26 tout le tremblement interior

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saguenail et JAS

Tout le tremblement



saguenail

Tout le tremblement dessins de JAS


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La peinture au thĂŠ

La pluie s’infiltre dans les yeux


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La saison est malade après une flambée de fièvre les feuilles s’étiolent les arbres maigrissent toute la végétation infuse dans la terre gorgée d’humidité le paysage s’alite les formes tremblent sous le drap de brume les nuages retiennent mal leurs larmes pessimiste le ciel porte déjà le deuil

Les feuilles des bouleaux et des peupliers s’agitent clochettes muettes affolées par la menace de l’orage elles virent du gris au vert et vice-versa poissons pris par la nasse de la pluie avant de se figer en fer forgé lourdes gonflées de gouttes noircies brûlées d’eau

Le miroir du lac frémit la première goutte tombe sans un ploc repérable à son seul sillage circulaire qui caresse plus qu’il ne ride la surface mais les suivantes s’abattent en flèches trouant sans répit la peau d’eau réduisant le lac en cibles sans repos qu’elles n’aient effacé le dernier lambeau de reflet 7


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D’abord une déchirure de la nue ouvrant sur un vide blanc sillage sans avion plume aux dimensions du ciel elle va s’engrossant jusqu’à se faire nuage écumant bouillonnant débordant se gonfle en grosses grappes grises vendange céleste emplissant la cuve de la terre

À la première goutte la terre s’arc-boute se tend en tambour se durcit en cuirasse se renverse et fait le gros dos pour résister à l’averse mais elle ne tient pas l’effort retombe sans force et s’amollit argile rêvant de renouveler la genèse gadoue gardant tout au plus l’empreinte d’une semelle

Le ciel commence à se liquéfier quelque fuite dans la tuyauterie céleste une source par où s’échappent les eaux surterraines accumulées diluant l’espace balayant le visible les arbres se brouillent les collines fondent le paysage est absorbé à l’envers par une flaque la crotte terre est emportée par la chasse d’eau cosmique 9


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La pluie n’a que du gris à sa palette

La pluie d’abord assombrit la lumière se déploie en voiles successifs jusqu’à ternir le paysage l’endeuiller anticiper la nuit elle plombe littéralement le ciel les nuages trop lourds s’agitent sans parvenir à se déplacer pour finir la pluie dilue la matière

La pluie commence par rehausser les teintes renforcer les contrastes noircissant les gris découpant les arbres de son pinceau légèrement humecté mais elle ne sait pas s’arrêter trop d’eau délave les couleurs floue les contours la grisaille finit par noyer le paysage elle raye rageuse le dessin mi-sale mi-effacé 11


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La pluie change toute surface en miroir illumine en rampe chaque trottoir vernit les pierres laque les arbres fait de la terre une piste de cirque mais numéros et attractions tardent à commencer les feuilles finissent par lâcher leur trapèze et s’écrasent au sol oiseaux et passants se réfugient frileusement dans leurs loges le clown blanc de l’hiver n’en finit pas de se maquiller

Pluie: supplice chinois de la goutte infiniment multiplié 13


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La pluie efface les hommes par brouillage en pointillant le ciel par taches en commandant l’ouverture des parapluies par filé en pressant le pas par grisaille en délavant sans nettoyer par rapetissement du corps à sa silhouette par retraite en invitant à rester chez soi la pluie est une caricature du déluge

On dit: un «rideau de pluie» la pluie est rideau baissé attente du spectacle attente du soleil feu de la rampe mais la pluie est rideau transparent qui floue le paysage vague silhouette de praticables en ce sens la pluie est brechtienne seulement voilà, l’entracte est interminable et il n’y a même pas de changement de décor

Un tambour peut jouer une mélodie un groupe de percussions suivre une partition il existe des orchestres de gamelans des ensembles de tambours synchrones mais trop d’instruments deviennent cacophoniques on en vient à ne plus distinguer ni les coups ni les roulements les mille doigts de la pluie ne frappent qu’un monotone bruit de fond la bourdonnante résonance de notre prison 15


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La pluie cadenasse l’horizon immobilise le temps nettoie le ciel de ses oiseaux détrempe l’attente du jour annonce le malheur qui va nous tomber dessus matérialise l’angoisse justifie par l’humidité le frisson réveille les os nous révèle notre squelette

Je suis hanté: la pluie, la pluie, la pluie. En outre, je suis mouillé. 17


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Dormir debout (laissĂŠs pour contes)

pour Maio, Marin et Ava quand ils grandiront et regretteront leur enfance


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Les fantômes sont libres comme l’air. Rien ni personne ne saurait les saisir ou les arrêter. Ils passent à travers les murs. Ils ne sont retenus à la terre que par un petit boulet. Ou des semelles plombées. Ectoplasmiques, ils n’ont pas plus de poids ou de consistance qu’une vapeur. Anthropomorphes, ils ressemblent à des pierrots blanchâtres. Ils n’ont aucun besoin physiologique à satisfaire. Ils ne mangent ni ne chient. Leurs paupières transparentes ne les protègent pas de la lumière. Ils ne dorment jamais. Ils s’ennuient. Ils errent. Leur liberté se confond avec l’errance, avec la condamnation. Ils envient toute chose: la pierre pour son poids, l’arbre pour ses racines, l’animal pour sa faim, l’homme pour ses soucis. Ils se sentent parents des nuages: ils ne font que passer. Mais alors que les nuages voyagent en troupeaux, eux sont irrémédiablement seuls. La rencontre avec un de leurs semblables constitue l’unique moyen de sortir de leur état larvaire, soit en se solidifiant sous le choc, soit en se dissolvant définitivement dans les limbes. C’est donc à la quête d’un autre, d’un double, qu’ils vouent leur vie. Cependant, comme leur vue effraie les humains, ils préfèrent se tenir à l’écart et se retirent dans des lieux abandonnés, châteaux ou fortifications trop en ruines pour les protéger, qu’ils parcourent en appelant vainement leurs confrères. Sans s’en rendre compte, ils s’isolent plus sûrement que si cette réclusion leur était imposée de l’extérieur, car la simple idée d’une évasion ne les traverse pas. Leur liberté, bien qu’ignorant les murs, leur trace un labyrinthe au centre duquel, sans répit ni repos, ils tournent en rond.

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Dans la mort, la conscience s’éteint, s’assoupit une fraction de seconde, juste le temps de tout oublier, et se réveille fantôme. Elle se croit pourtant encore humaine et c’est le regard des autres qui, la traversant, lui révèle son effacement. C’est le corps des autres qui, en la bousculant et en la piétinant sans buter sur le moindre obstacle, la dématérialise. Ce n’est pas la mort qui engendre le fantôme, mais la foule ou simplement l’indifférence. Les enfants, plus curieux, perçoivent le fantôme mais sa vue, à peine gélatineuse, un peu laiteuse, les terrifie, voire les pétrifie avant de leur faire pousser des hauts cris. Le fantôme s’affole, s’enfuit, se cache, s’efforce de passer inaperçu, mais son ignorance des parois le dénonce: il y a toujours un gamin ou une écolière pour repérer la tache d’humidité qui grandit sur le mur avant de se détacher en brouillard. Le fantôme est poursuivi par les hurlements. Envahi par la panique, il ne peut pas plus penser qu’un moribond dans une ambulance. Sa liberté se confond avec une fuite. Il finit par se réfugier dans un égout où des rats aveugles le reniflent et claquent des mâchoires en essayant vainement de le mordre. Le fantôme peu à peu parvient à contrôler ses frissons et tremblements et reprend ses esprits. Bien qu’incapable d’en éprouver la solidité, il ne peut plus nourrir de doute quant à l’existence de la matière et sa vocation à se constituer en obstacle. Il a expérimenté la chasse, a tâté de la solitude du gibier. Il a beau ne pas prendre de place, il constate que l’espace est occupé. Il sait désormais qu’il doit pénétrer dans l’univers des humains par effraction.

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Le fantôme a résolu de dissimuler sa présence en se faisant passer pour un vivant. Profitant du sommeil de ses habitants, il pénètre dans un appartement et s’enferme dans la salle de bain. Il entreprend sa matérialisation, commençant par s’asperger de poudre de riz de la tête aux pieds. Comme dans un vieux film de James Whale, son reflet finit par apparaître dans le miroir. Le fantôme, blafard, ne prend même pas le temps de contempler ses traits. Il se maquille un masque, enfile des habits et, à pas feutrés, veillant à ne pas faire de bruit, quitte les lieux. Par la porte, qu’il a dû apprendre à déverrouiller. On ne le voit, en fait, pas plus qu’avant mais on s’écarte du moins sur son passage. Il peut déambuler parmi la foule sans se faire reconnaître. C’est tout juste si son teint poudreux effarouche encore un bébé. Tout suffocant et blême, il entend une heure sonner. Il se sent étranger, dans une peau qui n’est pas la sienne. Les vêtements l’engoncent et leur chaleur le fait bientôt suer. Il se dilue littéralement et se répand en petites flaques. Vite émacié, presque squelettique, il doit s’arrêter. Les passants le contournent sans lui prêter attention. Seul un agent l’observe en fronçant les sourcils avant de s’éloigner sur un haussement d’épaules de commisération. Il scrute les visages mais déjà il sait que son frère, s’il le croisait, serait lui aussi travesti en humain, méconnaissable, prisonnier de murs et de portes. Il se tasse, s’affaisse en un petit tas de vêtements empoussiérés abandonnés sur le trottoir. On ne verra de lui, quand on les soulèvera, que deux gouttes, à peine deux larmes, que le soleil aura tôt fait d’évaporer.

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Les ogres ne sont pas des cannibales. Leur anthropophagie relève plutôt de la maladie. En fait, ils n’aiment pas la viande. En particulier, la viande rouge, saignante, leur provoque des nausées. Sa seule vue les empêche d’avaler, après, la moindre bouchée. Au fond, ils se sentent plutôt végétariens. Mais l’ingestion de chair humaine est indispensable à leur organisme. Ils prennent cette dépendance pour une malédiction, qu’ils essaient de combattre par tous les moyens. D’abord en s’installant à l’écart des communautés humaines, au plus profond des forêts. Ensuite, en s’entraînant par le jeûne à supporter l’anémie, encore que la privation a pour effet secondaire d’exacerber le manque et de diminuer leur capacité de résistance à l’instinct prédateur quand d’aventure un enfant égaré ou abandonné, bref une «occasion», leur vient à passer à portée de dent. Enfin, les ogres tentent de sublimer leur pulsion carnassière en se rabattant sur les sucreries. Ils n’hésitent pas à construire leurs huttes en pain d’épice et caramel. Si d’un côté ils savent que leur maison ainsi bâtie pourra attirer plus fatalement les petits enfants gourmands, de l’autre, ils ont pu constater que leur propre dentition ne résiste guère à l’agression des glucides et va se cariant irrémissiblement, les rendant bientôt incapables d’infliger, en guise de morsures, plus que d’inoffensifs suçons. En attendant, ils tendent à devenir obèses. De toute façon, habitués à vivre une contradiction existentielle permanente, ils savent pertinemment que tout acte a son revers et que la duplicité ontologique des choses interdit qu’on puisse viser plus que le moindre mal.

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Les ogres aiment les petits enfants. La nécessité où ils se trouvent de les dévorer, pour des motifs strictement diététiques, leur déchire le cœur et leur tire des larmes sincères. Leur vocation profonde les pousserait à exercer le métier d’instituteur mais leur métabolisme le leur interdit. Les pédophiles et les violeurs ont plus de chance qu’eux, qui peuvent les uns se faire prêtres, les autres s’engager dans l’armée. Après une longue retraite dans les bois, où il n’a pu croquer de loin en loin qu’un lutin tout sec ou un nain coriace, l’ogre revient en ville. Sans doute est-il resté absent trop longtemps, toujours est-il qu’il ne retrouve aucun de ses confrères. Il craint d’abord quelque catastrophe survenue durant son éloignement, depuis une révolte des parents suivie de chasse à l’ogre jusqu’à une baisse de la natalité et subséquente migration. Il finit par découvrir un ancien compagnon dans un jardin public. Maigre, méconnaissable, il a failli le prendre pour un clochard, c’est l’autre qui l’a reconnu. En toussant, le malheureux explique que la secte a quitté la marginalité et milite désormais dans l’«humanitaire», ce qui leur permet d’aller acheter des bambins en Inde ou en Extrême-Orient où la chair fraîche, trop abondante, se vend au prix de la pluie. Certains se sont même mis en cheville avec des réseaux de trafic d’organes. Quant à lui, à force de privations, son estomac s’est ulcéré et ne lui permet plus de rien avaler, si bien qu’il survit à coups de transfusions. Mais il a perdu le goût de vivre avec la saveur des aliments.

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L’ogre se persuade que les besoins physiologiques peuvent être somatisés et tente de se convaincre que la chair à saucisses que l’on trouve chez le charcutier est composée de viande d’enfant hachée. Bien sûr, cette origine ne saurait être affichée. D’ailleurs, toute la nourriture, dans cette société de surconsommation, est frelatée. Si les fabricants de produits alimentaires font passer du maïs pour du poulet, il est légitime d’imaginer qu’on puisse remplacer la viande porcine par de l’humaine. Mais l’ogre, malgré ses efforts, ne parvient pas à tromper sa faim. Son estomac est tout barbouillé. Les hamburgers l’écœurent. Il a peur de finir comme son compagnon. Notre ogre est fier. Il convoque tous ses confrères à un grand dîner. Une douzaine répond à l’appel. Ils s’étonnent de ne pas voir de broche rôtir quelque marmot mais, le connaissant, ne doutent pas que leur hôte saura les régaler. Quand ils sont tous rassemblés autour de la table, l’ogre, avec des gestes cérémonieux et une lame de rasoir, se tranche les veines du poignet, emplit un calice et le leur tend en disant: «Ceci est mon sang». Puis il découpe pour chacun une tranche de sa cuisse qu’il leur sert en déclarant: «Ceci est ma chair». Il se tient debout dans une cuvette pour récupérer le sang qui jaillit des blessures à gros bouillons. Il s’affaiblit rapidement, Quand le couteau atteint l’os, il tend l’instrument à son plus proche collègue pour qu’il achève le découpage. Puis, avec la satisfaction du devoir accompli, il s’évanouit. Ses compagnons, habitués à des viandes plus tendres, profitent de son inattention pour poser leur fourchette et se regardent en faisant la grimace. Par dessus son cadavre, tous trinquent à son sacrifice.

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Les chevaliers sont en voie d’extinction. Le public les trouve anachroniques et les pouvoirs centraux les considèrent carrément gênants. Pourtant, les injustices qui déclenchent et justifient leur vocation n’ont certes pas diminué. La modernisation de la société va de pair avec celle des iniquités. En fait, ils n’ont jamais autant fait défaut. Les gardiens d’un monde policé ne les remplacent d’aucune façon: leur tâche est avant tout de faire régner l’ordre tandis que les chevaliers, pour réparer un tort, ne reculaient devant aucun désordre, quitte à défier géants et rois pour défendre le bon droit, c’est à dire celui du plus faible. Les marginaux, les malheureux, les misérables, n’ont plus aujourd’hui personne à qui faire appel. Le mieux qu’ils peuvent espérer est une charité humiliante. La police les surveille, les file et les arrête, la loi est braquée contre eux et ne les protège pas. Les sbires du pouvoir s’acharnent aussi contre les chevaliers, qui vivent quasiment clandestins et doivent se dissimuler pour remplir leur mission. Les mentalités ont changé. La courtoisie n’est plus au goût du jour, la galanterie paraît ringarde en regard de l’émancipation des femmes et la libération des mœurs. Même si elle regrette secrètement le temps des chevaliers servants, toute femme estimerait aujourd’hui outrageante une proposition de vasselage chevaleresque, s’en offenserait vertueusement et l’assimilerait vertement à une manifestation perverse de sexisme visant à la ravaler au rang d’objet. Incompris, les chevaliers errent solitaires, chacun craignant dans son for intérieur, sous son panache symbolique, d’être le dernier.

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Les chevaliers sont matérialistes. Leur conviction est que l’organe crée la fonction et que le port de l’armure induit le surgissement des aventures. Ils conçoivent la vie comme un combat infini où il leur faut foncer contre un danger dont ils ignorent la forme et savent seulement qu’il les dépasse. Tout leur est signe, les invitant à quelque épreuve. L’aventure est une passion. L’errance le prix de leurs erreurs. Ils tiennent aux rites et aux apparences. Aussi leur harnachement constitue-t-il pour eux un souci majeur: il n’est plus question, de nos jours, de voyager à cheval, car si l’élevage en perdure, c’est à des fins strictement ludiques ou sportives, les auberges n’offrant plus la possibilité de changer de monture et les villes prohibant purement et simplement la circulation des destriers. L’armure elle-même doit être improvisée, fabriquée de bric et de broc, car les véritables et vénérables panoplies de preux ne se trouvent plus que dans les musées ou vendues comme «antiquités» à des prix défiant toute raison faute de concurrence. Les chevaliers doivent donc se rabattre sur des ersatz de moindre qualité, depuis le tuyau de poêle jusqu’aux boîtes de conserve en passant par les pièces endommagées, récupérées à la casse, des successeurs du noble carapaçon, les ignobles automobiles. L’épée, découpée dans une plaque d’aluminium ou manche de parapluie recouvert de papier d’argent, a tout du jouet. Quant au casque, autant lui substituer une cagoule, car même les plats à barbe ne sont plus en usage. Ainsi équipé, le chevalier ressemble plus au bûcheron en fer blanc du livre de Frank Baum qu’à ses glorieux ancêtres.

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Le chevalier est une véritable batterie ambulante. Chacun de ses pas déclenche un concert de cymbales. Les passants, entendant de loin l’entrechoc métallique de ses pièces d’«armure», l’attribuent à une voiture de jeunes mariés tirant derrière elle un jeu de casseroles en guise de boulet symbolique. Plus de discrétion permettrait sans doute plus d’efficacité mais, ne parvenant pas à réduire le tintamarre déchaîné à son corps défendant, le chevalier préfère l’assumer comme un panache. Néanmoins, en fait d’aventures, il n’a guère à affronter d’autre adversaire qu’un gardien de la paix qui glisse sous sa bretelle comme sous un essuieglace une amende pour tapage sur la voie publique, des éboueurs qui en s’esclaffant menacent de le balayer avec les ordures et un ferrailleur qui évalue la teneur en cuivre de sa cuirasse et tout en le palpant récupère quelques écrous mal boulonnés. Prisonnier de son armure, le chevalier ne peut courir. Un orphelin qu’il veut défendre contre un groupe de gamins qui se sont mis à dix contre un, en guise de remerciement le traite de clown. Une veuve à qui il offre sa protection lui éclate de rire au nez et, d’un air ingénu, lui demande s’il aura assez de toute la nuit pour s’extirper de son encombrante ferraille. À défaut de dragon, un cabot lève la patte sur lui. Il se convainc que l’enchanteur qui le persécute aura emprisonné ces jeunes filles pétrifiées derrière ces murs de verre, lâché dans les rues ces robots androïdes pressés, posé sur tous les visages cette chape de tristesse. Prêt à l’affronter, il se rencogne contre une façade, se confond avec la tuyauterie des gouttières, et attend. Et rouille.

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Les pirates n’attaquent plus les navires depuis belle lurette. Retraités en quelque sorte, ils consacrent leur temps à la recherche de leurs trésors soigneusement enfouis sur des rivages improbables. Car au cours de leur histoire, les pirates, ayant rapidement amassé des butins considérables, sont bientôt devenus les proies les plus convoitées par leurs congénères et concurrents, et se sont détroussés les uns les autres. D’où l’ingéniosité déployée pour enterrer les trésors et surtout dresser des cartes indéchiffrables. Les pirates sont devenus des spécialistes du cryptogramme. Rébus et mots à double sens n’ont plus de secret pour eux. Pourtant, la plupart des magots n’ont toujours pas été découverts. Avec le temps, les trésors cachés ont acquis un caractère littéralement fabuleux. Mais ils restent invisibles tandis que les cartes se sont mises à proliférer. En effet, la dernière trouvaille des pirates a consisté à créer des leurres, des pseudo plans révélant soi-disant la cachette de trésors fictifs, ornés de tracés en pointillé et de croix, avec pour légende une devinette sur laquelle même le sphinx s’userait en vain les dents. Eux-mêmes, pour distinguer les manuscrits authentiques des faux, commencent par opérer une sévère critique des sources. Archives et bibliothèques sont désormais les lieux, plus que la taverne, où on a le plus de chance de rencontrer les derniers pirates en activité. Leurs navigations et leurs pillages appartiennent à un temps révolu, quasi imaginaire. Le trésor vaut plus que son poids d’or: il constitue l’irréfutable preuve matérielle, palpable et sonnante, du fond de vérité sur lequel s’est bâtie leur légende.

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Les pirates ne sont pas reconnaissables uniquement à leurs lunettes, leur front dégarni et leurs cheveux poivre et sel. Ils tiennent en outre à se distinguer en arborant quelque signe conventionnel: foulard couvrant la tête comme un fichu et noué derrière la nuque, noir bandeau sur l’œil, jambe de bois, mâchoire édentée ou boucle d’or portée à une seule oreille. Cette coquetterie relève du dandysme baudelairien; ils ne cherchent pas à plaire mais à établir une distance: l’envie qu’ils inspirent est révélatrice de veulerie sinon lâcheté, le respect qu’on leur manifeste est teinté d’effroi, l’admiration se confond avec la réprobation. Leur âge et leurs rides ne leur confèrent aucune dignité. Il convient de ne jamais, au grand jamais, les prendre pour des professeurs universitaires. Ils n’ont pas totalement perdu leur sauvagerie d’antan qui les faisait craindre sur les sept mers à l’égal des tempêtes et des monstres marins. Qui se montrerait trop familier s’exposerait à recevoir un mauvais coup à l’improviste, comme un touriste risque de se faire salement griffer s’il s’approche trop près d’un ours à l’apparence pourtant pacifique, débonnaire même. Le pirate ne porte plus ses pistolets à la ceinture ni son coutelas entre les dents mais au besoin tout peut lui servir d’arme: ce lecteur tranquille n’hésiterait pas à vous éborgner en vous enfonçant son stylo dans l’œil, à vous défigurer avec une ampoule brisée, plus coupante qu’un goulot de bouteille, à vous assommer d’un coup de dictionnaire bien asséné sur la nuque. Le pirate ne paie pas de mine et semble, plongé dans sa tatillonne lecture, inoffensif, mais mieux vaut ne pas le provoquer.

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Le pirate, à force de décomposer chaque mot, de retourner les phrases dans tous les sens, de faire jouer l’ambiguïté radicale du langage afin de déchiffrer d’énigmatiques messages patiemment reconstitués à partir de manuscrits détériorés par un long séjour dans une bouteille ou la doublure d’un gilet ou le double fond d’un tiroir, a été amené à consulter des recueils poétiques. Peu à peu, il s’est épris de la poésie au point de voir le trésor dans les textes plutôt que dans les doublons enterrés auxquels il n’attribue plus qu’une valeur métaphorique. Les poèmes sont concrets, accessibles, alors que les coffres bourrés de bijoux sont mythiques. En outre, contrairement à l’or, une image est inépuisable. Fort de sa richesse, le pirate se montre prodigue et récite volontiers, en guise de chanson à boire, les sonnets qu’il a appris par cœur. Mais on le croit dangereux et on se tient, ou on le tient, à l’écart. Seuls les enfants ne se montrent pas effarouchés par sa mine patibulaire, mais les parents les grondent s’ils les voient s’approcher du pirate en train de déclamer avec des accents de prophète inspiré. Il hèle les employés, les harangue, expliquant inlassablement que les tropes miroitent plus que les gemmes, qu’aucune fortune ne peut acheter la formule, le mot juste, qu’un beau poème illumine l’obscurité tandis que l’or la nuit perd son éclat, se ternit, devient gris. Des chercheurs de trésors avides, ayant entendu parler de lui, lui rendent visite pour lui tirer les vers du nez. En fait de vers, ils sont servis! Devant leurs protestations, le pirate se contente de demander à quoi sert un trésor enterré, que vaut un trésor qu’on ne peut partager?

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Nuits de dĂŠcembre


En 2009, Corbe, avec qui je suis resté en correspondance durant tout mon périple indien, me propose la rédaction «croisée» d’une série de textes courts se proposant de mettre à mal, à propos de certaines notions ou concepts, le «sens commun» – un peu sur le modèle de repensée et réécriture encyclopédiques proposées par Savinio que j’apprécie tant. Elle propose un titre et m’envoie par mail les premiers éléments d’un possible livre à quatre mains. Je suis à l’époque trop pris par la découverte d’une culture et de valeurs différentes, ainsi que par la sublimation rendue nécessaire par contraste d’une histoire personnelle modelée par «le vieux monde», si bien que je ne réponds pas à la demande. Plus tard, tandis que le voyage physique touche à sa fin et que le voyage mental débouche sur de nouveaux territoires de l’écriture, poèmes prosaïques et plongée introspective, je rédige ces notes sur mes croyances athées comme contribution au projet. Or celui-ci n’a pas connu de suite. Mon retour en Europe amène Corbe à entreprendre quotidiennement l’écriture d’un poème d’amour infini, tandis que j’expérimente d’autres déguisements ou effacements du «je» derrière diverses structures scripturales. Ces textes – il en existe d’autres écrits en portugais qui ont été écartés – trouvent leur place dans le désordre apparent de ce recueil dans la mesure où ils dessinent la carte d’une pensée duelle et bifurcante: DIEUX PERSONNELS à la fois s’inscrit dans une approche définitionnelle et constitue un premier jalon symptomatique de la phase confessionnelle prévisible par quoi devait passer mon cancer verbal, anneau auquel se relient chronologiquement S’ARRACHER LES DENTS, préface abandonnée d’un livre qui a entretemps changé de cap et viré au romanesque, et NOT TO BE, dernière tentative en date d’atteindre mon essence – mon idéal – vendredique: celui qui avant de se présenter à Robinson comme corps, donc comme esclave, s’est révélé sous la seule forme de trace, c’est à dire de fantasme, crainte et désir mêlés. Ce croisement, carrefour et double lignage, permet l’inclusion légitime des textes de Corbe, première destinataire et inspiratrice des miens. Saguenail 38


Les mots nous font des enfants dans le dos. Ceux-là sont accouchés à notre insu, alors qu’ils ont été conçus pour être affichés, brandis, corroborés, déballés. Nous en avions caressé le secret partagé, le mystère de leur enfance au cœur de la vieillesse du monde dont nous sommes écriture sans diagonale ni biais. Mais les mots, comme les choses, ne sont pas ce qu’ils sont, et, parfois, on cesse d’en faire un usage hors norme. Voilà pourquoi, au sommet d’une souffrance qui me constituait en espoir et en chair vive, j’ai commis ces textes qui, l’air de rien, la mettaient plus à nu que je ne pouvais supporter. Le premier titre d’un recueil à venir qui ne vint pas était LEUR MORALE ET NOS LEURRES. Je ne souscris pas à la formule «à bon entendeur salut». Donc: à bon entendeur, bon débarras. Corbe

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L’enfant dans le dos


toute vérité est songe tout mensonge est vérité sous verre vérité sous pierre vérité soupir

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LA VRAISEMBLANCE La vraisemblance est une contre-vérité qui se cache dans les profondeurs pour mieux refaire surface à l’heure où il faut rire au nez et aux éclats. Elle ne nuit à personne, elle ne fait que frôler les consciences pour en enlever tout ce qui est lourd et toutes les douleurs indésirables. Quand on ne sait plus quoi dire, il y a toujours une vraisemblance à portée de la main, belle et fraîche comme une déesse qui s’est longtemps reposée dans ses domaines souterrains. Et hop, le tour est joué: les cyniques passent alors pour des généreux qui s’ignorent, les vaniteux pour des exilés de l’éden, les fourbes pour des timides qui s’engagent sur des voies périlleuses, etc. Quant aux enfants, on les met à trappe, car on n’est pas là pour faire du zèle et, en ce qui concerne la reproduction de l’espèce, nous ferions mieux de nous en tenir aux vraisemblances fertiles et, osera-t-on le dire, dociles. La vraisemblance ne vieillit pas, c’est elle seule qui inspire la taxidermie, la pornographie, l’ophtalmologie, la supercherie et tant d’autres savoirs utiles au bien-être de chacun, le bien du côté droit, l’être du côté centre, et qu’on oublie la gaucherie – cela ne va pas de soi, mais c’est pour ça qu’on vous paye, monsieur le professeur. La vraisemblance a à sa charge – première, principale et ultime – la sélection naturelle. Pour justifier ses dégâts, on prendra à témoin la nature en personne, la beauté comme valeur militaire, et le désengagement au titre d’hygiène de le l’esprit. Si l’on y regarde de près, seul l’amour s’accommode mal de la vraisemblance. Des arguments de choc doivent être brandis afin de minimiser les effets de contagion de cette maladie rare – quelques centaines de cas par siècle, voire moins depuis l’émergence des études de vraisemblance comparée.

