saguenail et martemĂĄtica alvejada
moralitĂŠ douteuse (pour solde de tout conte)
d'Anonymat et d'Apathie
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Il était un homme qui avait peur de tout. Il avait peur du monde parce qu’il peut s’avérer dangereux. Il avait peur de la vie parce qu’elle se révèle pleine d’imprévu. Il avait peur des autres parce qu’ils sont différents. Et il avait surtout peur de lui-même parce qu’il était le seul à, sinon connaître, deviner le fond glauque et mouvant de son esprit marécageux. Sa principale préoccupation était de passer inaperçu. Il ne portait que des vêtements gris, «couleur de muraille», bannissant toute tache un peu vive, pochette ou cravate, qui aurait pu le faire remarquer. Comme il avait peur même de son ombre, il s’arrangeait pour ne jamais marcher au soleil et se mêlait à la foule de façon à se fondre en elle, se confondre avec les autres piétons, si bien que son ombre piétinée finissait par se dissoudre dans celle de la masse. Il s’était exercé à la souplesse, à rentrer le ventre et les épaules, à tordre le torse ou le cou, à se faire filiforme et parvenait ainsi à se coller serré aux passants sans craindre les coups de coude ni les bousculades. Il ne pouvait toutefois éviter de se faire marcher sur les pieds et avait adopté le port de brodequins, de ceux recommandés aux ouvriers des chantiers de construction, à l’empeigne renforcée afin de résister à la chute éventuelle d’un moellon ou d’un marteau, qu’il dissimulait discrètement sous un pantalon un peu large. Il ne fréquentait que des lieux fréquentés, voire bondés, où il pouvait jouir de la rassurante sensation d’être invisible. Il fuyait les espaces trop larges où il se serait senti exposé, trouvait les gares en dehors des heures de pointe trop vides et les jardins publics en semaine trop déserts. Vivant chichement il aurait pu subsister sans travailler mais redoutait les heures creuses. Il évitait autant que possible de rentrer chez lui avant l’heure de se coucher, afin de ne pas se retrouver confronté à soi-même dans la solitude de sa carrée. Par précaution, il avait décroché tout miroir et s’était entraîné à se raser sans se voir dans la glace, faisant glisser la lame sur ses joues glabres et vérifiant le lissage au toucher: il ne se coupait jamais. 5
Dans ses rapports avec autrui, collègues de bureau, compagnons d’apéritif et de belote ou voisins, notre homme était un modèle de discrétion. Néanmoins serviable et poli car il ne craignait rien tant que les conflits, quels que soient leurs motifs. Ses chefs le considéraient un employé exemplaire, il n’avait jamais fait grève, jamais émis la moindre revendication. Il parvenait à participer aux discussions sans jamais formuler d’opinion, ni au bureau où l’on parlait politique ni au café où l’on commentait les matches de foot. Sur quelque sujet que ce soit, il était toujours d’accord. Il n’entrait en compétition avec personne, veillait à ne susciter aucune jalousie ni envie, prêt à céder sa chemise si on la lui avait demandé. Sa présence était si effacée qu’on ne remarquait pas son absence si par hasard il venait à manquer. Il était presque un fantôme en vie, près de gagner l’immatérialité. Il possédait l’art de sentir venir l’orage et de s’éclipser avant que les querelles n’éclatent, si bien qu’on ne pouvait jamais l’accuser d’y être pour quelque chose. Au contraire, ses interventions tant que la menace d’une dispute restait lointaine s’efforçaient de montrer la voie d’une conciliation possible, tentant de maintenir consensus et concorde jusqu’à ce que le déclenchement des hostilités apparaisse inéluctable. Mais ses prises de parole étaient si timides, prononcées à voix si basse, qu’elles passaient le plus souvent inaperçues. D’où leur peu de résultat. Il en allait de même au bureau où, s’il jouissait de l’estime de ses patrons, c’était peut-être tout simplement parce que ses protestations, entre murmure inaudible et démenti immédiat, ne parvenaient pas jusqu’à leurs oreilles. Sans en avoir lu la première page, il adoptait de la «méthode» cartésienne la troisième maxime, qui enjoint de préférer changer ses «désirs que l’ordre du monde», ce qui lui était d’autant plus aisé qu’il n’avait d’autre désir que de n’en pas avoir, ce qui correspondait à l’ultime stade de la sagesse bouddhique qu’il ignorait tout autant. Mais en attendant que sa dissolution cosmique soit achevée, il était bien vivant. 6
Son corps l’encombrait. Il craignait toujours qu’un mouvement malencontreux ne dénonce sa présence. Il se ratatinait autant qu’il pouvait, tâchant de se faire tout petit, si petit que même si on le remarquait on le prendrait pour un enfant ou en tout cas pour une quantité négligeable et on ne lui demanderait pas de se prononcer sur les sujets sérieux, réservés aux «grandes» personnes. Les devoirs civiques lui pesaient: il vivait en démocratie et était périodiquement appelé à voter; or il aurait voulu connaître d’avance le résultat afin d’élire à coup sûr le vainqueur. D’ailleurs, il ne souhaitait assumer aucune responsabilité dans les décisions gouvernementales, ayant intuitivement deviné que les politiciens étaient des acteurs jouant un rôle de façade pour amuser la galerie tandis que le destin des peuples se jouait dans des conseils d’administration anonymes de sociétés du même nom. Il était décidé à fondre sa vie dans l’uniformité des jours, sans reliefs ni aspérités, laissant le temps polir le trop anguleux réel, sans intervenir, sans se mêler même de ses propres oignons, faisant du monde un cocon et de sa conscience une espèce de galet mental. Mais toutes les institutions ne l’oubliaient pas et, comme elle préparait activement la prochaine guerre, l’armée l’a appelé «sous les drapeaux». Au début, il a apprécié le remplacement du nom par un matricule et le port de l’uniforme qui, en lui ôtant ses particularités individuelles, le rapprochaient de l’anonymat. Le quotidien «parcours du combattant» l’amusait, lui rappelant les cours de gymnastique, mais les exercices de tir l’incommodaient: il n’aimait pas toucher aux armes, qui sont des jouets de «grandes» personnes. Comme en fait les armes chimiques s’avéraient plus mortifères donc plus dissuasives, les fantassins ont été démobilisés avec ordre de se tenir prêts en cas de rappel lors des opérations de pacification sur le terrain. Il a remis ses vêtements civils avec soulagement car quelques mois d’entraînement militaire avaient fini par lui révéler l’évidence que seuls les morts atteignent le parfait anonymat. 7
Un jour pourtant notre homme a été distingué. À son corps défendant, il s’est retrouvé mêlé à une stupide altercation entre ivrognes, qui a dégénéré en bagarre au cours de laquelle quelques coups de couteau ont été échangés, si bien qu’un quidam s’est retrouvé à terre baignant dans une flaque de sang, que la police est arrivée avant que les consommateurs aient pu s’enfuir et a retenu tous les présents pour recueillir leur témoignage. Lui n’avait rien vu. Dès que le ton avait commencé à monter, il avait changé de table et s’était réfugié dans un coin obscur du troquet. Quand les lames avaient jailli, il avait fermé les yeux. Et lorsque les autres clients avaient tenté de calmer les combattants et de les séparer, en vain, il avait voulu profiter de l’inattention générale pour filer discrètement. Mais il n’avait pas encore réglé le petit verre qu’il avait éclusé et le garçon, captivé par le duel, ne lui prêtait pas attention. Il s’est résigné à laisser une grosse coupure en paiement et c’est alors qu’une voix a murmuré: «Emmenez-moi d’ici!» La fille avait sans doute été le prétexte initial de la rixe. Il la connaissait de vue. Elle était gentille, se laissait raccompagner par les habitués du bar et avait dû coucher avec presque tous les clients, à l’exception de notre personnage, qu’elle n’avait peutêtre encore jamais remarqué avant cette soirée. La police, appelée par le patron, a fait irruption juste à ce moment. Quand, interrogée, elle a affirmé qu’elle était venue avec lui, il n’a pas démenti. Les flics les ont laissés partir. Il a pris congé au coin de la rue, alors qu’elle insistait pour l’emmener dans sa piaule, «à l’œil», pour le remercier d’avoir couvert son mensonge et de lui avoir évité une nuit au poste. Il l’a plaquée là, sans paraître avoir entendu l’invite. Elle l’a attendu au bistrot le lendemain soir, puis tous les autres soirs de la semaine, refusant les offres de sa pratique habituelle qui, sans comprendre son attitude, flairait quelque béguin. Il n’est pas revenu. Il avait changé de café. Car seul le protégeait, le camouflait, l’apparence anodine, insignifiante, d’un monde sans amour. 8
de PauvretĂŠ et de Peur
Il était un homme qui n’aimait pas les pauvres. Entre nous, ce que les pauvres peuvent avoir d’aimable ne tient pas à leur pauvreté. Ils ne sont pas enviables puisque ils ne possèdent rien pour susciter l’envie, car le dicton qui veut que «l’homme heureux» n’ait «pas de chemise» ne saurait être retourné: l’absence de chemise ne garantit pas le bonheur. Plutôt le rhume. Et l’absence de chemise de rechange la crasse, les odeurs et les parasites. C’est précisément l’élongation du port de la chemise au-delà de son délai de propreté et d’innocuité olfactive qui constitue matériellement l’aspect repoussant des pauvres: ils sont sales et ils puent. C’est incroyable comme une chemise se salit vite! Et comme ils n’ont pas l’eau courante chez eux, quand ils ont un chez eux, et s’ils l’ont n’ont pas de chauffe-eau ou s’ils en ont eu un on leur a coupé le gaz et l’électricité parce qu’ils ne réglaient pas leurs factures, bref ils ne peuvent pas se laver. Ce n’est pas vraiment de leur faute, il est évident qu’on n’est pas pauvre par choix, mais enfin le résultat est là: leur visage n’est pas savamment maquillé, leur chevelure au mieux aura connu un unique coup de peigne, auquel tout comme à leurs mâchoires bien des dents manquaient, lors de leurs ablutions matinales, leurs doigts n’ont pas été manucurés, leurs ongles sont en deuil, leurs vêtements trop usés, élimés voire troués, juste bons pour la poubelle ou les associations caritatives, où ils ont probablement déjà dû aller les chercher. Ils ne sont pas vraiment dangereux ni agressifs, plutôt gentils et honteux, il ne s’agit donc pas de les punir ou de les chasser, simplement ils devraient se cacher. Rien qu’à les voir, notre personnage se sentait sali. Il prenait les bouts de fils s’échappant du tissu de leurs habits pour des toiles d’araignée, les taches de graisse pour des puces, les pellicules pour des lentes, il imaginait sur eux un fouillis d’insectes prêts à lui sauter dessus. Sa hantise était que par leur seule présence ils puissent le contaminer. Il ne roulait pas sur l’or mais jouissait d’une certaine aise qu’il craignait fantasmatiquement de perdre. 12
