saguenail (textes) corbe (dessins)
L’ÂME HURLANTE
contredits
SATIÉTÉ DE CONSOMMATION
Il doit absolument satisfaire son désir. Il collectionne les chromos. Il en possède déjà des milliers. Mais il lui en manque. Il ne les regarde plus, il les compte. À quoi bon les contempler puisqu’il ne voit que ceux qui sont absents, dont la place sur l’album reste vide, qui le narguent par leur défection. Lorsqu’un collègue lui en montre un que justement il n’a pas, il a du mal à contenir son envie, envie presque de tuer. Il est prêt à mentir, à voler pour obtenir les petites images tant convoitées. Il l’a déjà fait. Non seulement il a commis de petits larcins chez la buraliste qui pourtant lui fait parfois cadeau d’une vignette mais il s’est approprié, profitant du chahut de la récré, celles de son meilleur copain. Il a oblitéré le sens du bien et du mal, sa notion de la justice se confond avec la possession. Il ne pourra jamais satisfaire son désir. Il a découvert que les collections de chromos ont commencé il y a plus d’un siècle, certaines sont si rares que leur cote lors des ventes aux enchères est comparable à celle d’antiquités, voire de tableaux de maîtres. En outre, il s’en publie dans tous les pays du monde – le fétichisme est universel. Comme à la roulette, où l’on finit immanquablement par perdre, la collection débouche nécessairement sur la frustration. Mais il s’agit d’un vice – la cigarette infantile –, les commerçants le savent bien: si les chromos sont distribués avec une plaquette de chocolat, on s’en empiffrera, au risque d’en avoir l’estomac chaviré, ou on offrira généreusement le chocolat – quitte à le jeter – pour ne garder que l’image. Le désir est d’ordre symbolique, bien plus que matériel. 3
Sitôt satisfait, le désir renaît. Tel le phénix de ses cendres. Car c’est la quête qui est vitale, pas la possession. L’assouvissement rend blasé. Le désir se nourrit de frustration – en fait, les deux termes sont équivalents. Profondément, le désir est une compensation et son objet un substitut. Il est le revers d’une carence et sa satisfaction ne saurait pour autant la combler. Si bien que le désir est comme une faille, toujours béant, ou plutôt comme le grattage d’une plaie originelle. Ce n’est pas qu’il ait été «mal aimé» ou pas aimé, seulement pas aimé comme il l’aurait voulu – sa royauté enfantine n’a pas été absolue. C’est sur cette insatiable soif d’amour que repose le principe de la consommation, avec ses modes, sa pub, son renouvellement constant, son obsolescence programmée. Et ses déchets. À mesure que le désir s’allume, la frustration augmente. La conscience désirante est une conscience malheureuse, et le malheur rend docile. La fixation de son désir sur sa collection de chromos l’a rendu vulnérable à tous les chantages. Le désir rend esclave, non pas du désir mais de qui sait l’entretenir. Le désir rend lâche. Le désir incite à toutes les bassesses, à l’obéissance, à la servilité, au mensonge, à la fausseté, à la flatterie. Le désir rend courtisan. La révolte est produit du désespoir, quand il faut renoncer au désir, quand on comprend qu’il ne sera jamais satisfait, quand on passe de la frustration à l’action. Combien de fois n’a-t-il pas triché pour obtenir un chromo manquant, automatiquement, sans y penser, par réflexe, comme un taulard ou un drogué ment pour un clope ou une dose de came. 4
À jamais insatisfait, le désir finit par s’éteindre. Remplacé par d’autres désirs, mais relevant plus de la curiosité que de l’envie de posséder. Un freudien décrirait sans doute son évolution comme le passage d’une phase anale tardive à la phase génitale. Il a vaguement le sentiment d’avoir grandi et que collectionner les chromos n’est plus de son âge. Il s’est héroïquement séparé de son trésor en l’offrant, pour son anniversaire, à son jeune cousin qui a su apprécier son sacrifice à sa juste valeur. Entamant une plaque de chocolat, il trouve une image nouvelle et constate son indifférence. Avec le recul, il se rend compte que son désir n’était pas le sien – il lui avait été insufflé sinon imposé par une campagne publicitaire – ni même un désir, juste un geste d’obéissance: faire comme tout le monde.
