35 requiescam interior

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saguenail et bรกrbara assis pacheco

requiescam



estampes prétextes

Personnellement je classe mes poèmes de haut en bas: de ceux qui évoquent le ciel et les anges (ou les oiseaux) à ceux qui sondent le fond de mon cœur



conjugalité conjuguée


Obstétrique Je te regarde dormir: ronflant doucement remuant machinalement les mâchoires tu tètes tes rêves le réveil te déplie étire ton sourire tu me cherches des yeux tu m’appelles: chaque matin l’amour t’accouche

Corbeau gardien Oiseau à l’aile blessée tu m’as offert le chant les plumes vaines et la mémoire du vol alors que les anges terrestres se détournent du ciel 6


Au bois dormant Chaque nuit en rêve tu me cours après infiniment or je dors à ton côté il te suffirait de t’éveiller

Le «nouveau» rimbaldien comme l’«inconnu» baudelairien sont en toi Parti pour courir le monde je me suis arrêté entre tes bras je sais aujourd’hui que l’espace est surface l’étendue miroir et la variété dispersion que révélations et métamorphoses ne s’accomplissent que dans la durée et l’amour 7


L’amour pas sorcier Personne n’est complet t’aimer c’est te préférer à moi-même accepter la dépendance la complicité l’autorité âme-sœur jalouse âme-sœur ennemie

Personne Le je n’est qu’un jeu un souffle qui ne joue pas un soufflet sur l’autre joue le tu n’est pas menti juste omis or si la vérité blesse le silence tue le nous nous nourrit nous voue l’un à l’autre nous noue ensemble 8


Passé présent La maison est hantée de nos fantômes détachés de nous à chaque âge de notre amour invisibles ils s’écartent de notre passage circulent silencieusement s’efforcent d’être discrets mais peuplent les chambres de soupirs et encombrent les couloirs de souvenirs

Rêver peut-être L’argument définitif défaisant pour Wittgenstein la possibilité même d’une unique certitude se ramène au doute de n’être pas au moment où l’on s’interroge en train de rêver personnellement je crois que je serais fantôme impalpable si un seul instant tu cessais de me rêver 9


Poussière Chaque objet ici a son histoire témoigne d’une autre histoire notre histoire la maison plus que musée se fait livre ouvert catalogue film en 3D où je vois quotidiennement défiler ma vie où je me noie

Maximal répétitif Paralysé par la conscience de l’absurde abcès caché paroxysé par la prescience de l’absence absolu gâchis paradisé par la patience de l’amour contre toi couché 10


Fantômaton Il est aussi difficile de filmer la pensée que de photographier l’amour tu as toujours le regard apeuré d’Isis appelant Osiris moi d’Orphée cherchant Eurydice impatients de rejoindre l’autre errant au fond de l’Érèbe perdu au fond de l’album

Effigie Même quand tu ne pouvais m’accompagner tu ne m’as pas quitté caillot dans mon cerveau calcul dans mes entrailles caillou dans mon absence de chaussures si je t’ai parfois semée c’était pour m’assurer de retrouver le chemin du retour 11


Galatée Seule certitude: tu m’as changé je suis devenu ce que tu as fait de moi évidence: ton attente et ton exigence m’ont aiguillé aiguillonné ce que j’ai fait je te le dois doute: de qui donc t’es-tu amourachée quand nous nous sommes rencontrés?

Au miroir de tes yeux Même si parfois je t’ai menti jamais mon amour ne s’est démenti même si parfois je t’ai lâchée ma passion pour autant ne s’est pas relâchée quelle est donc cette peur qui pas plus que moi jamais ne te quitte? 12


Les passages secrets L’amour n’est pas une chaîne l’autre n’est pas un boulet nous habitons l’un dans l’autre nos esprits communiquent quand je suis loin tu sens mon absence je perçois ta présence

Gants de velours pas de velours Notre union a fait notre force or c’est la puissance de l’amour qui nous a fragilisés amour-éléphant qui nous a fait un cœur de porcelaine 13


Manque de savoir-vivre Nous avons sans doute pris l’amour la vie le monde trop au sérieux voulant réinventer l’un changer l’autre transformer le dernier nous avons lutté peiné donné beaucoup pleuré mais aussi ri improbablement su être heureux

Le mécanique dans le vivant Tu ignores mes manies les tiennes m’énervent insensées elles fondent notre identité sangsues elles se confondent avec nos pensées censurent tout écart du rite font de la vie une fastidieuse répétition et interdisent la fusion amoureuse 14


Violon-urinoir Ton assurance voire ton obstination qui font fi de mes indications ne me fâchent pas (d’autant que je suis vraiment convaincu que tu as toujours raison) mais voyant mes conseils ou avis clairement négligés me font obscurément sentir négligeable

Différence de température plus que de tempérament Nous dormons mal si nous ne sentons la présence de l’autre dans le lit à notre côté pourtant bientôt chaleurs et suées te font rabattre les couvertures ou les entasser sur moi par froid ou étouffement je suis quotidiennement expulsé du paradis du sommeil 15


L’usine de l’amour Nous avons mêlé vie amour et travail jusqu’à les confondre je commence à te lire et te répondre avant l’aube tu m’écris aux hautes heures de la nuit car notre poème est ininterrompu nous pratiquons les trois huit

Deux cœurs et quatre mains Notre amour n’a jamais relevé du seul intime ou de la vie privée en partageant toutes nos activités de l’enseignement au cinéma et à l’écriture nous avons fait de l’amour un mode d’intervention une déraison pratique un sentiment public 16


un clope mouillĂŠ


Usure Avec ses scies le temps réduit l’éternité en poussière et met les plus grandes métropoles dans un sablier

Point de fuite L’horizon est la matérialisation de l’espoir tant d’immeubles dressés ont fini par le boucher sans pour autant nous rapprocher du ciel 18


Logis logique Comme dans le pommier le serpent (dans la pomme le ver) au sein de l’été s’est glissé l’hiver (ou s’y logeait-il de tout temps?)

À petit feu À force de retourner quotidiennement le sablier de verser le sable des jours sur le vide des nuits tu ne pourras garder tes rêves crus tes espoirs cuits ni ton cœur saignant 19


Pied marin Depuis que j’ai perdu le contrôle (que j’y ai renoncé) la vie n’a cessé de me ballotter la terre me donne le mal de mer (écœurement ténu mais tenace)

Lanterne L’or est terne en aucun cas l’image du soleil le soleil est blanc sauf dans le désert où l’éclat du sable jaunit jusqu’au ciel 20


L’origine de l’histoire Le mal est une invention de mâle qui veut régner ne doit pas diviser mais tuer le lion le sait: durer impose le sacrifice des fils

Tamis inverse Le temps passe! une vraie passoire! qui laisse couler les blocs de petit bonheur mais bloque et retient les jours de larmes et de pluie le temps ne passe pas il dure 21


L’ange gordien La première file le cours de la vie le long des rêves à toute vitesse mais le fuseau de la seconde n’est pas fusée d’où les nœuds les boucles les motifs emmêlés que la troisième ne regarde même pas: elle sait la solution et tranche

Racolage Depuis qu’elle m’a laissé échapper la mort m’attend à chaque coin de rue me sourit me tend les bras comme une vieille maîtresse qui voudrait se faire pardonner qui ne comprend pas qu’on puisse l’abandonner 22


Déchiffrage des hiéroglyphes Le «troisième âge» est celui de la troisième épouse: après la mère et la femme la mort certains la portent comme une peau de chagrin qui les ronge et les rapetisse d’autres en tombent enceints qui leur dévore foie ou entrailles sans qu’ils puissent en accoucher

Le rhinocéros ailé J’accepte la dérision l’absence de sens l’absurde – qui n’a rien à voir avec le divorce camusien: je n’ai pas épousé le monde – je le combats comme un invincible adversaire sans voir de raison de lutter jusqu’à la fin 23


Tu meurs On me félicite on vante ma bonne mine on s’étonne de ma mauvaise humeur je leur abandonne sans regret la félicité regrettant seulement de ne pouvoir leur refiler la tumeur qui me mine le ventre

Autopsie en vie Pas besoin de m’ouvrir le ventre pour lire dans mes entrailles le sang éclaboussé sur la tinette est plus clair que le marc de café je connais mon avenir et n’y vois pas une condamnation 24


Gigogne D’abord le chapeau (magique): un éléphant avalé par un boa constrictor puis les passes, le retournement: la pomme dans le ver enfin l’envol de la colombe: le polype lové dans l’intestin

Extrémisme du vieillissement Ce n’est pas tant le durcissement de la peau et la formation quasiment d’écailles que la paresse l’engourdissement le refroidissement du sang et la réduction du cerveau qui me laissent penser que je tourne (avant la fossilisation) reptile 25


Le verbe dans le fruit Vieillir c’est se souvenir et regretter le temps où sinon «le soleil plus brûlant» les fruits étaient plus savoureux temps peut-être rêvé mais préférer ce rêve au présent

Déguisés en vieillards Retrouvailles aux funérailles: choc de se voir chacun cacochyme reconnaissance: tous ceux qu’on avait oubliés qu’on croyait déjà morts soupçon: l’enterrement cache une réunion de fantômes 26


Creux barométrique Du temps je sais seulement qu’il file quand il fait beau et s’étire dès qu’il pleut si bien que le passé ne forme qu’un long hiver quasi ininterrompu du temps je sais seulement qu’il est pourri et le soleil est un mirage

Las trop physique Voir c’est projeter nommer c’est créer pour échapper à l’illusion il faut dépasser le ciel se distancer jusqu’à ce que le soleil ne soit plus qu’une étoile au sein du vide irrespirable 27


Der des ders Encore un poème! parfaitement dispensable parfaitement inutile comme tout poème l’œuvre est depuis longtemps achevée mais on continue d’écrire indéfiniment par vice par manie par habitude il faut bien meubler le temps!