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DE L’AMOUR Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Pierre Reverdy L’amour n’a point d’âge : il est toujours naissant. Blaise Pascal On gagne l’amour par la conscience d’abord, et par la force de l’amour après. Antonin Artaud La stratégie amoureuse ne peut s’employer que lorsqu’on n’est pas amoureux. Cesare Pavese

La haine est le chemin très étroit de ceux qui na savent quoi faire de leur aptitude à aimer devenue appétit sans objet qui soit, entièrement, un sujet. Car, du tréfonds de notre improbabilité, c’est l’amour qui fait appel, qui fait place sans faire du sur place et sans s’accaparer un territoire dans l’espace. Ceux qui, pour des raisons variables et variées, n’ont pas appris à essuyer l’échec, ceux qui secouent les gouttes de pluie qui dégoulinent sur leur cape, apprécient les amours clandestines. Dans son film «Le Charme discret de la bourgeoisie», Luis Buñuel, immense penseur du rapport entre les comportements sociaux et les motifs récurrents de leur «nature», a su semer des pierres conduisant, en toute délicatesse et en toute brutalité, au pressentiment de ce corps social de la clandestinité permise, voire encouragée, de ce corps aimant que l’on cache et que l’on se représente, étalant à grands coups de pinceau la force meurtrière du geste meurtrier et premier (au sens de principal) du vaudeville bourgeois. Empêcher de manger, empêcher de penser, baiser comme si l’on cassait «vite» la croûte, en volant la pomme du dieu-patron sur l’arbre de la connaissance. Or, l’amour se crie, même lorsqu’il murmure, mur contre mur, il aspire à l’expansion et à ce jour de rab et d’excès qui est place sans architecture. Il ne se cache, ni se s’affiche, il déborde. Il déborde très certainement le cadre. Et le cri se prolonge, interminable longe et débridement incessant. L’amour est voix. Avec un x qui le pluriel dans son exposition à la singularité. Je pense, depuis quelques jours, intensément, qu’on n’a rien à enseigner à personne mais qu’on a beaucoup à apprendre de beaucoup de personnes, y compris celles que nous sommes et que nous sommons de garder leur cachette. Seul l’amour me fait penser. Seul l’amour me fait penser ces choses-là, qui désamorcent la preuve dans l’épreuve et en font PRÉSENT. 44


HERMAPHRODITE Il paraît que les baignoires se vident lorsqu’elles de remplissent: ou serait-ce l’inverse? – que les trains se croisent lorsqu’ils s’ignorent, et que les jeux sont faits. Moi, n’en déplaise à mon bien aimé, je parle avec les araignées, en m’imaginant la force d’expression de leurs pattes et la géométrie sans prévision de leurs toiles. Je me figure la rencontre de deux immenses troupeaux au carrefour d’un couchant réaliste, façon croûte de petit maître du XIXe. La pensée de l’incalculable – nombre de bêtes, par exemple, mais nul besoin de les abattre pour autant – est ce qui m’intéresse. En amour. Je pourrais parler à mon bien aimé de la splendeur dorée des acacias et de l’explosion de bleus fuyants des jacarandas dans les rues de Lisbonne. Mais ce que cela produit comme incandescence sur moi, ce que cela promet comme frottement à l’être contraire, il ne le comprendrait pas. Car, alors qu’il s’en défend, il ne s’occupe que de traces. Il en est assiégé. La moindre promenade en devient une opération à risque militaire. Autant dire que ce que je puis, pourrais, ai pu, pourrai, LUI dire, ne LUIT pas. Ce n’est pas demain la veille que cela demeurera aux yeux de quiconque et les siens, leur bleu intensément fuyant, leur doré un tiens vaut mieux deux tu l’auras, s’occupent. Je ne suis pas allée voir ailleurs, mais je n’y étais pas. Ni trêve, ni combat, ni couvre-feu, ni traité, ni désarmement. Juste l’été qui vient. Qui est. Paradoxalement.

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LA PAUVRETÉ La pauvreté est une chanson. Dès qu’une voix la reprend, on est sûr qu’on peut reprendre. C’est-à-dire: passer d’une voix à un état. Elle s’entête, la pauvreté. C’est un air. Ça se laisse traverser. Avec la pauvreté, on ne peut pas faire d’une pierre deux coups. Elle est hors du marché et ne répond pas au plus offrant. Quand s’allume un air de pauvreté, les diseuses de bonne fortune baissent leurs jupons. Et quel incendie. La pauvreté ne dévaste pas, elle fait passer d’un mot à l’autre, comme ces pierres sur lesquelles on marche pour traverser un ruisseau. On peut toujours glisser dessus, mais il serait bien inutile de voler ce genre de chose sous prétexte de rendre la traversée plus difficile. La difficulté de la pauvreté est ailleurs et si foncièrement ici qu’on ne saurait la circonscrire à un engagement moral. Ce qui en fait un défi perpétuel et renouvelé, c’est que nul ne sait où elle peut nous conduire. Effectivement. Car ce n’est ni une tentative, ni une tentation. C’est une chanson, ce qui est le contraire d’un exemple, ou d’un succès. Elle tresse lumière et obscurité. Et temps. Des fois, on ferme les yeux pour l’entendre. D’autres, on les ouvre, mais jamais pour s’en certifier. Elle ne compte pas, elle est distribution de ce qui reste en vie, sous la forme douloureuse de l’espoir et sous la forme puissamment impatiente de l’attente. À ne pas confondre avec la soumission. On n’y met du sien et rien que ça. Cela n’est possible qu’en l’absence de la voracité et à la cadence d’un apprentissage de la faim. J’ai découvert l’amour en découvrant la pauvreté. Il m’a pris par la nuque et m’a dit droiture et regard. Comme la pauvreté n’est pas apollinienne, les pauvres ne croient pas que la Californie soit le paradis sur terre. La pauvreté n’efface pas, elle écrit par dessus jusqu’à ce que ce soit dense et autrement lisible.

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LANGUES À propos de traduction, Walter Benjamin aurait dit, si tant est qu’on le perce à JOUR, que le traducteur n’a pas à s’en faire en ce qui concerne la vivacité de son travail, car tout texte est un objet mort. Ça m’a rappelé tes théories sur l’importance d’enseigner les langues vivantes comme des langues mortes. Moi, dans mon travail de traduction, qui n’est ni d’avant ni d’après Babel – je veux dire, mon travail, tel que je le vis ou tel que je le meurs, choisis donc ce qui te paraît le plus adéquat –, je ne suis ni sortie de l’oracle, ni sortie de l’auberge. Car si travail il y a, face aux rondeurs du texte – aussi âpre et rugueux soit-il, il affiche la rotondité d’un monde terrestre –, il ne pourrait être porté que par deux termes issus de la géométrie: les tangentes et les sécantes. Comme pour d’autres - à dire vrai pour TOUS les aspects du travail -, j’y vois un rapport avec l’amour. M’étant beaucoup consacrée à réfléchir à partir de tes réflexions – reflets se projetant sur quel corps, quelle sur(face) surfaite, sur quel fluide épanché contre fond d’opacité, sur quel vieil argent? – concernant l’exclusivité, je réclame à corps et à cri l’inclusivité en amour. Si une langue s’avérait incapable d’accueillir de nouveaux termes, elle serait morte d’avance et aucun texte, aucune mort à venir, aucune mortification, aucun déchiffrage, etc. ne serait possible. Ou impossible. Or, cette langue muette et distante que, autant que je puisse en juger, tu emploies comme une tactique de «communication» ayant fait ses preuves, est une sorte de fil dont, ciseau à la main, tu pourrais à tout moment couper le débobinage (le dénouement???) spectral. Aussi, ne me reste-t-il que ce tissage, cette affaire d’enchevêtrement, ce voyage de navette, ce va-et-vient entre le vivant et le mort. Lorsqu’on ose traiter quelqu’un comme une momie, persiste-t-il une pulsion, un désir, une ombre de désir de défaire les bandages? Sous cet étroit sentier de tissu dont je m’enveloppe, j’étouffe. Autrement dit: je respire encore…

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ET CE N’EST PAS PEU DIRE... Ma pensée est libre car, justement, elle ne l’est pas. Elle regarde le moineau se poser sur la branche et se pose la question de se poser et de rompre l’envol auquel elle semble condamnée – alors que pas le moineau. Ma pensée veut se fixer sur quelque chose qui n’exerce aucun charme sur elle – une branche, ça irait, et si elle se fait érafler la joue, tant mieux. Rien de ce que je pense, cependant, ne pourrait être posé sur une branche ou déposé à tes pieds. Ma pensée est libre, parce qu’elle est amoureuse. Et la douleur de n’être pas l’oblige à ne pas tenir en place: puce non apprivoisée en ce cirque printanier, ivre moineau, livre violemment effeuillé. Ma pensée se love dans son envol. Elle hait ses ailes, comme elle peut. Et ce n’est pas peu dire.

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un coup de dés n’abolira jamais la face cachée

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Dieux personnels


L’Antidieu Fils de parents dont le communisme, malgré de nombreuses lectures, n’allait guère plus loin que la vente dominicale de l’Huma-dimanche, je leur dois au moins de n’avoir jamais reçu la moindre teinture de catéchisme. Le concept même de dieu, révélé ou horloger, m’a toujours été étranger. Plus tard, lecteur précoce de Nietzsche et Stirner, l’anticléricalisme m’a paru une pratique d’hygiène sociale. Plus tard encore, les manifestations religieuses, voire bigotes, de plus en plus prononcées de la branche juive de la famille m’ont semblé de mièvres bondieuseries et n’ont éveillé en moi aucune corde. Enfin, à vingt ans, je me suis intéressé aux mythes judaïques qui ne m’avaient pas été directement transmis, j’ai lu la bible, ai perçu le poids de ferveur de certaines peintures, la foi visible dans l’architecture de certaines églises et cathédrales et, sans être ébranlé dans mes convictions athées, me suis passionné pour toutes les religions, à travers leurs textes génésiques et leurs réalisations tant monumentales que picturales. Le rapport entre foi et musique m’est apparu plus tardivement, d’abord en écoutant Messiaen, puis en réécoutant Bach. Comme pour la drogue, j’ai mis ma gloire et mon orgueil à penser et, dans la mesure de mes moyens, mettre en pratique, que l’inspiration fournie par la foi pouvait être obtenue sans elle. Mais, si je ne la partage pas, je ne méprise plus l’illumination religieuse, tout en continuant de croire que toutes les églises et leurs ministres sont des instruments et agents d’asservissement et de décervelage. Aussi l’expression «dieu personnel», que j’ai trouvée chez Kafka et qui m’a toujours paru prouver non pas sa religiosité mais son profond athéisme, avait dans ma bouche, quand je la citais, valeur d’antiphrase. Il m’a fallu en passer par l’expérience de la mort, l’inépuisable relecture de Descartes et Nietzsche, deux amorces de psychanalyse et un voyage-questionnement en Inde pour me convaincre de la part d’irrationnel en moi, la mesurer, me faire prendre conscience d’un culte voué à certaines divinités personnelles, au premier rang desquels cet antidieu, humain, jamais assez humain, faible et mortel, condamné, socle ou niche sans statue, caractérisé par l’absence sans regret, la certitude d’un effacement entier et définitif lors du trépas, la conception sans effroi du vide du ciel et du néant de l’au-delà. Ce qui ne fait pas de l’homme une créature privilégiée, seulement un être pathétique ayant besoin, autant que de pain, d’illusion. Bien que très lâche, surtout à l’égard de la souffrance des autres, cette divinité m’a permis de surmonter toutes les peurs. 52


La Liberté Elle ne saurait se confondre avec Marianne ou la semeuse, mais elle est certainement femme, pas nécessairement compagne, effective ou idéale, comme la chante Moustaki, plutôt la part féminine en moi, qui ne sait pas se refuser, s’offre au premier venu et trahit tous ses serments muets. Elle ne se confond pas avec l’Aventure, quoique elles aiment voyager de concert, plus par fidélité aux lectures enfantines que par véritable romantisme. Elle n’est pas vierge, mais toujours à explorer, grâce à la lecture de ceux qui sont passés avant moi éventuellement; elle n’est pas infinie mais je n’en connais pas les limites. Elle a partie liée avec le mythe américain de la frontière. Elle est donc le commandement qui m’incite à aller de l’avant. Par ailleurs, je l’identifie immédiatement par le manque, sensible à tout enchaînement, à tout lien qui voudrait se maintenir noué au-delà du motif d’attachement originel et, si elle n’est pas incompatible avec le compagnonnage, elle se manifeste souvent par la rupture. Asociale, voire anti-sociale, par définition, elle peut prendre les traits de la solitude. Elle ne discute jamais, estime n’avoir pas à se justifier, ne se laisse pas raisonner. Elle peut prendre les allures du caprice, car elle a partie liée à l’enfance. En effet, elle était offerte, d’emblée, n’avait pas à se conquérir, mais était à tout moment barrée par les adultes, pour traîner dans son sillage des spectres sales, voire déguenillés, pouilleux, voleurs. Car elle n’est certes pas bourgeoise. Elle ne m’était rapidement plus accessible que mentalement, à travers la fiction. Si bien que toute maison découvrait son visage de prison, tout enlacement se révélait carcan. La liberté ne s’imagine pas, elle doit se vivre, pratiquement. J’ai fugué très tôt. Ce verbe est parent de fuir. Mais s’il y a fuite, c’est qu’il y a eu emprisonnement. Sans doute elle isole mais j’ai rencontré, au cours de ma vie, si peu d’hommes libres! Le voyage, le changement d’espace, qui s’avère le plus souvent n’être que tourisme, peut faciliter sa découverte, comme un air plus pur gonfle les poumons, mais ne lui est pas indispensable. Par contre, elle est sœur de la curiosité. Elle est, surtout, celle qui ne se contente pas. Elle n’exige pas l’initiative, seulement la disponibilité. Après une enfance bouclée, j’ai pris la liberté par la main qu’elle me tendait. Je n’en ai vraiment joui que lorsque mes errances se sont arrêtées. La liberté en ménage est une liberté comblée. Son espace est extensible à l’infini, grenier qu’on ne saurait finir d’inventorier. Elle ignore le temps, elle est la mémoire toujours ravivée. Elle est à la fois ma maîtresse et ma complice. 53


La Mort J’ai toujours été fasciné par les représentations de la camarde, dans les Vanités peintes ou dans ses représentations populaires, comme au Mexique où un véritable culte festif dont j’ignore l’origine lui est rendu annuellement. Mais, danse macabre ou emblème de pirates, elle n’est guère qu’un motif pictural. Je la rencontre rarement en musique, et plus chez Mahler que chez Schubert. Je l’ai déifiée parce qu’elle m’apparaissait comme le seul absolu, la seule certitude, ainsi que pour la crainte qu’elle inspirait et dont j’étais exempt, qui paraissait expliquer la plupart des comportements de servitude volontaire et la puissance des églises basée sur la prémisse d’une survie après la mort, sur la négation de son caractère irrévocable, qui justement donnait pour moi tout son prix à la vie humaine, valorisant en fin de compte l’homme, tant pour sa pitoyable faiblesse que pour ses pathétiques et dérisoires efforts. Pour récupérer les pouvoirs confisqués par la religion, il suffisait de regarder le néant, qui n’est pas un soleil, en face. Car ce n’était pas la mort qui était redoutable, mais la peur qu’elle inspirait. Elle seule rendait compte de toutes les attitudes d’asservissement social comme d’abaissement moral. Le culte de la mort était une forme de lutte contre cette peur, reconnue comme le véritable ennemi, le paradigme sur lequel toutes les autres craintes étaient calquées. Le culte n’était pas flirt, la mort n’avait rien d’attirant, et je n’ai, adolescent, jamais joué aux défis de «Rebel without a cause». Simplement, par deux fois, la première ridicule, par inquiétude et manque de goût, la seconde sérieuse, par satisfaction et en toute sérénité, je n’ai pas hésité, ayant décidé de mettre fin à mes jours, à accomplir le geste définitif. Ou que je croyais tel. Car d’une certaine façon, il m’a été accordé plusieurs vies. Mais condamné à une nouvelle vie par les médecins soucieux de m’arracher aux limbes, il me fallait découvrir d’urgence de nouvelles valeurs et renoncer à mon culte si je ne voulais pas m’enfoncer dans une existence absurde, ni désirée ni prometteuse de plus de satisfaction que celle que j’avais refusé de prolonger. Ma victoire sur la crainte de la mort aboutissait à la seule liberté de mourir, la victoire à mon corps défendant sur la mort ne renouvelait pas pour moi le prix de la vie. J’ai trop embrassé la mort pour l’oublier et elle ne me quitte pas, même si elle se tient à distance. Vieille maîtresse repoussée, elle reste fidèle, se bornant à un rôle de consolatrice. Et sans rancune elle revalorise chaque instant d’être éphémère, chaque baiser d’être volé à la mortalité sans héroïsme de notre condition. 54


Le Travail Le dieu du Travail n’existait pas dans les mythologies anciennes, élaborées sous tous les cieux par les castes supérieures qui révéraient les divinités de la guerre et des armes et méprisaient le labeur, réservé aux esclaves et aux prisonniers. Héphaïstos le forgeron était un dieu boiteux relégué aux enfers. Défini comme malédiction dès le premier livre de la bible, le travail n’est divinisé qu’au moment de la révolution industrielle, comme nouveau culte compensatoire de la déchéance de l’exode rural et de la prolétarisation des populations paysannes tout juste sorties du servage. Il a tout du faux dieu au service des patrons dont il allège le fardeau d’exploitation de leurs «frères». Même s’il s’accouple à la Solidarité, qui créera des syndicats plus ouverts que les anciennes ligues et compagnonnages, et à l’Utopie, puisque c’est sur son évaluation que Marx fondera son analyse et sur sa matérialité qu’il théorisera la révolution future, il apparaît suspect, divinité baudruche heureusement dégonflée par Lafargue. Seulement voilà, ne serait-ce que sous une forme immatérielle, pensée, ou difficilement évaluable en terme de production, écriture, j’ai besoin d’une activité constante pour ne pas sombrer dans l’Ennui baudelairien. Je ne supporte pas l’oisiveté. Une méditation qui m’invite à faire en moi le vide m’endort irrésistiblement. Et si je ne peux que rejeter ce dieu anthropomorphe trop lourd, trop contaminé par la mécanique de ses outils, trop aliéné, déshumanisé au nom de l’homme nouveau à naître, tel que l’a figuré l’esthétique néoréaliste, il me faut constater que j’ai paradoxalement le culte, et la satisfaction, de l’ouvrage accompli. Toute activité laborieuse me devient engagement et, sitôt amorcée, priorité. Même les pratiques créatives prennent un tour obsessionnel où l’inspiration me paraît plus dangereuse que l’effort. Ma liberté n’est jamais incompatible avec la contrainte, que je multiplie par exemple dans l’écriture. Car le travail est conscience de l’énergie et vaut, de ce point de vue, tous les yogas. Ma divinité n’étale pas sa force physique, comme les popeyes de l’art prolétarien, mais elle rayonne. Le travail est, pour moi, avant tout, partage et je l’assimilerais volontiers à un repas pris avec des fantômes. Tel que je m’y exerce quotidiennement, il ne correspond guère au modèle régnant. Et il n’est pas salarié! Il ne comporte pas en soi sa propre récompense. Il reste avant tout malédiction génétique ou maladie. Il est, au sens pascalien, divertissement, c’est-à-dire signe d’une condition humaine acceptée dans ses limites de demeure temporelle à meubler. 55


La Chance Breton définit le «hasard objectif» comme la soumission de la réalité au désir, ce qui représente à la fois un élargissement, puisque la réalité s’en trouve enrichie, et un déplacement, vers le sujet désirant, de la puissance traditionnellement accordée à une divinité mineure, universelle et très antique, la Fortune, à qui tout joueur, aujourd’hui encore, sacrifie superstitieusement. Le toucher de sa grâce s’accompagne d’un sentiment d’élection et nous accorde provisoirement des pouvoirs illimités. Or, soit que mon désir reste trop médiocre pour se soumettre ma volonté, soit que le sentiment de la dérision commence et finisse par moi-même et m’évite l’arrogance de l’élu né coiffé, soit parce que je ne suis pas joueur, je ne vénère pas la déesse. Mais ma tendance à dresser des bilans autant qu’à pratiquer l’introspection ne peut me voiler, lorsque j’examine rétrospectivement mon parcours, à quel point j’ai toujours, dans mes plus folles aventures, été indéniablement protégé par une chance imméritée. J’en ai tiré une certaine légèreté, une nonchalance qui contrebalance le caractère obsessif de mes entreprises. Je l’attribue en grande partie à l’absence de crainte, bien que l’irrationnel y joue sa part, puisque j’ai connu des êtres sans peur poursuivis par la guigne. Elle intervient d’ailleurs plus au niveau des difficultés matérielles que des soucis d’ordre mental, c’est-à-dire finalement à celui d’un confort que justement je ne recherche pas. Je la reconnais mais ne la remercie pas. Je traite la déesse, sinon avec ingratitude, avec indifférence. Or elle s’accroche, s’attache à satisfaire des désirs moindres, des caprices, à m’épargner des obstacles mineurs pour mieux me laisser confronté à des problèmes existentiels insolubles. Elle multiplie les coïncidences sans portée, les opportunités sans conséquences, voire les occasions offertes sans désir. Or tous ses cadeaux superflus ne provoquent pas la satiété, pas même la satisfaction. L’inquiétude qui m’habite ne saurait s’accommoder de la réalité, aussi profuse soit-elle. Mais j’admets que le ver est en moi, pas dans la pomme. En fait, c’est grâce à elle que j’ai pu, parce qu’elle me permettait de les combler assez facilement, renoncer à mes ambitions mondaines sans regret ni aucun sentiment d’inaccomplissement. Est-ce par saturation d’être invoquée couramment pour des souhaits mesquins, toujours est-il qu’elle me gâte dans la mesure même où, jamais satisfait, j’apprécie le don sans valeur, le plaisir naturel, l’eau claire, le parfum des herbes, la forme d’un nuage, la lumière d’un instant béni. La chance est une déesse épicurienne. 56


La Chair Parce qu’elle est périssable, fragile, essentiellement humaine, la chair m’émeut. Le désir sexuel n’est jamais qu’une forme d’hommage. Faire l’amour a, en toutes circonstances, été l’acte le plus religieux que j’ai jamais accompli, rite de vénération de la déesse incarnée dans le corps de l’autre, adoration et prière. Ce qui rend la chair extraordinaire, c’est sa capacité, au-delà de susciter le désir, de faire passer les sensations sur un autre plan où la conscience et sa pauvre raison, débordées, ne savent réagir que par la condamnation, abstinence, ou la dévaluation, cynisme et gymnastique. L’amour, et tous les mythes qu’il a produits ou qui l’ont produit, est un rapport charnel. C’est pourquoi il peut devenir religion, matérielle et individuelle, la seule qui ne soit pas coercition et mortification, la seule qui ne soit pas platonique. Car la chair n’est pas idéale, ni parfaite, mais frissonnante, lâche, sensible et par là aimable au sens étymologique, digne d’être aimée. Un corps nu est un autel, un coït une communion. L’amour est création inverse de la genèse: il s’agit de créer à partir de la chair, sans la pétrir, une divinité, et de n’être jamais satisfait de cette création, ne jamais la considérer épuisée. Je ne crois pas qu’il s’agisse de reconstituer l’androgyne originel mais au contraire de recevoir la révélation de sa propre incomplétude. Déesse mineure, elle n’est pourtant pas d’argile et a le pouvoir de nous diviniser à son image. C’est la chair qui nous fait prendre conscience de la respiration et du souffle, elle est en communication directe avec l’âme, avec le feu central. La société nous enseigne à nier la chair, non seulement à la couvrir, à la voiler, mais à exécuter toutes les tâches diurnes comme si le corps était composé de tubes et de pistons, mécanique gestuelle, machine de travail. Corps de somme qu’une caresse restitue à la chair, à sa mollesse lascive, à sa maladresse. La chair est ce qui manque à la terre, qui n’en propose que de piètres ersatz de sable ou d’herbe, comme au ciel. Elle est, non pas notre partie animale, qui se situe dans les entrailles et dans l’esprit dès que l’affolement en fait perdre le contrôle à la raison, mais notre part la plus humaine, la plus généreuse. Elle peut multiplier ses membres, comme les divinités indiennes, et ses replis, telle la géante baudelairienne. La chair n’a pas de traits, l’idole ne saurait avoir de figure, parente de toutes ces troublantes statues féminines décapitées. Fiévreuse et frileuse, vénérable et vulnérable. Elle composait sans doute le milieu utérin, c’est pourquoi nous pouvons retrouver en elle un arrière-goût de l’éden originel. 57


La poésie Mes émotions les plus durables m’ont très certainement été transmises par des poèmes que j’ai, sans avoir eu besoin de les apprendre par cœur, retenus, qui me reviennent, sans que j’aie à les convoquer, de façon impromptue à la mémoire, toujours pour me signifier quelque chose qu’autrement je ne saurais formuler. Son mystère réside dans son économie que ne peut que lui envier la prose qui pour dire moins tire à la ligne. Aussi ai-je toujours souffert d’être, plus qu’à toute autre forme textuelle, sensible aux vers, rimés et métrés ou blancs, libres, voire enfouis sous le couvert de la prose, et simultanément incapable d’en écrire. Mon culte de la poésie est strictement proportionnel à la conscience de mon insuffisance. Car elle est, confessé ou non, l’idéal de toute écriture, ce qui peut la justifier, la transcender temporellement: en effet, le poète est prophète et le poème ne vieillit pas, s’actualisant à chaque lecture, alors que le roman ou l’essai s’historicisent rapidement. Et s’il est des proses qui gardent quelque jouvence, c’est à la part de poésie qu’elles recèlent qu’elles le doivent. Jarry, sans la définir, a su infailliblement la détacher dans les livres pairs de son double Faustroll. Je doute que dans son dernier poème Breton ait su en décrire l’espace. Elle se caractérise par l’évidence, où est inscrit à la fois l’évidement, l’approfondissement, et la voyance, l’au-delà de sa circonstance. Je crois la reconnaître, parviens parfois à en analyser le mécanisme grossier de sablier, mais ma pratique de l’écriture aura à jamais été informée, déformée, par l’apprentissage scolaire que je ne parviens à baroquement transcender que par l’alambiquage des phrases, la multiplication des contraintes formelles et le ressassement obsessionnel de certains thèmes et certains mots, n’atteignant jamais le sublime raccourci ni l’image aveuglante d’obscurité. Je continue à creuser le terreau des mots sans espérance de mettre à jour gemmes ou trésors poétiques, me contentant, me réjouissant, de dégager parfois du limon quelque galet biscornu aux formes évocatrices de monstrueux croisements animaux, de végétation inconnue ou de nuages. J’ai reçu la grâce, au sens le plus fort du terme, imméritée bien sûr, de me voir offrir presque quotidiennement, toute ma vie durant, un nouveau poème. Mes jours en ont été l’un après l’autre illuminés. Je n’ai jamais pu rétribuer ce don, cette proximité de la déesse, quasi promiscuité qui ne l’a pourtant pas placée à ma portée, comme une fleur à la même distance qu’une étoile, comme le phare de l’horizon, comme l’oiseau en vol. 58


