torts Reste la nappe tachée de rhétorique de phrases vomies et de métaphores répandues reste l’amertume de n’avoir pas su dire les mots qui réchaufferaient l’hiver de l’âge et feraient fondre la solitude 118
L’écriture est une drogue
stylo seringue stupéfiant image l’intensité de l’hallucination varie mais il n’y a pas habituation décoloration routine patine le saut est toujours périlleux l’avance incertaine sans filet au dessus du vide mots serpentins mots tentations à charmer conscience de la nudité assumée au seuil du jardin mots forcés piqûre morsure il n’y a jamais eu de paradis naturel
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Un rayon de miel sur ta paupière
une goutte de rosée au goût d’ambroisie l’offrande de l’aube les étoiles abeilles ont regagné la ruche du soleil un concert d’oiseaux t’éveille le feuillage va répétant les mots que lui murmure le vent ils viennent de loin colportés d’arbre en arbre déformés au point d’être incompréhensibles l’amour t’adresse message sur message mais n’a trouvé que le vol des corbeaux pour scribe et le vent pour facteur le sens s’est perdu est parti dans tous les sens reste le bruire et le tournoyer Ne cherche pas à traduire laisse-toi dépasser par l’écriture tout mouvement des lèvres est un baiser
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Les mots je les ai entassés poème sur poème
pour faire barrage à la douleur mais leur digue craque de partout les oiseaux n’ont de bec que pour dépecer les arbres de branches que pour gifler c’est seulement quand il s’est assis sur moi qu’il m’écrase comme on marche sur une fourmi que je comprends que le ciel n’est qu’un vaste cul le soleil me pète littéralement à la gueule souffle ma chandelle et fait l’obscurité la terre est une céleste bouse où je ne fais que m’enfoncer
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Les mots s’assemblent dans un coin de la tête conspirateurs soudant fils et diodes du poème comme une bombe à retardement mais il y a toujours un vocable innocent distrait qui vient s’immiscer trancher le fil de la métaphore faire dévier le flux des idées et rater l’attentat il est à la fois coupable de la foirade et la plus belle trouvaille du poème le grain de sable dans l’engrenage de l’écriture synecdoque de la plage ou du désert dont il possède le pouvoir de donner à rêver de tracer un horizon de faire sauter le bouchon du crâne
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Les mots sont des calculs
sécrétions concrétions du corps fiévreux ils n’expriment que des humeurs car la pensée n’est pas sûre la pensée se censure seule l’insomnie parvient à délier le délire délit manie symptôme inspiration purulente organes bouffés des vers la nuit se penche sur moi sa caresse inquiète trahit sa désolation son habit de deuil l’extinction des constellations car il est rare qu’on guérisse de la maladie des mots
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Mes mots ne chantent pas
ils grincent le trou de serrure a la forme du violon mais pas le son j’y essaie toutes les clés mais la page ne tourne sur ses gonds que pour donner sur une autre page l’écriture ne débouche sur rien le seuil est aussi infranchissable que s’il était gardé par l’ange exterminateur mais je frappe je cogne je gratte avec l’obstination de ces fous qui croient inventer le mouvement perpétuel
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Quand je m’applique
à décrire l’arbre qui me barre la vue et le chemin que je dois contourner ou mentalement traverser lorsque j’évoque le vert c’est bien sûr l’arbre que je suis que je porte au-dedans de moi l’arbre de mon sang que je cherche à traduire L’aurore peut se lever chaque matin devant mes yeux c’est à celle qui m’éclaire derrière mes yeux que j’ai accès à elle que je dois mon réveil elle qui colore ma journée elle que j’invente en écrivant le bleu du ciel court dans mes veines Les mots ne sauraient même effleurer le visible ils forgent la réalité qui se tient derrière que contient la forme ils construisent le sens sous l’enveloppe vide des apparences ils expriment la matière 125
sous sa coquille d’œuf lisse comme une bulle et guère plus solide Les choses pénètrent en nous par les yeux mais l’écriture mot à mot des formules magiques de la féerie des travaux et des jours nœud à nœud du tapis d’images que nous foulons est travail de cécité
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Palette illimitée de la lumière
comment traduire les nuances du vert? les images cherchent à compenser l’insuffisance du vocabulaire mais chacune rajoute sa touche et finit par couvrir les teintes originelles quel mot serait assez printanier pour rendre l’éclat vif du bourgeon? assez sombre pour évoquer la cage de la forêt? assez innocent pour peindre le regret du jardin? entre jades et émeraudes chaque mare est un trésor chaque feuillage est un feu d’artifice chaque pré une bijouterie l’homme a nommé animaux et plantes mais pas leurs couleurs les mots ne servent pas à décrire mais à étiqueter épingler classer collectionner ranger l’herbier prononcer pour mieux oublier condamner tout sauf contempler autant qu’à restituer l’objet les images expriment l’impuissance à réinventer le langage 128
Les images sont-elles inépuisables?
