saguenail et bĂĄrbara assis pacheco
dĂŠchanter abyme
dĂŠchanter
abyme
(histoire artificielle ou
les Ĺ“ufs du serpent)
Tu as cru semer le vent et la tempête
mais n’as récolté que la sécheresse le cœur a racorni s’est fait ongle et ne sait que griffer le cœur s’est calcifié s’est fait croc ne sait que mordre et déchirer dans la mare de tes yeux asséchée les pavés de sentiment de la chaussée de Cendrillon ont été couverts de goudron et de plumes car tes réminiscences d’ange n’ont pas fini de faire rire c’est toi qui as enduit le ciel de merde
4
LES NUAGES DANS LA TÊTE Les nuages passent. Tous les autres phénomènes se maintiennent assez longtemps pour réaliser quelque action qui les définit; même la fleur la plus éphémère dure, a le temps de nous embaumer et de nous éblouir; mais les nuages, s’ils s’isolent, se dissolvent, s’ils s’accumulent, crèvent. Leurs formes changeantes sont bien le modèle de la beauté «fugitive», celle qui, assumant sa fugacité, transcende la vanité scatologique à laquelle tout objet, par sa mortalité, nous renvoie. Ces formes d’ailleurs sont relatives, résultantes de la conjonction de deux angles, celui de la lumière et celui du regard de l’observateur. Car le nuage est vide, écrin tout au plus de la foudre qui seule est divine, écran des projections fantasques de qui le contemple. Dans son inconsistance ectoplasmique, le nuage matérialise l’imaginaire. Intangible, le nuage appartient au ciel, puisque il faut pour le suivre lever les yeux, regarder vers le haut, mais en est la brebis galeuse qui, au lieu de briller, cache l’or solaire et rogne le bleu. Il est parent des anges chus et des expulsés rebellés contre l’autorité céleste. Du ciel, il occupe la position la plus basse, près d’échouer contre le moindre monticule. En outre, il n’existe que tant qu’il ne pleut pas, présage ou menace, jamais accomplissement. Les nuages sont au fond essentiellement picturaux. Volatiles, précaires, condamnés, leur vacuité se prête à toutes les images sans en fixer aucune. Ils appellent l’interprétation, élèvent l’observateur à la capacité artistique. Plus qu’offrir leurs formes instables, ils sont la source du gris, le catalogue de ses nuances. Or le gris est la couleur qui s’oppose à l’idée même de couleur. Les œuvres de Tanguy et de Rothko retracent un long combat contre l’invasion du gris. La grisaille, couleur de l’ennui, dès qu’elle se charge, se plombe, devient celle de l’angoisse. Car les nuages, migrateurs qui ne reviendront pas, reflètent notre propre exil. L’amour des nuages est suicidaire.
Le danger n’est pas un sixième sens
c’est un sens unique qui permet de reconnaître l’amour sous tous ses déguisements j’aurais voulu être plus solaire participer à l’illusion partager la confiance en un lendemain mais je ne sais traverser les murailles d’air m’appuyer à l’insomnie ressusciter tous les matins gueule de bois masque mortuaire précoce précaire
6
LE VISAGE NU On naît sans dents. Leur percée, jusqu’à la rupture de la gencive, est perçue comme la première douleur naturelle, injustifiée donc injuste, le premier indice de la malédiction. Absurdement pourvues d’un inutile nerf interne, nos perles continuent toute notre vie de nous torturer, de nous rappeler la faiblesse de la chair. Jusqu’à ce qu’elles cassent et tombent. L’arracheur de dents est la représentation vulgarisée du bourreau, anticipation du diable; comme le malin, il possède l’art du mensonge. Les dents sont, avec les cheveux, les ornements du visage, à quoi celui-ci peut se réduire en tant qu’image, éléments communs, minéraux, finalement les moins individualisés de la personne, construits en coiffure et exposés en sourire. Ils sont avant tout des objets symboliques, investis d’une puissance magique de vigueur; la dent renvoie au croc du fauve et à sa féroce souplesse; la chevelure concentre mythiquement la force, comme le rappelle l’épisode biblique de Samson. En fait, ils sont instruments de séduction: il s’agit de plaire, de conquérir l’amour, de correspondre à une image du désirable, d’effacer l’imperfection de la personne au profit de l’indéfinition de la promesse. Aussi, depuis la plus haute antiquité, leur permanence est-elle assurée par des postiches, au point que nul ne peut être certain qu’un «beau» minois n’est pas affublé d’un dentier ou d’une perruque. Car ils sont la partie visible de l’horloge du corps: leur chute détermine le passage de la croissance au vieillissement, du positif au négatif; seule la jeunesse est aimable. Aussi la tonsure signifie, pour les prêtres comme pour les nonnes, un sacrifice. Les femmes tondues pour avoir couché avec l’ennemi étaient publiquement privées de leur dignité, de leur outil de séduction. Lorsque dents et cheveux échangent leurs couleurs, quand les cheveux blanchissent et les chicots foncent, momie chauve et édentée, repoussante nudité, notre vérité se dégage des fards de l’image.
Quand tu as bu toute la lie
quand tu ne peux pas rouler plus bas le sol ne s’ouvre pas encore le plein ne se fait pas creux ni le lit tombeau tu n’aurais pourtant pas besoin de beaucoup d’espace et si tout le ciel y tiendrait c’est que l’air se comprime infiniment et le bleu se décolore qu’est-ce qui retient en vie ton cœur sec fiché dans ta chair comme une épine te resterait-il une larme à verser? 8
L’ŒIL AIGU Tout est miroir, tout est reflet. Le ciel est un énorme œil bleu. Car on ne perçoit que ce qu’on projette. Voir, c’est reconnaître un anthropomorphisme. Notre image répandue sur le visible est métaphorique, stylisée, cubistement décomposée, dispersée parmi les éléments du paysage et reconstruite à partir d’eux. Regardant le ciel, la mer ou les montagnes, nous sommes face à nous-mêmes, contemplant narcissiquement notre âme démesurément agrandie et projetée hors de nous. Tout paysage est mental. Nous intériorisons le visible par le filtre de l’œil, gommant, retouchant les traits trop différents, inassimilables, de façon à imposer au paysage un sens, une interprétation, une humeur. Par le regard, l’observateur se fait créateur. Mais le paysage n’est pas passif, le visible invente son spectateur, lui fait absorber ses teintes et ses contours, le pénètre et le moule. Le paysage s’installe dans l’âme et avale qui le contemple. Le spectateur se dissout dans sa création. Les choses et leurs reflets s’affrontent, se combattent, résistent et s’anéantissent. L’observateur disparaît dans le paysage qu’il a tracé tandis que le ciel et la mer se concentrent et se réduisent jusqu’à tenir dans l’iris de son œil. Les adversaires ne sont pourtant pas égaux. Question d’échelle. L’œil du ciel écrase et brûle, éblouit et aveugle ses peintres, alors que chaque homme n’est capable d’engendrer, en fait de ciel que quelques bulles, en fait de mer que quelques larmes. Coincé entre son ombre et le soleil, l’homme est pris en tenaille entre deux tentations, disparaître dans la pure lumière ou se fondre parmi les ombres rampantes, dont le jeu à terre atteste l’implacable surveillance céleste. Forces cosmiques et telluriques se liguent contre lui, l’océan se soulève, les montagnes se déplacent, le ciel tout entier se précipite pour le rappeler à son insignifiance. Il a beau résister, il finit par cligner des yeux, avant de rendre les armes et les pinceaux. Alors, le paysage se dresse devant lui et le viole.
Autant pisser dans le violon de l’amour
quand la nudité n’est plus gloire que les mensonges ne convainquent plus que l’on parle pour ne rien dire juste par peur de se taire que l’on s’époumone dans le combiné du ciel que toutes les réponses étaient prêtes prouvant seulement que personne n’écoutait comment souffrir moins? autrement dit comment t’aimer moins? le dieu de l’amour en nous reste crucifié au bâton à physique 10
LES BRINS DE PAILLE La sympathie nous aveugle. C’est l’antipathie qui nous rend lucides. Aussi notre rage et notre haine ont-elles besoin d’être régulièrement stimulées, comme l’agressivité des soldats est maintenue par le rata immangeable lorsque l’armée part en campagne. Je connais des gens qui rechargent leur hargne par la lecture matinale des journaux, particulièrement crétine et crétinisante. Il n’y a pourtant guère de mérite à relever et pourfendre la stupidité. Le décorticage de la presse permet l’étalage facile, donc stupide, de sa propre intelligence, l’affirmation de sa supériorité. Le véritable danger de la stupidité est de s’avérer contagieuse. Elle n’est jamais consciente, car une telle conscience serait preuve d’intelligence. Elle est donc toujours perçue de l’extérieur. Le plus souvent, sous la forme d’un désaccord: ceux qui ne pensent pas comme nous sont des cons. Mais les cons ne s’entendent pas forcément et le désaccord ne saurait constituer un critère suffisant. Le con est celui que nous n’avons pas su convaincre. Or que vaut une intelligence impuissante? La capacité, voire la facilité, à changer d’opinion serait-elle un critère d’intelligence? L’âne a été choisi comme symbole de la bêtise, alors qu’on lui prête plutôt un penchant à l’obstination et à l’insoumission, qualités éminemment cartésiennes. L’obéissance est plutôt signe, sinon de stupidité, de lâcheté. Plus que la fuite. Assurément le chien, mieux que le lièvre, pourrait symboliser la couardise. Quant à ceux qui se moquent des ânes, leur mépris affiché révèle égoïsme, orgueil et préjugé, si bien que souvent l’âne n’est pas celui qu’on croit. L’arrogance révèle la faiblesse. On craint le doute comme le chaos et on préfère masquer l’incertitude par l’agressivité. La stupidité est avant tout une menace phantasmatique que fait peser sur nous le regard des autres. Nous ne supportons pas d’être pris pour plus cons que nous sommes. D’où l’éventuelle efficacité de la masochiste lecture des journaux.
L’air saturé d’amour
fait tourner la terre fait tourner la tête septembre se prend pour mai et les marrons pour des fleurs le facteur distribue les factures comme des billets doux avec un clin d’œil entendu le bleu du ciel lui-même est une erreur
12
LA TOISE Le bonheur est une suspension du temps. Ce que Breughel dans «Le jardin des délices» a traduit par des bulles qui isolent les élus et les protègent de la réalité. Aussi le moindre heurt suffit-il à les faire crever. Un coup à la porte est déjà effraction, pénétration de l’extérieur dans l’espace de votre intimité. Aucun songe n’y résiste; si vous rêviez, le coup frappé vous réveillera comme s’il était asséné directement sur votre front. Toute retraite est violée, le bonheur est traqué sans répit. Il offense la résignation et le sacrifice; il a beau s’efforcer de rester discret, voire secret, il n’en constitue pas moins une provocation. Car échapper, ne serait-ce que pendant une «seconde d’éternité» au flux temporel, c’est déjà s’élever au-dessus de la condition humaine, déclencher légitimement la haine et l’envie de ses frères. L’humanité en veut à tous ceux qui ne partagent pas le sort commun: l’infortune, sinon la damnation. La chasse à l’ange est en permanence ouverte; les dieux eux-mêmes n’échappent à la vindicte que parce qu’ils se tiennent hors de portée. Pourtant, les hommes ne désirent pas l’éternité; ils ne montrent nulle presse de rejoindre les morts dans l’Hadès. Comme tout damné, ils désirent seulement s’assurer que tous souffrent autant qu’eux, que tous trempent dans la même fange. Car c’est de leur malédiction qu’ils tirent leur force, c’est dans leur vaine résistance à l’écoulement irrépressible des instants qu’ils forgent leur volonté et trempent leur ténacité. Le temps compté leur enseigne l’urgence, la mortalité les rend implacables. Au fond, le bonheur n’est qu’un ersatz d’éternité, une illusion de durée, un retard. De l’éternité, il n’a que la fragilité. Rien ne permet de croire que les immortels soient heureux. Eux aussi s’agitent frénétiquement, se voient remplacés, disparaissent. Un ciel bleu, toujours menacé, n’est jamais qu’une éclaircie. Le bonheur, comme le ciel et l’éternité relative, n’appartient qu’à la terre: ailleurs, le vide est noir.
Y a-t-il une seule ligne que tu as écrite
qui ne puisse être retenue contre toi? tu es ton témoin à charge avant d’être ton juge jouer les damnés rien que des trucs pour fausser les données éviter que d’autres puissent te juger sur pièces tu as tout falsifié le diable ne reconnaîtrait pas les siens loup galeux vêtu de laine car les mensonges ne protègent pas du froid et les étreintes des fantômes ne réchauffent pas 14
SANG CHAUD Le monde blesse. Ses guirlandes de fleurs s’avèrent couronnes d’épines. Comme un enfant agressif entre les mains de qui la plus inoffensive brindille devient une arme, il n’est pas jusqu’à l’amour dont il ne fasse un instrument de torture, et les plaies du cœur valent bien celles du corps. Tu es donc déterminé à t’en protéger et tu as fait de l’indifférence ton idéal. Mais tu es fait de la même pâte que le monde, de la même boue. Ta souffrance est le signe infaillible que tu lui appartiens. Le désir te taraude, la colère te fait bouillir, tu n’es pas parvenu à la totale insensibilité. Tu respires, c’est déjà une faiblesse. L’impassibilité bouddhique représente une impossibilité, horizon inatteignable, regret plus que désir. Tu feins l’indifférence et t’emmures dans ta douleur. Bien sûr, il ne s’agit que d’une pose. Ta froideur blasée est un masque, un casque que tu arbores, orné de pointes, de cornes et d’un cimier de plumes imitant quelque monstrueux rapace perché sur ta tête, comme en portaient les guerriers antiques, plus pour effrayer l’ennemi que pour se protéger. Pour te défendre, tu commences par attaquer et uses de la provocation. Ton imperméable rose est à ton image, aussi voyant de loin que mité de près. En fait d’indifférence, tu ne fais qu’affirmer ta différence, tirant ton plaisir de l’exclusion, de la «longue rumeur de réprobation» que ton passage suscite. Ton arrogance t’enferme. Tu sais pourtant que tu supportes mal l’isolement, trop paresseux pour explorer les tortueux replis de ton âme, trop craintif pour affronter la noirceur que ton cœur secrète. C’est pour fuir les fantômes de ta conscience et les monstres de ton imagination que tu t’es hasardé dehors. L’autre t’attire irrésistiblement, assez distinct pour éveiller ta curiosité, assez ressemblant pour motiver ton intérêt. C’est donc ton reflet que tu repousses, c’est de toi-même que tu te méfies. Il te faut t’endurcir pour ne pas succomber au mépris dont tu accables les autres, mais dont tu es la plus sûre cible.
Le soleil se lève tous les jours
sur le cimetière espoir qui crève les yeux combien de temps tous les exercices de méditation me retiendront de sauter du balcon quand la lumière vient relever la garde?