Bottes de sept lieues mais d’aucun lieu: je ne me vois pas La route colle au cerveau tout autant qu’aux semelles ses méandres et circonvolutions enroulent en pelote la mémoire et nul caillou ne sait me dire combien de chemin parcouru combien encore à parcourir 28


pris au mot


Bras baissés De rêver à révérer il a suffi d’un bégaiement pour passer de l’effort au confort de la mission à la soumission de l’utopie à la religion du monde meilleur à la peur du pire

Le droit à la parole Sans doute faut-il savoir lire pour pouvoir élire dire voire médire avant de méditer proférer afin d’enfin préférer 30


Servitude volontaire Consommation: dépenser compense l’absence de pensée obéissance: opiner est renoncer à se forger une opinion passivité: le mutisme est censé protéger des mutations

Nuances Il ne faut plus être compétent mais compétitif pas tant rigoureux que rigoriste l’hypercritique masque l’hypocrite 31


Par la racine Il y a rêve dans révolution il y a révélation dans le rêve mais les rêves revus révisés ou révolus relèvent du vent ou du vide ne révèlent que notre veulerie

Erreur de calcul infinitésimal Vice ou vertu du virtuel c’est son avidité même qui pousse le système à tourner à vide le matérialisme mal compris aboutit à la dévalorisation des nombres après celle des mots alors que l’infini tient dans un grain de sable ou une goutte d’eau 32


L’effet papillon Si ténu qu’il soit le fil de soie bouche la vue à qui est enfermé dans le cocon la chenille a trop appris à ramper pour jamais s’envoler crise n’est pas chrysalide il n’en sortira pas de papillon ni bombyx des bombes ni phénix des cendres

Faux amis L’histoire se répète par manque d’i-maginot-ion: parce qu’écrasés par le krach les allemands courbaient le dos baissaient les yeux et montraient leur krupp les français en quarante étaient convaincus que l’ennemi était d’avance vaincu 33


Loup pour l’homme Ils disent qu’ils voient large alors qu’ils ne voient que l’argent hommes de proie qui réduisent leur prochain à une ombre

Machine arrière On appelle progrès la transformation de la matière première l’investissement de l’accumulation primitive or le paradis est antérieur au péché originel l’âge d’or derrière pas devant 34


Forêt forée Métaphores végétales stériles: chèques en bois ou langue de bois vont engraisser banquiers véreux politiciens marrons tous pourris oubliés de compostage il aura beau se masquer au sortir du bois le loup montre l’escroc

Bâillon Les politiciens confisquent non seulement le politique maiségalement(inégalement) la parole au fil des mots cousent la bouche de leurs auditeurs leurs électeurs démotivés qui préfèrent s’abstenir consentir se taire se terrer car le dégoût qui en découlerait ne se discute pas 35


Anorexie par imposition Le progrès technologique et la croissance économique en moins de trois siècles aboutissent au même résultat que les guerres et le servage de l’«ancien régime»: le peuple réduit à la misère de cette identité peuvent se déduire à rebours tous les autres parallélismes

Ça tourne Saturne Rien au monde ne me paraît bien ou mal aller de soi même le temps l’âge et l’érosion sont produits de notre action ou inaction tout s’avère résultat de rêves travaux et guerres tout engage à intervenir 36


Pari en bouteille Si la conscience de sa mortalité n’élève pas l’homme au ciel elle lui fait mépriser la terre et la vie si elle détruit ses illusions elle les remplace: le rêve par l’absurde la beauté par la vanité si elle naît trop tard elle ne calme sa panique que par la compagnie quitte à déclencher l’apocalypse

Rime et raison On a beau me répéter qu’«il ne faut pas s’en faire» voyant les contradictions où le monde s’enferre qui ne tarderont pas à faire de la terre un enfer je ne parviens pas à m’y faire 37


3.9 (3.10)

Pavés de bonnes intentions

Lévi-Strauss rappelait que l’ethnologie est une science de colons héritière d’utopies jésuites et de missions caritatives et comme elles incapable d’empêcher exploitation et extermination systématiques: on se fiche du tiers monde comme du quart

Chas trop haut perché L’accès s’avérant trop difficile les riches ont renoncé à monter au ciel ils se contentent de paradis fiscaux mais s’acharnent à établir l’enfer sur terre car la jouissance augmente en proportion du contraste 38


Arsenal illimité De même que de pratiquement toute chose on peut faire une arme il n’est rien qui ne puisse devenir instrument de bonheur le problème n’est pas le manque d’imagination mais le goût de la destruction la complaisance à la souffrance

Les vains cœurs et les vains culs On a conservé les généalogies des puissants chaque étape du découpage de leurs royaumes on a consigné l’histoire des institutions des mentalités des arts et du capital des femmes et du sexe mais il reste encore à retracer l’évolution des formes de la principale activité humaine: le pillage 39


Limite de validité de la loi des grands nombres Les majorités sont par définition écrasantes les minorités sont par conséquent écrasées voilà qui n’est vrai toutefois qu’en ce qui concerne l’accès au pouvoir la règle générale veut que la majorité de la population soit accablée par une poignée de «puissants»

Sophistication des sophismes La «démocratie» signifie seulement qu’on se laisse gouverner par des mots l’inviolabilité est l’impropre propriété de la propriété la légalité le principal obstacle à l’égalité les mots collent à la réalité pour mieux la camoufler 40


à point nommé


Arythmétique Rien requiert autant de lettres que tout et il en faut trois fois plus pour écrire en bégayant quelque chose

Le temps maculé La virginité de la page laissait l’avenir en blanc quand le cheval de l’écriture a passé qu’elle traduise espoir ou regret hiver ou été ses graffitis ont sali le papier et tout rayé de pluie 42


Pas d’arbitraire Les porcs sont une anagramme du corps la viande est une métonymie de la chair la lettre un antonyme de l’esprit

Originel Tant de sentiments inexprimés faute de mots! le lexique tamise et filtre la pensée retenant le grossier et rejetant le subtil l’homme n’a nommé les animaux que pour pouvoir étiqueter ses trophées 43


Compter sans le hasard Les poèmes trop médités comme les crimes prémédités les campagnes les conquêtes (militaires agricoles ou amoureuses) planifiées lors de l’accomplissement toujours foirent

Écriturticaire Pas mystique: un mot ne sauvera pas le monde pas même croyant: un mot ne me sauvera pas je les trace comme on presse le pus d’une cloque au réveil je les arrange comme un bouquet de déchets récupérés au cloaque du sommeil 44


En vérité La poésie par l’assemblage des mots cherche à formuler une vérité les possibilités d’association sont infinies les tropes inépuisables tout comme les vérités

Labyrinthe verbal La pensée croit choisir ses mots quand ce sont les mots qui dictent la pensée comme par dislocation condensation association ils façonnent les rêves la nomination crée le visible et le mental le verbe conditionne l’être et le faire de l’homme 45


Le sésame Il manque un temps aux conjugaisons il manque un mot aux dictionnaires qui écrit est condamné à l’à peu près

La si do Patent culte ado de la libido pas tant l’horreur du lit vide ou l’alibi à deux dos que l’exorcisme du coucher de bonne heure du livide dodo 46


L’immatériel Au bout d’une vie de bavardage où les paroles volent et n’engagent à rien («bruit et fureur ne signifiant rien») la mort n’est qu’un mot (alors que notre désir est le silence)

Distillerie du verbe Vers après vers la poésie insensiblement saoule la langue devient pâteuse modelable les mots se solidifient avant de s’animer on ne sait bientôt plus au juste ce qu’on dit 47


La malédiction de Cassandre Le matérialisme veut que le concept et la conception naissent du concret des conditions quand l’esprit imagine une nouvelle guerre c’est qu’elle s’est déjà déclarée à son insu rétrospectivement toute parole est prophétique toute énonciation anticipation

Par le petit bout de la lunette Grimpé dans la tour d’ivoire dans le désir d’y voir plus clair et plus loin l’auteur gagne une telle hauteur qu’il ne voit plus le monde qu’en miniature obscure et prend le soleil pour une étoile 48


La grande évasion Spontanée inspirée ou travaillée la création arrache qui s’y consacre au temps au moins au temps socialisé et mesurable des activités humaines tel le joueur élu par la Fortune touché par sa Muse le poète échappe à sa condition à sa conscience

Les rets du destin Les Parques parquées dans le crâne nouent les mots tissent les phrases ravaudent les poèmes l’écriture est un filet jeté dans l’océan immaculé de tous les possibles mais les poissons que l’on y pêche sont par nature invisibles 49


Facultés facultatives J’accorde sans discuter l’émotion aux animaux voire aux plantes et même l’intelligence aux machines mais aucun ne saurait être considéré doué de pensée faute de mots pour l’articuler faute surtout de la nécessité de mentir et d’abord de se mentir à soi-même

Les clés du paradigme Un mot en recèle des douzaines lisibles par association alphabétique étymologique ou phonique c’est cette parenté ou ce compagnonnage visible qui fait du langage une utopie le sens quant à lui est essentiellement projectif donc bien plus aléatoire que le signe 50


Self made man Si le verbe peut se faire viande se créer soi-même par l’écriture nouveau Frankenstein devenant sa propre créature

Le canard du doute Comme l’invité de Poe qui en ôtant son masque découvre un crâne ou le vœu secret de Jarry d’être si laid que les femmes enceintes avorteraient à sa seule vue je rêve de vers couinants évoquant le miaulement d’un chat dont on marche sur la queue 51


L’avenir est écrit Les écrits restent tel est leur sens et leur essence alors que les corps se défont en poussière que la vie passe et s’efface Mallarmé avait compris que chaque poème est un «tombeau»