S’arracher les dents


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Il y a quelques années, alors que j’avais demandé aux étudiants, après un rapide topo sur Stirner et ses propositions, de se définir en tant qu’êtres «uniques», l’un d’eux, trouvant l’épreuve difficile, m’a posé la question: «Et vous, monsieur, qu’est-ce qui vous rend unique?» Pris au dépourvu, car l’autorité des enseignants repose sur le détachement des contraintes qu’ils imposent, j’avais spontanément répondu: «Mes contradictions!» Il se trouve qu’hier, m’attachant à approfondir et commenter un texte de Baudelaire, le motif de la contradiction est revenu avec une force insoupçonnée, qui ne m’a pas laissé dormir. L’insomnie m’a mené à récapituler des épisodes oblitérés pour tâcher de répondre, pour moimême, plus sérieusement au problème soulevé par mon étudiant, l’important n’étant pas tant la contradiction en soi que ses conséquences et inconséquences. De Baudelaire, j’ai souvent cité, encore que je n’aie que récemment retrouvé son origine exacte, la formule: «Dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, ils en ont oublié deux: le droit de se contredire et celui de s’en aller.» Entre-temps, et non sans une pensée pour le poète à qui j’attribuais cette formule, j’avais mis en pratique le second. Mais hier, à force de penser à ce principe de contradiction qui, du point de vue socratique, m’invalide et rend inopérants mon discours et mon combat contre le monde, je me suis rendu compte que toute ma vie avait été orientée par le premier. Des souvenirs d’enfance sont remontés à la conscience et me les ont fait revivre comme un noyé revoit ce qu’il a tenté d’oublier. Plus que la jalousie et la rivalité avec mon frère dès sa naissance, qui ne sont après tout que des clichés plus banals que mythiques, j’ai retrouvé cette contradiction qui m’obligeait à l’hypocrisie: le haïr et devoir feindre de l’aimer fraternellement, sous peine de perdre définitivement l’affection de mes parents qu’il avait déjà, par sa bonne humeur, conquise. Ainsi, à l’âge de deux ans, j’ai appris la dissimulation. Cette division schizoïde de la personnalité reflétait en outre une division familiale entre branche paternelle, juive et aisée, et maternelle, communiste et petite bourgeoise, qui n’avaient entre elles aucun contact. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris combien cette unité de façade, la famille, était profondément morcelée et tiraillée par de vieilles querelles. Jeune 61


Tartuffe, je découvrais que l’hypocrisie conduisait le monde et que je devais en apprendre les règles. Au moment du divorce de mes parents, puis à la suite de leurs remariages, le conflit s’est aiguisé dans la mesure où nous étions constamment sommés, sinon de choisir, d’affirmer quelque préférence tout en devant soigneusement taire toute répugnance. La recherche d’une impossible compatibilité entre des postures et des cadres de valeurs trop distants m’a amené, non seulement à me renfermer un peu plus, mais à toujours «jouer», modifier l’expression de la pensée de manière à la rendre acceptable, dans le but infantile de me faire accepter moi, alors que j’étais depuis longtemps retranché derrière des remparts de mensonges inexpugnables. Mais je faisais le gros dos, limais les arêtes, maniais la surdité sélective et le mutisme opportun «comme un grand». La troisième voie ne s’est ouverte que quand ont éclaté les cadres de la discipline civile et scolaire à l’occasion des événements de Mai 68, à savoir: la fuite. J’étais déjà entraîné à la falsification des faits, à la négation des évidences, au mensonge systématique quasi compulsif. Parallèlement à une fuite en avant me poussant à désormais exagérer dans la provocation et le refus comme j’avais auparavant feint la soumission et l’acceptation, j’ai rapidement épuisé les convictions et la sincérité qui pouvaient servir d’assises à mes prises de position pour entrer délibérément dans l’univers du faux et de la manipulation, jusqu’à la confrontation avec un absurde absolu et suicidaire. Les débats «politiques» de la fin des années soixante m’ont surtout enseigné les jeux de la rhétorique et la puissance du sophisme. J’en ai tiré une vision totalement dévalorisée du langage, qui m’a fait conserver certaines distances même à l’égard du surréalisme que je découvrais alors avec enthousiasme. Mes jeux favoris étaient le pastiche et la fausse citation. La conversation est, depuis lors, à jamais restée pour moi l’espace d’enjeux troubles de séduction et de pouvoir, sans lien avec les mots prononcés et les idées exprimées. Comme elle tournait souvent à la narration autobiographique, de type confessionnel, elle devenait un champ d’expérimentation de l’élasticité du mensonge et de l’affabulation. Ce n’est qu’en rencontrant Corbe que j’ai pu concevoir un autre usage du langage. Néanmoins, j’avais déjà choisi, à l’époque, de m’engager dans le 62


cinéma, qui représentait avant tout une alternative à l’expression verbale en laquelle je n’avais aucune confiance, si ce n’est en tant qu’arme de persuasion et falsification. Ou de drague, car la chair tue et refoulée affleure vite sous le verbe. De ces trois périodes, naissance de mon frère, divorce de mes parents et émancipation du milieu familial, je conserve, me semblet-il, d’abord un profond renfermement en moi-même, l’introversion due au fait que mes pensées, souvent politiquement incorrectes, bien que parfaitement conscientes, doivent être tenues au secret de mon mutisme; ensuite, l’impossibilité de choix radicaux, la tendance à toujours vouloir concilier des options que je sais incompatibles, en misant éventuellement sur la méconnaissance et le mensonge, tendance balancée seulement par un entêtement extrême et un mépris immense de la mondanité; enfin, la mécréance en le langage dans son rapport à la vérité, l’absence d’engagement pris à l’occasion d’un serment ou d’une promesse: je crois encore aujourd’hui que l’exigence de tels engagements, de la part de qui que ce soit, ne saurait en aucun cas être légitime, constitue toujours un abus, ce qui absout tout manquement de celui à qui on les a arrachés. Ce que j’ai découvert au cours de la vie conjugale avec une authentique poète, c’est la valeur des mots, en tout cas à l’écrit, et le travail de l’écriture comme discipline de pensée et aventure mentale. Elle m’a enseigné l’écriture comme activité de formulation du monde, ni narcissique ni onaniste. Y aurait-il deux langages, l’un parlé et faux, comme toute communication est fausse, l’autre écrit et vrai, virtuellement du moins, utilisant les mêmes vocables? Plus je tente d’approfondir ces mécanismes paradoxaux, plus je m’enfonce dans des contradictions qui se nouent en moi mais me dépassent, sans solution possible sinon de continuité de l’application et de la recherche. Aujourd’hui, écrire ou filmer constituent des formes de rachat. Comme si un mot juste pouvait compenser un discours ambigu, une image vraie une attitude mensongère, comme si l’expression pouvait me permettre de dépasser l’indignité, la trahison de toutes les valeurs et la vie mal vécue. À moins que la conscience ne me mène en bateau. Car il est toujours plus facile de se mentir à soi-même qu’aux autres. 63


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Not to be


Qui ne connaît la célèbre formule de Rimbaud dans les lettres dites “du voyant”: «Je est un autre»? Qui n’y souscrit (car le divorce camusien entre l’homme et le monde, entre «l’esprit qui désire et le monde qui déçoit», plus encore qu’un écart entre l’idéal rêvé et la réalité subie énonce l’aliénation de l’homme à lui-même)? L’affirmation, pour commencer, rend dérisoire et caduc le précepte socratique: se connaître soi-même suppose un je stable même si, en partie, invisible. Si l’on admet, même métaphoriquement, que tout homme est Christ, en tant qu’il est investi d’une mission et d’un message qui le dépassent (d’où les évidentes contradictions dans les actes et les paroles), la proposition rimbaldienne implique qu’il soit aussi Judas (celui qui embrasse et trahit, trahit en embrassant) et même Pierre, pouvant légitimement déclarer en toute sincérité, parlant de soi: «Je ne connais pas cet homme!» En fait, il semblerait que personne n’ait sérieusement envisagé les conséquences de cette altérité ontologique: Breton lui-même se réclame de la formule mais l’interprète comme une réfutation du «cogito» cartésien et une indication quant au rôle de l’inconscient où se loge la véritable, profonde, personnalité (comme en un puits) et qu’il s’agit seulement de faire parler. Un inconscient accessible, en effet, ne met pas en cause l’«infaillibilité de la pensée». Seul Artaud (et peut-être Walser, voire Nietzsche et Panizza) semble avoir vécu et verbalisé l’expropriation de soi-même jusqu’à la menace schizophrène (Fernando Pessoa aura trouvé une issue, sinon une solution, à l’énigme de l’altérité radicale en multipliant les doubles où habiter, où abriter sa pensée). Si la plupart des «artistes» peuvent être qualifiés de «bourgeois», c’est, indépendamment de leur académisme ou de leurs compromissions avec les institutions liées au pouvoir, indépendamment aussi de leurs positions politiques et idéologiques, parce qu’ils partagent avec cette classe la bonne conscience. À y regarder de près, il n’est pas sûr que l’aphorisme de Rimbaud sape vraiment la prémisse de Descartes: la formule est le corollaire d’une rectification («C’est faux de dire «je pense», c’est «on me pense» qu’il faudrait dire»), le je y change de statut, de fonction grammaticale, de sujet devient objet (d’une construction externe, d’une fabrication sociale, d’une formatation) mais n’en reste pas moins res cogitans, créature définie par sa pensée, même si cette existence mentale s’avère plus passive qu’active. L’essentiel des lettres «du voyant» tiendrait plutôt à la miraculeuse récupération de la personnalité: le bois «se trouve» violon, le cuivre «s’éveille» 66


clairon. Il s’agit d’une authentique révélation et il ne reste au sujet qu’à «assister à l’éclosion» de sa pensée. Aussi, ceux qui s’en réclament, des surréalistes aux expérimentateurs de stupéfiants en tout genre, sont-ils convaincus de pouvoir contrôler sinon dominer une altération indice d’altérité (comme presque tous ceux qui revendiquent l’absurde croient avoir personnellement surmonté le divorce et l’étrangeté primordiale: une fois exclus le suicide, n’étant ni comédiens ni conquérants, Camus ne leur sert qu’à cautionner et ennoblir leur donjuanisme), voire de se trouver grâce à elle. En littérature, au XIXe siècle, le mythe le plus spectaculaire du dédoublement s’est formé par successifs glissements, d’une valeur métaphysique (la «solitude» dans la «nuit de Décembre») puis un jugement éthique (la «conscience» dans «William Wilson») à un caractère semi-moral semi-psychologique (la duplication est devenue division dans «docteur Jekyll et mister Hyde»). La lucidité de Rimbaud lui permet d’envisager que cette conscience nouvelle pourrait n’être, elle aussi, qu’une illusion (pourtant, il ne se relèvera pas totalement de cette seconde illumination: l’implacable constat que la poésie, à elle seule, est impuissante à «changer le monde»). «Tant pis», dit-il. Subsidiairement, sa formulation introduit deux autres éléments capitaux: le «on» qui, bien qu’indéfini, est aisément identifiable, englobant toutes les institutions qui font de l’homme un être social, la famille, le milieu, les institutions (légales, judiciaires, policières ou scolaires), les media, etc. et le concept du «faux». La vraie découverte est en effet celle, plutôt que d’une conspiration, de l’élaboration d’une fausse personnalité (à cet égard, le dénouement, cinq ans après lesdites lettres, de l’aventure du poète ne laisse aucun doute quant au caractère projectif de la vocation). Car l’aliénation de la conscience, l’altérité de l’ego, l’opacité de soi à soi (ce qui, par exemple, interdit l’autoanalyse) n’est que la conséquence d’un travail de falsification de vastes proportions (il s’agit d’une occupation quasiment militaire du territoire de la conscience, réclamant la collaboration de toutes les autorités que le sujet peut reconnaître) qui commence dès la naissance (Elena Gianini Belotti a montré comment une classification générique du nouveau né modèle attente et traitement parentaux, comment le sexe introduit un programme). Les pages qui suivent transcrivent la lente et difficile prise de conscience d’un sujet qui a fini par comprendre qu’il n’était pas lui-même (rien à voir avec les cas d’amnésie plus ou moins profonde, plus métaphoriques que psychologiques, dont 67


la littérature policière et le cinéma sont friands, rien à voir non plus avec la recherche proustienne: notre homme ne s’est jamais retrouvé). Par où commencer? Puisque tout participe à la falsification, le point de départ importe peu, l’absence d’ordre pascalienne rejoint la classification arbitraire perécienne. On peut débuter par l’évidence: la langue qui traduit la pensée. Notre personnage formule les choses en français (vivant depuis trente ans au Portugal, il lui arrive souvent de faire des lusismes, de trouver un vocable en portugais sans parvenir à se souvenir de son équivalent en français et il engage spontanément avec ses proches la conversation en portugais. Mais cette langue reste seconde: il la parle avec un accent marqué et il écrit toujours en français). Mais de quel français s’agit-il? Bon élève à l’école, il ne confondait jamais les tournures orales (associées à l’accent parigot puis banlieusard), employées en dehors de l’enceinte scolaire, avec la langue châtiée standard parlée en classe. Il ne sait pas comment s’est opéré le processus d’élimination mais un jour, sans en avoir proprement honte mais avec un sentiment que Bourdieu identifierait comme distinction, il a remarqué l’accent de ses compagnons de jeux. Ses parents étaient enseignants, ne fréquentant presque que des enseignants, si bien que le milieu familial a renforcé la pression scolaire pour lui inculquer cette langue ampoulée qui, depuis la révolution française, réclame l’exclusivité et l’universalité. Devenu enseignant à son tour, il parle «comme un livre», poursuivant le fil de la phrase autant que celui de la pensée (le fil aussi construit le labyrinthe). Pourtant, il en a conscience et partage l’indignation de Queneau qui déjà en 1955 (date fétiche: celle justement de la naissance du protagoniste) dénonçait la momification de la langue hexagonale (sa quadrature). Mais si Queneau, écrivain, encyclopédiste, mathématicien également, parvenait à intégrer et mêler syntaxe orale et préciosité rhétorique dans son style, notre sujet reste timide, trop scolaire, toujours conscient qu’il «pourrait mieux faire». Lorsqu’il l’a acquise, la langue dite maternelle lui paraissait naturelle. Au début de sa scolarité, les méthodes d’enseignement, reposant sur le binôme thème/version, lorsqu’il a été confronté à des langues étrangères, n’ont pas entamé cette «évidence»: la grammaire générale semblait conçue sur le patron du français et le principe de traduction, tel qu’il était appliqué, impliquait tacitement qu’elles étaient toutes, plus qu’équivalentes, construites sur 68


le même modèle. L’outil linguistique était le dictionnaire et la richesse était lexicale. Un incident, la remémoration brusque d’un mot durant un cours d’anglais, lui apprit qu’en fait il avait appris cette langue d’abord (sa mère était partie, juste après sa naissance, faire une année de stage en Angleterre) et que même à ce niveau son histoire avait été forcée. Plus tard, il a appris à apprécier les qualités spécifiques des langues avec lesquelles il se familiarisait, leur «génie»: l’expressivité résultant de la liberté d’ordonnance syntaxique du latin, avec ses mises en relief à certaines places privilégiées, ses inversions et ses raccourcis; la finesse des nuances permises par les verbes prépositionnels en anglais, la vitesse que cette précision lexicologique entraînait, voire son pragmatisme; le dynamisme conceptuel résultant de l’aptitude à la création de néologismes en allemand; etc. Il a pris d’autant plus conscience du manque de souplesse de la langue française qui, plus que toute autre, avait développé au cours de son histoire l’ambiguïté polysémique (l’esprit, caractéristique d’un usage diplomatique et des us et habitudes courtisans du «beau» langage) et l’accumulation synonymique et paraphrastique du vocabulaire (son caractère bourgeois, colonialiste et dominateur, la diversité lexicale concurrençant la variété taxinomique, comme la fiction balzacienne prétendait concurrencer l’état-civil). Le français est une langue de pouvoir et de hiérarchie intouchables, en tout cas ce français pompeux et académique qui lui avait été enseigné comme un instrument d’héritier. Langue entonnoir et langue moulinette, langue qui l’engonçait. Langue d’autorité, langue paternelle. Ce n’est pas sans raison qu’il n’a commencé à écrire, bien qu’appartenant à la classe intellectuelle, lettrée, universitaire, que très tard et grâce à l’exemple et l’émulation de sa compagne. Mais, même s’il est sensible aux entorses que font subir à la langue-mère (ou marâtre) les écrivains contemporains (qu’il s’agisse de la cure de jouvence par injection d’oralité opérée par Céline, Vian, Queneau ou Frédéric Dard, ou de la tension à la limite de la grammaticalité pratiquée par des auteurs étrangers exilés en langue française, comme Beckett ou Luca), il reste soumis à une norme syntaxique dont il sait pourtant qu’elle moule, tord et trahit la pensée qu’elle est censée traduire. Plus il parvenait à savourer des textes français, plus sa langue apprise perdait toute naturalité. De bonne heure, et pour longtemps, cette langue scolaire l’a paralysé. C’est à la circonstance de vivre à l’étranger que son rapport à la langue a fini par changer. D’abord 69


parce que le français désormais était l’indice de sa xénité essentielle, d’une situation d’exil. Tout comme en Afrique le regard des autres lui avait fait comprendre qu’avant d’être homme et frère, il était blanc, au Portugal il avait dû assumer son statut d’étranger. Ensuite parce qu’il lui a fallu enseigner cette langue, avec la pensée (et l’idéologie) qu’elle avait secrétée. Il s’est astreint à pénétrer les textes, poétiques surtout, dans leur composition matérielle, phonétique et syntactique, afin de les transmettre, tels des témoins dans une course de la pensée. Il les lisait comme s’ils avaient été écrits en chinois. Il a obscurément perçu que le temps recherché par Proust était aussi un temps grammatical, une sorte de passé présent que sa syntaxe mettait en phrase, que l’usage des relatifs par Péret était à la source de l’animation généralisée que ses poèmes provoquaient, bref que la forme linguistique constituait le fond sémantique, indissociablement. L’aisance avec laquelle sa compagne assimilait le français, le traduisait, bientôt le pratiquait familièrement n’a pas peu contribué à cet apprentissage tardif, à cet apprivoisement d’une langue qu’il emploie comme un bouclier, instrument de résistance plus qu’arme de combat, langue qu’il manipule mais ne possède pas. À mesure qu’il écrit s’est instauré un rapport passionnel, mais elle n’est pas sa langue. Avant d’être instrument de «communication» (quant à la possibilité de s’exprimer par le biais de la langue, elle relève du cliché dépourvu de fondement, supposant une traduction codifiée de la pensée sans trahison, s’aveuglant volontairement sur le rôle matriciel de l’outil: on ne saurait au mieux exprimer que des idées communes, opinions partageables, mots et concepts hérités), la langue est indice d’appartenance, lien communautaire (il est remarquable que ce soient des philosophes et penseurs, de Nietzsche à Steiner, qui aient les premiers saisi la duplicité de la langue, que les linguistes après eux ont seulement su confirmer, se gardant d’en tirer les conséquences au niveau de l’ambiguïté ontologique du fonctionnement sémantique). Avec la langue, sans qu’il parvienne à distinguer quelle est structure quelle est matière, quelle est squelette et quelle est chair, lui ont été léguées une culture et une histoire. Il a appris ses ancêtres les gaulois (mais lui non plus ne se beurre pas les cheveux), les mythes chrétiens paranationalistes (à une époque où il était établi que l’armée franque au retour de Saragosse avait été attaquée par des «résistants» basques, les manuels scolaires maintenaient la version 70


épique de Roland le preux, donc le pieux, assailli par des sarrasins; par ailleurs le récit de la mythique aventure de Jeanne d’Arc éludait soigneusement la question de la légitimité, selon le droit féodal et le lignage, tant du sacre que de la revendication territoriale), dans le cadre d’une vision historique qui s’intéressait au passé non pour comprendre mais pour cautionner, par l’âge donc par un droit coutumier où la tradition amorce une pérennisation, l’existence conjoncturelle de l’étatnation hexagonal. L’histoire en tant que discipline était à l’évidence une fiction. Les enseignants n’étaient pas dupes mais ne mettaient pas en cause l’intoxication idéologique qui constituait sa véritable fonction sociale. En outre, selon les sympathies politiques du professeur, les héros et les traîtres échangeaient leur rôle: pour l’un le méchant avait été Danton (on avait découvert qu’il avait effectivement pris contact avec des émissaires anglais), pour l’autre Robespierre (l’«incorruptible» était un monstre assoiffé de sang) et pour un troisième Bonaparte (pour ne pas avoir su limiter ses visées impérialistes, c’est à dire avoir fini perdant, plus que pour avoir trahi les idéaux révolutionnaires). La liberté d’opinion justifie que chacun soumette les faits à son jugement (les «couleurs» sont en paradigme avec les «goûts»: on ne les discute pas, on les impose). Ces contradictions, il le comprendra par la suite, reflétaient la duplicité d’essence de la France, celle entre la façade et l’envers du décor, entre le renversement «révolutionnaire» de l’ancien régime et le maintien par d’autres voies de ses structures de transmission familiale, entre les idéaux affichés de démocratie et les répressions, d’universalité et la conquête coloniale, de défense des droits de l’homme et le recours systématique à la torture en Algérie. La défaite de Napoléon à Waterloo avait permis l’un des plus beaux coups de Bourse de l’histoire, qui sert encore aujourd’hui de modèle aux grandes fraudes financières. Le même gouvernement d’union qui avait promulgué les plus importants acquis sociaux de tous les temps avait installé des camps pour enfermer les républicains d’Espagne. On n’en finirait pas d’énumérer les ambivalences de la politique française. En outre, l’histoire du pays se caractérise non seulement par la mythification (la résistance) mais par l’occultation (la collaboration). Sa fameuse tradition insurrectionnelle se double d’une tout aussi longue habitude de répression, mais celle-ci reste soigneusement tue. À l’étranger, on considérait ses indignations comme caractéristiques d’un esprit polémique typiquement français et 71


on attribuait son exigence de rigueur discursive et morale à une formation cartésienne (de Descartes, qu’il n’a compris qu’assez tard mais dont il se réclame effectivement, il a retenu avant tout le doute systématique et l’obstination: «ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées»). Que signifiait donc «être français»? Une culture aussi contradictoire ne définissait aucune position, éthique ou politique, aucun caractère ni personnalité. C’est finalement l’autre qui lui a toujours imposé, par contraste ou opposition, une appartenance. L’histoire de France, aussi fictionnelle et déformée soit-elle, aurait pourtant dû lui fournir une origine. Or il se trouve que, si l’un de ses grands-pères, enfant illégitime, était né dans l’Oise et pouvait être affilié au Valois, ingénu et conventionnel, fantasmé par Nerval, les autres étaient originaires, l’une d’Alsace (culturellement et linguistiquement plus proche de l’Allemagne, même si l’armistice l’avait «restituée» à la France), l’autre du pays basque (ceux qui avaient occis le neveu de l’empereur), enfin celui qui lui avait transmis son patronyme avait émigré de Roumanie au début du siècle. Si donc il était français, c’est dans l’exacte mesure où il était culturellement métis. Mais l’inculcation nationaliste, laïque et obligatoire, qu’il lui a fallu avaler lui confisquait sa diversité originaire. Et pas seulement! Paysans, colporteurs ou contrebandiers, sa seule certitude quant à ses ancêtres est qu’ils n’avaient jamais eu de sang bleu. Leur culture était celle des foires et des veillées, celle justement que la révolution bourgeoise, démocratique et universaliste, s’était acharnée à éliminer. Sa conscience culturelle était, ab ovo, une invention, une fabrication, ou plutôt une contrefaçon. Si encore cette falsification avait été entreprise au nom d’un idéal (sur le modèle de la dénaturation «socialiste» où la «dictature du prolétariat» dissimulait celle du parti puis de son seul secrétaire, mais en dépit de cette corruption recueillait l’adhésion de la population)! Or la caractéristique de la révolution française, par rapport à celles qui ont suivi en Russie, en Chine ou à Cuba, tient à sa nature discursive et précaire, révolution rhétorique cédant vite le pas aux restaurations impériale ou royale, révolution mythique dont l’évocation sert aussi bien de repoussoir que d’espoir. Le suffrage «universel» n’a d’abord été accordé qu’aux propriétaires et rentiers de sexe masculin (étendu à tous les hommes en 72