16
AVEUGLEMENT Le soleil brille pour tous. Mais sa générosité infinie se confond avec l’indifférence; il ignore les fourmis terrestres à qui il distribue chaleur et lumière. Œil du ciel cyclopéen, il ne voit rien. Il appartient à une autre sphère, roule d’autres soucis, réchauffe d’autres ambitions. Ses dons sont la menue monnaie de sa gloire dont il fait l’aumône à ses satellites tandis que, sur l’échiquier cosmique des jours et des nuits, il se contente d’éclipser ses rivaux stellaires. Nous n’approcherons jamais ses motifs, son amour minéral, sa psychologie de masse de gaz. Nous avons besoin de divinités plus humaines, à notre image. Patriarcales et sévères ou maternelles et bienveillantes, voire monstrueuses et énigmatiques, elles nous ressemblent assez pour que nous puissions nous confier à elles. Jaloux, volages, les dieux ne sont pas parfaits, mais ils incarnent une puissance et représentent un idéal dans une forme anthropomorphe. C’est notre propre volonté de puissance et désir de perfectionnement que nous révérons en eux. Ils nous servent de modèles et justifient nos faiblesses. Mais du coup s’instaure une relation d’inégalité insurmontable. La proximité n’était qu’apparente. Les dieux appartiennent à la surnature et se meuvent dans d’autres cercles. À la rigueur ils peuvent s’amouracher d’une beauté humaine, l’ensemencer de héros, voire l’élever à l’Olympe; mais qu’un mortel s’éprenne d’une déesse, il se fera bientôt dévorer par ses propres chiens. Ces dieux à face humaine sont plus proches du soleil que de nous. On ne saurait les regarder en face, encore moins les toucher. Plus que la peinture, trop stylisée et à deux dimensions, la statuaire nous fournit d’assez convaincantes images des divinités, de leur puissance et de leurs formes idéales. La pierre restitue bien la minéralité de leurs sentiments: leurs yeux blancs, sans iris et sans pupille, fixent l’au-delà et nous transpercent sans nous voir, indifférents et implacables, avec leurs paupières qui ne clignent jamais.
Ta rhétorique consiste à retourner
tes accablantes en atténuantes comme un gant que ta joue a sali une veste aux manches vides une tasse de café que tes larmes ont salé ta souffrance sent le soufre elle ne te permet de rien décoder elle n’illumine rien ni filtre ni philtre mauvaise excuse tout au plus t’insensibilise-t-elle si tu n’as pas fait de la maladie le remède au moins as-tu changé la douleur en anesthésie
18
VALET DE PIQUE Les mots changent de sens. Or, parce que leur forme se maintient, nous oublions qu’ils ont une histoire. Non seulement tel concept n’a pas toujours porté les connotations que nous lui associons aujourd’hui, mais son emploi et sa signification originels lui collent à la peau et ne sauraient disparaître totalement: ils reflétaient un état de société qui, révolu, a laissé des traces dans nos conceptions du monde et il est justement significatif que le mot ait été conservé pour désigner une entité nouvelle, exprimer une notion différente. Notre vocabulaire construit notre idéologie. Les concepts les plus courants que nous employons actuellement remontent au dix-huitième siècle, lorsque la bourgeoisie marchande, ayant peu à peu conquis le pouvoir économique, s’apprête à renverser l’«ancien» régime féodal et, sur les modèles antiques, athéniens et romains, proclamer la république. On forge le lexique des nouvelles valeurs en repêchant des mots abandonnés, tel «esthétique», en élargissant leur sens, «société» ou «littérature», en les positivant, «art» et «peuple», etc. Celui de «masse» n’est apparu que deux siècles plus tard, mais l’enjeu du nouveau régime, «démocratique», est de reconnaître à la plèbe une citoyenneté. D’où un élargissement inédit de l’audience du théâtre du monde, des lecteurs et des consommateurs. D’où l’apparition de media à large diffusion, les journaux. D’où le glissement sémantique du mot «public» qui, en tant que substantif collectif, remplace le spectateur individuel et privilégié. Or ce public porte encore les connotations de son origine étymologique. Il est, par définition, ignorant, dépourvu de goût, c’est-à-dire de «bon» goût, de raffinement. Mais il a pour lui le nombre, donc le poids économique. C’est à lui qu’il faut désormais «plaire». Les «artistes», promus de bouffons à élite dans la nouvelle organisation sociale, ne savent comment regarder leur nouveau maître, qu’ils méprisent mais dont ils dépendent; comme tout larbin.
Il y a des recoins d’où le soleil n’arrive pas à expulser
la nuit plus aveuglante que la lumière abritant l’armée en campagne des cauchemars ou les sœurs de charité anesthésistes il faut enlever ses souliers avant d’y pénétrer par silence et par respect retenir sa respiration humer la bulle d’opium jouer le malheur à quitte ou double séparé de l’amour et protégé par l’amour retenu par l’amour récité par l’amour 20
TESSONS Une fenêtre est un trou. Elle laisse passer la lumière, arrête le vent et la pluie, protège symboliquement. Initialement, les vitres étaient de papier huilé. La transparence et le verre sont des améliorations tardives. Avec elles, le trou se fait ouverture. Il continue de séparer deux milieux, l’intérieur et l’extérieur, mais fonctionne comme un passage de l’un à l’autre pour le regard, un encadrement. Ainsi, quelle que soit la place du spectateur, son point de vue, la fenêtre présente l’autre espace, dedans ou dehors, comme un tableau. Selon le différentiel d’intensité lumineuse, la vitre fonctionne également comme miroir, ajoute à la vue observée le reflet du lieu d’observation, inclut le spectateur dans le paysage. Ainsi, la transparence n’a pas pour mission ou fonction de révéler, mais de questionner le visible en le soumettant à la présence de l’œil. Elle est passive, se laisse percer par le regard comme par la lumière, sans rien créer, rien modifier. Elle ne cache pas, ce qui revient à laisser les choses en l’état. Contrairement à la clarté, la transparence ne saurait constituer une vertu. Aussi le verre est-il une matière banale, sans valeur commerciale, héritier de son origine sablonneuse, quasi poussiéreuse. Alors que les minéraux transparents naturels sont élevés au rang de pierres précieuses, la verroterie est tenue pour pacotille. Pourtant, le cristal ne se distingue guère, à l’œil nu, du diamant. Le prix de ce dernier ne tient pas à ses qualités intrinsèques, inaperçues donc inappréciées du profane, mais à un marché du luxe. Le verre est la gemme du pauvre. Toutefois, ses feux et son éclat, qui rivalisent aisément avec ceux des plus riches parures, ne fulgurent véritablement qu’au moment où le verre se brise, avec ce son cristallin inimitable: la vitre en se fendant fixe l’éclair, en s’étoilant rayonne. Chaque fragment brille comme un trésor. Et, aussi intransigeant dans sa coupante pureté qu’une chaste déesse, il ne se laisse pas toucher sans blesser, n’hésitant pas à verser le sang.
Vous avez raison
quant à ma traîtrise ma lâcheté ma veulerie mais comment partager vos valeurs si je suis déjà mort si je parcours la vie en étranger curieux intéressé voire ému ni tout à fait cynique ni tout à fait solidaire touriste un peu beaucoup passionnément damné en vacances en sursis misant peu n’ayant rien à perdre d’autant moins pardonnable car la souffrance ne rachète rien 22
LES CHAÎNES Il n’est pas de conscience réflexive, seulement réfléchie. L’être n’est pas conscience. Même la res cogitans, déduite par Descartes de son activité pensante, a besoin du miroir de l’autre et du monde, d’un point de vue extérieur et relatif pour se saisir elle-même, se définir par contraste. L’humanité ne commence qu’avec le dégagement d’une conscience individuelle, qui perçoit le groupe et l’espèce comme distinct de soi et les comprend en tant qu’entités auxquelles simultanément elle appartient et s’oppose. La conscience est conflit. Il faut être solitaire pour être solidaire. Dans une société urbaine où l’individualisme a été érigé en valeur absolue, sortir dans la rue est une épreuve schizophrène. On s’y voit multiplié à travers la diversité des visages et des silhouettes qui, dans leur anonymat, nous ressemblent comme des clones défectueux. Semblables, trop semblables. Ces reflets ne peuvent même pas être rejetés comme mauvaises parodies. Le pire est, alors qu’on a cru se fondre dans la foule, lorsque quelqu’un dévoile notre incognito, nous appelle par notre nom, nous désigne. Il faut alors, à notre tour, le «remettre», lui attribuer une identité, remémorer un passé, si ponctuel soit-il, commun. Il exige de nous plus qu’un devoir de mémoire, une obligation de fraternité, une complicité. Sa reconnaissance est un gant qu’il nous faut relever, pour un duel fait exclusivement d’esquives et de parades car aucun n’assume l’affrontement. Ces salamalecs, fondés sur l’effet de miroir à retardement des coups de chapeau et des sourires, nous dégradent au limon bourbeux de l’humanité. La conscience ne s’éveille que pour assister à sa déréliction. Même si le je est une illusion, si toute singularité, sinon supériorité, résulte d’un délire paranoïaque, que la conscience soit son propre juge et son propre bourreau, qu’au poids de ses fautes ne s’ajoute pas le fardeau de la misère humaine et dans sa pénitence elle n’ait à racheter qu’elle-même!
Ne regrette jamais ce qui aurait pu être
ce que tu as manqué n’est rien en regard de ce à quoi tu as échappé on peut toujours rater mieux ne maudis pas l’hiver il pourrait être pire le printemps est en toi le bourgeonnement commence souterrain dans tes entrailles quand as-tu vu une hirondelle pour la dernière fois? le rocher de Sisyphe s’appelle la terre aucune fourmi ne tire de boulet 24
LA LOUVE La colère est aveuglante. Dès qu’elles font craquer le vernis de la politesse, de la civilité, des manières inculquées par la vie sociale urbaine, les émotions trop fortes provoquent des hallucinations projectives et réveillent des images mythiques enfouies. L’agressivité se voit affublée d’un système pileux abondant et d’oripeaux rouges par les témoins de bonne foi. La déformation des perceptions traduit symboliquement l’identification infantile à la victime. Le sens n’est qu’un sentiment. Tels des archétypes, certains motifs nous hantent, que nous reconnaissons instinctivement lorsque nous les voyons figurés en peinture ou transposés en fiction romanesque. Le modèle de la colère est paternel. Le dieu jaloux et ses foudres incarne une vision de la petite enfance, avec sa taille démesurée et sa barbe. Tout comme le «Saturne» de Goya et le «Nabuchodonosor» de Blake: tous deux ont perdu la station verticale, l’un se tient accroupi, l’autre avance à quatre pattes, évoquant une animalité immémoriale qu’a ravivée, comme l’a expliqué Freud, la «scène primitive» de copulation parentale, réelle ou rêvée, qui a révélé à l’enfant son origine. L’ire établit la puissance du père et la fragilité de l’enfant, qui se fait fantasmatiquement dévorer comme l’agneau par le loup. Cette bestialité atavique, part sauvage de la sexualité où l’emportement des sens déborde momentanément la tendresse, est à la fois refoulée et désirée. Elle engendre des monstres légendaires comme les vampires, morts qui reviennent se nourrir des vivants, figures parentales qui survivent dans leurs descendants, ou les loups garous, vivants qui renouent un pacte ancestral. Au féminin, ces créatures renforcent l’ambiguïté des émotions suscitées: la peur se mêle au désir, le dégoût à l’envie. Car la vue d’une «femme sauvage», débarrassée du manteau étriqué de nos contraintes sociales, éveille le lointain souvenir d’une énergie et liberté disparues, la saveur perdue de la viande crue et du sang chaud.
Tu as refusé de servir
tu n’as fait que sévir il est des vampires qui se nourrissent de larmes le malheur s’accumule sous la peau mauvaise graisse mais toi tu es resté maigre clou tout juste bon à crucifier tout autre qui arborerait le visage de l’humanité tu te couches en travers du chemin sur des voies désaffectées tu n’es qu’un obstacle à contourner une crotte qu’on évite de piétiner c’est à ce prix que tu dures le ricanement ne tient pas au nombre de dents tu auras beau noircir le papier tu ne feras pas remonter ta vérité si ton cœur est un puits sans fond
26
LA PRESSE L’esprit est un tribunal. Nécessairement corrompu, puisque la conscience est à la fois juge et partie. Dans le doute, une seule sentence est appliquée, mais systématiquement: l’isolement. Étendue à une société fondée sur le sentiment de culpabilité remontant au péché originel, cette condamnation à la réclusion s’appelle «vie privée». Privée de contacts, de surprises, de chaleur, de possibilité de se perdre. Son opposé n’est pas la vie publique, vie imaginaire où la personne accepte sa réduction à une image, se soumet à une convention publicitaire éphémère, mais la rue. S’intégrer à la foule est véritablement une évasion car on y trouve l’oubli de soi, l’anonymat, l’absorption par le nombre. Il s’agit de s’ouvrir aux autres, de se laisser emporter, bousculer, toucher, de s’exposer fugitivement, de devenir public au sens où l’on parle de «fille publique». Car la promiscuité des corps, surtout aux heures de pointe, avec leurs odeurs trop fortes de sueur et leurs parfums hétérogènes, leurs mouvements ondulatoires dans la vaine tentative d’éviter le contact, leurs louvoiements, heurts et embarras, la violence latente contenue seulement par la fatigue d’une nuit trop courte ou d’une journée trop longue, relève de la sexualité. Des stades anciens, depuis l’indistinction du nourrisson entre son propre corps et le sein maternel jusqu’aux théories aberrantes élaborées pendant la phase où l’enfant se découvre «pervers polymorphe», érotisant tout objet et toute activité, sont inconsciemment réactualisés au cours des attouchements provoqués par la confusion. Une telle régression infantile quotidienne est socialement mal vécue, assimilée à une dégradation: est déchiré le blindage dont chacun s’habille, l’intimité sacrée est violée. Cette répugnance est révélatrice d’une frustration: la foule éveille le refoulé. L’urbanité finit par renouer avec des sensations primitives orgiaques qui forment le fond de la jouissance. D’où il faut ensuite douloureusement renaître.
La peur du noir toujours se mêle
au plaisir du frisson car on sait bien que ce qui est à craindre c’est ce que la lumière pourrait éclairer révéler éclaircir mais il n’y a pas d’autre issue sinon le pari sur la vile lumière aussi bien des rêves oubliés que de ce qu’on n’a pas su rêver ou pas encore rêvé éveillé
28
CAMOUFLAGE La figure de la veuve incarne l’idéal œdipien. Elle signifie, pour l’enfant, la mort du père, pour l’adulte, celle du mari, dans tous les cas une carence et une disponibilité dont il sera le bénéficiaire. Féminine et maternelle, elle est doublement désirable. En outre, elle porte l’ennoblissant vêtement de la douleur. Le deuil la rend à la fois intouchable et nécessiteuse: sa solitude affichée réclame assistance. Son mal est incurable et fait paraître les autres souffrances bénignes. Touchée par la mort en la personne de son conjoint, elle n’est plus tout à fait humaine, elle vit désormais idéalisée. Elle est la messagère de l’au-delà: toute veuve est une Parque. Simultanément désirée et redoutée, elle représente une rencontre aussi improbable que fatale, comme d’une déesse à son bain. Elle est un fantasme. Le noir dont elle s’habille, en tant qu’opposé de la couleur, renvoie à la renonciation à la vie. Mais il est néanmoins une couleur, celle qui les contient toutes et les annule, celle qui, se mariant harmonieusement avec toutes, est toujours seyante. Sur tout le pourtour de la Méditerranée, le noir était la couleur traditionnelle des vêtements féminins, car en un temps où l’espérance de vie était courte, le deuil, que la perte ait été d’un parent, d’un mari ou d’un enfant, était la condition humaine. En période de guerre quasi permanente, toute femme était virtuellement veuve, le noir la seule couleur décente. Ainsi la veuve moderne hérite de représentations immémoriales qui lui garantissent le respect: connaissance de la douleur, proximité avec la mort et un peu du pouvoir du défunt dans une société fondamentalement sexiste. Mais comme tout objet tabou, elle suscite la profanation. L’écrin du noir rehausse le moindre morceau de peau, plus blanche par contraste, lumineuse. L’habit de deuil ne peut occulter que la chair dessous est vivante. La mortification n’est pas absolue. Interdite, la joie de la veuve n’en est que plus convoitée. Puisque elle a survécu à l’épreuve du mariage.