MISS ENTROPIE
Elle aime les hommes. Sentir leur regard presque palpable la suivre, la caresser, la détailler. C’est comme un courant d’air qui se glisse sous les mailles de son pull et la fait frissonner. Elle y répond discrètement, par un léger déhanchement, sans se retourner ni leur renvoyer une œillade, presque malgré elle car elle ne veut pas les encourager, susciter quelque propos grivois ou proposition de rendez-vous, ni surtout risquer une rencontre à la sortie du travail. Qu’ils l’admirent mais se gardent de gestes déplacés. Sans se l’avouer, elle cultive un idéal sculptural – elle envie les statues du jardin public mais seules les héroïnes et les divinités ont droit au marbre. Son pull rose et moulant est une sorte de concession faite à sa nature humaine, une seconde peau artificielle, la chair faite armure. Elle hait les hommes. Elle doit surveiller sans cesse leurs yeux insolents à l’affût, leurs mains lestes, leurs paroles à double sens. Jamais un instant de répit, toujours sur le qui-vive. Serveuse, elle doit satisfaire les clients. Difficile de se défendre quand on a les bras chargés et que le moindre geste brusque peut faire basculer le frêle équilibre des assiettes empilées et des plats débordant de sauce. Il lui arrive de désirer être laide, laide à faire peur, littéralement. Le pull moulant rose qui les excite tant est au fond un instrument de sa vengeance. Pas tant des viols répétés – elle ne résiste pas, tout se passe si rapidement qu’elle oublie aussi vite – que de l’arrogance de ces ivrognes, mâles grossiers qui se croient tout permis et ne voient en elle, pas même une «tentation» charnelle, rien qu’un trou. 6
Elle est indifférente aux hommes. Son sourire est strictement professionnel. Presque machinal. Elle se concentre sur son service, veillant à ne pas renverser de sauce ni casser de vaisselle, à ne pas confondre les commandes et à adroitement éviter pinçons et caresses sur les fesses au moment où elle doit se pencher pour déposer son fardeau au centre de la table. Elle sent son pull moulant tellement imprégné des relents de friture que l’odeur l’incommode. Elle comprend difficilement que la crasse et le remugle qu’elle transporte en sus des plats ne réfrènent pas leur ardeur lubrique. Ses cheveux collent à ses tempes. Les giclures de soupe, graisse et jus de viande qui souillent sa peau et son pull rose ne semblent pas les rebuter. Sans cesser de sourire elle doit repousser leurs avances. Elle feint de ne pas se soucier des hommes mais toute sa coquetterie n’a d’autre but que d’attirer leur attention. Ce n’est pas parce qu’on est, professionnellement, une «souillon» qu’on doit en plus être laide. La loque nauséabonde qui lui moule la poitrine était originellement un fourreau de laine éblouissant, sa couleur rose chair l’habillait de nudité. Tous les regards convergeaient vers elle. Elle illuminait à elle seule l’infâme gargote, la transformait en palais, et devenait princesse. Bien sûr sa cour tient plutôt des miracles, sa claque est composée de poivrots. Et elle a dû à plusieurs reprises payer les pots cassés de son audace, se faire casser le pot dans une encoignure, à la sortie du boulot, par un admirateur excité. Redevenue Cendrillon, balayer les cendres de ses rêves – contes – défaits. 7
Le menu est à prix fixe. Et bas. La nourriture n’est ni variée ni raffinée mais abondante. Meubles et couverts sont dépareillés. Bien que la vaisselle soit lavée et le sol balayé, l’éclairage chiche confère au lieu un aspect crasseux. À moins que ce ne soit l’allure de la clientèle, essentiellement composée de pochards sur le retour, qui déteigne sur le décor. La serveuse se détache par la trace d’un souci d’élégance encore visible dans la teinture des cheveux et le pull moulant dont le rose originel pointe sous la patine de graisse. Elle accomplit son service affublée d’un rêve. Habitués, les clients ne la remarquent même plus. S’ils ne lui renvoient au moins un clin d’œil appréciateur, sa mièvre tenue de poupée finit par se décolorer à ses propres yeux, signe caduc d’une velléité de dérisoire dignité.