Les temps étaient durs et le nombre des pauvres allait croissant en proportion de la paranoïa de notre homme. Il se voyait cerné de partout. Il craignait que par simple contact un pauvre puisse le réduire à la misère, comme on dit que les brahmanes indiens se polluent s’ils touchent un hors-caste, ou même s’ils le voient – ce qui en Inde est encore plus difficile étant donné leur nombre, obligeant les membres des castes les plus hautes à marcher les yeux fermés en tâtonnant leur chemin à l’aveuglette ou à ignorer, en les effaçant de leur rétine, en les rendant d’un simple regard transparents, les parias qu’ils croisent. Pour se protéger, il a commencé par ériger de hauts murs autour de sa maison, quitte à se boucher tout le paysage. Il les a ensuite surmontés de fil de fer barbelé, avec à intervalles réguliers de petites cellules déclenchant une sirène d’alarme et alertant la police. Un oiseau ou un chat suffisait à les actionner, si bien qu’il ne pouvait plus dormir et qu’au bout de quelques interventions vaines les policiers lui ont fait savoir qu’ils ne se dérangeraient plus. Il était acculé. D’autant que ces systèmes de protection étaient assez onéreux et qu’il s’appauvrissait à mesure qu’il renforçait sa sécurité. À ce train, il serait bientôt ruiné et n’aurait plus rien à sauvegarder, ce qui dans un sens mettrait fin à ses angoisses et résoudrait son problème. Il était aux abois et n’osait plus sortir de chez lui. Sa demeure était quasiment inviolable et ressemblait fort à un pénitencier. Il était prisonnier de sa peur. Alors qu’il discutait avec son banquier d’une nouvelle serrure électronique ne s’ouvrant qu’après reconnaissance des empreintes digitales du propriétaire, celui-ci, qui l’aimait bien car il était un bon client, lui a rappelé qu’il existait sur la planète, des petits paradis, pas seulement fiscaux, réservés aux millionnaires et étroitement surveillés pour n’y laisser pénétrer aucun gueux. Son portefeuille était bien entamé mais on pouvait encore le considérer relativement riche. La banque n’a donc fait aucune difficulté pour lui prêter, à taux usurier, assez pour s’y exiler. 13
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Notre homme a donc pris l’avion pour une île tropicale artificielle, donc sans serpents ni moustiques, réservée aux riches et d’accès restreint. Là tout le monde était gras et bronzé. On pouvait y trouver de tout, dans n’importe quel style mais rehaussé d’une griffe connue. Tout y était nettement plus cher que proprement raffiné. Il s’apercevait que la décontraction des riches était feinte: tous rivalisaient de snobisme, dépensaient largement pour se faire remarquer, mais vivaient dans la peur de se voir déclasser car ils passaient leur temps à ourdir des coups de bourse et des trahisons afin de ruiner leurs associés avant que ceux-là ne les ruinent. Plus éclatants étaient les sourires, plus fausses étaient les intentions et les dentitions. Ils buvaient sans soif, bâfraient sans faim, baisaient sans amour, un coin de leur cerveau toujours occupé à de compliqués calculs et un téléphone portable toujours à portée. Ils changeaient constamment de partenaire, en amour comme en affaires mais, comme ils vivaient sur une île, fonctionnaient en vase clos et tournaient en rond. Ils étaient blasés et s’ennuyaient. Le nouvel arrivant a d’abord éveillé leur curiosité. Il a reçu quelques invitations, à dîner, à danser et surtout à se faire détrousser au poker. On s’est vite rendu compte qu’il n’appartenait pas vraiment au gratin. Après quelques coups de fil pour prendre des informations sur lui, on lui a ostensiblement tourné le dos. On n’est pas allé jusqu’à lui suggérer de faire ses bagages et s’en aller mais on lui a fait sentir qu’on le méprisait. Il s’est aperçu que beaucoup avaient peur de lui comme lui-même avait peur des pauvres. Il s’est mis à boire et a reçu les confidences de quelques ivrognes, car les poivrots ne sont pas nécessairement fils de la misère: le flacon change mais l’ivresse est la même. Ils lui ont révélé que la hantise de la pauvreté poussait la plupart à enfermer argent et bijoux dans des coffres-forts d’où ils ne sortaient jamais, gardés en réserve, inutiles. Notre homme s’est lassé d’être le pauvre de service et a préféré repartir de son propre chef avant qu’on l’y invite. 15
Rentré chez lui, il s’est retrouvé un peu plus pauvre qu’avant ses «vacances», donc plus proche de ses voisins qu’il redoutait tant. Comme il n’avait plus les moyens d’entretenir les coûteuses défenses de sa propriété, il a choisi de la laisser ouverte. Au début, les gens se méfiaient. Seuls les gamins se hasardaient à pénétrer pour chaparder des fruits et jouer à cache-cache. Puis un misérable s’est présenté, timide, et a proposé de cultiver dans un coin du jardin un potager, en spécifiant d’emblée que moitié des récoltes serait pour le proprio. Il a monté une cabane pour ses outils et y a discrètement installé sa paillasse. D’autres sont venus, offrant qui de réparer la toiture, qui de faire le ménage, qui de repeindre les volets. Notre homme s’est fait la réflexion que le meilleur moyen d’en finir avec les pauvres et la peur qu’ils inspirent était de les enrichir un petit peu, histoire qu’ils aient quelque chose à perdre, donc à soigner. Mais surtout de se mettre à leur niveau, ne pas les mépriser, car il avait fait la douloureuse expérience qu’on est toujours le pauvre de quelqu’un. En résumé, de partager. D’ailleurs il s’est rapidement aperçu qu’ils avaient beaucoup de choses à lui apprendre. Et pas seulement dans le domaine du bricolage ou du jardinage. Ils ont pris l’habitude de faire ripaille tous ensemble une fois par semaine. Quand ils avaient bien bu, les langues se déliaient. Ils commençaient par médire des absents et, à propos de telle ou tel, une vieille histoire était évoquée. Pour régler les différends aussi, et les disputes ne manquaient pas, on invoquait des précédents remontant à de lointaines générations quand ils n’étaient pas tout bonnement mythiques. Certains pauvres, quoique parfaitement illettrés, étaient experts à inventer exemples et intrigues pour le seul plaisir d’en tirer une moralité paradoxale. Notre homme n’avait pas le moindre doute que, dans un autre milieu, avec un autre vernis, ces conteurs, grandes gueules mais modestes, le verbe haut car le verre toujours levé, auraient été consacrés artistes, applaudis stars. Et leur talent payé à prix d’or. 16
de Putasserie et de Plaisance
Il était un homme qui voulait être aimé. Pas être aimé passionnément, avec jalousie, scènes, chantage voire suicide à la clé, plutôt être adulé, reconnu, envié, loué, élu, préféré. Son souci majeur était de plaire. Or malgré son sourire fat et conquérant, son assurance était feinte; étant du type inquiet, il doutait de son charme et avait besoin constamment qu’on le rassure en lui confirmant qu’il plaisait effectivement. Pas tant par des paroles, si aptes à mentir, que par des signes imperceptibles, abaissement de paupières, étranglement de la voix, torsion des mains, fixité du regard, manque de souffle, tremblements, frissons, toute une panoplie d’attitudes pour exprimer l’émotion qu’en toute sincérité et cécité il croyait impossibles à jouer de façon crédible. Un compliment éveillait sa méfiance tandis qu’un bafouillement lui semblait indice de franchise. Comme quoi il n’est plus crédule que celui qui veut se duper lui-même. C’est en fonction des réactions qu’il percevait qu’il modelait ses propres attitudes, se moulant sur le désir réel ou fantasmé d’autrui, polymorphe ayant renoncé à son individualité propre pour n’être que la créature d’un Pygmalion collectif donc souvent contradictoire. N’ayant pas d’opinions personnelles, il pouvait défendre avec chaleur un point de vue et, s’il soupçonnait son auditeur de ne pas partager son sentiment, en changer d’un instant à l’autre, parfois au cours d’une même tirade. Devant un auditoire plus nombreux ses facultés caméléonesques étaient mises à rude épreuve, encore que les divergences de goûts ne portent généralement que sur des détails tandis que le consensus s’établit facilement sur le fond. Car si le désir d’être aimé de notre personnage, à moindre échelle, s’avère courant, la crainte d’être marginalisé est universelle. Son succès tenait en partie au fait qu’il incarnait un idéal d’inexistence singulière, d’oblitération de soi en faveur de l’espèce, de fusion dans la masse, où le public reconnaissait son plus secret désir. Car la différence est ressentie comme une tare, le grégarisme est tyrannique et vise l’unanimité. 20
Pour plaire, il devait d’abord s’occuper de son aspect. Son look requérait tous ses soins car la sympathie – qui va de pair avec l’admiration –, au contraire de l’estime, doit se gagner au premier coup d’œil. Ses vêtements devaient révéler la classe sans afficher l’arrogance, paraître banals, permettant de se confondre avec la foule, mais avoir été taillés sur mesure et tomber si impeccablement qu’on le distinguait immédiatement au milieu de la masse. En outre, ils devaient répondre à quelque rêve intime occultement nourri et susciter une envie refoulée: à ses habits on devait reconnaître en lui le prince charmant mêlé incognito à ses sujets. Sa silhouette devait être moyenne: ni grand ni petit, ni gros ni maigre. Il devait surveiller son embonpoint et suivre un régime strict, actualisé hebdomadairement selon les écarts commis pendant la semaine, car il ne pouvait refuser les invitations et devait faire honneur aux banquets auxquels il était convié et où il lui fallait ingurgiter des mets qui lui répugnaient en les vantant hautement et en en redemandant. Mais ce qui réclamait le plus de travail était bien entendu son visage et sa coiffure. Pour se composer un faciès évoquant irrésistiblement plusieurs idoles de la chanson et du cinéma sans toutefois en imiter ouvertement aucune, de façon à rassembler tous les traits fondant leur séduction en une figure à la fois nouvelle et archétypale, unique et multiple, il avait dû subir autant d’interventions chirurgicales que les plus grandes stars, pliant et cousant la peau, taillant les chairs, raclant les os, ôtant les cartilages, injectant le silicone en telles quantités qu’il rêvait souvent d’avoir, à l’instar des vrais mannequins, un visage de cire, plus facilement modelable et insensible à la douleur. Tout dans son minois était faux, de la forme du nez à l’implantation des cheveux en passant par le dessin des sourcils et le retroussis des lèvres. Quant à la coiffure, pour accompagner la mode sans en épouser les excès, on la lui sculptait quotidiennement mèche à mèche. Il avait donc appris à dormir assis au fauteuil du barbier. 21