Les conversations se brouillent en bruit de fond et tu te retrouves dans un film muet un concours de grimaces on n’entend que le cliquetis arythmique de ton cœur projecteur tous s’agitent au ralenti avec des gestes de noyés car la douleur n’est pas une sensation mais un milieu épais à couper à trancher aquarium de verre liquide à la densité de mer morte placenta transparent où nagent inconsolables les sirènes d’alarme en veilleuse en sourdine étouffées par leurs larmes amours enfantines déesses morveuses dansant sous le regard réprobateur des merlans frits accourus à tombeau ouvert
30
PÉTARDS La fête est une idée. Aucune festivité réelle, du carnaval au goûter d’anniversaire en passant par les attractions foraines, les célébrations rituelles et les enterrements de vie de garçon, n’accomplit pleinement les promesses que le concept contient. Comme les plaisirs de la chair, les joies de la fête sont fantasmatiques; c’est d’ailleurs leur frustration renouvelée qui entretient leur prestige. Mais l’allégresse a beau être factice, elle est entraînante. Elle repousse momentanément et la peine et l’ennui car elle s’oppose aussi bien au travail qu’à l’oisiveté. Elle est agitation et bruit, une fièvre contagieuse, une ivresse. Elle admet, dans certaines limites, la levée des interdits, elle est littéralement une débauche. Pour déployer ses fastes, elle requiert l’abandon provisoire de tout esprit critique, exige une participation et fournit une anesthésie: tout y est tumulte, les sens sont violentés. La fête voudrait donner un avant-goût de grand soir et de révolution définitive. En fait, elle s’efforce de laisser croire qu’elle pourrait ne jamais terminer, perdre son caractère d’éphéméride et instaurer par sa permanence le règne de la liesse. Car les lendemains de fête, par définition, déchantent. Or elle tire sa force de son caractère passager et exceptionnel. La joie qui sourd de cette frénésie tonitruante repose sur le contraste avec la grisaille du quotidien. Par son excès même, elle ne saurait durer. Pour tirer plaisir de ce tohu bohu et y chercher refuge, il faut avoir des soucis à oublier, une vie monotone, une activité laborieuse pénible et décevante. La fête comble ceux que la vie n’a pas su enchanter, qui ont besoin du strass, des paillettes, des flonflons, de la foule et des stimulants artificiels pour ne pas désespérer, échapper à l’évidence de leur culpabilité, ne pas penser à leur esclavage volontaire. Le besoin de réjouissance est proportionnel à la misère ordinaire. La fête est une soupape, un défoulement, le dernier rite collectif rompant l’isolement moderne. Il n’y avait pas de fête au paradis.
Tout ce qui n’est pas mortel
n’est pas immortel pour autant la douleur ne passe pas on finit seulement par s’y habituer s’en habiller l’abriter l’habiter comme une geôle piranésienne à notre taille épousant précisément les contours de nos entrailles impalpable elle aigrit les saveurs voile la lumière pour conserver l’incognito traverse l’esprit sans rien déranger comme un bon voleur dont on ne découvre le passage sans effraction qu’après coup car on est distrait on ne distingue pas toujours le trésor de la pacotille le fin du moyen la faim de l’avidité dans le grenier mental où est enfermé l’enfant qu’on n’a jamais été
32
MICHES La liberté naturelle est un bien dont nul ne peut jouir. Elle n’est jamais totale, mais même conditionnée elle ne peut s’exercer qu’une fois résolue la nécessité. Les animaux dépensent toute leur liberté à la recherche de nourriture pour le prochain repas. En partie, la liberté se confond avec le temps. C’est sans doute la raison pour laquelle la conservation des aliments a joué un rôle si important dans l’histoire des sociétés humaines, de la cuisson de la viande à la route des épices. L’ordonnance des repas, la valeur fantasmatique des ingrédients, largement indépendante de leurs qualités nutritives, et la hiérarchie des mets en découlent. Le progrès, du séchage à la conserve avant la congélation, consiste à retarder le vieillissement des matières putrescibles. La nourriture est image de la chair périssable. Or, paradoxalement, l’aliment de base des civilisations méditerranéennes, le pain, doit se manger frais. Jusqu’à une date récente, la boulange était la profession qui commençait le plus tôt afin d’offrir à ses clients matinaux du pain chaud au sortir du four. Le pain dur est un châtiment. La valeur du pain est incommensurable car elle est essentiellement symbolique, chair du Christ ou miniature de la terre. Dans la langue, le pain entre en paradigme avec la vie qu’il faut gagner. Fabriqué à partir de céréales diverses, il présente une variété de forme et de couleur reflétant l’échelle sociale où la blancheur, de la peau comme du pain, a longtemps signifié noblesse et pureté. Le pain frais se rompt, se partage; il ne se refuse pas; en France, restaurateurs et cafetiers l’offrent. Durci, il s’émiette, tombe en poussière, mimant le destin scatologique de la matière. Les miettes sont déchets, tout juste bonnes pour les oiseaux, que l’homme se dégraderait à ramasser. Le conte du petit Poucet démontre leur absolue nullité: elles ne servent même pas à marquer un chemin. On les jette sans un regard, sans un regret. Or leur effritement devrait nous rappeler celui de nos rêves et de notre liberté.
Affirmer l’amour
devrait suffire à tout faire briller les yeux comme les gouttes de pluie la certitude de la douleur nous rattrape nous dépasse et on ne saurait la rattraper l’amour était écrit sur toutes les portes alors nous sommes passés par la fenêtre soi-disant pour mieux sauter nous n’avons jamais cessé de reculer la veulerie veut qu’on se rende à l’évidence alors qu’à l’évidence il convient de résister car l’évidence cache mal le vide la vie danse contre l’évidence la voyance contre l’évidence n’importe quoi contre l’évidence un fétu de paille éclaire ton œil qui ne contiendrait pas une poutre ni un toit ton regard n’est pas construit en dur il veille sur qui l’habite y campe y dort à la belle étoile 34
SANS TAIN Les yeux sont opaques. Contrairement aux autres organes des sens, ils ont une fonction unique, car les larmes viennent des paupières. Dépourvus de muscles et de derme, ils ne sont pas plus expressifs qu’un objectif photographique. Certes, l’iris a une belle eau, de celle qu’offrent certaines agates ou opales, mais il n’est pas plus apte que ces pierres à manifester un sentiment. Si l’œil est la «fenêtre de l’âme», son hublot, l’iris est un rideau épais tiré derrière la transparence du cristallin et ne laisse rien filtrer. L’œil n’est pas non plus le «miroir de l’âme», encore que l’image, filée littéralement, soit révélatrice: si la glace est tournée vers l’extérieur, cela signifie qu’elle reflète ce qu’on projette dessus, que l’âme est malléable, soumise au regard des autres et incapable de transmettre pensées ou sensations propres; si elle est tournée vers le dedans, c’est que l’âme autiste ignore le monde et se complait dans sa propre contemplation, inaccessible du dehors. Dans tous les cas, selon cette figure, l’âme est aveugle. L’œil ne réagit qu’à la lumière. Dans un visage mobile, les paupières peuvent s’abaisser ou se relever, les sourcils se froncer ou se détendre, les cils papilloter, toute la face se tordre et se plisser, seuls les yeux restent inexpressifs. Dans l’incapacité de déchiffrer leur fixité quasi minérale, on préfère parler de leur mystère. Car ce qu’on ne peut saisir est incommode, gênant sans provocation, menaçant sans hostilité: l’homme a horreur du vide. Or plus est évident ce vide qu’est un regard, plus on s’acharne à le lire. Projetant dessus son désir obscur, on y découvre avec satisfaction des correspondances avec sa propre intimité, on interprète son impassibilité comme un secret partagé. Face au miroir de l’œil de l’aimée, tout amant se retrouve Narcisse à son insu. Son aspect incompréhensible fait de l’œil la seule partie véritablement animale du visage, ou véritablement divine, hors de toute appréhension, cadran sans aiguilles fixant l’éternité.
Tu voudrais choisir la couleur de la journée
dans la penderie du calendrier laisser s’entasser à terre les nuages décrochés de leur patère ton sur ton de l’automne sortie en coup de vent course en négligé pluie cunéiforme soleil éponge au tableau noir de tes nuits mal apprises le bonheur déguisé en courant d’air l’amertume toujours recommencée il faut chaque soir se représenter au même examen on n’apprend pourtant à calligraphier des bâtonnets que pour parapher son nom au bas d’une lettre d’amour
36
EN CHEVEUX La culture est au prix du système pileux. L’humanité se définit par une rupture avec la nature, une sélection zoologique et une évolution qui, du singe à l’homo sapiens, est caractérisée par la disparition des poils. Les animaux que l’homme a entraînés dans son sillage en les domestiquant ont également perdu leur pelage: le sanglier abandonne ses soies pour devenir porc, le yack sa laine pour se faire vache, le loup sa fourrure pour finir dogue. Le cheval, animal noble, a remarquablement conservé crinière et queue pour lui servir de cimier et d’étendard, selon le code martial qui a motivé initialement son dressage. Mais à la différence des cheveux humains, ces crins ne repoussent pas. La chevelure tire sa valeur symbolique de sa croissance constante. Elle représente la vigueur; sa chute ou son blanchissement sont les premiers indices d’une décadence. Le choix d’une coupe rase, «en brosse», pour les hommes dans plusieurs civilisations, signifie simultanément sacrifice et commandement. Le «chef» tondu est libéré, car les cheveux sont liens par lesquels on peut être retenu, trace d’une ancestralité animale et sensuelle. Les femmes, partout, s’en font une coiffure, un ornement. Quitte à les teindre, à y mêler de fausses mèches. Leur chevelure est garante de leur séduction. Sur le modèle de la corde, elles les tressent, pour attacher ou s’évader; en chignon, elles y dissimulent épingles et rubans; elles peuvent les monter en casque, les faire bouffer, onduler. La coiffure, qui dans les sociétés primitives était rituellement élaborée pour chaque jeune fille pour être portée toute la vie, est censée exprimer la personnalité. Elle reste l’objet des soins les plus dispendieux du visage féminin. La chevelure est surtout le lieu du secret. On doit ignorer sa longueur réelle. Dénouée, elle peut retomber en cascade sur le corps, cape de fée, vêtement naturel qui en la cachant offre la nudité comme une invitation au voyage. Chevelure océan de la planète du corps.
Tu n’es pas parti à temps
maintenant tu as dans la peau la vie en écharde le désir urticant sur ta tête les cendres du buisson ardu tu portes le deuil de toi-même mais au bout du combat contre l’homme-oiseau tu perdras jusqu’à ton nom seule ton ombre survivra ton effigie écorchée sur laquelle la vie glisse larme que la pluie dilue
38
PANTOUFLES Voyager, c’est sur les traces d’Ulysse parcourir l’espace du mythe. Or la réalité du voyage ne saurait se montrer à la hauteur de son fantasme, et s’avère décevante. Non seulement parce que l’idéal appartient par définition à l’imaginaire, mais du fait que nos désirs sont contradictoires: l’aventure est incompatible avec le confort nécessaire pour savourer le dépaysement. Nous voulons à la fois les privilèges du colon et la bonne conscience, le piment et le beurre, l’exotisme sans les moustiques. Véritablement, le cliché nous satisfait, nous poursuivons la carte postale. L’étrange et l’étranger ne valent que comme souvenirs de vacances. Le réel ne doit pas contrevenir à la convention ni déranger les habitudes. Les pays tropicaux, en tant que parcs d’attraction, devraient être déplacés sous des climats plus tempérés. Plus familiers, ils perdraient de leur sauvagerie. L’équateur tient dans une serre chaude. L’homme peut rivaliser avec dieu et, dans le domaine de la création, ne saurait se contenter de l’imagination limitée de la nature. Mais pour entreprendre de faire pousser une tulipe noire ou un dahlia bleu, il faut d’abord avoir cultivé ces fleurs en parterres assez ordonnés pour d’un coup d’œil embrasser toute la gamme des couleurs déjà florissantes et découvrir la teinte manquante comme une tache dans la géométrie du tapis multicolore, brillant par son absence. Notre idéal consiste à voyager sans bouger. Les musées servent de vitrines pour des objets d’autres cultures dont galeries et boutiques de luxe proposent un choix satisfaisant. Car l’exotisme a vocation décorative. Le but de tout voyage est le butin ramené. Le tiers monde travaille pour notre plaisir, les artistes à nous plaire. Musiciens et poètes ne doivent avoir d’autre souci que de nous enchanter, nous faire rêver et voyager. Seule la prose, heurtant la mollesse des phrases et la régularité du rythme, vient glisser le serpent de l’ironie au sein de l’harmonieuse évocation de lointains édéniques.
Tout n’est peut-être question que de mots
la tristesse brille au ciel tous les mensonges n’empêchent de souffrir vrai quel sein m’a fait défaut pour que je tête contre les murs? seule l’aiguille d’un mot pourrait crever les yeux de baudruche de la sympathie prise en défaut de la sincérité admise par défaut des vérités non signées prises pour des faux parmi la paille des bons sentiments la dignité piétinée la menue monnaie de l’amour jetée à terre les regards atterrés les anges atterris les rêves enterrés
40
LARGE BOUCHE Qui sourit montre les dents. Tout sourire est ambigu, à la fois séducteur et carnassier. Seule une société de «libre» concurrence, c’est-à-dire la plus féroce, pouvait élire le sourire comme mode obligatoire de prise de contact entre inconnus, scellant leur rapport de cannibalisme symbolique. Le sourire lance une invitation comme un défi, unissant les hommes dans la reconnaissance d’un commun atavisme lupin. La denture et la faim rendent les hommes égaux pardelà les différences sociales. C’est du moins la conception qui sous-tend cette promotion du masque souriant cachant toute émotion personnelle. Il s’agit de faire oublier que les moutons ont aussi des dents, que l’homme ne descend pas forcément des fauves et que la majorité, incapable d’opposer une résistance efficace à l’oppression, se fera métaphoriquement manger, avec le sourire de la résignation. Le retroussis des lèvres est exigé de la population humaine en toutes circonstances, dans les activités laborieuses comme hors du travail, au point que la personne s’efface derrière son sourire comme le chat du Cheshire. La tertiarisation de la vie se ramène à une pratique constante de la séduction, mode non-violent de conquête. Or le prix, plus que l’accomplissement du désir, tient à la reconnaissance envieuse de la victoire par les autres, le triomphe n’est pas tant sur l’objet séduit que sur les rivaux. La séduction n’est pas un comportement individuel mais une pratique sociale. L’objet de la séduction, être vivant, est ravalé au statut d’enjeu, dans un jeu social où il n’est qu’un pion, réifié en joujou. Chacun affiche son intégration dans une norme de prédation où les loups marchent en troupeau, bétail souriant. Comme tout art martial, la séduction doit éliminer l’émotion. Tout au plus la feindre. Se concentrant dans l’apparence. Le sourire est le degré zéro de l’opération plastique, dont il arbore l’aspect figé. Don Juan sert de modèle à tous les androïdes dont désormais le monde est peuplé.