1848 et aux femmes seulement un siècle plus tard). Le propre vocable de «peuple» n’a jamais, dans les milieux dirigeants, totalement perdu ses connotations péjoratives. La République française s’est déclarée contre sa population (faut-il rappeler les massacres de grévistes, communards, soldats mutinés ou simples manifestants, qui festonnent son historial?). Depuis sa création, l’armée républicaine n’a pratiquement jamais cessé de guerroyer dans quelque coin du monde. Et certainement pas «pour la bonne cause»! Pays «de la liberté», exemple de démocratie, la France, si on la compare aux monarchies nordiques, voire belge, qui l’entourent, se distingue par son exercice de l’autorité. Au lendemain des événements de Mai 68, lycéens et étudiants (dont notre personnage) ne pouvaient conserver d’illusion quant au rôle strictement répressif d’une police nationale recrutée parmi les anciens de l’OAS. Renaud Séchan pouvait chanter: «La France est un pays de flics». Il est sûr que les Français vivent dans la peur, les peurs, multiples et contradictoires (la peur est toujours fantasmatique): des jeunes, des immigrés, des arabes, des lobbies juifs, du communisme, de la puissance américaine, du patron, du chômage et par dessus tout, même s’ils n’ont rien à se reprocher, du gendarme. La France n’est en définitive pas tant une culture qu’une idée, qu’ils se font d’eux-mêmes et qu’ils exportent, que les autres projettent sur elle (ici, le lecteur est invité à pratiquer cet exercice salutaire, que l’auteur a expérimenté, quand il était enseignant, avec ses étudiants, de formuler les idées reçues qu’il nourrit lui-même à propos de la France; le résultat pourrait s’avérer révélateur). Il est à craindre (c’est un euphémisme) qu’il s’agisse d’une idée fausse (inutile de préciser que l’Amérique en est une autre), néfaste (il a un peu voyagé, assez pour mesurer l’attraction exercée sur des populations miséreuses, prêtes à en passer par les camps de réfugiés en bordure de Méditerranée, dont les enfants de deuxième génération, parqués dans des «zones» où le provisoire et le précaire tendent à se montrer durables, souffriront du racisme ordinaire et des vexations policières) voire mortelle (il appartient à une génération élevée dans le culte des héros «morts pour la France» au cours d’une guerre qui avait redéfini l’échiquier des puissances mondiales et se poursuivait sur le mode «froid», il est hanté par ces étrangers «qui criaient la France en s’abattant» au lieu de clamer la liberté ou la fraternité, ces martyrs trompés qui, à en juger par l’évolution du pays, sont morts pour rien). S’assumer français constitue finalement son inconfort. Au vrai, plus que sa tradition 73


révolutionnaire, c’est plutôt son image galante qui définit la France. Et ce, si l’on en croit Villon, depuis le haut Moyen Âge. Du french cancan au french kiss (le «bon bec de Paris»), des cabarets aux défilés de mode, c’est une image de la parisienne de mœurs légères qui maintient la cote de la nation à la foire aux vanités. Le Français se reconnaît, partout où il aille, à un certain débraillé, tant vestimentaire (marque d’une assurance supérieure aux conventions) que moral (indice de surestimation de sa propre valeur, l’esprit autorisant le cynisme). Autrement dit, au-delà de son nombril, le Français ne croit en rien. Or cette franchouillarde complaisance narcissique, cette si reconnaissable désinvolture libertine sont l’opposé de l’incertitude et de l’insatisfaction qui habitent notre personnage. Aussi peut-il légitimement douter d’être tout à fait français. Car des Français, quand il avait onze ans, lui ont appris à coups de pierres qu’il était juif. Ses parents, communistes et athées, avaient veillé à ce qu’il ne reçoive aucune éducation religieuse. La mémoire de l’holocauste (auquel la majeure partie de sa famille paternelle avait échappé grâce à une intuition rare du grand-père qui, dès les premiers signes tels le port de l’étoile, avait organisé le passage de la ligne de démarcation, le changement de nom et l’installation chez des fermiers de la Creuse) a même entraîné le choix unanime d’épargner la circoncision aux rejetons de la génération suivante, car le principe de survie doit l’emporter sur les marques extérieures d’appartenance. Si bien qu’il a grandi dans l’ignorance, aussi bien des rites et préceptes religieux (et, s’il a connu comme tout un chacun des angoisses et des interrogations métaphysiques, le concept de divinité ou de foi ne lui a jamais traversé l’esprit; comme quoi les croyances elles aussi ne sont que le fruit d’une inculcation) que d’une ascendance distincte de celle de ses compagnons de rue ou d’école. Ce trait, qu’il a fini par assumer sans jamais parvenir à lui donner un contenu, lui a donc été attribué non pas par le milieu ou la famille mais, sur la base du seul patronyme, de l’extérieur et par autrui. Il ne désigne ni une conviction religieuse ni une intégration communautaire, seulement l’enjeu d’une vieille ostracisation, promulguée par la trèschrétienne Église au temps où elle légitimait la hiérarchie féodale, qui a survécu au renversement des structures sociales jusqu’à scinder l’élite de la nation en deux camps mortellement opposés (l’antisémitisme français est affiché comme une opinion, quasiment un parti: on est antidreyfusard 74


comme on sera plus tard communiste et nationaliste, au contraire de la persécution nazie qui a pris soin de construire ses camps d’extermination en Pologne plutôt qu’en Allemagne, recourant systématiquement à la périphrase pour évoquer le génocide, l’occultant d’une certaine manière comme un acte vergogneux). Notre personnage n’a jamais partagé même un sentiment de solidarité culturelle (tel qu’il l’a rencontré chez des amis, artistes et incroyants, Boris Lehman par exemple, qui revendiquent une appartenance, assument l’héritage d’une judéité). Juif est pour lui un concept imaginaire, qui n’en peut pas moins gagner une existence très concrète, par projection fantasmatique ou revendication symbolique. La lecture de Chlomo Sand est venue confirmer par une solide révision historique son sentiment (pourtant, l’antisémite possède une sorte de sixième sens infaillible pour identifier son ennemi; il en a fait l’expérience quand un soir dans le XVIe arrondissement une bande éméchée l’a repéré à son seul profil et silhouette et l’a poursuivi jusque dans le métro; et son fils, pourtant physionomiquement peu «marqué», s’est vu une fois refuser le service de consommation dans un bistrot du quartier historique de Cracovie!). Son expérience pratique de la judéité est celle de l’humiliation (sur le mode indigné: «Mais monsieur, comment avez-vous pu imaginer, avec le nom que vous portez, que vous pourriez travailler dans cette université?», Rennes, 1985; ou souriant: «Je tiens à vous dire combien j’ai apprécié votre analyse! Quel dommage que vous soyez juif!», Pau, 1990). Néanmoins, il se déclare juif. D’abord en tant que survivant (c’est parce qu’il s’assume juif français qu’il n’a pas le moindre doute que si un nouvel Hitler était porté aujourd’hui au pouvoir, il serait bientôt dénoncé et liquidé). Ensuite en tant qu’héritier, comme d’une malédiction, de mythes (l’errance) et attitudes (un humour particulier ne reculant pas devant l’autodérision), enfin d’un statut d’inconfort (il est redevable à Steiner d’avoir osé, et su, le formuler: «Par trois fois, le judaïsme a sommé le monde d’embrasser la perfection», se référant au «monothéisme au mont Sinaï, la chrétienté primitive, le socialisme messianique», les messages de Moïse, Jésus et Marx) dû autant à la nécessité interne d’intervenir qu’aux résistances rencontrées. Être juif lui impose une solidarité, non pas avec les sionistes, mais avec tous les réprouvés, ainsi qu’une distance critique à l’égard de toutes les orthodoxies. Victime consacrée (dirait Agamben) par l’histoire, il revient au juif d’incarner, par son inextinguibilité 75


même, la mauvaise conscience du monde. Pour notre mécréant, être juif signifie accepter la vaine mission d’être sur terre un emmerdeur. Il ne nie pas sa liberté, théorique et abstraite, encore moins sa responsabilité, en tant qu’homme et citoyen, mais seulement la possibilité d’un choix personnel. Sans recourir à Freud, dont il accepte les théories pour leur audace et goûte le style pour ses précautions à l’opposé de tout dogmatisme (à deux reprises il a été amené à suivre une psychanalyse), il conteste l’idée de Sartre selon laquelle «le choix libre que l’homme fait de soi-même s’identifie absolument avec ce qu’on appelle sa destinée». Tous les hommes ne sont pas ego. D’après son expérience, aucun ne l’est, sinon sur le mode de l’illusion volontaire. Les voûtes de la caverne platonicienne pourraient bien n’être que celles de notre crâne. L’un des chocs les plus déterminants de sa prise de conscience est dû à la lecture du commentaire explicatif d’un diagramme particulièrement touffu où étaient disposés, de façon lâche, à la fois dispersés sur la page et regroupés par plages, des noms d’artistes pouvant servir de référence culturelle, dans l’ouvrage de Pierre Bourdieu «La distinction». Ce passage précisait, statistiques à l’appui, que c’était chez les enseignants du secondaire que pouvaient se rencontrer les goûts les plus éclectiques comprenant aussi bien la culture érudite que la populaire, donnant à titre d’exemple une courte liste où il retrouvait, effaré, presque intégralement le rayonnage où il avait séparé, parmi les ouvrages et les disques de ses parents, ceux qui situaient ses propres goûts et préférences, reflétaient sa personnalité (ses parents étaient tous deux professeurs de lycée). Ainsi, ce qu’il croyait le plus intime et individuel, sa prédilection passionnée pour certaines œuvres, appartenait à une catégorie sociologique délimitée où le sujet se diluait dans un milieu, une époque et une trajectoire qui échappaient à son intervention comme à sa conscience. Les données biographiques privées étaient convertibles en termes de disposition et de capital culturel et la rigueur du portrait que l’analyse lui renvoyait ne permettait aucun doute quant à sa validité. Même le divorce de ses parents pouvait être pris en compte. Le peu qui éventuellement n’entrait pas dans le tableau synoptique des déterminismes sociaux, qui demeurait imprédictible, relevait sans conteste plus d’une intervention du hasard que d’une manifestation de la personnalité. En fait, tout ce qui constitue la vie psychique, goûts comme sentiments, joies, soucis, dilemmes et 76


anxiétés, ne sont que les formes intériorisées d’un conditionnement. Si la sociologie n’a pas exploré encore plus de champs, cela se doit à la demande sociale d’une science appliquée (aptitude à l’emploi, contrôle de l’espace urbain, canalisation des réactions de masse, prévisions de tout ordre) et à la corruptibilité des chercheurs. Il se découvrait représentant typique d’une frange issue d’une petite bourgeoisie au capital culturel nettement supérieur au capital économique, dont la distinction se marquait surtout à l’égard des prolétaires (travail intellectuel contre travail manuel). Et ce indépendamment des convictions politiques familiales qui n’engageaient guère ses membres au-delà de la vente dominicale du journal du parti. Ce qui l’a toujours surpris chez les intellectuels marxistes de salon, c’est leur manque total de lucidité quant à leur propre condition et situation. Ce qui le frappait chez ses parents et les amis de ses parents, tous enseignants communistes, c’était leur disjonction de la réalité environnante, dont ils savaient ce qu’en disait le parti et, dans cette tour d’ivoire du confort et de la paresse intellectuels, leur bonne conscience. Étant donné le contexte et le milieu, même sa révolte et sa contestation étaient sociologiquement prévisibles. Moitié de ses potes étaient fils d’enseignants, les autres fils de communistes. Ce qui signifie qu’en matière d’opinions non plus, sa pensée n’était pas personnelle. Sa grandmère, inscrite au parti avant même d’être majeure, vraie communiste qui n’avait jamais voulu faire carrière au sein du parti, restée militante de base même quand elle faisait partie des ultimes vétéranes encore en vie, en avait trop vu au cours de sa vie pour garder beaucoup d’illusions. Le mot «allemand» lui écorchait les lèvres (elle ne lui a jamais parlé de son activité de résistante, qu’il n’a connu que par le témoignage d’autres «anciens combattants», mais il ne saurait oublier la surprise, et les cris immédiatement consécutifs, en découvrant sous l’estrade qui surélevait la baignoire, dont il avait réussi à faire basculer le panneau latéral et sous lequel il avait rampé, tout un arsenal de fusils et mitraillettes rangés et cachés depuis la «libération»), aussi ne l’a-t-il jamais entendu nommer les «prussiens» que chleuhs, teutons, boches, alboches, frisés, fridolins, fritz, doryphores ou verts-de-gris. Et elle ne commençait jamais un repas sans prononcer en guise de «benedicite»: «Encore un que les boches n’auront pas!» Elle méprisait le militantisme mou de sa fille et de son gendre mais ne se serait jamais permis la moindre remarque pouvant sonner comme un reproche. Elle a sincèrement souffert de voir son 77


petit-fils atteint de la «maladie infantile» du gauchisme. Avant 68, les rassemblements, et affrontements, de la «gauche» en France s’opéraient à l’occasion de manifestations anti-impérialistes, concrètement antiaméricaines, réclamant la paix au Vietnam. Point n’était besoin d’être voyant pour prophétiser les engagements politiques de notre «sujet». Il a naturellement reproduit l’évolution du groupe surréaliste, qu’il découvrait à l’occasion de l’entrée dans le cercle familial de Gilles Mayoux, fils du poète Jehan Mayoux, qui devait devenir son véritable initiateur, passant de l’agitation trotskiste à la conviction anarchiste sans même se rendre compte qu’il parcourait un sentier bien battu (peut-être est-ce en fin de compte cette illusion, et cette innocence, de la jeunesse découvrant la poudre qui lui manque aujourd’hui le plus). Il ne devait pas tarder à déchanter et, si ses «opinions» n’ont jamais changé, son enthousiasme et son militantisme ont fait long feu. Cartésien, il ne songe plus à changer le monde et n’adresse plus son exigence d’intégrité qu’à soi-même (il instruit parallèlement son propre procès, interminable non pas à cause des recours interposés mais en raison du nombre de griefs). À sa façon, il reproduit aussi bien le rangement spontané du côté des victimes de ses parents que leur distanciation sans risque. Pour appartenir à la petite bourgeoisie, il n’en est pas moins un «petit enfant du siècle». Enseigner n’a jamais correspondu chez lui à une «vocation». Au contraire, il se souvient parfaitement avoir déclaré à un examinateur du Bac, surpris de la jeunesse de ce «candidat libre» et lui demandant ce qu’il comptait faire par la suite: «N’importe quoi, sauf prof!» Il a même conservé le souvenir ému d’un de ses instituteurs qui l’avait stimulé à lire (à une époque où les scènes quotidiennes de ménage, qui devaient finir par le divorce, l’incitaient à fuir l’atmosphère domestique, se cherchant des refuges imaginaires dans les terrains vagues de la colline d’Orgemont et dans les livres qu’il «dévorait») et que notre jeune élève vénérait, l’interrogeant sur l’avenir, à qui il avait répondu enthousiaste sans y mettre de flagornerie qu’il deviendrait instituteur; et il ne peut oublier le regard de commisération du «maître» déjà fatigué et déçu qui s’est écrié: «Ne fais pas ça!» Et pourtant, sans qu’on puisse y voir la moindre «ironie du sort», il est effectivement devenu instit puis prof universitaire (semblable mésaventure aura été le lot de ses frères et sœurs qui, indépendamment de la branche d’études choisie, scientifique, économique ou littéraire, ont 78


également fini enseignants; sa sœur avait un jour conclu: «Nos parents ont assuré la relève du personnel de l’Éducation nationale!»). Il a choisi (il a cru choisir) ce «ministère» en se convaincant que c’était encore dans ce domaine qu’il avait le plus d’expérience (la «route», les petits boulots et un court passage aux cuisines de divers restaurants ne pesaient guère en regard d’une quinzaine d’années de scolarité) et d’idées (ne serait-ce que pour ne pas reproduire les méthodes et la posture de ses parents que les bouleversements post-soixante-huitards n’avaient pas affectés, puisque dans leur inébranlable suffisance, confort et inconscience ils estimaient les avoir toujours pratiqués). Les capacités d’auto illusion sont illimitées. Son engagement pédagogique (son héritage) était trop profond pour ne pas se révéler contradictoire: ses expérimentations (ateliers permanents, sorties hebdomadaires, intervention régulière des parents d’élèves dans la salle de cours), en dépit de leur résultat positif sur le plan scolaire, lui ont rapidement valu un Conseil de discipline; quant à ses propres enfants, il a préféré leur épargner l’apprentissage coercitif du silence et de l’obéissance et ne les a pas mis à l’école primaire. À l’université, il a dû d’emblée renoncer à la perspective d’une carrière, se contentant d’un poste de lecteur à l’étranger (échappant ainsi aux intrigues et aux responsabilités liées à la gestion et à l’orientation de l’institution, lieu de pouvoir autant qu’espace de savoir). Dans son isolement, son seul mérite aura apparemment été d’inventer chaque année son cours, répugnant à répéter ce que les étudiants pouvaient sans difficulté trouver dans la bibliographie et les ouvrages de vulgarisation, abordant les textes comme les indices d’un crime littéraire à débrouiller, ou comme les morceaux d’un puzzle impossible à reconstituer car on savait d’avance que la plupart des pièces manquaient (il publiait de loin en loin un condensé des spéculations poétiques dont ses leçons avaient fourni le prétexte). Mais là encore, il ne découvrait rien, tout au plus approfondissait-il, avec des outils (la linguistique et la sémantique structurales françaises étaient à leur apogée) qu’il manipulait avec beaucoup de précautions car sa rigueur n’allait pas jusqu’à la spécialisation, à travers l’analyse son propre rapport fantasmatique aux textes lus passionnément (mais incorrectement) pendant l’adolescence. En fait, il n’a jamais fait que piétiner (ce qu’il continue à faire avec ce récit), ressassant ce qu’il connaissait déjà, c’est à dire restituant ce qu’on lui avait appris. La conscience individuelle est faite des paroles des autres, et l’inconscient 79


aussi s’il est vraiment «structuré comme un langage». Au moins, enseignant au niveau du supérieur, donc devant un public socialement privilégié, ne contribuait-il pas à la sélection et reproduction sociales. Il s’est toujours défini comme un «produit» de Mai 68. Précisant qu’il avait treize ans à l’époque (même au Comité d’Action Lycéen on le regardait de haut, hésitant à lui confier certaines tâches), qu’il appartient à l’ultime «classe» soixante-huitarde, celle qui sur le coup a adhéré sans rien comprendre, mais dont la vie (la trajectoire) en a irrévocablement été changée (celle qui, se détournant de la «carrière» sur le plan social, a préservé les valeurs de cette rébellion au niveau individuel). Rétrospectivement, il comprend que la révolte des étudiants, préparée depuis au moins deux années et qui s’inscrivait dans le panorama des conséquences de la défaite américaine au Vietnam, consacrant la solidification d’une influence chinoise sur l’échiquier mondial, à travers la formation de groupuscules maoïstes très organisés et très disciplinés qui concentraient toute leur énergie à contrer l’autorité du parti communiste, constituait une sorte de banc d’essai, permettant à la prochaine génération de dirigeants, politiques et médiatiques (il s’agit de créer et contrôler l’opinion, dite «publique», qui garantit la stabilité du pouvoir), de faire leurs premières armes et leurs preuves. En 68 s’est joué le renouvellement des cadres et des leaders qui allaient gouverner aussi bien sous l’étiquette socialiste, de Mitterrand, que libérale, de Sarkozy. Les grévistes, les manifestants et les bâtisseurs de barricades étaient à leur insu des pions dans un exercice d’entraînement à la manipulation. Mais les étudiants et les lycéens étaient jeunes et mêlaient, dans leur élan de contestation globale, les mythes de changement radical (de «libération») des mœurs et de la pensée issus aussi bien de Dada et des manifestes du surréalisme que de la beat generation américaine et des utopies du XIXe siècle: ils ont vécu ces événements qui les dépassaient comme une fête. Notre lycéen a en outre fait l’apprentissage de la harangue, du discours improvisé, de l’imitation, du jugement péremptoire et de l’assurance feinte (cette dernière lui sert encore lors des tournages, lorsque la tension sur le plateau est à son comble, que chacun est préoccupé de sa tâche particulière, que commencent à naître les craintes et les doutes et qu’il lui faut afficher une certitude absolue au moment où il n’a pas encore la moindre idée du résultat). Les revendications soixante-huitardes 80


n’étaient profondément que des mots d’ordre, des valeurs rhétoriques (Žižek a bien montré comment le caractère justement irréalisable de telles exigences garantit l’autorité des meneurs). Il aura fallu le voyage en Afrique, la confrontation véritable avec l’autre, le dépaysement total, pour qu’elles deviennent, par le vécu de l’errance et de la découverte, la perte des repères du quotidien et des références de l’imaginaire, des valeurs pratiques. Les pieds nus, la semelle de cal et corne durcie sous la plante, étaient le signe incorporé de cette transformation. Avec eux, définitivement, il entre en duplicité: bourgeois et va-nu-pied. Il mène depuis, non pas une double vie, mais plutôt deux vies en une, appliquant une morale communautaire dans une maison privée (qui a déjà hébergé de nombreux complices, plus fréquentée qu’un moulin, mais s’est avec le temps encombrée de papiers, livres, accessoires, et vidée de présences, à mesure que les visiteurs entraient dans la «vie active» et que son habitant devenait moins sociable), une posture de désobéissance civile au sein de l’institution (il effrayait plus de collègues et d’étudiants qu’il n’en séduisait, ne respectait pas les programmes et souvent improvisait ses cours), une pratique collective pour l’élaboration d’œuvres d’auteur que lui seul en fin de compte pouvait assumer et signer, une exigence professionnelle pour des productions marginales et sans moyens, s’installant dans les contradictions sans chercher à les résoudre, bref menant une existence de bohème dans un cadre de normalité formelle, vagabond et propriétaire, précaire et fonctionnaire. L’un et l’autre modèle encore une fois hérités; le premier fantasmé à partir des mythiques réunions de hachichins et hydropathes à l’hôtel Pimodan ou de surréalistes rue du château, reproduisant vaguement de courtes expériences communautaires en France et à Amsterdam à son retour d’Afrique; le second correspondant au patron parental, avec sa mollesse et sa négligence, sa routine et son confort (il l’avait adopté justement pour n’avoir pas à lutter sur tous les terrains). Si le voyage en Afrique constitue bien dans sa vie une charnière (alors que, même s’il a tâté dans chaque pays de ses prisons, ne faisant que passer sans entreprendre aucune activité, d’aide ou d’exploitation, ses observations ne se distinguent pas, pour l’essentiel, de celles du touriste), c’est qu’au sein de la plus grande misère et précarité il a rencontré une joie de vivre en regard de laquelle la richesse occidentale ne servait qu’à gaver des malades, paralysés de l’âme et du corps et l’Europe paraissait 81


sinon un tombeau un hôpital. En même temps, il a compris qu’en tant que blanc il appartenait irrémédiablement au camp des colons. L’Afrique n’était certes pas un éden, le jardin avait depuis longtemps été transformé en désert, mais de toute façon il n’y avait pas sa place. Ainsi son voyage, en tant qu’échec existentiel, l’a simultanément libéré et à jamais emprisonné dans la contradiction. Il en est revenu en exil. Une époque et un milieu familial, social et géographique précis ont donc façonné sa conscience, permis (voire programmé ou au moins informé) ses aventures biographiques (ou plutôt la disposition qui lui faisait assimiler aussi bien les rencontres prévisibles, inter pares, que les accidents du hasard selon un code prédéterminé). Son appréhension et sa compréhension de soi et de son environnement correspond, sinon à un état du monde, à celui des connaissances disponibles pour l’interpréter. Du point de vue d’une «histoire de la fraude» qui reste à écrire, il vit une époque de transition particulièrement intéressante. 1789 est une date symbolique parce qu’avec la révolution française, si court qu’elle ait tourné, c’est la structure de la société féodale, l’ancien régime, qui est renversée. Les signes, au niveau de la superstructure, étaient apparus quelques années avant: nouveaux concepts, nouvelles valeurs. Dans le champ culturel, les mots «art», «esthétique», «littérature», etc. en concomitance surgissent ou prennent leur acception moderne, définissant le domaine d’une nouvelle élite, chargée non seulement du divertissement des classes dirigeantes, ce qui était leur rôle courtisan traditionnel, mais de la création d’un nouveau marché (avant la libéralisation de la Bourse dans les années 80, l’art constituait l’un des seuls marchés non régulés, fonctionnant strictement sur la base d’enchères et permettant bien entendu le blanchiment) et surtout de la sécrétion d’une idéologie légitimant le nouveau pouvoir. Les infrastructures vont se développer à partir du XIXe siècle autour de trois axes, le «scientifique» (et surtout son application technologique), le politique (basé sur le principe de la «démocratie représentative» et devant maintenir une façade de «droits» protégés) et le médiatique qui, des premiers journaux au réseau contemporain, assure le flicage de la pensée. Il est remarquable que le mouvement «romantique» qui a formulé les références de la modernité encore unanimement acceptées deux siècles plus tard (au point que le public appelle «classique» la musique romantique) ait promu comme 82


valeurs suprêmes la nature et l’individu au moment même où la révolution industrielle, la civilisation urbaine et les communications de masse les anéantissaient. Ces concepts survivent comme leurres! Notre personnage a assisté à l’infléchissement accéléré des trois axes, absorbés par un unique champ, celui de la finance (les plus grands mathématiciens sont gagnés par la perspective d’une fortune boursière, les politiciens légalisent leurs manœuvres et les media répandent les bruits et diffusent les images qu’on leur fournit). Qui dit or dit corruption (cette association n’est pas neuve, elle remonte au moins à l’antiquité). Mais la corruption généralisée au niveau des plus hautes sphères a des conséquences inédites sur le savoir autorisé. Notre personnage, sans être paranoïaque, ne lit plus les journaux, ne regarde pas la télé, persuadé que toute l’information est mensongère (non seulement idéologiquement orientée mais délibérément falsificatrice). À mesure que les nouvelles technologies électroniques se perfectionnent, contrôle, filtrage et censure se renforcent. Fabricant lui-même des images, il ne nourrit aucune illusion quant à l’étendue du trucage possible. Ses instruments, caméra ou stylo, servent à interroger le visible et formuler le doute. Il a conscience d’être ainsi voué à l’isolement et à la marginalisation. La télé est l’ennemi. Car les media non seulement fondent la collusion de la politique et du spectacle mais attirent comme une chandelle ses mites les intellectuels et les universitaires qui, pour une illusoire miette d’influence, troquent la patiente et incommode recherche pour le commentaire périphrastique et le jugement à l’emporte-pièce. En quelques décennies, il a vu l’enseignement se dégrader et l’université devenir un lieu d’inculture (titularisée et arrogante). Il se méfie même des clivages «politiques» affirmés car les élites dirigeantes forment une famille où conjoncturellement toutes les alliances sont possibles (on pratique l’opinion comme un sport où l’adversaire est honorable et pourra rejoindre votre parti) même les plus contre nature (il paraît qu’une association sioniste d’extrême-droite a pu ponctuellement s’associer avec des négationnistes!). Ce n’est pas tant que les hommes changent, c’est qu’ils se vendent. Ce qu’on appelle le mal se réduit, quand on examine de près les grands prédateurs humains, qu’ils soient nazis, financiers véreux, dictateurs ou gangsters, à un manque d’imagination, telle que Baudelaire la définissait comme la capacité à se mettre à la place de l’autre, un simple défaut de générosité (Descartes donnait à ce concept très précisément le même sens que Baudelaire à l’imagination 83


et concluait qu’il s’agissait de l’unique passion dont l’excès ne s’avérait pas néfaste). Leur égoïsme repose sur une conviction d’individualité qui les place au-dessus des autres alors que justement on constate qu’il y a peu d’aigles parmi eux, juste des petits vautours. Bien plus, ils se caractérisent, d’une part par une grande diversité d’origine et de formation, prouvant que c’est la place occupée, la situation de pouvoir, qui engendre le comportement; de l’autre par la médiocrité des motifs (ce qui est effrayant, c’est qu’il est probable que tout autre, sans vocation ni instinct criminel, aurait dans des circonstances semblables agi de même). Pour une morale du bonheur, être cartésien c’est aussi être barthesien, savoir allier le plus de jouissance au moins de pouvoir. Plutôt que des contradictions apparentes, il préfèrerait des contradictions à part entière. Sa «nausée» n’est pas existentielle! Blessé, il est prêt à se battre pour la préservation de quelques illusions. Il aurait voulu s’inventer une âme! Il perçoit intuitivement que l’hypertrophie du regard, caractéristique voire spécifique de la société occidentale, est un piège favorisant l’aveuglement. Sans même considérer la déficience de l’organe de la vue chez l’homme (les arguments de Berkeley restent valides), l’évidence du visible lui paraît trompeuse: le monde manifeste sa présence mais demeure opaque à l’entendement. La connaissance qu’on peut en avoir, fournie par les livres, est une interprétation. Filmer permet d’opérer des rapprochements, de mettre au jour des similitudes, de construire des parallélismes, à partir desquels on peut éventuellement hasarder quelque hypothèse mais sans jamais aboutir à des certitudes (le cinéma enregistre, ou fabrique, seulement des images). En fait, il est persuadé que la caméra, avant le projecteur sur l’écran, projette la réalité qu’elle filme et que, profondément, le cinéma ne peut jamais dévoiler rien sur le monde mais seulement sur le cinéma lui-même. Le monde, c’est avec d’autres sens, sensuellement, qu’il faut l’approcher. Lui le parcourt. Le mesure, l’appréhende avec ses pieds. Il est toujours en repérages, il marche à travers la ville, l’explorant systématiquement (à la maniaquerie qu’il a héritée de sa mère s’ajoute une fascination pour les nombres, une rage d’ordonnance et de régularité qu’il transporte dans les différents lieux où le conduit une trajectoire de vie passablement chaotique). Les livres ont une fonction de fiction: ils sont en connexion directe avec la vie mentale, non limitée par les faiblesses contingentes du corps ni la 84


résistance agressive de la matière. Enfant, la lecture était sans doute son activité principale: il lisait en marchant dans la rue, en mangeant à table, le soir au lit (sans parler des stations aux toilettes). Son seul souvenir d’une attention paternelle tient à la lecture à voix haute des textes qu’il préparait avant de les donner à étudier à ses élèves. Le fils l’écoutait, littéralement ravi. Mais le mental se confondait chez lui avec l’émotion, et les histoires qu’il lisait pouvaient le faire pleurer, sans consolation possible, pendant des jours d’affilée. Aussi lui avait-on interdit certains ouvrages: Andersen, «Poil de carotte», «Les misérables», qu’il a bien sûr lus en cachette (il possède très certainement une forte tendance masochiste) et qui l’ont marqué, comme au fer rouge, à vie (il n’en est venu à écrire, voire à filmer, qu’à cause d’une réponse de Monsieur Lepic à son fils qui lui demandait de lui rapporter de Paris quelques volumes: «Écris des livres, tu les liras ensuite»). Il est incontestablement un «intellectuel». À des étudiants venus l’interviewer quant au sens de ce mot, il a précisé qu’il s’agissait d’une «perversion», au sens freudien, d’un déplacement indu de certaines activités corporelles dans le cerveau, et a caractérisé la catégorie «professionnelle» par ses «érections mentales». Provocation à part, il est profondément scandalisé par la veulerie de la «classe» intellectuelle (dont le choix d’un plan abstrait de discours dissimule le plus souvent un très concret collage au pouvoir, au moins un souci de consensus masquant l’absence d’idée originale, et par ailleurs une avidité poussant à accepter toute commande, faute d’intégrité ou de simple humilité; le «principe de Peter» réclame la complicité active des agents) vérifiable sans doute depuis l’aube de l’Histoire mais toujours choquante quand on doit la côtoyer dans le champ universitaire ou «artistique». Les «intellectuels», au moins au Portugal mais il a toutes raisons de croire qu’il s’agit d’un phénomène général, en viennent, presque infailliblement, très vite à parler de fric (de subventions, qu’ils estiment leur être dues, donc pour se plaindre) et de cul (les festivals sont plus soucieux de la qualité des «fêtes» organisées chaque nuit que de celles des objets présentés). Le vernis intellectuel craque dès qu’on aborde la sexualité: l’investissement cérébral (et, dirait peut-être Foucault, «l’excès d’information») semble aller de pair avec l’immaturité. Les intellectuels sont ceux qui lisent certains livres «d’une seule main», grands consommateurs de pornographie (justifiée par une pulsion de savoir), ne devant rien au garagiste affichant au mur une photo de nu sur un calendrier, si ce n’est 85