Nul n’est parfait. Cette condition d’imperfection qui caractérise justement l’humain – le corollaire de l’évidence proverbiale de l’«humanité de l’erreur» est que l’homme est, dès l’origine, une erreur, un malencontreux accident de l’évolution – lui coûtait plus qu’à ses semblables, prompts à se faire une raison de cette tare alors que lui aspirait à l’angélisme. Non content de s’observer et de se surveiller via le regard des autres, il devait en outre constamment se corriger. La moindre manifestation d’une préférence personnelle lui était défaut. Il devait chasser le naturel sans relâche, expulser toute velléité de personnalité. Il allait au-delà de la servitude volontaire commune pour atteindre l’anéantissement consenti. Son succès, le fait que le public reconnaissait son effort et voyait en lui l’incarnation d’un absolu, était en flagrante contradiction avec le mythe du «self made man» et de la réussite grâce au mérite individuel de l’idéologie néo-libérale. Il était pourtant unique dans la mesure où, même sans singularité, il restait exemplaire, incopiable. En tant que parangon de vertus, il s’opposait à la formatation uniforme, communiste ou militaire. Il était un fantasme. Ou plutôt, il l’aurait été s’il avait atteint son idéal. Mais la ferveur même et la dévotion de ses admirateurs et adulateurs l’en empêchait: chacun réclamait son avis, qui ne pouvait être qu’une approbation, si bien qu’il était incapable de trancher un différend, cherchant toujours à concilier les thèses les plus contradictoires et les goûts les plus incompatibles; chacun réclamait sa présence et sa préférence et il ne pouvait ni refuser ni se diviser. On l’aimait et on lui pardonnait ses manquements, mais on ne pouvait le libérer d’un angoissant et permanent sentiment intime d’échec, d’indignité essentielle, de ratage ontologique, d’être une antilogie vivante. En sus, il lui arrivait de ne pouvoir retenir une réaction spontanée, un réflexe, l’esquisse d’une grimace, voire l’amorce d’une parole sincère, qui le trahissaient et réduisaient d’un coup ses efforts à néant même s’il était le seul à s’en être rendu compte. 22
Notre homme plaisait mais était incapable de plaisanter, était aimé mais pas heureux. Il en venait à envier les prostituées professionnelles, qui n’étaient pas tenues de disponibiliser plus que leur peau et leur sexe à leurs clients et n’avaient à feindre le plaisir qu’à l’ultime instant avant le baisser du rideau. D’ailleurs nombre d’entre elles étaient vieilles, moches et édentées, d’aspect si repoussant que leur simple vue ruinait le credo sur lequel il avait bâti sa vie, à savoir le triomphe de la beauté et du charme. Car bien qu’elles ressemblent à des caricatures de sorcières, elles ne manquaient pas de chalands. Or ceux que leur laideur séduisait ne pouvaient être sensibles à ses propres attraits et constituaient la souterraine et définitive preuve de sa faillite. Pour continuer à plaire, il devait les ignorer, les oblitérer, les maudire, quand il aurait voulu les ravir. Comme il était son plus impitoyable critique, il se dédoublait, devenait l’héautontimorouménos, le bourreau de soi-même, son propre ange exterminateur. Paradoxalement, c’est par ce mécanisme d’autopunition masochiste qu’il parvenait à son insu au plus proche de son idéal angélique. Car son désir de plaire à tout prix impliquait une absolue castration spirituelle, un comble de prostitution: ne plus posséder de sexe, n’être qu’un trou, un vide que ses fidèles pouvaient remplir à leur gré. Même sa beauté, qui lui coûtait tant d’efforts et de souffrances – sans oublier les honoraires exorbitants des chirurgiens –, était impersonnelle, donc commune, vulgaire, banale, et ne troublait personne: plaire n’est pas fasciner, il était un bibelot de luxe, pas une tentation. La conséquence d’une telle innocuité esthétique et sentimentale était qu’on l’oubliait, qu’il ne marquait pas, ne laissait pas de trace de son passage, n’imprimait pas de souvenir dans les mémoires, et devait donc toujours recommencer son entreprise de séduction, répéter ses stratagèmes, reproduire ses sourires, ressasser ses louanges, condamné à devenir, à mesure qu’il vieillissait, sa propre caricature, jusqu’à n’avoir le choix qu’entre le suicide et le trottoir. 23
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de Racisme et de Rage
Il était un homme qui ne s’aimait pas. Il faut avouer qu’il n’avait pas grand motif de s’aimer. Il ne possédait guère de qualités. Il était surtout paresseux, se croyant capable de grandes choses mais trouvant toujours de bonnes justifications pour les remettre à plus tard, ad æternam. C’est ainsi qu’il avait fini par abandonner ses études et se retrouver à exécuter des travaux sans intérêt et mal rémunérés, auxquels il s’accrochait car même ces boulots indignes de lui étaient précaires or il faut bien béqueter. Il ne mettait d’ailleurs aucun cœur à l’ouvrage, effectuant mécaniquement des tâches ne réclamant nulle réflexion, devenant lui-même un peu machine à mesure qu’il accomplissait des gestes machinaux. Il ne se trouvait pas trop malheureux, il était plutôt abruti. Il ruminait à longueur de journées les occasions manquées, faisant interminablement défiler ses souvenirs et s’y noyant. À chaque étape de sa vie, il s’en rendait compte rétrospectivement, des opportunités s’étaient offertes qu’on lui avait soufflées sous le nez: par exemple, au moment des examens qu’il avait ratés par honnêteté quand tous avaient préparé des antisèches; lorsque ce poste supérieur s’était libéré, qui lui revenait de droit tant pour ses compétences que son ancienneté, mais qu’on avait attribué à un bellâtre frais émoulu de la fac et protégé de la femme du patron; quand la première fille qu’il avait draguée, et dont il s’estimait profondément amoureux même si sa timidité, ou quelque obscure crainte, l’empêchait de se déclarer, du jour au lendemain l’avait largué, lui préférant un morveux boutonneux qui jactait bien mais ne savait rien faire à part causer; plus tôt même, quand il jouait, gamin, dans le square et que des voyous du quartier profitaient de sa maladresse aux billes pour lui rafler ses plus beaux soldats de plomb. Aussi loin qu’il remontait dans sa mémoire, il avait toujours été victime de gommeux qui ne lui arrivaient pas à la cheville mais, plus dégourdis ou plus astucieux, plus pistonnés surtout, car la chance n’y entrait pour rien, lui passaient devant, lui volant ce qui lui était dû. 28
À force d’épingler aux murs de son commissariat mental les tronches de ceux qui l’avaient lésé, il était arrivé à la conclusion que l’aspect patibulaire de leurs mines provenait de leur origine étrangère. Car c’était bien le seul point commun reliant des visages si différents: aucun n’était absolument blanc. Il n’était pas raciste, n’avait rien contre les gens de couleur, n’avait jamais participé, malgré les insistances de son pote chauffeur de taxi, aux ratonnades par quoi finissaient immanquablement les soirées de beuverie après les matches de son club. On l’avait même vu plaisanter avec la secrétaire annamite ou trinquer avec des maçons ivoiriens: il n’avait pas de préjugés. N’empêche qu’il fallait bien constater qu’un fossé, un gouffre, séparait les cultures. La première particularité des immigrés, qui sautait aux yeux, était que, selon leur continent d’origine, ils se ressemblaient tous! On ne pouvait manquer de confondre deux chinetoques, deux blacks ou deux beurs, à croire qu’ils étaient tous cousins, à quelques générations à peine de l’ancêtre primitif. Il fallait toutefois leur reconnaître des qualités: les jaunes étaient habiles de leurs mains et très méticuleux, les noirs avaient le rythme dans le sang et se montraient imbattables au tamtam, les bicots avaient le sens du commerce et les youpins le don de la parole. Mais ils avaient aussi, pour compenser, de sacrés défauts: la politesse et le sourire imperturbable, figé, des chinois faisait qu’on ne savait jamais ce qu’ils pensaient, avec eux, on devait se tenir constamment sur ses gardes; en revanche, la dentition des nègres rappelait désagréablement, malgré leur bonne humeur, leur passé anthropophage; quant aux crouilles et aux juifs, qui ne se haïssaient tant que pour trop se ressembler, ils mentaient comme ils respiraient et auraient vendu leurs filles ou leur mère s’ils avaient trouvé preneur, car elles étaient si laides qu’il fallait les tenir voilées. Que de tels métèques, qui baragouinaient un sabir où Larousse n’aurait pas reconnu ses petits, vous prennent la place et vous ôtent le pain de la bouche, il y avait de quoi râler! 29
Notre homme n’était pas un violent. Il n’approuvait pas les descentes opérées par ses potes dans les cités à la tombée de la nuit et avait toujours refusé de se joindre à eux, malgré la perspective pour couronner la chasse d’une récompense en nature sous forme de viol en toute impunité, recouvrement en livre de chair d’une dette d’accueil, puisque en leur ouvrant les frontières on les avait tirés, sinon de la misère, du moins de la famine. Il comprenait qu’on ne pouvait décemment les renvoyer chez eux, aurait aimé que de leur propre chef ces étrangers se décide à émigrer plus loin, où les opportunités sont plus nombreuses, où ils ne conquerraient pas leur confort aux dépens des indigènes. Car le monde était renversé: c’était lui maintenant l’indigène, que ces aventuriers venaient coloniser! Il ne se demandait pas si cet eldorado existait vraiment ni pourquoi il n’allait pas lui-même y tenter sa chance. Par ailleurs, s’il n’y prenait pas part, il ne s’opposait pas non plus aux expéditions punitives et écoutait avec complaisance, approuvant d’un hochement de tête et d’un peu de salive au coin des lèvres, le récit de leurs exploits. Il n’aurait su dire pourquoi, tous ces bougnouls l’attiraient. Il admirait leur souplesse, leur sens du rythme, leur joie et fréquentait leurs bals en cachette. Il restait dans l’ombre à les regarder danser, partagé entre l’excitation que provoquait chez lui la vue d’une peau bronzée et l’angoisse que ses camarades aient justement choisi ce soir-là ce dancing pour cible. Parfois une fille, antillaise ou algérienne selon le raout, plus audacieuse, ou peut-être vénale, lui souriait ou lui lançait une œillade et s’avançait pour l’inviter à danser. À cette avance, il se sentait pris au piège, ébauchait un vague geste de refus et arborait un sourire jaune et contraint avant de s’enfuir. Après, il se traitait de tous les noms, s’accusait de lâcheté, d’imbécillité, de veulerie. Et plus il formulait ces qualités négatives qui le définissaient, moins il pouvait croire qu’une jolie fille ait pu le remarquer et lui sourire. Et plus il trouvait injuste qu’elle ait dû se rabattre sur un pays. 30