LE FIL ALLOPATHE
Elle croit en la médecine. Elle a une confiance absolue en son médecin. À chaque nouvelle douleur dont elle se plaint, il ajoute un médicament sur l’ordonnance. Il ne se moque jamais, approuve tout ce qu’elle dit, l’ausculte longuement, mesure tension et respiration, et ne laisse jamais passer plus d’une semaine entre deux visites. Au cas où. Une aggravation peut toujours se produire, il vaut mieux la détecter à temps. Et puis l’air est plein de bactéries. Depuis que la pratique médicale est devenue scientifique, l’espérance de vie a augmenté de près de vingt ans. En à peine deux siècles. Entre clonage et manipulation génétique, l’immortalité est désormais à portée de la main. Elle est née trop tôt. Mais avec l’aide du docteur elle peut durer encore. Que la camarde aille se rhabiller. Elle ne croit plus en la médecine. Son médecin l’a trompée. Il s’est joué d’elle en lui prescrivant des remèdes bidon. C’est en comparant son ordonnance avec celle de sa voisine qu’elle a découvert le pot aux roses: la sienne était apparemment bien plus fournie; or en vérifiant la composition des médicaments dont sa commère avait été privée – et qu’elle s’était aussitôt obligeamment offerte à partager avec elle –, elle a constaté qu’il s’agissait de placebos. Ainsi, le docteur la gavait de sirop de flotte, de gélules de sucre et de comprimés de farine. Pas étonnant que depuis tant d’années de traitement elle ne soit toujours pas complètement guérie. Un charlatan. En fait, la profession n’a pas évolué depuis Molière. Employer des mots compliqués en latin ne les rend pas moins ignorants. 9
Elle est sceptique quant à la médecine. Dans un premier temps, sous le coup de l’indignation, elle a jeté tous les tubes et flacons qui encombraient son sac – elle se qualifiait elle-même avec esprit de pharmacie ambulante – à la poubelle. Or certains médicaments devaient toutefois posséder quelque substance active car des maux d’estomac n’ont pas tardé à se manifester. Accompagnés de sueurs froides. Le fils de sa voisine prétend que c’est la colère qui lui donne des aigreurs, que ses douleurs sont psychosomatiques. Elle est outrée: il croit que sa souffrance est imaginaire. Dérisoire à côté de la sénescence bien réelle de sa mère – on sait bien qu’elle paie aujourd’hui les frasques et la syphilis de son aïeul. Elle sait bien ce qu’elle endure. Qu’est la vie sinon une longue lutte contre la maladie? Elle est réconciliée avec la médecine. Elle a consulté le concurrent de son médecin de famille. Il lui a prescrit des analgésiques et des antibiotiques pour l’estomac. En outre, des gélules d’ultralevure pour contrebalancer les effets des bactéricides, ainsi que des anxiolytiques afin d’attaquer la douleur par tous les côtés et, pour équilibrer l’effet des calmants, une potion excitante à prendre en gouttes. Tous des remèdes sérieux, qui attestent le sérieux des maux. Elle en est toute ragaillardie. C’est sa voisine et son pédant de rejeton qui vont en faire une tête! Elle en oublie même la lourde ponction qu’un tel traitement ne manquera pas d’opérer sur sa maigre retraite. Bah, à part les médicaments, elle n’a aucune fantaisie à satisfaire. D’autant qu’il lui a trouvé du diabète et prohibé les sucreries. 10
Elle croit en la magie. La blanche comme la noire. La médecine n’est qu’une magie parmi d’autres. Et peut faire autant de mal que de bien. Elle n’espère plus la guérison. Elle la craint. Car c’est la vie qui est en soi une maladie. Un cancer qui prolifère. Une urticaire. Qui demande à être entretenue, pas éradiquée. Tant qu’on est malade on est vivant. La seule cure radicale c’est la mort. La vie a une saveur de médicament. D’ailleurs il y en a pour tous les goûts. Sirops et pastilles ont des couleurs et des saveurs artificielles, comme les aliments que vante la publicité et vend le supermarché. Sacrée combine. Au poids, les médicaments sont plus chers, et à la taille moins nourrissants. Il est faux que les plus amers soient les meilleurs. Poisons lents, dilués. Vivre c’est pratiquer la mithridatisation.