Quantique Un électron isolé dans l’accélérateur de particules du CERN a fini par muer en photon aux origines de la matière on trouve la poésie qui en faisant briller les mots révèle elle aussi l’éclat de l’immatériel 52


vrac

(trop de cent versets)


comme un savon Parce qu’elle considère les mots dans leur aspect multidimensionnel, s’appelant et se raccordant les uns aux autres par associations diverses, phonique, étymologique, figée par un proverbe ou une locution, un souvenir d’enfance ou une réminiscence littéraire, voire une équivoque, plus encore qu’en raison de leur polysémie ontologique, la poésie se présente comme un concentré de sens dans un minimum de sons. En investissant les mots d’une puissance d’enchantement, d’ordre magique, elle établit un rapport animiste au monde, qu’il s’agisse de poésie lyrique ou concrète, symboliste ou lettriste, sentimentale ou moderniste. D’où sa réputation de difficile lecture, d’où ses tirages limités, d’où un rapport passionnel avec ses amants littéralement ravis. Et alors que je me méfie des mots, que je doute d’être poète, que ma pratique de l’écriture est plus laborieuse qu’inspirée, je reconnais une certaine ivresse provoquée par ce travail de concentration de la formulation, au cours duquel ma propre pensée m’échappe, emportée par le jeu et la danse des mots. Aussi, périodiquement, je suis saisi par la fièvre de pousser plus loin dans la réduction. Aussi bien pour des textes narratifs, des essais – les «nadjas» de ne carpti dies ou les «raccourcis de (se) débattre – que pour les poèmes – j’ai tenu pendant près d’un an une sorte de journal en «haïkus fantaisie» publiés sous le titre chatteries appuyées. Je poursuis encore aujourd’hui cette forme – cf. la section «estampes prétextes» – mais suis tenté de forcer encore la concision. Pour ces poèmes à vers unique, Apollinaire et son «Chantre» me sert bien sûr de modèle. Mais je suis redevable également aux «Réflexions et propositions sur le vers français» où Claudel définit le vers comme un appel, auquel la rime apporte ou non une réponse. Contrairement aux énoncés aphoristiques – que j’ai pratiqués à diverses reprises, depuis il n’y a pas de saisons en enfer jusqu’à mots couverts –, la métrique tend à réapparaître naturellement – au moins aussi naturellement que les règles syntaxiques dans l’écriture automatique –, à moins qu’avec l’âge la musique finisse par l’emporter sur le goût du grinçant – ou que la sénilité m’amène à renouer, à mon insu dans la mesure où je ne le constate que rétrospectivement, avec les formes classiques abhorrées et leur compte de pieds. L’idéal reste bien sûr certaines formules de clôture, vers parfaits détachables, des poèmes en prose des «Illuminations». 54


L’avenir est composé de rendez-vous L’angle le plus arrondi n’en trace pas moins un coude t’oblige à bifurquer ou contourner Au fil des rencontres de hasard nouer des fraternités qui ne découlent pas de capotes trouées Le train-train de vie quotidien est composé de folies cycliques et en cache d’autres L’amitié et l’amour doivent être des commencements pas des moyens encore moins des fins L’amour décoche ses traits à mesure que le prisonnier encoche les siens Amour intact couvrant tous mes manquements et manques de tact: l’attache indélébile C’est souvent par le prix auquel on la vend qu’on sauve sa peau et même son âme Branle-bas dans les viscères mon âme prépare son déménagement La mort est le contraire d’un horizon: il recule toujours quand elle ne fait que se rapprocher L’imprévisibilité de la vie ou de l’avenir justifie-t-elle l’atermoiement? 55


Déjà les morts me reconnaissent comme un des leurs Leur inflation voue les œuvres aux oubliettes fait de l’ignorance notre condition notre condamnation La mémoire est faite de choix et d’oublis le contraire précisément des archives Je ne regrette pas d’avoir perdu ma jeunesse seulement de ne même plus m’en souvenir Il y a danger à se pencher du haut de ses illusions ou à s’enfoncer dans le marais de ses souvenirs Leur perte donne rétrospectivement leur prix aux meilleures choses: liberté enfance illusions Je m’obstine à deviner (à inventer?) une origine aux indéchiffrables motifs du tapis Le cryptogramme du monde est peut-être une partition musicale La lecture est cérémonie spirite encore que sous les mots les morts souvent se taisent Sinon enchanteur sûrement pourrissant: les vers me bouffent l’âme Le plus effrayant de la fable est implicite: même sans distraction le lièvre serait vaincu par la tortue Cendrillon préfère un ours mal léché voire un dragon dragueur à un prince plein de principes 56


Qui épouse un veuf devient marâtre condamnée par sa conviction de réussir où les autres ont échoué Toute une vie considérée dans l’espace-temps n’est qu’un coup de dé un simple passe-temps Avant de l’exécuter on a résolu l’énigme du sphinx pas celle du minotaure Le labyrinthe est l’image agrandie de l’écheveau du fil d’Ariane Les saints les simples et les humbles abandonnent le paradis aux ambi-cieux Depuis Icare les oiseaux se gardent bien d’aller voler trop près du soleil Nez bouché des anges chus pour cause de rhume ou de puanteur Qu’on ne s’y trompe pas: c’est leur silence qui signale le passage des anges pas leur trompette Si l’ange vient à ta rencontre tu devras te battre Tant vont les vérités au puits qu’à la fin elles s’y noient On ne creuse pas des puits pour trouver la vérité mais pour l’enfouir Bien qu’aucune naissance de messie ne soit annoncée le massacre des innocents se poursuit 57


On a remplacé la citoyenneté qui était égalité par la mitoyenneté qui est séparation Exclusion sociale: on condamne les accès sous prétexte de condamner les excès L’égalité prélude à la substituabilité et l’indifférenciation est déjà indice d’indifférence Du culte médiéval de l’équidé au culte moderne de l’équité rien qu’un léger assourdissement La télé se veut antenne céleste antienne célébrée parabole divine et parole de vérité: «telle est…» Solde global négatif: idéaux bradés et dignités vendues sur le trottoir de la maquereau-économie Les débits se croient tenus de préciser qu’ils ne font pas crédit Le temps que la mécanisation fait «gagner» appartient au travail aussitôt converti en rab de boulot Les mêmes fils qui animent la marionnette l’entravent L’occasion fait le larron à condition qu’il sache la saisir au vol Ne pas mâcher ses mots et restituer à la presse moderne le a de la paresse primitive La paresse va de pair avec la méditation: le poil dans la main et le poêle dans la tête Le mot «fin» fait sortir les spectateurs de la salle comme les loups du bois 58


Évolution par la voie de l’extinction du loup pour l’homme: de l’anthropophagie à la lyc-entropie Muselière de la politesse: le vouvoiement contient le louvoiement le tu s’entend «tue!» Comme la rose de beauté éphémère la fleur de plastique est symbole d’éternelle laideur Il est des fleurs sans parfum sans miel voire sans couleurs et sans abeilles ni papillons Fond forme contenu contenant inséparables: du flacon dépend la qualité de l’ivresse Je préfère les «essais» aux cours les «pensées» aux discours et caresse la philo dans le sens du poêle Pour un croyant le libre-arbitre est aussi vain que le serait une libre-orbite des sphères N’aura plus de raison de rire qui restera le dernier Les «règles» ont tant besoin de confirmation qu’elles n’engendrent que des exceptions L’imprévu est la conséquence d’une cause perdue Ni le néant ni l’absolu ne peuvent servir d’étalon ou même de terme de comparaison La liberté est toujours de l’autre côté du mur La liberté est une porte ouverte qu’il ne faut pas se lasser d’enfoncer 59


La nature n’est pas modèle de perfection mais de chaos et fouillis création sans critères En ces temps d’ozone troué et réchauffement globalisé seules n’ont pas fondu les neiges d’antan Persistance rétinienne du cauchemar qui s’infiltre dans la veille en filtrant la lumière du lendemain En prenant la succession de la nuit le jour ratifie l’insuccès du rêve Le soleil ne connaît la nuit que par ouï-dire Comme la poix de la nuit ne salit pas la lessive du jour ne nettoie rien Interminable nuit traversée de jours comme l’orage d’éclairs La transparence de l’air ne rend pas l’univers moins opaque: le vide même est obscur Dans le cosmos comme dans la forêt la distance est faite d’ombre L’oiseau ne sait rester tranquille ni sur l’azur ni sur la branche Les feuilles d’arbres sont un instrument difficile seul le vent sait en jouer Le soleil fondant comme une noix de beurre dans la poêle du ciel Rayons horizontaux du soleil d’hiver qui colorent la terre sans réchauffer l’air 60


En l’absence de soleil le ciel découvre ses blessures ses fissures ses boursouflures La planète est un cube dont les arêtes ont été limées par l’immense limace du temps Les formes féeriques et polymorphes des nuages défient tant l’azur uni que la nuit monochrome Les gemmes dans l’écrin de la nuit s’avèrent mirages sur l’écran du jour Les plumeaux des peupliers balaient le tapis du ciel sans en ôter ni les moutons ni les toiles d’orage La terre file en ruisseaux la laine des nuages Terre grossière caillou mal poli pierre pas débarrassée de toutes ses sciures de mousse Le train en démarrant met en branle le panorama du paysage Le paysage défile toujours en sens contraire Il est un point précis d’où les lumières de la ville sont au miroir de la terre le reflet des étoiles Villes: déserts tellement déserts que non seulement les arbres mais même les sables en sont absents Dans une forêt de symboles un loup s’est perdu Tire d’aile rivalisait avec tir d’arc quand la chasse était sport qu’on n’avait pas inventé la poudre 61