Enfantés par erreur
par distraction les fils sont ceux qui nous jugeront leur verdict est sûr déjà ils ont plus ri que nous et plus que nous pleuré comment leur expliquer que je n’étais là que par erreur que je ne vivais que par distraction? mon cœur s’est couvert d’écailles or on n’a jamais vu un crocodile pleurer
42
MUTILATION VOLONTAIRE L’introspection est un leurre. À propos de nous-mêmes plus encore que de toute autre matière, nous ne saurions avoir que des préjugés, pas de connaissances. De même que le courage ou la lâcheté se révèlent face au danger, la plupart de nos qualités ou défauts ne se seront pas manifestés faute d’opportunité. Par ailleurs, nous ne procédons pas dans cette recherche de façon systématique. D’abord parce que nous sommes, avant tout paresseux. Ensuite, parce que l’image de nous-mêmes que nous avons forgée nous satisfait et nous craignons de la mettre à mal en poussant plus avant nos explorations. Les déterminismes sociaux portent plus sur cette image que sur nos possibilités réelles et ne gagnent valeur factitive que par notre force d’inertie. L’éducation était censée nous faire découvrir nos dons et talents dans la mesure où ils pouvaient répondre à une utilité sociale; nous savons pertinemment qu’elle a été, sous cet angle, plus castratrice que formatrice. Nous nous considérons pourtant adultes tout en nous sachant incomplets. La plupart de nos aptitudes resteront latentes, nos qualités refoulées, nos dons irréalisés sinon en rêve. Ce que nous sommes devenus constitue, au mieux, une hypothèse, conjoncturelle donc certainement pas la meilleure, dont nous nous satisfaisons à bon compte, nous bornant à l’évaluer par comparaison, non pas à quelque idéal, mais à un médiocre modèle fourni par la société et diffusé par les medias. Nous préférons être conformes à être nous-mêmes. Nous avons honte de nous. La thèse stirnerienne de l’unique nous épouvante et nous l’assimilons à une marginalisation. Les dons ne surgissent pas spontanément. Ils sont la part héritée que nous avons à partager, la matière même de la transmission généalogique. Or nous laissons le trésor enterré, le déclarons mythique, l’oublions sans le faire fructifier ni le dilapider, sans en profiter ni en faire profiter, sans même la conscience, et l’audace, du renoncement.
Ils ont monté le théâtre du monde à la hâte
les praticables s’écroulent les estrades ne joignent pas et il ne suffit pas de regarder où l’on met les pieds des écrous sans vice dégringolent des cintres les parapluies ne sauraient nous protéger les figurants ne connaissent pas leur rôle les acteurs débitent leur texte sans le comprendre les répétitions n’ont pourtant pas manqué les techniciens en sont encore à régler les lumières suppliant que chacun reste en place mais personne ne sait où est sa place moi j’attends sagement dans ma loge qu’on m’appelle 44
APPEAUX Il paraît que tout homme est à vendre. Que c’est une question de prix. Encore que les ressorts motivant la prostitution intellectuelle apparaissent plutôt pauvres et limités: le cul, le fric et la gloire, Eros, Plutus et la Renommée. Leur point commun semble être l’abandon d’une personnalité individuelle au profit d’un fétiche: réduit à son sexe dans le premier cas, soumis aux rites et circuits de l’argent dans le second, modelé selon une image standard et conventionnelle de la supériorité dans le dernier. En tous les cas, le corps d’autrui, physique ou social, impose ses exigences et sa domination. L’ego qui se satisfait d’un tel sort, au fond, s’en sait indigne. Il doit se réfugier dans le cynisme pour, ne s’arrêtant pas à la médiocrité des jouissances offertes, s’aveugler sur soi, Œdipe sans parricide ni inceste. Car la baise sans amour s’avère triste. Les exploits de Casanova laissent froid, voire lassent. Les héros sadiens eux-mêmes n’en dépassent la profonde monotonie qu’en passant de l’excitation du corps à celle de l’âme, grâce à des discours fiévreux incomparablement plus audacieux au niveau des idées commises que des pratiques. Quant au luxe, le propre principe de la consommation veut qu’il se démocratise, se dévalorise. Sous forme d’ersatz dégradés, certes, mais qui prouvent que le raffinement n’est qu’une convention. L’oisiveté, luxe suprême, prend le masque de l’ennui. Les portraits que la littérature nous fournit de la classe «aisée», de Proust et Bourget à James et Fitzgerald, se caractérisent par la vacuité et le manque d’imagination. Seul le spectre de la misère, passée ou lointaine, fait envier la richesse. Mais la dorure n’abolit pas la cage. Enfin, la gloire repose sur la dépendance à l’égard d’une entité que l’on méprise: le public. Aléatoire comme la mode, elle oblige ses élus à partager ses faveurs avec des ignares. Factice, forgée selon les méthodes de la publicité, elle est éphémère. Tentations? Faut-il être déprimé pour se vendre si bon marché!
De ma fenêtre le cimetière
s’offre quotidiennement à mon déchiffrement ses lumignons ont brûlé toute la nuit parodie des lumières de la ville visibles sur l’autre rive à l’aube il a noirci en contre-jour s’est effacé ombre devant la gloire du jour mais premier objet touché par le soleil lui renvoyant sa lumière et son image il a blanchi aux premiers rayons le cimetière ne racole pas les tombes ne sont pas alanguies sa présence n’est pas appel: je t’attends mais reflet matérialisant la nécropole que je suis combien de morts en moi d’amours et d’espoirs enterrés mon terreau dont je me nourris dont le squelette fortifie mes os dont le sang coule dans mes veines 46
L’ENCRE EFFACE L’âme est photosensible. Les bébés pleurent naturellement à la tombée de la nuit. La peur du noir remonte aux plus lointains atavismes et la révolution électrique, en instaurant l’éclairage nocturne et en brisant le rythme cyclique de la lumière, n’a pas suffi à la faire disparaître. Ce qu’on ne peut voir est perçu comme menaçant et l’obscurité génère des monstres. Nonobstant, la conscience n’est pas totalement dupe du caractère fantasmatique de la menace et montre une certaine complaisance à l’effroi face à des dangers dont elle sait le peu de consistance, sinon la totale inoffensivité. Sinon on n’oserait jamais se confier au sommeil et fermer les yeux. L’aspect baroque des spectres est au fond rassurant. Les vrais prédateurs ne sont si dangereux que parce que rien ne les distingue dans leur aspect. Le véritable péril tient à la banalité de ses manifestations. C’est le monde du plein jour qui est impitoyable. Les ténèbres abolissent l’espace. La lumière fait surgir les murs, le quadrillage du sol, l’aménagement du monde en prison. L’obscurité altère jusqu’à la perception du temps que le jour mesure en horaires, tâches, rendement, course contre la montre car les journées ne semblent jamais suffire pour achever les travaux entrepris. Aussi le noir est-il, par nature, onirique, pas forcément cauchemardesque. Il nous délivre d’abord de notre servitude volontaire. Ce sont les nuits qui sont toujours trop courtes. Le sommeil ne devrait pas être «réparateur», formule qui en dit long sur l’aliénation de la vie due à un travail littéralement dégradant, mais «libérateur». Le rêve a non seulement un rôle thérapeutique de satisfaction des désirs refoulés, mais sa logique est source d’inspiration pour toute invention créative. Voilant l’agressivité d’un milieu que le phare diurne aiguise, le crépuscule farde l’horreur du monde, mêlant ors et encre, brume et scintillement. En contraste avec le jour autant qu’avec la nuit, il emplit le ciel de paillettes et de regrets.
Les occasions perdues de se taire
ne repoussent pas on est né par erreur sans l’avoir demandé sans surtout avoir été appelé or en quittant la lampe du ventre maternel on a perdu tout pouvoir on ne saurait plus répondre à aucun vœu voué à décevoir on encombre et parce qu’on ne s’est pas vu ou voulu révolu on ne se décide pas à passer on manque de discrétion on a le culot d’invoquer comme piètre justification le fait de n’être pas heureux
48
L’ŒUVRE PIE On parle pour ne rien dire. Il serait, comme pour l’œuf et la poule, oiseux de chercher si l’homme a inventé le langage pour satisfaire une pulsion jacassière ou si cette tendance au bavardage est née des mots eux-mêmes, comme une fonction créée par l’organe. Mais tout le grégarisme découle de cette nécessité de l’autre en tant qu’oreille complaisante. C’est pourquoi cet autre ne saurait être un égal. Il est par définition fantasmatique, comme le psychanalyste derrière notre tête, le téléspectateur à l’autre bout des ondes, le public dans le noir. Il nous écoute. Car ce qui caractérise l’homme n’est pas la conscience mais la mauvaise conscience. D’où la nécessité de s’épancher, de dégoiser, de cracher le morceau. Après l’ordre et la plainte contenus dans le premier vagissement, la moindre modulation du geignement enfantin est déjà manifestation de la «racontouze», de ce babil confessionnel dont Barthes sommait les écrivains en herbe de justifier, sinon le flux maladif, incontinence verbale, cancer linguistique, du moins l’attention et l’intérêt tacitement exigés pour sa lecture. L’égocentrisme se traduit, se trahit par la loquacité. Or comme ces gargouilles visibles seulement du ciel, les mots ne s’érigent en texte que dans la présomption qu’ils pourraient ne pas être lus, que l’interlocuteur, présence postulée, pourrait s’avérer absent, et que s’il devait se manifester, ce ne serait pas par l’écoute mais par une réponse. C’est le silence divin qui répond à nos angoisses, à nos appels; c’est l’incompréhensibilité de la nature, dans sa profusion comme dans son aridité, dans son caprice souverain, qui répond à nos désirs contradictoires d’ordre et de chaos. Le dialogue avec des forces métaphysiques, projetées à l’extérieur ou contenues en nous, exige solitude et recueillement car pour cette plongée périlleuse, les mots sont notre seule corde. Il s’agit de prononcer l’indicible, de verbaliser l’incommunicable. La conversation est incompatible avec une telle musique.
L’enfantement d’un cri
peut coûter la vie mais on dure on se durcit on se croit inattaquable l’hiver m’a rejoint sans crier gare j’ai semé déjà tous les soleils que j’avais ramenés ils ne repousseront pas appartiennent à un autre climat ai-je assez vomi le vert! mais j’avais oublié que le marron des marronniers se dresse toujours sur fond gris c’est ça l’hiver le malheur reflété dans chaque flaque le ciel lit vide l’amour migrateur
50
NARGUILÉ Tout ce qui est lointain apparaît désirable dans la mesure même où il est hors de portée. L’homme sait que les splendeurs du passé ne sont qu’une fiction, qu’à l’extérieur des palais la misère et la servitude régnaient tandis qu’à l’intérieur intrigues et complots formaient le fond de la vie de cour, que bals et spectacles camouflaient à peine. De même, l’exotisme des régions tropicales, derrière sa végétation luxuriante, cache mal les nuées d’insectes, la profusion des reptiles, les populations affamées dépourvues de tout confort, voire des conditions minimales de survie. Sans parler de la présence militaire des grandes puissances et des dictatures fantoches. L’attirance qu’exercent l’historique et le distant, tout ce qui est éloigné dans le temps ou dans l’espace, est pure pacotille de rêve. Elle révèle sans doute l’insatisfaction d’un ici et d’un présent, mais surtout la complaisance à entretenir des imaginations que l’on sait fausses et des désirs que l’on sait irréalisables. Ces songes creux peuvent même parfois se former à propos d’un proche aussi inaccessible que le lointain, retour à la nature, installation à la campagne: le bonheur est là, il suffirait de… Mais c’est ce pas qu’on n’accomplit pas, qui semble réclamer un effort surhumain, un héroïsme et une abnégation qui nous dépassent. En fait, ce que nous aimons, c’est nous plaindre. Et bâtir des châteaux en Espagne. Toutefois ces constructions imaginaires se caractérisent par leur banalité: luxe, volupté, ordre, beauté ramenés à des crinolines et des robes corsetées, des dorures et des miroirs, des danses guindées et des sels, ou des palmiers et des pagnes, de la monnaie de coquillages, des tamtams et des orchidées, bref des images d’Épinal. Ces désirs de bals et de bains seraient aisés à satisfaire sans bouger. C’est donc notre apathie velléitaire que nous tâchons d’excuser en repoussant le décor aux antipodes ou au passé. Jouissant de notre impuissance, nous dégradons le rêve à la fonction d’un pauvre opium.
Rien n’est écrit
tout est imprévisible tout reste à inventer il n’est d’expérience que de la cage l’amour trace un cercle il faut une frontière pour poser un au-delà peu importe si l’on se trouve d’un côté ou de l’autre des barreaux voire du barreau unique en forme d’arbre du moment que l’horizon reste barré le rideau de pluie ne suffit pas à écarter les mouches la boucherie pend son étal à chaque branche de tout côté toute sortie est entrée le seuil est une ligne imaginaire 52
PÂTE À MODELER C’est par l’image que l’on conquiert le monde. L’occupation militaire est précaire, elle suscite toujours une résistance; pour être acceptée, elle doit revendiquer une légitimité, sinon de lignage et d’héritage, du moins d’ordre par rapport à un état antérieur d’instabilité. C’est contre une peur fantasmatique de l’anarchie que s’impose l’image de la pacification manu militari. L’exploitation économique non plus ne peut se passer de l’image. Les pires conditions de travail instaurées par la révolution industrielle au XIXème siècle, avec des usines qui, par leur aspect comme par leur fonctionnement, tenaient du bagne et de l’enfer, étaient cautionnées par des images du progrès technologique qui devait, pas à pas et de façon continue, installer le paradis sur terre, à commencer par l’abolition du travail. L’image de la machine contredisait la réalité de son emploi mais suffisait à obtenir la soumission du prolétariat et de ses défenseurs idéologiques, tout comme l’image de la paix justifie tortures et exactions. L’image l’emporte même sur l’évidence de la réalité. Or artistes et savants sont créateurs d’images, fixant provisoirement des clichés, et à ce titre doit leur être exigée une responsabilité. L’image est plus facile à construire et à manipuler que la réalité. Sa matière, à l’ère du digital, est inconsistante. Toute expression, information soi-disant objective ou pensée spéculative, pour se diffuser recourt aux techniques de la publicité. Si bien que, indépendamment des réelles conditions de vie ou travail dans les sociétés occidentales, l’image du blanc, jeans et whisky, modèle globalement la planète. Le colon, relayé par le touriste, se sent partout chez lui. Les populations noires se font blanchir la peau, les annamites débrider les yeux, se niant par honte de leur aspect pittoresque, dans le terrible effort de correspondre à l’image des maîtres. Comme autrefois provinciales et métisses d’outremer s’informaient des dernières toilettes parisiennes.
