39 quitte ou double interior

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L’artiste n’est artiste qu’à la condition d’être double et de n’ignorer aucun phénomène de sa double nature. Charles Baudelaire, De l’essence du rire



Le secret est éventé depuis longtemps. Des voyageurs auront tenu à partager leur surprise, des marins n’auront pas su tenir leur langue, des correspondances auront été interceptées. Au fond, tout le monde est au courant. Mais on préfère tenir le fait pour un mythe, une métaphore, une de ces superstitions qui courent les ports, dont on se gausse mais qu’on respecte pourtant car «on ne sait jamais». Bien que les témoignages abondent, personne ne s’est soucié d’en faire le compte, de les recouper, les regrouper, de vérifier si les cas avérés constituent des exceptions ou l’indice d’un phénomène général qui suffirait à mettre en cause toutes nos conceptions de l’homme et de l’univers, de l’unique et de sa propriété de reproduction. Car le nombre n’y fait rien, on doit en rester aux conjectures, aux supputations. On aura beau multiplier les exemples, ils ne formeront jamais qu’un faisceau d’indices et n’accèderont pas au statut de preuves dans la mesure où ils reposent justement sur la seule ressemblance, sur un critère de visibilité, sur une perception oculaire insuffisamment fiable même si croquis voire photographies sont venus la corroborer. Comme la plupart des lois, à partir d’une certaine échelle dépassant notre expérience mondaine, que ce soit dans l’infra ou dans l’ultra, au niveau micro ou macro, à commencer par l’intelligence des plantes et la rotation de la terre, celle-ci aussi se ramène à une question de foi. On peut l’énoncer ainsi: chaque homme est double; il existe quelque part dans le monde un sosie parfait reproduisant trait pour trait notre apparence extérieure. À la surface visible s’arrête la similitude. Le reste, caractère, goûts, aptitudes, diffère du tout au tout. Certains ont voulu voir dans cette opposition le signe métaphysique d’un envers moral, ange ou démon, mais d’autres ont avancé que les disparités culturelles entraînées par l’écart géographique 7


à elles seules expliquaient de telles différences. Bien sûr, la certitude de l’existence de cet autre nous-mêmes, alliée à la totale ignorance de ses faits et gestes, est gênante, comme un caillou dans la chaussure, ou plutôt comme une vieille cicatrice qu’il faut se garder de gratter, mais elle ne saurait empêcher de mener sa vie comme si de rien n’était. Le plus souvent, on l’oublie. Quand sa pensée nous perturbe, l’idée que tous ceux qui nous entourent partagent le même sort réduit grandement l’angoisse que la conscience du double peut générer: il suffit de ne jamais le rencontrer. Un éloignement ontologique garantit a priori le caractère hautement improbable de cette conjonction mais le développement des transports, dont on a pu à juste titre dire que leur vitesse annulait les distances, et la conséquente banalisation des déplacements rendent l’hypothèse de croiser son double au coin de la rue moins fantaisiste qu’il ne serait sans doute souhaitable. C’est à ce stade qu’interviennent le chaos et la statistique: il s’en serait fallu d’une minute, d’une rame de métro, d’un détour de quelques mètres, d’une hésitation. La rencontre aurait pu avoir lieu à un infime laps de temps ou d’espace près, qu’il faut bien attribuer à une instance supérieure, aléatoire ou volontaire, hasard ou divinité, force maligne et fatale sous les dehors de l’arbitraire et de la «chance». Au fond, ce n’est que pour des raisons d’ordre dramatique qu’Amphitryon et Sosie se retrouvent nez à nez avec leurs doubles, les quiproquos initiaux auraient pu se prolonger indéfiniment. Il en va de même pour tout un chacun. Ce sera un ami qui aura cru vous reconnaître et se sera excusé de sa méprise. La rencontre l’aura troublé, puis il l’aura oubliée: l’incident est si banal qu’il ne le mentionnera même pas lorsque quelques heures plus tard vous vous retrouverez comme convenu. Mais une autre copine prendra pour une goujaterie impardonnable que vous ne lui renvoyiez pas son sourire; elle vous évitera désormais sans que vous compreniez jamais les motifs de sa disparition, si tant est que vous la remarquiez. Le double rôde ainsi à votre entour sans que vous vous en doutiez, altérant discrètement 8


la ligne de votre destin, faussant subtilement les données par sa seule présence, sans en avoir lui-même conscience ni soupçon, nouant de secrets imbroglios à son insu autant qu’au vôtre. Les rencontres effectives sont infiniment rares, ce qui a contribué à faire du double une création légendaire, un motif littéraire, voire un sujet de plaisanterie. Bien sûr une telle rencontre ne peut que paraître fantastique, mais si on réfléchit au calcul des probabilités, le plus fantastique est encore qu’elle ne s’opère pas plus souvent. La question du double ne vaut que comme fait, avec des implications pratiques tout autant que morales, pas en tant que thème, dont la complexité reste somme toute essentiellement rhétorique. Lui attribuer une existence strictement métaphorique revient à la nier, l’écarter, la liquider, l’enterrer sous couvert de trope, au nom du pragmatisme. Et si l’improbable rencontre avec son double semble être échue à plus d’écrivains ou poètes qu’à d’autres, c’est justement parce qu’ils prêtent aux mots une signification plus littérale, en voie de concrétisation. Le reste du monde aura croisé son sosie sans le reconnaître, faute de se connaître soi-même. Le précepte socratique n’a peut-être d’autre finalité que de préparer les disciples à cette rencontre, et le «daïmôn», bien qu’invisible, a tous les caractères du double. Les auteurs qui ont relaté leur expérience, que ce soit sous forme confessionnelle – Alfred de Musset dans «La nuit de Décembre», Edgar Poe dans «William Wilson» (tous les exégètes s’accordent pour faire de ce conte le plus autobiographique du poète, en particulier dans la description détaillée de son école et de la vie des pensionnaires), Dezsö Kosztolányi dans le chapitre d’ouverture de «Kornél Esti», Jorge-Luís Borges dans «L’autre» – ou fictionnelle – Fédor Dostoïevski dans «Le double», Hanns Heinz Ewers dans «L’étudiant de Prague» –, laissent planer un doute: il s’agit seulement d’une ressemblance, ce pourrait être un rêve. Le rapport est de conflit, pouvant aller jusqu’à l’assassinat, et de malentendu. L’ego se sent profondément attaqué par la simple existence du sosie, il n’y a pas de place pour «l’autre». L’individu est celui qui dès la conception, dans 9


la matrice maternelle, a étouffé tout embryon de jumeau. Le «je» est par définition singulier, par condamnation solitaire. Aucune entente n’est possible avec le double. Aussi, lorsqu’on le croise, feint-on de ne pas le reconnaître. Les blocages et censures de l’inconscient sont si forts qu’on peut d’ailleurs l’ignorer en toute bonne foi, ne pas se fier à ses yeux dans une aussi invraisemblable occurrence. On est parfois surpris par l’apparence de son propre reflet dans le miroir, qu’on a d’abord pris pour un étranger. La cohabitation est trop douloureuse pour pouvoir se prolonger longtemps. Bientôt, aussi soudainement qu’il était apparu, le double disparaît. On n’entendra plus jamais parler de lui. La plupart des connaissances ne l’auront même pas croisé, n’auront pas soupçonné sa présence. Ceux qui l’auront vu, qui vous auront rencontrés ensemble, d’un accord tacite ne mentionneront jamais l’incident. Car une incertitude demeure, qu’ils préfèreront ne pas résoudre: lequel de vous deux est parti, lequel est resté? Ou vous saurez dissiper par le rire et la bonne humeur l’infime gêne qui se sera installée entre vous, ou vous les perdrez à jamais. Ils ne vous trahiront pourtant pas, se contentant, pour justifier froid ou rupture, de constater comme un arrêt: «il n’est plus le même». Toutefois ils seraient bien en peine de spécifier en quoi consiste au juste le changement. Car la première vertu de la confrontation avec son double est de susciter la comparaison, donc le jugement. Or qui peut se vanter d’être absolument intègre, entier, d’être resté soi-même, de n’avoir jamais changé, jamais menti, de ne s’être jamais défilé, dédoublé, qui peut affirmer en toute honnêteté n’être pas double? Les conditions d’apparition du sosie sont trop obscures pour qu’on puisse en absoudre totalement l’individu: le double ne naît pas toujours aux antipodes. Trop souvent il s’avère une démultiplication, comme par scissiparité, une création momentanée, tel un golem, une solution conjoncturelle qui échappe à son auteur et qui poursuit seul, au loin, en dehors de son contrôle, ses aventures qui ne sont cependant pas seulement les siennes. Car notre existence réside dans la 10


conscience d’autrui. Rimbaud l’avait pressenti: «C’est faux de dire «je pense», c’est «on me pense» qu’il faudrait dire». Heidegger a formulé, par tâtonnement verbal, comment l’existence, en tant qu’aspiration à l’être et inscription dans le temps, est réductible à la mémoire qui lui survit: «La caractéristique d’»avoir été» naît du futur». Enfin, en concurrence avec l’évidente ressemblance, existent les indéniables différences, qui justifient le doute entretenu pouvant aller jusqu’au désaveu. Somme toute, la confrontation avec le double constitue un scandale conceptuel, tout comme l’avatar apparu avant terme dans le récit de Julio Cortázar «Une fleur jaune». En outre, la ressemblance est un critère non seulement éminemment subjectif mais de plus parfaitement insuffisant en matière d’identité ou de duplicité. De même que «L’invraisemblable imposteur Tom Castro» dont Borges a évoqué la figure dans son «Histoire de l’infamie» et qui jouait justement sur la dissemblance pour réclamer un héritage, le double peut n’avoir aucun trait commun visible avec son modèle: en dépit du caractère paradoxal de l’assertion, il faut croire sur parole Flaubert quand il déclare: «la Bovary c’est moi!» À ce point, le champ des conjectures s’ouvre sur l’infini. L’hypothèse que chaque amoureux cherche dans le partenaire son double incarné paraît tout aussi consistante que celle qui voudrait qu’ils aspirent à reconstituer un mythique androgyne originel. D’autant que la gémellité, comme toute fraternité, ne signifie ni accord ni même paix: toute l’humanité descend d’Abel et Caïn, les frères comme les doubles sont rivaux et ennemis. L’idée du double traduit une conscience vague, relevant de l’intuition et du malaise, d’incomplétude: l’autre possède en soi ce qui nous manque. L’altérité, qui est une fuite et une invention, se définit en tant que symétrie. L’autre est la part de moi que je n’assume pas, que je rejette ou plutôt que j’extériorise, comme Sancho Pança, selon Kafka, a su détourner de soi Don Quichotte, son démon intérieur, son envers idéal et caricatural, son double irreconnaissable.


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On entend couramment dire que «la peur donne des ailes». Guillaume Apollinaire, dans son récit de «La disparition d’Honoré Subrac», imagine qu’à l’instar des camouflages animaux, à un certain degré, elle permet de se confondre avec l’environnement au point de devenir littéralement invisible. D’autres formules parlent de «rentrer sous terre». Mais il ne s’agit jamais que d’images. L’envie de disparaître est indéniable, son impossibilité physique aussi. La psyché ne saurait certes enfreindre les lois naturelles ni les limitations de la matière; en revanche, elle peut les contourner. C’est à l’occasion d’une raclée particulièrement drue que, sous la volée de coups, il s’est instinctivement réfugié au-dedans de soi, qu’il a laissé son corps inerte recevoir les horions tout en coupant la communication par les nerfs et la transmission de la douleur, qu’il s’est recroquevillé au point de disparaître, qu’il s’est, de façon interne, dédoublé. Sa réaction avait obéi à un pur réflexe, où la volonté n’entrait pour rien. Mais la facilité de la solution, autant que son efficacité, ne lui a pas échappé. Automatiquement, son corps, plus encore que son esprit, a enregistré la sécrétion d’acides aminés et la libération d’enzymes aptes à le rendre, momentanément mais instantanément, insensible donc invulnérable. Par ailleurs, son absence de résistance, inaccoutumée, a provoqué le redoublement de la fureur et des taloches. Si bien qu’il s’est étonné le lendemain, en constatant l’étendue des dégâts, car sur tout son corps l’enflure des contusions le disputait au bleu des ecchymoses, de n’avoir rien senti. Comme s’il avait été anesthésié, il éprouvait simultanément un engourdissement des muscles rendant tout geste difficile et une totale insensibilité, comme si cette lamentable carcasse meurtrie ne lui appartenait pas, comme s’il devait traîner sur lui, telle une seconde peau, la dépouille 13


d’un étranger. Par la suite, au moindre danger, dès que surgissait le risque d’une agression physique, il réintégrait son abri intime et laissait l’«autre» affronter le péril. Longtemps, il a ainsi cohabité avec son double dans le même corps. Cette présence étrangère constituait une sorte de garantie, d’assurance contre la souffrance, de protection. En temps ordinaire, se sachant inutile, le double se tenait coi, lové discrètement au fond des entrailles et du cerveau, inextricablement noué à leurs circonvolutions, tel un boa au fond du corps, vigilant, prêt à intervenir au premier appel. Mais sous cette apparente soumission, l’autre ne cessait d’affirmer sa supériorité. Et de revendiquer son autonomie. Prenant des initiatives à l’insu de son «maître», profitant de ses faiblesses, de sa peur viscérale, de son sommeil, négociant son appui, monnayant son assistance, fort de la certitude qu’en aucun cas désormais celui-ci ne pouvait le chasser. Sorte d’organe parasite créé par sa fonction, il occupait militairement le terrain. Au dédoublement psychique devait correspondre une dissociation anatomique, c’était le seul moyen de s’en débarrasser. Il ne faut voir dans la tentative de suicide de notre homme à cette époque qu’un effort désespéré pour à la fois recouvrer son courage et abattre l’autre en lui. Car le double ne le dominait pas seulement par la force, mais par l’esprit et l’étendue des connaissances. En effet, habitué à le convoquer pour tout et pour rien, dès qu’il s’ennuyait un peu en cours, il se retirait, le laissait écouter passivement la leçon tandis que lui-même vagabondait mentalement. Et l’autre s’était révélé bon élève. Ses qualités, de courage, de résistance et d’intelligence, étaient strictement proportionnelles aux faiblesses de son créateur. Elles lui valaient d’ailleurs une large popularité, surtout auprès des filles de la classe, ravies de découvrir un champion modeste sous les dehors farouches de ce garçon habituellement renfermé. Aussi le double, selon une inéluctable spirale, était-il de plus en plus sollicité et notre homme obligé à des retraites dans le désert du fond de soi. Il se sentait littéralement envahi, délogé. Il lui fallait, par 14


n’importe quel moyen, expulser l’autre. D’autant que l’évidence que ce frère putatif était meilleur que lui, si elle avait initialement favorisé un complexe d’infériorité et une minoration du «je» prêt à renoncer à toutes les prérogatives de son individualité, avait peu à peu développé un sentiment trouble de paternité et le souci de sauvegarder cet alter ego qui possédait le meilleur de lui, de veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux. Car le double, emprisonné dans une carcasse et une psyché trop chétives qui limitaient tous ses mouvements, se montrait par réaction plus impulsif, plus audacieux, voire plus fanfaron, qu’il n’était vraiment, en rajoutait, comme s’il était en permanent défi contre soi-même et avait à cœur de se ramasser gadins et dérouillées, qui étaient finalement sa spécialité, sa raison d’être. Et il supportait très mal ce renversement des rôles et l’affectueuse attention dont il était l’objet. D’un commun accord, ils se sont prononcés pour la séparation de corps. Les mystères de l’organisme sont insondables. La nouvelle défroque est née comme un appendice, une queue coupée de lézard qui repousse, un jour que notre homme était parti dans un de ses voyages mentaux et n’est pas parvenu à réintégrer sa carcasse. Il avait imaginé une croisière sur une grande caravelle, puis un naufrage, et à l’heure où son double, ayant fini sa journée, s’apprêtait à lui céder la place, il était en train de se noyer et a manqué à l’appel. Il s’est réveillé le lendemain sur une grève inconnue, moulu, nu mais débarrassé de son locataire. Avec ses vêtements il avait également perdu son identité, qu’il abandonnait volontiers à son double. Son nouveau corps était plus frêle encore que l’ancien, sa peau plus transparente, ses os plus mous, sa carcasse presque ectoplasmique, à mi-chemin entre le fantôme et l’invalide, car ils s’étaient tacitement partagé sinon les organes du moins les cellules, divisant équitablement globules et molécules de calcium. Pourtant le grand air et la vie frugale sur l’île déserte où il avait échoué ont eu vite fait de solidifier ses muscles, de tanner sa peau et même de renforcer son squelette. Bien des années plus tard, après de 15