Tant de plumes taillées trempées laissées prêtées: faute d’ailes s’en faire du moins un oreiller L’assassin des romans policiers laisse derrière lui une traînée d’encre Le dictionnaire est gros de poèmes autant que de mélodies la guitare Les images les plus surprenantes sont portées par des rimes invisibles Ne recule devant aucun calembour la poésie est excès le trope jamais troppo Des huîtres des mots je ne tire que des perles frustes et oxydées sans orient ni lustre Les mots manquent de transparence si bien que le texte reflète son lecteur Au désert de la poésie tous se voudraient oasis plutôt que grain de sable je me rêve mirage À défaut de faire jaillir l’eau le prêche peuple le désert À force de puiser dans les œuvres on les découvre inépuisables de les imiter on les rend illimitées À un mot autant qu’à un nombre on peut toujours ajouter un autre: le texte ouvre sur l’infini À force d’abréger les poèmes je parviendrai peut-être au silence Chaque jour dépose sa poussière de mots 62


apostille pholdulogique


trouver à redire

À l’âge de sept ans, parce que j’étais très bavard, parce que ma grand-mère en plaisantant m’avait recommandé d’économiser les mots qui pourraient un jour me manquer, parce qu’une fois alors que j’avais comme on dit le mot «sur le bout de la langue» il s’obstinait à m’échapper, je me suis forgé l’idée infantile que chaque humain à la naissance se voyait attribuer un lot de langage, vaste mais pas illimité, qu’il devait gérer au cours de sa vie, chaque mot du dictionnaire lui étant octroyé pour un nombre fini d’emplois – d’où le développement de la rhétorique, avec ses synonymes, ses métonymies, ses tropes, ses allusions et ses périphrases –; si bien que dans la crainte d’épuiser ma réserve, puisque j’avais omis de tenir le compte des paroles prononcées, je me suis résolu au mutisme pendant quelques mois, au grand dam de mes parents qui, ne comprenant pas ma réelle angoisse, attribuaient mon attitude à une lubie ou plutôt à un défi. À l’âge de cinquante-sept ans, tentant de formuler une idée vague pour construire un récit, j’ai commencé à noter des assemblages de mots qui me paraissaient circonscrire quelque vérité paradoxale quand une expression surgie spontanément sous mon stylo – je continue d’écrire à la main, considérant que les immanquables retouches opérées lors de la dactylographie au propre du texte me permettent une distanciation et une mise en forme que le premier jet exclut: je ne crois pas à «l’infaillibilité de ma pensée» – a éveillé une réminiscence qu’une rapide consultation des livres que j’avais déjà publiés a bientôt confirmée: j’avais déjà écrit ce texte, formulé la même idée avec les mêmes mots; face à cette preuve évidente de gâtisme, je suis, obnubilé par la crainte de me répéter à mon insu – le principe de la répétition caractérisant précisément pour moi, sinon l’«enfer» mythique, ses châtiments –, tenté d’abandonner l’activité d’écriture. À l’âge de quatorze ans, je me suis passionné pour le cinéma, me lançant simultanément dans la consommation à haute dose – à la cinémathèque – et dans la réalisation, car j’y trouvais une alternative au langage dont je me méfiais fortement, tant pour son imprécision – source 64


de quiproquos que le consensus oblitérait plutôt que de les éclaircir, et d’une incontinence verbale qui favorisait par leur inflation la dévalorisation des mots – que pour sa puissance – sans lien avec une quelconque vérité des énoncés: je pressentais intuitivement – je n’ai lu Nietzsche et Steiner que beaucoup plus tard – sa fonction ontologique de leurre et mensonge. À l’âge de quarante-neuf ans, au sortir d’un coma profond, je me suis mis à écrire fébrilement, obsessivement, comme si ma vie, ou plutôt son sens, en dépendait – toutes sortes de textes, depuis des fictions narratives jusqu’à des poèmes en passant par des «essais» et des aphorismes –; les films ont perdu de leur importance fantasmatique tandis qu’en quelques années les ouvrages s’accumulaient, comme si une pulsion s’était débloquée, un verrou avait sauté, une digue s’était rompue; j’écrivais toutefois en maintenant mes réserves et ma suspicion à l’égard du langage, et si d’un côté je trouvais dans l’écriture un plaisir éminemment ludique – la matière verbale, qui permet aussi bien l’ajustement rigoureux que l’association phonique libre, renoue avec la concentration et la fantaisie des jeux enfantins – ainsi qu’une complicité nouvelle et pratique avec Corbe pour qui la poésie était, depuis que je la connaissais, l’activité principale, la relative facilité avec laquelle j’écrivais désormais engendrait une angoissante responsabilité d’énonciation, pour laquelle je doutais que le langage fût l’instrument apte, car le langage – tout comme le cinéma – délimite un univers propre et ses liens avec le monde à trois dimensions sont de nature perverse: le mensonge notoire de la publicité ou du discours politique n’empêche pas leur efficacité, par ailleurs la syntaxe et le lexique conditionnent la pensée – la fonction première de l’école, de formatation des esprits sous le nom de socialisation, est remplie essentiellement lors de l’apprentissage de la langue «maternelle», que l’enfant possède déjà mais qu’on lui confisque à coups de «corrections» –; en écrivant, je ne fais au fond qu’interroger le langage, couteau ébréché, piano désaccordé, magicien imposteur – comme celui d’Oz –, faux prophète, faux témoin et parjure. 65


Parmi les premières tentatives scripturales, lorsque j’ai décidé – ou plutôt cédé à une pulsion que je ne dominais pas – de me consacrer à l’écriture, figure le projet de rédiger des textes «abstraits», sans «sujet» autre que l’évocation d’une couleur – mais peut-être me rappelais-je l’aveu de Flaubert d’avoir «voulu donner l’impression de la couleur jaune» dans Salammbô et de celle des «moisissures» dans Madame Bovary –, consacrant une page à chacune des teintes conventionnelles de l’arc en ciel – j’ai complété plus tard la série avec deux essais, l’un sur le noir l’autre sur le gris –; je tâchais d’y formuler les connotations que personnellement je leur associais, dans l’espoir naïf de parvenir par le biais de l’abstraction à énoncer quelque vérité que dans un texte plus «mimétique» la conscience n’aurait pas manqué de censurer. Or si je suis parvenu à découvrir un fonctionnement inconscient, c’est bien plutôt celui de la langue elle-même que le mien: le langage est idéologique – l’opposition noirceur/blancheur incarne dans le spectre coloré l’opposition positif/négatif sur laquelle se sont historiquement greffés aussi bien le culte de la virginité que la justification de la traite des Africains –, anthropocentrique – la rougeur ambiguë renvoie aussi bien à la pudeur qu’à la colère, à la vie sanguine qu’à la mort sanglante; si la verdure est associée plus facilement à l’herbe et aux prairies qu’aux feuillages trop denses et sombres, ce n’est pas tant en raison d’une opposition bas/haut ou d’une nuance clair/sombre que d’une valorisation de l’intervention humaine sur la nature –, et équivoque – le gris engendre tant l’ennui que l’ivresse, la grisaille que la griserie, le vert associé à la jeunesse renvoie aussi bien à l’acidité qu’à la vigueur, etc. Souvent, une notion – en l’occurrence une couleur mais il est évident que le langage fonctionne de la même façon dans tous les champs sémantiques – se définit par une opposition implicite – la pâleur est maladive, elle s’oppose au «vif», et alors qu’il existe des couleurs pâles, c’est à dire mélangées de blanc, on ne parlera guère de la pâleur d’une couleur – et s’avère porteuse de toute une histoire culturelle: la 66


femme a été pendant des siècles taxée d’«impureté» sans qu’on ait à définir ou justifier cette tare, mais il est très probable que le sang menstruel ait été à l’origine de cet opprobre dans un univers où l’exemple de la «pureté» était fourni par l’eau de source. Je ne suis même pas certain qu’une pensée «abstraite» soit possible: sous l’étiquette générique, chacun évoque en énonçant un terme l’exemple concret que sa mémoire lui présente, il y a derrière le mot arbre qui ne projette pas d’ombre un arbre mémoriel, dont je peux d’ailleurs ignorer le nom, auquel j’ai grimpé. L’«arbreté» se définira par le rapport que chacun aura établi dans son enfance avec les arbres qui poussaient à proximité. Le mot abstrait ne devient nécessaire que lorsqu’il s’agit justement de fixer un trait commun à des ensembles virtuellement hétérogènes, contradictoires ou indéfinis. Un concept abstrait comme la «liberté» ne saurait avoir grand sens dans un contexte rural où les activités agricoles réclament jour après jour l’énergie des habitants, il s’est donc développé dans un cadre de croissance urbaine attirant une main d’œuvre paysanne préférant l’exode à la famine, c’est-à-dire dans un environnement négatif, en proportion de la réduction de l’espace de circulation et de l’accroissement de murs bien matériels – les villes sont structurellement un compromis entre le labyrinthe et la nécropole –; quant à son sens précis, personne n’est capable de le définir: la liberté est un manque. Sous l’arbitraire du signe, le vague du symbole, perce la raison du plus fort; le langage reflète les dominations qui se sont historiquement succédées, ont imposé leurs croyances et leurs valeurs – le carcan linguistique nous assujettit à un mode de pensée plus latin que judéochrétien, car depuis la Renaissance le code romain est appliqué tandis que la bible reste pour nous «de l’hébreu» –, la socialisation passe par l’effacement de l’unique dans l’anonymat unanime du consensus verbal qui nomme et gomme les pratiques singulières. La pensée abstraite est en dernier ressort celle qui se soumet au langage, qui s’y enferme, qui, renonçant à une efficacité praxique, se cantonne au domaine intellectuel, celle qui se paie littéralement de mots. 67


Les techniques de manipulation mentale, qu’il s’agisse d’enseignement, de soidisant information, de campagne électorale ou de publicité, bien que leur outil soit le langage, recourent aux mêmes trucs que la prestidigitation scénique: il s’agit dans tous les cas de dévier l’attention en la focalisant sur un leurre, de conditionner une attente sans l’exprimer, de feindre le naturel pour donner à chaque résultat un caractère d’évidence inquestionnable, d’escamoter en prétendant dévoiler, de guider selon un schéma rodé de tromperie des sens – illusion ou sophisme –; en outre, toutes ces «passes», rhétoriques ou gestuelles, reposent sur une participation active des spectateurs – ou auditeurs ou électeurs – qui sont leurs propres dupes consentantes. Je ne suis pas si sûr que la «société du spectacle» soit une tendance récente de notre civilisation; il me semble que l’oratoire à l’agora et la rhétorique au forum relevaient déjà, chez les Grecs et les Romains, d’une conception théâtrale de la vie civique et du gouvernement; ce qui a changé, de la cité gérée par les propriétaires, de l’empire dirigé par les patriciens ou des cours aristocratiques à la moderne société bourgeoise, c’est l’économie, où la notion de dépense et ses fastes a laissé la place au lucre et ses politiques d’austérité. Ce renversement des valeurs n’a pu s’opérer sans une perversion très profonde des «règles du jeu», implicites, sur lesquelles reposent les activités humaines socialisées, depuis les rencontres sportives jusqu’aux investissements boursiers, en passant par les campagnes militaires. Pour être efficaces, c’est à dire lucratives, les nouvelles stratégies doivent subrepticement falsifier les prémisses mêmes qui fondent la confiance du public; le cynisme, en ne partageant pas la croyance, joue sur la crédulité. Le procédé de la fraude reste identique derrière tous les scandales – qui incluent «crise» voire «guerre» – qui emplissent nos actualités. On peut le décrire en détail: on part du principe que l’enjeu d’une rencontre sportive est la victoire du «meilleur»; or un match truqué rapporte plus qu’une compétition «régulière»; ce qui était connu pour les combats de boxe, étant donné les sommes en jeu, s’applique désormais 68