Tu m’as offert la vie comme chance unique
quand je cherchais ailleurs en sens unique que tu as incurvé en ellipse jusqu’à mettre tes croyances en éclipse sacrifier la brebis de ton innocence factice me prendre pour facteur aveuglée par le soleil que tu avais allumé mendiant la tendresse nous avons avalé sabres mous les serpents de l’amour qui se tordent dans nos entrailles nous bavant leur venin on ne se méfie jamais assez de soi remontant l’avenu comment ne pas craindre l’avenir?
54
RADIOACTIVITÉ L’amour rêve d’une impossible fusion. Que ce soit sur le mode de la complémentarité, reconstitution du mythique androgyne originel, ou de la similarité, rencontre avec l’âme-sœur, les amants voudraient se dissoudre dans l’autre, quitte à s’effacer, et assimiler l’autre en soi, quitte à gommer son altérité, fondre sinon leurs corps leurs âmes. C’est pourtant par leur irréductible différence qu’ils peuvent nourrir leur amour d’une émulation constante. Le caractère explosif de la passion tient à l’hétérogénéité de ses composants qui, comme deux molécules chimiques ne pouvant se mélanger, libèrent un excès d’énergie en s’arrachant l’une à l’autre des électrons. La passion n’est ni rationnelle ni surtout raisonnable. Aussi, le plus fort, car même dans le rapport amoureux il serait naïf de postuler une égalité des partenaires, ne saurait imposer sa raison: l’autre la balaiera au nom de l’amour insensé. La passion peut être conflictuelle. Elle ne résout rien, elle emporte. Aussi peutelle naître malgré les barrières sociales, haines familiales, différences culturelles et oppositions de caractère. L’amour, asocial, est en outre hautement improbable. La vie courante brise sa barque si les amants ne lui sacrifient pas les valeurs du système, carrière, causes, famille et autres engagements, ou à tout le moins ne les compatibilisent avec leur passion prioritaire; mais aussi s’ils ne sont pas capables de constamment se surprendre l’un l’autre, révélant au partenaire à la fois son reflet, sa vérité occulte et une part d’inconnu. La vie est courte et la découverte de soi et de l’autre, de soi à travers l’autre, de soi tel que l’autre le perçoit, de soi tel qu’en soi l’autre le change, est inépuisable. La passion est bien sûr contradictoire. Si elle aboutit en partie à une crucifixion symbolique, elle noue entre les amants une complicité plus forte que tout attachement mondain, forge leur ressemblance. Mais pas leur fusion. L’amour n’est pas une solution à la solitude.
Tu suspends ton pas
le pied levé tu examines le trottoir sans y voir la moindre trace pourtant l’empreinte de ton soulier y est dessinée que tu n’as plus qu’à couvrir tu hésites tiraillé par les fils invisibles qui te font soulever la jambe plier le genou baisser la tête courber le dos rouler en boule comme un rocher ou marcher droit vers l’arrêt cardiaque
56
SPECTRE DU SCEPTRE Le pouvoir s’exerce toujours de façon négative. Non seulement détruire est plus facile que construire, mais qui veut employer le pouvoir à l’édification de quelque œuvre devra, conjointement, se débarrasser de ses concurrents et opposants, dépenser son attention et son activité à établir les conditions de réalisation du projet qui, entre-temps, se modifiera ou s’invalidera, périmé avant son achèvement ou à peine reconnaissable. Concrétisé ou non, le dessein qui pouvait justifier le pouvoir apparaît rétrospectivement secondaire, quand il n’est pas simple prétexte pour légitimer moralement la tyrannie. Les visionnaires se révèlent historiquement de grands criminels dès que la matérialisation de leur rêve a impliqué l’exercice du pouvoir. Car l’imposition de sa volonté n’est pas inoffensive, elle altère subtilement la raison de qui assume l’autorité. Les formes bénignes de la paranoïa sont la rançon minime de l’assomption d’une puissance qui, bien qu’humaine et limitée, circonscrite à un rayon d’action réduit, est homothétique de celle de la divinité. L’autorité est incompatible avec la confiance. «On n’est jamais trahi que par les siens» est l’un des préceptes qui interdisent au tyran des rapports humains profonds, tels l’amitié ou l’amour, ou simplement normaux. L’autre occupe une place dans l’échiquier du pouvoir, il doit donc être utilisé. Commander implique accepter un monde de marionnettes. L’absence de résistance dévalorise la puissance. Mais qui possède le pouvoir l’a, le plus souvent, obtenu par la lutte, la compétition, la corruption et ne peut plus l’abdiquer. La conscience de sa dérision aboutirait à la nécessité paradoxale de libérer ses sujets pour ne pas rester prisonnier de leur soumission, tel «Caligula» de Camus. Le renoncement n’est concevable que dans le cas d’un pouvoir hérité, immérité, redevable au seul caprice de la fortune et de la naissance. Le pouvoir est une machine, même les dictateurs ne sont que des pions.
Le futur est un épouvantail
oripeaux bariolés couvrant la croix du présent on ne choisit pas le moindre mal il nous est octroyé par surcroît valeur ajoutée au sac de maux amassés la douleur présente est réveil d’une douleur passée réminiscence condamner le présent par le passé c’est cela vieillir les bons souvenirs forment guirlande encadrant le portrait de qui a vu la mort et sait désormais la reconnaître sous chaque visage
58
PAS DE LEGS LÉGERS La bêtise n’est si effrayante que parce qu’elle sait toujours se justifier. Protéiforme, elle fait feu de tout bois, les principes, la tradition, la voie moyenne, l’obstination ou la frilosité. Elle occulte généralement une peur diffuse et peut prendre le masque de la raison. La soi-disant «sagesse des nations» possède des proverbes contradictoires s’adaptant à toutes les situations, si bien que, quel que soit le résultat, on peut le déclarer a posteriori conforme et prévisible. La bêtise est fondée par un patrimoine de peurs et préjugés transmis de génération en génération. Elle n’aime guère la complexité, préférant se fier à des réflexes héréditaires et des principes rigoureux. Elle est conservatrice et se méfie de l’improvisé comme de l’expérimental. Elle compte rond et n’en démord jamais. Elle véhicule à travers les âges des préceptes désuets, inadaptés aux conditions changeantes de la vie en société, transportant la dissimulation calculée du serf dans l’état démocratique, l’avarice nécessaire du paysan dépendant du climat aléatoire dans le milieu urbain, des angoisses remontant à la préhistoire dans la «jungle» des villes modernes. Elle est le facteur d’inadaptation qui oriente les «progrès» sociaux et technologiques, en dernier ressort ce qui a depuis toujours empêché de jardiner la terre en Eden. Elle est par-dessus tout défiance à l’égard du semblable, provenant sans doute de l’obscure conscience, chez chacun, de ses profondes, inavouables, contradictions. En dévalorisant l’autre, en l’ignorant ou en l’écrasant, on croit bêtement se sentir meilleur dans la mesure où on dissimule sa propre faiblesse. C’est alors que la bêtise, mauvaise foi, peut se révéler dangereuse. La véritable méchanceté est rare, fixation souvent d’un esprit de vengeance pour les humiliations dont on s’est jugé victime pendant l’enfance, rage accumulée, forme de désespoir pour qui ne sait aimer. Seule la bêtise peut s’assumer ingénument méchante, car elle se sait de toute façon impardonnable.
Les mouettes nous apportent des nouvelles de la mer pas du ciel le dernier naufrage la dernière baleine l’amour trop grand pour nous, qui ne peut que nous engloutir nous déglutir sur la grève du sommeil dans le brouillard de demain dans la ville des morts dans la seule certitude de l’insuffisance de la malédiction
60
LA TARE L’âme nous pèse. Elle tient ouvert le registre de notre mémoire et en vérifie inlassablement la comptabilité, où le maigre crédit de nos affections ne saurait combler le gouffre des dettes contractées envers l’humanité en général et plusieurs personnes en particulier. La bonne conscience est anesthésie de l’âme, obtenue par savante et sélective cécité et surdité, malheureusement le plus souvent feintes, dans un constant effort d’autoaliénation. L’âme, inculquée dès la naissance avec le lait maternel, nous hante, grillon ou araignée sous notre crâne, nous écrase. Elle empoisonne tous nos plaisirs. Pourtant, le bonheur est peut-être à portée, après tout; il suffirait d’un peu de légèreté, de frivolité, voire d’amnésie. L’âme nous rappelle toujours à nos racines, ne nous permet pas le détachement. Si encore elle sauvegardait notre dignité! Mais elle attise tout au plus la conscience de notre indignité, en avant-goût du bûcher de l’enfer où elle brûlera. Elle se sait impuissante et ne se manifeste que dans le repos. Dans le courant de l’action, elle s’efface discrètement pour ne resurgir que sous la forme du remords. Elle est lourde, lente. La vitesse l’étourdit comme un premier verre d’alcool nous excite et nous libère, mais elle renaît phénix au second et reprend les rênes de notre culpabilité morose. Elle est notre boulet et notre gueule de bois. Nous n’hésiterions pas à nous en débarrasser si quelque opération chirurgicale en permettait l’ablation ou si quelque pharmacopée pouvait chimiquement l’éteindre, au moins la diluer, et noyer la tristesse avec. Car elle raccourcit nos euphories, fait retomber nos élans d’enthousiasme contre l’infranchissable vanité de tout effort. Sa lucidité nous condamne à l’ennui. Seule la passion pourrait la combattre, car elle est avant tout raisonnable, mais même la passion devient vite grave, veut durer, recule devant la folie et s’assagit. Ah, si seulement le diable existait, qui voudrait nous l’acheter, nous en délivrer, même pour rien!
Trop de veine
il faut trancher il est solide le cordon ombilical qui nous lie aux morts à l’exsanguinité les chaînes sont invisibles les tumeurs impalpables tu meurs toujours par accident par distraction solution de continuité solution de facilité face à l’amour huissier qui ne recouvre jamais ses créances tes dettes contractées il faut autant de spasmes pour accoucher d’un enfant que d’un cadavre
62
SEVRAGE La nature ne connaît que les espèces, pas les individus. Elle travaille sur les grands nombres et ne regarde pas aux dommages collatéraux. En un sens, elle s’apparente à la guerre. Elle n’ignore sans doute pas le souci esthétique, mais répand la beauté, fleurs, plumes ou nuages, gratuitement, sans plus d’émotion que le vent ou le soleil, ses agents. Il ne saurait donc y avoir de sentiments naturels. Ceux que paraissent éprouver les animaux ressortent de l’instinct et tiennent du réflexe, éventuellement conditionnable. Ce qui est évident pour la peur, l’agressivité ou la douleur ne l’est pas moins pour l’amour. L’amour maternel en particulier, prototype de tous les autres, est une illusion qui n’a pour fondement que la charge de nourrir et instruire les petits tant qu’ils n’ont pas acquis l’autonomie. La fidélité conjugale, que l’on peut rencontrer par exception chez quelques oiseaux, ne s’accompagne d’aucun sens de la famille et chaque génération animale s’émancipe au plus vite de son ascendance, sauf cas de substitution incestueuse chez certains mammifères. L’amour est toujours un douteux composé de projections compensatoires et sacrifice, idéalisant l’autre, le niant. Celui d’une mère pour ses enfants est à mettre en équation avec des valeurs sociales, lignage, héritage, reproduction et transmission, et des paramètres individuels dépendant de la félicité conjugale, des douleurs d’accouchement, du sentiment de réussite ou frustration existentielle, etc. Le sentiment est souvent sublimation du ressentiment. La mère aime son enfant avant même qu’il manifeste une personnalité, par obligation, par définition, comme une assurance sur la vieillesse. L’enfant en est modelé et endetté à vie. Pourtant, la vierge qui sert de modèle à la maternité dans la culture occidentale est réservée au point de n’accomplir aucun geste flagrant d’amour, sinon la tétée dont même une louve est capable, à l’égard de son fils avant d’en recevoir dans ses bras la dépouille.
Chaque vague s’écroule en fronton
retombe en dalle d’écume les croix dansent sous la houle des caveaux puis reflue laissant à découvert la vanité au pied des amours sacrifiés au champ d’honneur des malheurs sans lendemain à l’orée de gloire du jour le temps nous est compté mais nous possédons les secrets de la dilatation le futur est encore un enfant à naître 64
S’ALTÉRER La liberté, si on l’examine de près, se réduit à rien. D’abord, les déterminismes sociaux conditionnent, sinon les dons, leur possibilité de s’épanouir. En outre, l’éveil des vocations dépend du hasard, empathie avec un professeur, admiration pour un camarade, envie, attirance, rencontre fortuite, conjoncture aléatoire. Si bien que les talents et capacités se sont atrophiés, au point que l’on croit choisir sa voie alors qu’en fait les autres ont été à notre insu barrées. Au départ, une large part de nos goûts est directement héritée, non pas génétiquement mais par contact, copie, désir de plaire et d’imiter. Par amour, «pour notre bien», on nous a modelés. Le souci pédagogique s’en mêle. Les tendances de l’enfant sont observées, soi-disant pour permettre leur efflorescence, en fait pour vérifier leur conformité aux légitimes attentes sociales et parentales, et les infléchir le cas échéant. Aussi nos vocations sont-elles vécues sur le mode du regret, rangées dans l’irréel du futur, avec des «si». Le renoncement est le premier pas de l’adaptation, nécessité sociale dont Darwin a fait une loi naturelle. De dérisoires compensations seront offertes, substituts à nos ambitions profondes et nos élans généreux. La liberté dont nous disposons consiste à nous réjouir de ce qui nous échoit, quitte à faire «contre mauvaise fortune bon cœur», nous consolant en pensant que notre sort pourrait être pire car il n’y a pas de limite dans le négatif. Être libre n’est que l’adoption d’un pis aller, l’abandon d’une vie rêvée. Or en renonçant à nos espoirs et nos désirs, ce sont nos goûts et nos aptitudes que nous avons contraints, c’est notre personne que nous avons forcée, nous avons troqué notre ego, unique, libre et rebelle, pour un égal conforme et infirme. En tuant en nous l’enfant déraisonnable, nous nous sommes librement amputés de notre avenir. Nous survivons. La vie est en pente, il n’est que de se laisser glisser, fermant les yeux, suivant la carotte appelée «vocation».