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Ce qu’il reprochait aux étrangers, c’était ses propres contradictions qu’il projetait sur eux, leur reconnaissant une endurance voire une intelligence supérieures aux siennes mais qui ne justifiaient en aucun cas sa propre mise au rencard – on ne vivait tout de même pas dans une méritocratie! – et leur prêtant simultanément une servilité et une bassesse qui annulaient toute autre qualité. Il aurait voulu invoquer un droit de naissance, un héritage de vertu, immatériel donc incontestable, transmis par le sang, et il vouait intérieurement aux gémonies ce lointain aïeul, dont il avait toujours tu l’existence, venu au siècle passé de sa Pologne natale chercher fortune à coups de pioche au fond d’une mine. Il nourrissait une profonde conscience de caste – bien qu’il ait ignoré toute sa vie le fonctionnement de la société hindoue – qui le dispensait de concurrence. Il reprochait aux immigrés d’accepter sans se révolter des conditions de vie, logement et salaire, indignes, tandis que son propre appartement, faute d’entretien, tendait au taudis et que les promotions lui passaient sous le nez, le laissant végéter au plus bas de la hiérarchie. Mais lui se révoltait. Pas contre le patron car il n’était pas David pour défier Goliath, il n’aurait eu aucune chance, risquant tout au plus de se faire virer et de se retrouver à la rue; contre les métèques, qui étaient des envahisseurs mais n’avaient même pas eu à se battre pour occuper son territoire, juste à courber la tête, et à bosser, comme des nègres. Sa rage reste rentrée, comme une couleuvre avalée lovée dans ses entrailles. Il ne souhaite pas la libérer, l’étaler au grand jour, ni rejoindre le chœur des ratonneurs. Il préfère la nourrir passivement. Ne commettre surtout aucun geste qui puisse amener une comparaison. Il a sa bonne conscience pour lui: après tout, il est le seul à ménager le chou et la chèvre et à frayer en plus avec les loups. C’est en cela que réside sa vraie supériorité: savoir rester au-dessus de la mêlée. Pouvoir regarder son prochain sans voir sur ses traits, de par la nuance de peau, reflétée sa propre image. 32
de SaintetĂŠ et de Solitude
Il était un homme qui n’aimait pas les gens. De nos jours, la seule alternative aux villes, qui fourmillent de gens, est la campagne. Mais pour vivre à la campagne, il faut aimer la terre. Or il n’aimait pas non plus la terre. Il la trouvait trop fertile, trop occupée à des germinations, floraisons et fructifications qui savaient s’arroser de la sueur des laboureurs mais à qui les humains, profondément, n’inspiraient qu’indifférence, voire répugnance en raison de leur goût de la chasse et de leur usage du soc et de la hache. La terre était une mère qui rejetait sa progéniture dès qu’elle en avait accouché. En outre, la campagne est semée d’embûches, de ronces et d’orties, et regorge de bestioles rampantes et piquantes dont on peut affirmer au moins une chose: elles n’aiment personne. Or lui, qui n’aimait pas ses semblables, aurait voulu être aimé, distingué de ses frères par la grâce d’un amour. Aussi la compagnie de créatures vouant à l’humanité une haine sans merci en dépit de son inefficacité ne l’attirait-elle nullement. En fait, il aurait aimé le décor urbain s’il n’avait pas été habité. La pierre, ou même le béton, ne lui semblait pas un matériau froid, seulement posé et recueilli. Il lui aurait prêté un goût, qu’il partageait, pour la méditation. Mais voilà, qui dit ville dit foule, heurts, bousculade, cohue, cahots, chaos. Pas moyen d’être tranquille. Sans parler du vacarme. Les cris, les clés, les moteurs, les postes de radio et de télévision, le téléphone, bref un boucan infernal et constant, de jour comme de nuit. Et l’affairement, la presse, toujours courir, de quoi vous donner le tournis. Mais en dehors des villes et de la cambrousse, que reste-t-il? La mer, mais pour se faire matelot, il faut avoir le pied marin, aimer sentir le sol danser sous ses semelles. Et ne pas craindre la monotonie. Et ne pas être sujet au mal de mer. Ou alors le désert. Les montagnes retombées en poussière, l’anticipation de la fin du monde, le sablier à ciel ouvert, la matière du temps. Là au moins personne ne vous marchera sur les pieds. Notre misanthrope s’est donc retiré dans le désert. 36
Mais le désert n’est pas si désert qu’il y paraît. Il n’a pas tardé à recevoir la visite de tous ses habitants, d’abord timides et craintifs puis de plus en plus familiers à mesure qu’ils se rendaient compte que notre homme, bien qu’incommodé, voire souvent effrayé, ne les chassait pas. Les premiers étaient déjà là, bien qu’il ne les ait pas vus immédiatement, quand il s’est installé, dissimulés sous le sable: scorpions jaunes, fourmis géantes, pucerons. Les serpents, attirés par la chaleur, sont venus dès la première nuit, en rampant sans bruit, se réchauffer sous sa couverture en se collant à sa peau. À ce contact glacé, perçu comme une caresse d’outre-tombe, il a retenu sa respiration. Les cobras, dont une morsure vous fait passer de vie à trépas en quelques secondes, se sont lovés contre lui sans crainte, si tranquilles qu’il a fini par se rendormir. Il a aperçu le lendemain des fauves rôder: un chacal puis une hyène; quand le lion s’est approché à la nuit tombante, il a compris que les autres étaient venus en éclaireurs; avec prudence, ils ont fini par s’approcher en entendant leur seigneur ronronner paisiblement. Notre homme n’avait aucune nourriture à leur offrir mais aucun d’eux n’a paru s’en formaliser. Le troisième jour, le diable s’est présenté. Il l’a d’abord félicité pour son campement, lui a souhaité la bienvenue dans cette région peu fréquentée dont il avait fait son territoire de prédilection pour se reposer entre deux missions, puis s’est enquis de ses besoins, a demandé si la compagnie de ses pairs ne lui manquait pas un peu, a évoqué les plaisirs de la ville, les fêtes, les repas conviviaux, les conversations de café, a bavardé tandis que les heures s’écoulaient. Après qu’il a pris congé en lui souhaitant bonne nuit, notre Alceste a eu beau compter les moutons par troupeaux, il n’a pas fermé l’œil de la nuit. Les jours suivants, la solitude a commencé de lui peser. Les animaux ne l’égayaient plus. Les mirages pâlissaient et s’évanouissaient dans l’air brûlant. Il s’ennuyait. Après avoir longtemps tourné en rond, il s’est enfin avoué que les hommes lui manquaient. 37
L’isolement ne lui avait pas ôté son sens critique: les hommes ne lui paraissaient pas plus aimables qu’avant. Simplement, il avait compris qu’il dépendait d’eux. De leur présence, voire de leur connerie. Toutefois, pour vivre en harmonie dans la société des humains, il convenait de corriger ladite stupidité. D’urgence. Par tous les moyens. Il allait s’y employer. Pour une opération de nettoyage cérébral d’envergure, des sacrifices seraient nécessaires. Il a commencé par se mettre en chevilles avec des organisations terroristes afin de se procurer des explosifs. Au lieu de faire sauter une voiture à la porte d’une ambassade, il a employé le plastic à détruire des relais émetteurs ou distributeurs de télévision. Son geste a provoqué une véritable panique: apparemment, la réception continue d’informations était essentielle à la survie de ses contemporains, la coupure des programmes avait causé une vague de suicides, soit parce que les gens avaient cru que l’extinction des émissions signifiait le déclenchement d’une nouvelle guerre à large échelle, soit parce que la privation de leur seul lien avec le reste de l’univers avait engendré soudain un insupportable ennui. En revanche, les camarades n’avaient pas apprécié son geste: ils comptaient sur les médias pour diffuser leur action et, même négativement en la condamnant, la promouvoir. La discussion a été véhémente: tandis qu’il mettait en cause leur fraternité, ils doutaient de sa misanthropie. Seule la protection du démon, qui depuis leur rencontre dans le désert l’avait pris sous son aile, les a empêchés de l’étriper sans plus de procès. Ils se sont contentés de l’exclure. Afin de prouver au monde leur capacité destructrice, ils ont lancé une opération de bris de vitrines et devantures, incendié plusieurs quartiers pauvres, plus faciles d’accès que les zones résidentielles bien gardées et, dans le souci d’atteindre un certain chiffre de victimes, ont utilisé les explosifs qui restaient à faire sauter un hôpital. Catastrophé par les conséquences de ses bonnes intentions, notre homme regrettait son ancienne indifférence. 38
Ayant renoncé à guérir l’humanité contre son gré, notre homme s’est efforcé, à défaut de l’aimer, de la comprendre. Il s’est d’abord aperçu que multitude était synonyme de solitude, que la ville ne faisait que renforcer un isolement qui était au fondement de la condition humaine. Puis, que sa misanthropie était partagée: les citadins ne s’aimaient pas les uns les autres. La méfiance à l’égard des hommes était un sentiment universel. Seules les mères préféraient s’aveugler sur leurs rejetons. Les autres, les gens normaux, préféraient les bêtes aux hommes, n’importe quelle bête, chien, chat, pigeon, canari, voire tortue ou serpent. S’ils appréciaient tant la télé, c’était parce que les humains n’y étaient que des fantômes, sans chair, virtualisés c’est à dire dématérialisés, réduits à une voix et une image – presque toujours assis, les présentateurs semblaient des hommes-troncs dépourvus de jambes. La télé dispensait ses spectateurs d’une présence physique, constituait un prétexte idéal pour rester enfermés à l’écart de leurs semblables. Toute la civilité des citadins, leur poli, leur limage d’angles, étaient dictés par la haine et l’obligation de feindre. D’où l’aspect cireux de leurs sourires artificiels, d’où le déroulement mécanique de leurs salutations rituelles sans sentiment ni signification. La ville était en permanence le champ d’une sourde guerre «de faible intensité», à l’effort de laquelle tous avaient été mobilisés, à commencer par un entraînement constant à la diplomatie, où les insinuations et les fausses approbations remplaçaient avantageusement l’attirail belliqueux traditionnel, lourd, peu maniable et trop bruyant. Les querelles de voisinage, les altercations d’automobilistes, les rixes entre rivaux, les incidents entre supporters, suffisaient à justifier un apparat policier qui, sous couleur de veiller à la sécurité publique, entretenait la peur. Il a compris que le seul remède à la folie meurtrière et suicidaire des hommes ne pourrait être que l’amour, mais que l’amour était un miracle, si rare que ceux qu’il touchait entraient immédiatement dans la légende. 39
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de Mensonge et de MĂŠpris