au football où le nombre même de joueurs, sans parler des arbitres, facilite la corruption; on a découvert que les paris étaient pris de Chine ou d’Indonésie et pouvaient porter tant sur le résultat que sur le temps mis à marquer un but, ou à ne pas le marquer; si bien que nul ne peut garantir la motivation de telle passe, bonne ou mauvaise, effectuée par un joueur ou de telle décision de l’arbitre. De même, on admet implicitement que les boursicoteurs doivent miser sur les entreprises en fonction de leur rendement; or c’est justement en pariant sur une société en difficulté ou une action non recouvrable, et en dévalorisant des firmes plus solides et stables qu’en le faussant on peut contrôler le marché, ne serait-ce que le temps d’un «coup» de bourse. Enfin, le «terrorisme» est devenu la forme de guerre, de faible intensité – il n’y a plus de conquêtes officielles –, la plus courante; ses actions, anonymes, utilisant désormais civils, femmes et enfants comme «chair à bombe», ne réclament que des moyens artisanaux et le sacrifice éventuel d’un volontaire; il est donc extrêmement facile de le pratiquer et de l’attribuer à un adversaire réel ou fictif: toute bombe n’a d’autre fonction que de justifier une riposte. Là encore, le langage, de par les conventions qu’il véhicule – Noam Chomsky n’a cessé de le dénoncer –, oblitère le trucage. Car la logique, Carroll l’a démontré dans son «Game of logic», admet une proposition comme «quelques poulets sont des chats» – que l’on peut facilement adapter en «quelques ennemis sont des complices» – et l’affirmation catégorique nécessite un absolu, négatif ou positif, «tous» ou «aucun», que la réalité offre rarement. Le libéralisme à outrance, tel qu’il est prôné par Milton Friedman, est directement proportionnel aux libertés prises à l’égard de la vérité – ou de toute autre convention –: par là même, il s’inscrit dans la logique du langage, c’est à dire d’un jeu rhétorique où le mensonge est le principal atout et la trahison, ou le renversement des alliances, la botte secrète en réserve pour s’assurer la victoire, rigoureusement calculable en gains financiers dans un monde divisé en gagnants et perdants. 69


Les loups n’attaquent que poussés par la faim, un chien vicieux est devenu méchant probablement plus par dressage que par atavisme; le langage, créé à des fins de prière, n’est devenu cet instrument de falsification que lorsqu’il a été employé à des usages de domination – argumentation, législation, comptabilité –, c’est à dire comme une arme. D’autres pratiques, remontant aussi à la plus haute Antiquité, de parole ou d’écriture laissent entrevoir d’autres capacités, délaissées car ni monnayables ni convertibles en privilèges, feu que les poètes entretiennent et se transmettent comme une torche divine mais non olympique. L’émerveillement quotidiennement renouvelé que me procurent les poèmes de Corbe fait certainement briller cette flamme à l’horizon de mes laborieux et compulsifs gribouillis, et si je ne suis pas touché par la transe poétique, j’en perçois quelques mécanismes linguistiques qui sont autant de pouvoirs mentaux socialement inutiles: d’abord le culte du mot, le mot pour le mot, qui s’impose sans convaincre car sans référent externe – la poésie récuse un fonctionnement mimétique du langage qui devrait refléter le monde matériel sur quoi l’homme peut agir, d’où l’absence des descriptions comme des explications; la poésie évoque sans désigner; suffisante, la nomination abolit la domination –; d’où la méfiance engendrée par sa gratuité. Corollaire presque, la figure poétique de base s’avère, plus que l’image, la litote: alors que la syntaxe balise la lecture selon une trajectoire à sens unique – le texte en prose est le prototype du labyrinthe –, la poésie ne recule devant aucun saut, aucune transgression, pour tracer des raccourcis; elle n’hésite pas à assumer le risque de l’hermétisme – mettant en cause la «fonction de communication» conventionnellement attribuée au langage: en fait, seul le poète communique véritablement, mais avec les choses qu’il nomme ou évoque, pas tant avec ses hypocrites lecteurs, ses semblables, ses frères –; le poète a conscience de ne pas comprendre totalement la formule – car la pratique poétique est parente de la sorcellerie – qui s’est imposée à lui. Enfin, la poésie travaille simultanément toutes les dimensions 70


du langage, joue sans hiérarchie de toutes ses unités; en accordant une place égale à la musicalité elle récuse le primat du sémantisme – et le jeu de ses ambiguïtés –; en quête d’une totalité expressive, elle ne peut distinguer le fond de la forme – si on peut la traduire, on ne peut ni la résumer ni la paraphraser, d’où le vieux conflit entre poètes et universitaires, quant à son mode de lecture et d’enseignement: face à l’impossibilité d’une explication, à la vanité d’un commentaire paraphrastique, certains poètes défendent un apprentissage par cœur sans compréhension, comme pour constituer une réserve mnémonique d’incantations, d’autres affirment l’incompatibilité absolue de la parole poétique avec l’instruction scolaire – et ne s’adresse jamais à la raison, discursive et prosaïque. Aux fondements de l’écriture poétique, il y a une insatisfaction, non pas à l’égard du monde – le divorce camusien est aux antipodes de la perception poétique; le conquérant, le comédien ou don juan sont des figures antithétiques de celle du poète: le poète, révolté, se sent en harmonie avec le monde, ne serait-ce, dans le cas extrême de Maldoror, qu’avec les requins – ou du langage, mais de l’usage qui en est fait; tout poème est une protestation. De tous temps, les poètes se sont rangés du côté des réprouvés et des opprimés – l’existence de poètes courtisans ou corrompus n’infirme pas cette solidarité, et ce refus, ontologique –; si Platon voulait les exclure de la cité, ce n’était pas tant pour les raisons qu’il avançait – car le reproche de fiction et d’inutilité rendrait plutôt leur activité inoffensive –, mais à cause de leur travail de libération de l’esprit par un autre usage du langage; la poésie, au cours du XIXe siècle est passée en France, avec Hugo, Baudelaire et Rimbaud, de l’engagement social à sa propre libération de contraintes et formes fixes qui oblitéraient sa singularité essentielle, jusqu’à l’abolition du vers – car on peut parfaitement écrire de la prose en alexandrins réguliers, les exemples, de Malherbe à Rostand, ne manquent pas –, et la formulation du but révolutionnaire ultime: avec la mise en commun des richesses naturelles, la poésie «faite par tous». 71


la capture du temps

La vanité est l’essence de toute image. Le signe de la mortalité des êtres et objets représentés peut être dissimulé, comme dans «les ambassadeurs» d’Holbein, ou invisible, réparti dans la fragilité du représenté, comme c’est le cas le plus courant, il reste le fondement, la justification initiale et ultime de la fabrication d’une image. S’interrogeant sur le choix préférentiellement d’animaux par les peintres préhistoriques de la grotte de Lascaux, Bataille émet l’hypothèse d’une divinité attribuée en raison de leur apparente liberté; il est plus probable que ce soit la certitude de leur mort, dans une culture de chasseurs, qui leur confère le droit à l’image, c’est à dire à la survie symbolique matérialisée dans leur reflet. Car le portrait survit à son modèle. L’image est en connexion avec les limbes, trop inconsistante pour faire plus qu’évoquer, incapable de rendre à la vie, mais trop ressemblante pour ne pas octroyer une immortalité partielle, fixer ce qui de l’apparence peut être sauvé. Les indiens d’Amérique avaient raison de croire que la photographie leur dérobait l’âme. Toute peinture est scatologique, une initiation à la mort. C’est évident quand il s’agit de portraits, genre qui a historiquement dominé la peinture occidentale; mais plus encore quand il s’agit de «natures mortes», par rapport auxquelles la tentative impressionniste de capter la nature vivante et de lui restituer, par la visibilité des touches et le relief de la pâte colorée, une vibration ne constitue qu’une extension de cette conscience fatale à tout le visible; et c’était déjà le cas du temps de la peinture religieuse, quand l’au-delà, anges, divinités et saints étaient représentés sous des traits humains, c’est à dire mortels, quand même la splendeur, par la représentation, était déclarée éphémère. Toute religion qui prétend œuvrer dans l’éternité ne peut qu’être iconoclaste. Le corollaire de cette mortalité du visible est que l’image ne fixe que le passé. On ne peut peindre que ce qui va mourir, on ne peut contempler en peinture que ce qui est déjà mort. L’invention de la photographie, qui a immédiatement pris la relève de la peinture pour assurer cette fonction, devenant «le portrait du pauvre», n’a fait qu’amplifier la 72


conscience de la précarité. Chaque photographie nous place devant l’évidence du travail de la mort: appartenant au passé, déjà devenu intouchable, chaque visage nous dit qu’il n’est plus; même si la personne est encore vivante, la part d’elle que la photo a captée est morte. Il n’y a d’images que métaphysiques, il n’y a de photos que nostalgiques. Après un court temps de concurrence, la photographie a fini par libérer la peinture de la figuration. Or la peinture abstraite, en créant une image qui ne soit pas un reflet, la représentation d’un modèle extérieur, désormais se voue à l’exposition de sa propre caducité. De ce point de vue, le parcours de peintres comme Yves Tanguy ou Mark Rothko paraît exemplaire. L’abandon du laborieux mais durable matériau composé d’huiles et de pigments et l’adoption de la peinture acrylique, plus immédiate mais plus précaire, est significatif. Mais surtout l’inflation numérique des images les voue à l’oubli, ou à la conservation provisoire dans des mémoires de machines, ce qui revient au même. Le développement des medias renverse le rapport de durée entre l’image et son modèle sans pour autant altérer son essence, l’information et les images qui la supportent n’ont de longévité que quotidienne, le passé représenté est plus proche, plus immédiat, plus éphémère, l’accélération est synonyme d’un raccourcissement. En relativisant son pouvoir de fixation, l’image passe d’une capacité de célébration à la seule signification de condamnation du représenté. Pourtant, le souci de sauvegarde même fugace du passé suppose un avenir, un spectateur futur des images préservées. La mort comme seule certitude n’empêche pas le pari sur une relève. La fragilité des images n’ôte rien à leur valeur de témoignage. La condamnation n’est pas incompatible avec la beauté, peut-être même la renforce-t-elle. L’image, ne serait-ce qu’en cadrant, élit, détache et magnifie. Elle est aspiration, sinon à la perfection, à un mieux. Le rêve est en quelque sorte son domaine, car elle résulte d’une transformation, imitation et interprétation du réel, du mortel. Du réel, elle ne peut reproduire la dureté. Juste dire que dur ne dure. 73