nombreuses aventures, ayant comme on dit «refait sa vie», la curiosité de retrouver son double, qui n’avait cessé de le ronger secrètement au long de son odyssée, est devenue intolérable. Il a entrepris de rechercher son faux frère, cette part de lui qui, même s’il l’avait sans vergogne dépossédé de sa personne, lui manquait, comme un organe virtuel mais vital. Il possédait un avantage sur son sosie: il connaissait et son identité et ses habitudes, il pouvait prévoir en partie ses réactions tandis que l’autre ignorait jusqu’à son existence. Pourtant il ne l’a pas immédiatement reconnu et c’est l’autre qui, intuitivement, instinctivement, par flair, l’a percé sous son masque et l’a appelé par son nom. Il a sursauté et s’est effrayé de découvrir un vieillard précoce, atteint d’ostéoporose, anémique, presque infirme. Il a compris que l’autre, à l’instar du vampire, ne pouvait se nourrir que de lui et avait immanquablement dégénéré dès son départ. L’autre lui a adressé un sourire contrit et il a senti les larmes lui monter aux yeux. Il s’est promis de ne plus jamais l’abandonner. Au fond, l’autre n’était autre que lui-même. Personne n’aurait pu imaginer leur commune identité initiale. Ils étaient devenus on ne peut plus dissemblables, lui fort gaillard, bronzé, respirant la santé, comme un estivant habitué des paradis exotiques, l’autre souffreteux, à peine capable de se tenir debout, tenant plus du cadavre que du vif. Il est donc devenu son garde-malade. Pour expliquer leur intimité, ils se sont fait passer pour cousins, au second degré. En se dédoublant, il avait accompli ce que la succession des avatars, dans les religions fondée sur la métempsychose, s’efforce vainement d’atteindre: l’épuisement de tous les possibles et la transformation en son contraire, le passage du négatif au positif. Après tant de voyages, cette vie casanière aurait dû lui paraître fastidieuse, corvée qu’il aurait en d’autres temps refilée à son double; or il se rendait compte rétrospectivement que c’étaient ces périples accomplis solitairement, en dépit de nombreuses liaisons passagères car l’absence fraternelle le vouait à un irrémédiable isolement, qui étaient marqués du sceau de la répétitivité et de la banalité 16


que, comme tout un chacun, il avait cru à tort engendrées par les habitudes sédentaires alors que le vagabondage entretient tout autant de routines. Il se régalait d’écouter son double lui raconter par le menu tous les petits incidents qui s’étaient produits dans le voisinage pendant son absence. Il s’agissait de potins, de soucis domestiques et quotidiens mais leur récit coloré finissait par donner raison à Miss Marple affirmant que tous les types humains comme tous les événements possibles, la variété du monde entier étaient contenus dans son village de St. Mary Mead. Se prenant à rêver de popote et de pantoufles, il ne comprenait pas ce qui l’avait poussé à errer. Il s’apercevait que la dimension épique des voyages est pure littérature, frisson rhétorique, aventure verbale. Il en venait à envier l’autre qui s’était épargné tant de vaines peines et avait tranquillement joui d’une réputation de bravache sans avoir à la mettre à l’épreuve. En revanche, son double ne se lassait pas de l’entendre ressasser les péripéties hasardeuses de ses périples. Comme à un enfant qui réclame soir après soir la même histoire au mot près, il devait répéter portraits et descriptions et en arrivait fatalement à uniformiser visages et paysages, jusqu’à les confondre. C’est l’autre, qui ne les connaissait qu’indirectement, par sa chronique, qui alors le corrigeait. Ils vivaient isolés, comme un vieux couple, ne recevant pas de visites et n’en rendant guère. Ils faisaient chaque matin leurs courses et leur cueillette de commérages puis passaient le reste de leurs journées à l’affût derrière les fenêtres closes. Alors que ses soins constants portaient leurs fruits et que le double, revigoré, se redressait un peu, luimême avait tendance à se voûter. Ils réglaient leur pas l’un sur l’autre, copiaient inconsciemment les tics de l’autre, adoptaient sa gestuelle et même son débit. De loin on confondait leur silhouette, et de près on les dévisageait longuement avant de les interpeller par leur nom. Lorsqu’on les a trouvés morts, un matin, couchés côte à côte dans le grand lit qu’ils partageaient, personne n’a été capable de les identifier. Après de longs détours, ils étaient redevenus semblables, anonymes, interchangeables.


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Ça pourrait commencer comme un polar américain. Avec le verre de trop, l’altercation sur le parking, le bonhomme qui roule à terre et ne se relève pas, l’affolement, la fouille des poches, les clés de voiture avec l’immatriculation étiquetée sur l’anneau, la bagnole fauchée, l’autoroute, la jauge à zéro, la frontière à moins de cent bornes, la pompe à essence, le revolver dans la boîte à gants, le gosse qui veut jouer les héros, le coup qui part tout seul, le sang qui a giclé partout, la panique, la course à travers champs, la déchèterie, le feu de camp, le chemineau, le fric confisqué, les vêtements brûlés avec tous les papiers d’identité dans les poches, les fringues crades et malodorantes, le rire du trimardeur, les insultes, la bagarre au milieu des ordures, la chute dans la fosse, le silence, l’envie de pleurer, la fatigue, la fenêtre forcée, le lit, le réveil brutal, les flics, la gamine aux yeux écarquillés, le gosse en pleurs, la femme au bord de la crise de nerfs, l’énoncé des droits, l’arrestation, l’inculpation enfin pour vol de voiture, attaque à main armée et deux meurtres sans préméditation. Il se savait innocent, du moins en intention. Les événements s’étaient enchaînés à toute vitesse, comme un engrenage déréglé, sans lui laisser le temps de souffler ou même de penser. Il n’avait fait que courir. Toute la nuit. Instinctivement, il s’est réfugié dans un mutisme buté, refusant de répondre à aucune question, refusant même de décliner son identité. En fait, au cours de la bagarre, le vagabond lui avait fait sauter trois dents et il avait du mal à ouvrir la bouche, incapable d’articuler la moindre parole. Il n’avait encore jamais eu affaire à la police et ses empreintes digitales n’apparaissaient sur aucun fichier. Il avait parcouru pas mal de chemin et n’avait jamais auparavant mis les pieds dans le patelin où il avait fini par échouer. La police s’est d’abord 19


attelée à percer son identité. Des photos ont circulé dans tout l’état, puis ont été placardées dans les commissariats de tout le pays. Sans résultat. En effet, une barbe de deux jours, des contusions diverses et un éclat fiévreux dans le regard le rendaient méconnaissable. Ce n’est qu’au bout d’un mois qu’un voisin, condamné pour excès de vitesse, l’a reconnu dans le patio de la prison. Pourtant, devant ses dénégations obstinées, l’homme s’est pris à douter, a parlé de vague ressemblance et est revenu sur son identification initiale. Lui n’avait pas prononcé un mot. Mais il a parfaitement saisi à cette occasion combien l’hypothèse d’un sosie pouvait jouer en sa faveur, il s’en tirerait si l’«autre» portait le chapeau. Il est donc devenu son propre double. Il n’a jamais avoué, et encore par de simples hochements de tête, que la pénétration par effraction dans la maison où il avait été arrêté. Si bien que la police, en toute bonne foi, s’est persuadée qu’il fallait imputer les assassinats de la nuit à l’«autre». D’autant qu’un troisième cadavre était entretemps venu s’ajouter aux premiers: le propriétaire de la voiture qui avait trouvé la force de ramper jusque chez lui où il avait succombé aux suites de son hémorragie cérébrale sans qu’aucun voisin ne remarque son absence pendant plusieurs semaines, fait qu’il convient d’attribuer à sa réputation de pochard vindicatif et à ses horaires nocturnes. C’est l’odeur infecte du corps en décomposition qui avait fini par donner l’alerte. La rixe sur le parking n’avait pas eu de témoin mais son nom est apparu, mentionné par un barman, sur la liste de tous les noceurs ayant bu un verre à proximité. On savait qu’à diverses reprises il avait échangé insultes et menaces avec le poivrot, motivées par une vieille rivalité amoureuse. On le tenait pour un ouvrier compétent et pacifique mais on s’étonnait rétrospectivement de son absence au boulot le lendemain du crime. Les mailles du filet se resserraient autour de lui. On le recherchait activement. Il était en passe de devenir le principal suspect, malgré l’absence de motifs, des morts de cette nuit cauchemardesque. Or il s’était volatilisé. Disparaître sans avoir longuement et soigneusement préparé sa fuite est 20


pratiquement impossible. Les détectives, méthodiques, se sont certifiés qu’il n’avait jamais été en cheville avec aucun réseau de contrebandiers ou de trafiquants. Par ailleurs, ayant épluché les mouvements de son compte en banque, ils ont conclu qu’il n’avait pas les moyens financiers nécessaires à une telle fuite. Ils ont attribué à un remarquable hasard la présence dans un rayon réduit d’un ouvrier et d’un vagabond présentant une aussi forte ressemblance mais n’ont pas établi qu’ils s’étaient effectivement croisés. Et comme en dépit de toutes leurs diligences la disparition dudit ouvrier se prolongeait, ils en sont arrivés à admettre qu’il n’avait été qu’une victime, témoin par hasard du premier meurtre, enlevé par les tueurs et liquidé à son tour avant, entre ou après le pompiste et le chemineau. Ils ont décrété qu’il constituait un quatrième cadavre, non encore découvert et ont abandonné, provisoirement, la piste. Ils ont relâché le vagabond muet en lui enjoignant de se présenter au poste de police de toutes les villes où il s’arrêterait. Jusqu’à nouvel ordre. Ils n’étaient pas parvenus à briser sa détermination ni son silence. Des spécialistes l’avaient observé et l’avaient jugé inoffensif. Il ne faisait aucun doute que son mutisme était volontaire mais on a admis qu’il pouvait constituer tout bonnement une réaction de peur panique, ce qui était en partie vrai, et on a renoncé à le torturer. En fait, on le tenait pour un débile léger, un doux demeuré, un «innocent». Ainsi, par son seul silence, il avait donné corps à deux doubles: un cadavre et un clochard. Par manque d’imagination, il est retourné là d’où il venait. Mais il était désormais un autre. Il ne pouvait pas rentrer chez lui, récupérer aucune affaire personnelle, il n’avait même pas le droit de reconnaître et de saluer qui que ce soit. Heureusement, ses dents manquantes l’aidaient à se mettre dans la peau d’un inconnu. En fait, le trou affectait à tel point sa prononciation que c’est sa voix altérée qui a au bout du compte levé tous les doutes quant à la possibilité qu’il puisse feindre pour échapper au châtiment, et n’être pas celui qu’il prétendait. La plus méfiante était sa maîtresse. Elle était vraiment éprise 21


de lui et ne pouvait manquer de reconnaître certains gestes insignifiants, presque des tics, qu’elle avait si souvent observés et qui l’avaient toujours émue. Pour dissiper ses soupçons, il a dû exagérer ses défauts et sa muflerie, composer véritablement un nouveau personnage. Distant et peu causeur. Or quand elle a enfin été définitivement convaincue qu’il s’agissait d’un autre, que la ressemblance était superficielle et que son amour avait dû bel et bien succomber, au lieu de prendre le deuil, elle a reporté son affection sur ce clochard et lui a fait des avances éhontées. Il ne pouvait se permettre de renouer des rapports intimes avec elle. Tant qu’ils restaient face à face dans la lumière, il pouvait jouer son rôle, en fonction justement de la façon dont elle réagissait, manifestant surprise ou perplexité. Mais dans l’obscurité, le subterfuge ne pouvait manquer d’être percé. Ses caresses le trahiraient. Il a donc dû la remballer durement, se montrer goujat, la faire pleurer. Il lui fallait désormais piétiner sans pitié tout ce qu’il aimait. Pour elle il avait, involontairement certes, tué un homme. Il devait maintenant renier ses sentiments. Il ne pouvait plus fréquenter aucun de ses amis. Il était devenu étranger chez lui. Même sur le plan professionnel, le bon ouvrier devait disparaître, faire place au manœuvre non qualifié. Mais sa nouvelle personnalité se construisait exclusivement de façon négative, par oblitération de l’ancienne. Il pouvait dissimuler ses goûts, cacher ses préférences, pas en changer. En tant que double, il n’était qu’un vide. Bientôt, la familiarité même des lieux et des habitants lui est devenue insupportable, plus douloureuse dans son inaccessibilité que la rugueuse réalité des murs de la prison. Mais il ne pouvait faire machine arrière. S’il était passé aux aveux, à ce stade de l’enquête, on ne l’aurait probablement pas cru, on aurait imputé son revirement à quelque trouble psychiatrique. On ne se montrait pas ouvertement hostile à son égard mais on l’évitait. Il était en quarantaine. Il a préféré partir. Définitivement. Il s’est engagé comme matelot, a connu le roulis monotone de la mer toujours recommencée, a fini par échouer sur une île des antipodes où il s’est installé et a monté 22


un florissant trafic avec les indigènes. C’est là qu’un ami de jeunesse l’a par hasard retrouvé et reconnu. Il était absent lors des événements et avait appris le décès de son pote à son retour. Le cadavre bien entendu n’avait jamais été retrouvé. L’ami avait fait ériger une tombe vide dans le cimetière afin que tous ceux qui l’avaient estimé puissent venir se recueillir et honorer sa mémoire. Lorsqu’on lui avait raconté les meurtres, la version officielle s’en tenait au témoin gênant enlevé et descendu. On n’avait pas cru bon de lui parler du sosie. Le marin avait le mal du pays. En tombant nez à nez sur son ami, son premier réflexe a été de se jeter à son cou et de tout lui avouer. D’ailleurs, dix années avaient passé, il y avait prescription. Or alors qu’il allait tomber dans ses bras, il a compris que l’étonnement de son ami tenait à une ressemblance, pas à une reconnaissance. Il ne le dévisageait que pour s’extasier devant une telle similitude. Jamais il n’aurait conçu que l’autre pût être plus qu’un double. Sa conviction de la mort de l’ouvrier était inébranlable. La tombe vide sur laquelle il était allé régulièrement, chaque dimanche après le sermon, déposer un bouquet constituait une preuve inamovible. Il aurait plus facilement cru à l’apparition ectoplasmique d’un fantôme qu’à la révélation que l’objet de son recueillement était vivant, et n’était somme toute qu’un assassin et un menteur. Le marin s’est contenu à temps, l’impair aurait été irréparable. Plus tard, il a fait mine de s’intéresser aux confidences de son ami, qui a tenu à évoquer pour lui le cher disparu que ses traits lui rappelaient de façon troublante, il s’est même permis quelques plaisanteries à propos de la jalousie de l’ouvrier, révélant ainsi son insensibilité à la rédemption conférée par la mort aux pécheurs et abrégeant par la même occasion leur rencontre. Néanmoins, l’ami a tenu à prendre congé avant de repartir, afin de contempler une dernière fois la physionomie affectionnée, et l’a serré avec émotion dans ses bras. Rentré au pays, il a répété à qui voulait l’entendre l’improbable retrouvaille, la donnant pour irréfutable confirmation de la croyance qui veut que vive aux antipodes un sosie de chacun de nous.