Il était un homme qui ne savait pas penser, qui n’avait pas appris à penser, qui ne pensait donc pas. À l’école, il s’était montré plutôt bon élève, apte à recracher, sans nécessairement les comprendre, les leçons apprises par cœur, et surtout à dire très exactement ce que les professeurs voulaient entendre, devinant à d’infimes nuances sur leur visage si sa réponse allait dans la bonne direction ou s’il se fourvoyait, et corrigeant son discours en fonction de leurs grimaces inconscientes. Il ne faisait jamais preuve d’imagination, se contentant d’appliquer les trois préceptes de la pédagogie: imiter, répéter et obéir, représentés par les totems, respectivement du singe, du perroquet et de l’âne. Les professeurs n’en demandaient pas plus et, par les notes attribuées, prouvaient à quel point sa soumission attentive les satisfaisait. Eux-mêmes avaient suivi un trajet semblable, d’élèves studieux à professeurs consciencieux, sans jamais sortir de l’enceinte scolaire, sans connaître du monde autre chose que ce qu’en disaient les livres. Ils vouaient à la chose écrite une sorte de culte, lui accordant sinon l’infaillibilité du moins la véracité, sans s’arrêter aux divergences des témoignages, aux contradictions des raisonnements ou aux jeux rhétoriques des sophismes. Ils mettaient tous les textes sur le même rang, qu’il s’agisse du badinage d’un courtisan versificateur ou des images complexes d’un poète inspiré; d’abord parce que c’était à la postérité qu’il revenait d’émettre des jugements et, le cas échéant, de les corriger; ensuite parce que la sélection et la légitimation avaient déjà été savamment opérées par les auteurs des manuels, dont ils lisaient les notices explicatives aussi scrupuleusement que des commandements bibliques. Exemples eux-mêmes de servilité spirituelle, ils ne pouvaient qu’approuver et encourager celle qu’ils dénotaient précocement chez les plus doués de leurs élèves. Mais notre homme avait en outre appris à jouer la conviction. Car la justesse d’une affirmation ne dépend pas tant de son contenu que du ton assuré, sans réplique, dont elle est formulée. 44
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Son manque d’imagination était compensé par un intérêt éclectique, facile à satisfaire dans la mesure où il restait superficiel: il n’avait de curiosité que pour les curiosités. Il pouvait se révéler érudit à propos de certains sujets, caractérisés par leur singularité, et totalement ignare pour d’autres, plus banals. Mais son assurance camouflait son ignorance et on le tenait généralement, sinon pour savant, pour informé. Il n’a pas eu à s’interroger longtemps quant à sa vocation: il était taillé pour être journaliste. Il a certainement existé un temps où les journalistes se préoccupaient de contrôler soigneusement chaque information qui leur parvenait; mais ces vérifications impliquaient des enquêtes, des confrontations, parfois des pots de vin, bref, du temps et des frais. Depuis longtemps cette part aventureuse voire périlleuse de la profession est économisée, et le métier ne consiste plus qu’à broder sur les laconiques brèves fournies par les agences de presse, elles-mêmes se contentant de diffuser les nouvelles qu’on leur enjoint de transmettre, après filtrage et censure par les attachés de presse des organes de pouvoir des divers pays où elles maintiennent à demeure des correspondants. Répéter et obéir étaient justement les qualités, inculquées par l’école, où il excellait. Il a parfaitement intégré les tabous du métier: la subjectivité et la propagande ouverte. Encore une fois, tout n’était question que de ton. La neutralité est obtenue par l’élimination des hyperboles, de l’adjectivation double, et l’emploi exclusif de la troisième personne, avec une préférence pour les formules impersonnelles ou les pronoms indéfinis qui sous-entendent l’évidence et le consensus acquis d’avance quant à la matière traitée. L’objectivité ne se situe pas dans l’information mais dans le style. Quant à la publicité, elle doit découler du choix des sujets et du point de vue adopté, sans jamais être formulée explicitement; le simple fait de consacrer quelques paragraphes à un événement culturel, un drame sentimental ou une décision gouvernementale suffit à en assurer la promotion. 46
En revanche, notre homme a mis longtemps à prendre conscience que l’information n’était qu’un prétexte et que la véritable fonction sociale de la presse était le conditionnement des cerveaux. Les nouvelles, politiques, économiques ou culturelles, ne constituaient qu’une part mineure de l’actualité dont rend compte un journal. Ses rubriques les plus importantes sont consacrées au sport, aux «chats écrasés» et aux catastrophes, naturelles ou sociales. Elles jouent un rôle de divertissement – le foot a remplacé les jeux du cirque –, de diversion – les faits-divers détournent l’attention des problèmes plus graves – et d’entretien de la peur – si d’un côté s’applique le principe que les calamités, cyclones, tremblements de terre ou raz de marée, et les fléaux, guerres, coups d’état, attentats terroristes, n’arrivent qu’aux autres, loin des régions tempérées occidentales, de l’autre le bombardement d’images et d’annonces de massacres continus aux quatre coins du globe matérialise une menace aussi diffuse que diffusée, et éveille chez les récepteurs la paranoïa. Cette formatation des esprits, «fabrication du consensus», se révélait si primordiale que les journalistes étaient pressés, pressionnés, d’amplifier les nouvelles sanglantes, quitte à les forger quand l’intensité des combats se relâchait. Car le critère de vérité ne jouait pas: on pouvait toujours démentir les fausses informations le lendemain ou les jours suivants, mais cela n’en valait même pas la peine car, recouvertes entretemps par de plus fraîches, elles avaient déjà été oubliées. En cette innocuité du mensonge réside peut-être son plus grand danger. Rapidement, notre homme a cessé de distinguer fait de fiction, ne se souciant pas de donner, en les colportant, consistance à de faux bruits, d’exagérer les chiffres ou d’omettre certains détails ne cadrant pas avec le tableau d’ensemble. Il était conforté dans cette perversion déontologique par une double considération: non seulement le public gobait ces canards sans le moindre sens critique, mais il en redemandait, jamais rassasié de sang frais et avide de frissons macabres. 47
Car le grand souci des journalistes est de répondre à l’attente du public. C’est en quelque sorte le public qui, par le goût et les préjugés qu’on lui prête, fait l’information, ou du moins détermine ses formes – gros titres et petits entrefilets – et ses contenus – à la fois satisfaire sa morbidité et toucher sa corde sensible. Car le public, qui n’a pas de visage, n’est pas une hydre aux multiples têtes mais un fantasme, une projection. Dès que l’on abandonne le milieu restreint des élites et des coteries, le «grand» public n’est qu’une masse informe, pas même une foule puisque il est physiquement dispersé, privé par définition de la parole, ne pouvant se manifester que sous une forme indirecte et réifiée, par achat et abonnement ou bouderie et indifférence. Ce monstre n’est finalement qu’un exutoire sur lequel décideurs, producteurs et journalistes projettent la pire part d’eux-mêmes, accrue du mépris pour la plèbe. Ils ne traitent pas seulement le public en «enfant» mais en gamin particulièrement retardé et stupide, en imbécile congénital. La grande faiblesse du public réside dans sa passivité, celle justement qui lui est imposée par l’organisation même des communications de masse. De lui, on n’écoute que l’audience, chiffrée et immédiatement convertible en implications financières, barèmes et bénéfices. Or le mépris du public est une méprise. Comme tout autre champ, culturel ou professionnel, le journalisme fonctionne en circuit fermé: les journalistes sont lus et écoutés essentiellement par leurs collègues et c’est pour eux qu’ils écrivent. La stupidité et la morbidité prêtées au public tiennent plus de la poutre dans leur œil que de la paille qu’ils peuvent repérer chez autrui, paille dont la présence vérifiée ne signifierait que la faillite de leur mission de formation et d’information. Notre homme le savait bien: le public qu’il méprisait parce qu’il en avait une connaissance intime était son daimôn extériorisé, le cancre copieur des bancs de l’école, le faux frère faux jeton cafard qu’il avait dû piétiner pour parvenir à assouvir ses ambitions: son ombre immense. 48
d'Armes et d'AgressivitĂŠ
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Il était un homme qui n’avait pas grandi. Quand il était enfant, il aimait jouer aux cow-boys et aux indiens. À cette époque, tout objet pouvait faire office de revolver, un crayon, une règle, un rameau ou une simple tige, selon la manière dont on l’empoignait. Deux doigts tendus, deux autres repliés et le pouce levé faisant office de chien suffisaient. Plus tard, adolescent, il avait accompagné son grand-père à la chasse et poursuivi à cette occasion ses jeux de piste et de cache-cache. Le jeu avait gagné en intérêt car le fusil, que pépé lui a permis, avec la promesse de n’en souffler mot à ses parents, de porter, était un vrai, avec son canon froid et métallique, sa courroie qui lui meurtrissait l’épaule, sa cartouchière que pépé portait à la ceinture. Il en sentait la crosse battre contre son mollet et recevait ce léger heurt à chaque pas comme un adoubement le consacrant chevalier. Comme il s’était montré sage pendant tout le chemin, il a eu droit, en récompense, de tirer une fois. Tenant l’arme avec autant de respect que s’il s’agissait d’une relique sacrée, il a épaulé, soigneusement visé et appuyé sur la gâchette. Le recul l’a brutalement projeté à terre mais son grand-père l’a félicité. Puis il a dû ronger son frein jusqu’à l’âge de vingt ans avant de pouvoir à nouveau tenir une arme entre ses mains: il s’est engagé dans la légion. Là, il a appris à sauter en parachute, à ramper, à faire le mort, à démonter, nettoyer et remonter une arme, et surtout à tirer. Il a pris les premières missions comme un niveau plus élevé de ses jeux d’enfants, ne superposant pas l’image qu’il s’était formé d’un aventurier avec la réalité du tueur endurci qu’il était devenu: les indiens fictifs avaient simplement été remplacés par de véritables somaliens ou afghans et les «Pan!» par de vraies balles. Les morts ne se relevaient plus mais, comme les cibles humaines étaient aussitôt relayées par d’autres, cette défaillance n’interrompait pas le jeu. Et quand il a été blessé, il s’est sincèrement étonné de voir couler du sang, trouvant que ses camarades ennemis poussaient trop loin le réalisme.Après 53