l’hypocrisie (son «patron» universitaire l’entretenait, francité oblige, de ses lectures graveleuses, son père cachait ses revues porno sous son lit). Une évidence s’impose: le domaine intellectuel est celui qui depuis l’Antiquité a élaboré un dialogue par delà les siècles et les frontières, mais au niveau de la pensée, de Platon ou Confucius à Heidegger, en philosophie comme en poésie, on ne saurait constater le moindre progrès. Si au moins il pouvait cerner sa conscience par le jeu des influences externes, à travers un faisceau de références qui, sans qu’aucune lui soit propre, par leur diversité singulière, le définirait en tant que mélange, ne serait-ce que par contraste, comme une sauce en cuisine se distingue d’une autre par le choix et la proportion d’ingrédients! Mais même une telle approche périphérique ne saurait aboutir qu’à une figure fallacieuse. Car la mémoire n’est pas fiable. Ce qu’il aura oublié sera certainement aussi important que ce dont il se souvient. En outre, ce qu’il a inventé joue un rôle décisif. Par exemple, il se souvient avoir manié à une certaine époque le latin avec assez d’aisance pour le parler (son professeur de français et latin a exercé une influence déterminante bien que difficile à évaluer en termes concrets). Il ne lui en reste apparemment rien, sinon une perception aiguë de la syntaxe. Il se rappelle avoir reconstruit imaginairement un film que ses collègues de l’école primaire étaient allés voir et qu’ils lui avaient raconté avec force détails. Ce film non vu a sans aucun doute eu une forte influence sur son imaginaire et son esthétique cinématographique puisque six ans plus tard il se refusait encore à le voir, de crainte que la confrontation des images réelles à celles fantasmées ne s’avère, plus que décevante, destructrice, comme une idole qu’on brise. Ce visionnement ne présenterait plus aujourd’hui d’intérêt car il a tout oublié de ce qu’il avait imaginé. Parfois un mot peut acquérir un pouvoir évocateur et une résonance quasi magique (même si la psychanalyse est éventuellement en mesure d’en découvrir la cause, le phénomène est d’ordre hallucinatoire) puis quelque temps plus tard apparaître banal (même si c’est un effet de refoulement). Il en va de même avec certaines formules «inspirées», ou certains vers. La lecture d’auteurs plus «techniques», sinon «difficiles», tels Marx ou Nietzsche, a confirmé l’idée qu’il s’en était formé au préalable à partir de conversations écoutées (tout en dépassant ses attentes). D’autres ont suscité déception, voire rejet. Pourtant, l’image initiale n’a pas été 86


effacée et continue de fonctionner comme repère philosophique ou idéologique. Mais il cultive également des penseurs qu’en fait il n’a pas lus, dont il ne connaît que quelques citations marquantes. À l’opposé, de la lecture d’innombrables textes et poèmes surréalistes ne surnagent dans sa conscience que quelques voix. Sa culture est donc en grande partie diffuse et impersonnelle. Il est convaincu que le catalogue qu’il a, une fois (dans «Carne et débauche»), tenté de dresser des figures qui le «hantent» (la plupart sont effectivement des fantômes) en dit moins que ne pourrait le faire une analyse assez poussée de la syntaxe qu’il emploie, car l’écriture est toujours, dans son essence comme dans son mode d’apprentissage, copie et imitation. Sa bibliothèque, prolifique (les livres débordent des étagères qui tapissent toutes les pièces de la maison et s’entassent en hautes piles sur les meubles comme sur les planchers), ne fournit probablement pas plus de renseignement sur sa personnalité que celle de Montaigne pouvait le faire sur son propriétaire. Tout au plus met-elle en évidence le disparate de ses goûts, et donnet-elle un indice de son caractère maniaque: que l’auteur soit pour lui fondamental ou secondaire, il aura acquis ses œuvres complètes. Depuis qu’il s’est mis à écrire, il lit moins, préférant relire, souvent «en diagonale», les ouvrages qu’il connaît déjà (non seulement la curiosité s’émousse avec l’âge mais, ayant renoncé à l’infantile désir encyclopédique de tout lire, il revient au plaisir infantile de la répétition). Son narcissisme ne saurait se satisfaire du reflet que lui renvoie le miroir. Si d’un côté tout le visible lui paraît, sur le mode paranoïaque, déchiffrable comme une projection, sous forme de métaphores concrètes, de l’intérieur secret de sa psyché – l’amenant à pratiquer l’introspection par observation externe: se reconnaître symboliquement dans les dessins que lui présentent tant les ouvrages humains (il sort d’un bon film en pensant: «celui-là au moins, je n’ai plus à le réaliser»; il est convaincu de posséder dans sa mémoire tous les tableaux de Van Gogh y compris ceux qu’il n’a jamais vus; le monde n’est peuplé que de ses doubles mais il n’est lui-même qu’un exemplaire raté de quelque golem issu tel un têtard du limon) que les phénomènes naturels (le vol des nuages, la conquête du lichen, l’écaillage de la peinture). De tous les objets qui composent l’univers, le miroir est le seul dont il doive se méfier (il voue bien sûr un véritable culte à «Alice»). L’image renvoyée se compose en 87


effet de choix (coiffure, vêtements; ces choix très concrets correspondent à des gestes, à des achats) supposément révélateurs d’un goût personnel, que confirmerait une certaine permanence des options (coupe, couleurs, silhouette). Or il ne doute pas que cette image qu’il s’est fabriquée ait eu des modèles, mais il ne parvient pas à remonter à toutes les sources qui pourraient l’éclairer sur la matière première de ses goûts, de sa conscience. Certains proviennent de figures familiales (modèle parental): son beau-père avait adopté les chemises de laine à larges carreaux que vulgarisaient à l’époque les chanteurs canadiens. D’autres ont des valeurs symboliques, pouvant d’ailleurs fonctionner positivement ou négativement: ses cheveux longs remontent à la libération des mœurs des années soixante et ont pour modèles les survivants de la beat generation, sa haine du jeans signifie un refus de l’uniformisation vestimentaire (mais aussi, subrepticement, du patron cinématographique américain), que la découverte que ces pantalons constituaient l’uniforme des taulards n’a fait que renforcer. Elles proviennent donc d’autres images, de la fixation, pour des motifs obscurs ou plutôt oblitérés, pendant l’adolescence de telle mode qui n’est plus passée. Le fait qu’il puisse avoir des goûts contradictoires, qu’il puisse changer d’image (par exemple, s’il ne se coiffe jamais, il se rase les cheveux périodiquement puis les laisse repousser pendant des mois ou des années) signifie seulement que des modèles contradictoires peuvent coexister (tout symbolisme n’est-il pas ambivalent?): la chevelure est certainement liée à une identification générique et une orientation sexuelle (conflictuelle parce que justement imposée par un canon social que l’éducation, familiale autant que scolaire, inocule de façon diffuse), cheveux longs aussi bien que crâne rasé (via les réunions du FHAR et l’image adoptée par Genet et Foucault) traduisent entre autres une tendance homosexuelle. Mais même celle-ci ne lui paraît pas innée. Toute la sexualité, telle que Freud l’a décrite, ne lui apparaît si riche que parce que la libido oriente la totalité des activités humaines et que l’assouvissement physique ponctuel du désir ne saurait l’épuiser (ni même le satisfaire d’aucune manière: Jarry a bien montré comment le principe de répétition est indice justement de frustration – sa «Messaline» reste vierge). Si bien que l’orientation sexuelle, préférences et perversions, ne lui semble pas plus personnelle qu’aucun autre goût. Son image dans le miroir s’avère en fait un collage, découpé dans diverses revues et catalogues selon la technique de Max Ernst. Il n’est pas innocent 88


que le nom de «Frankenstein» ait glissé du médecin au monstre (qui dans le roman originel n’est jamais nommé) au cours de la diffusion médiatique du mythe: l’arrogant docteur, qui se voulait un «nouveau Prométhée», ne pouvait créer qu’un reflet, un double de lui-même. Le drame tient à ce qu’il ne se reconnaît pas (celui du docteur Jekyll, mythe proche, à ce que sa création, Hyde, représente la part de soi qu’il n’assume pas, qu’il veut en fait éliminer sous couvert de l’autonomiser; à la différence de Mary Shelley, Stevenson pose d’emblée comme essentiel le rapport de duplication qui unit créateur et créature). Disons que notre personnage, en se regardant dans la glace (ce qu’il évite autant que possible, de même qu’il n’aime pas se faire photographier), voit Frankenstein, le monstre pas le médecin, une créature faite d’éléments hétérogènes, ratée (il aurait peut-être préféré être femme, éventuellement avoir les yeux bridés) dont il n’est pas l’auteur, qui n’a d’autres créateurs que le hasard et la machine sociale, créateurs anonymes, vides, qui ont conçu une poupée animée, un mannequin (lucidité visionnaire de Schulz!) vide à leur image. Il aurait pu naître fille, il est né garçon. Cette différence générique ou génétique initiale paraît peu pertinente en dehors du rôle spécifique dans la reproduction. Pour le reste, il n’est aucun comportement observable chez les espèces animales «naturelles» qui puisse être attribué exclusivement à l’un des sexes, pas même les rites de séduction (parades), de combat ou de soins donnés aux petits (chez certaines espèces d’oiseaux, ce sont les mâles qui couvent). S’il se distingue d’une femme, ce n’est donc pas tant par ses traits physiologiques mais par une éducation: il est devenu garçon, on l’a fait garçon. Il est incapable de retracer les étapes, pourtant fondamentales, de ce façonnage sexuel. Faute de souvenirs, il peut seulement observer les écarts au niveau du résultat. Il ne doute pas qu’on lui a appris à feindre la force comme on apprend aux filles à feindre la faiblesse. La «masculinité» est un mode de domination. La femme est «gauchère» pas seulement comme métaphore d’une dépendance insidieuse et feutrée, indice d’inégalité sociale, mais très concrètement dans le placement des boutonnières des vêtements dits «unisexe», c’est à dire construits sur le patron vestimentaire masculin (il n’y a pas de robes ou de jupes «unisexe»). Lui trouve justement que l’accoutrement de l’homme occidental repose sur une mortification du corps serré dans un costume toujours trop moulant (en Afrique, il 89


portait des gandourahs ou des djellabas), engonçant les membres, sans même parler de la cravate, symbole phallique et substitut de la «corde pour le pendre». Ses expériences de travesti pendant l’adolescence ne l’ont pas convaincu: les gaines, bas et soutien-gorge de sa mère étaient nettement des dérivés du corset, l’élastique remplaçant les lacets, dans lesquels il se sentait plus étriqué encore que dans ses sous-vêtements masculins (il a tôt mis au rencard ces derniers instruments de torture, préférant la «crasse» au supplice; aussi bien, tout ce code vestimentaire particulier doit-il être analysé en tant que négation et effacement du corps: le «maillot» ne protège pas tant de la «saleté» qu’il absorbe en partie la sueur trop odorante). Il sait bien que même cette indifférence aux habits est un privilège, plus grand encore que celui de pouvoir s’offrir des «griffes» prestigieuses. Si sa masculinité lui pèse, s’il trouve encombrante et inesthétique la queue qui lui pend entre les jambes, s’il a connu ses plus intenses jouissances physiques dans des conditions où n’était requise de lui qu’une attitude passive (mais là encore il s’agit d’un cliché sexiste; il doute même qu’il existe une «orientation sexuelle», si ce n’est fantasmatique et fabriquée; il a aimé des garçons et des filles et seule la circonstance de pratiques dégradantes, non pas en soi mais par le mode où elles étaient exigées, à une époque où il s’est prostitué, et surtout la rencontre capitale avec sa compagne ont finalement forgé, fixé, décidé son statut sexuel définitif qu’il a assumé jusqu’à la paternité), il n’en reste pas moins un «homme», c’est à dire une créature atrophiée, caractérisée par des répugnances et des préjugés acquis (alors qu’il envie un peu la relative «liberté» vestimentaire féminine, il ne supporte pas, épidermiquement, le maquillage). Il imagine difficilement comment, sans un sentiment d’«amour fou», nécessairement réciproque et trop intense pour s’arrêter aux conventions sociales, les rapports de couple pourraient n’être pas de l’ordre de l’humiliation permanente. Quand il a rencontré Corbe, il ne croyait pourtant pas à l’amour (le modèle parental n’avait pu jouer) et l’«amour fou» n’avait pour lui de consistance que littéraire (puisque même chez Breton il n’avait pas duré). C’est elle qui, par sa passion sans faille, lui a permis de se bâtir une vie centrée sur l’aventure infinie de découvrir l’autre (et, théoriquement, se découvrir soi-même à travers l’autre, mais il a au contraire, à mesure qu’il constatait par comparaison sa propre indignité, compris que ce souci d’existence, donc de conscience, individuelle n’était que vanité superfétatoire). 90


Encore fallait-il qu’elle possède une richesse intérieure assez inépuisable pour que l’aventure résiste au temps (routine et usure du ménage) et aux accrocs (outre faiblesses et contradictions, chacun enserre un fond de hantises qu’il ne partage pas). Sans tenter de se fondre l’un dans l’autre mais assumant et cultivant une complémentarité, ils ont entrepris de vivre et créer ensemble. Elle est ainsi venue au cinéma tandis qu’il lui doit son rapport à l’écriture. Ils ont filmé et écrit parfois à deux. Il s’en remet à elle et regrette de ne pas parvenir à renoncer à soi plus absolument. On pourrait croire qu’il n’est rien de plus individuel, identitaire, que le prénom et le nom, propre, majusculé, que l’on porte. Au contraire, d’une part le patronyme lie l’enfant à une lignée et souvent le second prénom renvoie à un ascendant proche disparu; d’autre part, en le lui attribuant, les parents fixent un modèle positif pour leur rejeton, lui tracent un programme existentiel fantasmatique traduisant leur propre désir ou ambition. Notre perpétuel inquiet et insatisfait a rejeté son prénom, a changé de nom. Auparavant, il avait interrogé ses parents sur les motifs de leur choix et le sens symbolique de celui qu’ils lui avaient décerné. L’un a répondu, péremptoire: «À cause de Prokofiev!», l’autre: «À cause d’Eisenstein!» (Il s’était déjà orienté, au moment de cette naïve demande, vers le cinéma et a soupçonné qu’on lui mentait: ses parents n’étaient pas des cinéphiles invétérés, la russité du prénom avait éventuellement suffi à leur choix). Aucun prénom n’est sans signification, aucun n’est innocent. Il lui a cherché un sens acceptable dans l’étymologie (le serge, de la famille générique de la soie, est un mode de tissage «en escalier»; les cotonnades fabriquées selon cette texture ont, supposément, été les ancêtres du «blue jeans»; cette information a pu déclencher son allergie au pantalon américain qu’il qualifie de «costume de taulard» depuis qu’il a filmé en prison où, effectivement, pour des raisons très pratiques, leur port est imposé), dans la proximité phonétique (il s’est intéressé à l’espion Richard Sorge, et il a conservé quelque reconnaissance au très médiocre réalisateur Yves Ciampi, qui était son professeur de cinéma, pour lui avoir communiqué les dossiers du film qu’il avait tourné sur ce héros controversé), dans la décomposition littérale (ayant découvert grâce au livre de Marthe Robert le mode de composition onomastique de Kafka, il a vérifié que son prénom, avec la même voyelle en seconde et cinquième place, le désignait comme possible personnage kafkaïen), 91


dans la référence littéraire (très limitée, pratiquement réduite au poème de Baudelaire, «Je n’ai pas oublié voisine de la ville», qui se termine par: «Sur la nappe frugale et les rideaux de serge»; qui avait l’avantage, pour le professeur d’offrir une image bénigne d’un poète quasi classique, pour les élèves d’être le plus court des «Fleurs du mal», dix vers, donc le plus facile à retenir) ou dans l’homophonie (il a durant plusieurs mois signé: Sers-je?). Aussi, frustré dans ses tentatives de se construire une personnalité par le biais du nom, a-t-il fini par préférer, pour se désigner et signer, l’insulte dont l’avait qualifié son «grandpère par alliance» (le lien serait trop compliqué à retracer mais en aucun cas consanguin), ancien instituteur, qui l’avait surpris, appliqué à une copie, sur un cahier émaillé de deux gros pâtés (les élèves écrivaient encore à la plume «sergent major» et transportaient avec eux un flacon d’encre violette): «Saguenail!» Il a appris par la suite que le mot, selon la circonstance et le ton sur lequel il était prononcé pouvait prendre une connotation plus injurieuse (saguenail=salopard) ou plus débonnaire (saguenail=maladroit). Il différencie ses interlocuteurs selon le nom dont ils le gratifient, entre ceux avec qui il ne pourra jamais avoir de rapports que formels et ceux qui témoignent par l’appellation d’un désir de familiarité. Il sait que le mot, originairement du patois vendéen, a donné en français «sagouin» (qui lui n’est pas polysémique) et assume l’aspect négatif que ce nom lui impose. Un «salaud» peut être séduisant, pas un sagouin: il ne cherche pas à plaire. Ses choix, ratages, marginalisation, irrespect, grossièreté, crasse, manque de sociabilité, sont quelque part une tentative de se conformer au nom qu’il s’est indirectement choisi. Il n’a pas le moindre doute d’être le principal agent de la falsification dont il est victime, qui l’annule probablement en tant que sujet. Il s’efforce d’en mesurer l’ampleur. Il a retiré de ses thérapies psychanalytiques la claire notion que la première fonction de la conscience est de censure. En ce sens, la conscience est la part sociale de l’individu, la part commune. Mais il lui semble que l’inconscient n’est pas plus personnel, sinon moins, que la conscience. Sans parler même des universaux repérés par l’analyse, il est frappé par le caractère peu varié finalement des rêves: dialogues avec les morts, puissances infantiles (du vol à l’omniscience et l’omnipotence) paysages composites, intérieurs symboliques reliés entre eux, rien que de très banal! Il se méfie plus encore de son imagination: il décode assez 92


facilement la teneur sexuelle de ses fantaisies et leur trouve la même monotonie, la même répétitivité que les textes ou films pornographiques. Il a le sentiment que les hommes ne grandissent jamais. Ils restent toute leur vie l’enfant prévisible qui tenait à ce qu’on lui raconte chaque soir le même conte! Il admet que cette uniformité du désir résulte de la loi des nombres et soit le propre indice de la socialisation. Mais il ne sait même pas se rêver autre. Si sa conscience ne lui appartient pas, sa mémoire ne saurait être fiable. Il se soumet avec fatalisme à l’idée qu’il n’est qu’une fiction mais souffre de n’avoir pas d’auteur, d’être, dans son aliénation, un produit de société. Ses seuls recours restent l’humour et la volonté. Il a, conduit par un critique qui travaillait comme bibliothécaire dans son lycée, eu le privilège d’assister à l’une des conférences de presse données par Orson Welles à la Cinémathèque française, probablement en 1969, au cours de laquelle le génial cinéaste, dressant un bilan provisoire de son activité dans le nouveau pays d’accueil, expliquait les pouvoirs d’intervention sur le film, au diverses étapes de son tournage et de son montage, du personnage du producteur à Hollywood, comment il en usait sur la seule base d’un fantasmatique box office, comment les réalisateurs américains épuisaient leur énergie à tenter de contourner cette censure, comment il en avait été personnellement victime dès le second film en dépit du succès critique du premier. Or, au lieu de conclure par l’éloge du système européen de «droit d’auteur», Welles a surpris la salle en dénonçant une dépendance plus souterraine et subtile des réalisateurs français à l’égard de l’État qui subventionnait leur production, suggérant une autocensure, une intériorisation des canons de correction esthétique et politique plus dangereuse en dernière analyse que le strict critère de la rentabilité financière appliqué aux États Unis, il en voulait pour preuve la quasi absence d’un cinéma politique en France, comme si l’histoire récente et les rapports de pouvoir étaient véritablement satisfaisants, donc inquestionnables pour les artistes. Ce discours a été reçu par notre cinéaste en herbe comme un choc: il devait non seulement maintenir une position ferme à l’égard des institutions et de tout agent de pouvoir mais se défier de sa propre conscience (ce qu’il appellera plus tard la «police de l’esprit»). La posture du cinéaste refusant de céder à toute intromission dans son œuvre personnelle, quitte à ne pas pouvoir filmer (plus de vingt ans passés après sa mort, ses films ne sont pas encore tous disponibles), restera pour lui un exemple absolu. Aussi, autant accepte-t-il que le sens 93


profond de ses films ou de ses écrits lui échappe en grande partie, autant doute-t-il que la psychiatrie ou la psychologie, «sciences» donc traitant par définition du général, puissent éclairer un auteur sur sa production, n’en déplaise à son ami Roma Torres, critique et psychiatre, traitant les images et le discours comme des «symptômes». Empêtré dans ses contradictions, dans une cécité involontaire (comme si Œdipe se crevait les yeux avant la révélation), il ne lui reste qu’à s’obstiner, continuer, confiant en dernier ressort dans son écartèlement même pour déborder ses propres instances de censure. Car la réalité s’avère plus riche que l’imagination (qui n’en est au mieux qu’une des catégories) et l’art plus pauvre que la nature (Baudelaire l’avait compris, qui de ce combat dont l’artiste sort vaincu, ne sauvegarde en définitive que l’ultime cri avant la reddition). Le cinéma a été pour lui véritablement une révélation. Ses parents ne l’emmenaient au cinéma que pour voir des dessins animés. Il pouvait parfois, le jeudi (à l’époque le jour sans école) voir chez ses grandsparents des émissions pour enfants à la télé. Le premier film en images réelles et en couleurs l’a tellement marqué qu’il a aussitôt entrepris d’en refaire une «version» avec des soldats de plomb, de vrais calmars et sa blouse bleue d’école pour fond (il s’agissait de «Vingt mille lieues sous les mers»). Il avait demandé à son oncle, qui avait une caméra «Super 8», ce tournage comme cadeau d’anniversaire pour ses sept ans. Il avait tout préparé, peignant et découpant des dizaines d’accessoires en carton et avait lu un ouvrage sur les procédés d’animation. Mais pour gagner du temps, le tonton lui avait affirmé qu’au lieu de filmer image par image, mieux valait filmer quelques secondes et augmenter l’envergure des déplacements entre chaque prise, que la caméra compenserait le mouvement. Si bien que le résultat avait été une série de tableaux très sautillants. La déception de notre gamin a été si forte que, sans compter la rupture avec son oncle, il a oblitéré l’épisode et ce n’est que presque vingt ans plus tard, lorsqu’il a achevé son premier long métrage, que sa mère a fièrement ressorti la bobine et que la mémoire lui en est revenue. En revanche, il a conservé intact pendant des années le souvenir de deux films «pour grands» dont il n’avait vu que le début, caché dans l’ombre du couloir chez sa grandmère où ses parents l’avaient laissé avec son frère afin de sortir un soir, car ils étaient venus récupérer leur progéniture trop tôt: douze ans 94


après, il a fait plus d’une centaine de kilomètres pour, à une semaine d’intervalle, voir enfin ces films entrés dans sa mythologie personnelle: «Histoire immortelle» d’Orson Welles et «L’intendant Sansho» de Kenji Mizoguchi. Enfin, à la rentrée 68, il a découvert le cinéma au ciné-club de son lycée, avec la projection, en Octobre de «L’Atalante» de Jean Vigo et en Novembre de «L’aurore» de Murnau. La violence du choc aura été telle qu’au second trimestre il relançait le ciné-club entré en faillite et, programmant au lieu de «classiques» des films récents inédits ou interdits («Le petit soldat» de Godard, les films de Philippe Garrel), le renflouait au point de pouvoir au printemps tourner son premier court métrage avec les bénéfices. Le cinéma est une passion, dont la fièvre est contagieuse. Il a représenté avant tout pour lui une évasion. Il n’a jamais été dupe d’une «impression de réalité» de l’image projetée mais a été sensible à sa puissance émotionnelle qui donnait consistance à un imaginaire proche de l’onirique. D’une certaine façon, les films lui donnaient l’occasion de pleurer, de verser les larmes qu’il retenait le reste du temps. Tourner des films était une manière de «changer le monde», de «l’accorder à ses désirs», comme l’a formulé Bazin. À l’époque, seule l’intéressait la fiction cinématographique, l’interrogation «documentaire» du visible est venue beaucoup plus tard. Mais même dans ce domaine, son imaginaire s’est moulé aussi bien aux impératifs d’une mode (les cinéphiles formaient presque une secte et les audaces de Godard ou les critiques des «Cahiers» constituaient des dogmes, dont l’autorité n’était atténuée que par les injonctions des surréalistes, découverts au même moment par une circonstance strictement familiale) qu’au catalogue des films disponibles (il a constaté que quarante ans plus tard les passionnés de cinéma, étudiants ou simples amateurs, ne connaissent des films «anciens», en une période où l’accélération rend tout objet culturel antique en moins de dix ans, que la sélection faite par les distributeurs sur l’unique critère de leur succès public: certains films, chefs d’œuvre décisifs pour sa formation, sont devenus invisibles, car la «reproductibilité technique» ne suffit pas à préserver les œuvres de l’oubli résultant de l’inflation contemporaine). Sa perception du cinéma est, sinon nostalgique, anachronique (il s’endort devant la télé et est incapable de regarder un film sur un écran d’ordinateur). Sa «marge» s’avère à l’analyse aussi temporelle que sociale; cinéaste «de troisième division» (comme dit son 95


collègue Edgar Pêra), il se voit comme un de ces iguanodons qu’avait découverts Darwin aux îles Galápagos, caricatures des dinosaures. Ainsi, le cinéma est devenu sa vie. Non seulement voir des films (il en a trop vu, il peut percevoir des parentés fonctionnant même à l’insu des auteurs, qui ont pu ne recevoir telle influence qu’indirectement et de façon diffuse, si bien que le plus souvent désormais il s’ennuie, anticipant sur la suite du film, choix des cadrages comme rebondissements de l’intrigue, sans se tromper: le cinéma est devenu une expérience de la déception), en faire (le tournage est vécu comme une épreuve, une violence, exaltante de par l’excès d’énergie réclamé par la moindre image, mais pénible car il a le sentiment d’escroquer quelque peu ses collaborateurs en jouant sur l’irrésistible attrait de l’illusion alors que cette dimension de frime et de gloire médiatique ne l’intéresse plus, constitue au contraire la contradiction interne de son «art», au sens de fabrication artisanale, la part qu’il rejette et combat; il n’aime, profondément, que le travail solitaire du montage) mais aussi former des jeunes aux techniques cinématographiques (les amener à voir les films autrement en apprenant à les réaliser et les monter, les amener, dit-il, à «penser cinématographiquement») et présenter publiquement les œuvres qui le touchent en essayant d’amorcer, plutôt qu’un «débat», un dialogue avec l’assistance (autant sa propre exhibition et publicité lui coûte, autant la promotion et discussion du travail des collègues l’exalte). C’est le hasard qui, en 1975, en plein «été chaud» et PREC (processus révolutionnaire en cours), l’a mené à Porto, ville secondarisée d’un pays périphérique plaçant automatiquement les créateurs locaux dans une «marge» géographique et médiatique (un proverbe portugais énonce: «Lisbonne est une ville, le reste est paysage») que ne pouvait que renforcer son statut d’étranger (les Portugais ne connaissaient à cette époque que l’émigration et ne concevaient guère qu’on puisse immigrer chez eux), aussi, sa situation marginale, à l’écart des circuits de production et distribution, lui a-t-elle été imposée plus qu’il ne l’a, au départ, choisie; après quoi, il ne lui restait plus qu’à l’assumer. Porto, paradoxalement, non seulement avait été le berceau du cinéma portugais, mais abritait un cinéaste exceptionnel, Manoel de Oliveira, lui aussi marginalisé en 75 pour avoir adapté une pièce de théâtre apparemment bigote en pleine période d’exaltation révolutionnaire (on 96