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C’est dans les bureaux du producteur que la conversation s’est déroulée, l’an passé à Hollywood. Elle a duré plusieurs heures. À diverses reprises, des boissons et des plats cuisinés, vin californien, pizzas et assortiment de sushi, ont été commandés, livrés et absorbés. Quelques litres de whisky ont également été consommés, tirés directement du placard où le producteur garde sa réserve de bouteilles d’alcool. La réunion a été convoquée par le producteur. Y ont participé, outre lui-même, sa secrétaire japonaise, un jeune réalisateur français jouissant d’une auréole prometteuse pour avoir remporté le prix de la critique au Festival de Kyoto, que le producteur avait invité à Hollywood sans avoir vu le film et dont il attendait des miracles grâce à sa «french touch», un ancien journaliste devenu scénariste spécialiste de «biopic» et le conseiller historique du studio, vieil universitaire spécialiste d’histoire de l’art et ami personnel du producteur qu’il aidait à constituer une collection de tableaux. L’idée du producteur était de monter un film retraçant la vie d’Orson Welles, l’enfant terrible dont le nom restait, plus de vingt ans après sa mort, tabou à Hollywood et dont les studios retenaient encore le négatif d’un de ses films «inachevés». Un tel projet réunissait tous les atouts, depuis la provocation jusqu’à la mise en abyme, susceptibles de lui assurer un succès aussi bien critique que populaire, dont la boîte avait grand besoin pour échapper à la faillite. Il s’agissait bien entendu d’une superproduction, la séquence de la panique provoquée par l’émission radiophonique de «La guerre des mondes» requérait à elle seule des centaines de figurants, d’autres devraient être tournées à Paris au moins pour les extérieurs, d’autres encore en Tunisie, mais il se faisait fort de convaincre les banques. Il tenait particulièrement à l’idée de reconstituer des rencontres avec les géants du 25


cinéma: Eisenstein, dont Welles avait été l’assistant sur son film mexicain, Chaplin, à qui il avait vendu l’idée d’un film sur Landru. Pour cela, il voulait découvrir des sosies crédibles. Après avoir longuement réfléchi, avancé des noms pour les rejeter aussitôt, tous ont fini par déclarer forfait. L’universitaire a aiguillé la conversation sur le thème des doubles et des doublures et rapporté une croyance ancrée chez les gens de mer qui veut qu’il existe un double de chaque homme vivant aux antipodes. C’est alors que le producteur a sorti son joker: il avait pressenti comme vedette Anthony Hopkins et l’acteur avait donné son accord de principe, quitte à entrer en coproduction. Pour justifier sa démarche, il a sorti de son tiroir, comme un prestidigitateur de son chapeau, une photographie du comédien, déjà grimé, arborant la barbe que Welles portait à la fin de sa vie. Le maquillage avait été soigné et l’illusion paraissait plausible. Mais le réalisateur a fait la moue: le comédien manquait de carrure; si le visage était convaincant, la taille laissait à désirer; il s’en fallait de plusieurs coudées; il ne pouvait tout de même pas tourner tout le film en gros plans! Il ne niait pas le talent de l’acteur, capable de jouer aussi bien le rôle de Picasso que celui d’Hitchcock, mais justement ce qui caractérisait Welles, c’était la carrure, les traits eux-mêmes n’avaient pas tant d’importance. Le scénariste n’aimait pas Hopkins; il a donc apporté de l’eau à ce moulin en le qualifiant d’histrion et en expliquant qu’on ne voyait dans ces films pas tant Picasso ou Hitchcock que Hopkins les singeant. Pour illustrer ses dires, il a comparé le comédien au célèbre faussaire Elmyr de Hory qui avait gagné une telle cote qu’il pouvait se permettre de signer de son propre nom les faux Picasso qu’il peignait. Le producteur a répliqué que si Welles avait pu filmer Hopkins en couleurs, jouant Picasso et lorgnant Oja Kodar par la fenêtre, au lieu de photos du peintre en noir et blanc alternant avec des vues de sa maîtresse, la scène aurait gagné en réalisme et crédibilité. Le réalisateur a répondu que le génie d’Orson Welles consistait justement en cette trouvaille de faire participer le spectateur 26


à l’évidente élaboration d’un faux. L’historien a approuvé et rappelé en synthèse que ce qui distingue la copie ou l’imitation du «double» est justement la connaissance préalable de l’original. Le producteur n’a pas répondu. Il observait le français et se demandait s’il n’avait fait pas fait une boulette en l’invitant. Il craignait un peu l’assurance têtue des européens qui ont le culte des «auteurs». Il n’a même pas osé mentionner son intention de donner le rôle de Rita Hayworth à sa dernière conquête, une poule qu’il avait draguée à un cocktail et qui ne partageait avec la légendaire star que la soif de gloire. La discussion entretemps se poursuivait avec chaleur. Il s’agissait de définir le «double», qui peut vivre a priori toute sa vie à l’insu de celui dont il est la réplique et dont il ignore de son côté l’existence. L’historien a proposé, pour des raisons méthodologiques, de distinguer traits communs et ressemblance, les premiers caractérisant l’authenticité et une sorte de gémellité spirituelle, la seconde trahissant le faux. Le réalisateur a abondé dans son sens et pour illustrer sa thèse a comparé l’œuvre du graveur japonais Hokusai et celle du peintre provençal Paul Cézanne: tous deux avaient consacré des dizaines de dessins ou de toiles à la représentation d’un mont, un seul, toujours le même, qui les obsédait et qui dominait le paysage de leur enfance, le Fuji pour l’un, la montagne Sainte Victoire pour l’autre. À travers cette figure systématiquement répétée, le premier s’était exercé à acquérir les techniques de représentation occidentale, de la perspective au réalisme, tandis que le second, non sans influence du japonisme à la mode, s’était efforcé de les dépasser en dédaignant le contour au profit des volumes. Eh bien, a-t-il conclu, alors que les estampes de l’un semblaient n’avoir rien à voir avec les tableaux de l’autre, on pouvait imputer la majeure partie de leurs singularités respectives, du support et de la technique jusqu’aux détails reproduits, au contexte historique et culturel où les deux artistes avaient vécu et reconnaître, au-delà de la similitude superficielle du motif montagneux, une plus profonde identité du geste et de 27


l’intention, on pouvait donc légitimement arguer que, sans se connaître, à un demi-siècle d’intervalle, chacun avait été, toutes proportions gardées, le double de l’autre. L’historien a hoché la tête en signe d’approbation, la secrétaire a pouffé en précisant qu’il convenait toutefois de ne pas pousser trop avant la comparaison entre l’austère peintre, presque misanthrope, et son compatriote débauché, qui ne partageaient guère que la violence intérieure et le franc-parler. Le producteur s’est ébahi de découvrir que sa secrétaire puisse en savoir si long sur ces artistes. Il a tenu à rappeler que le film ne devait pas traiter de peinture mais de cinéma et a timidement remis le nom d’Hopkins sur le tapis. Le réalisateur s’est récrié, affirmant que, comme double de Welles, Toshiro Mifune aurait été plus convaincant. La secrétaire buvait ses paroles et le regardait langoureusement. S’échauffant, le français est allé jusqu’à déclarer que Bud Spencer ferait encore mieux l’affaire. Voyant la tête du producteur se figer et ses yeux s’écarquiller à la mention de ce nom qui lui ouvrait de toutes nouvelles perspectives, il s’est dépêché d’ajouter que dans le genre son garagiste, capable de soulever à lui seul une voiture, serait parfait. Le visage du producteur s’est allongé. Devant sa mine déconfite, l’historien a doucement expliqué, une fois de plus, comme à un élève particulièrement bouché, que la ressemblance visuelle ne constituait pas un critère valable. Pour étayer son propos par un exemple irréfutable, il a raconté, sous forme de parabole, l’histoire des tableaux blancs: le premier en date était un canular, exposé en France en 1883 par l’humoriste Alphonse Allais, qui l’avait intitulé «Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige», il était entièrement et absolument immaculé. Or vingt-cinq ans plus tard, en 1918, à la fin de la «grande guerre», Kasimir Malevitch, peintre futuriste russe, exposait son «Carré blanc sur fond blanc» qui allait le rendre définitivement célèbre et surgissait comme le manifeste d’une révolution en art comparable à celle qui avait renversé l’ordre ancien sur le plan social. Et la même année, dans le cadre d’une manifestation «Dada», le peintre 28


Francis Picabia accrochait une toile vierge signifiant symboliquement l’obsolescence de l’art. Il s’agissait dans les trois cas de toiles monochromes blanches, donc apparemment parfaitement équivalentes. Or le premier n’est plus guère aujourd’hui qu’une curiosité esthétique «loufoque» connue des seuls érudits, le second reste une référence obligée pour comprendre l’évolution de l’art moderne à l’aube du vingtième siècle et le dernier, réduit au seul geste car la toile originelle a entretemps dû être badigeonnée ou brûlée, se répète cycliquement, manifestation de protestation ou de provocation de la part de jeunes peintres frais émoulus de l’école des Beaux-Arts, ignorant le plus souvent l’existence d’un précédent et croyant l’idée nouvelle voire révolutionnaire. Ainsi les trois toiles semblables différaient-elles du tout au tout. On ne pouvait les considérer comme des duplicata. Le scénariste, qui n’était pas encore intervenu, a suggéré avec une feinte ingénuité que pour parler de «double», il fallait qu’on ne puisse le distinguer de l’original. L’historien a répondu avec condescendance qu’«à l’ère de la reproductibilité technique», l’art contemporain avait aboli la notion d’«original». Le scénariste, se contredisant sans vergogne, a mentionné un biopic de Bob Dylan où le chanteur était interprété par des acteurs très divers, y compris une femme. On n’arrivait à aucune conclusion pratique. Le producteur a mis fin à la réunion, regrettant son temps perdu et décidant en son for intérieur que ce français séducteur de secrétaires n’avait pas la «carrure» que le projet exigeait. Ils ignoraient qu’une semaine plus tôt, dans une salle des ventes à Paris, presque aux antipodes, en discutant de l’authenticité d’une toile de maître qui allait être mise aux enchères, un comité d’experts avait évoqué, quasiment dans les mêmes termes, en désordre, la valeur de la peinture monochrome, l’obsession de Cézanne et Hokusai pour une montagne emblématique, le faussaire Elmyr de Hory, le métier d’acteur et la versatilité d’Anthony Hopkins. Là-bas aussi, la discussion, généreusement arrosée, s’était prolongée et avait pareillement tourné en eau de boudin.


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Au départ de sa recherche, il y a un fait-divers, de ceux qu’on lit dans le journal, qui n’arrivent qu’aux autres, mais dont en l’occurrence il avait été le protagoniste, ou la victime. Comme quoi ce sont les événements, c’est à dire le hasard plutôt que la raison, qui dictent la pensée. L’homme avait dû le prendre pour un autre, c’était la seule explication plausible. Il était éméché, son haleine puait l’alcool. Il l’a abordé sur le parking où il venait de garer sa voiture, l’a saisi par le col, lui a craché à la gueule un chapelet d’injures et sans crier gare lui a envoyé son poing sur la figure. Il s’est écroulé, sa tête a heurté un pare-choc et il a eu la sensation que son crâne explosait, puis il s’est réveillé à l’hôpital. Un flic débonnaire lui souriait paternellement. Le policier lui a révélé que son agresseur s’était enfui en emportant la voiture et qu’on avait besoin de sa collaboration pour l’identifier et le retrouver. Puis il a posé un petit ordinateur portable sur le drap, l’a allumé et en lui murmurant qu’il n’avait pas besoin de parler, qu’un simple abaissement des paupières suffirait, a commencé à faire défiler des visages. Lentement, en lui laissant le temps de les observer à loisir. Il n’en a reconnu aucun. Alors le détective a ouvert un programme de portrait-robot: pour chaque élément du faciès, front, nez, lèvres, oreilles, menton, diverses formes lui étaient proposées afin qu’il reconstitue la figure de son agresseur. Amusé, il a demandé, avec difficulté à cause des bandages qui lui enserraient la tête, de combien de pièces était composé le jeu et combien de visages on pouvait dessiner au moyen de cette combinatoire. Le flic a ri et lui a demandé combien de mots les vingt-six lettres de l’alphabet permettaient d’écrire. Tout est parti de cette remarque anodine. Il a été le premier étonné de la vitesse avec laquelle surgissait de ce chaos d’organes la tête inconfondable de son 31


agresseur. Quelques mois après il a été convoqué au commissariat pour procéder à une identification. Il a eu du mal à retenir un cri de surprise: tous les suspects présentaient un visage presque identique et ressemblaient au portrait-robot reconstitué. Ils paraissaient jumeaux ou clones sortis de la même matrice. Ils portaient tous les mêmes vêtements, chemise à carreaux et jeans, qui étaient ceux de son agresseur. Il ne parvenait pas à les distinguer les uns des autres. L’agresseur était peut-être parmi eux, mais aucun signe ne le désignait. Il n’aurait jamais imaginé qu’il pût exister tant de sosies. Il a dû avouer son impuissance à aider la police. C’est peut-être pour surmonter son embarras et sa honte qu’il a entrepris sa recherche. À la bibliothèque, il a emprunté tous les ouvrages traitant du clonage et de la manipulation génétique. Comme il n’était pas assez calé en chimie ni en biologie moléculaire, il est allé se faire expliquer certaines formules et équations à l’université, quitte à payer les professeurs au tarif de cours particuliers. Il a tenu à comprendre la structure de l’ADN composée de seulement quatre unités, les bases azotées, et leur combinatoire par millions de paires pour former un génome. Un grand savant, candidat au prix Nobel, séduit par sa sincère curiosité désintéressée, a pris le temps de lui démontrer que les séquences possibles étaient en nombre limité pour les organismes primaires composés de quelques kilobases et que leur variation tenait surtout à leur capacité d’absorber d’autres chromosomes, que par ailleurs les suites de séquences des génomes des organismes complexes reposaient sur la reproduction en série d’une même séquence initiale, ce qui faisait qu’il n’était pas nécessaire d’analyser la totalité du génome mais seulement la séquence matricielle pour décoder l’ADN. Il n’y avait donc que quelques familles génétiques qui se reproduisaient indéfiniment; en dehors des mutations imposées par des altérations de l’environnement, la diversité, tant microbienne qu’humaine ou végétale, ne tenait qu’à des erreurs de duplication au cours de la réplication des séquences. Il avait ingénument demandé si les hommes étaient 32


donc, au plan génétique, non seulement égaux mais rigoureusement semblables. À quoi le savant en riant avait répondu que nous descendions tous d’Adam et Ève, qui n’étaient à vrai dire qu’un couple de bactéries, et que sans ces ratés de reproduction qu’on appelle «évolution» nous serions tous jumeaux. Il tombait des nues: la nature si variée n’était qu’une photocopieuse mal réglée. Il fixait le savant en tâchant de le comparer mentalement au poivrot qui l’avait cogné et à ses sosies rassemblés au commissariat. Il l’imaginait en chemise à carreaux et jeans. Il suait à grosses gouttes. Le savant lui a demandé s’il se sentait bien. Il l’a remercié et s’est enfui. Il venait d’avoir une illumination: les vêtements, fabriqués en série, constituaient une bonne piste à explorer. Se faisant passer pour un journaliste freelance, il a pris rendezvous avec des grands couturiers. Les premières rencontres ont été extrêmement décevantes: ces créateurs de mode multimillionnaires étaient tous très vaniteux et ne lui répondaient que par des discours publicitaires vantant leur propre travail. Certains lui ont fait des avances de caractère sexuel explicite. Il allait abandonner quand, à la sortie d’une de ces maisons de haute couture, il a été abordé par un homme d’aspect efféminé qu’il avait croisé chez plusieurs couturiers. L’inconnu s’est présenté: il était dessinateur de mode, venait de se faire virer, pour une histoire de cul, par un couturier en vogue qui lui devait son succès mais avait assez d’entregent pour obtenir qu’aucun concurrent ne l’embauche, avait entendu certaines questions posées et se déclarait prêt à y répondre. Il a sauté sur l’aubaine et l’a invité à dîner. Le styliste était amer, cynique même, n’hésitant pas à citer Roland Barthes. Il lui a révélé que la confection et le prêt-à-porter avaient initialement été conçus pour habiller les soldats dans l’urgence à l’occasion de la mobilisation générale lors de la première guerre mondiale, qu’à la guerre militaire avait aussitôt succédé la guerre économique puis les fascismes puis la seconde guerre mondiale puis la guerre froide, que la guerre, bien que le front soit maintenu toujours lointain, était devenue un état 33


permanent et que l’industrie du vêtement s’était imposée dès lors que la population entière était considérée comme une armée de combattants à l’«arrière». L’art de la couture n’était plus la coupe mais l’individualisation. Comment y arrivait-on alors que la production de masse fabriquait chaque modèle à des millions d’exemplaires? D’abord, par les combinaisons: de même qu’une couleur varie selon celles qui l’entourent, un chemisier paraît différent selon qu’il est porté avec une jupe ou un pantalon. Ensuite, les accessoires: si les modèles vestimentaires sont en nombre limités, les sacs, bracelets, broches, foulards et autres ornements continuent d’être fabriqués semi artisanalement, à des prix dérisoires, dans les pays du tiers-monde. Enfin, l’obsolescence: la mode se renouvelle à chaque saison, mais bien entendu, il n’est pas à la portée de toutes les bourses de remplacer toute la garderobe deux fois par an; le décalage progressif selon les moyens financiers multiplie les possibilités de variété. Si nous suivions strictement la mode, nous aurions tous l’air d’appartenir à la même administration! Devant l’intérêt manifeste de son interlocuteur, le styliste lui a remis un mot d’introduction auprès d’un «conseiller à l’image», ancien publiciste travaillant aujourd’hui aussi bien pour des compagnies privées que pour le gouvernement et se faisant payer un pont d’or pour chacun de ses avis. Il lui concèderait quelques minutes gratuitement. Le conseiller était de bonne humeur, il lui a accordé une heure entière. Il a avoué sans réticence qu’il puisait souvent ses idées chez des fous, promus grâce à lui à visionnaires, tel Oskar Panizza et sa «manufacture d’hommes», voire chez des opposants, critiques mais clairvoyants, comme par exemple Günther Anders, dont il lui recommandait la lecture. Il s’agissait de créer ce que ce dernier auteur a appelé l’«homme de masse»: une société mécanisée de «dividus» standardisés à tous les niveaux, des goûts aux opinions, mais conservant l’illusion de leur singularité. Question de contrôle et d’efficacité. De planification de l’économie. De paix sociale. Il avait fallu agir en plusieurs temps: d’abord, morceler la conscience, briser 34


l’unité de l’individu, disperser ses attentions; ensuite, le faire participer, lui créer des désirs, une soif d’information, lui faire accepter le modèle publicitaire comme mode unique de discours, le pousser à se conformer aux images diffusées, faire des émotions et des sentiments des marchandises, des objets de consommation, et leur attribuer un prix, banaliser dans tous les domaines la prostitution; enfin, le soumettre, entretenir la peur, provoquer périodiquement des crises. Les guerres autorisent les mesures d’exception. Au cours du vingtième siècle, chacune avait permis une avancée décisive dans cette entreprise de transformation de l’homme en matière première de la production industrielle de l’avenir. Ce qui en était resté jusque là au stade expérimental, face à la menace immédiate de la bombe atomique ou de l’attentat terroriste, était aussitôt institué à large échelle. L’outil le plus efficace était aujourd’hui l’ordinateur, plus facile à surveiller, et qui en outre laissait croire l’utilisateur à son autonomie, à sa liberté de choix. Mais la télévision, et même le cinéma, ce qu’on appelle «communications de masse», avaient joué un rôle fondamental dans l’uniformisation des esprits. Aujourd’hui, un japonais ou un parisien avaient sans le savoir la même vision du monde, les mêmes références, essentiellement télévisuelles, portaient des jeans sans savoir que ces pantalons étaient devenus dans les bagnes du monde entier l’uniforme des prisonniers, mangeaient les mêmes hamburgers et imitaient les mêmes mannequins, allant jusqu’à se débrider les yeux et se blanchir la peau afin d’être plus «ressemblants». Personnalité et conformité étaient désormais synonymes. Voyant la mine ahurie du néophyte, le conseiller s’est pris à rire, a consulté sa montre et, en s’excusant, a déclaré l’entretien terminé. À la sortie du gratte-ciel, deux flics qui paraissaient jumeaux, costard cravate noirs et lunettes de soleil, l’attendaient. Sans un mot, ils l’ont fermement poussé dans une voiture aux vitres fumées qui a aussitôt démarré. Après un interminable et vain interrogatoire, le chef, bien qu’il crût qu’il était un espion, lui a offert de travailler pour eux, en avouant que «tout agent est double».