LE NÉANT TROMPETTE
Retroussé. C’est le premier adjectif qui lui est venu, instinctivement, à l’esprit. Mais sitôt formulé, un doute le taraude. Si retroussé semble s’imposer, il est néanmoins certain que tous les synonymes s’avèrent impropres et doivent être écartés. Son nez n’était ni épaté ni en trompette. Assurément. Pas même camus. Il ferme les yeux pour mieux se concentrer et tente de reconstituer mentalement son visage. Au moins son nez. Le vide laissé par son absence réclame une image. Avec des contours précis. Inconfondables. Le flou est prohibé, si proche de l’effacement. Il sait bien qu’il ne la reverra plus, il ne pourra donc pas vérifier. Et les photographies ne sont pas fiables: ombres et clair-obscur rognent la netteté des traits. Tant d’amour, tant d’années, et n’avoir pas retenu même l’arête du nez! Busqué, grec, droit, bourbon, aquilin, crochu, proéminent, en patate. Il procède par élimination. Les mots sont génériques. La tentative de caractériser son nez en sa singularité aboutit paradoxalement à une qualification qui le classifie, l’assimile à d’autres nez par le critère de l’apparente ressemblance, le rend commun. Et le nez réel, unique, est oblitéré par le langage. Il s’obstine, écrit des listes d’adjectifs pour mieux les rayer, consulte le dictionnaire des synonymes, des rimes, les tirades de Cyrano. Pris de panique, il s’affole, se rend compte qu’il serait probablement incapable de dresser son portrait-robot. Il examine des tableaux synoptiques des diverses formes de nez et constate avec horreur que sa confusion ne fait qu’augmenter. Il se demande si en la revoyant il la reconnaîtrait. 12
Nasal. Il a fini par rejeter tous les autres adjectifs. Il n’ose s’attaquer aux autres organes de la face. S’il se souvient de la couleur des yeux et des cheveux, il n’est plus sûr de leur forme exacte ni de leur taille. Il abandonne l’idée d’une reconstitution. Dès qu’il ferme les yeux, des limbes surgit le visage qu’il pensait connaître par cœur, dont il croyait les traits inaltérables, à jamais fixés dans sa mémoire, dont il avait relevé le moindre grain de peau, chaque poil et jusqu’à la plus fine ride. Mais il forme une tache laiteuse, brouillée. Seuls les yeux, comme rehaussés au crayon et au rimmel, sont nets et le fixent au-dessus d’un trou noir: le nez impossible à retracer. Il comprend que ce vide finira par absorber ce qui l’entoure, que l’absence de nez en fait un fantôme, la condamne à disparaître. Il procède autrement. Par contraste. Il détaille le nez de toutes les femmes qu’il croise et s’efforce de formuler ce qui distingue le sien du leur. En même temps, il s’entraîne à croquer leur profil, pour mettre à l’épreuve ses dons d’observation. Il a acheté un petit calepin qu’il tient à hauteur des yeux et sur lequel il crayonne rapidement à chaque nouveau visage entrevu. Son trait d’abord hésitant s’affermit rapidement. Et il a le coup de main. Bien sûr, ces femmes réduites à leur nez penchent vers la caricature, mais elles sont facilement reconnaissables. Il le vérifie en dessinant d’un trait chacune des bonnes d’enfants rassemblées autour du bac à sable du jardin public: impossible de s’y tromper. Une seule manque à l’appel, brille par son absence. L’amour est-il littéralement aveugle? 13