comprendrait bien plus tard qu’il avait par ce biais dressé le plus fidèle portrait de la société portugaise, enfermée et plongée dans les ténèbres, sous la dictature salazariste) avant d’être insulté pour avoir, ayant achevé un film à la production particulièrement accidentée, été reconnu et salué par la critique étrangère (sa reconnaissance officielle dans son pays d’origine prendra bien des années et la polémique ne s’éteindra que lorsque son âge canonique aura fait de lui un monument). Il a eu le privilège, sans jamais vraiment pénétrer dans son cercle, d’accompagner le travail de ce maître, qui dans son humilité tenait en contrepartie à visionner les «essais» de son admirateur (il n’a jamais, malgré la ferveur qu’il nourrissait pour l’œuvre des créateurs qu’il a pu côtoyer, de Robert Lapoujade ou Jean Rouch à, dans d’autres domaines, Àlvaro Lapa, John Arden ou Robert Pinget, été le disciple de personne). Acceptant cette situation qui, d’une certaine façon, préservait son absolue liberté (sa seule expérience dans des conditions de production «professionnelle» et financièrement confortables s’est soldée par le plus douloureux échec: le producteur a détourné les subventions pour régler d’anciennes dettes, a claqué autant de fric qu’il a pu pour mener un train de vie festivalier, a fini par être mis en procès par l’Institut de Cinéma Portugais avant que le tournage ait commencé; notre réalisateur n’a jamais reçu en cinq ans le moindre centime, puisque il «ne vivait pas du cinéma»; l’aventure a donc accéléré et fortifié son option de marginalité), il a, constituant en pratique permanente ce qui d’habitude est admis pour un «début» seulement, élaboré une morale et un mode de fabrication des films sans conditionnements financiers (ce qui ne signifie pas sans limitations) où personne sur le plateau ne touche de salaire, changeant ce qui pouvait apparaître comme un handicap et une restriction en un projet utopique. Le cinéma est un atelier (pas une usine) du rêve (cette dimension lui est ontologique: le propre papillotement des images muettes induisait un impact d’ordre hypnotique assez fort pour que des psychologues puissent, inversant la relation entre la source et la cible, à l’aube du XXe siècle être convaincus que les rêves étaient en noir et blanc). Par les moyens du cinéma: cadrage (isolement d’un objet de son contexte, d’une partie de son tout constituant, fixation des limites d’un champ créant automatiquement un hors champ, établissement d’une échelle), angle (perspective, déformation et point de vue), montage (association 97


et rapprochement d’images renvoyant à des «réalités plus ou moins éloignées», car c’est le raccord qui constitue l’image reverdienne ou surréaliste, pas la composition du cadrage; organisation séquentielle, rythme), il s’efforce de mettre à jour la mécanique et le fonctionnement de l’illusion et interroge «le peu de réalité». À l’inverse des critiques et sémanticiens du cinéma des années soixante, venus de la linguistique et de la littérature, c’est l’analyse filmique qui lui a fourni des outils pour une approche «poétique» des textes où les réflexions d’Eisenstein et de Godard voisinaient avec celles de Barthes, Genette ou Meschonnic pour le déchiffrement de poèmes difficiles, textes automatiques, syntaxe mallarméenne et parenthèses rousséliennes, où le sens circule sans respecter le code. Il ne s’est jamais intéressé à la narration (le scénario de film ou la trame romanesque) qu’il perçoit comme une convention particulièrement pauvre et contraignante (c’est elle qui impose la priorité aux dialogues: texte, acteurs, voix, champ contrechamp) ayant surtout pour fonction de garantir la fidélisation du public (séries, feuilletons découpés en épisodes, prévisibilité des dénouements, similarité structurelle fastidieuse des intrigues sur le patron des contes de fée) et sa manipulation («effet de réel» jouant sur la confusion entre fiction et document grâce à l’identité du canal télévisuel). Il n’est pas vraiment théoricien, bien qu’il ait tendance et goût à spéculer (sa formation initiale était de mathématiques) dans la mesure où la lecture des textes prétendant à une rigueur «scientifique» l’ennuie jusqu’à l’indisposition. Il trouve par contre le style journalistique insupportable de légèreté et fatuité (d’autant plus dangereux que l’audience est diffuse et que le principe de renouvellement quotidien de l’actualité protège les auteurs de toute responsabilité: sans mémoire pour enregistrer ces «écrits» volatiles, ils n’ont que le poids de paroles). Il ne se sent pas poète mais, aimant une poétesse et vivant avec elle, il n’apprécie, sous le souci «formel», au fond, que la poésie. Poésie cinématographique pour ses films, poésie prosaïque pour ses textes. Il a fait trop de conneries dans sa vie pour juger qui que ce soit. Et surtout, il les a faites trop sérieusement. Il envie la futilité dont il se sent incapable. Il ne connaît pas les peurs communes, il supporte avec cynisme les souffrances morales, avec abnégations les douleurs physiques, mais ses joies et enthousiasmes se prolongent rarement. Il a accumulé trop de tristesse dans son enfance (pour de mauvaises raisons: il n’a jamais 98


été maltraité mais n’a jamais été aimé comme il l’aurait souhaité; et il était très jaloux de son frère dont la bonne humeur savait conquérir les cœurs et gagner les attentions; il n’avait pas encore cinq ans, on les appelait déjà «Jean qui rit et Serge qui pleure» – ou «qui boude»). Il n’a pas acquis le «goût de vivre». Pas morbide, inquiet. Il est curieux de ce monde où il n’a pas demandé à naître, sait en apprécier les dons (s’il prise la bonne chère et aime goûter tout aliment encore inconnu, rien pourtant ne le satisfait autant qu’un verre d’eau fraîche, des senteurs d’herbes aromatiques et un rayon de soleil). Né en ville, il n’en finira jamais de questionner cet environnement de pierres et ciment si contraire à la nature (même le ciel est masqué par la hauteur des immeubles) et si peu propice à toute jouissance ou beauté non «fugitive». Toutefois, il n’a aucune affinité avec la campagne. En d’autres mots, damné né en enfer, ses regrets de l’éden sont purement rhétoriques. Il est convaincu qu’aucun humain ne supporte ce monde «moderne» (mais il n’est pas nostalgique d’un passé mythifié: même son enfance ne lui suscite nul regret) sans adjuvant (drogue ou télévision remplissent à cet égard la même fonction). Son médicament à lui est l’humour (l’humour «noir», avec le rôle et le fonctionnement décrits par Breton, assimilable à l’«umour» selon Vaché, l’opposé de l’esprit, voltairien, précieux et courtisan, très français). Au cours de sa vie, quelques passions amoureuses ont déclenché assez d’excitation pour qu’il se sente vivant, consumé pendant quelque temps par un feu intérieur. Surtout, l’aventure conjugale avec un être unique, irremplaçable, capable de lui découvrir partout la merveille, et follement éprise de lui (il l’aime mais juge, en regard du sien, son sentiment indigne; il l’a déjà écrit à plusieurs reprises) lui a permis, alors qu’à vingt ans il se croyait blasé, de vivre (et de créer) intensément pendant près de trente ans. Au bout de quoi, jugeant qu’une si belle vie valait également pour sa fragilité, sa précarité, il a décidé de ne pas la prolonger indéfiniment. Il a préparé son suicide pendant deux ans (a tourné un film où il a demandé à sa famille, femme et enfants, de jouer son évocation post mortem sans que ses proches comprennent l’avis qu’il s’efforçait de leur transmettre), a patiemment attendu la naissance de son petit-fils pour vérifier que son statut nouveau de grand-père n’entamait pas sa détermination, a joui de chaque journée d’un été inoubliable qu’il savourait d’autant plus qu’il le savait le dernier et a, au jour choisi, sans hésitation avalé un flacon de barbituriques. 99


La médecine est allée le rechercher dans les limbes et l’a, au bout de plusieurs semaines de coma profond, ramené à la «conscience», ranimé (ramené à l’âme?) Apparemment indemne après une «foudroyante» récupération, il lui fallait se réhabituer à la vie. Pour en faire quoi? Pour y faire quoi? (Car la vie dépasse l’individu, il n’est qu’un maillon.) Il a essayé de reprendre ses activités d’avant. Mais l’adieu à ce et ceux qui l’entouraient l’avait en quelque sorte détaché. Il n’avait plus rien à perdre. La réalité présentait un déficit de consistance. C’est peut-être par contraste que les mots, dont il s’était toujours méfié, ont gagné à ses yeux une crédibilité nouvelle: à mesure que le réel paraissait illusoire, le verbal (code commun, distinct du mental individuel) qui détenait les clés de l’imaginaire se révélait capable de bâtir un univers, sinon solide, ferme et cohérent. Il s’est plongé dans l’écriture avec passion, comme pour répondre à un irrésistible appel. Sa «seconde» vie lui permettait de renouer des liens nouveaux autant avec son enfance et ses lectures effrénées qu’avec sa compagne qui lui avait depuis longtemps découvert les mystères d’une activité d’énonciation d’ordre magique (déjà posée par Breton: «La médiocrité de notre univers ne dépendelle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation?» mais il avait toujours tenu cette phrase, comme d’autres où l’auteur n’hésite pas à inclure dans un paradigme de l’enfermement celui de Baudelaire aux côtés de Sade et Nietzsche, pour un artifice rhétorique, une faiblesse, une concession à la «littérature»). Il écrit quasi quotidiennement, compulsivement. Pour le reste, au niveau social, il ne parvient plus à tenir un poste, donne des cours et des conférences mais démissionne dès que le projet lui paraît manquer de sérieux ou d’exigence. Il lui aura fallu toute une carrière de fonctionnaire pour devenir travailleur précaire. Il écrit sur tout («Livre d’images, une grosse de tankas» comprend 157 poèmes ayant pour unique sujet «le monde») ou sur rien (l’ensemble intitulé «L’arbitraire du symbole» est composé de huit courts textes décrivant chacun une couleur de l’arc en ciel, ensemble complété depuis par «Le noir est une couleur»). Il a parfaitement compris la dimension nécessairement narcissique d’une pratique solitaire et se réinvente à chaque texte, inlassablement, comme golem d’argile abstraite (comment définir la matière des mots?), comme être verbal. Vivant au Portugal mais y écrivant dans une langue étrangère, (il a étiqueté la «collection» de ses livres «Français langue étrange»), 100


faisant imprimer ses textes à compte d’auteur et ne les distribuant pas dans le circuit des librairies, il ne saurait toucher qu’un nombre très restreint de lecteurs. Mais c’est pour l’autre, si fantasmatique soit-il qu’on écrit. Il conçoit ses livres comme des offrandes, des invitations au partage, des angoisses et des éblouissements, et attend des réponses, à la fois comme des miroirs qu’on lui tendrait et des fenêtres dont on relèverait les rideaux pour laisser passer son regard. Sa compagne est sa lectrice et, à travers l’écriture, ils poursuivent un dialogue qui nourrit leur relation d’exploration et émerveillement réciproques, mais il cherche encore d’autres interlocuteurs, amis inconnus (il n’est en revanche pas intéressé par un «public» anonyme). Il se console de son isolement en se disant que, si ces «autres», complices, se révélaient, écrire perdrait tout son sens. Borges propose cette parabole: «Un homme fait le projet de dessiner le Monde. Les années passent: il peuple une surface d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de navires, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s’aperçoit que ce patient labyrinthe de formes n’est rien d’autre que son portrait». Il y souscrit. Mais il considère que comme tout reflet, ce portrait est nécessairement infidèle. Il ne voue d’ailleurs aucun culte à la vérité (un jour, un Indien, surpris en flagrant délit de mensonge après s’être contredit, lui a dit en riant que la vérité n’était qu’un mensonge un peu plus résistant, donc plus difficile à corriger). Sa conscience est, par essence, fictionnelle. Mais il ne se réfugie pas, comme Borges, dans le paradoxe facile (l’Argentin fait de la duplication un jeu; dans «Borges et moi», il conclut: «Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page» mais n’est pas dupe; d’ailleurs il a titré son recueil «El hacedor», que le traducteur pudique n’a pas osé rendre par «Le faiseur») et croit sincèrement que son existence, présence mentale dans l’esprit ou le regard d’autrui, lui échappe. L’écriture constitue un univers où l’ego se dilue: l’auteur disparaît dans le texte. Il admet même que celui qui écrit n’assure qu’une fonction de relais: les textes se reproduisent. La valeur de l’«Odyssée» tient à tous les textes que l’épopée aura inspirés, de Virgile à Joyce ou Kafka, eux-mêmes ne constituant que des chaînons dans une lignée scripturale qui, plutôt que d’aboutir au «Livre» rêvé par Mallarmé, obéissant à l’injonction divine, se multiplie et remplit la terre. 101


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Le noir est une couleur Addenda pholdulogica


Noire est la suie. Pourtant, à l’exception de la combustion de dérivés pétrolifères, et encore puisque le plastic fournit des flammèches vert vif comme un flamboiement oxymore, le feu dégage une fumée blanche ou grise, parfois bleutée, mais pas noire. La suie serait composée d’infimes particules, que la fumée enlève sous l’effet allégeant de la chaleur, mais trop lourdes, qu’elle dépose donc dès qu’elle s’éloigne du foyer incandescent. Elle serait de la fumée sa part secrète, invisible, qu’on ne découvre que sous forme de dépôt, de trace, l’empreinte du criminel. Car il y a bien des façons de fabriquer de la fumée mais il n’y a pas de suie sans feu antérieur. La suie est suite. Rien ne naît de rien: la suie libérée par la combustion est, de l’objet brûlé, la poussière la plus pure, issue non pas de la flambée, quand le feu fait charbonner les matériaux qu’il attaque, leur donnant provisoirement une couleur d’anthracite qui ne tarde pas à blanchir en cendre, mais du cœur même de la matière. Elle est le noyau opaque de l’être, son entraille profonde, négatif de la lumière que le feu révèle. La suie est poussière originelle, dont toute chose est composée, de quoi elle a été créée et à quoi elle retourne une fois consumée. Le noir serait la couleur de l’origine.

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Noire est la nuit. Pourtant, très tôt, avant toute conception d’un big bang ou d’un univers en expansion, dans le cadre d’une théorie postulant la non déperdition et le trajet rectiligne de la lumière dans le vide, donc la nullité du critère de la distance pour justifier que l’éclat des innombrables étoiles ne concurrence pas la clarté, solaire, de la plus proche, l’obscurité nocturne est apparue comme paradoxale. La nuit aurait dû afficher l’apparence au moins d’une brillante robe de lamé scintillant de toute part, sans intervalle suffisant où puissent se glisser les ténèbres. Le soleil diurne n’aurait apporté à ce fond lumineux qu’un halo à peine plus clair. Jean-Philippe Loys de Chéseaux, astronome amateur, a formulé mathématiquement ce paradoxe, auquel on a donné son nom, dès le XVIIIe siècle et c’est un poète amoureux de logique et hanté par les rapports nécessaires entre physique cosmique et métaphysique, Edgar Poe, qui l’a résolu cent ans plus tard en suggérant une distance telle que la lumière de la plupart des étoiles, se déplaçant à une vitesse finie et constante, n’aurait pas encore atteint la terre. À cette solution, la théorie de l’univers en expansion a seulement ajouté qu’elle ne l’atteindra jamais. Le noir serait la couleur de la distance.

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Obscur est le contemporain. Giorgio Agamben, plus littéraire que scientifique, a recouru à la métaphore de cette obscurité cosmique créée par la distance pour définir une attitude qui consisterait à lire dans l’obscurité du présent les signes que nous envoie un avenir qui n’est peut-être qu’une manifestation d’un passé tardant à nous rejoindre. Néanmoins, la force de cette image repose sur une méprise qui, confondant distance et vitesse, imagine que l’expansion pourrait atteindre une vitesse supérieure à celle de la lumière, vitesse par définition justement indépassable puisque elle est aussi, corollairement, par delà toute relativité celle, absolue, du propre temps, et qu’ainsi les étoiles emportées par l’accélération centrifuge produiraient une sorte d’antilumière, l’obscurité visible, signe négatif de la présence de corps lumineux cherchant désespérément, et vainement, à nous atteindre. Les astrophysiciens ont aussitôt vertement corrigé l’erreur du philosophe, dont l’image, fausse sur le plan rationnel, reste assez simple en tant que raisonnement paradoxal pour s’avérer poétiquement convaincante. Du moins stimulante. Si bien que le penseur italien n’a pas pris la peine, dans les éditions postérieures, de la rectifier. Le noir serait la couleur du retard.

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Diurne est la lumière. Lumière blanche s’entend, correspondant à l’addition d’un certain nombre de longueurs d’onde, celles qui constituent le spectre visible des couleurs. Mais bien sûr, cette visibilité est fonction des capacités physiologiques de perception de l’œil, de sa sensibilité à certaines longueurs d’onde. Ainsi, l’humain ne perçoit ni l’ultraviolet ni l’infrarouge qui lui permettraient, comme l’aigle, de repérer l’urine fraîche comme une phosphorescence inconfondable, ou comme le hibou de se diriger dans l’obscurité. En fait, dès que l’intensité de la lumière solaire faiblit, entraînant de fortes perturbations des températures de couleurs, l’œil humain déclenche sa vision scotopique et active certaines cellules qui ne servent pas proprement à la vision mais fonctionnent au contraire comme un filtre d’obscurité. Comme le cinéma américain avait inventé une certaine tonalité de filtre pour produire l’illusion de nuit, disons de pleine lune, tout en filmant en plein jour, les off-cells de l’œil créent l’impression de nuit lorsque le soleil disparaît. Notre perception de l’obscurité résulte d’une commutation interne, chant de chouette, équivalent du clairon de l’appel du soir ou des cloches sonnant vêpres. Le noir serait la couleur du recueillement.

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Noire est la tendance de l’argent. La photosensibilité se manifeste par le noircissement. Avant le nitrate d’argent, des chercheurs amateurs ont expérimenté l’extrait de violette. C’est le principe de la photographie, enregistrement de la lumière qui permet de fixer l’image inversée formée sur la paroi postérieure de la camera escura. La photographie traduit en obscurité relative l’intensité lumineuse captée et produit un négatif. Elle s’inscrit parmi les procédés de gravure établissant une totale séparation, opposition, entre l’image tracée en creux lors de sa fabrication et celle reçue invertie lors de sa consommation. Mais la photographie est un procédé de reproduction technique, c’est à dire machinal et chimique, ce qui signifie que la couche photosensible ne cesse pas de capter la lumière tant que le fixateur, acide, n’a pas éliminé le nitrate non encore noirci. Les premiers photographes, de Wedgwood à Niepce, faute de savoir interrompre le processus, ont vu leurs épreuves s’enténébrer irréversiblement au fil du temps, chaque fois qu’ils exposaient leurs plaques révélées à la clarté même d’une bougie. Le noir serait la couleur aussi bien de l’inscription que de l’effacement, la marque de la fugacité, la propre couleur du temps.

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Transparent est le noir. Du moins en photographie, puisque il n’impressionne pas la surface sensible. Avant que l’image numérisée distingue la luminance du chroma, permettant tout trucage et manipulation à partir de l’effet blue screen, généralement vert laitue afin de mieux contraster avec les nuances de rose de la peau humaine, les superpositions étaient réalisées sur fond noir. Georges Méliès a d’emblée vu que l’invention des frères Lumière permettait de renouveler la lourde machinerie de ses numéros d’escamotage, trappes, filins d’acier, miroirs et machines à fumée; qu’un jeu de cache et contrecache devant l’objectif ouvrait la possibilité d’effets inédits de démultiplication des personnages, de dislocation et autonomisation de leurs membres, sans compter les changements de décor par fondu. L’apparition ou la disparition partielle du corps était obtenue facilement, du fait de la faible sensibilité de la pellicule, par le port d’un maillot moulant noir. La mythique figure de «l’homme invisible» est une métaphore du cinéma née avec lui, puisque Wells publie son livre en 1897. Le costume conçu pour les besoins du trucage a pénétré la fiction, inspirant à Feuillade son Fantômas et ses Vampires. Le noir serait la couleur de l’illusion.

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Opaque est le noir. Les magiciens recourent préférentiellement à deux techniques, les miroirs et le fond noir. Sur fond noir, tout accessoire de même couleur, du fil à la pièce d’étoffe, devient invisible, confondu et absorbé par le fond. Le contraire de l’évidence, de la preuve par contraste, du noir sur blanc. De la révélation et de l’écriture. C’est sur ce principe d’illusion par absorption que Baudelaire, qui aimait pourtant les couleurs puisque il chérissait son imperméable rose, a fini par ne plus s’habiller qu’en noir. En effet, la pension que lui versait Maître Ancelle ne lui suffisait pas à finir ses mois et, démuni, le dandy en était réduit à porter des habits mités, voire carrément troués, qu’il n’avait pas les moyens de faire ravauder, soulevant sur son passage plus de commisération que de réprobation. Il choisit donc le noir et, pour colmater les béances de l’étoffe usée, applique à l’intérieur du vêtement une feuille de papier passée à l’encre d’imprimerie, lui restituant le lustre apparent du neuf. Bien qu’il n’écrive que très épisodiquement pour les journaux, il visite régulièrement leurs presses, autant pour se tenir au courant des derniers potins que pour se ravitailler en papier soigneusement noirci. Le noir serait la couleur de la dignité.

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Crade est le noir. La teinte même de la crasse. Au dessous du pauvre et du mendiant, il y a encore le chemineau, le ramoneur et le charbonnier. Ressembler à un charbonnier était dans l’enfance le comble de la cochonnerie, du ravalement au rang de bête. Et le conte d’Andersen le comble du politiquement incorrect, où le ramoneur, après avoir recollé le magot, lui restituant symboliquement mais incomplètement son autorité, en trichant donc, finit par emmener la princesse bergère qu’il a séduite. Leur couleur de peau a depuis la plus haute antiquité justifié le racisme primaire à l’égard des Africains. Dans un recueil intitulé «Humour 1900», on trouve une chronique où un naïf narrateur reçoit des colonies un noir qu’il entreprend de nettoyer et finit par statufier. Il faut se méfier de l’humour. Il n’est pas toujours libérateur. Il peut anticiper le pire: l’auteur imaginait-il que les produits, hautement toxiques, pour blanchir la peau, à mesure que la domination économique occidentale s’impose globalement, se répandraient en Inde et en Afrique? (Dans le même recueil, Alphonse Allais suggérait, bien avant les armes biologiques, de déclarer, plutôt que la guerre, la grippe ou le choléra...) Le noir serait la couleur de l’impureté, de la dégradation.

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Sale est le noir. Comme les autres teintes obtenues par mélange de toutes les couleurs, gris, brun ou caca d’oie, le noir est insuffisamment stable, si bien qu’avec le temps des dominantes, tirant plutôt sur le rouge ou sur le vert selon les proportions de la combinaison initiale, ressortent. Le noir déteint. Les teinturiers européens ont dû attendre le XIVe siècle et l’importation par la route des épices de l’encre de Chine, avant de pouvoir proposer des étoffes d’une coloration assez dense et résistante pour rivaliser avec la pourpre ou le violet. Le noir a été alors adopté pour la défroque des prêtres, le grand deuil et par la suite les habits de cérémonie. Mais les peintres étaient encore insatisfaits. Aussi l’apparition sur le marché du bitume de Judée fut-elle saluée comme la solution tant attendue, miracle venu de terre sainte. Or il sèche difficilement et se mélange mal aux huiles et aux autres pigments, ne donnant jamais une pâte homogène. Les tableaux ainsi peints ont tendance à s’obscurcir avec le temps et se craquèlent de partout. Le radeau de la Méduse n’avait pas assez des maux internes, soif, faim, délire, scorbut et fièvres, ou externes, lames et tempêtes, encore lui fallaitil souffrir l’écaillage! Le noir serait la couleur de l’idéal, inatteignable.

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Noire est la suie. C’est finalement la combustion de matières végétales ou animales qui fournit les pigments les plus satisfaisants. L’obscurité du bois lui-même, à l’état d’arbre, est supposée se communiquer à sa fumée, d’où le noir de vigne ou de campêche. En fait, le charbon d’os ou noir d’ivoire est plus apprécié dans la mesure où le contraste entre la blancheur de l’os et la noirceur de sa fumée est plus spectaculaire, donc symboliquement plus fiable, que l’obscurcissement du bois en suie, comme si le brun originel bistrait indélébilement sa cendre. En vérité, le secret du noir profond réside dans l’adjonction d’une touche de bleu. Un léger bleutage, augmentant imperceptiblement la température de couleur, rehausse toute teinte, depuis le blanc, comme les publicistes chargés de la promotion des détergents le savent bien, jusqu’au noir, car la nuit n’est si noire que parce qu’elle conserve un vestige d’azur céleste, en passant par le vert qu’une nuance céruléenne rafraîchit. Le noir n’est pas naturel. Il est mémoire et hantise, trou. La tulipe noire incarne la promesse prométhéenne, l’homme divinisé. Le noir est produit d’une purification par le feu, la trace de la vie quand elle s’est éteinte et a disparu. Le noir serait la couleur du passé.

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Triste est le noir. Sur tout le pourtour de la Méditerranée, depuis la fin du Moyen Âge, il est devenu la couleur du deuil. En Extrême Orient, en revanche, le deuil se traduit par le port de vêtements blancs. Cette opposition tient à la conception respective de la mort et des rites funèbres, et correspond à la différence entre la crémation, avec dissolution du corps en fumée, et l’inhumation, avec conséquente putréfaction des organes terrestres, corporels, impurs et mortels. Les uns croient en la métempsycose, les autres à la pénitence. Le noir caractérise le monde souterrain, privé de lumière, de l’Hadès antique à l’enfer chrétien, qui déteint sur les proches du défunt. L’adoption d’une marque vestimentaire visible de la perte, l’ostentation du deuil, revêt une double signification: le noir est d’abord indice de fidélité à l’égard du mort, manifestation d’un vœu de renoncement à la joie, exhibition de la douleur et du regret. Mais il est aussi signe déjà de condamnation, effacement, vie diminuée, comme si le trépas avait touché les survivants et les contaminait, comme si en portant le deuil ils mettaient déjà un pied dans la tombe, rejoignaient d’avance les disparus, anticipaient leur propre décès. Le noir serait la couleur, sombre et scatologique, de l’avenir.

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Noire est l’encre. Noirs sur blanc ont été tracés et imprimés les mots tant qu’on a cru en eux, en leur attribuant une origine divine ou magique et une permanence l’emportant même sur les ouvrages de pierre. Tant que la valeur des écrits était de rester. Curieusement, ou significativement, c’est au moment où la linguistique parvient à décrire le fonctionnement infiniment complexe du langage, où la fonction dialogale des textes est simultanément formulée par Wittgenstein et Bakhtine, que la littérature entre en entropie, que les fonctions mémorielles sont confiées à la machine, que l’image devient prédominante dans les communications de masse et que la culture classique recule, jugée obsolète et incapable d’appréhender le monde contemporain. Alors que l’alphabétisation mais également les études supérieures atteignent un taux inimaginable seulement un siècle auparavant, les occasions d’écrire, et bientôt de lire, vont toujours diminuant. La démocratisation des connaissances attachée à la scolarisation ne semble pas comprendre la poésie, dont l’éventail de lecteurs proportionnellement à la population n’augmente guère. Noir serait la couleur tant de notre espoir que de notre échec, le trope utopique d’une poésie faite par tous.