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Son succès comme producteur venait de son flair jusqu’alors infaillible; il n’a pas hésité en le voyant entrer dans le bar et l’a, avec l’aplomb que confère l’habitude de signer des chèques, abordé sans façons. Il était grand; sa peau tannée par le soleil rehaussait l’éclat métallique de son bleu regard qui vous défiait tranquillement, affirmant n’avoir pas «froid aux yeux»; les mèches rebelles de son abondante chevelure lui faisaient une couronne; au vrai, il évoquait un Apollon prolétaire. Il a confessé son passé aventureux, petits métiers, de la cueillette des oranges à la réparation de voitures, avec passage par la taule, sans s’en vanter ni montrer de regret. Le producteur lui a sans ambages demandé s’il n’avait pas envie de tâter du cinéma. Encore une fois, le producteur avait vu juste, son intuition ne l’avait pas trompé: il possédait, outre la beauté virile et un sourire désarmant, un talent naturel qui lui permettait de prononcer avec conviction les répliques les plus absurdes et apporter un cachet d’authenticité aux scènes les plus invraisemblables concoctées par les scénaristes. Ce gars valait de l’or. Après quelques bouts d’essai concluants, le studio lui a proposé un contrat draconien qui le liait pour plusieurs années et stipulait non seulement l’exclusivité de ses prestations publiques et professionnelles mais un droit de regard sur sa vie privée. Sans même lire, il a tout signé. Il ne restait plus qu’à lui trouver une doublure. Quand il a appris qu’il ne commencerait qu’après qu’on ait déniché un sosie pour le remplacer dans certaines scènes, il a protesté: il était parfaitement capable d’exécuter les cascades les plus dangereuses et avait par le passé dû accomplir sans protection des prouesses sûrement plus risquées que toutes celles que les scénaristes pouvaient imaginer. Le producteur a dû lui expliquer qu’il s’agissait d’une exigence des assurances, que 37


les coûts en jeu n’autorisaient ni retard ni défaillance, et que son double serait utile non seulement pour les scènes «d’action» mais pour tous les plans où on ne le voyait que de dos ou de très loin, plans de raccord où sont vains les talents du comédien réduit à une silhouette, ainsi que pour les mesures pendant le réglage des scènes, mise au point et cadrage. Les routines des tournages s’efforçaient d’épargner aux acteurs des «mécaniques» fastidieuses et des efforts inutiles. De toute façon, la doublure ne serait pas choisie sans son approbation. Dès le lendemain, il a vu défiler des candidats par douzaines, que les agences de casting envoyaient au studio. Si tous présentaient une vague ressemblance superficielle, aucun ne faisait l’affaire: chacun avait un défaut, qu’il décelait au premier coup d’œil, verrue, tic nerveux, acné, voire malformation, scoliose ou boitillement. Il s’étonnait qu’avec tant de doubles aucune confusion de personne ni aucun quiproquo ne se soit jamais produit. Il en venait à se lasser de sa propre image, évitait les miroirs et s’interrogeait sur ce qui en lui était vraiment unique. On a fini par dénicher le merle blanc: même taille, même hâle, même regard, même tignasse, même sourire. Il venait des antipodes, avait été marin et avait roulé sa bosse aux quatre coins du monde. Il était son sosie parfait: même la voix et l’accent un peu traînant étaient analogues. Si le producteur l’avait rencontré d’abord, c’est peut-être à lui qu’il aurait fait son offre. On l’a sans tergiverser engagé. L’acteur et son double se sont tout de suite bien entendus, s’amusant de leur similitude comme s’ils se découvraient jumeaux sur le tard. Toutefois, en raison de cette presque trop grande similarité, leur contrat précisait qu’ils ne devaient jamais apparaître ensemble en public et, à cette fin, le studio avait fait installer un système compliqué de loge à double entrée de façon à empêcher les journalistes de découvrir le pot aux roses. Pour le public, il ne devait exister qu’une vedette, inconfondable. Ce qui pouvait apparaître comme jeu ou contrainte est rapidement devenu routine, à mesure que tous deux s’accoutumaient aux rites et aux rythmes des tournages et assimilaient leurs devoirs en 38


professionnels. Le succès et la gloire avaient été immédiats et les films se succédaient sans répit. La doublure n’avait jamais manifesté le moindre signe d’envie à l’égard de la célébrité de l’acteur. C’était un homme discret, plutôt farouche, marin habitué à la solitude des quarts. L’acteur, en dépit de ses frasques de jeunesse, prisait également le calme. Il détestait surtout les mondanités, sessions d’autographes et cocktails dont il sortait avec une crampe à la mâchoire à force de sourire. Aussi un jour la vedette a-t-elle proposé à son double, comme une faveur, de le remplacer à l’une de ces fêtes de charité qui sont le calvaire des célébrités. Le sosie n’était pas chaud pour aller «faire le guignol» en public mais, comprenant l’envie de l’autre de jouir une fois d’un peu d’intimité, a accepté. Le studio ne devait bien sûr rien soupçonner. Tout s’est passé sans anicroche: la doublure a prononcé avec conviction les banalités habituelles, a serré des mains, embrassé des fronts, pris des bébés dans ses bras, s’est fait photographier avec chacun et a même signé des autographes. La fête a été une réussite. L’acteur plus tard l’a remercié, a promis de lui obtenir une augmentation de son cachet; il s’est récrié en affirmant qu’il lui devait bien «ça», que l’autre n’hésite pas à lui demander ce genre de services, que ces scènes à jouer faisaient partie du métier comme les autres; l’acteur a juré qu’il le lui revaudrait et les deux compères ont scellé d’une étreinte émue leur nouvelle complicité. En fait, à cette occasion, la doublure avait goûté à la gloire, et y avait pris goût. L’acteur s’en est rendu compte peu à peu, en faisant le compte de détails insolites perturbant sa routine de vedette. Par exemple, la fois où personne ne l’attendait à la sortie du studio: l’absence de «fans» se devait au fait que la doublure l’avait précédé, au lieu de sortir par l’arrière-cour, et avait déjà signé pour lui toutes les photos et carnets d’autographes. Sans doute avait-il même levé une fan, car il était plutôt coureur et collectionnait les conquêtes. L’acteur ne lui en voulait pas: somme toute, il lui avait épargné la corvée des signatures. Parmi le courrier de ses admiratrices, il recevait de plus en plus souvent des lettres 39


d’inconnues le remerciant pour la «nuit inoubliable» octroyée. De son côté, ses amours avaient été «arrangées» par l’entremise du studio qui l’avait quasiment jeté dans les bras de sa première partenaire, jeune actrice en ascension, protégée du producteur dont elle avait été un temps la maîtresse mais qui l’avait déjà remplacée au lit, épisode qu’ils avaient jugé préférable de raconter à l’acteur car les bonnes âmes ne manqueraient pas qui s’empresseraient, «pour son bien» et «par amour de la vérité», de lui révéler ce secret de polichinelle. La starlette, obéissante, lui avait ouvert ses jambes et son cœur. Or de ce collage quasi professionnel était né, contre toute attente, un amour sincère. Et réciproque. Leur couple, exemplaire de fidélité, était en passe d’entrer dans la liste des légendes d’Hollywood. Aussi les aventures amoureuses de sa doublure lui paraissaient-elles un sujet de plaisanterie plus que de préoccupation. Le métier d’acteur n’est pas de tout repos et, comme le cinéma raffole d’exotisme, les comédiens doivent souvent s’absenter pendant plusieurs semaines pour les besoins des tournages. Le soupçon a pris corps peu à peu, comme le dessin d’un puzzle à mesure que les pièces s’emboîtent, à travers des allusions à des fêtes dont il n’avait conservé aucune mémoire, des confidences sur l’oreiller où étaient évoquées des soirées auxquels il n’avait pu, en raison de ses déplacements, physiquement participer. Il était horrifié: son amie connaissait l’existence de sa doublure, avait eu déjà l’occasion de le croiser, mais ne lui avait jamais prêté attention et était si amoureuse que l’hypothèse de prendre le double pour l’original ne l’avait même pas effleurée. Et il ne pouvait lui révéler la terrible vérité qui se faisait jour car, persuadée de lui être restée fidèle, elle n’aurait pu, tout d’abord le croire, puis supporter une culpabilité dont la faute ne lui incombait en rien. Il a préféré se taire. D’ailleurs, elle lui était si reconnaissante d’avoir pu se libérer ne serait-ce que pour une nuit de ce filmage si compliqué qu’il aurait été désolé de la détromper. Mais il tenait à s’expliquer avec son double. Le lendemain, il ne l’a pas rencontré sur le plateau. Il a vérifié 40


sur la feuille de service qu’on ne l’avait pas convoqué. En y réfléchissant, il s’est rendu compte qu’il ne l’avait pas vu au studio depuis plusieurs semaines. Soudain inquiet, il est parti à la recherche du producteur. Lui non plus n’était pas là. La secrétaire avait pour consigne de ne pas dévoiler ce qu’il était parti faire et il a dû poireauter jusqu’au soir. Quand enfin le producteur est arrivé, accompagné de la doublure, il bouillait littéralement. Avec un large sourire, le producteur lui a expliqué que, devant le succès de toutes ses interprétations, quelle que soit la qualité du film où il jouait, chef d’œuvre ou navet, le studio avait résolu de rentabiliser au maximum leur ressemblance et offert à la doublure de jouer, sous le nom de la vedette, des rôles dans d’autres films que ceux où entrait l’acteur, tournés simultanément, si bien que le nombre de films où il apparaîtrait allait doubler. Son sosie ne touchait que la moitié de son cachet et l’autre moitié revenait à l’acteur sans qu’il ait à faire quoi que ce soit, si ce n’est prêter son nom, pour gagner ce salaire supplémentaire. Ils avaient dû au préalable se livrer à des expériences pour vérifier jusqu’où la confusion était possible. L’acteur enrageait. Mais le contrat lui liait pieds et poings. À contrecœur, il a dû céder. Le producteur a tenu à ce que son double et lui se serrent la main et a débouché une bouteille de champagne pour célébrer leur entente. L’acteur en aparté a exigé du sosie qu’il ne revoie plus son amie, l’autre a hoché la tête en signe d’assentiment tout en lui lançant un clin d’œil. L’acteur sait que désormais une part de sa vie lui échappe, menée par son double. Ses meilleurs films, de l’avis des critiques unanimes, sont ceux où il n’a pas joué. Il essaie de se consoler à l’idée que toute la gloire lui revient. Il a eu une médiocre revanche en apprenant, peu de temps après leur séparation, que son amie croisant son double et le prenant pour lui l’a violemment insulté; mais à un journaliste qui l’interrogeait sur l’incident il n’a su que répondre. Il vit sa vie comme un rêve, dont sa conscience ne lui restitue que des bribes, discontinues, sans ordre, telles des rushes avant le montage.


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«Pierre, dis-moi la vérité!» Il a, automatiquement, convoqué la citation que le cri de sa femme lui évoquait: c’était un poème de Jacques Prévert, «Rue de Seine»; le poète n’y était pas tendre puisque il ajoutait au vers suivant: «question stupide et grandiose» qui ne traduit qu’un excès de douleur. Il s’en voulait de se préoccuper de littérature en pareil moment, se reprochait son insensibilité, cette distance qu’il maintenait à l’égard du drame vécu et joué, car il ne doutait ni de sa sincérité ni de la «vérité» de sa souffrance, par sa femme, et qui n’était au fond que son impuissance à la calmer. Il éprouvait le besoin de rompre le pathos de la scène, aussi a-t-il répondu en imitant Noiret dans le film adapté du roman de Queneau «Zazie dans le métro», quitte à en exagérer la bouffonnerie: «La vérité! Comme si quelqu’un au monde savait cexé. Tout ça, tout ça c’est du bidon!» Surprise, elle a reculé et l’a regardé avec horreur: comment avait-il le cœur à plaisanter en cet instant!? Il s’est d’ailleurs aussitôt excusé. Elle a éclaté en sanglots. Il l’a tendrement serrée dans ses bras. Il s’est mis à lui parler doucement, presque un chuchotis, comme à un enfant ou à un malade. Il a commencé par lui rappeler que, comme l’a écrit Lawrence Durrell, «la vérité est indépendante des faits», qu’elle est une catégorie de la pensée, donc d’ordre strictement verbal, car la conscience est formée de et par le langage. Bref, que la vérité n’est qu’un mot. Auquel on attribue à tort, non seulement un sens moral mais une valeur absolue. Que comme tout fait de langage, elle était relative, ontologiquement ambiguë, et son sens comme sa valeur dépendaient du contexte. Il a cité des exemples, puisés dans la littérature, évidemment. D’abord la nouvelle de Borges «Pierre Ménard, auteur du Quichotte» où l’écrivain argentin prouve que la même phrase, 43


identique à la virgule près, n’a pas la même signification si elle apparaît au XVIIe siècle sous la plume de Cervantès ou si elle est écrite plus de trois cents ans plus tard, dans d’autres circonstances, sans même parler de l’effet citationnel de «mise en abyme» dû à la connaissance du texte original. Puis l’œuvre de Raymond Roussel, qui repose entièrement sur les possibilités ouvertes par l’homonymie, élargie à la simple variation de connotations selon le contexte, posant la nature équivoque de tout énoncé et ruinant toute la théorie classique du langage et de la pensée. Elle l’écoutait à la fois outrée, ce salaud osait lui faire un cours de linguistique au lieu de répondre directement, et intéressée, car elle ne doutait pas que ce plaidoyer fût, profondément, métaphorique et qu’il en viendrait à se trahir. Il tirait des conclusions: le sens est projectif, le langage est double par essence. Il a rappelé que, selon Nietzsche, repris par George Steiner, l’outil linguistique ne s’était développé qu’en raison de sa capacité de mensonge, qui en faisait une arme plus efficace que la massue ou l’épée. Ça, c’était bien de lui: il mangeait à tous les râteliers, n’hésitant pas à invoquer le juif aussi bien que l’antisémite! Elle l’a traité de fourbe. Le mot l’a fait sourire. Furieuse, elle lui a asséné qu’il n’était si sensible à la duplicité du langage que parce que lui-même était double. Elle a sans doute touché juste, car le mot lui a cloué le bec et l’a plongé dans d’intenses réflexions. Il avait conscience de se mouvoir, en permanence, dans deux univers parallèles simultanément, l’un physique, l’autre verbal sinon littéraire, dont aucun n’était plus réel que l’autre car ils n’étaient chacun que le reflet de l’autre. En ce sens, il était indubitablement double. Quand il a repris la parole, il s’adressait autant à lui-même qu’à elle, s’efforçant sincèrement de comprendre certains mécanismes de la pensée et du comportement. Si le langage était ambigu, si chaque sens était équivoque, si chaque mot était double, c’était parce que le langage était à l’image de son créateur. L’homme était double par définition, en tout cas par déduction. Elle ne voulait pas le suivre sur ce terrain. Elle tenait à en revenir à la question 44


de la vérité, l’accusant de noyer le poisson et de changer subrepticement de sujet. Mais non, l’ambiguïté du langage impliquait celle de la vérité, voire, si l’on en croyait la plus que duplice Beauvoir, celle de la morale. D’abord, accepter que la vérité est subjective. Il a cité Protagoras: «Ce que l’homme appelle vérité, c’est toujours sa vérité, c’est-à-dire l’aspect sous lequel les choses lui apparaissent.» Il continuait à fuir, elle l’a interrompu: elle parlait de la vérité des sentiments, de la vérité de l’amour, dont la vérité des déclarations n’était qu’un pauvre reflet. Il a protesté qu’il n’avait pas parlé d’autre chose, qu’il était évident que l’interprétation du lecteur ne correspond pas toujours à ce que l’auteur a voulu dire, que l’autre est d’ailleurs probablement plus apte à dénouer la vérité des intentions ou des sentiments que celui qui les vit, Freud a suffisamment établi que la conscience fonctionne d’abord et surtout comme censure, qu’enfin l’amour était de tous les sentiments le plus controversé, qu’il y avait au niveau théorique des conceptions de l’amour totalement opposées et probablement incompatibles, et qu’au niveau de la subjectivité individuelle le concept était une transposition dans les rapports adultes de sensations et satisfactions éprouvées dans la prime enfance, affects plus reçus que rétribués, à un âge caractérisé unanimement par l’égocentrisme. Il l’a invitée à définir ce qu’elle investissait dans ce terme avant d’en exiger la «vérité», en prévenant que la subjectivité ontologique d’une telle passion excluait a priori que celle de l’autre en soit la réplique exacte et que la réciprocité de l’attraction et de l’affection n’excluait pas le malentendu conceptuel. Il avait rétabli entre eux la distance et repris du recul. Dans son regard, la gentillesse le disputait au paternalisme. Elle savait bien qu’il avait envie de l’embrasser mais la savait si furieuse qu’il n’osait pas, elle soupçonnait qu’il l’aimait, à sa manière, mais pas comme elle voulait être aimée. Ironie du destin, c’était la discussion, la traduction verbale des états d’âme, où éclatait sa maîtrise de la langue, son pointillisme lexical, qui installait l’inégalité et l’écart entre eux, alors que c’était au départ ce rapport aux mots, cette 45