plusieurs opérations qui lui ont laissé la vie sauve mais n’ont pu lui restituer toute sa mobilité, il a été mis à la retraite, avec une médaille en guise d’indemnité. Il était encore jeune et ne se voyait pas rangé des voitures. Les armes continuaient de le fasciner. Il a pensé à se faire collectionneur mais sa maigre pension ne lui permettait pas de satisfaire cette toquade. Il devait se contenter de s’exercer dans un club de tir, fréquenter quelques armuriers qui reconnaissaient en lui le connaisseur, revoir des camarades en permission pour évoquer les dangers affrontés et les exploits accomplis. Ce n’est qu’à l’occasion de ces retrouvailles qu’il pouvait raviver des souvenirs qu’il répugnait à partager avec des pékins qui, même s’ils marquaient leur approbation en hochant du chef, faute d’avoir partagé les périls, ne pouvaient «comprendre». Le souvenir de ses barouds le hantait. Il supportait mal l’idée d’être mis sur la touche. Il avait postulé des places de garde du corps, des postes de gardien de résidence secondaire, de garde-chasse même – car peu lui chalait de guetter le gibier ou le braconnier – mais son handicap s’était avéré rédhibitoire. Impuissant, il ne lui restait qu’à attendre quelque miracle. Il s’ennuyait. Le salut lui est venu d’une visite de son ancien capitaine de la légion, qui lui a proposé de reprendre du service, en effectuant des missions d’une autre nature, tout aussi périlleuses mais nettement mieux rémunérées, pour lesquelles son passé, son expérience des combats, sa connaissance des jungles et des déserts, constituaient des atouts irremplaçables: il s’agissait d’entrer en contact avec des cercles d’opposants aux régimes dictatoriaux sévissant dans le tiersmonde afin de leur vendre des armes, quitte le cas échéant à se charger de leur entraînement. On ne pouvait éliminer l’éventualité d’avoir à former de toute pièce des troupes de rebelles en recrutant sur place des militaires aigris écartés du pouvoir. Le salaire consistait en une commission sur les ventes. Ou les échanges. La proposition lui tombait du ciel, notre homme a sauté dessus. 54
Il continuait en fait à jouer à la guerre, simplement d’autres le remplaçaient sur le terrain. Des militaires souvent. Des enfants plus souvent encore. Il les enviait presque: combien n’aurait-il pas donné à leur âge pour pouvoir tenir une vraie mitraillette! De leur côté, les enfants l’adoraient et le traitaient en «parrain». Il ne les revoyait jamais et pouvait ainsi entretenir l’illusion qu’ils étaient toujours vivants. Une fois, il avait accepté de chapeauter, après l’entraînement et les exercices de tir, une attaque contre un poste militaire mineur. Ses troupes s’étaient fait mitrailler. Les gamins criblés de plomb étaient devenus plomb eux-mêmes, par le teint et la rigidité, soldats de plomb comme les jouets de son enfance, qui ne se relevaient pas quand il les avait renversés d’une pichenette. Cette vision le troublait parfois encore et il s’était promis de ne plus accepter d’accompagner ses ouailles dans les combats. Il opérait ses ventes sous le couvert de missions d’aide humanitaire, ce qui lui permettait de sauvegarder sa bonne conscience car il pouvait se dire qu’il apportait aussi des médicaments. Il était souvent accueilli par les dictateurs eux-mêmes, qui lui donnaient l’accolade et le recevaient en invité de marque, presque comme un ambassadeur, car son trafic ne faisait pas de distinctions idéologiques et il n’avait aucun scrupule à négocier avec toutes les parties en présence, à tour de rôle: après les cérémonies officielles et les banquets au cours desquels, entre la poire et le fromage il s’entendait avec le ministre des armées quant au montant de la commande, il finissait la nuit dans un club privé où le rejoignaient des officiers de haut grade – parfois des attachés du ministère en compagnie de qui il avait dîné une heure plus tôt – dirigeant secrètement des mouvements d’opposition et désireux de renforcer leur artillerie en lui achetant quelques unités des nouveaux modèles de canons que son catalogue proposait. Dans ces conflits politiques internes, il jouait presque le rôle d’arbitre, veillant à l’équilibre des forces et œuvrant à la prolongation indéfinie des conflits. 55
Son travail n’était pas sans danger: il devait tout d’abord se méfier de ceux qui prétendaient entrer en contact avec lui, n’accepter de les rencontrer qu’après avoir pris des informations suffisantes pour évaluer le degré de confiance qu’il pouvait leur accorder. Car les tyrans sont retors. La méfiance était réciproque, les despotes se doutaient bien qu’il n’était qu’un marchand pour qui tout client était roi. Aussi n’hésitaient-ils pas à fomenter eux-mêmes des conspirations ayant pour objectif leur propre renversement, complots qu’ils pouvaient d’autant plus facilement contrôler et déjouer à la dernière minute qu’ils les avaient ourdis. La sincérité d’un opposant ne garantissait pas qu’il ne soit pas manipulé et ne fasse à son insu de l’espionnage pour le compte de ceux qu’il haïssait. Mais notre homme était devenu expert en psychologie et flairait infailliblement les agents doubles, peut-être à cause de son propre détachement, car il était indifférent aux querelles idéologiques et travaillait par amour des armes. Toutefois, le principal péril tenait à l’instabilité des gouvernements, qui croyaient devoir leur victoire à leur courage ou leur ruse, tenir leur pouvoir de leur mérite, quand ils n’étaient que des fantoches mis sur le trône par des groupes d’intérêts occidentaux, le plus souvent l’ancienne puissance coloniale qui n’avait accordé l’indépendance qu’à la condition de pouvoir poursuivre sous un autre nom son exploitation, et qui se faisaient périodiquement renverser en fonction des fluctuations du marché. Si bien que notre homme finissait par retrouver comme interlocuteurs légitimes à la tête de l’état ceux qui quelques temps plus tôt appartenaient à l’opposition et défendaient des théories révolutionnaires, abandonnées dès l’accession au pouvoir. Si d’un côté ils lui devaient reconnaissance, ils avaient de l’autre les preuves de sa duplicité. Cela les gênait d’admettre leur dette à l’égard du trafiquant. Heureusement, notre homme avait appris dès les jeux de son enfance la règle d’or de toute guerre, qui veut que l’ingratitude soit le seul mode de libération du débiteur. 56
de Police et de Politesse
Il était un homme qui voulait bien faire mais faisait tout de travers. Il était avant tout un homme d’ordre. Dès l’enfance il s’était habitué à ranger soigneusement ses jouets, ses habits, ses affaires de classe: une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Il aimait le calcul et serait surpris si on lui révélait qu’il avait finalement échoué dans ses études de mathématiques par manque d’imagination. Il s’était toujours passionné pour les énigmes policières, passant à mesure qu’il grandissait du «club des cinq» au «clan des sept», puis à Dupin, Lupin, Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Miss Marple et Lord Peter, avant de se plonger dans l’univers un peu glauque mais plus réaliste du commissaire Maigret et de suivre les enquêtes pleines de dangers de Philip Marlowe et Sam Spade. Il raisonnait juste et trouvait parfois le coupable avant que le détective le démasque. Ses camarades lui enviaient ses facultés de déduction et sa mère était toute fière d’épater ses amies en lui demandant d’effectuer de tête des opérations compliquées. Mais s’il savait résoudre théoriquement les problèmes de robinets qui fuient, en pratique il était incapable de les réparer. Or comme on le croyait apte à découvrir la cause, donc la solution, des pannes mécaniques les plus diverses, on ne cessait de faire appel à lui pour toutes sortes de réparations. Serviable, il n’hésitait pas à démonter une horloge pour chercher le rouage qui faussait le mécanisme et faisait prendre aux aiguilles un retard de quelques minutes à chaque heure mais, une fois trouvé le ressort défectueux, il ne parvenait plus à rajuster toutes les pièces et l’on devait finalement porter la pendule au bijoutier. Si bien que toute sa bonne volonté et sa gentillesse ne lui rapportaient en dernier ressort que moqueries, voire insultes. Son penchant à l’autorité, son goût de l’ordre et ses lectures déterminaient une espèce de vocation qu’il lui tardait de suivre. Personne n’a été surpris quand, après avoir été recalé aux examens, il s’est engagé dans la police. C’est alors qu’a commencé son calvaire. 60
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Il croyait en toute bonne foi que la mission de la police est de protéger les gens honnêtes et de traquer les criminels. Il a découvert que la protection couvre les biens indépendamment de leur mode d’acquisition, et que le crime paie, à condition d’être d’assez large envergure. Il était convaincu que ses talents déductifs allaient être mis au service de la résolution de mystérieux vols ou assassinats. Il s’est rendu compte que les bandits n’étaient capturés que s’ils avaient été dénoncés et ne restaient impunis que parce qu’ils étaient protégés en haut lieu. Les milieux des affaires et du crime étaient en rapports si étroits qu’ils en arrivaient à se confondre. Quant à la police, elle avait des agents et des indics infiltrés partout, si bien qu’il était difficile de tirer au clair si les délits, quels qu’ils soient – vol, trafic, effraction, vandalisme, escroquerie, fraude, meurtre, voire prise d’otages ou pose de bombe – avaient été commis avec son consentement secret ou à son instigation directe. Et le pire tenait à l’intégrité de ses collègues qui, comme lui, prêtaient la main au banditisme organisé sur ordre et non par corruption. Car telle avait été sa plus grande découverte: le policier est un soldat dont le pouvoir et l’autorité ne sont qu’apparents, projetés par la peur qu’ils inspirent aux citoyens jamais totalement sûrs de leur propre innocence, alors qu’en fait, plutôt que commander, ils doivent avant tout obéir. Ce qui leur ôte au moins une part de responsabilité, donc de mauvaise conscience. Sa probité personnelle ne lui attirait que des ennuis: ses chefs et ses collègues tout en le surveillant l’évitaient de peur qu’il ne lui prenne fantaisie de les dénoncer, les malfrats le provoquaient dans l’espoir qu’il en vienne à perdre son sang-froid et commettre une bavure, ses anciens amis et camarades d’école lui tournaient le dos car ils avaient espéré que son entrée dans la police leur vaudrait quelque bienveillance et qu’il saurait fermer les yeux sur leurs activités moins licites, mais il ne faisait même pas sauter les contredanses. Il découvrait la condition du flic: n’être pas aimé. 62