prolifération des associations comme s’il fallait marier tous les mots épuisant travail d’entremetteur étonnement renouvelé qu’à partir de quelques sons un nombre limité de notes surgisse à chaque fois une mélodie différente le doute subsiste si je n’avais pas joint ces mots fait jouer leur sens l’image serait-elle à jamais restée informulée? blanc dans la cartographie des possibles trou de la pensée étoile dans la nuit formée de l’encre de tous les écrits superposés quelle importance? Le jour est à jamais une page blanche
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À chaque jour suffit son poème
changer la lumière en encre boire la journée comme un café à petits traits la siroter laisser déposer l’agitation des feuilles le battage des ailes le barattage du soleil la marche des nuages le marc de leur ombre pour y lire l’avenir la promesse d’un lendemain
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On écrit dans la plus profonde solitude
pour affirmer qu’on n’est pas seul postuler le lecteur amoureux le créer quitte à le jouer on ne se relit pas on se relie les mots ne nous appartiennent pas le langage c’est la caverne d’Ali Baba on restitue le trésor est inépuisable inutile de voler inutile de garder juste le faire tinter tenter d’imiter le rire en cascade de la pluie le rire en crécelle des oiseaux à côté de quoi le langage est un trésor de pacotille bijoux de fer blanc quincaillerie des métaphores l’or des mots est plomb lourd lent terne sans brillant mais fidèle comme un nuage éléphant comme un oiseau amoureux qui lit par-dessus notre épaule
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dont le rire demeure quand il s’est envolé à suivre le fil de l’oiseau fausse compagnie fantôme toujours dans les nuages ô vous que j’ai connus ô vous que j’ai quittés la pluie me donne de vos nouvelles
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L’écriture peut-elle racheter le manque
de goût de vivre? L’absurde ne mène pas au désespoir mais à l’indifférence face aux différences: chaque jour chaque heure a sa nuance de lumière toutes sont féeriques aucune n’est porteuse d’espérance elles s’épuisent dans l’instant appartiennent déjà au passé à l’oubli aucune n’est porteuse de sens L’écriture traduit ce manque veut le compenser injecter le sens faute d’en rendre la caresse La lumière bonne chatte nous lèche l’écriture griffe la lumière fait rouler la pelote du ciel en déroule le fil l’écriture le hache car il n’est pas question de sortir du labyrinthe avant de l’avoir compris de sortir de la vie avant de l’avoir aimée 133
au pied de l’Êchelle
Les fleurs les fruits les oiseaux
il fallait avoir connu cela cette bulle du jardin des délices que les nouvelles du monde ne crèvent pas pour pouvoir repartir sans regret ce n’est pas qu’on veuille plus on cherche autre chose on laisse le paradis aux nouveaux colons et aux agences de voyages il n’y a sans doute pas de vraie vie une illusion en vaut une autre mais à coup sûr l’amour est ailleurs
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SE FIER AUX APPARENCES
Tu étais une porte
Tu me barrais le chemin Sans ostentation sans hostilité Tu répondais même à ma poignée de main Mais sans ouvrir le pêne Sans me laisser passer Serrure serrée
Tu étais un souffle de vent
Je t’ai reconnue à ta caresse Mais impossible de te saisir Tu t’échappes en m’ébouriffant J’ai beau te courir après Tu voles toujours devant Soulevant des nuages de poussière 137
Tu étais robe de soie légère
En passant je t’ai frôlée Mais celle que tu vêtais Se méprenant m’a embrassé Dans la cohue je t’ai caressée Mais celle qui te vêtait Se méprenant m’a souffleté