sensibilité littéraire et cette passion du verbe créateur qui l’avait séduite. Elle avait vite compris que la contrepartie de ce goût pour l’abstraction était une inexpugnable solitude. Du moins en apparence, car en fait il passait son temps à dialoguer, avec les morts d’abord, ses frères écrivains, avec lui-même ensuite, son double qu’il cachait au-dedans de soi. Elle était exclue. La solitude, en fin de compte, n’était que pour elle. Lui n’avait besoin de personne. C’était pure condescendance de sa part que de simplement remarquer votre existence. Un livre, n’importe quel livre, à ses yeux valait plus qu’un humain. Peut-être parce que tout livre est ambigu, multiple, voire infini, alors qu’une personne est réduite à l’unicité. Mais il l’avait devancée et, sans avoir besoin de trompettes, de quelques mots murmurés faisait s’écrouler les murailles de ses arguments: car c’est peut-être un phénomène social et historique, donc conjoncturel, chacun se croit unique et, intimement convaincu de son authenticité, se prend comme étalon pour juger ses semblables. Sur la conviction de sa propre intégralité, chacun se pose en modèle d’intégrité. Or nous n’avons accès qu’à une part de nous-mêmes, nous ne sommes donc qu’une portion de notre personne. Et la moins intéressante, car il s’agit de la parcelle socialisée, partant la moins singulière. Nous sommes incomplets. Et c’est cette carence d’être qui nécessite l’amour et le justifie. Aimer c’est reconstituer l’autre, lui apporter la plénitude, c’est donc se concevoir comme double et partie de l’autre, se vouloir reflet. Déformant sans doute. Le grand mythe amoureux nous vient d’Égypte, c’est celui d’Isis, ramassant et recollant les morceaux dispersés d’Osiris. Frankenstein, n’en déplaise à Mary Shelley, tient plus d’elle que de Prométhée. Elle a éclaté: mais non, ce n’est pas ça l’amour! La passion d’Isis est morbide, elle n’a pas ressuscité son frère, elle l’a momifié! L’amour par définition est amour de la vie, il veut se reproduire, il est tourné vers l’avenir, pas vers la mort! Il l’a arrêtée: ne voyait-elle pas qu’en définissant l’amour ainsi, elle ne faisait que, d’une part justifier sa propre naissance, d’autre part revendiquer des valeurs élaborées par 46


la culture judéo-chrétienne dont elle était l’héritière, alors que d’autres civilisations proposaient d’autres modèles et d’autres mythes, depuis la séparation des sexes chez les Grecs, avec pour corollaires le gynécée et la pédérastie, jusqu’à la passion fatale et transgressive des légendes arabes, celles qui ont influencé aussi bien «Roméo et Juliette» que les épanchements romantiques, en passant par la liberté de mœurs et le concubinage temporaire chez de nombreuses tribus «primitives»? En poussant un peu l’introspection, elle verrait honnêtement que ses sentiments apparemment les plus spontanés, à commencer par sa jalousie, sont culturels et reposent sur une conception du couple qui n’a rien de naturel. Qu’encore une fois, il s’agit de comprendre rétrospectivement le mystère de sa propre existence. Pour l’essentiel, on ne fait guère que reproduire le modèle parental mythifié. Elle l’a accusé de, comme toujours, se défiler, a soupiré qu’elle, du moins l’aimait, et que c’était pour cela qu’elle souffrait. Il a protesté que lui aussi, qu’elle le savait pertinemment, et a suggéré que sa véhémence pouvait servir d’abord à oblitérer ses propres doutes et contradictions. Elle est restée interdite: comment ça? Il a émis l’hypothèse, en pesant ses mots, qu’elle n’échappait pas au lot commun, qu’elle avait obscurément conscience de son incomplétude et de sa propre duplicité, qu’elle n’était pas Électre, que sa sincérité savait parfois transiger, que l’amour était incompatible avec un contrat, qu’elle ne pouvait en son nom réclamer un dû. Elle a nié. Sa colère faisait place au chagrin. Retenant ses larmes, elle a demandé: que fallait-il donc faire? Il a répondu qu’à l’évidence sa conception de l’amour reprenait un idéal religieux que l’Église avait confisqué, il suffisait donc de croire. Et, puisqu’on se savait ni parfait ni entier, d’apprendre à vivre dans la duplicité. D’identifier, en soi comme en l’autre, cadavres et fantômes, daïmôns et tentations. De loger son amour dans le corps de l’autre, comme une partie manquante du cœur. Ils se sont embrassés, elle avec la sensation de s’être fait avoir, lui avec la hâte de coucher avant de les oublier ses idées noir sur blanc.


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Après cinq jours et cinq nuits à ramper dans la fange, à manger ses rations froides et détrempées, à se faire bouffer vivant par les bestioles, à ne pouvoir fermer l’œil, tenu en éveil par le son lointain de la mitraille et le vrombissement proche des moustiques, à se pisser dessus et préférer chier dans son froc plutôt que d’exposer ses fesses aux piqûres des insectes, à maudire son sort, à admettre que la jungle vietnamienne est probablement un succédané terrestre de l’enfer, il a vécu sa capture comme un soulagement, son emprisonnement comme une libération. Il avait tout juste la place de se tenir accroupi dans une cellule du même type que celles que les français avaient nommées «cages à tigre» durant la période coloniale, et que les maquisards utilisaient à leur tour pour leurs prisonniers. Un tout jeune vietcong avait été commis à sa garde, qui lui portait deux fois par jour une gamelle de riz en sauce et un bidon d’eau. Le gamin se croyait tenu de lui hurler des ordres, de lui cracher dessus et de le menacer de sa mitraillette. Ces manifestations de haine, dans une langue qu’il ne comprenait pas, le laissaient indifférent. La seule chose dont il souffrait vraiment, c’était de ne pouvoir fumer. En y repensant rétrospectivement, il a compris que les cinq jours dans la jungle n’avaient été si pénibles que parce qu’il ne pouvait se permettre d’allumer un clope. Il aurait volontiers donné son royaume, s’il en avait possédé un, contre une cigarette. Inutile d’en appeler à la générosité ou à la pitié de ce gosse qui se prenait pour un dur. Le manque de tabac lui séchait les lèvres et suscitait une soif que l’eau ne parvenait pas à étancher. À la fin, n’y tenant plus, se mettant à genoux et se courbant avec difficulté étant donnée l’étroitesse de la cage, avec force gestes, il a supplié l’enfant de lui accorder une bouffée de cigarette. Le garde l’a regardé, goguenard, puis a 49


éclaté de rire. Il n’aurait pas dû s’humilier ainsi, il en a pleuré. Or le gamin n’a pas tardé à revenir, un paquet à la main, dont il a cérémonieusement tiré deux clopes qu’il a allumées ensemble, avant de lui en faire passer une à travers le treillis de la cage et d’aspirer goulûment l’autre. Il n’osait y croire, il se répandait en remerciements. Soudain, le garde lui a adressé la parole, sans crier, en anglais. Il n’en revenait pas. Le gamin dominait parfaitement sa langue et lui posait des questions sur son origine, son âge, son identité, son régiment. Il comprenait bien que sous les dehors de la civilité, voire de l’affabilité, il était en train de subir un interrogatoire en règle, mais une fois établie la communication d’autres rapports devenaient possibles. Profitant des temps morts, il s’est mis lui aussi à poser des questions. Banales, calquées sur celles du gardien, juste pour rétablir un semblant d’égalité. Sans le savoir, il a touché une corde sensible: le gamin, avec bien des circonlocutions, sans jamais laisser entendre que sa mère faisait le trottoir, a évoqué une rencontre fortuite avec un savant américain, à l’occasion d’un congrès sur la préservation des hauts fonds marins, qui lui aurait laissé en souvenir un ventre ballonnant et un rejeton au bout de quelques mois. Intéressé, il a demandé des détails. Le gosse ne connaissait son père que par les portraits que lui en avait tracé la mère. Mais aucun doute n’était possible: il se souvenait très bien de ce congrès en Extrême-Orient qui avait provoqué tant de discussions conjugales quand son père était rentré, après avoir pris une semaine de vacances supplémentaire «pour mieux connaître le pays». Ainsi, sa mère avait eu raison, avec une intuition digne des augures antiques, de soupçonner une aventure sentimentale. Le détail de la barbiche en pointe ne laissait pas subsister le moindre doute: ce morveux était son frère. Il s’est souvenu de cette vieille légende des gens de la mer qui veut que chacun ait un double, vivant aux antipodes. Le Vietnam doit se situer approximativement aux antipodes de la Louisiane, le «double» s’avérait être un frère consanguin. Sur le coup, quitte à froisser le gosse, il a éclaté d’un rire 50


irrépressible, tonitruant, inextinguible. Puis il s’est demandé s’il devait, ou tout bonnement s’il pouvait, révéler la vérité au môme. Il a conclu que non: elle était non seulement incroyable mais choquante. Le gamin n’y verrait, légitimement, qu’une tentative de le tromper grossièrement, une preuve que l’américain le prenait pour un con, et réagirait négativement. Lui-même ne pouvait s’empêcher de questionner cette coïncidence. Il a, en procédant lentement, avec méthode, fait le tour de ses connaissances dans le domaine de la statistique et a déduit que le calcul des probabilités permettait d’affirmer la quasi impossibilité d’une telle rencontre. Or elle s’était produite. Il se refusait à croire en une exception absolue qui lui serait échue. Il y avait trop d’inconnues dans cette équation. Trop d’éléments généalogiques lui manquaient pour pouvoir induire une règle de cette exception. Il a eu le temps d’y penser car son garde, blessé par son rire, durant plusieurs semaines ne lui a plus adressé la parole. Afin de réduire le rôle du hasard, il a posé, un, qu’à la moindre occasion et en tout lieu les mâles humains répandent leur semence; deux, que la descendance patrilinéaire déclarée par les mères est une fiction; trois, qu’étant donné le prestige des étrangers et la légendaire curiosité féminine le nombre des bâtards devait l’emporter largement sur celui des enfants légitimes; quatre, que l’inceste, bien que constituant le tabou anthropologique fondamental, était en pratique la coutume, depuis la genèse, des fils spirituels du nomade Abel, même s’ils le commettaient à leur insu; cinq, que l’improbable aurait donc été de ne pas se retrouver nez à nez avec un frère de sang, un «double», aux antipodes. S’il n’avait pas été conçu par son père, le gamin pourrait descendre de son grand-père qui avant d’émigrer aux États-Unis avait été envoyé au bagne en Australie, d’où il s’était enfui sur un cotre trafiquant le long des côtes de Chine et du Tonkin, ou d’un ancêtre qui avait exercé la piraterie au nom du roy de France aux confins de l’archipel malais, sur la route maritime ouverte par Magellan. Le dicton arabe qui veut que les hommes soient «tous frères» devait être pris au pied 51


de la lettre. Et toutes les guerres étaient fratricides. Son grand-père lui avait raconté le premier film qu’il avait vu, le lendemain de son arrivée à New York où il avait pu débarquer, bien que proscrit et sans papiers, en profitant de la confusion de la fin de la grande guerre, après la signature de l’armistice et le rapatriement des troupes: il s’agissait d’un serial, dont il avait manqué les premiers épisodes; à la fin, le méchant, docteur Wang Foo, avait réussi à se cloner lui-même et «envahissait New York à lui seul, à quelques millions d’exemplaires de lui seul». Il avait souvent rêvé de ce film disparu qui ne survivait peut-être que par le récit de son aïeul et à cette démultiplication du personnage. Il en venait maintenant à conclure à l’inspiration réaliste de ce film, qui retraçait sous une forme imagée, métaphorique, l’essence de l’aventure humaine. En y réfléchissant, seul ce lien fraternel pouvait expliquer tant l’unanimité de certaines croyances et comportements que la persistance des haines et rivalités entre les peuples. Car la fraternité n’implique pas l’amour. Au contraire. Son père, zoologiste réputé, lui avait expliqué que les animaux, à l’exception de l’homme, ont l’instinct du groupe, pas celui de la descendance. En ce sens, les hordes animales présentent un modèle de bonne entente utopique par rapport aux communautés humaines. Si l’homme était vraiment «un loup pour l’homme», il ne tuerait pas si facilement son semblable. Quand le gamin, muet et plein de rancœur, lui faisait passer la gamelle, il scrutait son visage pour y découvrir quelque trait commun qu’ils partageraient, mais l’autre, interprétant cette attention comme une tentative de se faire pardonner et rentrer dans ses bonnes grâces, ou tout simplement de lui soutirer une cigarette, détournait la tête. Il devait se rendre à l’évidence: un double n’est pas nécessairement ressemblant. Le monde est peuplé de frères qui s’ignorent. L’illusion de se croire «unique» reflète tout au plus le désir égocentrique de tout bébé d’être fils unique. Il ne regardait plus son garde du même œil: il ne pouvait plus voir en lui un ennemi. Il le plaignait. Le gamin n’avait pas eu la moindre 52


chance de vivre sa jeunesse. À quel âge lui avait-on mis une arme entre les mains? Il guettait tous les jours l’arrivée du gosse, se rassurant de le voir vivant, craignant maintenant que ses collègues marines ne surgissent et ne nettoient le camp. Il en venait à douter du sens de leur mission et de la légitimité de l’intervention américaine. Il avait réalisé que si d’un côté il ne pouvait dévoiler le secret de son origine à son frère de sang, il pouvait encore moins le confier à ses «frères d’armes» qui l’auraient à bon droit pris pour un traître décervelé par les communistes. Paradoxalement, sa découverte de la fraternité universelle le vouait à l’isolement absolu, dont la «cage à tigre» n’était qu’une légère représentation métaphorique. Il a évoqué la figure de son père, toujours sérieux et digne, et s’est égayé de le savoir chaud lapin. Il a réfléchi que lui-même aurait été incapable d’affirmer n’avoir engrossé aucune fille au cours de ses amours passagères, en particulier depuis son recrutement, car l’armée veillait au «repos» de ses guerriers et entretenait ses propres bordels. Il a ri, amèrement, en songeant qu’au bout du compte les guerres favorisaient plus encore que les congrès l’expansion de la fraternité. Le gardien qui l’observait de loin s’est convaincu que l’enfermement l’avait rendu fou. Quelques temps après, il n’aurait pu fixer le moment précisément car il avait perdu le décompte des jours, des bombardements intensifs se sont fait entendre, qui allaient se rapprochant. Les vietcongs ont entrepris de déménager le camp. Méthodiquement, sans panique. Ils n’allaient pas pouvoir s’encombrer de prisonniers qui les retarderaient, il l’a compris avant même que le gosse, mal à l’aise, ne lui offre spontanément une cigarette. Il observait son maigre visage buté et éprouvait une vraie tendresse pour ce gamin qui jouait l’homme, son double qui allait lui survivre. Provisoirement. Répétant sans le savoir le geste des marins mutinés du «cuirassé Potemkine», autres doubles inconnus, il a jeté: frère! Surpris, le gamin a froncé le sourcil, fouillé ses poches pour chercher en vain un ultime clope. Sa main tremblait en serrant son arme: c’était le premier frère qu’il allait tuer.