En opposition à la performance qui, bien qu’elle dérive de la représentation dramatique, peut être unique et improvisée, la technique théâtrale repose sur la répétition, qui assure fixation des marques et mémorisation du texte. Au-delà de cette pratique traditionnelle, le principe de la répétition constitue l’essence du théâtre. Toute pièce est conçue pour être jouée plusieurs fois. Le rituel liturgique est sans doute le prototype du spectacle théâtral. Si les tragédies grecques sont parvenues jusqu’à nous, c’est bien qu’on a jugé qu’après le concours motivant leur rédaction elles pourraient un jour être rejouées. La nécessité de renouvellement permet rarement à une pièce d’être présentée plus d’une saison. Le maintien de pièces d’Eugène Ionesco dans un théâtre parisien pendant plus d’une décennie fait office à la fois d’exception et de comble, car la répétition n’implique pas la monomanie et les acteurs ont aussi souci de variété, de personnages et de situations. Le fait qu’une pièce soit rejouée de siècle en siècle matérialise un principe de réincarnation, conception circulaire du temps, héritée de l’hindouisme et de ses dérivés. De même que les dieux s’incarnent successivement dans des humains, les personnages dramatiques s’incarnent dans des acteurs. Divinités et personnages, de par leur immatérialité même, sont immortels, tandis que les hommes ne sont que les avatars de héros qui les dépassent. Être vivant signifie prendre part à ce cycle répétitif et y tenir son rôle. Le concept baroque de «théâtre du monde» inclut héroïsation et répétition, union paradoxale de l’unique et du multiple, du solitaire et du solidaire, «termes égaux et convertibles» selon la formulation de Baudelaire pour définir le poète dans son texte sur «Les foules». Le cinéaste Manoel de Oliveira a affirmé à maintes reprises l’essence théâtrale du cinéma. Xavier de France place, selon la classification anthropologique d’André Leroi-Gourhan, le septième art à l’intersection des techniques de la trace et du geste. Du seul fait de sa «reproductibilité technique», sans compter sa réception dans des salles de spectacle construites sur le modèle de l’architecture théâtrale, la 74


répétitivité est intrinsèque au cinéma. Mais il n’y a plus, d’une projection à l’autre, réincarnation. Les images reviennent, séance après séance, identiques, inaltérées, avec leur papillotement hypnotique, offrant une représentation qui tient autant de l’humain que du mécanique, matérialisation de leur nature ectoplasmique. Le cinéma, en faisant revivre des morts, anime des fantômes. Son espace est celui, pour la première fois visible, des limbes. D’ailleurs cette dimension était présente dans «Le château des Carpathes», de Jules Verne, première conception de la projection cinématographique, avant sa mise au point pratique. Par rapport à la photographie qui crée le passé par la trace et fixe les visages comme des masques mortuaires, le cinéma ouvre la dimension onirique de l’intermédiaire, du mort-vivant, le monde des revenants. Ou des damnés. En effet, les plus antiques mythes de châtiments infernaux, de Tantale, Sisyphe ou Ixion, sont fondés sur l’éternelle répétition. Même l’enfer swedenborgien repose sur la réitération dans l’au-delà des actes commis en vie. Les fantômes sont des «âmes en peine». Par rapport au théâtre où chaque mise en scène actualise le texte dramatique, le figement définitif du jeu et des expressions sur la pellicule est compensé par l’adhésion émotive du spectateur, qui le fait participer projectivement à l’action et la percevoir au présent. La profonde parenté entre théâtre et cinéma n’est peut-être pas tant au moment du tournage, où l’acteur, qu’il soit cabot histrionique ou adepte de l’underacting, joue pour un œil unique, que de la projection où la nature bidimensionnelle de l’écran ne fait que renforcer l’infranchissable fossé qui sépare la salle de la rampe. Dans une certaine mesure, la «reproductibilité technique» de l’image, argentique ou numérique, est secondaire, sauf pour le marché de l’art; pas plus qu’on ne saurait se baigner deux fois dans le même fleuve, deux spectateurs ne voient pas le même film et, chaque fois qu’on revoit un film, on en voit en fait un autre, tant la perception est subjective. Théâtre et cinéma témoignent de la répugnance du passé à se laisser enterrer. Toute œuvre humaine, geste ou trace, est refus de la mort. 75


Il y a des cultures qui ignorent la figuration, il n’y a pas de «peuples sans musique». La musique réunit deux dimensions, le son et le temps. Elle les trouve toutes deux dans la nature, tant externe qu’interne, à l’état brut donc susceptible d’arrangement. La première est fournie par les oiseaux ou le vent, qui ont inspiré flûtes et orgues éoliens, par les vagissements du bébé, qui modulés donnent le chant. La seconde n’est pas nécessairement audible, depuis le battement du cœur et la pulsation du sang jusqu’aux cycles diurnes et saisonniers intuitivement reliés au mouvement des planètes, dont la «musique des sphères» métaphorise l’harmonie. Pour s’accorder à la nature, à la fois la vénérer et s’en protéger, l’homme sur son modèle a introduit le rythme dans ses activités. Et l’a marqué, sur le mode sonore, par la percussion et le chant. Ainsi, la musique, création humaine, est le produit de deux mouvements complémentaires, l’un consistant à rapporter une manifestation essentiellement céleste, ou gouvernée par les astres, à une échelle humaine, mouvement donc de réduction, l’autre s’attachant à ordonner l’aléatoire des sons, à les hiérarchiser, à les combiner de façon à construire une mélodie plus chargée de sens même si celui-ci reste intraduisible, mouvement d’amplification et de correction. En termes temporels, ce double mouvement contradictoire peut être décrit comme l’effort de ramener l’éternité cyclique de la nature à un présent des travaux humains et parallèlement de hisser ce présent recomposé et magnifié aux dimensions de l’intemporel ou du divin. Or l’éternité, si elle est concevable par l’homme, lui est barrée. La musique rend compte de cette aspiration désespérée, hors de portée, tentative infiniment perfectible, donc toujours à recommencer, si bien qu’il n’est paradoxalement pas d’art aussi historique que la musique. Il y a plus loin du chant grégorien aux lieder romantiques ou de la fugue baroque au minimal répétitif que, dans le domaine de la figuration, du clair-obscur des peintres de la Renaissance aux toiles «pompier» ou préraphaélites, ou des miniatures médiévales à la bande dessinée. C’est peut-être l’absence de référent 76


concret, imitable, qui assure et son autonomie et son évolution constante, donc le caractère conjoncturel, daté, de ses formes. À chaque siècle correspond un mode de participation et d’écoute qui conditionne la composition musicale. Jacques Attali a retracé comment la musique accompagne les mutations économiques et politiques des sociétés occidentales, depuis le rituel, profondément religieux, jusqu’aux formes aléatoires ou répétitives contemporaines, suscitées autant par le progrès technologique que par la décomposition sociale, en passant par la représentation, opéra et concert, à l’âge du capitalisme triomphant. Si la musique est si historique, c’est parce qu’elle reflète les changements de nos conceptions de l’éternité, de cet idéal qu’elle veut évoquer, matérialiser au moins sur le plan sonore. Le détachement même de la musique à l’égard du réel et de ses bruits est signe de l’insatisfaction ontologique que ce réel engendre. Elle est appel à une autre réalité, plus harmonieuse. Elle se veut imitation des chœurs séraphiques, et non de la nature terrestre, comme les arts figuratifs. Elle crée, par sa nature rythmique, la temporalité, mais ne dure pas. Elle appartient à l’air, immatérielle, incorruptible. La musique est geste. Même si on peut la noter, aujourd’hui l’enregistrer, elle n’a pas souci de trace puisque elle se sait imparfaite. La musique des civilisations antiques s’est perdue. Sans regret, car la musique n’a regret que de l’avenir, cherche en le scandant à dépasser le présent. En quête d’idéal, elle s’adresse à l’affect, non à l’intelligence. D’où la vanité des essais de mathématisation de la combinatoire des compositions musicales, d’où aussi sa puissance, la capacité d’une ritournelle ringarde à nous émouvoir. Ou à nous faire danser, car la musique a partie liée avec le corps. Elle voudrait être notre part angélique, le miracle de la modulation vocale. Contrairement aux techniques de la trace, écrite ou picturale, ou du spectacle, qui ont besoin d’un lecteur ou spectateur au moins virtuel, la musique peut exister pour soi et remplir sa fonction en chaque individu qui chantonne dans sa tête. Là est sa véritable autonomie. Les voix sont intérieures. 77