Tu étais l’oiseau dans le ciel
Hors de portée inatteignable Tu es pourtant venue te poser sur ma main En prévenant: «Si tu m’emprisonnes Si tu me touches même d’une caresse Je me pétrifie, deviens galet Bon à jeter, à ricocher»
Tu es venue moustique
Émissaire du vampire M’enseigner le flamenco Tu es revenue moustique Caricature d’ange embouchant la trompette Pour m’éveiller avant l’heure Du jugement
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Je t’ai vue fleur et je t’ai cueillie
Sans réfléchir Inutile de chercher à te replanter Te glisser dans mes cheveux serait ridicule T’enfiler à la boutonnière pompeux Et personne à qui t’offrir La beauté inutile paralyse
Locomotive tu traversais fièrement le paysage Courant à hauteur des wagons Je me suis hissé sur le marchepied J’ai remonté de voiture en voiture le convoi Le contrôleur m’a arrêté Les passagers ne sont pas autorisés à conduire Trop contents de se laisser emporter
Tu étais musique
Air entendu pendant l’enfance Impossible à reproduire Car oubliées les circonstances Les timbres les voix le nombre des instruments Seul reste l’écho d’une mélodie Immatérielle ineffaçable 139
J’ai croisé un papillon
Ce n’était pas toi Ça aurait pu Tes déguisements sont infinis Une robe pour chaque heure Pris d’un doute j’ai voulu vérifier Tu t’étais déjà envolée
Révélée comme un secret
Confiée comme une promesse Par le baiser du coquillage Tu étais la mer Celle qui noie qui veut l’étreindre Qui attend qu’on devienne sable Avant de nous embrasser
Tu es le point de fuite
Où les deux bords de la route se rejoignent Tu n’es visible qu’à distance Il faut pour t’atteindre Devenir point soi-même Perdre toute dimension Se fondre littéralement dans la perspective
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Tu t’étais multipliée
Tu t’étais faite foule Chaque femme était ton double À tout le moins ton reflet Comment t’étreindre dans cette ville palais des glaces Où je te vois réfléchie au fond de tous les miroirs Mais ne découvre mon image nulle part?
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Toute notre gymnastique érotique
ressemble à l’embrassade de deux morceaux de bois comparée à l’accouplement des serpents ils se tordent se nouent se tressent ils se mordent se roulent se dressent entrelacés si étroit qu’ils ne peuvent se dégager ils se contorsionnent se hissent hésitant entre la morsure et le baiser puis sans se dénouer s’attendrissent se lissent les écailles comme une chatte lèche ses petits si absorbés d’eux-mêmes que le ciel peut s’écrouler ils savent que le paradis est à leur seul usage
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À contempler la carte en relief d’un lit défait
on se prend à rêver quels dieux auront pris la terre pour couche au moment de sa formation génésique du temps qu’elle était plate Remarquant quelques minuscules taches de sang on se demande si comme les hommes les moustiques s’entretuent quand ils n’ont plus de dieux à attaquer plus de corps célestes à percer plus de pluie de sang à pomper pour s’en nourrir Voilà bien des pensées de colon tu n’avais qu’à dormir comme les indigènes sur une natte à même le sol tu ne prendrais plus la terre pour un drap pas même pour un linceul
143
Aimer, c’est diviniser l’autre
être aimé c’est se voir investi d’un pouvoir – d’une responsabilité – qui nous dépasse c’est devoir s’assumer céleste sans être à la hauteur devoir décoller comme si l’on pouvait renoncer à sa bassesse comme si ramper n’était pas la tentation et s’élever se tenir debout l’effort la fatigue Aimer pourrait n’être que la volonté De se coucher!