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Le commissaire s’est excusé de l’avoir dérangé mais seule l’expérience d’un professeur émérite tel que lui pourrait leur permettre de résoudre cet imbroglio inextricable sans commettre d’impair ni surtout d’erreur judiciaire. Le vieux psychiatre l’a invité à laisser tomber les flatteries d’usage et à entrer sans détour dans le vif du sujet. Mais le policier, avant de lui exposer le problème, a insisté pour que le praticien examine tout d’abord l’homme, sans information donc sans idée préconçue. Il l’a entraîné dans un petit réduit étroit dont l’une des cloisons était constituée d’un vaste miroir sans tain à travers lequel on pouvait sans être vu observer la salle attenante. Sur une chaise au centre de la pièce toute blanche était assis l’inculpé. L’homme paraissait plongé dans ses pensées mais, de temps à autre, il relevait la tête et, fixant son reflet dans le miroir, le haranguait avec fougue. Or aucun son ne sortait de sa bouche qui pourtant semblait prononcer les mots en les articulant avec soin. Le microphone ne laissait passer que de sourds borborygmes, un peu rauques, et une respiration haletante. L’impression était qu’un film muet était projeté sur l’écran de la fenêtre. Le manège se répétait irrégulièrement de minute en minute. Le médecin a hoché la tête. Le commissaire l’a alors conduit à son bureau. Il avait, en l’honneur de la sommité médicale qu’il avait convoquée, essayé d’arranger la pièce en apportant quelques bibelots de chez lui, afin de lui ôter son caractère anonyme et rébarbatif. Lui-même, si sec et autoritaire d’habitude, pour l’occasion était tout miel. Il a invité le psychiatre à prendre ses aises, lui a offert, comme s’il s’agissait d’une réunion mondaine, cigare ou whisky, que le médecin a refusés, avant de lui exposer le cas: l’homme avait, au cours d’une bagarre dont les motifs restaient à éclaircir, tué un homme sur un parking. 55


Pratiquement aucun doute ne pouvait subsister: trois témoins oculaires l’avaient formellement, et unanimement, identifié sans la moindre hésitation; une caméra de surveillance avait enregistré son arrivée et sa sortie du parking, et en dépit de la mauvaise qualité des images sa silhouette s’y reconnaissait aisément. Or l’homme niait tout. Il déclarait avoir mis les pieds pour la première fois dans le patelin ce jour-là, n’y connaître personne et en être reparti sans jamais s’approcher du parking. Il affirmait qu’il ne pouvait s’agir que d’un sosie, qu’ancien marin il croyait fermement à cette histoire qu’un double de chacun de nous vit quelque part aux antipodes, or il arrivait justement d’Australie. Bien entendu, le commissaire n’avait pas ajouté foi à ses dénégations. Mais après trois jours d’interrogatoire épuisant, de ceux où tout individu normal en vient à avouer tous les crimes du monde, l’homme s’en tenait toujours à sa version première. Il n’avait fait aucune difficulté à passer par le détecteur de mensonges et même une injection de penthotal, bien qu’expressément prohibée pour cet usage puisque le produit est utilisé, certes à d’autres doses, pour l’exécution des condamnés à mort, n’avait pas amené d’altérations dans ses déclarations. Le policier ne parvenait pas à admettre la théorie du double, trop simple et trop opportune, il la tenait pour une fiction fantastique. D’autant que tous les efforts déployés pour découvrir la trace d’un double du double et vérifier les dires du suspect n’avaient abouti à rien. En désespoir de cause, il avait donc requis l’opinion du spécialiste. Le psychiatre s’est éclairci la voix avant de commencer à parler. Il gardait les yeux fermés et ne s’adressait pas tant au commissaire qu’à un public invisible d’étudiants ou de confrères. Cet homme a un double. Pourquoi ne pas le croire sur parole si même le sérum de vérité ne le fait pas dévier de sa ligne de pensée? La question est donc de savoir où se trouve cet invisible double. Je vais vous fournir sans attendre la réponse et nous en examinerons ensuite les fondements et les implications: le double se tient, planqué, au-dedans de lui. Le fait que la conscience, de l’intérieur, 56


s’appréhende comme entité entière et unique n’implique pas que nous le soyons. Sans même parler de l’«inconscient» freudien, auquel elle n’a pas accès mais qui ne saurait être tenu pour une personnalité en soi, abritant tout au plus des instances structurantes comme le ça et le surmoi, l’instinct animal et l’autorité sociale, la fonction primordiale de la conscience est la censure, qui l’amène à scinder l’homme en diverses personnalités distinctes qui doivent cohabiter sans jamais se rencontrer afin de ne pas entrer en conflit. Bref, en d’autres mots, l’homme est multiple. Pas par essence mais par nécessité. Certains hommes, le plus souvent des artistes, à forte personnalité, ont pressenti l’existence de ces locataires en eux. Orson Welles, qui se plaisait perversement à jouer les rôles des méchants et à leur apporter, sinon une justification, au moins un poids et une consistance interdisant toute simplification morale, avait coutume d’affirmer qu’un acteur ne saurait «entrer dans la peau» d’un personnage par définition distinct de lui, qu’il devait au contraire le rechercher en soi, aussi répugnant ou antipathique qu’il paraisse, et «laisser au vestiaire» tous les autres, bons, généreux, aimables et positifs, qu’il logeait également. Rares sont ceux qui sont parvenus à les extérioriser totalement, comme Sancho Pança, selon Kafka, aurait «détourné entièrement de soi son démon» et l’aurait appelé Don Quichotte. Un poète portugais, Fernando Pessoa, a su donner vie à de nombreux doubles, tous poètes mais adeptes de mouvements littéraires divers, voire opposés, du classicisme au modernisme. Tous ses hétéronymes se connaissaient entre eux et échangeaient une abondante correspondance. Le plus courant, le «normal», est de se voiler la duplicité de la conscience, d’entretenir l’illusion de l’unicité de la personnalité et de pratiquer sans même s’en rendre compte ce qu’on pourrait appeler le «frégolisme». Selon l’interlocuteur, la situation ou les objectifs à atteindre, non seulement nous adoptons un ton, une posture et une attitude différente, mais nous changeons de personnalité. Disons, de personnage. Automatiquement, sans heurts ni frottements, 57


confiant le soin à la mémoire, dont on sait à quel point elle est peu fiable, le soin d’opérer les «raccords», d’unifier rétrospectivement ces fragments de vie et de personne. C’est ce qui explique qu’un même homme puisse être, pendant la journée, tortionnaire dans un camp de concentration, et le soir mélomane averti et sensible. Car, n’en déplaise à monsieur Sartre, bien placé pourtant pour le savoir, lui qui savait utiliser la philosophie à des fins strictement libertines, on peut parfaitement être à la fois bourreau impitoyable et bon mari ou bon père de famille. Probablement pas aux mêmes heures mais sans solution de continuité perceptible, ni par le sujet ni par ceux qui pourraient l’observer. Tous nous pratiquons le «frégolisme»: je ne m’adresse pas de la même manière à un collègue, à mon marchand de journaux ou à vous, monsieur le commissaire. Il a à ce moment ouvert les yeux pour fixer le policier d’un œil pénétrant, à la fois pour s’assurer que son discours était suivi et pour impliquer son auditeur dans sa démonstration. Cette aptitude au changement de personnalité, absolument indispensable à la vie en société, est devenue une seconde nature, une habitude inconsciente et innocente. Elle s’exerce en toute circonstance, quotidiennement, et sans dommage tant que la conscience peut maintenir ses illusions. Car la plupart des hommes, quand ils la perçoivent, vivent cette cohabitation interne comme un drame épouvantable, un véritable déchirement. Le seul moyen de surmonter la division qui règne sur leur âme est de se dédoubler, d’enfermer le personnage honni et rejeté à double tour dans le double fond de la psyché et de changer, provisoirement ou définitivement, de personnalité. À ce stade, ils entrent dans la nomenclature des comportements classés comme pathologiques et relèvent de la psychiatrie. Qui entre nous soit dit est encore incapable de les «guérir», seulement d’atténuer un peu la douleur de savoir qu’on s’est perdu en chemin. Mais la dissociation de la personnalité n’est que le paroxysme d’un mécanisme banal de dédoublement «de faible intensité», comme on dit des guerres qui peuvent se prolonger indéfiniment. La schizophrénie n’est 58


pas une maladie mais le patron du comportement socialisé. Quand une pathologie devient la norme, elle cesse d’être considérée comme une infirmité. Le «malaise dans la civilisation» commence à partir du moment où les codes comportementaux, qui assurent la conformité des attitudes en fonction de la situation et la transition suave d’une personnalité à l’autre, sont altérés et ne permettent plus de reconnaître en l’autre son propre double, ni de calquer ses actions et opinions sur les siennes. Il suffit d’un léger dérèglement pour que la pression du surmoi social glisse à la paranoïa, éveille l’agressivité retenue et libère l’instinct d’autodestruction. Ainsi, la schizophrénie ordinaire est garante de la paix. La santé, et particulièrement la santé mentale, est une question d’équilibre et de contention supportable des désirs. Le monde est un vaste asile. Le policier commençait à donner de discrets signes d’impatience: il ne voyait pas où le médecin voulait en venir au juste et craignait qu’au milieu de toutes ces considérations l’objet de la consultation ne se perde. Mais déjà le psychiatre avait refermé les yeux et parlait comme en dormant. Le commissaire, pour attirer son attention, a simulé une crise de toux. Le médecin s’est interrompu au milieu de sa phrase et, comme tiré brusquement d’une crise de somnambulisme, lui a jeté un regard interrogateur. Le policier a murmuré, sur un ton d’excuse: et quant au suspect? Le psychiatre a eu un instant de flottement: le suspect? Ah oui! Il est sincère. L’assassin est un double qu’il tient bouclé dans un recoin de sa psyché, en compagnie d’une foule d’autres doubles cloîtrés, dont la plupart ne seront jamais libérés. Le policier, si près du but, ne voulait plus lâcher le fil: mais, du strict point de vue juridique, c’est bien lui qui a tué? Le médecin finassait: lui? Qui est-ce, lui? Celui qu’il est maintenant ignore tout de celui qu’il a été auparavant. Ses phrases, toutefois, par respect du code linguistique, étaient tenues de conserver le même pronom pour le désigner. Identité de pronom, identité de sujet, a induit le commissaire, en se promettant d’expédier le meurtrier sur la chaise électrique. Avec son double.


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C’est la proximité temporelle des deux incidents qui l’a mis sur la voie et lui a permis d’entrevoir la solution, sans oublier le coup de pouce donné par la vertu linguistique de l’homonymie. Des méprises de cet ordre se produisent quotidiennement mais sont sans conséquences car la mémoire, faute d’être ravivée par un jeu de répétition ou de symétrie, les enfouit parmi les déchets des faits négligeables rapidement effacés. Or la situation s’est répétée, en s’inversant, à peine à quelques heures d’intervalle. Le matin, alors qu’il sirotait son café, une fille assise deux tables plus loin et qui était déjà installée à son arrivée, l’a regardé en fronçant les sourcils puis en écarquillant les yeux, de façon si insistante que d’autres clients, intrigués, ont fini par le dévisager à leur tour. Elle le fixait sans détourner le regard, comme un vivant reproche. Gêné, il s’apprêtait à sortir quand elle s’est levée, s’est approchée en lui barrant le passage et, d’une voix que seule la fureur contenait, a murmuré: «Alors, comme ça, je n’ai même plus droit à un salut!». Il a compris qu’elle le prenait pour un autre mais a craint de l’offenser en dissipant sa confusion sans en connaître ni les tenants ni les aboutissants. Et bien lui en a pris car apparemment elle connaissait intimement ce sosie dont lui-même ignorait tout, et aurait été si vexée de s’être trompée qu’il aurait eu du mal à l’en convaincre. De toute manière, il était déjà trop tard, il avait indûment laissé se prolonger son erreur et n’avait de chance de s’en sortir qu’en continuant de jouer passivement le jeu. Jusqu’à ce qu’enfin, ayant vidé son sac, elle lui dise adieu. Son mutisme le servait, car elle se défendait d’un des griefs pour lequel l’«autre» la critiquait en suggérant que s’il avait été plus bavard elle aurait moins ressenti la solitude et le besoin de s’épancher; elle en était presque à s’excuser, tout en 61


l’étourdissant d’un flot de paroles. Elle a fini par lui prendre la main et, déjà calmée et presque tendre, a proposé qu’il passe la prendre à l’hôtel pour aller dîner, puis lui a roulé, en guise de hors d’œuvre, avant qu’il ait pu réagir, un patin humide et plein de promesses. Il a acquiescé alors qu’il n’avait pas la moindre idée de l’hôtel où elle logeait et, dès qu’elle a disparu, a intérieurement éclaté d’un rire inextinguible. Puis n’y a plus pensé. Jusqu’à ce qu’en début d’après-midi, une de ses amies artistes, qu’il trouvait amusante mais qu’il évitait parce qu’elle était un vrai moulin à paroles, passe par son atelier, «juste pour l’embrasser», en se réjouissant qu’il ait enfin vaincu sa timidité, en se moquant de sa stratégie de séduction qui avait, à ce qu’il semblait, consisté à l’emmener voir un film de terreur, manœuvre tout au plus digne d’un lycéen et qui n’avait en l’occurrence marché que «parce qu’elle avait attendu pendant des années son baiser». Elle s’est enfuie en lui lançant un «à ce soir!» qui laissait entendre qu’ils avaient pris rancard. Ainsi, deux femmes, l’une inconnue, l’autre qu’il ne voyait que de loin en loin, à des vernissages, l’attendaient quelque part pour dîner. Au mieux, il ne pourrait honorer que l’un des rendezvous: il ne pouvait tout de même pas se dédoubler! C’est le mot qui lui a mis la puce à l’oreille: il avait un double qui circulait dans la ville, c’était la seule explication susceptible de rendre compte des deux quiproquos quasiment simultanés. Il avait d’ailleurs entendu dire que chacun de nous a un double, qui vit aux antipodes, c’est pourquoi ces situations sont malgré tout si rares: a priori, personne ne rencontre son double. Bien entendu, aussitôt formulée l’idée, il n’a plus pensé qu’à se confronter avec son double. Il ne voyait qu’un moyen: faire la tournée des hôtels, jusqu’à ce qu’un réceptionniste, le prenant pour l’autre, le reconnaisse. La tâche était colossale. Il ignorait combien d’hôtels la ville comprenait, certainement des dizaines. La rubrique dans l’annuaire couvrait plusieurs pages. Il a alors eu l’idée de demander à un ami qui lui ressemblait vaguement de se grimer de façon à passer pour lui afin de l’aider dans ses recherches. Or cet ami, sur qui il croyait 62


pouvoir compter, a refusé tout net. Comme il insistait, l’ami lui a démontré que, comme pour toute superstition, c’était justement son caractère invérifiable qui entretenait la légende. Ce à quoi il a répliqué qu’en ce cas cette prise de contact exceptionnelle ruinerait le mythe en le faisant glisser à la catégorie des faits. À ses yeux, le fait d’être pris pour un autre suffisait théoriquement à prouver l’existence du double. L’ami était pragmatique, pour lui la recherche du double s’apparentait à la chasse au dahu. Il trouvait le projet ridicule, presque grotesque. Il lui rappelait l’histoire de cet anthropologue qui, à l’instar de Dupond et Dupont, les fameux détectives de «Tintin», croyant poursuivre son double suivait en fait ses propres traces: il avait entrepris de faire le tour des îles d’un petit archipel des antipodes; or, en abordant pour la seconde fois dans l’une d’elle, il apprend qu’un autre blanc est passé la veille, posant lui aussi des questions. Flairant la présence d’un aventurier, voire d’un pirate, il tente de le suivre afin de découvrir ses intentions ou son trafic. Dans chaque île, l’autre l’a précédé et maintient son avance. «Hier» est la réponse systématique qu’il obtient partout. Il met des mois à réaliser que ce mot désigne le passé sans distinction de dates et que le blanc dont ils parlent n’est autre que lui-même. Le thème du double se complique selon les versions, car dans les unes, les indigènes pensent que tous les blancs se ressemblent tandis que dans d’autres, le fait que durant son périple il avait laissé pousser sa barbe avait suffi pour qu’on ne le reconnaisse pas. Et son ami avait le culot de lui sortir cette fable comme un témoignage authentique! Il n’en revenait pas. D’ailleurs son cas n’avait rien à voir: on ne pouvait tout de même pas comparer l’ignorance des insulaires du Pacifique avec la connaissance de longue date de son amie artiste ou les rapports intimes de l’inconnue avec son sosie! L’ami a haussé les épaules avant de contre-attaquer, opposant à la théorie du double l’argument que toute l’idée repose sur le présupposé d’une unicité de la personne que chacun, s’il jette un regard rétrospectif honnête sur sa vie, sait fallacieux. À toute échelle, celle de l’espèce et 63


des siècles comme celle de l’individu et de sa courte histoire, voire celle du quotidien le plus routinier et d’incidents imputables au seul hasard, la loi, implacable, est l’adaptation, c’est à dire le changement. Il n’est aujourd’hui assurément pas le même que l’enfant capricieux qu’il a été à l’âge de six ans ou l’adolescent révolté qui séchait les cours du lycée. Alors de qui de ces personnages le sosie, s’il existait, serait-il le double? Nous sommes une histoire et une mémoire, une accumulation de situations et de rencontres aléatoires, elles oui, uniques et irrépétables. Deux jumeaux, séparés très tôt, deviendraient bientôt si différents que toute similitude entre eux relèverait de la pure fantaisie projective. La perception est de toute façon, pour une large part, une projection. Si bien que même la stricte ressemblance physique est sujette à caution: elle est probablement circonstancielle, créée par les éléments extérieurs; une posture conditionnée par les hauteurs respectives des sièges et des guéridons, une lumière formant auréole sur une tignasse que le vent a dépeignée, une couleur de vêtement faisant ressortir par contraste celle des yeux et forgeant une sorte d’identité métallique du regard; les confusions, normalement vite dissipées, se produisaient à toute heure et ne prouvaient que le peu de fiabilité de nos sens. L’ami s’est souvenu d’une pièce de théâtre qu’il avait vu jouer par de jeunes acteurs, dont la donnée initiale était que tous représentaient le même personnage ou plutôt les multiples avatars qu’il pouvait développer: tous n’étaient que des virtualités contenues en lui et parmi lesquelles il devait choisir. Il y avait même des filles parmi les acteurs, qui incarnaient les tendances féminines du personnage. Seuls deux acteurs se distinguaient du groupe d’adolescents, l’un qui jouait l’enfant qui devait décider qui il deviendrait, l’autre un adulte, anticipation de l’avenir, venu lui prêter main forte dans cette épreuve dont dépendait sa propre existence. Car tous les possibles éliminés devaient être, pour les besoins de la scène, physiquement sacrifiés: la pièce se terminait par un massacre orchestré par l’adulte triomphant qui avait remis entre les 64