Combattant d’une guerre sociale jamais déclarée donc impossible à terminer, il ne pouvait bien sûr choisir ni ses tâches, ni ses horaires, ni son secteur. Parmi les missions qui lui coûtaient le plus, on pouvait compter l’accompagnement et la protection de personnalités bien en vue, diplomates, politiciens, banquiers, industriels, qui avaient pignon sur rue mais qu’il savait, à force de les fréquenter, de franches canailles. La plupart avaient d’ailleurs des gardes du corps dont ils ne se séparaient jamais, la présence policière représentant plus une légitimation qu’une couverture en cas de danger. Ces gardes étaient souvent d’anciens flics recasés dans le privé, qui le traitaient familièrement, comme un des leurs, et s’étonnaient qu’il refuse le moindre à-côté pour arrondir sa paye. Aucun pourtant ne se méfiait vraiment de lui car tous savaient que la complicité corporative était un dogme intransgressible. Pour eux, apparemment, un flic honnête était une contradiction dans les termes et ils tenaient son incorruptibilité pour une inoffensive lubie qui finirait par lui passer. Mais ce qu’il détestait le plus, c’était d’être incorporé aux brigades d’intervention pour aller réprimer des manifestations de protestation contre le gouvernement. Ses chefs avaient beau dire ou faire, ils ne parvenaient pas à le convaincre que ces gens acculés à la misère étaient des fauteurs de troubles ou que les gamins des banlieues défavorisées constituaient une racaille délinquante. Leur colère et même leur violence lui paraissaient compréhensibles, manifestations plus de désespoir ou d’impuissance que de férocité ou de goût inné du saccage. Bien sûr, il y avait des excès, mais le simple fait de leur opposer des policiers casqués, et armés, plutôt que de leur envoyer des parlementaires démontrait à satiété combien le concept de diplomatie était lettre morte, discours creux, pure façade hypocrite, et le cas que faisaient des électeurs les représentants du peuple une fois élus. Sans haine personnelle: ils n’étaient eux-mêmes que les marionnettes de plus hauts intérêts. 63
C’est à l’occasion de la dispersion d’une de ces manifs qu’il a eu son illumination: la police avait, aux abords des quartiers résidentiels, fait barrage et empêché le défilé d’avancer plus loin. Après quelques instants d’affrontement muet où les forces en présence se mesuraient, des imprécations de colère ont éclaté, bientôt suivies de jets de pavés. Ses collègues, cible du tir, s’échauffaient à mesure que l’ordre d’intervenir tardait, contenant mal leur envie de répondre à l’agression. Quand a été donné l’ordre d’attaquer, l’enfer s’est déchaîné. Il abattait sans discernement sa matraque à droite et à gauche, trouant le bloc compact des protestataires, les obligeant à reculer, les poursuivant. Il a fini par coincer dans une ruelle latérale un gamin en qui, au moment où il levait son bâton, il a reconnu le fils de son voisin, qu’il avait tenu sur ses genoux et qui le saluait tous les matins. Et dans les yeux écarquillés du garçon il a vu un monstre, mutant mi-robot miandroïde issu directement d’un film de science-fiction, au corps cylindrique bardé de plastique, qui aurait évoqué le bûcheron de fer-blanc d’Oz s’il n’avait été si menaçant. La seule certitude était que cette créature n’avait rien d’humain. Il s’est retourné pour l’affronter: derrière lui il n’y avait personne! Le gamin en a profité pour s’éclipser, tandis que notre policier, assommé par la soudaine révélation de sa littérale réification, sentait le sol se dérober sous ses pieds. Alors un ange est descendu qui l’a saisi à bras-le-corps, l’obligeant à se relever et à se battre. À l’aube, ses collègues, fourbus après une nuit de combats, cocktails Molotov contre boucliers de plexiglas, voitures incendiées, vitrines fracassées, poursuites et arrestations, l’ont trouvé étendu au milieu des plumes. Il n’a jamais raconté ce qui s’est passé cette nuit-là. Mais depuis, il boîte. On lui a accordé une indemnisation au titre d’un accident du travail et, comme il ne peut plus courir, on le cantonne à un service de tout repos, sans promotion mais sans danger, réglage de la circulation ou traversée des enfants à la sortie de l’école. 64
de Violence et de Veulerie
Il était un homme qui se faisait une haute idée du rôle d’homme et craignait de ne pas être à la hauteur. Très tôt il avait donc développé des qualités viriles: il se voulait costaud, pour pouvoir défendre les siens, endurant, pour être en état de subvenir par son labeur à la pitance de sa famille, manuel, afin d’être capable de réparer les appareils domestiques, d’assurer la solidité et l’étanchéité des murs, et rafistoler si besoin est la plomberie dans la bicoque où ils habiteraient, et surtout pragmatique, s’appuyant sur un bon sens rassis et des principes éprouvés plutôt que sur des théories fumeuses et de vaines lubies. Il se voulait bon danseur, capable de faire tourner la tête à sa partenaire en valsant, avec un bon coup de fourchette, sachant faire honneur à des petits plats mitonnés, et une bonne descente, lui permettant de vider sa bouteille sans que sa langue s’empâte ni que sa démarche chaloupe. Il appréciait la plaisanterie, à condition de n’en être pas l’objet, se montrait fidèle en amitié et toujours prêt à prêter main forte, à condition qu’on n’en abuse pas, et ne se laissait pas marcher sur les pieds. Il était tenu pour un bon camarade et un joyeux luron, ne rechignant pas à la besogne, ne refusant jamais de trinquer ou de grignoter, n’aimant pas se mêler des affaires des autres et capable de garder un secret. Il n’était pas bavard, plutôt avare, tant de paroles que de ses sous, car il savait ce qu’il en coûtait de les gagner. Le bruit courait qu’il avait mis un petit pécule de côté. Bref, il représentait un bon parti et plus d’une fille du canton le couvait d’un œil vigilant. Mais il préférait la compagnie des hommes et ne répondait pas aux avances des plus effrontées. Certaines se sont d’abord réjouies de l’échec de leurs rivales mais, leur tour venu, ont essuyé la même déconvenue. Elles en sont venues à lui tisser une réputation de mœurs douteuses. Elles avaient tort. Simplement il les trouvait trop hardies et se méfiait de leur audace, car il désirait une compagne qui soit son négatif complémentaire: faible, fragile même, pudique, habile seulement aux travaux ménagers. 68
La fille qu’il a courtisée était vertueuse, soumise, habituée au silence et à la souffrance. Sa mère ne s’était pas relevée après l’accouchement, emportée par une hémorragie que les médecins n’avaient pas réussi à endiguer, sans révéler le nom du père. Ses grands-parents l’avaient maudite et les nonnes l’avaient recueillie. À l’orphelinat, elle avait grandi dans le manque d’amour et avait appris à avoir peur de tout. Quand notre homme l’a repérée, elle travaillait comme bonne, ou plutôt bête de somme, chez l’épicier, où elle traitait à la fois du ménage, des soins à la vieille mère grabataire et donnait un coup de main à la boutique pour décharger les dames-jeannes d’eau de vie et les sacs de pommes de terre. Elle se tenait toujours un peu courbée, le front bas, et n’osait pas regarder les gens en face. On la jugeait, contradictoirement, simple à cause de sa soumission muette et fourbe à cause de ses yeux baissés. Quand il a commencé à lui conter fleurette, elle s’est effrayée de l’émotion qui lui emplissait soudain la poitrine, l’empêchant de respirer, l’étouffant presque. Puis elle a eu peur de la solennité de ses serments, peur qu’il ne tienne pas ses promesses, peur de ne pas mériter son bonheur, peur d’avoir à le payer plus tard avec intérêts, peur surtout de le perdre. La peur l’habitait à tel point qu’elle contaminait tout autre sentiment, s’y mêlant inextricablement. Jusque sa joie était teintée de peur. Elle-même aurait été incapable de distinguer son bonheur de sa peur. Or la peur a une odeur. Elle répand son parfum capiteux tout alentour. Les chiens et les loups ne s’y trompent pas. C’est cette odeur qui les excite et les agresse: ils mordent pour se défendre, pas par méchanceté. D’aucuns prétendent que sa peur a été cause, plus que prémonition, de ses malheurs. Mais les troyens disaient aussi que Cassandre attirait les disgrâces en les présageant. Notre homme a su l’amadouer, la rassurer, l’apprivoiser sans la presser. Le jour de leur noce a été, pour l’un comme pour l’autre, bien qu’ils ne le sachent pas sur le moment, vraiment le plus beau jour de leur vie. 69
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La première fois qu’il a levé la main sur elle, il était un peu éméché. Il faut donc attribuer cette raclée initiale à la boisson. Elle aurait dû constituer un événement exceptionnel, ne pas se répéter. Mais il y avait sans doute pris goût, puisque il a recommencé dès le lendemain. Elle ne s’y attendait pas mais était habituée à souffrir sans mot dire, sans maudire. Elle a baissé un peu plus la tête. Or si la première baffe avait été un geste irréfléchi de colère, car il était assez irritable, la seconde était motivée par la patiente passivité de sa femme, qui était tellement hantée par la peur que la matérialisation de ses pires prévisions ne suscitait pas un redoublement de frayeur mais une résignation fataliste. Elle ne gémissait même pas, se contentait de pleurer silencieusement, et encore elle tentait de retenir ses larmes, qui ne pouvaient pas l’apitoyer mais seulement redoubler sa fureur, comme si le jaillissement liquide constituait une accusation. Et sans doute s’en voulait-il de la frapper, mais il lui en voulait de se laisser frapper. Si bien qu’il ne savait plus au juste ses motifs de cogner. La battre était devenu une habitude, quotidienne, le mode de leurs rapports. Il reportait sur elle tout le ressentiment accumulé, contre le patron qui rognait sur le compte des heures supplémentaires, contre le pote à qui il avait prêté quelques sous et qui, trouvant toute les semaines de nouvelles excuses, se faisait tirer l’oreille pour rembourser, contre la cherté de la vie qui allait toujours en augmentant, contre le ciel même qui ne se décidait pas à pleuvoir. Elle ne protestait pas. Jusqu’à un certain point, elle comprenait. Elle avait même un peu pitié de lui, ce qui était le comble! Elle sentait qu’il avait besoin d’elle, ne serait-ce que comme punching bag, et ne voulait pas l’abandonner. Elle n’a songé à s’enfuir que lorsqu’elle a compris qu’en restant elle ne tarderait pas à succomber – ses douleurs ne lui laissaient pas le moindre doute – et qu’il se retrouverait seul en tous les cas. Elle est partie discrètement, selon sa coutume, sans rien emporter, et a disparu: un soir, elle n’était plus là. 71