C’est à leur immatérialité que les écrits doivent de «rester». Les pierres s’usent, l’encre pâlit et s’efface, parchemin et papier sont voués à tomber en poussière, mais l’anéantissement du support ne condamne pas le texte, qui par copie, traduction, glose ou citation est préservé. Plus qu’à la parole volatile, et volage, la sentence oppose l’écrit à l’architecture et la sculpture, à qui la dureté du marbre n’assure pas la durée, aux arts picturaux non doués de «reproductibilité». En revanche, malgré leur permanence, les écrits se transforment constamment. S’ils appartiennent au passé, leur lecture s’opère toujours au présent et implique une actualisation, leur interprétation se renouvelle régulièrement, accompagnant les modes d’une pensée qui se reproduit, croît et se multiplie, sans vraiment évoluer. Tout texte est une version, provisoire, d’une pensée qui déborde les mots; aussi tout texte appelle-t-il déchiffrage et commentaire, c’est à dire une réponse qui ignore l’écart chronique et rend l’écriture contemporaine de sa lecture. La durabilité du texte n’est pas inscription dans l’éternité mais abolition du temps, réduit à un pur chatoiement de présent gnomique. Wittgenstein a clairement énoncé que les philosophes ne faisaient que poursuivre entre eux, sur le modèle socratique, un dialogue par-delà les siècles. Borges a, dans «Pierre Ménard, auteur du Quichotte», démontré par l’absurde l’actualité transtemporelle de la phraséologie la plus datée. Les mythes et les fables, d’Ésope à La Fontaine, d’Euripide à Racine, d’Homère à Joyce, d’Eschyle à Sartre, sont régulièrement réinterprétés et réécrits. Le présent indéfini de la littérature abroge l’écoulement du temps, oppose à la métaphore du fleuve celle de la source d’éternelle jouvence, voire éternelle enfance si l’on en croit Ducasse qui constate que «la poésie n’a pas progressé d’un millimètre» et n’a pas encore dépassé les «gémissements poétiques», ou éternelle vieillesse d’une culture du livre qui ne se résigne pas à mourir. L’écriture, et même la parole si légère soit-elle, en passant de la chose au mot qui la désigne, de la matière à la nomination, échappe aux contraintes du réel physique et trace son propre 78


espace. En premier lieu, sa propre temporalité, où les événements s’ordonnent les uns par rapport aux autres et non selon une chronologie mesurable. Le temps littéraire se construit, subjectivement, diégétiquement, en ressuscitant un temps mental qui, Proust l’a prouvé, se retrouve. En dernière instance, l’espace littéraire, soumis à la seule diachronie de la conjugaison verbale, inscrit dans un présent aoriste où tous les âges se confondent, est celui de la mémoire. Mémoire du vécu comme du rêvé. C’est par la parole qu’on socialise l’enfant, les contes et fables qu’on lui transmet induisent et conditionnent ses attentes et ses pratiques. La littérature moule la réalité dont, en retour, à l’instar de Saturne dévorant métaphoriquement ses enfants, elle se nourrit. La permanence des écrits s’oppose au bout du compte à la conscience humaine de sa mortalité, du caractère transitoire de la vie. Car les écrits ne vivent pas, ils dorment. Ils ne s’éveillent qu’à la lecture. L’opposition entre temps et éternité est celle qui sépare hommes et dieux, qui ironiquement s’envient réciproquement, vie et littérature. Kafka, qui a demandé que ses livres soient brûlés, a formulé dans «Le souci du père de famille» combien l’idée que son rejeton symbolique lui survive est douloureuse à l’auteur. La lecture comme l’acte d’écriture accordent temporairement à qui s’y consacre l’éternité et la toute-puissance réservées aux dieux ou, comme dit Breton, «l’étreinte poétique, tant qu’elle dure, défend toute échappée sur la misère du monde», c’est à dire, essentiellement, la temporalité. Pouvoirs imaginaires, strictement verbaux, dérisoires, et pourtant pas moins dérisoires que l’impuissance d’une vie qui «se compte en secondes». Les plus violents avis de l’Ecclésiaste, les formules lapidaires de Beckett – «À cheval sur une tombe et une naissance difficile. Du fond du trou, rêveusement, le fossoyeur applique ses fers» – n’empêchent que quelques vers suffisent à lever la malédiction. Car l’expérience de la mort, arrêt inéluctable, est toujours au futur. Or la littérature, la poésie, nous révèle que le présent n’est pas nécessairement éphémère. C’est pourquoi elle peut et doit «être faite par tous». 79


de l’art pur à l’art dur

Les superstructures communiquent avec les infrastructures et évoluent en concomitance, compte tenu de retards et déphasages dans un sens ou dans l’autre. Si le renouvellement esthétique de la modernité, engendré par la révolution industrielle cent ans auparavant, est annoncé et théorisé dès la seconde moitié du XIXe siècle – passage formulé par Baudelaire de la beauté éternelle à la beauté fugitive –, le tournant s’opère juste après celui du siècle – l’année 1907 peut être considérée comme charnière, où «les demoiselles d’Avignon» annoncent le cubisme et l’abandon consécutif de la figuration et où Baekeland et Hofmann réalisent les premières polymérisations industrielles synthétiques –: les arts plastiques deviennent les arts du plastique. Littéralement. Il n’y a pas seulement changement de matière, de la peinture à l’huile à l’acrylique, mais de support, de la toile au celluloïd, et surtout de conception et de fonction sociale, du décoratif au publicitaire et au propagandiste. Duchamp est incontestablement celui qui a anticipé en théorie et exemplifié en pratique la plupart des bouleversements futurs de l’œuvre plastique – relayé après guerre par Beuys puis Warhol –, et la référence obligée pour l’histoire de l’art. Il assure le passage du tableau à l’installation et à la performance. Il s’intéresse très tôt aux techniques cinématographiques pour des films de pur mouvement abstrait – rotoreliefs – ou verbal – anemic cinema – sans descendance et inclassables aussi bien dans l’histoire de la peinture que dans celle du cinéma. Le principe du «ready made», où la seule signature confère à l’objet une valeur artistique, s’oppose aux conclusions de Benjamin quant au devenir de «l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique», ou plutôt fait apparaître la contradiction insoluble entre l’art en tant que marché, de création relativement récente – inséparable du statut d’artiste, passage historique du talent au génie –, modèle idéal du jeu boursier car les prix y dépendent de l’offre et non du coût, et l’art en tant qu’institution spirituelle, gérant l’esthétique et assumant une fonction culturelle de distinction sociale. Et une facette ne peut exister sans l’autre, le marché a 80


besoin de tableaux faciles à accrocher, à déplacer. La première guerre mondiale et la révolution russe attribueront à l’artiste un rôle d’intervention sociale antagonique de celui conféré par la société bourgeoise libérale. Entretemps, avec Dada, avec Duchamp, l’institution artistique a été mise en cause de fond en comble: tout peut être «art» et tout est dada. Plus encore que les œuvres futuristes ou constructivistes des artistes soviétiques, la fonction de critique et d’agit-prop qui leur a été confiée bouleverse l’idée que les écrivains et peintres occidentaux se font de leur rôle social. Les privilèges dont ils jouissent – capital néanmoins plus symbolique que financier – semblent dérisoires en regard de la mission révolutionnaire, au niveau des esprits, qu’ils peuvent remplir. Les recherches esthétiques s’inscrivent naturellement dans ce cadre idéologique. Le cinéma, septième art et dernier né, simultanément honni en raison de son caractère «commercial» et encensé comme creuset de mythes nouveaux, exerce une influence souterraine plus forte que les audaces purement picturales des artistes de l’entre-deux-guerres. En dépit de leur mode de production industriel et des clichés qui les pétrissent, les films de Fantômas, Pearl White ou Musidora sont salués comme des chefs d’œuvre, voire, comble du paradoxe, comme des attaques à la société bourgeoise. L’avènement du parlant n’est pas tant une révolution technique et esthétique que la consécration de la fabrication industrielle des films en studio. Si bien que le cinéma, figé dans un modèle narratif reposant sur le dialogue, pendant longtemps reste à l’écart de toutes les expérimentations picturales et scéniques auxquelles les autres arts sont poussés par sa concurrence et qu’il avait su au temps du muet intégrer. En outre, une certaine spécialisation technique est requise qui en barre l’accès aux amateurs. En quelque sorte, le cinéma a manqué la mission historique dont les artistes en rupture de statut ont été tentés, à la fin des années vingt, de l’investir. Il a néanmoins déplacé la problématique de l’art, du fait de sa popularité, dans le champ de la culture de masse, réclamant malgré un marché distinct des critères esthétiques communs. 81


Le mouvement surréaliste apparaît exemplaire pour analyser les contradictions entre les fins et les moyens d’une pratique qui s’est prétendue révolutionnaire sur tous les plans: Breton en 1933 dresse le bilan du projet infantile que la production de textes «automatiques», ne nécessitant par définition ni préparation ni révision, puisse en peu d’années submerger quantitativement la littérature traditionnelle et conclut à l’«infortune continue» du message automatique. Or les poètes du groupe, Breton comme les autres, ont entretenu des rapports pour le moins ambigus avec l’institution littéraire et les grandes maisons d’édition, Gallimard au premier chef. La rupture «inaugurale» ne s’avère par la suite pas aussi claire qu’ils le claironnaient. L’opposition majeure se vérifiera plus à l’égard de l’université, dont ils piétinent par leurs discours théoriques les plates-bandes, qu’à celui du marché établi du livre. Même les revues surréalistes se distinguent par leur caractère luxueux. Sur le marché de la peinture, la confusion est plus flagrante encore: si d’un côté les peintres se réclamant du mouvement en sont exclus dès la première exposition individuelle, de l’autre Breton assure leur promotion non seulement par des articles mais par l’achat de toiles pour le compte de Jacques Doucet ou d’autres collectionneurs. Si bien qu’en deux décennies les peintres reconnus comme «surréalistes» atteignent pour leurs toiles des cotations sans précédent pour lesquelles le critère d’ancienneté ne joue pas. Le fait que la plupart des grands talents du siècle aient, au moins à un moment de leur carrière, été attirés par la dynamique du groupe n’abolit pas la contradiction, qui se retrouve d’ailleurs au niveau de l’esthétique présentée par leurs tableaux, qui va de la figuration quasi académique – Dali ou Magritte, dont la notoriété ne saurait être séparée de ce choix technique et esthétique – à la stylisation sur le modèle enfantin ou «primitif» – Picasso ou Brauner – en passant par la représentation de figures non identifiables bien qu’en aucun cas réduites à de pures taches de couleurs comme dans la peinture «abstraite» – frottages d’Ernst, solides de Tanguy. Les 82


expériences de facture collective, tel le «cadavre exquis», restent des «jeux de papier». Les manifestations scandaleuses des débuts cèdent vite la place à un souci de légitimation, justifiée par le talent pictural – ou poétique – des membres, qui en conquérant le champ le renforcent: support et matériau – toile et tubes de couleur – définissent une fonction sociale, essentiellement décorative, réservée à une classe aisée. Les révolutions opérées ou réclamées par Duchamp ou Dada, bien qu’elles demeurent au fondement théorique de l’art contemporain, n’ont pas eu de postérité. Il y a donc bien eu régression au cours des années vingt et les différends idéologiques ont camouflé la victoire de la conception mercantile de l’art. Breton avait beau affirmer dans le premier «manifeste» ne pas croire à «l’établissement d’un poncif surréaliste», la descendance esthétique du mouvement reste surtout formelle et touche plus le domaine de la publicité que celui de l’art contemporain. Son attachement au fantastique et au magique contribue à le ranger comme épiphénomène parmi les curiosités de la figuration. En fait, le cinéma, par son essor, aura joué le rôle principal dans l’évolution des images, tant au niveau fonctionnel que sur le plan esthétique – Benjamin a bien vu que sa diffusion permettait au nouveau média d’accomplir la transformation du regard, du rapport à l’image, qu’avait annoncée le développement de la technique photographique –, l’un conditionnant l’autre: c’est leur rôle désormais de propagande, ouverte ou cachée, qui impose le réalisme fondamental des images postmodernes. Le cinéma n’aura d’ailleurs été qu’une transition, bientôt relayé dans ses fonctions de conditionnement médiatique par la télévision – qui ne s’attache guère à l’étiquette artistique, bien qu’on lui ait attribué la huitième place dans la classification des arts –, et son histoire ne déborde guère le XXe siècle. Ses plus grandes réalisations appartiennent déjà au musée, constituant la mémoire des contradictions qui se sont jouées dans son champ. Les œuvres cinématographiques sont vite noyées, dans une production de masse caractérisée, selon Deleuze, par sa «nullité», leur reconnaissance critique loin d’être unanime. 83