mains de l’enfant, comme un jouet, une mitraillette. La pièce l’avait fortement impressionné, en dépit ou à cause de son pessimisme. Car l’adulte victorieux représentait la pire hypothèse, la plus cynique, voire la plus lâche et corrompue, le «salaud» sartrien ou le fasciste, mais socialement la mieux adaptée. La leçon évidente, corollaire de la conscience de la multiplicité virtuelle de l’être, selon Günther Anders «dividu» plutôt qu’individu, à en tirer lui semblait, si on l’appliquait à la problématique du double, que si un tel double existait, il serait justement irreconnaissable. Sur ce paradoxe, l’ami considérait clos le débat et s’apprêtait à sortir. Son sourire de triomphe un peu fat était exaspérant. Il cherchait vainement quelque objection à lui rétorquer, l’observant à la dérobée, troublé par à la fois son assurance et son refus catégorique de l’aider. Il croyait l’entendre ricaner et en venait à se dire que c’était peut-être son ami qui lui avait joué cette mauvaise farce, se grimant et se faisant passer pour lui. Mais dans quel but? Tout au plus aurait-il gagné de s’encombrer d’une amante bavarde! C’était absurde! D’ailleurs, il la lui abandonnait volontiers, s’y intéressant si peu qu’il n’avait jamais imaginé qu’elle pût nourrir un béguin pour lui. Il avait maintenant hâte de voir ce traître partir, bien décidé à se lancer tout seul sur la piste du double dès qu’il serait sorti. Après tout, si les incidents du jour n’étaient que le fruit de coïncidences inexplicables, le hasard, qui n’est que le nom mécréant de la déesse Fortune, pouvait continuer à jouer, en sa faveur. Il avait déjà gagné deux baisers inattendus. Il ne pouvait se plaindre. Bien sûr il a fait chou blanc. Mais l’aventure n’a pas été sans conséquences. Il avait posé simultanément deux lapins à deux femmes. Il a souvent revu l’inconnue au café, à chaque fois avec un nouvel amant; elle ne lui a plus jamais adressé la parole mais devait parler de lui, le désignant de loin tandis qu’ils lui jetaient des regards noirs. Son amie artiste aussi désormais lui battait froid, le dénigrant derrière son dos. Sans se concerter, son ami et lui ont tacitement jugé inutile de prolonger une relation qui avait failli.


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Je suis parvenu à la cabane en nage, au bout d’un sentier de chèvres longeant le précipice, coupé parfois d’éboulis qu’il fallait escalader. J’ai poussé la porte, il était assis à sa table. Il m’a accueilli d’un chaleureux sourire. Quand je me suis plaint de la difficulté d’arriver jusqu’à lui, il a répliqué que j’avais choisi le chemin le plus court, donc nécessairement le plus escarpé. Quand j’ai voulu, pour qu’elle ne s’inquiète pas, envoyer un message à ma fille, j’ai constaté que le réseau téléphonique ou informatique n’atteignait pas cette zone, non seulement de difficile accès mais virtuellement coupée du monde. Quand je lui ai demandé si la solitude ne lui pesait pas, il a répondu en citant Baudelaire donnant solitude et multitude pour des «termes égaux et convertibles» et concluant que les exilés au bout du monde «doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent». Comme je me rembrunissais, il a tenu à expliquer, d’un ton conciliant, que je ne devais pas me faire d’idées, qu’il se rendait pratiquement tous les jours au hameau en contrebas, y prenait l’apéro, y faisait ses courses en taillant une bavette avec l’épicière, conversait avec les bergers, les cantonniers, les bûcherons, les braconniers et même le garde-champêtre, bref maintenait autant de contacts et entretenait le même type de relations avec ses semblables que n’importe quel citadin dans la grande ville. Il a ajouté, pour dissiper mes doutes, que le trajet le plus long n’était pas si fatigant que celui que j’avais pris, constituait plutôt une agréable promenade, une heure à peine de marche, où la beauté du paysage compensait largement l’effort. Il a déclaré douter que le déplacement au centre commercial de la zone industrielle représente une réelle économie comparée à ce parcours salubre et vivifiant. Puis il a tressé des considérations d’ordre plus théorique sur les indices de la 67


vraie solitude, phénomène essentiellement urbain, décelable tant au nombre d’animaux domestiques qu’au besoin compulsif de «communication» alors que celle-ci, pour des raisons d’économie, tant d’argent que de temps ou d’effort, se voit de plus en plus réduite à sa seule fonction phatique. L’isolement ne signifie pas la coupure. L’exemple emblématique en est la découverte par Robinson de l’empreinte d’un pied sur la grève de son île déserte. Il parlait doucement, d’un ton moqueur, me démontrant que mes soucis à son égard étaient projectifs, voire narcissiques: l’ennui et le sentiment d’abandon que je lui prêtais ne reflétaient que mes propres craintes, ainsi qu’un reproche voilé pour avoir délaissé notre amitié. Au fond, je l’enviais, et si j’en avais eu le courage je l’aurais imité. Je formulais mes griefs autrement: je savais bien qu’un écrivain n’est jamais seul, qu’écrire est toujours dialoguer, avec les morts d’abord, à qui l’on répond, en reprenant leurs mots et leurs formules, et bien sûr avec les futurs lecteurs, dont on anticipe les objections. Nous en avions souvent discuté et je partageais ses vues. Mais il ne fallait pas pour autant faire de l’écriture un sacerdoce et lui sacrifier le commerce avec les vivants. Son rire a fusé, franc et spontané puis s’est éteint brusquement comme un pétard qui fait long feu. Il m’a jeté un regard à la fois de gratitude et de désespoir. Entraîné par mon enthousiasme, j’en étais à le citer, avec son image des textes qui se reproduisent tout seuls et des auteurs qui, guidés par les mots, n’en sont en fait que les accoucheurs. Il m’a coupé dans mon élan en déclarant sèchement qu’il avait cessé d’écrire. Sur le coup, je n’étais pas sûr d’avoir saisi ses paroles, leur portée ouvrait un abîme, aussi l’ai-je regardé stupidement, incapable de rétorquer, pris d’une espèce d’étourdissement. Il a répété et la sentence sonnait comme un arrêt de mort. Lugubre. Je ne comprenais plus: si ce n’était pour se consacrer à l’écriture, qu’est-ce qui justifiait sa retraite? En mon for intérieur, je comparais son repli à l’attitude de Martin Heidegger se réfugiant dans son cabanon de la Forêt-Noire, ou de René Char préférant l’Isle sur la Sorgue aux mondanités 68


parisiennes, voire de Pierre Reverdy enfermé à Solesmes, tous poursuivant leur œuvre grâce à un isolement relatif qui ne les empêchait pas de participer aux débats philosophiques et littéraires de leur temps, plutôt qu’à une décision de dépouillement, renonciation et retrait du monde, toujours peu ou prou entachée de mystique. Il a entrepris de m’expliquer comment et pourquoi il en était venu à prendre cette résolution. Il parlait autant pour lui-même que pour moi et sa voix n’était qu’un filet, un murmure que seul le silence de la montagne rendait audible. De la révolution française à la révolution industrielle, on a glissé de l’égalité, revendication généreuse, à l’uniformisation, économie dangereuse. La militarisation de la population mobilisée dans l’armée républicaine y a contribué, le développement urbain et son corollaire d’anonymat massif aussi, et la brusque croissance démographique résultant des progrès de la médecine, par la baisse de la mortalité infantile, a constitué un facteur décisif. Le clone n’est que l’aboutissement d’un processus de nivellement des différences et d’abrogation de l’«unique» qui fait la richesse et la variété du monde et de l’humanité. Outre l’industrialisation de la fabrication des biens de consommation, certaines activités ont subtilement changé, révélant une ambivalence ontologique et un réel péril: l’écriture est régie, modelée, par une fonction d’information, comme les images par le fonctionnement publicitaire. Intuitivement, Baudelaire, toujours lui, l’avait déjà formulé, sans en tirer toutes les conséquences. Quand il appelle le lecteur son «semblable», son «frère», il le considère en quelque sorte comme son double, en se fondant sur sa propre expérience de lecteur avant de pousser le dédoublement des auteurs lus jusqu’à prendre de la plume. Duplication et duplicité («hypocrite lecteur») confondues dans la prétention à l’originalité, à la différence, avec la conscience de l’infinie répétition du même – ce qu’il appelle l’«Ennui» avec majuscule. En d’autres mots, l’écriture est non seulement une pratique onaniste mais une activité essentiellement narcissique. L’auteur ne s’adresse qu’à son reflet. La page écrite est ce fameux miroir d’encre qui 69


réfléchit ce que l’on projette dessus, principe du test de Rorschach, anticipation de l’écran de cinéma. Le cinéma a d’ailleurs représenté un rouage fondamental pour l’accélération de la mécanique d’uniformisation humaine. C’est à son propos qu’on a développé les concepts de «culture de masse» et d’«industrie culturelle». Mais surtout c’est au cinéma qu’on vérifie le phénomène de projection-identification du spectateur sur les acteurs devenus modèles: comme on a fondé sur le «jeans» la norme du prêt-à-porter, Hollywood a fourni la «Norma Jean» pour le prêt-à-désirer. Certains ont appelé décervelage cette amorce de clonage des esprits, supplantée depuis par des écrans miniaturisés individuels. Mais le ver était dès le départ dans le fruit du langage. La variété est une qualité du chaos naturel, incontrôlable. La fonction première du langage est d’ordonner l’anarchie originelle. En réduisant le nombre des unités lexicales: seuls les esquimaux ont plus d’un terme pour désigner la neige selon sa consistance. En les rassemblant: le nom «commun» implique l’égalité de tous les chevaux indépendamment de leur robe. Le concept est un archétype: chaque objet n’est que son double imparfait. La mathématique obéit au même principe: on ne peut pratiquer d’opérations que s’il y a identité d’unités, qu’il s’agisse de litres d’eau emplissant une baignoire, de la valeur d’actions cotées en bourse ou de «x» abstraits; elle n’est qu’un langage plus codé, plus universel et plus réducteur. Au niveau de la gestion du monde, les humains ne sont que des unités statistiques, des numéros. Tous égaux. Substituables, suppressibles. Comme si ne suffisait pas la duplication par hérédité, la transmission génétique, notre civilisation a remplacé le système des castes par les déterminismes sociologiques. Chacun se croit unique, différent, mais tient, par peur du rejet, de l’ostracisme, de l’isolement, à «faire comme les autres», à se conduire comme une bonne réplique, à se montrer «copie conforme». Les masses humaines sont soumises à la loi des grands nombres, les pourcentages abolissent les unités qui, par principe, se valent toutes. Dans les prisons, les taulards 70


entre eux ne se connaissent que par leur numéro. À l’extérieur, l’identité individuelle est un leurre, juste un codage plus compliqué. Et en temps de crise, pour faire la queue ou s’inscrire sur les registres, on en revient à la bonne vieille technique de la numérotation, qui n’a plus à faire ses preuves. À l’entrée d’Auschwitz, toutes les différences s’effacent. Pourtant, à y bien regarder, les guerres rétablissent une distinction fondamentale, une inégalité pratique: entre ceux qui sont morts et ceux qui survivent. Mais ceux qui en réchappent ne conservent pas longtemps la conscience qu’ils sont l’exception, le défaut de la machine. Car l’idéal de la société, le modèle de la gestion rationnelle de l’espace, c’est le cimetière. La véritable égalité, c’est celle des morts. De toute façon, le léger avantage des survivants, qui consiste à être plus qu’un nom sur un monument, car c’est cela «exister», disons leur «chance de singularité», est par définition provisoire: ceux qui sont tombés leur montrent le chemin. Et les attendent. Eh bien, j’en suis venu à douter que l’écriture, le plus vieil instrument de duplication du réel, de conditionnement de la pensée, soit paradoxalement capable de produire des énoncés originaux. Qui incitent le lecteur à répondre plutôt que d’acquiescer, de croire se reconnaître dans le personnage ou l’auteur qu’il fantasme. Les bibliothèques sont d’autres cimetières. Le «dialogue à travers les siècles» est devenu répétition gâteuse. Je ne veux pas contribuer à la déshumanisation. J’ai imaginé une mécanique, je m’y suis assumé grain de sable et j’ai découvert qu’elle n’était qu’un mirage, que la réalité est le désert. Ne crois pas que je me terre, mais je préfère me taire. Je n’ai emporté aucun livre, a-t-il ajouté en désignant les murs nus. Les fleurs et les papillons, en dépit ou à cause de leur éphémérité, m’enseignent plus que tous les bouquins. Il s’est tu. Je n’ai pas tiré de mon sac le recueil que j’avais apporté pour lui offrir. Je l’ai salué, ému, et suis parti sans me retourner, sans regarder en arrière, avec pourtant la pénible sensation qu’avait dû ressentir Orphée en remontant seul de l’Hadès.


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Il s’aimait. Il y avait de quoi: il était beau, toujours enjoué, le sourire aux lèvres; il paraissait hors de portée des soucis terrestres et mesquins, inattaquable, plus proche de la divinité que de l’imperfection humaine. Et il aimait plaire. Il était plus qu’une «star»: un soleil, éblouissant. Le succès était venu immédiatement, sans effort. Il était entouré, choyé. Et pourtant seul. Il aurait préféré d’ailleurs être physiquement seul, pouvoir jouir de soi. Mais il se devait à son public. L’adoration dont il était l’objet démontrait le bien-fondé du slogan qui enjoignait de s’aimer d’abord afin d’être aimé. Pour s’aimer, il avait dû, faute d’être capable de se corriger, se réinventer en partie. Car comment s’aimer si, à l’instar du valet à qui le maître ne saurait rien cacher, on est confronté constamment à tous ses défauts que l’on est en outre seul à connaître? Il faut arranger l’image qu’on a de soi. Heureusement, une image est facile à retoucher. C’était à une image que le public vouait un culte. Son luxueux appartement était empli de portraits de lui, en buste ou en pied, grandeur nature, exécutés par des peintres en renom, si bien qu’il était toujours entouré de ses doubles comme de divinités bienveillantes, d’anges-gardiens. On lui pardonnait volontiers la vanité et fatuité de son narcissisme: il était si beau! Et le monde était un prolongement de sa maison, où son portrait s’étalait sur d’immenses affiches tapissant les rues. Il était généreux, admettait avoir une dette à l’égard de ce public si exigeant qui se contentait pourtant de contempler son icône. C’est la croyance qui crée le dieu. Sa porte était toujours ouverte à toute sorte de parasites, à la seule condition de tacitement s’engager à entretenir et répandre sa gloire, pondre un article, publier un interview, prendre une photo ou simplement s’en faire dédicacer une. Il donnait beaucoup de signatures. Pour 73


des pétitions, des contributions: les dons sont la rançon de la gloire. Il voyait toute occasion de parapher une feuille de papier comme une demande d’autographe: ça ne se refuse pas. Il ne craignait pas de se faire vampiriser. Pourtant le mythe du vampire le tourmentait: il plaignait la créature privée de son reflet. Aucune aventure ne lui paraissait plus tragique que celle de Pierre Schlemihl, qui avait eu la légèreté de vendre son ombre. Or, bien que monochrome et sans forme stable, moulée par le relief des surfaces sur lesquelles elle se projette, l’ombre est encore une image, un double. Il vivait plus de la fixité et de l’éternité relative de ses doubles que des battements internes de son cœur mortel. Il ressentait dans sa chair les poches et les plis d’une affiche mal collée, un graffiti le brûlait comme un fer rouge, une lacération l’étourdissait comme un coup de poignard. Par bonheur, ces mutilations, inévitables, étaient compensées par la multiplication des simulacres. Les mannequins des boutiques étaient modelés à son image, sa photo ornait régulièrement la couverture des magazines à l’étal des kiosques et circulait, imprimée sur les t-shirts des adolescents, par toute la ville. Il avait conquis le monde, l’avait envahi à lui tout seul, reproduit à des milliers d’exemplaires. Au fond, il ne s’aimait pas, il aimait son image, préférant même s’effacer pour céder la place à ses doubles. Mais l’invasion a bientôt échappé à son contrôle: les jeunes ne se contentaient plus de porter son effigie sur leur maillot, ils copiaient sa coiffure, sa démarche, s’attachaient à reproduire sa figure mais l’imitaient mal. Il était cerné de caricatures. Le monde, qui le reflétait à l’infini tel un palais des glaces, n’était plus composé que de miroirs déformants. Il lui arrivait de préférer, quitte à feindre la surprise, ne pas se reconnaître dans les images que lui renvoyaient ses «fans». Il finissait par se sentir exclus d’un univers occupé par ses doubles. Il jalousait inconsciemment leur perfection. Il est passé par des crises terribles où seul son amour pour son public l’a retenu de se défigurer définitivement. Il s’est grimé outrancièrement et a clamé sur la place publique que son image n’était pas réelle, 74