Les mots font écran
toujours les mêmes qui renvoient au bond la balle qui devait faire s’écrouler le mur les mots ne renvoient qu’à eux-mêmes mots miroirs pour tracer le labyrinthe malgré l’espace réduit où enfermer la pensée monstrueuse faite narcisse mots clés d’une porte condamnée je vais répétant le chapelet machinal des vœux veules conjuguant sur tous les modes l’ivresse et la douleur sur la harpe désaccordée du soleil déclinant déclinant toujours
66
BRUMES DE L’ESPRIT Le lexique est moins divers que le réel. À un certain degré d’abstraction, les choses se réduisent à un symbole, un cliché: le sens acquis est en fait perte de leur unicité. L’activité de l’esprit est de rangement, classification, simplification, uniformisation. L’ordre et la signification sont à ce prix. Le sens circule à côté des choses qu’il prétend valoriser comme l’homme marche à côté de ses pompes quand il nomme animal ou plante sans s’arrêter à la nuance de son pelage, à la hauteur de sa première ramification, à la modulation de son cri ou au nombre de ses fruits. La nuance qui distingue deux arbres de même espèce est infinie dans ses conséquences: une différence de densité du feuillage entraînera un écart dans le degré d’obscurité de leur ombre, d’où un choix intuitif d’élire l’un d’eux comme arbre à palabre pour s’asseoir dessous, justifié par la présence projetée des esprits dans sa frondaison. Un monde différencié, composé d’éléments uniques, est magique, à la fois merveilleux et effrayant, irrationnel, échappant à l’esprit. En classant les choses, l’homme ne fait qu’élaborer des listes. Tout est question de critère. Les «choses qui volent» comprendront oiseaux, insectes, feuilles mortes, pollen, ballon. La «raison» voudra séparer le vivant et l’inanimé alors que la distinction n’est pas opérante dans ce cadre. Tout enfant le sait. Le structurel et le sémiotique ne s’arrêtent pas à la nuance et rassemblent les semblances, les habillant d’universels préjugés et oppositions. Ainsi un thyrse, parodie phallique tant du sceptre jupitérien que de la baguette magique des nymphes, qui provoquait la transe chez qui en était touchée comme par le doigt du dieu, peut être décrit comme un caducée, voire comme un ressort, spirale et essieu, réductible à l’«éternelle» opposition entre masculin et féminin. Toutes choses se valent quand elles doivent évoquer cette dualité primitive, survivant seulement du fait de notre profond conservatisme social et culturel.
C’était au temps des jouets trop grands
l’apprentissage du contournement après la résistance des murs et les clous de l’amour épointés rouillant le soleil a inventé la flèche et le miel le bâton dans la roue de la terre épicentre de la migraine résonne encore dans quelque salle de la mémoire l’écho d’un rire innocent d’avant 68
LE CALICE La richesse du monde est mentale, de perception et de projection. Elle ne dépend pas tant des sentiments éprouvés que de leur intensité. Les émotions, même les plus négatives, rage et désespoir, colorent le monde et, tendant à s’extérioriser et se répandre, vous poussent à intervenir, pour le transformer. L’effectivité de cet élan, mesurable seulement après coup et, dans l’immédiat, apparemment vain, est secondaire comparée à l’excitation qui commence par transformer celui qui en est atteint, le fait sortir de soi, lui permet d’échapper à l’écoulement du temps, à ses grains de poussière se déposant sur le monde et le momifiant avant terme. Le discours de l’ivrogne, le chant du poète ou le sermon du moraliste réformateur sont produits de l’insatisfaction et de l’impuissance. Ils ont en commun l’insoumission. La raison ne fait pas avancer le monde, elle le conserve. En matière d’opinion, Descartes recommandait, raisonnablement, faute de pouvoir tout vérifier par soimême, de s’en remettre à celle des plus modérés et de s’en tenir à une voie moyenne; mais il ajoutait qu’une fois une certitude acquise, il ne fallait plus en démordre, dût-on avoir le monde entier contre soi. Car la fièvre causée par le combat intellectuel provoque un état second où l’individu se dépasse, soustrait à l’emprise paralysante du temps limité et de la résignation fataliste. Qui a connu cette ivresse active de la création, même si celle-ci, essentiellement discursive, finit par ne pas se matérialiser en écrit susceptible de durer, en reste intoxiqué et consacrera ses jours à retrouver cette sensation de démultiplication de la vitesse de pensée et de prolifération des idées. La beauté s’impose avec l’évidence de son éphémérité, de sa gratuité: elle dépend de l’improbable rencontre, sur la table de dissection du monde, de la monotone mécanique de la pluie machine à coudre et de l’obliquité du parapluie solaire dont le rayon pond l’arc-en-ciel. Il faut concevoir la nature toujours ivre.
À force de reculer
peut-on retrouver le carrefour où l’on a bifurqué sur le mauvais chemin? ou d’avoir pris la route erronée condamne le fourvoyé à battre la campagne? c’est à des signes infimes qu’on peut s’assurer qu’on est en enfer souvent le masque souriant des damnés pourrait donner le change la flaque de sang d’un chat écrasé colore la route jusqu’à l’horizon les oiseaux plumés se pendent comme des chauvessouris les mouches se prennent pour des papillons ton cadavre respire par ta bouche tu te noies interminablement ta vie n’en finit pas de défiler à rebours toi comme un pantin au bout de ses fils tu as beau courir comme si dératé annulait raté tu restes sur place mais vite 70
L’HORREUR ET LE VIDE Notre condition est l’insatisfaction. Le désir le plus profond est celui d’un changement, c’est lui qui nous fait nous agiter, ne pas tenir en place, voyager. Or, comme les aéroports, les ports et les villes sont dessinés en fonction d’une utilité pratique qui, par delà leurs singularités géographiques et historiques, les font se ressembler structurellement jusque dans le jeu de leurs constructions, rues et maisons, boutiques et marchés, parcs et parkings. Si bien que les voyages nous mènent toujours au même, reflet exotique, antipodique, de notre point de départ. Raymond Roussel l’avait compris, qui a refusé de débarquer à aucune escale de son tour du monde. L’arrivée ne peut être que décevante, en tant que fin du voyage un échec. Au mieux, le véritable changement ne sera pas celui, matériel, du lieu mais celui, psychique, du voyageur, tel ces oiseaux qui découvrent en bout de course qu’ils sont le simurgh tant recherché. C’est le voyage en soi qui constitue une rupture, des repères fixes et des habitudes; il ne devrait jamais s’achever. En tant que déplacement, il est essentiellement monotone, comme la mer toujours recommencée. Il manque de distraction, de divertissement au sens pascalien, et oblige le voyageur à se concentrer sur lui-même, car le paysage, vidé de sa variété, s’avère répétitif, à la fois bercement et obsession, image réfléchie de son inconsistance intérieure. Devant meubler avec les moyens du bord cette vacuité mentale que lui renvoie l’espace visible, le voyageur se précise à mesure qu’il s’avance à la rencontre de lui-même, se solidifie, se durcit, tel qu’en lui-même le fugitif mouvement le change. Ce n’est qu’en ce sens qu’on peut dire que «les voyages forment la jeunesse», car le tourisme n’a jamais permis à personne de rien connaître. Le pittoresque, dans son altérité, nous reste opaque et fermé, décoratif. Il s’agit de se découvrir, au bout d’un long voyage, imaginaire, intérieur, qui idéalement pourrait s’effectuer sans bouger.
La porte ne s’ouvrira pas
tant qu’on n’aura pas essayé toutes les clés encore faut-il écarter le rideau de mouches de mon œil grillage du mental barbelé de souvenirs le passé n’est jamais passé aucun tamis n’en vient à bout le temps réduit à un trou d’aiguille ne laisse pas passer les chameaux qui ont traversé le désert de la mémoire sans boire car la fontaine de jouvence a tari tard se confond avec jamais dès qu’on se résigne au principe du bonheur reporté l’amour aux oubliettes en est venu à craindre le désordre du monde extérieur et son bruit il préfère rester enfermé les serrures ont fini par rouiller
72
MIROIR MAGIQUE Les choses ont été conçues avant de surgir matériellement. Ainsi, le cinéma réaliserait, dans son principe de projection, la parabole du mythe de la caverne platonicienne et montrerait l’image, illusoire, des archétypes mondainement incarnés. On s’accorde à prêter à Jules Verne, dans son «Château des Carpates» la première intuition d’une machine de reproduction visuelle et sonore du mouvement, à laquelle il attribue une fonction de résurrection provisoire des morts, fonction que le cinéma a délaissée au profit du spectacle en permanence renouvelé. Avant lui, Baudelaire dans un court poème en prose a anticipé le fonctionnement fictionnel et poétique du cinéma en décrivant une fenêtre fermée, vue de l’extérieur, comme un écran qu’un faisceau de lumière vient peupler d’ombres. Il y formule le principe d’identification métaphorique au personnage observé, ainsi qu’une sémiologie de l’image mentalement reconstruite. Il définit la fonction de miroir de toute image. Celleci s’inscrit dans le temps, qu’elle soit précarisation de l’éternité, restitution et pérennisation du passé ou annonce d’un futur obscène, prévisible dans toute son horreur décadente, puisque le poète ne contemple jamais que des vieillards misérables derrière le trou de serrure de sa fenêtre. Le cinéma, fixant des rêves et des illusions, alimente aussi bien le désir, et sa capacité publicitaire de propagande est à la base de son développement historique, que le regret. Il révèle la vanité essentielle des choses dédoublées et la nature scatologique des espoirs et des interdits. Son ontologie «réaliste» ne lui permet pas de mettre à portée l’imaginaire que le studio confectionne. Le «monde accordé à nos désirs» qu’il présente reste inaccessible, car l’écran est intouchable, intraversable. Plus que l’idéal platonicien, il actualise dans une version kitsch les immortels olympiens, voire l’éden et son innocence mythique, nous laissant après coup la certitude palpable d’en avoir été expulsés.
Tenir le désespoir en laisse
le trottoir est un rébus avec ses crottes d’amour et ses pas effacés où le ruban de ma destinée n’en finit pas de se dérouler en anneau de Möbius l’amour est passé tous les chiens de la honte de la rage et du désespoir l’ont flairé la meute est lâchée impossible de la retenir l’amour est un os à ronger un cadeau à ranger trop fragile il ne manquerait pas de se casser à la première occasion comme un larron me tirant en laisse derrière lui le désespoir court après l’amour qui ne part jamais à point
74
FAUSSE COUCHE Créer ne va pas sans souffrance. Il n’existe pas pour accoucher d’une œuvre de méthode «sans douleurs». Car prétendre ajouter la moindre nouveauté au monde témoigne non seulement d’une insatisfaction, voire inadaptation, mais d’une véritable rage qui ne se résigne pas à l’état des choses. Toute création se veut correction. On ne saurait sublimer que des sentiments négatifs même si inconscients. S’il est vrai que tout enfant possède la fantaisie et le talent, cela ne signifie pas qu’il soit un créateur. La création est affaire de désespoir plus que de capacité. Au vrai, elle n’est jamais ni achevée ni satisfaisante mais au contraire manifestation d’impuissance. Ce qui ne signifie pas que cette douleur, tout comme celle d’un accouchement, ne soit pas paradoxalement jouissance. Un plaisir est-il concevable qui ne soit trouble? C’est peut-être l’exaspération et la frustration qui nous poussent à recommencer, plutôt que l’assouvissement. Le créateur sait d’avance son échec et doit masochistement y trouver et son bonheur et les motifs pour poursuivre son œuvre de ratage en ratage. Le monde est infiniment riche et varié, il est une tentation. Ne savoir s’en contenter est une déficience. Ses beautés sont offertes, gratuitement engendrées et distribuées. Le désir ordinaire se satisfait infantilement de leur possession ou domination. Vouloir y apporter ne serait-ce qu’un grain de sable de plus relève à la fois d’une folle ambition et d’une dérisoire vanité: le créateur voudrait concurrencer le dieu démiurge sur un mode mineur et inoffensif. La maladie de la création traduit une attitude particulière face à la beauté, dont il ne s’agit pas de jouir mais qu’on doit vénérer, divinité barbare, toute pureté et puissance, devant laquelle on ne peut que s’anéantir en signe de dévotion. Sa seule vue est une transgression, son regard une grâce fulminante. Créer est profaner. La création est en dernier ressort le sursaut, le panache, de qui désire la défaite inéluctable.
Les fantômes ne savent pas
leur état ils se croient corps c’est le regard des passants qui leur révèle leur transparence ils enfilent leur peau comme une burqa pas pour s’y cacher mais pour se rendre visibles ils se trouvent pourtant cachés dessous invisibles à eux-mêmes flottant comme un écho que la marée du sang dépose dans la conque de l’oreille dérivant sur une mer de sentiments infestée de corail évitant de justesse l’écueil des certitudes emportés par le flot de l’histoire personnelle qui n’a cessé de décréter la mobilisation générale et fusille du regard tous les déserteurs et pille du bout des doigts tous les naufragés l’amour est mis à prix sur toutes les affiches
76
CLIMATS Le cosmos est en nous. L’influence des astres joue internement au ciel de nos entrailles et au vide de notre esprit. Leur emprise peut aller jusqu’au façonnage mimétique du caractère. Il est des natures solaires qui illuminent l’espace qu’elles traversent, les lieux qu’elles fréquentent, les discours qu’elles prononcent, les personnes qu’elles croisent. Leur égoïsme est généreux, extroverti. Ces êtres rayonnent de puissance et dispensent leur grâce avec indifférence, comme des monarques absolus et autosuffisants. Ils sont rares; leur rencontre laisse des marques, telles des brûlures sur l’âme. Ils sont condamnés à entretenir une cour à leur entour, c’est-à-dire à la solitude. À l’opposé, il est des natures plus discrètes, voire secrètes, dont la lumière n’éblouit pas mais révèle des sentiments, réveille des impressions que la clarté solaire couvrait d’ombre. Elles libèrent des fantômes, des spectres oniriques qui ne paraissaient monstrueux ou dangereux que pour rester voilés. Elles nous découvrent à nous-mêmes. Ce sont des êtres nocturnes, lunaires, réservés voire renfermés et pourtant ni peureux ni farouches. Pierrots tristes, ils distribuent un espoir dont ils ne croient plus pouvoir bénéficier, traversant la vie comme s’ils avaient honte, à la fois pleins de curiosité et sérieux comme s’ils étaient restés en contact avec leur enfance, et frileux comme des vieillards précoces ou des chats échaudés. Ils sont demeurés naïfs, c’est-à-dire vulnérables, et sans pudeur. Ils fraient familièrement avec nos peurs et nos amours anciennes. Leur facilité à confondre réel et imaginaire, aussi inquiétant et blessant l’un que l’autre, semblerait les vouer à l’isolement s’ils n’attiraient comme magnétiquement leurs âmes sœurs, opérant des conjonctions aussi solides qu’improbables. Entre les unes et les autres, la majorité des créatures humaines sont soumises à des attractions astrales contradictoires, leur dictant une conduite capricieuse, des sentiments frivoles et des souffrances bénignes.