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Quant à l’amour
nous sommes restés des enfants réclamant de laisser le cœur allumé toute la nuit de la vie pour repousser les cauchemars
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rĂŠfraction
Fin de saison
on a remisé les couleurs on a décroché la banne d’azur le ciel a déteint la terre détrempée ramollie par l’infusion perd sa stabilité le voyageur doit se faire funambule marcher comme un poivrot atteint de vertige on solde les dernières illusions le pittoresque de pacotille la clinquante panoplie de l’exotisme la misère à bon marché les palais de façade le luxe et la luxuriance les cartes postales défraîchies on solde les parfums d’orient les guirlandes de jasmin et la route des épices les aliments perdent leur goût même le piment s’affadit à force d’être réchauffé on remballe les fleurs on remet les papillons dans leur tiroir les oiseaux dans leur cage d’arbre 148
les paysages en vitrine les orchidées sous verre on fait l’aumône d’un sourire au vagabond pour lui signifier que sa place n’est pas ici qu’il doit chercher plus loin voire s’en retourner on a dressé les perroquets à répéter le chant du départ on agite un nuage en guise de mouchoir l’errant tranche les radicelles qui commençaient à lui pousser l’inventaire des souvenirs est remis à des jours meilleurs au moins plus clairs la poussière reprend ses droits le dernier baiser de la mangue a la saveur de l’occasion perdue qui ne se représentera pas
149
Le temps s’est refroidi
le ciel s’enveloppe d’une écharpe de nuages le vent cueille des feuilles pour une tisane le soleil a le nez rouge S’il n’y avait pas ce flot de vert cette houle végétale et rehaussant la verdeur juvénile l’éruption des fleurs acné estivale des hibiscus coquelicots des tropiques si je n’étais pas dans un tableau de Monet autant que du douanier Rousseau si je contemplais seulement le ciel agonisant sous son drap je dirais: c’est l’hiver
150
Approche de la mousson
les loups du ciel reconnaissables à leurs hurlements trahis par leurs grondements se sont déguisés leur horde croyait passer inaperçue sous leurs peaux de moutons nuageuses ils grognent et ils bavent
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Marée montante de la mousson
qui fait de l’Himalaya une plage de récifs moutonneuse mer céleste nuages d’écume le ciel s’arrondit se creuse déferle et retombe en se fracassant impossible de ne pas être éclaboussé la terre n’est plus qu’un fond marin
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La forêt est une absinthe
amère écœurante de tant de vert mais puissante de sa ménagerie enivrante de l’alcool de ses oiseaux fascinante de fleurs débordantes la mousson met son couvercle dessus en fait une infusion insipide j’ai mémoire d’autres orages d’autres désolations ravivées adoucies par contraste et distance orgeat du souvenir
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La mousson repeint tout en gris pimpant
trois couches sans même attendre que ça sèche mais la peinture était trop fraîche ou trop diluée elle ne tarde pas à dégouliner à se craqueler à s’écailler à se défaire par plaques laissant reparaître dessous le même bleu sale de toujours
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La pluie a détrempé
l’aquarelle du monde dilué les formes mélange les couleurs tout laissé irreconnaissable brun boueux vert vaseux L’arbre neem a oublié d’une année sur l’autre de faire choir ses feuilles sèches qui pendent ocres au milieu du feuillage vanité végétale Malgré ses troupes innombrables et l’alliance avec les fleurs le vert conquérant ne parvient jamais à occuper la totalité du terrain la poussière résiste – par légèreté volatile les pierres résistent – par lourdeur obstinée l’écorce résiste – par vieillesse et habitudes ancrées les feuilles finissent par trahir par jaunir et l’herbe par faner le lent incendie des jours calcine la victoire trop tôt criée l’orage éboueur achève le nettoyage 155
Une pluie de plumes
de toutes tailles de toutes teintes chues à terre avec les feuilles avec elles embourbées La tempête a balayé terre et nues Les anges ont renouvelé leur plumage avant de migrer vers un paradis moins torride La mousson fait le ménage nettoie tout à grande eau Sur le ciel dépeuplé les nuages de craie ont écrit À louer
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La pluie déloge les insectes
c’est pourquoi les crapauds la vénèrent et lui dédient leurs chants d’amour ils se fichent bien de l’humidité à leur échelle leur mare est une mer c’est en toute humilité eux qui se savent méprisés – combien de fillettes rêvant de princes métamorphosés ont osé les embrasser? – qu’ils remercient la manne qui leur tombe d’en haut – elle ne pourrait pas tomber d’en bas – ils hoquètent leurs coassements le ventre ballonné gonflé par la dysenterie de l’amour et trop de mouches tombées toutes rôties dans leur bouche ils saluent fraternellement le ventre repu des nuages et vont digérer collés à une pierre à l’ombre du ciel
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La pluie tombe toujours en fin de journée