juste un simulacre, une poupée, un pantin, artificiel, imaginaire, et que lui seul, vêtu et maquillé comme un bouffon, était authentique. Les représentants de l’ordre ont dû intervenir, une ambulance l’a conduit à l’hôpital psychiatrique où on a commencé par lui diagnostiquer une paranoïa aiguë, avec manie des grandeurs, qui le faisait se prendre pour une idole connue, avant que les infirmiers comprennent en le débarbouillant leur méprise et que le médecin-chef lui présente platement ses excuses tout en lui prescrivant calmants et anxiolytiques. Son agent est parvenu à étouffer l’affaire, laissant croire aux journalistes que l’incident était le fait d’un fou incurable qui avait été enfermé. Il lui est arrivé, au café, en voyant son portrait en première page du journal, de se lancer dans des diatribes pour se dénigrer, laissant entendre que sa beauté n’était due qu’à des opérations réitérées de chirurgie plastique, que ses déclarations étaient écrites par d’autres et qu’il les apprenait par cœur, que tout son personnage avait été fabriqué par des stylistes d’une grande marque de confection, jusqu’à ce que les consommateurs aux tables voisines, convaincus qu’il n’était qu’un de ses nombreux imitateurs, plein de ressentiment de ne pas lui ressembler assez, se mettent à l’insulter, le menacer, et que le garçon le vide d’une poigne ferme avant que l’échauffourée ne gagne des proportions plus graves. Il avait déjà trop de doubles pour qu’on s’intéresse encore à l’original, devenu mythique, presque inaccessible, au point que des esprits forts n’allaient pas tarder à mettre en doute, comme d’une quelconque divinité, son existence. En fait, ses images, modelées et modulées en fonction des désirs du public ou plutôt de ceux que les publicistes lui prêtaient ou lui insufflaient, pur fantasmes en fin de compte, devaient moins à l’original qu’à la conjoncture et au marché. Lui-même devait se conformer à elles. Même l’apparence, le look, lui appartenait moins qu’il ne répondait à un idéal circonstanciel, comme James Dean avait incarné les «rebelles sans cause» grâce à ses jeans de cow-boy, sa chemise ouverte et ses cheveux un tantinet plus longs que la coupe militaire 75


réglementaire, concentrant ainsi, au sortir de la guerre, les connotations de la démobilisation, de la nostalgie d’une Amérique encore à conquérir, et d’une innocence meurtrie par les fautes de la génération antérieure, figure de la rédemption que le public réclamait et que sa mort prématurée allait définitivement assimiler à un emblème christique. Le professionnel, le bon élève de Strasberg, le tombeur de ces dames et le mignon de ces messieurs, le vrai Jimmy Dean, qui n’avait rien de suicidaire, n’intéresse personne. C’est l’icône qu’on révère. S’il l’analysait honnêtement, force lui était de s’avouer que son désespoir tenait aussi à la certitude que leurs destins allaient, un jour pas très lointain, bifurquer: qu’il allait vieillir tandis que son double avait acquis l’éternelle jouvence, qu’il lui ressemblerait de moins en moins, qu’il était condamné, irrémédiablement, à devenir sa propre caricature. Non seulement il n’était qu’une imitation de son image idéale mais il en était une mauvaise copie. Une patrouille de police l’a ramassé un soir en train de griffonner de ridicules moustaches et barbiches sur les affiches où s’étalait le portrait de son double haï. Il a passé la nuit au poste pour «dégradation de bien public» et c’est par pure pitié que les flics n’ont pas alerté son club de «fans» pour qu’ils viennent donner à ce vandale profanateur la leçon qu’il méritait. Son agent, ses amis ou ceux qui se prétendaient tels, les photographes avec qui il travaillait habituellement, et même les commanditaires qui le réclamaient comme modèle publicitaire pour la promotion de leurs produits, se sont aperçus de son changement d’humeur, indice d’une «dépression» qui couvait. Heureusement, ils avaient en réserve assez de clichés pour que le double poursuive sa carrière indépendamment des aléas et accidents qui pouvaient lui arriver. Avec l’impérative assurance de l’expérience, son impresario lui a recommandé de surtout ne pas rester enfermé, seul avec lui-même, mais de sortir, rencontrer des gens, nouer de nouvelles relations afin de se réconcilier avec son image. Il a fait la tournée des bars, lui qui ne buvait que de l’eau. Le premier soir, une fille l’a reconnu et l’a ramené chez elle. Il a 76


couché avec elle avec la pénible conscience qu’elle faisait l’amour avec l’«autre». Le second soir, une fille l’a pris en pitié et l’a emmené chez elle pour lui «remonter le moral», en lui préconisant de commencer par «s’aimer lui-même» et en lui donnant en exemple son double, avec lequel elle lui trouvait une vague ressemblance. Le troisième soir, un pochard fortement éméché lui a démoli le portrait avant de fondre en larmes et de s’excuser car «il savait bien que ce n’était pas lui mais la similitude était trop criante: son sang n’avait fait qu’un tour car l’autre enfoiré lui avait volé sa petite amie qui l’avait largué pour un connard plus ressemblant»; après quoi il a tenu à lui offrir un verre. Comme si l’alcool, auquel il n’était pas habitué, lui avait infusé la lucidité, il s’est rendu compte, à la lumière chiche et violacée du bar, que l’ivrogne était son portrait craché, véritable sosie à la taille près car il le dépassait d’une demi-tête. Le don de double vue, qu’un seul verre avait éveillé, lui a permis d’observer que tous et toutes, autour de lui, imitaient quelque idole, acteur, mannequin, politicien ou chanteur en vogue, de façon discrète ou éhontée, copiant parfois plusieurs modèles et offrant une figure composite; qu’il n’était entouré que de doubles. Le lendemain, sa faculté de voyance ne l’avait toujours pas quitté et il a pu constater que son agent calquait Richard Burton tandis que sa secrétaire singeait Liz Taylor, sans parvenir à décider qui des deux essayait de séduire l’autre. Son ami d’enfance, dont il supportait si mal les airs paternalistes, indéniablement jouait les Clark Kent. Même sa mère, il s’en rendait compte à présent, s’inspirait, pour sa coiffure et la coupe de ses vêtements, de la reine d’Angleterre. L’évidence lui a sauté aux yeux: le monde n’est peuplé que de doubles. Les originaux se sont perdus dans la nuit des temps et vont se reproduisant des copies de copies. En scrutant son portrait sur un grand placard publicitaire, il a reconnu un plagiat mixte de James Dean et d’une autre figure qu’il n’a su identifier. Il a décidé de partir. Très loin. Là où personne jamais n’aurait entendu parler de lui. Aux antipodes.


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L’agence a été créée au lendemain de l’assassinat du président Kennedy, initialement de dimension tout à fait artisanale. L’idée en était simple, reposant sur l’évidence que le président serait encore vivant si à Dallas, dans la décapotable, son rôle avait été tenu par un double. Il existait de nombreux précédent: on savait que Lénine, pour haranguer les foules pendant la révolution, avait pu faire jusqu’à six apparitions simultanées dans des régions distantes de milliers de verstes les unes des autres; Hitler avait trois sosies et avait échappé à un attentat le jour où l’un d’eux, qui le représentait lors d’une cérémonie à Munich, avait été réduit en poussière par la bombe qui lui était destinée. Il y avait des charges et des professions où le risque d’être victime, ou pour le moins cible, d’une agression était quasi inévitable. Aucune protection, gardes du corps ou escorte militaire, n’était suffisante. Seule la ruse pouvait déjouer ces attaques, en les détournant sur des leurres assez ressemblants pour donner le change, des doublures pour les scènes dangereuses, comme au cinéma. L’agence se chargeait donc de dénicher un double convaincant, qu’un maquillage fignolé rendait indiscernable de son modèle. Bien qu’onéreux, l’achat d’un sosie ne coûtait guère plus qu’une bonne chirurgie plastique et s’avérait surtout bien moins douloureux. Les meilleurs clients de l’agence, plus encore que des politiciens ou des dirigeants d’entreprises, se sont bientôt avérés être des gangsters. L’un d’eux a bien ri, lorsque son sosie, drogué, est passé sur la chaise électrique. Mais c’est une règle d’or en système capitaliste que tout négoce doit entrer en expansion ou en faillite. Même si quelques hommes d’affaires n’hésitaient pas à acquérir discrètement un double pour jouer leur rôle dans d’ennuyeuses réunions pendant qu’ils en profitaient pour 79


s’offrir une virée avec leur secrétaire, le marché restait limité. Le sosie appartenait à la gamme des produits de haut luxe. Or suite au décès du maquilleur de l’agence et à l’engagement, pour le remplacer, d’un spécialiste du moulage en silicone, ancien marionnettiste recyclé dans la confection des masques funéraires, les coûts de «fabrication», sur mesure, par injections, d’un sosie, dispensant désormais de longues et dispendieuses recherches, ont considérablement baissé, tandis que les pièces, faux nez, faux mentons, faux muscles, faux seins, étaient manufacturées à la chaîne dans une usine installée en Indonésie employant principalement une main d’œuvre enfantine et féminine. D’où la légende des doubles vivant aux antipodes. Grâce à cet artiste génial regorgeant d’idées et à l’investissement de clients intéressés, la petite société «Sosie & Co.» a étendu ses activités et en une année est devenue le puissant consortium «Sosie inc.» contrôlant la majeure partie des fabricants de postiches, des ongles aux cheveux, de par le monde. Dans certains milieux, le sosie est devenu une mode et se sont développés des jeux de société consistant, sur le même principe que la «main chaude» ou colin-maillard, à deviner si l’on avait affaire au double ou à l’original. C’était jouer avec le feu. Le scandale a éclaté quand l’autopsie du pape, décédé d’une indigestion, a prouvé que depuis plusieurs mois son rôle était tenu par un sosie, après qu’on ait retrouvé dans les caves du Vatican le cadavre desséché du véritable pontife. Le krach boursier qui a suivi cette révélation a dévoilé que les courtiers eux-mêmes se faisaient substituer. L’un après l’autre, les gouvernements sont tombés. Les dictateurs qui voulaient résister aussi bien que les généraux qui voulaient les renverser n’ont pas été suivis car leurs subalternes croyaient, ou dans le doute feignaient de croire, qu’il s’agissait de leurs sosies. Une période d’anarchie s’est ensuivie au cours de laquelle chacun s’est mis à douter d’être soi-même puis, motivé plus encore par la paresse que par la peur, l’ordre s’est «naturellement» rétabli. Un certain nombre d’intellectuels, analysant rétrospectivement les événements, en ont tiré 80


d’utiles conclusions immédiatement mises au rencard, quant au fait que la totale incompétence des doubles, dans aucun secteur, n’avait été décelée et que leur gestion s’était avérée aussi efficace, ou inefficace, que celle des «professionnels». Cependant, un sourd mécontentement croissait parmi les couches de la population traditionnellement sensibles aux préjugés racistes et xénophobes, retournés en ce qu’un philosophe adepte du néologisme a dénommé la similiphobie, à l’encontre des doubles. Se sentant menacés dans leur identité, les gens réclamaient l’élimination pure et simple des sosies et exigeaient, comme test préalable à l’attribution de toute charge ou tout emploi, le passage par un détecteur de silicone. Les actrices et les présentatrices de télévision, appuyées par des millions de femmes qui les avaient de tout temps imitées, ont été les premières à protester contre une mesure si discriminatoire. De toute manière, les doubles étaient déjà beaucoup trop nombreux, toute attaque directe risquait de provoquer une guerre civile. Ils ont d’ailleurs immédiatement réagi en défiant leurs adversaires de prouver qu’ils n’étaient pas eux-mêmes des duplicatas. Un mouvement pacifiste, s’intitulant «les faux jumeaux», a voulu calmer les esprits en prenant l’initiative d’exposer les doublures au grand jour et d’apparaître toujours par paire, chaque membre accompagné de son sosie, tels Dupont et Dupond. Cette tentative bien intentionnée s’est soldée par un échec: les militants ont été traités de «faux frères» et rossés au cri de «si ce n’est toi c’est donc ton frère!» Pour affirmer leur singularité, certains prônaient le «signe particulier», quitte à se tatouer ou à imprimer par scarification leur signature en travers du visage. À quoi d’autres ont répliqué qu’aucune marque n’était inimitable. Mais le principe de la défiguration est néanmoins entré dans les mœurs. La barbarie ressurgissait sous le vernis civilisé. Systématiquement, en cas de naissance de vrais jumeaux, l’un des enfants était sacrifié, étouffé souvent par sa propre mère à qui la justice reconnaissait des circonstances atténuantes suffisantes pour lui valoir l’absolution. Les plus 81


hautes instances internationales étaient partagées: le gouvernement américain, se posant en champion de l’égalité et désireux d’assurer la sauvegarde des doubles, les comparant aux israéliens proposait de leur octroyer un territoire autonome; la difficulté tenait à la localisation de cette nation nouvelle, les doubles étant d’origines les plus diverses et ne possédant aucun mythe fondateur, aucun pays par ailleurs n’étant disposé à céder la moindre portion de terre à ces parias. Le gouvernement russe, de son côté, les comparait aux palestiniens, frères tant des arabes que des juifs originels mais reconnus ni par les uns ni par les autres, et préconisait une diaspora afin de leur restituer, en les séparant définitivement de leur modèle, une identité à part entière. Toutefois ces débats enflammés mais stériles butaient contre une double aporie qu’ils ne parvenaient pas à contourner: les doubles n’étaient identifiables en tant que tels qu’en compagnie de leur modèle, or mis côte à côte personne ne pouvait plus décider qui était l’original qui la copie. Les églises en revanche prenaient clairement parti pour les doubles. Les unes parce qu’elles avaient développé un concept trinitaire qui était en quelque sorte une duplication plus complexe et sophistiquée, les autres à cause de leur croyance en la métempsychose et la réincarnation qui se ramenaient à des duplications successives. Des courants mystiques et néo-platoniciens ont vu leur credo confirmé et ont lancé le slogan: «nous sommes tous des doubles». De nombreux individus, après avoir cherché en vain leur sosie ou leur spécimen, les deux termes étant tenus dorénavant pour équivalents et interchangeables, finissaient par se suicider, ne supportant pas l’idée d’une solitude «ontologique», condamnation pire que tous les châtiments de l’enfer. L’«unique» stirnerien, d’idéal utopique était devenu synonyme de malédiction. L’Organisation des Nations Unies a finalement décidé de régler le problème en remontant à sa source et en désignant le trust des fabricants de sosies comme coupable. Il fallait un bouc émissaire à qui faire porter le chapeau, l’artiste tenu pour l’initiateur de la duplication à large échelle a été 82


doublement accusé de «crime contre l’humanité»: d’une part pour contrefaçon d’identité physique, bien plus grave que la confection d’un faux passeport, et le fait de répondre à une commande n’ôtait rien à sa responsabilité; d’autre part pour discrimination statutaire, en scindant les hommes en deux catégories, originaux et sosies, avec à charge tous les conflits conséquents à cette division et les innombrables victimes qu’ils avaient entraînées. Dans le réquisitoire du procureur, Hitler était un enfant de chœur comparé à ce nouveau Frankenstein. Le marionnettiste ne s’est pas démonté. Pour sa défense, il a commencé par montrer combien était infondée la distinction entre modèle et copie, arguant qu’elle se ramenait à une insuffisance lexicale. Pour illustrer sa démonstration, il a pris l’exemple de l’ombre, autre sosie: on ne considère jamais que l’ombre projetée, or l’incidence d’une lumière sur un corps, que ce soit la lune ou un homme, le divise d’emblée en deux moitié, l’une éclairée, l’autre sombre; or cette part d’obscurité constitue aussi une ombre, collée au corps et se confondant avec lui. Il a conclu que le double était intrinsèque à l’original. Puis il a parlé des doubles miniatures que sont les marionnettes pour aboutir à la proposition «nous sommes tous des fantoches», qui a suscité un froncement de sourcil des juges mais soulevé un tonnerre d’applaudissements parmi les assistants. Il était sur son terrain et dominait le sujet. Il a expliqué que sa proposition ne paraissait si choquante qu’en raison de notre connaissance de l’existence d’un manipulateur. Toutefois, la particularité de ce dernier, son trait spécifique, tient lors du spectacle à son invisibilité. Tout comme celle des fils commandant leurs mouvements. Une marionnette peut-elle être originale? Quel guignol avait servi de modèle aux autres? Peu importe. La véritable question est de savoir qui, caché, invisible, anonyme, éventuellement virtuel, relayé par un programme informatique, tirant sa puissance de son occultation et non de pouvoirs surnaturels ou divins, ne se montrant que sous l’apparence de délégués, de doubles à figure humaine, tire les ficelles.


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table des matières

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