Où déposer ce colis d’espérance
qui te courbe à terre où l’abandonner? tu as enroulé ta route en écharpe autour de ta ceinture mais au-dessous où épingleras-tu ta déroute? derrière une forêt de craintes un fourré de confiance tu as su voir la femme nue mais n’as pas su l’aimer ai-je mérité cette peine capitale la condamnation à vivre? 78
FLEUR BLEUE L’azur nous hante. Comment le bleu du ciel, si pur et si présent, si proche, se dissout-il avant de toucher le sol comme poussière météorique? La vie ne semble pas aimer cette couleur réservée au jeu de miroirs de l’éther et de la mer, ne la distribuant sur terre que parcimonieusement, sur les pétales de quelques fleurs, les plumes de quelques oiseaux, rares et symboliques, évocateurs du regret et de l’exil. Nous méprisons la bluette. Nous aimerions maintenir une attitude blasée, nous fortifier de calculisme et matérialisme, être en dedans aussi cyniques qu’en apparence, ou aussi frivoles et indifférents, car nous savons intuitivement que seul l’idéal blesse. Nous voudrions nous barder d’une armure de réalisme, rationnel et clinique, mais nous ne parvenons pas à étouffer totalement l’aspiration poétique au fond de nos entrailles. Nous érigeons des façades de bonnes raisons pour, derrière, poursuivre des chimères. Et nous nous heurtons à tous les angles du monde car à vouloir voiler le ciel en nous bandant les yeux, nous avançons dans l’obscurité que tels des seiches nous émettons. Le fœtus serait-il daltonien, pour avoir vu les parois sanglantes du ventre maternel couleur de cobalt? Toujours est-il que l’envie de l’idéal s’est imprimée en lui et, dès la naissance, il réclame un lait céleste avec un appétit qu’aucun sein humain ne saurait rassasier. La quête de l’idéal ne peut, par définition, aboutir. Nous nous habituons au manque et nous contentons de substituts. Les objets idéaux de rencontre s’avèrent illusoires ou éphémères. Nous sommes toujours en deuil de la pureté. Mais malgré la trivialité du monde, nous ne renonçons jamais complètement à notre vaine espérance successivement déçue et cette incurable nostalgie finit par nous faire voir la mort en bleu et nous la rendre désirable. Malgré la dureté de ses os décharnés, malgré son éternel rictus, malgré la froideur de son baiser, lui prêtant le pouvoir de consoler, nous nous rendons à sa nudité sans charme.
L’hiver trace le premier cercle
le ciment d’un trottoir conserve l’empreinte de mon pas une marelle dessine les contours d’un crucifié entre ciel et terre l’absence de cadavre ne prouve pas qu’un crime n’a pas été commis l’enfant en moi a disparu rapt ou fugue? on peut seulement constater le manque à l’appel photos pâlies et feuilles mortes la police de l’esprit suit toutes les pistes mais justement ou injustement tout est piste il n’est oiseau qui ne soit signe caillou qui ne soit piste et toutes mènent en enfer avec le premier cercle devient visible la cible inutile car déjà pour l’amour Tristan avait inventé l’arc qui ne faut et l’épée plantée au mitan du lit
80
ÂGE TENDRE Le temps est une convention. C’est nous qui le créons par notre mouvement, comme les variations météorologiques sont produit de la rotation de la terre pirouettant sous ses oripeaux de nuages ou le passage des saisons résultat de sa course autour du soleil. Dans l’impassible immobilité de l’éternité, toute agitation provoque frictions et altérations, ces perpétuelles modifications que nous nommons «Temps». Ce n’est pas le temps, qui n’existe ni ne s’écoule, qui nous fait vieillir, mais notre inquiétude viscérale qui ne nous laisse pas en repos et nous fait constamment changer, girouette ou toupie de notre curiosité et de notre impatience. Le temps est une invention de la mémoire, conscience a posteriori de nos vains élans, notre fuite permanente, notre bougeotte, notre incapacité à rester tranquilles, à rester nousmêmes, qui attribue à un processus extérieur immuable sa naissance et son inutilité. Nous baptisons nos échecs «expérience» et l’aliénation à notre propre personne «âge», qui rime avec sage, croyant ainsi rédimer notre déclin. Or nous n’avons jamais fait que tourner casaque, nous échauder, nous débander. Sous l’empire de nos lâchetés, nous avons lâché et empiré. Derrière l’illusion du mûrissement, nous savons pertinemment que vieillir signifie se dégrader et qu’à force de répéter nos erreurs nous en avons tiré la seule sagesse du renoncement. Notre meilleure horloge est l’amour. Lui qui nous a fait grandir, après nous avoir fait conjuguer notre imagination et décliner nos forces, suspend la conclusion par des propositions relatives à l’infinie capacité d’adaptation de l’homme, même au veuvage ou à la solitude. Entre les défaillances physiques et la polymorphie des perversions, sans oublier la croissance des enfants, l’amour nous convainc de la précarité de la jouvence, nous fait confondre temporalité et tempérance. Nourricière de souvenirs, la passion amoureuse dessine pour notre destin sa finitude, lui donne sa dimension tragique et scatologique.
Au parloir de la mort
j’ai eu beau ressusciter je suis resté de l’autre côté du double vitrage sécurité oblige du côté des fantômes des limbes on ne s’évade pas ne pouvant nous rejoindre nous avons inventé le toucher à distance il faut apprendre à bouger incorporels floués par le verre dépoli qui remplace les barreaux du temps compté l’air a la consistance de l’eau la ville est un aquarium du ciel descend parfois une ligne au bout gigote un gros asticot quelqu’un acharné à pêcher l’amour ce qui signifierait que nous sommes du bon côté du rêve 82
LA CAGOULE L’individualisme se valorise dans la proportion même où la société se massifie. C’est parce que chaque être particulier n’est plus qu’un numéro, un clone, une copie conforme, que l’égocentrisme et le narcissisme sont publicités dans tous les magazines. La privatisation de l’espace est surtout privation de contacts. Il ne reste plus qu’à «s’aimer soi-même» dans l’espérance paradoxale que cet amour sera contagieux et vous gagnera celui d’autrui. L’idéal provocateur du dandy, vivre sa vie face à un miroir virtuel, est devenu règle de conduite de la société du spectacle. Plaire est un impératif catégorique. Simultanément confrontés aux images de mannequins qui doivent modeler notre désir et notre esthétique, et relégués à l’anonymat du «public», nous devons être à la fois notre propre bouffon et son spectateur complaisant. Narcisses aveugles à notre reflet, nous intégrons à notre personnalité cette division schizoïde entre une fausse image de surface et un effacement de fond. Car même si nous nous prêtons au jeu des apparences, nous ne sommes pas dupes du maquillage et nous savons dessous la trivialité ou le défaut que nous avons appris à déprécier et dissimuler. Les images sont sages parce qu’elles sont sous vigilance. L’œil paranoïaque des caméras de surveillance se redouble d’un permanent contrôle de soi et refoulement. Nous avons absorbé le regard d’autrui, nous portons en nous-mêmes cet enfer que constituent «les autres». Car connaissant l’écart entre l’image et la personne, nous sommes toujours en situation de tricherie vis-à-vis de nous-mêmes et de culpabilité à l’égard de la société. Pire encore, profondément nous ne nous plaisons pas, en tout cas pas suffisamment, sensibles à l’imperfection, en souffrant, vivant en état de permanente parallaxe par rapport à ce reflet qui ne nous traduit pas et nous trahit pourtant. Nous sommes toujours tentés de passer de l’autre côté du miroir, où doivent se cacher tous les affreux.
Le lundi est le jour de repos des morts
après les visites dominicales qui fait la cour en multipliant les bouquets finit par faire le jardin et se retrouve du mauvais côté de la scène loin de l’enfer pavé d’amour auquel le labyrinthe des coulisses ne mène pas car l’unique porte est désignée comme sortie celle qu’il convient de ne pas rater mais que jusqu’à ce jour personne n’a réussie
84
PACOTILLE Ce n’est pas qu’on soit blasé, simplement on finit par se fatiguer. La curiosité s’émousse. On est loin d’avoir tout vu mais, sachant qu’une vie ne saurait y suffire, on se demande à quoi bon s’agiter. D’autant que, sans parler des défaillances de la mémoire qui en vient à tout confondre, la structure profondément identique et répétitive, sous leur variété de surface, des choses et des lieux, peu à peu se révèle comme une évidence que le pittoresque local ne parvient plus à occulter. Même si cette monotonie est illusoire, produit d’un défaut de perception qui s’aveugle à ce qu’il ne connaît pas et projette sur toute nouveauté la cape du déjà-vu, elle invalide les dérisoires tentatives de dépaysement, condamnées à finir promenades touristiques dans les clichés coloniaux que la dépendance économique amène les pays à servilement matérialiser. Ainsi, les masques africains, devant se multiplier quand les danses des cérémonies sacrées annuelles deviennent quotidiennes pour accueillir les visiteurs, sont désormais fabriqués industriellement en Chine ou en Indonésie, gagnant avec l’uniformité un poli et une finition inédits, si bien que le sorcier, en dehors du fait qu’il n’a, faute d’artisans pour les sculpter, guère le choix, en vient à préférer ces répliques aux originaux trop frustres. Plus l’exotisme se standardise, plus le tourisme s’organise et les voyages se banalisent. L’inconnu se rencontre plus facilement au coin de notre rue qu’à l’autre bout du monde. Les occidentaux, qui n’ont pas su préserver leur propre culture, décapitant régulièrement leurs statues, rénovant leurs églises et vendant leurs «antiquités» aux collectionneurs, apprécient les copies frelatées d’autres plus lointaines, historiquement plus vulnérables. Encore que le but le plus prisé des vacanciers soit la plage, réductible à un peu de sable blanc et des cocotiers, partout égale. Ce n’est pas tant que les forces diminuent mais on préfère observer de loin ce vain affairement plutôt que d’y participer.
J’ai failli, sinon à reconnaître, à révérer ta royauté
c’est toi qui as fait de moi, même détrôné, un roi l’amour permet de transcender la banalité, même si c’est pour en dégager la tragédie nous aurons contre nous tous les préjugés du bon sens j’ai cherché au cimetière la sépulture du désir car le cimetière est le dernier lieu public où il n’est pas indécent de pleurer là où le rôle des fleurs cesse d’être symbolique là où la douleur est délivrée
86
LA CIBLE La perfection, si elle n’était pas qu’un mot repoussoir, serait insupportable. Bruno Schulz, dans son «Traité des mannequins», assignait à la génération suivante la tâche d’élaborer, une fois reconnu le rôle métaphysique de l’homme comme parodie du démiurge, une esthétique de l’imperfection. Car, faute d’une nouvelle orientation, l’académisme finit par renaître indemne après toutes les ruptures et révolutions du champ artistique. Il n’est pas jusqu’aux formes mineures, le fragment, le journal, l’esquisse, qui ne se coulent dans un canon prétendant, sinon à la perfection, à la pérennité formelle. Sur le plan éthique, le souci de l’exemplarité a historiquement justifié les pires fanatismes et toute incitation à l’angélisme doit susciter une légitime défiance. L’attitude opposée, promotion du «bad» et du kitch, à part un sain principe de provocation, ne propose pas une alternative et s’avère, quand il ne s’agit pas d’un geste publicitaire ou d’un cadre décoratif, aisément récupérable. La muséification, qui est momification, assure une éternité relative et une reconnaissance d’excellence qui se traduit immédiatement sur le marché de l’art, où la perfection est la limite des bourses privées. En fait, aucune création ne saurait se soumettre à un tel critère, idéal visé par des artisans besogneux qui s’acharnent à reproduire sans défaut un modèle. Mais à l’époque classique, sous la théorie de l’imitation, le mieux tenait à la ressemblance avec un modèle inégalable. La perfection appartenait au passé. À partir du romantisme, d’autres valeurs s’imposent, étonnant, expressif, nouveau valent plus que parfait. Même le sublime ignore la perfection. Elle n’appartient pas à ce monde, elle est un mythe, comme la toison d’or ou le jardin d’éden. Si un ange s’avisait de se poser sur terre, la chasse serait aussitôt ouverte. Si la simple beauté éveille le désir de la profanation, infailliblement la perfection provoquerait sa propre destruction. On dit qu’Hélène de Troie était parfaite.
Faute de la voir on ne sait mesurer
le poids écrasant de l’ombre portée on écrit pour assombrir la page parce qu’on sait obscurément que ni la malevie ni le malamour ne peuvent être rachetés compensés on écrit pour se rassurer c’est à dire se mentir on écrit contre la résignation mots moustiques 88
BARRIÈRES Nous ne prisons tellement l’ego que parce que nous savons qu’il est une construction. Nous avons très tôt renoncé à nous-mêmes et accepté de vivre par procuration. Car nous pressentons la nature monstrueuse de l’être qui nous habite, entre l’ange et l’argile, le limon et le démon, tenant autant du dieu, idéal modelé à notre image, que du ver. Le saut est philosophiquement opéré dès que le disciple infléchit la pensée et la quête, détournant l’injonction du maître à se connaître soi-même vers un autre objet, la vérité archétypale, tous deux partageant la particularité solaire de ne se pouvoir regarder en face. L’intuition du gouffre en nous nous fait soigneusement éviter de plonger sous la surface de nos idées futiles. Il est remarquable que, de toutes les disciplines des «humanités», la psychologie soit celle qui aura le plus stagné pendant des siècles, à peine éclairée de loin en loin par des auteurs de «Confessions», d’Augustin à Jean-Jacques. Et si les théories psychanalytiques sont aujourd’hui largement répandues et banalisées, les propositions de Freud rencontrent encore opposition et déformation systématiques. Car la reconnaissance de l’inconscient, que Sartre n’a jamais admis, implique une reformulation totale de l’homme et du je. La conscience doit être démasquée en tant que censeur et faussaire. Les motifs, appelés «raisons», de nos actions doivent être questionnés en fonction d’un résultat soumis à la toute-puissance du désir, quand bien même celui-ci apparaît paradoxal, voire honteux. Il n’existe pas d’actes manqués. L’erreur et le ratage sont des accomplissements. Le but socratique, à la lumière de cette nouvelle conception de l’esprit humain, s’avère sophisme puisque cette connaissance nous est justement voilée. Le rôle de l’autre, ou de la société, doit en conséquence être redéfini. En attendant, nous nous confions au langage et à ses lapsus révélateurs, nous accrochant au stylo quand on nous a retiré l’échelle des valeurs.