rideau sur la scène diurne parfaite fin pour un jour parfaitement insignifiant passé sous la menace des cumulus accumulés le soleil comme une fiancée pudique est à peine visible sous trop de voiles les couleurs portent le deuil le ciel est glauque épais presque boueux plus marécageux qu’éthéré les gouttes tombent lourdes comme à regret les nuages débordent plutôt qu’ils ne crèvent pour justifier la grisaille de la journée la pluie se voudrait dénouement or le ciel ne s’est pas décoiffé n’a pas dénoué ses tresses s’est tout juste épongé les tempes lui aussi sue trois gouttes un coup de jet n’effacent pas une année de sécheresse tassent à peine la poussière l’Inde économise sur l’électricité son ciel sur la lumière peut-être écœuré par trop de vert ou simplement fatigué le temps fait une petite dépression ce n’est pas la fin du monde
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pas mĂŞme une parodie de dĂŠluge juste une vessie soulagĂŠe avant la nuit
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Manque de syntonie
si le soleil de mon crâne peut provisoirement repousser la mousson et dorer ses nuages de plomb si le jour sous mes paupières peut se prolonger jusque fort tard voire ne pas se coucher passer directement du soir à l’aube qu’en est-il de ces orages intérieurs qui me trempent les os sous un ciel désespérément bleu de ces ténèbres à midi ces étoiles en plein jour rencontre de la lune et du soleil séparés par la seule porte battante porte tambour de ma peau les jours sont noirs les nuits sont blanches sur le damier de ma destinée je change de case à chaque mouvement ne parviens jamais à être là et seulement là encore heureux quand je ne me scinde pas moitié diurne moitié nocturne moitié sec moitié mouillé moitié endormi moitié éveillé moitié debout moitié couché 160
moitié arbre moitié feuille moitié aigle moitié lionne moitié homme moitié femme jamais entièrement ici ni maintenant parce que jamais entier
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Une tache de tristesse
couvre la lumière altère les couleurs plombe le regard se répand en dansant se repent en repensant au frémissement prometteur de l’aube le soleil a pleuré et sa larme l’éclipse
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Les ciels sèchent sur la corde des jours composant note après note sur la portée de la mémoire une valse en mode mineur
L’esprit secrète son propre automne l’oubli distille la chute des feuilles du calendrier au sein de la végétation persistante des tropiques L’arbre du temps ne cesse de croître mais produit autant de rameaux morts que de nouveaux bourgeons Trop de nuages détergents dans la lessive de la mousson ne ravivent pas la couleur des souvenirs Dans la grande nuit du temps perdu tous les jours sont gris
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Moisson du ciel
la mousson fauche les épis de pluie dans cet univers sens dessus dessous où les arbres s’enracinent dans le ciel pour supporter leur feuillage de terre où le soleil meurt coquelicot l’aurore est un grand papillon les oiseaux rampent sur le ciel le vent ouvre ses ailes les morts peuplent la terre
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Les nuages ont bâillonné le soleil
et tous les oiseaux se sont tus le vent marche sur la pointe des pieds et retient sa respiration les arbres jouent aux statues un oiseau rase furtivement le sol les plus hautes branches en vigie signalent l’approche attendue l’éclair derrière les nuages embroussaillés le ciel et la terre se mesurent du regard le ciel fronce les sourcils la terre pudique se voile la face le ciel gronde encore un éclair de chaleur et il ne se retient plus il fond il fonce les épousailles se font à l’indienne la mousson est un viol
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Flocons de nuages
couvrant jusqu’au souvenir du soleil plombant l’or de la lumière effaçant le jour la mousson rend au ciel sa virginité mais d’avoir oblitéré le passé oublié l’alchimie qui change quotidiennement l’azur en ténèbre et blanchit la nuit demain est condamné à n’être qu’hier recommencé les habitudes repoussent après la pluie le temps piétine l’Inde hésite entre stagnation et imitation il y en a pour trouver ça pittoresque
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Table des Matières
le jeûne et le cilice........................................... 3 aube épine............................................................ 23 poix........................................................................... 37 sur ses pas............................................................ 53 au pied du mur................................................. 69 le bois de birnam............................................ 83 l’ange bête........................................................... 95 l’habit rayé........................................................ 113 au pied de l’échelle..................................... 135 réfraction............................................................ 147