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Quelques pages du cahier de pholdulogie


PHOLDULOGIE ESSENTIELLE L’image s’avère rétive à toute définition, dans la mesure où elle appartient à la chose mais en est distincte, voire autonome. Elle la représente ou plutôt la substitue car nous n’avons jamais accès à la chose, seulement à son image. Elle fait office de réalité sans se confondre avec elle. Elle est perçue négativement, comme son manque: qu’elle soit assimilée à l’apparence ou à la copie, elle s’oppose à une réalité, une vérité, voire une matérialité, fixe ou au moins stable. L’image est temporelle – donc provisoire, éphémère –, subjective – donc mouvante et peu fiable – et conventionnelle – donc socialisée, soumise à un code, une idéologie, une conjoncture. Elle a les caractères du vivant par contraste avec une essence éternelle, objective et incorruptible qui se modèle sur le mort et le minéral. La philosophie occidentale semble avoir toujours cherché à cerner ce point fixe et originel à partir duquel le chaos pourrait être ordonné, qu’il s’agisse des archétypes platoniciens, des commandements mosaïques, ou du matérialisme historique marxiste. En regard, même la conviction cartésienne paraît peu sûre, insuffisante à fonder une loi ou une théorie. Or la chose, en tout cas sa réalité, est postulée mais reste inconnaissable sinon à travers les images qu’elle aura suscitées. La liaison, la dépendance réciproque, établie par Marx entre l’infrastructure et la superstructure, entre le niveau de la matière sujette à transformation par le travail et celui de la pensée permise et produite par un état de société, révèle une communauté de fonctionnement entre idéalisme et matérialisme qui ne voient dans l’échelle humaine, comparée à l’idéal ou au social, que défaut, insuffisance transitoire. Pourtant, la perfection, la divinité ou le sens de l’histoire ne sont pas à notre portée. En pratique, nous sommes confrontés à des images. Plutôt que de rechercher la constante essentielle derrière les images, une typologie distinguant leurs possibilités en fonction de leurs moyens – audelà de leur usage – est assurément plus pratique. Peirce l’a entreprise et la productivité de son tableau, de Kristeva à Deleuze, n’est plus à démontrer. Mais tous les signes distingués par le fondateur de la sémiotique, icône, indice ou symbole, qu’ils soient émis par les choses – qualisignes –, qu’ils les reflètent – sinsignes – ou soient projetés par le récepteur-interprète – légisignes –, appartiennent à l’ordre des images. Si la vie est plus riche qu’un roman, si aucun artiste ne saurait rivaliser avec la nature, le monde n’en constitue pas moins un tableau, un théâtre, un texte, bref une image. Le propre de l’image est d’être humaine – elle est conditionnée par notre 118


perception ou projection – et, par rapport à l’évidence opaque du visible, de présenter un sens. Mais bien sûr ce sens est ambigu, discutable, incertain voire changeant. C’est précisément son degré d’autonomie par rapport à un modèle – c’est à dire une convention, culturellement codifiée et figée: l’image qui se donne pour pérenne ou pour réelle, pour précisément ce qu’elle n’est pas – qui permet de mesurer la fécondité d’une image. La valeur de l’image n’est pas intrinsèque, elle résulte d’un écart – la distance n’est pas seulement, comme l’a défini Reverdy, entre deux «réalités» mais entre une image nouvelle et une image codée, c’est à dire composée d’une foison d’images qui se sont peu à peu pétrifiées jusqu’à former un canon convoqué pour toute lecture. Ainsi, le rapport n’est pas tant entre le tableau et son modèle, mais entre cette nouvelle image, par exemple une jeune femme souriant ou un cavalier en pied ou un groupe de vieillards – et peu importe qui a posé pour Léonard: ces modèles sont morts et inaccessibles –, et le paradigme du portrait de jeune femme, de seigneur ou d’apôtres, tel qu’il se dégage d’une tradition à l’intérieur de laquelle elle se situe et se détache – c’est par rapport à cette tradition que le choix de mendiants par Le Caravage pour incarner ses saints prend toute sa signification. L’analogon ne renvoie pas à une similitude mais à une conformité. La reproduction photographique ne peut être considérée plus «fidèle» que le dessin que si elle adopte un cadrage et un angle qui confortent le spectateur dans sa «reconnaissance» et n’ébranle pas ses habitudes. Le dessin animé, au cinéma, se montre souvent moins inventif, au niveau de la stylisation et du renouvellement de la vision, que la caméra de grands réalisateurs – Godard est, entre autres, plus proche de la peinture contemporaine que la plupart des graphistes: tout au plus ceux-ci nous permettent-ils de constater sur quel code réduit s’opère l’identification (à partir de combien de traits une figure se révèle-t-elle anthropomorphe?). Par ailleurs, l’arbitraire du signe linguistique n’intervient pas dans la relation du mot à l’objet désigné, emprisonnée dans une constance – alors que la latitude est immense, depuis l’homographie roussélienne jusqu’au «mot pour un autre» de Tardieu en passant par les «conversions» («le bois était un liquide et le diamant un gaz léger») de Mathews. Car à la tendance philosophique à fixer une essence des choses correspond une paresse et une couardise des usagers préférant figer mots et significations, faire des images des clichés, fabriquer un ordre et une «raison» – qui est bien sûr celle «du plus fort» – afin de mieux s’y soumettre, limiter par toutes sortes de préjugés et d’habitudes leur liberté. Si encore ils en tiraient un relatif confort! Mais depuis la promotion de la 119


position assise, il a fallu des siècles de scolioses et hémorroïdes avant qu’apparaisse un souci ergonomique. Dès qu’on tend au conceptuel, les images font défaut et le consensus ne repose plus que sur les mots euxmêmes, c’est à dire une signification vide. La géométrie rectangulaire des villes favorise l’entassement et l’encombrement, pas le confort, son pseudo fonctionnalisme ne traduit qu’une économie. L’image, dès qu’elle se constitue en modèle, perd ses qualités – alors qu’on admet difficilement d’écrire deux fois le même livre, on formate tout le visible, depuis l’habitat (cités) jusqu’à l’agriculture, sans parler des vêtements (prêt à porter), selon un patron unique. Or cette standardisation passe par une réduction de la signifiance des mots, de la variété des images. Par ailleurs, leur inflation crée l’illusion d’un élargissement des choix – un enrichissement – alors qu’elle entraîne au contraire, au sein d’une production de masse, une amnésie – qui permet aussi bien de réinventer périodiquement la poudre que d’oblitérer les expériences vraiment novatrices – et un conformisme qui tient lieu de l’impossible certitude – que Wittgenstein s’est acharné non à poser mais à laisser ouverte. C’est la mobilité de l’image qui en fait son prix – peut-être est-ce là sa part féminine («femme varie») au bout de siècles de domination masculine qui se voulait éternelle. L’image en outre ne requiert pas de gros moyens pour sa fabrication, au moins pour les étapes avant sa construction éventuelle «en dur». Elle est donc, sinon perfectible – puisque justement elle est manifestation de l’imperfection humaine assumée, telle que Schulz l’a prônée dans son «Traité des mannequins» –, infiniment corrigible, modifiable, renouvelable. C’est la connaissance de sa confection qui permet de ne plus la prendre pour une réalité – elle reste toujours un désir. Aussi la véritable démocratisation ne saurait-elle déléguer l’élaboration des images à des représentants – images traîtresses de leurs électeurs – mais suppose l’apprentissage des diverses techniques de sa production, du dessin à la rhétorique en passant par le grimage et le cinéma. Les «crises», dans quelque domaine que ce soit, ne sont jamais dues qu’à un manque d’imagination. L’histoire de l’occident a abouti à une soumission des images à un principe, sinon de réalité, de vraisemblance, transposition romantique du vieux dogme de l’imitation – fondement de l’idéologie conservatrice. Seule la poésie, échappant aux communications de masse, se maintient comme réserve et source de production d’images – elle influence et infiltre d’autres techniques imagétiques et ne se limite pas au verbe. Elle sera, dans son chaos et sa déraison mêmes, une solution lorsqu’elle sera «faite par tous». 120


PHOLDULOGIE ICONIQUE L’image n’est bien sûr jamais qu’un substitut, une imitation, mais de quoi? Corbe m’a fait remarquer que la première évidence face aux images est cette sensation d’en être exclus. Car si nous percevons bien le monde extérieur, tant minéral que vivant, du cosmique à l’humain, sous forme d’images, nous ne parvenons pas à nous concevoir nous-mêmes comme images. Selon le même principe, au fond, qui ne permet pas l’autoanalyse. Il s’agit seulement de notre propre opacité. L’image est toujours porteuse de sens, si ambigu, obscur ou fuyant puisse-t-il apparaître. Notre incapacité à le déchiffrer n’empêche pas la certitude, ou plutôt la conviction, de sa présence. La signification est un postulat fondamental. Sans elle le concept même de conscience est vide. L’image aussi bien que le sens ne sont sans doute que des projections, car telle est l’activité principale, voire unique, de la conscience. Bergson en a eu l’intuition quand il a analysé le «fonctionnement cinématographique de la conscience». Breton a bien vu qu’il n’y avait pas de différence cardinale entre perception éveillée et rêve – et ce dernier est si proche de la projection de cinéma qu’aux débuts de la nouvelle invention nombre de psychologues avaient affirmé que les rêves étaient en noir et blanc! La différence essentielle serait qu’à l’état de veille nous ne parvenons pas, comme les protagonistes de «La rose pourpre du Caire», à passer de l’autre côté de la toile. Si le rêve et le cinéma présentent un monde, selon la formule de Bazin, «plus accordé à notre désir», plus édénique en somme, nous en sommes expulsés. L’image, par définition imparfaite, incomplète, fugace et inconstante, s’oppose à l’idéal et à l’éternel, mais tout en étant du côté de la vie, elle n’en est qu’une imitation. D’une part, elle prétend remplacer l’inatteignable essence des choses, pérennisant le fragment, esthétisant le visible, doublant la réalité, gagnant consistance dans la proportion même ou cette dernière devient plus virtuelle, si bien qu’elle n’est jamais ni intègre ni intégrale. D’autre part, il lui manque les viscères, cette part scatologique tabou qui nous constitue et où j’ai il y a plus de dix ans, dans une première approche de la dimension pholdulogique, logé l’âme. Il n’existe pas – il ne saurait exister – d’image de l’âme. Toutes les tentatives de figuration en ont fait un corps, ce que, par définition, justement elle n’est pas! Plus de transparence ou plus de rayonnement dans cette représentation ne saurait en masquer l’aporie basique. Distincte de la matière – à laquelle elle reste mystérieusement liée –, foncièrement invisible, l’âme est en quelque sorte l’anti-image, l’étalon permettant de mesurer le degré d’incomplétude de 121


toute image. L’image aspire sans doute à la vie éternelle, à l’accès à l’au-delà des circonstances mondaines, conjoncturelles et éphémères de son apparition – cette aura indéfinissable que Benjamin prête à l’œuvre. Le caractère sibyllin de sa signification est l’indice d’une vocation, si ce n’est théologique, métaphysique – puisque l’image n’a de physique que l’apparence, la visibilité, pas la substance. Nous nous refusons à n’être que des images. Nous avons peut-être inventé l’âme comme ultime recours contre une telle éventualité. Nous n’admettons de devenir image qu’après notre décès, sous forme de masque mortuaire ou de statue, de photobiographie ou de souvenir. Nous nous méfions, sans aller jusqu’à croire comme les indiens que notre âme nous est volée, des photographies, nous réfugiant dans le critère de la ressemblance – jamais absolue, jamais définitive – pour relativiser leur puissance, leur vérité. Nous associons ainsi l’image à la mort, au figement, à l’arrêt dans tous les sens du terme, aussi bien juridique que temporel et spatial, états auxquels échappe justement l’âme. Nous répugnons à n’être que corps, non seulement parce que la chair est faible et périssable, mais surtout parce notre part physique a des traits, une forme, et que nous craignons qu’elle puisse se réduire à une image. Pinocchio est peut-être la fable la plus clairvoyante de notre condition contradictoire: il est à la fois marionnette – donc figurine, image – et enfant. La différence entre l’une et l’autre tient à la possession virtuelle d’une âme – la métamorphose finale est l’accomplissement total des désirs du pantin, incarnation aussi magique, voire transcendante, que l’eucharistie chrétienne. Dès le début de ses aventures, Pinocchio refuse d’être simplement un pantin, de se comporter sagement, «comme une image». Car l’image, avant tout, ordonne le chaos. La signification, de par son intelligibilité même, n’est que le signe conventionnel, voire «arbitraire», de cet ordre. Si l’image, fragmentaire et imparfaite, représente la mouvance du vivant par contraste avec une essence, voire une beauté, idéale et éternelle, elle présente paradoxalement, répétons-le, face à la vie elle-même les caractères de l’immobilisation, de la fixation, de la pétrification, de la mortification. Chaque image présente son objet «tel qu’en lui-même l’éternité le change». Elle est l’expérience fantasmatique et sans danger d’une mort parcellaire en pleine vie, un renoncement à l’âme pendant le temps d’un déclic, d’un «instantané», sur l’espace d’une photo ou d’une toile. En revanche, se soumettre à une image, surtout s’il s’agit d’un de ces modèles impersonnels fabriqués par la mode et les communications de masse, implique perdre son âme, aussi sûrement que si l’on avait signé de son sang un pacte avec le diable. Des millions de femmes vivent l’enfer pour modeler 122


leur corps à un patron strictement graphique. Car l’image change mais ne sait pas vieillir. De ce point de vue, l’image est, profondément, inhumaine. Elle entre en paradigme avec les innombrables inventions inhumaines, partant suicidaires, que le cerveau de l’homme conçoit depuis l’aube des temps, de la croix à la bombe en passant par la ceinture de chasteté et la gégène. L’image est non seulement manipulable mais oppressive. Plus précisément, comme l’a montré Berkeley, il existe une perception projective – déficiente, variable selon la distance, donc le grossissement, l’angle, etc. –, image individuelle du monde et des objets qu’il recèle, mais il existe également une acceptation passive – certes pas plus fiable mais, en pratique, nettement plus fonctionnelle car consensuelle –, image collective, socialisée, de ce même monde, à laquelle on attribue le nom de «réalité». L’oppression de la soi-disant réalité est donc strictement proportionnelle à notre paresse à fabriquer, et lui opposer, des images alternatives. Il y a donc différents types d’images, divers modes de fonctionnement des images, voire diverses fonctions sociales, selon les conditions de leur production et diffusion – on peut le vérifier aisément en comparant le cinéma expérimental et l’industrie hollywoodienne. Et puisque la caractéristique de l’image, par opposition à l’indifférente nature, est de véhiculer un sens, il convient également de différencier les images selon la signification dont elles sont porteuses – Breton analyse dans «Signe ascendant» divers exemples de comparaisons, les unes dégradantes, les autres stimulantes et libératrices. On ne saurait échapper aux images, mais les forces de l’ordre, qui par définition nous dépassent, qu’il s’agisse de la «réalité» ou de la «société», possèdent seulement le pouvoir que nous leur attribuons. Il a fallu une révolution pour découvrir que le «droit divin» légitimant roi et aristocratie était moins puissant que la volonté des hommes. Personne ne doute que l’argent soit une convention. Richesse et puissance ne sont elles-mêmes que des images, comme le magicien d’Oz, qui gagnent force et consistance en proportion de notre passivité veule. Mais plus que tout, de notre démission, de la délégation de notre propre pouvoir créateur. Aux images, il est loisible d’opposer d’autres images. La majorité de la population du globe a été privée de son «droit à l’image». D’abord, le droit de se percevoir en tant qu’image, de l’extérieur, avec la distanciation brechtienne nécessaire pour désirer intervenir sur le cours de sa propre existence. Puis celui d’intégrer l’univers des images, d’user de leur pouvoir de modèles. Enfin celui de les créer, car les images doivent «être faites par tous». 123


PHOLDULOGIE LEXICALE Le propre des idéologies légitimant le pouvoir établi est de se prétendre pérennes, attribuant ainsi une stabilité transhistorique au système social dont elles sont issues. Leur instrument est la langue, où elles puisent les concepts comme si les mots étaient éternels, comme si leur sens ne changeait pas constamment, comme s’ils ne reflétaient pas eux-mêmes un état conjoncturel de société. On sait que peu de temps avant la prise du pouvoir exécutif par la bourgeoisie, de nouveaux concepts ont redéfini certains champs de la superstructure, la «science» et la «culture» en particulier, établissant les cadres de pensée où allaient se jouer les conflits philosophiques et politiques des siècles à venir (car depuis lors, nos références restent les mêmes que celles du «romantisme», c’est à dire plus que jamais autistes, divorcées ou volontairement aveugles aux réalités du monde – le romantisme constitue un point extrême d’aliénation de la conscience, vénérant les ruines et le passé au moment où se fortifient nationalismes et croyance au progrès technologique, vouant un culte à la «nature» sans mesurer l’ampleur de la révolution industrielle, et promouvant l’individualisme quand la civilisation urbaine et les communications de masse consacrent le règne de l’anonymat). Certains mots ont été créés mais la plupart ont été repêchés dans les textes anciens – «esthétique» – ou ont vu leur sens se modifier de façon décisive – de «littérature» à «art» (où l’«artiste» est promu, marché oblige, contre le roturier «artisan»). Or les mots ne sont pas innocents. Leur histoire est révélatrice, c’est pourquoi la pholdulogie ne peut ignorer la philologie. Ce qui est troublant, c’est qu’on continue d’employer certains termes en dépit de leur origine: au cours des rencontres du PREC organisées à Porto par Eduarda Dionísio sur le thème de la «paresse», je m’étais déjà interrogé sur la paradoxale faveur, depuis le XIXe siècle, du vocable «travail», dérivé du latin tripalium qui désignait une sorte de trident employé pour torturer les prisonniers et, par extension, le supplice lui-même, plutôt que «labeur» – qui renvoie au «labour», à la fois origine historique et biblique (le «pain à la sueur du front») et mise en paradigme avec la peine (la «somme») animale et les tâches mécaniques – ou «œuvre», de la famille d’ouvrage et ouvrier, tiré de la racine noble opus, qui a donné opérer (où dextérité et intelligence s’allient, dans les opérations tant mathématiques que chirurgicales) et opéra, «fabuleux» parangon de l’œuvre totale. La revendication du «droit au travail», que dénonçait déjà Lafargue, relève du masochisme social. Leur usage courant fait oublier le sens originel des mots: les jurons perdent ainsi 124


leur caractère blasphématoire, les insultes leur agressivité (l’«urbanité» des mœurs implique polissage et politesse, censure et attitudes policées – le «hasard objectif» fait se rejoindre par des voies imprévisibles les étymons: urbs et polis). Le glissement sémantique est irréversible: la dévirilisation contenue dans l’apostrophe injurieuse «con» est devenue synonyme de stupide (on dit: «C’est con!») et, néologisé, peut s’employer au féminin; il en va de même pour le verbe foutre dans la locution «s’en foutre», etc. En revanche, la phobie de l’homosexualité révèle une grande imprécision (et méconnaissance) dans l’emploi des termes injurieux, assimilant la pédérastie socratique à toute inversion. Même des vocables savants et récents dérivent facilement: l’automobile rappelait dans sa construction l’abandon de la traction animale, son diminutif «auto» est depuis associé à automatique (mot lui-même en paradigme avec mécanique) ou à autonomie (dans l’effort de nier la dépendance), surtout pas à autisme (qui pourrait connoter l’enfermement). Les mots véhiculent des valeurs qui ne sont ni directement liées à l’objet désigné, ni portées par leur étymologie. Un consensus s’établit pour diaboliser certains concepts (anarchie est l’un des cas les plus flagrants), d’autres sont abusivement employés, sans bien sûr être jamais précisément définis, pour attribuer à l’«autre» (l’ennemi) les méthodes que l’on applique soi-même, et servent ainsi de repoussoir (Noam Chomsky l’a bien démontré à propos de la notion de «terrorisme»). Il ne s’agit pas d’être puriste, mais simplement précis et rigoureux. Car ce n’est pas par hasard que la «liberté» dans la Déclaration universelle des droits de l’homme est posée selon le critère de la propriété: la limite que fixe «celle du voisin» ne peut renvoyer qu’au droit foncier légitimant l’exclusivité (donc le droit d’exclusion et le tracé de frontière) de la possession. Comme tout «domaine» (le privé est toujours privation), la liberté réglementée de cette manière est en fait une enclosure (alors que la notion même de liberté implique une ouverture de l’espace – suppression des frontières –, du temps – suppression des horaires – et de la relation à autrui: ma liberté commence où commence celle de mon voisin et finit où celle-ci s’arrête – par exemple, j’ai besoin de lecteurs libres pour m’exprimer librement). L’idée de liberté individuelle est une contradiction dans les termes. À ce niveau, non seulement le vocabulaire s’avère un reflet de l’idéologie au pouvoir, mais il fonde son armature légale, car les mots plus que les infractions, délits ou crimes, sont la matière de la loi. Or la signification des mots n’est pas fondé en raison (il n’y a pas que le signe qui soit arbitraire et la convention du code ne doit pas cacher la partialité du sens): le raisonnement verbal est, par définition, plus rhétorique que rigoureux, 125


reposant sur des images («motivées» idéologiquement et fruits de la dialectique conflictuelle de l’histoire) portées par les mots, se développant par métaphores et métonymies, plus analogique que logique (la fonction «poétique» décrite par Jakobson n’est pas l’apanage de la poésie, ce que Breton a su formuler dans «Signe ascendant» est extensible à toute production textuelle – ce n’est pas seulement par provocation que Claudel illustrait ses «réflexions et propositions sur le vers français» par des exemples tirés du Code Pénal, tel que: «Tout condamné à mort – aura la tête tranchée»). Les mots ne traduisent pas l’infinie richesse des nuances mais se contentent d’ordonner le monde, «nommant les animaux» et classifiant les objets. Ils sont notoirement insuffisants (chaque philosophe se voit contraint, pour pouvoir progresser dans sa pensée, de forger ses propres concepts). L’amoureux qui ne rêve pas, plus qu’aux cent positions du Kama-Sutra, aux soixante vocables pour exprimer en arabe les subtiles variations, de sentiment et d’attitude, que le français désigne de façon indifférenciée sous le seul terme «amour», celui-là démérite de la passion qui l’habite. Dans son intitulé même, néologistique et homophonique, la pholdulogie affirme la nécessité de la création verbale. Le langage forme les parois (les mots en sont les briques et la syntaxe le ciment) du labyrinthe qui enferme notre entendement. Il est vain d’apprendre à lire et à écrire si cette initiation ne permet pas de jouer avec les mots, de les voir jouer (comme le bois joue) pour s’adapter aux besoins d’une expression idiolectale. Tout conservatisme linguistique constitue une authentique répression de la libre pensée. La démagogie s’énonce toujours «clairement», Hitler dans ses discours réduisait la langue à des slogans, la lettre de la loi tranche (contre son esprit parfois). Il convient d’admettre que seule la complexité du langage permet à la fois les constructions fictionnelles, voire mensongères, d’une conscience aux prises avec la puissance du désir (interne) et les impératifs du refoulement (externes), et le démêlage verbal de la confusion des sentiments, bref de répondre à la complication de la psyché humaine. La valeur de la poésie tient, plus encore qu’aux images qu’elle est susceptible d’engendrer, aux rapports qu’elle entretient avec les mots, aussi sérieux que ludiques, à la fois matérialistes et magiques. C’est en ce sens que sa pratique peut, selon le vœu des surréalistes «changer la vie, transformer le monde, refaire de toutes pièces l’entendement humain». Il n’y aura plus d’exclus de la «république» dès lors qu’elle «sera faite par tous». 126


PHOLDULOGIE VITALE L’esprit, comme la grâce, tombe où ça lui chante, sans prévenir et sans, comme dit l’autre Jules, «mesurer ses effets». Habituellement, les reins et l’intestin se chargent d’éliminer les fantasmatiques productions nocturnes (pas tant les rêves que ces spéculations sans rime ni raison arborant pourtant une apparence logique, voire une certaine suffisance didactique, ou même terroriste, dans l’affirmation catégorique). Or ce matin, je me suis réveillé empli d’excitation, baignant dans une espèce d’allégresse obsessive, imprimée sur le cerveau avec l’évidence aveuglante de l’illumination, et l’intuition d’une révélation. Je ne pensais pas avoir véritablement trouvé une solution à la vie (Cravan rappelle justement qu’elle n’en a pas), trouvaille éminemment ‘pataphysique mais s’opposant aux principes pholdulogiques premiers, qui veulent qu’au mieux on puisse reposer les problèmes, quitte à seulement les laisser reposer. Disons donc que je me suis éveillé avec l’absolue certitude que jusqu’à présent le problème de la vie avait été mal posé. Au fond, c’est comme pour le cinéma: cinéphiles et critiques continuent de ranger sous la même étiquette des produits sans commune mesure, aussi bien au niveau des moyens employés que des conditions mêmes de conception et réalisation. Or cet amalgame ne favorise jamais que les productions commerciales, valorisées comme par contamination du fait de leur proximité avec des œuvres aux visées plus artistiques, sans se sentir pour autant tenues d’ouvrir leur circuit aux films expérimentaux. Eh bien, la notion de vie, avec tous ses enjeux annexes, qui ne sont pas des moindres, souffre d’une semblable confusion volontaire (c’est le consensus tacite autour d’un concept à aussi large spectre qui a historiquement légitimé l’exercice du pouvoir, tant de l’Église que de la noblesse; c’est lui encore qui, déléguant aux classes dirigeantes l’octroi des droits pratiques, maintient un système social inégalitaire). Le sens sémiotique du mot vie, opposé de mort, ne sert jamais qu’à fausser la question de la vie en tant que pratique ou disons, chance unique, «seul luxe ici-bas». Freud, dans ses considérations sur le mot d’esprit en donne un bon exemple: «En voici un autre dont la technique est beaucoup plus difficile à démêler mais qui, en dernière analyse, se réduit à un double sens avec déplacement. Ce mot d’esprit a pour objet le subterfuge d’un marieur juif (...) Le marieur avait affirmé au prétendant que le père de la jeune fille n’était plus en vie. Après les fiançailles on apprend que celui-ci vit, mais purge une peine de prison. Le prétendant fait des reproches au marieur: «Mais, dit ce dernier, que vous ai-je donc annoncé? Appelez-vous cela une vie?» Le double sens réside dans le 127


mot «vie», et le déplacement consiste en ce fait que le marieur dérive le mot de son sens habituel – qui est le contraire de «mort» – pour lui donner celui qu’il affecte dans la locution «ce n’est pas une vie». De la sorte il explique ses paroles antérieures en leur attribuant après coup un double sens...» Il me semble donc qu’il conviendrait de distinguer des plans de vie (ou des dimensions) permettant de formuler des concepts nettement différenciés de ce mode d’appartenance au monde (je suis amené à des périphrases plutôt lourdes sinon conséquentes) qu’on désigne globalement sous le terme de «vie». J’en vois trois (là se situe la limite de l’illumination pholdulogique qui ne prétend ni à l’exhaustivité ni à la scientificité): j’appellerai l’une présence, l’autre existence et la dernière vie mentale (aucun ordre ou hiérarchie n’est justifiable, l’arbitraire règne). Chacune fait intervenir des parts différentes de l’organisme humain, chacune implique une conception particulière du temps et de l’espace apparemment incompatibles entre elles. Je les analyserai chacune en détail. La présence se caractérise par la perception sensorielle, voire sensuelle, du monde. Son organe est d’abord la peau, secondairement le palais et les narines. Sa tendance est l’immobilité, son activité la jouissance. Elle est une forme de vie essentiellement passive, basée sur la capacité à se laisser pénétrer par des sensations (froid, chaleur, mais également impressions olfactives et saveurs). Dans certaines cultures, elle est associée à la méditation. Elle s’exerce dans n’importe quel espace (dans le désert comme au sommet des montagnes) dans la mesure où le lieu est perçu comme unique. Son temps est un temps arrêté. À l’opposé, l’existence représente la vie à la fois animale et sociale, caractérisée par le mouvement et l’intervention dans le monde. Son organe est le corps en tant que machine, os et muscles, systèmes (circulatoire, respiratoire, digestif). Sa tendance est l’agitation, son activité vise à durer. Elle est une forme de vie essentiellement soumise (aux nécessités physiologiques, aux impératifs sociaux, à tout besoin déterminé par la survie) qui n’a jamais le temps d’apprécier le monde, seulement de le mesurer (en taille ou rendement). Elle est globalement associée au travail. Elle se manifeste dans un espace indifférent (plus ou moins favorable s’il s’agit d’un espace naturel, mais tendanciellement de plus en plus urbain et uniformisé). Son temps est itératif, à la fois répétitif et cyclique. Enfin, la vie mentale se développe dans l’imaginaire. Elle a pour caractéristiques la variété et les métamorphoses permises par la fantaisie. Sa puissance est éventuellement limitée par son «pouvoir d’énonciation» (selon Breton). Son action sur le monde, pour être différée, n’en est pas moins efficace: c’est elle qui propose les modèles que l’activité sociale matérialisera à plus ou moins long terme. 128