Savoir qu’on est de trop
qu’on fait tache dans le paysage je ne pourrai jamais justifier d’avoir survécu si je pouvais au moins tarir les larmes fontaine recrache mon eau le malheur est masque de faïence visage pissotière pourquoi les éléphants aiment-ils tant la porcelaine? 90
DANS LE BOL Pendant des siècles, le repas était réduit à la seule soupe. Elle est le plat fondamental. Sa préparation concentre en soi tout l’art culinaire, depuis le savant mélange et dosage des ingrédients jusqu’à la durée de leur cuisson respective, car il faut distinguer le fond qui peut bouillir pendant des heures et se défait complètement, de l’élément principal, qui donne son nom à la soupe et doit rester ferme, et de certaines herbes et épices qui pour ne pas perdre leur saveur doivent être intégrées au dernier moment. Il n’existe probablement aucun aliment qui ne puisse donner une bonne soupe. Elle est certainement à la surface de la terre le mets le plus varié que l’homme ait jamais conçu et s’il n’y a pas de soupe au caviar, au foie gras ou au champagne, ce n’est pas pour des motifs gastronomiques mais parce que le luxe tient à se distinguer du vulgaire et que la soupe, par son universalité même, est trop peuple. Il est des soupes riches et des pauvres, froides ou chaudes, nécessitant des heures de cuisson mijotée ou confectionnables à la minute. L’histoire, sinon de l’humanité, au moins de l’embourgeoisement des sociétés occidentales, peut se lire dans l’évolution des soupes, où l’on mélange moins d’ingrédients pour en raffiner la saveur, éliminant ceux trop commun comme la rave ou l’ortie, la diluant et la passant jusqu’à obtenir une bouillie de consistance et de couleur homogène, épaisse ou liquide, crème ou consommé. Dans le repas, qui est aussi rituel reconstituant symboliquement les étapes d’une histoire mythique de la survie, centré autour du découpage carnassier de la pièce de viande, finissant par la réconciliation avec la nature qui offre ses fruits, la soupe, qui évoque métaphoriquement le bouillon marin ou marécageux des origines, est souvent servie en entrée. Synthèse du monde, elle est à déchiffrer, ne serait-ce qu’avec un alphabet de vermicelle. Image grossière de la fluidité du sang qui nous irrigue, il convient toutefois de ne pas la laisser refroidir.
Cimetière image du temps joué et perdu
préservation perpétuation du passé vanité inéluctabilité monotone du futur rébus rebut du présent sablier ouvert boîte de Pandore refermée modèle de l’ordre idéal de la cité il n’y a de rigueur que de la mort le fond y affleure la surface horizon vertical cimetière image de l’éternité reflet pétrifié d’un autre jardin car pas plus qu’au paradis on ne saurait au cimetière se sentir chez soi la seule certitude étant de n’y être pas né encore que faute de mémoire la naissance soit toujours mythologique et la mort bout rapporté 92
L’OASIS Les nécropoles sont des maquettes de la cité idéale. Les villes modernes ont adopté leur quadrillage, leurs allées rectilignes, leurs façades régulières. Les plantes, disposées avec profusion mais sans désordre, rythment le paysage du cimetière, lui appartiennent sans former l’îlot artificiel d’un parc ni envahir les constructions. En outre, chaque tombe est individualisée. Le cimetière est le lieu où les statues se trouvent naturellement à leur place, buste de défunt ou vanité allégorique. Le fonctionnel s’y trouve associé à l’art dans sa fonction la plus pure, à la fois de mémoire et d’espoir, totalement gratuite. La tombe la plus humble porte encore un médaillon, un crucifix ou au moins une inscription en caractères dorés. Le cimetière présente la décoration fleurie, enguirlandée, d’une fête, et la réunion d’une statuaire variée qui en fait un musée vivant. Le silence y est de rigueur, les morts cultivent la paix. Dans l’affairement de la vie urbaine, une promenade au cimetière vaut une partie de campagne. Les différences sociales n’y sont pas abolies, mais l’espace mesuré à chaque cadavre dans le plus riche caveau ne dépasse guère celui accordé à un simple tombeau. Si bien que l’inégalité qui y règne n’est que de façade. Le calme invite les visiteurs à la communication avec leurs morts, à la confession, aux gestes d’affection, à l’offrande de fleurs renouvelées, symbole de la mission d’embellissement éphémère remplie par la vie. Les tombes les plus fleuries ne sont pas les plus riches; les morts ont sûrement des comptes à régler avec les survivants mais ne se jalousent pas entre eux. Les urbanistes s’efforcent de compatibiliser des priorités contradictoires, sans parler des contraintes économiques et du jeu de la spéculation immobilière, pour produire la jungle de ciment, acier et goudron des villes. Les dessinateurs de cimetières, pour nous réconcilier avec la mort, avec les morts, créent des édens imparfaits où l’on soit tenté d’habiter durablement.
Les doigts de l’hiver me déshabillent lentement m’enveloppent de caresses précises m’embaument dans des draps de brouillard où la forme se perd l’oiseau rebelle a beau décoller comme une fusée il finit par retomber sans entrer en orbite planète sans soleil marron précédant la chute des feuilles ange annonçant le report de la résurrection
94
LA GEÔLE Les murs ne définissent pas la prison. Plus encore que par la servitude volontaire, l’homme fuit la liberté existentielle, qui lui impose trop de responsabilités, par un enfermement dans une cellule étroite aux parois invisibles: famille, milieu, emploi, quartier, routine. Notre regard sur le monde secrète ses propres barreaux qui, s’ils nous empêchent de le connaître, nous en protègent fantasmatiquement. Nous fréquentons toujours les mêmes lieux, les mêmes gens, assez semblables pour nous être familiers mais assez distincts pour que nous ne soyons pas confrontés à nous-mêmes. Cloîtrés dans une bulle à notre image idéalisée, nous pouvons vivre une vie entière sans que le monde gagne plus de consistance qu’un paysage. Nous nous soucions peu de le pénétrer, le comprendre, l’éprouver en profondeur, soupçonnant que la réalité sous le cliché pittoresque pourrait bien s’avérer rude au contact, ni confortable ni décorative. L’inconnu est toujours assimilé à une menace, nous préférons nous en tenir à notre prison privée. Je sais des gens pour qui prendre le métro est déjà s’encanailler, prendre le risque de la dégradation. Pourtant, l’anonymat est sans doute la meilleure protection de la personnalité, affranchie du regard de ses pairs, c’està-dire de ses pères, de ses juges. Se déposséder est une expérience de liberté enivrante: qui n’a plus rien n’a plus rien à perdre. Et tout à gagner. Quand les chemins ne sont plus tracés, chaque pas doit inventer la route. Il suffit, sans nécessairement voyager géographiquement, de changer ponctuellement de milieu. Car le monde est partout. Nos murailles mentales nous isolent sans nous en défendre. Concurrence, rivalités et trahisons se multiplient en milieu fermé. Le confort de l’espace privé est un enfer auquel simplement nous sommes habitués. La prison est devenue notre univers dont nous sommes l’unique reclus et l’unique gardien. La vraie condamnation est le manque d’imagination. Le damné croit que l’enfer est ailleurs.
Je n’ai jamais su danser
j’ai abandonné l’éducation physique quand j’ai compris qu’on ne m’enseignerait pas à faire l’amour au temps où l’on échangerait son royaume contre un muscle je porte la tendresse comme une meule poids de mes plumes manquantes
96
CAMISOLE DE FORCE La santé n’est jamais absolue. Elle représente un équilibre où les agents nuisibles, tant externes, infectieux, qu’internes, produits de la décomposition permanente, sont contenus dans leur expansion. La santé est une capacité de résistance, car la conquête et l’occupation, du corps comme de tout territoire, est toujours provisoire. Au plan mental, la frontière entre santé et maladie n’est pas d’ordre médical mais social, dépendant du degré d’acceptabilité des comportements en fonction d’une norme et de valeurs idéologiques historiquement changeantes, tout comme la propre théorie psychiatrique. Les grands hommes d’hier peuvent s’avérer, rétrospectivement, des maniaques ou paranoïaques tandis que nombre de personnes jugées en leur temps «folles» ne seraient aujourd’hui pas inquiétées. Surtout, en analysant les mécanismes du refoulement, Freud a révélé le fonctionnement d’une «pathologie de la vie quotidienne» dont tout un chacun a pu vérifier les manifestations dans ses propres actes, sous forme d’oublis, lapsus et autres manquements. La santé consiste-t-elle en le refoulement ou l’assomption? À partir de quel degré les symptômes de dépression justifient-ils une intervention thérapeutique? Si tous s’attribuent raison et lucidité, nul n’ignore toutefois que le fou sommeille en lui, capable d’absences ou d’actions irraisonnées, allant de l’irritabilité à l’irascibilité, de la colère contre autrui à la tristesse sur soi-même, qui relèvent de la perte momentanée de contrôle. Bien des gestes involontaires, voire inimputables, dénoncent l’impossibilité de maîtriser totalement les pulsions. Dans une société autoritaire, dont l’obsession sécuritaire offre tous les dehors de la paranoïa, mais qui n’a pas de place pour l’écart et la «folie», la santé mentale est le gouvernement d’une conscience répressive qui n’accorde aux désirs irrationnels que des jouissances oniriques ou des satisfactions symboliques par transfert. La santé, c’est la frustration.
L’air sec appelle l’humidité des yeux comme une fumée de cigare une envie de pleurer sans tristesse sans raison pas vraiment le désir de mourir juste la sourde douleur de vivre
98
VASES BOUCHÉS L’esprit croit commander, la tête se fait appeler «chef». Pourtant, si une indigestion engendre un type particulier de cauchemars, combien de pensées ne seront-elles pas secrétées par le corps et son activité physique? Aussi bien, la dichotomie entre corps et esprit est culturelle, produit de siècles d’obscurantisme chrétien qui, faute de découvrir une matière de l’âme, vouait le corps au péché et, bien que réduit à une machine, le déclarait «tabou». Il semble que les peuples de l’Antiquité et d’autres civilisations n’opéraient pas un tel clivage. Il n’est pas sûr que nos sentiments et affections ne soient pas le produit de mouvements et réactions du corps et de ses organes, colère et mélancolie liée au fonctionnement du foie et de la vésicule, excitation motivée par la fluidité sanguine, voire optimisme dépendant du jeu des poumons et insatisfaction existentielle reflétant un mal-être non pas «dans sa peau», mais de l’épiderme dans ses vêtements. Notre «raison» est un barrage contre la pensée qui nous vient du corps. C’est pourquoi Berkeley, bien que niant la matière, avait raison de veiller à la satisfaction de ses envies corporelles et d’apprécier la bonne chère. Le corps nous communique, à travers la tête, parfois sous forme de rébus cryptés ou d’images métaphoriques, ses désirs et ses malaises. Le seul problème spirituel tient à ce divorce avec l’armature physique qui constitue la personne, au point que toute conscience individuelle est aliénée de soi. Toute psychologie, surtout rationaliste, est vaine tant que les phénomènes physiques agissant sur les sens, des mesures concrètes de l’espace à l’intensité lumineuse, ne sont pas considérés déterminants. Montesquieu est allé jusqu’à supposer une influence du climat non seulement sur la psyché individuelle mais sur la culture d’un peuple. Ce n’est pas avec l’âme qu’il faudrait dialoguer lorsqu’on ressent une angoisse, mais avec le corps qui sait l’origine dyspepsique de toute la métaphysique.
Es-tu sûr de n’avoir pas fait souffrir
plus que tu n’as souffert? la descente aux enfers t’a en quelque sorte vacciné immunisé tu chéris la souffrance les larmes te sont nectar si tu as renoncé au bonheur que peux-tu partager et donner à partager? anti-Midas tu changes ce que tu touches en plomb l’alchimie de la douleur repeint tout à ses couleurs
100
ENFER ARTIFICIEL Le concret est trop souvent décevant. Les concepts, au vu des résultats pratiques de leur application, tendent à se satisfaire d’une existence strictement verbale, les théories déploient toute leur puissance dans un univers purement rhétorique, les images se cantonnent dans l’imaginaire. À l’ère du virtuel, le monde perd ses vertus, se dématérialise. Nous dépendons pourtant de la réalité bien physique de notre corps, conditionné par ses mouvements et parcours dans un espace mesuré, et bâtissant une temporalité par sa vitesse à les effectuer. Le matérialisme ne saurait se confondre avec la consommation ni l’accumulation, puisque les épicuriens s’en réclamaient; il reste au contraire le bouc émissaire des idéologies qui voudraient habiller leur cynisme du manteau de l’idéalisme. Marx l’associait avec raison à une praxis seule capable de corroborer ses propositions. C’est parce qu’elles ne se traduisent pas par une action effective que les bonnes intentions vont paver l’enfer. Le rapport aux choses n’est pas platonicien, ni la relation aux humains seulement sentimentale. Car les autres sont aussi des corps. Or la multiplication des médias et des communications paraît aller de pair avec la diminution des contacts épidermiques. Le digital se veut l’idéal du tactile, qu’il exclut, la distance remplaçant avantageusement l’ancien gant protecteur. La polyvalence de l’ordinateur commande un rapport au monde que l’on ne touche plus que du bout des doigts. La dématérialisation de leur objet, réduit à un numéro, une photo et une adresse électronique, ne semble pas affecter les sentiments et le facebook a substitué le courrier du cœur et l’agence matrimoniale. Mais les valeurs résistent mal à l’inflation. Le contact numérisé reste superficiel. La solidarité doit reposer sur des assises plus solides. La quête spirituelle aboutit à une vie plus virtuelle que vertueuse, rêvée autant que refoulée, de fantôme ou de marionnette. Si le corps proteste, on le prothèse. Car la matière est mortelle.
On ne se réveille pas poète à cinquante ans
on n’écrit pas en se méfiant des mots on n’est que prestidigitateur imposteur imposition des mains imposition des mots constructeur de châteaux de sable marquant la frontière dans la guerre fratricide du temps contre l’autre temps se raccrochant aux mots comme le naufragé à l’écume de la vague l’amour surnage 102
CHIEN GENTIL À mesure que la population vieillit et diminue, l’isolement augmente. L’indice du degré de solitude atteint par les habitants d’une ville se mesure au nombre d’animaux domestiques, chiens ou chats, entretenus, les premiers pour les carences plus affectives, les seconds pour les caresses plus sensuelles. L’animal est toujours un substitut; les parents qui en offrent à leurs enfants croient par là compenser le manque de tendresse et de disponibilité que leur vie active ne leur permet pas de dispenser. La compagnie des animaux n’est pas exigeante, leurs besoins sont banals et réguliers, installant une routine sans imagination, rassurante et asservissante. En outre, ils ne conversent pas, ne répondent pas, ne coupent pas le fil du soliloque à quoi la vie moderne nous condamne, nouveaux ermites sans foi, stylites acculés à une retraite forcée dans un désert bétonné. Car la solitude est enfermement. La pensée qui ne se confronte pas au dialogue ou au conflit bientôt tourne en rond. Nous libérant de la réflexion au profit du seul reflet projeté sur leur regard indéchiffrable, les animaux sont reposants. Nous leur prêtons des sentiments anthropomorphes, les modelons à notre image, ils sont le dernier souvenir de l’éden perdu. Enfin, ils ne durent pas. Leur temps de vie est mesuré, limité à guère plus d’une douzaine d’années. Ils partiront donc avant nous. Nous les pleurerons sincèrement, mais nous leur survivrons! Ils jouent auprès de nous, à leur insu, le rôle de vanités. Dérisoires symboles de la domination de la nature par l’homme, exemple de la satisfaction dans la servilité et de la répression de l’instinct, les chiens urbains n’ont plus d’utilité pratique, comme chasseurs ou comme gardiens. Ils incarnent notre propre aliénation, soumission, renoncement. Surtout notre détournement de l’humain, notre refus de la fraternité. Qui a des chiens ne veut pas d’amis. Un entourage de créatures lui obéissant au doigt et à la voix comble ses pulsions d’autorité, le consacre roi.