Quand il a constaté son absence, il a commencé par l’insulter, l’agonir d’injures, la menacer, mais ses imprécations s’adressaient au vide. Puis il l’a appelée, l’a suppliée, l’a cherchée en vain. Son affolement l’a empêché de réaliser, pendant les premiers jours, l’étendue de son malheur, son caractère définitif. Elle lui manquait. Elle manquait à ses poings, il sentait son absence dans ses jointures, sous forme d’un fourmillement, presque une urticaire, qu’il ne parvenait pas à soulager. Il avait besoin de frapper. Il a fini par décocher un coup de pied au chien. L’animal surpris a poussé un gémissement, alors il l’a bourré de coups. Le chien a fini par montrer les crocs, alors il a saisi le tisonnier et l’a frappé avec, violemment, sauvagement, le laissant étendu sur le carreau. Mais sa rage de cogner n’était pas calmée. Il s’en est pris à sa voiture, qu’il chérissait, entretenait avec soin, allant jusqu’à la cirer tous les dimanches, après l’avoir nettoyée, frottée et fait reluire. Il a bombardé la carrosserie de coups de poing, l’a martelée, a brisé les vitres, défoncé les portières, en a fait une épave. Comme la faim vient en mangeant, la colère se nourrit d’elle-même. Il est descendu au troquet, a cherché querelle à un collègue pour une raison futile et a provoqué une bagarre. Tous s’y sont mis. Les flics rameutés sont intervenus et ont rossé les combattants à coups de matraque. Notre homme s’est retrouvé à l’hôpital, le visage tuméfié au point d’avoir doublé de volume et le corps couvert de contusions. Immobilisé par les bandages, momifié quasiment, il ressassait sa fureur que l’impuissance décuplait. Plus tard, devant la glace, en constatant les dégâts tandis que la douleur émergeait sourdement et envahissait peu à peu tout son corps, oblitérant toute autre sensation, il s’est interrogé rétrospectivement sur l’incompréhensible apathie servile de sa femme: comment avait-elle pu supporter tant de raclées sans regimber? Mais il n’a pas vu que le visage monstrueux renvoyé par le miroir révélait qu’en fait son idéal de l’homme se confondait absolument avec le faciès d’une brute. 72
d'Argent et d'AviditĂŠ
Il était un homme dont le seul but, le seul souci, était d’accumuler de l’argent, toujours plus d’argent. Il n’avait pas de projet, aurait été incapable de dire ce qu’il voulait en faire, mais était convaincu que l’argent était nécessaire, quelle que soit l’activité considérée, de la plus sophistiquée, l’audition d’un opéra de Wagner, à la plus humble, un modeste repas dans une gargote: essayez donc de vous faire servir même une simple soupe par l’aubergiste en le prévenant d’avance que vous n’avez pas de quoi la payer! Il croyait surtout que l’argent était indispensable au bonheur, voire proportionnel: plus il aurait d’argent plus grand serait le bonheur qui lui écherrait. En fait, même si le bonheur avait frappé à sa porte, il n’aurait guère eu le temps d’en jouir, tant il était occupé toute la journée à travailler comme un forcené afin d’amasser suffisamment pour assurer sa venue. Le soir il faisait et refaisait ses comptes, vérifiait jusqu’à dix fois ses additions, dans la crainte de se tromper, car il savait que le désir peut fausser tant le jugement que la perception et n’allait se coucher qu’après s’être assuré que ses calculs confirmaient une croissance continue de ses économies. Il n’avait pas le culte fétichiste de l’or ou de ses substituts de métal ou de papier, il n’éprouvait pas le besoin de caresser des lingots, des piles de piécettes ou des liasses de billets, il se contentait de chiffres alignés et de colonnes d’opérations. Il n’était pas un avare tel que les caricaturent romans et bandes dessinées, il n’aurait certes pas refusé à un ami de le dépanner financièrement ou à un voisin de lui prêter, sans intérêt, quelques sous. Son obsession n’était pas de protéger son argent mais de venir à en manquer. Ses grands-parents avaient souvent évoqué la guerre et ses restrictions, les journaux parlaient parfois de famines et tous se gardaient bien d’expliquer que ces malheurs étaient toujours pour les autres, tandis que les nantis faisaient du marché noir ou du trafic d’armes, s’enrichissant sur le dos docile des affamés. Car un ventre vide reste une inépuisable réserve d’énergie convertible en or. 76
Notre homme s’est rendu compte un jour que d’autres dans son entourage parvenaient à s’enrichir beaucoup plus vite que lui, malgré tous ses efforts. Dévoré d’envie, il a soudoyé leurs comptables et est arrivé à la prévisible conclusion que ses «concurrents» n’hésitaient pas tout simplement à voler: grugeant leurs clients et fraudant le fisc. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt? L’argent ne pousse pas sur les arbres. Il faut aller le chercher là où il se trouve. Bien sûr on peut transformer le travail en bénéfices comme le pétrole en plastique, mais c’est payer bien cher l’argent. La sueur du front est une malédiction. Et les textes sacrés n’effleurent même pas la question du vieillissement précoce: d’Adam à Noé voire Abraham, la durée d’une vie se compte en siècles, et notre homme en quelques années avait vu ses cheveux blanchir! Indubitablement, le vol était la meilleure façon de s’enrichir. D’abord, qui pouvait se targuer d’être absolument honnête? Comment évaluer la juste valeur d’un objet, d’un travail? Les prix varient en fonction de l’offre et la demande. Vol et lucre sont le moteur des échanges. Notre homme n’a pas hésité longtemps et s’est fait cambrioleur. Après quelques fric-fracs réussis, plus par chance que par science, qui lui ont confirmé le bien-fondé de ses théories, il s’est fait bêtement pincé en train de forcer nocturnement un tiroir-caisse. Il avait assez d’argent pour s’offrir un bon avocat – véreux mais efficace – qui, par de subtiles arguties légales assaisonnées de judicieux pots de vin, l’a fait acquitter sans difficulté. Jusqu’au procès, il avait été écroué en compagnie de malfaiteurs et assassins qui lui avaient gentiment expliqué les ficelles d’un métier qu’il avait pratiqué en néophyte innocent et amateur autodidacte. Il avait compris la leçon et avait enregistré les contacts de cette sympathique pègre prête à exécuter n’importe quelle mission en marge de la loi en prenant sur soi tous les risques. Il avait surtout retenu qu’il existe une large marge de vol légal ou couvert par les pouvoirs publics, avec impunité assurée et protection des flics. 77
Il a vite découvert que les univers du crime et de la légalité ne sont pas étanches, distincts seulement au niveau des apparences mais souterrainement et inextricablement liés, par l’argent. Les magnats fréquentent secrètement des trafiquants, les collectionneurs convoient, en sus de leurs antiquités et pièces de musée, drogues et armes achetées et vendues aux mêmes populations qui fournissent perles ou bijoux, ce sont les pillages qui paient caviar et champagne. Il en allait déjà ainsi du temps de la «route aux épices». Et dans le milieu des affaires, à partir d’une certaine place sur l’échelle du pouvoir, nul n’hésite à engager des tueurs pour se débarrasser d’un concurrent gênant. Or notre homme avait le cœur tendre. Son âpreté au gain et sa soif d’or ne valaient pas à ses yeux l’élimination physique d’un rival, la ruine d’une famille, voire l’engagement au noir de travailleurs clandestins pour bosser dans des conditions de totale insalubrité et insécurité: il n’assumait pas que sa richesse provienne d’une conversion de sang versé. Les millionnaires qu’il fréquentait désormais l’avaient à la bonne car il ne représentait pour eux aucun danger de compétition sérieuse et lui prodiguaient des conseils. Ils lui rappelaient la perversion polymorphe et le sadisme de son enfance, éveillaient de douteuses émotions en le faisant assister aux succédanés modernes des jeux du cirque romain, tâchaient par tout moyen de lui endurcir le cœur. On lui a même fait rencontrer un ancien bourreau nazi devenu honorable chirurgien qui, maintenant qu’il était à la retraite, racontait sans trop se faire prier force anecdotes sur les tortures qu’il avait personnellement pratiquées et dont il conservait l’inguérissable nostalgie. Ces récits l’écœuraient sans l’exciter, les combats de boxe le faisaient pleurer et il s’apitoyait rétrospectivement sur les insectes auxquels, enfant, il avait arraché les ailes. Il n’était pas taillé pour la fortune ou le pouvoir, qui sont les deux faces de la même monnaie. Tout juste bon à se joindre aux bouffons et parasites que ce milieu frelaté se plaît à entretenir. 78
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Toutefois le dégoût que lui avait inspiré l’évocation de supplices sanguinaires destinée à tester son implacabilité s’était étendu à ceux qui, dans la meilleure des intentions, l’y avaient instigué. Leur amabilité avait été contaminée, leur affabilité souillée: il ne pouvait plus les regarder dans les yeux sans imaginer leur visage couvert d’une cagoule d’exécuteur des hautes œuvres. À l’instar de la petite clé entre les doigts de la huitième femme de Barbe bleue, pièces de monnaie et billets de banques se tachaient de sang dès qu’il posait la main dessus. L’argent lui faisait horreur, son contact lui répugnait physiquement: il se mettait à frissonner, son épiderme se couvrait de papules, une boule se formait dans sa gorge qui l’empêchait de respirer. Il était devenu allergique au fric, l’or lui donnait de l’urticaire. Il n’aimait toujours, malgré tout, rien tant que de compter, poser des additions, aligner les chiffres en fonction de la virgule, calculer mentalement les retenues et inscrire les totaux. Écartelé entre sa nausée – violente au point qu’il s’était dépouillé de toute sa fortune, non en faveur des pauvres qu’il ne voulait pas risquer d’infecter mais de ses examis riches, qui avaient apprécié son geste sans le comprendre, le tenant pour fou et recevant son don comme un prêt qui les instituait ses curateurs de tutelle et qu’ils restitueraient avec intérêts dès que la raison lui serait revenue – et sa passion arithmétique, notre homme s’était mis à compter maniaquement tout ce qui tombait sous ses yeux. Car pour un amoureux des chiffres, qu’importe l’unité pourvu qu’on ait la somme. Son passé comptable lui permettait de calculer de tête des opérations compliquées, portant indifféremment sur le nombre de passants traversant la rue à une heure donnée, les écarts de vitesse entre piétons en fonction de leur âge approximatif et de leur sexe ou encore l’annulation, par leur succession, des divers changements de direction d’un quidam en proie à l’hésitation. De telles capacités ne pouvaient demeurer inemployées. Dès qu’on les a remarquées, on l’a nommé statisticien. 80
table des matières
A d’Anonymat et d’Apathie P de Pauvreté et de Peur P de Putasserie et de Plaisance R de Racisme et de Rage S de Sainteté et de Solitude M de Mensonge et de Mépris A d’Armes et d’Agressivité P de Police et de Politesse V de Violence et de Veulerie A d’Argent et d’Avidité
3 11 19 27 35 43 51 59 67 75 83