Son organe est la pensée en tant que productrice de fiction (la conscience ou la raison ne constituent que des formes socialement acceptables d’habillement – travestissement – de fantasmes inconscients, désirs ou craintes infantiles, refoulés et censurés), ses outils le langage et les images. Sa tendance est l’omnipotence mythique, son activité la magie. Elle est une forme de vie essentiellement exaltée, éventuellement fiévreuse, mélancolique ou morbide, en un mot: «romantique». Elle est associée à l’étude, à la lecture, à la spéculation, au calcul et à la rêverie. Elle se meut dans un espace fluide et, tout comme son temps, élastique. Cette distinction entre des formes et dimensions de ce processus naturel appelé vie, malgré toute sa clarté, ne résout aucun des problèmes pratiques de la vie. Elle ne me paraît toutefois pas totalement inutile dans la mesure où elle permet, par exemple, de redéfinir certains concepts annexes – aux conséquences éminemment pratiques. Ainsi, l’aliénation précise et renforce son sens lorsqu’on l’envisage comme l’exercice d’une seule forme de vie au détriment des deux autres (ce qui permet de comprendre que la claustration religieuse ou la recherche universitaire puissent être jugées aussi aliénantes que le travail, de bureau ou à la chaîne – ce dernier étant en outre, bien sûr, physiquement pénible). La conciliation des trois dimensions peut en revanche être expérimentée dans les états de passion amoureuse ou de création artistique, états fortement asociaux (ce qui confirme que les valeurs sociales, l’argent en particulier, sont les indices ou les symptômes d’une vie, plus qu’aliénée, frustrée). La pholdulogie s’attache à décrire les modes de constitution de l’illusion. De même que les écrits durent plus longtemps que les monuments de pierre, les mythes que les cultes et cultures qui les ont engendrés, les illusions survivent à leur prise de conscience (ou leur vaine dénonciation). La vie, la «vraie» vie, est en partie illusoire, le monde lui-même est illusion (ce que les Indiens nomment «maya» et qui recouvre le visible). Il ne s’agit donc pas de la détruire mais de la comprendre, pour mieux savourer le monde, moins se fatiguer inutilement, mieux «philosopher» (car je reste cartésien). Bref, mieux vivre. Dans sa souveraine inefficacité, sa lumineuse obscurité, la pholdulogie s’apparente à la poésie. Elle est balbutiement où l’autre est fulgurance. Peut-être son revers prosaïque. Mais elle vise également à la refonte de l’entendement et devra quelque jour «être faite par tous». 129


PHOLDULOGIE ANALYTIQUE La pensée ne saurait avoir de finalité (on pense sans que la volonté, voire la conscience, intervienne). En revanche, la formulation de cette pensée engage à une application pratique, les mots ne se résignent pas à une existence purement conceptuelle et abstraite. Même et surtout quand cette formulation prend une apparence «humoristique» ou «poétique» ou rhétorique, c’est à dire se référant à un univers verbal autosuffisant. Car le verbe tend à se faire chair, l’abstrait à se matérialiser, l’imaginaire à devenir réel. Ainsi la pholdulogie (tout comme la ‘pataphysique dont elle n’est qu’un rameau) ne se justifie que par son utilité immédiate et pragmatique. La distinction entre divers plans de vie doit permettre une réévaluation de toutes les activités humaines (sur le modèle, mais avec des critères éventuellement antagoniques, de la classification, dans notre système capitaliste néo-libéral, des entreprises et, par extension, des formations, des écoles et universités, et jusqu’aux gouvernements, en fonction de leur rentabilité économique). On peut mesurer quelle proportion de présence, existence ou vie mentale chacune requiert. On comprend très vite que l’«absurde» camusien, vécu négativement comme angoisse et désespoir, tient à la totale séparation de l’existence, socialement organisée, et de la présence, reléguée à la sphère privée, en sorte qu’aucune activité sociale ne permet l’épanouissement individuel. Par exemple, la majorité des acquis culturels, devant la télévision, dans un fauteuil chez soi ou dans une salle de spectacle ou une bibliothèque, impliquent une réception assise et passive, dans un espace et un temps séparés de ceux du travail ou de la vie publique, fonctionnant donc automatiquement comme divertissements au sens pascalien, ne mettant en jeu que l’imagination projective et la vie mentale. C’est pourquoi les manifestations sportives, qui en outre font jouer la présence, gagnent facilement la préférence du public (pour répondre à une objection soulevée par Corbe, je dois préciser que l’audience au théâtre n’intervient pas sur l’action, concentrée exclusivement sur la scène, tandis que le public des stades chante, se lève, crie, bref participe activement et physiquement au match; d’ailleurs les acteurs sont relativement blindés contre le silence du public alors que les sportifs reconnaissent l’influence décisive du soutien des gradins). Le travail rémunéré, en revanche, exclut normalement toute interférence de la vie mentale, considérée comme distraction et jugée dangereuse (c’est comme ça que les accidents arrivent!) La pauvreté d’un domaine comme celui de la pornographie ne devrait pas tenir à des considérations morales, mais simplement au fait qu’une 130


expérience par définition de présence est déplacée (principe de la perversion au sens freudien) au seul niveau de la projection/identification caractéristique de la vie mentale (à l’inverse, dans la prostitution, est exclu le sentiment, la dimension mentale, et le complexe rapport charnel à l’autre est réduit au seul plan de la présence). La «vraie» vie n’est pas forcément ailleurs, mais elle implique qu’aucune de ses dimensions ne soit écartée: un repas, indépendamment de la saveur des plats, sera meilleur s’il est partagé avec des amis (alliant présence et vie mentale), et l’utopie consiste à imaginer ce caractère minimement festif d’une simple activité de survie instauré au quotidien et dans toutes les besognes (l’intégrant à l’existence et réunissant ainsi les trois plans; Fourier a donné de bonnes descriptions de la vie pleinement vécue dans le cadre du phalanstère, et a défini les principes sur lesquels l’organiser). Le cloisonnement entre les divers plans de vie est soigneusement maintenu par les gouvernements dans la mesure où il permet un contrôle assurant la stabilité sociale et une efficacité assurant la rentabilité économique. Mais cette séparation a pour conséquence immédiate de pervertir chacune des dimensions: l’existence, vécue péniblement, est dévalorisée; la vie mentale n’est éprouvée que comme une fuite (le territoire de l’imaginaire est de plus en plus façonné par la fiction sociale au lieu d’orienter celle-ci); la présence est devenue une denrée de luxe, réifiée et réservée à une élite. Alors qu’au contraire l’existence devrait (et pourrait) être une découverte et un renouvellement permanents (Trotski envisageait une «révolution permanente»), qu’il n’est besoin pour jouir de la présence que de lumière et de chaleur (un peu d’eau fraîche n’est pas à dédaigner) et que l’activité mentale (la pensée) est constante, refoulée en fait autant pour son caractère inutile et fantaisiste qu’en raison de profondes transgressions morales (on vérifie plus de rejet, hostilité et dépréciation, à l’égard du rêve qu’à celui de l’érotisme). Breton signalait que «la plus grande liberté d’esprit nous est laissée», mais cette liberté mentale est vaine si elle n’est qu’un refuge (comme la poésie si elle n’a pas «pour but la vérité pratique»), si elle ne modifie pas, par simple contamination, le comportement humain (Breton tenait à séparer la poésie pratiquée par les surréalistes, sous des formes pas nécessairement verbales, de la littérature – même si sa position à l’égard de celle-ci a pu souvent s’avérer ambiguë). «Changer la vie», comme le préconise Rimbaud, suppose sans doute de commencer par altérer certaines définitions: la vie sociale ne s’oppose pas à la vie naturelle ou animale mais constitue seulement une modalité particulière de répondre à ses nécessités. Il a d’ailleurs existé plusieurs modèles de société, communautaire ou autoritaire, 131


«sauvage» ou évolutive, etc. Toute généralisation se fait aux dépens du spécifique, de l’unique stirnerien. Les concepts devraient prouver leur productivité selon la finesse des différenciations qu’ils permettent, et être écartés en fonction des nuances qu’ils omettent (un peu de cartésianisme ne fait jamais de mal: la quatrième règle de la «méthode», celle du dénombrement, n’est presque jamais appliquée). En pratique, la vie changera dès que changera l’idée qu’on se fait d’elle, l’image qu’on s’en construit fantasmatiquement. C’est de cette image, et des instruments de son élaboration (des mots et leur assemblage en textes aux représentations picturales, photographiques ou cinématographiques) que traite la pholdulogie (arpentage d’un territoire de l’imaginaire). Elle pose en principe que l’homme (qui est ici à la fois un concept et un trope, un abus typique de langage) n’est jamais confronté tant à des «réalités» qu’à des images, plus difficiles à renverser ou dépasser que des obstacles matériels (Œdipe en a fait l’expérience). C’est au moyen d’autres images qu’on défait une image. Il ne s’agit donc pas de dénoncer le caractère fictionnel de la façade sociale mais plutôt de multiplier les images permettant de l’interpréter et de la démonter. C’est grâce à de nouvelles images qu’on peut concevoir de «transformer le monde». Leur nombre et variété sont garants de la «richesse» de l’imaginaire où les désirs viennent puiser. Une vie plus ou moins complète dépend en dernier ressort des références (images) que nous pouvons convoquer pour affronter les situations (du deuil à la rencontre amoureuse) archétypales pour lesquelles de nouvelles réponses restent toujours à inventer. Décomposer la vie en différents plans, les analyser, servira au moins à mesurer la part du vécu (ne serait-ce qu’en rêve) et celle du manqué. Le regret de ce qu’on n’a pas su ni vivre ni imaginer nourrit notre désespoir et notre révolte. Une existence aliénée et aliénante bouffe le temps et la disponibilité nécessaires pour pouvoir jouir de notre présence au monde. Deux cents ans après Saint Just, le bonheur reste encore «une idée nouvelle». Une théorie ne vaut que pour la pratique qu’elle suscite. Les mots sont toujours insuffisants, mais tout n’a pas été dit. Dans le reflux de la modernité, il semble que les professionnels de l’écriture aient démissionné de leur tâche: s’ils forgent des mensonges toujours plus colossaux (le canard naît avec le journal), ils s’avèrent incapables de créer des mythes inédits. La conception d’images et utopies pour demain (pour qu’il y ait un demain) est une urgence et doit, à commencer par la poésie, «être faite par tous». 132


PHOLDULOGIE DRAMATIQUE Le sketch le plus célèbre de Karl Valentin est peut-être celui où il propose de rendre le «théâtre obligatoire». Ainsi, dit-il, serait résolu le problème de la diffusion culturelle et, accessoirement, celui de la survie des comédiens. L’idée vaut pour sa provocation (en cela elle donne matière à un bon numéro théâtral) mais me semble appeler des réserves quant à son éventuelle application. En premier lieu, elle me semble idéaliste. Non pas en raison des difficultés pratiques que pourrait soulever sa promulgation et son exécution (je n’y vois rien qu’un régime minimement autoritaire ne puisse imposer; tout au plus, comme tout service social, la mesure impliquera-t-elle quelque remaniement budgétaire), mais parce que son utopique évidence positive repose sur le cliché d’une amélioration de l’humanité par la culture (la culture scolaire ou d’élite, s’entend; la culture populaire a depuis longtemps été éradiquée de l’espace urbain contemporain), cliché qui n’a pas résisté à l’analyse du phénomène répressif et concentrationnaire mis en place par les nazis, et qui comptait avec la participation de bourreaux cultivés et mélomanes. Adorno, Arendt et Steiner (pour ne citer que ceux que j’ai lus), chacun à sa manière, ont tiré les conclusions de cette aporie. En second lieu, Valentin dit lui-même, pour justifier son idée, qu’aucun élève ne fréquenterait l’école si l’étude n’avait pas un caractère obligatoire. Veut-il donc promouvoir un théâtre aussi rébarbatif aux spectateurs que l’école aux écoliers? En tant que pédagogue, je crois plus aux vertus de la motivation qu’à celles de la coercition. Le problème apparemment reste entier, mais si l’on admet, d’une part que la culture en général (et le théâtre en particulier) font désormais partie des biens de consommation de masse, d’autre part que dans une société libérale où la plupart des censures ont été levées le théâtre dit «d’intervention» ne constitue qu’un genre dramatique parmi d’autres, d’autres mesures peuvent être envisagées (je me refuse décidément à employer le vocable «solution», d’autant qu’en l’occurrence seules les difficultés financières des compagnies théâtrales ou des organismes d’état subventionnant la culture seraient éventuellement résolus, alors que le problème est ailleurs; l’arbre des comptes ne doit pas cacher la forêt des carences). La distribution de masse se caractérise par le primat de l’enveloppe sur le produit (au niveau des coûts comme de la promotion), du contenant sur le contenu. Brecht a bien montré que l’appréciation du spectateur ne s’exprimait que sous forme réifiée: par l’achat du billet. C’est à ce niveau qu’une légère intervention peut altérer les données du problème. Il existe en effet des billets qui n’ont aucun mal à 133


s’écouler: les billets de loterie. Les billets d’entrée dans les salles de spectacle doivent légalement être numérotés (ce numéro ne correspond pas à la place dans la salle) pour le relevé comptable et statistique de la Direction générale des spectacles (ou son équivalent selon les pays). Ceux de la loterie sont numérotés par l’organisme régulateur des jeux. Il suffirait donc de fusionner les deux émissions de billets pour permettre que les billets de théâtre puissent être vendus dans les kiosques idoines et chez les buralistes, et la loterie donner droit à une entrée pour un spectacle (qui pourrait être de danse, de cinéma comme de théâtre: il y aurait tout avantage à unifier l’offre dans le champ culturel). Pour le reste, rien ne serait changé. D’ailleurs, probablement, au début, personne, ni les spectateurs ni les joueurs de loterie, ne prêterait sans doute attention à la double valence du billet acheté, les premiers jetant le morceau de papier à la sortie sans consulter la semaine suivante les résultats, les seconds boudant la représentation offerte. L’annonce des résultats bouleverserait cette apathie: «Les dixièmes du billet gagnant ont été acquis pour l’entrée de telle et telle pièce au Théâtre de...» «Le gros lot revient au spectateur de tel drame en trois actes donné dans la petite salle de tel théâtre de poche». Rapidement le public associerait la perspective de la fortune à la consommation culturelle. Comptant que pendant les premières semaines, faute de fréquentation, les prix s’accumuleraient sans que les billets gagnants aient été acquis, le jackpot atteindrait bientôt des chiffres fabuleux (la fabulation commence au sixième zéro); il est à parier qu’au bout de quelques semaines toutes les salles de spectacles travailleraient à guichets fermés. Plus de problèmes de fins de mois difficiles pour les comédiens, plus de nécessité de subventions pour le ministère. Tous gagnants! On peut même raisonnablement supposer qu’une partie au moins des joueurs finirait par utiliser leurs billets aussi pour assister au spectacle (la gratuité est un stimulant de la curiosité) et que l’objectif de diffusion culturelle serait partiellement atteint (rappelons que du point de vue de la stricte rentabilité, le fait que la salle reste vide bien que tous les billets aient été vendus est peut-être déprimant mais reste secondaire). La question que je pose est de savoir si la qualité des spectacles en serait améliorée, si le sens critique des spectateurs s’aiguiserait, si l’offre engendrerait une exigence et si la «solution» phynancière se traduirait par une rénovation de l’esthétique dramatique. En toute sincérité, j’en doute. Je ne vois pas que la sécurité budgétaire aiguillonne le courage des professionnels des planches ou de l’écriture dramatique. J’irais jusqu’à craindre que, dans de telles conditions, le théâtre ne s’académise. Car le véritable problème est celui de la fonction sociale de cette création culturelle, 134


de sa connivence et dépendance historique avec le pouvoir, de sa méfiance à l’égard de la critique et de son profond mépris du public (tenu pour ignorant et sans goût). Je couche ces réflexions par écrit, d’abord parce que Corbe qui trouve l’idée géniale me l’a demandé, ensuite parce que je veux bien croire que quelqu’un d’autre finira par avoir la même idée (d’autant que j’en ai beaucoup parlé autour de moi et que les propositions de ce genre circulent, ne serait-ce que sur le mode anecdotique) et je tiens à ce qu’il sache que je l’ai eue avant (je ne réclame aucun droit sur elle, si ce n’est une reconnaissance de paternité), que j’ai même sollicité, en vain, un entretien avec un ministre pour lui en faire part, et que je souhaite qu’il ait plus de chance que moi (ou soit mieux placé) pour obtenir sa mise à exécution. Mais pour moi le vrai problème du théâtre est, comme la vraie vie, «ailleurs». Le théâtre n’est encore qu’une représentation, à valeur d’exemple plus que de modèle, d’un apologue ou d’une parabole. Le théâtre est encore, sous forme de divertissement, une leçon. Les interventions sociales s’opèrent hors de la salle, lorsque la distribution des rôles est abolie et que les spectateurs deviennent acteurs de leur vie sur le «théâtre du monde». Quand un citoyen a-t-il le droit (et les conditions) pour décider que «ce soir on improvise»? Le théâtre commence avec une révolution. Et c’est là que la connaissance des techniques dramatiques peut s’avérer utile, car comme à son premier rendezvous amoureux, le quidam qui participe à une révolution ne sait pas quel rôle tenir ni comment le tenir. On sait que les politiciens prennent des cours d’art dramatique pour apprendre à jouer face aux caméras ou à une audience. Cette connaissance du métier, du mensonge et du maquillage, devrait faire partie des apprentissages scolaires obligatoires, ne serait-ce que pour permettre aux spectateurs électeurs de ne pas recevoir un discours au premier degré, de ne pas croire en une promesse électorale, de pouvoir adopter un regard distancié sur les positions assumées par ceux qui les gouvernent. Comme l’école, ce «théâtre obligatoire» (en tant que technique, pas en tant que spectacle) serait un des garants de l’égalité civile. Quant au théâtre professionnel, il est une délégation aux acteurs du droit au jeu et à l’expression, une confiscation au spectateur de ses talents dramatiques. En ce sens, les comédiens participent à la même duperie, manipulation du public, que les politiciens. Faux problème donc. Le vrai théâtre, comme la poésie, doit «être fait par tous». 135


PHOLDULOGIE FILIALE Il me semble aujourd’hui que si quelque chose définit la «condition humaine», dans le sens d’un conditionnement, d’une limite ontologique à la liberté et d’une explication possible du développement historique et culturel des sociétés en tant que réalisations de la psyché de l’homme, c’est son extrême faiblesse et dépendance initiale, autrement dit sa qualité de créature, de fils. Tout le reste en découle. Bien entendu, c’est ici que s’opère le partage entre le pithécanthrope, qui vit en bande, organisant ravitaillement et éducation des petits sur le mode communautaire, et l’homo sapiens qui, même dans les collectivités dites «primitives», assume des liens familiaux, une généalogie. Rousseau s’est trompé: le responsable n’est pas celui qui le premier a enclos son champ et l’a déclaré sa propriété mais celui qui a reconnu son fils et en a revendiqué la paternité – il est évidemment probable que ç’ait été plutôt une responsable, d’où le système matriarcal originel. À partir de là, tout homme devient la projection, nécessairement déficiente, d’un «modèle» paternel ou d’un fantasme maternel. Il me paraît significatif qu’on ne se soit intéressé à la psychologie de l’enfant, à ses droits comme à ses nécessités, que très tardivement, alors que les réflexions «pédagogiques», de formation, formatation et conditionnement remontent à la plus haute Antiquité. L’enfant doit se mouler car l’héritier qu’il deviendra n’a pas à être autonome. En tant que fils, tout homme est atrophié. «Fils de» reste l’insulte majeure. «Tout le monde ne peut pas naître orphelin!», comme dit l’autre, mais dans notre système social, l’orphelin est encore un fils, qui simplement ne connaît pas ses parents et doit donc se les (re)construire sur un mode strictement fantasmatique. La revendication de maternité, de droits et de responsabilité sur un mioche, sentiment initialement transgressif, asocial et égoïste, a pris le nom mythique d’«amour», concept contradictoire et indéfini entre tous mais qui a fait jusqu’à ce jour couler le plus d’encre depuis l’invention de l’écriture. Les Indiens vouent un culte ambigu à la mère et ignorent la passion amoureuse. La religion chrétienne prône un amour mortifère mais, ayant élu comme héros la figure du fils, est sans doute la plus humaine, y compris dans ses schismes, hérésies et contradictions. Car la condition de fils est invivable, entre le devoir de sacrifice et le complexe de meurtre et reproduction symboliques du géniteur. Nietzsche aussi s’est trompé: la faiblesse qui a conçu et imposé la morale en vigueur n’est pas celle d’«esclaves» – les esclaves sont, par définition, par sélection impitoyable, forts, voire supérieurs à leurs maîtres – mais bien plutôt de fils incapables de poursuivre l’œuvre 136


«surhumaine» des pères. Je croirais même que, sur le plan moral, le «mal» découle de la conscience aiguë d’une telle incapacité: le meilleur, sinon le seul, moyen de dissimuler une profonde incompétence, qu’elle soit filiale ou professionnelle, est d’exercer ses fonctions en écrasant les autres. Les mythes grecs l’avaient compris, qui présentent le crime, du banal parricide œdipien à l’inexpiable infanticide médéien en passant par l’hésitant matricide orestien pré-hamletien, comme un problème, sinon une solution, d’ordre psychologique autant que moral. Ils assument une valeur d’exemples, éventuellement cathartiques s’ils révèlent les pulsions et désirs inconscients tout en empêchant de passer à l’acte – mais le modèle cinématographique invite plutôt à l’émulation et l’imitation –, où tout spectateur se reconnaît symboliquement. La culture sert précisément à fournir des figures de référence pour les rôles qu’aura à jouer l’homme considéré en tant que fils, privé de liberté ou de volonté propre. Cette condition essentielle de fils n’a jamais l’occasion ni le temps de se résoudre dans la mesure où elle doit céder rapidement la place à des rôles de substitution, écolier ou apprenti, qui conservent des traits exacerbés du statut filial, tels que respect et obéissance. Avant d’en arriver à l’impasse existentielle, soit le moment où le fils engendre à son tour et doit donc, avant d’avoir surmonté sa condition, avant d’être sorti de l’enfance, avant d’avoir pu devenir «soi-même» – si tant est que l’ego cartésien soit plus qu’une contrainte linguistique et puisse se traduire par une conscience individuelle au-delà de la res cogitans –, jouer le rôle du père. Or, de tout le répertoire, c’est une des plus évidentes lacunes: les mythes enseignent comment devenir dieu ou roi, voire chef ou patriarche, mais pas simplement père. Pire encore, les contes, qui entretiennent et diffusent en Occident le mythe amoureux, prennent soin de séparer les rôles d’amant et de géniteur, renvoyant ce dernier dans une suite jamais écrite, hors texte, par une pirouette finale. Aussi, si les mères transmettent éventuellement aux filles quelque information sur leur fonction reproductrice, les garçons ne font-ils jamais d’enfants que par hasard et par manque de précaution. Placés à leur corps défendant dans une situation qui par définition les dépasse, ils ne peuvent créer à leur tour que des imitations. Nous sommes tous des imitations. En outre, l’organisation sociale nettement sexiste qui confine les femmes dans un rôle subalterne et privé amène les mères à éveiller ce que j’appellerais un complexe du lionceau: celui qui doit, au moins sur le plan symbolique, remplacer le père, s’avérer plus fort, meilleur que lui – cet aspect du complexe œdipien qui structure la personnalité de tous les hommes n’est concevable que si l’on suppose une intervention maternelle beaucoup plus active que 137


celle que le mythe attribue à Jocaste: en fait, dans cette optique, le rôle maternel est également tenu par des relais ambigus, le sphinx bien sûr mais aussi Tirésias, qui a expérimenté la condition féminine. Ainsi, tout fils doit accomplir un destin fantasmatique rêvé pour lui par la mère, rêve de revanche à la fois sur la condition qui lui a été imposée en tant que femme et sur l’incompétence démontrée par le géniteur qui s’est prétendu homme quand il n’était encore qu’enfant – je fais déjà intervenir assez d’éléments de psychanalyse à bon marché pour ne pas approfondir en outre, bien qu’ils jouent certainement une part non négligeable dans le processus, la relation frustrée de la mère à son propre père, sur qui elle aura exercé ses pouvoirs de séduction enfantine, et la douleur physique de la défloration, jalousement réservée au futur père des rejetons dans un modèle de société patriarcal. Le tragique de cette condition humaine n’est donc pas tant, comme le voulait Camus, le «divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit» mais plutôt le caractère transgressif, voire meurtrier, de tout désir, donc l’impossibilité subséquente de désirer, sans parler d’«aimer», dans la mesure où cette condition nous a été imposée non pas par des dieux mais par des parents, c’est à dire des victimes, incapables eux-mêmes de dominer leur destin, d’inventer une solution originale à la vie. Alors ils ont fait comme tout le monde: ils se sont reproduits, ont passé à leurs descendants la patate chaude, et nous voilà, héritiers obligés sachant d’avance que nous ne ferons pas mieux qu’eux – les modèles, par définition, sont indépassables et appartiennent au passé. Ainsi le processus de reproduction est-il un lent processus de dégénérescence. Non pas que les derniers arrivés soient pires que leurs ancêtres, mais plus bêtement parce que ces derniers au fond n’avaient rien à leur transmettre sinon leur propre incompétence, indignité, impuissance – et la stérilité est héréditaire. Les héros du passé ressortissent de l’imaginaire, appartiennent à la fiction. Statues aux pieds d’argile, ils n’ont de valeur que pédagogique. De même qu’aucun maître n’est parfait pour son valet, aucun père ne peut servir d’exemple à ses enfants. Ce qu’il peut transmettre se résume au sentiment scatologique de la vanité, de la brièveté de la vie. À condition naturellement qu’il meure avant ses rejetons. En disparaissant, il enseigne le deuil, la mort des dieux, le vide. La seule solution à la malédiction filiale de la vie serait une révolution totale supprimant et le je et le concept de famille, ou le refuge dans l’ailleurs, la poésie non héritée, «faite par tous». 138


TABLE DES MATIÈRES

La peinture au thé............................................................... 5 Dormir debout....................................................................... 19 Nuits de décembre............................................................... 37 Introduction............................................................................ 38 L’enfant dans le dos.................................................. 41 Dieux personnels......................................................... 51 S’arracher les dents.................................................. 59 Not to be........................................................................... 65 Le noir est une couleur..................................................... 103 Quelques pages du cahier de pholdulogie............. 117 PHOLDULOGIE ESSENTIELLE..................................... 118 PHOLDULOGIE ICONIQUE............................................ 121 PHOLDULOGIE LEXICALE............................................ 124 PHOLDULOGIE VITALE.................................................. 127 PHOLDULOGIE ANALYTIQUE...................................... 130

PHOLDULOGIE DRAMATIQUE..................................... 133

PHOLDULOGIE FILIALE................................................ 136



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