Le cinéma, s’il est un art – encore conviendrait-il, avant même de chercher à définir des critères, de s’interroger sur les bénéficiaires d’une telle étiquette: les cinéastes et les critiques bien sûr, promus au rang d’artistes, car comme le lecteur est l’auteur, sinon du livre, de sa lecture, le critique participe à la fabrication de l’œuvre; les producteurs éventuellement dans la mesure où il s’agit d’un label positif; certainement pas les films eux-mêmes qui ne doivent leur audience qu’à leur fonction assumée de divertissement et n’ont pas besoin d’autre statut pour remplir leur fonction sociale de modélisation – est un art bâtard. D’un côté sa narrativité repose sur des techniques dramatiques éprouvées, même si les acteurs doivent privilégier l’expression faciale et le regard sur le mouvement corporel et si leur diction doit se maintenir dans un registre naturaliste sinon naturel. Par ailleurs son esthétique globale est conditionnée par son essence picturale: l’image cinématographique, comme toute représentation figurative est analysable en termes de cadrage et de composition. Dès ses débuts, le label «film d’art», qui n’était qu’une formule publicitaire de prestige, soulignait une parenté, visible dans la reconstitution sous forme de «tableaux vivants» de toiles de maîtres, appartenant surtout à la peinture religieuse. Et tout au long de son histoire, l’un des critères d’appréciation critique positive revenant systématiquement est la qualité picturale de ses images, inspirée ou copiée de peintres reconnus et photographiquement restituée. Or étant donnée la nature technique de ces images, le modèle ne peut appartenir qu’à une tradition relativement académique, remontant à la renaissance ou, plus souvent, appartenant aux écoles dites «naturalistes» ou «pompier» – les références à des peintres impressionnistes restent rares – donc à une esthétique figurative au moins anachronique. Ce goût rétrograde se retrouve dans toutes les composantes de la narration filmique, depuis la trame romanesque jusqu’à la musique utilisée – le bilan impitoyable dressé par Adorno et Eisler reste malheureusement d’actualité – en passant par le registre familier des dialogues: le réalisme, avec 84


sa valence idéologique tout autant qu’esthétique, est «ontologique» au cinéma. Alors que les courants photographiques dits «pictorialiste» ou «orientaliste» rétrospectivement apparaissent plutôt, sinon ridicules, fortement kitch, avec leurs techniques de léger flou et de réduction de la profondeur de champ pour aplatir l’image, des imitations du même ordre – référence explicite à Gainsborough pour certaines séquences du film «Barry Lindon», à Chirico pour quelques décors du «Désert rouge», reconstitution de scènes croquées par ToulouseLautrec pour renforcer l’immersion dans l’univers pictural fin-de-siècle du «Van Gogh» de Pialat, etc. –, souvent purement formelles et réductibles aux décors et costumes – le «film à costumes» a constitué un genre, correspondant à la «reconstitution historique», dès les débuts du cinéma –, valent à ces films une auréole artistique. Rares sont les cinéastes comme Richter qui ont voulu intégrer à leurs esthétique les recherches les plus avancées de la peinture contemporaine. La géométrisation de «L’inhumaine» de Marcel L’Herbier, omniprésente des décors aux costumes et contaminant les cadrages et mouvements de caméra, a été perçue comme froideur et n’a guère suscité d’imitations. Les tentatives les plus réussies semblent le fait de grands directeurs de la photographie, travaillant la lumière comme une matière et composant leur cadre avec un souci de peintre sans nécessairement évoquer une école de peinture précise – Alekan, Vierny, Storaro, Berta sont des noms incontournables parmi les européens, aussi «artistes» assurément que techniciens. Curieusement, l’adaptation de bandes dessinées et le traitement graphique de l’image réelle – de «Dick Tracy» à «Sin city» – a donné des résultats plus convaincants que bien des films ayant l’ambition de restituer la touche de peintres célèbres, peut-être en raison des limitations et d’une certaine simplification de l’image du «neuvième art» – en revanche, les formes originales et spécifiques de narration par la bande dessinée n’ont pas pu être adaptées. Abandonnée au profit d’«installations», bientôt obsolète, la peinture conditionne toujours notre rapport aux images. 85


C’est pourquoi l’on peut légitimement affirmer que Godard est le plus grand peintre de la seconde moitié du XXe siècle. Lui seul en effet se montre suffisamment détaché des codes narratifs et de la continuité de l’action pour introduire un personnage, un accessoire ou un mouvement – voire un insert – pour des motifs de composition strictement picturale et non dramatiques. Lui seul ne se soumet pas à la solution de facilité qui consiste à filmer les objets naturels selon une esthétique impressionniste d’autant plus proche du naturalisme photographique qu’elle rivalisait avec, mais les force à s’intégrer à un traitement par larges plages monochromatiques où dominent les couleurs primaires, à entrer en composition avec les qualités «abstraites» du coloris d’un Mondrian par exemple. Ce souci pictural est visible dans tous les films en couleurs des années soixante, du «Mépris» à «La chinoise» en passant par «Pierrot-le-fou». La matière peinture y est présente, appliquée à des objets non conventionnels: les visages – celui d’Anna Karina peint en jaune dans la séquence d’évocation de la guerre au Vietnam, celui de Belmondo en bleu dans la scène finale, dans «Pierrot-le-fou» – ou les statues – les dieux de l’Odyssée dans «Le mépris». La reconstitution de toiles célèbres dans «Passion» ne signifie pas un tribut tardivement payé à la peinture mais au contraire montre, démontre, les limites des rapprochements possibles entre les deux techniques, picturale et cinématographique, entre les deux matières, couleur en pâte et lumière: les reconstitutions s’avèrent l’une après l’autre des ratages, il y a plus de parenté entre un coup de pinceau et un mouvement de caméra traçant des arabesques sur le bleu du ciel que n’en présentent les tableaux vivants avec leurs modèles – il est cependant significatif que pour ce film précisément Godard ait voulu la collaboration de Coutard, avec qui il ne travaillait plus depuis quinze ans. Autrement dit, Godard réitère à sa manière l’affirmation que le cinéma prolonge la peinture, poursuit son histoire, sans pour autant la copier, assumant la radicale transformation de l’art analysée par Benjamin. L’abandon

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du réalisme figuratif au niveau de l’image n’est d’ailleurs que le corollaire de celui du naturalisme du jeu et de l’action au niveau de la mise en scène, choix qui caractérisent l’esthétique révolutionnaire de Godard dès ses premiers films. L’importance et l’influence de Godard tiennent peut-être justement à ce qu’il traite, les approfondissant faute de pouvoir les résoudre, des problèmes de peinture dans ses cadrages – ou de musique dans son montage – par les moyens du cinéma. On pourrait, complémentairement, soutenir à l’inverse que Vermeer a été, avant l’invention technique du média, le premier grand cinéaste. Une telle proposition, malgré une apparence paradoxale, se défend aussi bien au niveau de la forme – le peintre utilise systématiquement la camera oscura et cherche à obtenir un rendu de type photographique – que du fond: le réalisme de la figuration est au service d’une narration où les objets et les attitudes, sous leur banalité de surface, ont une signification symbolique – verser du lait, broder, lire une lettre, jouer du clavecin ou de la guitare – et morale – or le cinéma s’est développé aux États-Unis parce qu’il remplissait la fonction de prêche essentielle à la culture américaine. Pour revenir à Godard, le changement d’outil dans les années quatre-vingt – le cinéaste produit désormais plus de vidéogrammes que de films sur pellicule – s’inscrit aussi dans la poursuite cohérente d’une recherche picturale – plus certainement que dans un but d’élargissement d’audience pour des fins didactiques, sur les traces de Rossellini – car la vidéo lui permet d’intégrer les acquis des arts plastiques: technique du collage cubiste – où les lettres et mots sont traités comme objets plastiques – dans les «Histoire(s) du cinéma», déréalisation des couleurs, à la manière des fauves et des nabis, obtenue par saturation du signal dans l’«Éloge de l’amour», avant d’opter pour des «installations» comme la plupart des artistes plastiques contemporains – Greenaway, autre peintre en cinéma, suit une semblable trajectoire. La vidéo permet en outre à Godard une production artisanale, moins onéreuse donc plus accessible: le cinéma comme la peinture ou la poésie doit être fait par tous. Cette dernière étude répond à un défi, lancé par Pedro Ludgero, de justifier théoriquement quelques considérations lancées à l’emporte-pièce – comme j’en ai la malheureuse habitude – sur Godard et Vermeer, sans prétendre nullement épuiser l’analyse de l’œuvre ni les apports de ces deux créateurs. 87


table des matières

estampes prétextes 3

conjugalité conjuguée un clope mouillé pris au mot à point nommé

5 17 29 41

vrac 53 apostille pholdulogique 63

trouver à redire   la capture du temps   de l’art pur à l’art dur

64 72 80


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