Il continue d’invoquer son visage néanmoins. Mais déjà les lèvres, ni fines ni charnues, ni serrées ni épaisses, à force d’incertitude se sont évanouies. Les yeux se sont étrécis, se sont enfoncés dans les orbites, s’y sont résorbés. La chevelure s’est dégarnie. Les oreilles se sont aplaties. Les poils se sont contractés, ont rapetissé, se sont estompés puis dissipés, laissant le visage nu et hagard. La peau s’est étirée, s’est faite translucide et a fondu. Il a enfin trouvé l’adjectif pour désigner, non pas le nez de celle qui le hante, mais celui de sa nouvelle apparence fantomale: camard. Le visage qu’il a patiemment recomposé est un crâne. Comme les mâchoires s’entrouvrent, il comprend que l’organe de la vue est projectif et que cette vanité hilare est son image, radiographiée et reflétée par l’amour.
VIEUX CON
Il aime le cinéma. C’est comme une drogue. Il n’arrive pas à s’en passer. Pourtant le cinéma n’est plus ce qu’il était. La couleur a envahi l’écran, le romantisme a cédé la place au cynisme, le baiser final a été remplacé par la coucherie initiale. Mais le pire est encore ce sentiment qu’il a de voir à chaque nouveau film jouer la même histoire. Seuls les visages et les décors changent. Au bout de cinq minutes, il peut anticiper la suite des événements et le dénouement. Avec la sensation que leur ordre est presque indifférent. Comme si les combinatoires expérimentales de l’Oulipo avaient été unanimement adoptées par les scénaristes d’Hollywood. Voire du monde entier, car tous veulent rivaliser avec l’Amérique et copient ses navets. En vérité, sa cinéphilie attardée tient du masochisme. Il n’aime plus le cinéma. Il ne peut toutefois s’empêcher de fréquenter les salles obscures. Bien qu’il s’y sente déplacé. Car les spectateurs sont des jeunes qui viennent en bande. Ou en couples. Plus pour se peloter et se bécoter dans le noir que pour regarder un film. Encore que certains gars, déjà goujats, n’hésitent pas à comparer, dépréciativement, leur compagne avec la star sur l’écran. Ils parlent à voix haute, croquent bruyamment du pop corn, boivent des litres de coca, consomment tant de sucre et de vitamines qu’il faut bien tous les décibels du dolby et l’enchaînement précipité des poursuites et des bagarres pour résorber autant d’adrénaline. L’odeur douceâtre du maïs soufflé l’écœure, leurs rires forcés l’incommodent, mais pas suffisamment pour le faire renoncer à son vice. 15
Il ne sait plus s’il aime ou non le cinéma. Le défilement des images sur l’écran, il le vérifie à chaque séance, n’est pas incompatible avec l’échange de messages téléphoniques, voire la poursuite de jeux vidéo sur la tablette tactile, qui requièrent plus de réflexes que d’attention soutenue. Il soupçonne intuitivement que le graphisme accentué et la vitesse accélérée de la majorité des films traduit une parenté bâtarde. À la sortie de la salle, dans le hall du centre commercial, il croise d’autres jeunes, leurs semblables, leurs frères, attablés devant une pizza, écouteurs enfoncés dans les oreilles, qui regardent d’autres films sur leur ordinateur de poche, faisant l’économie du billet d’entrée. Il devine que les films ne sont déjà plus produits pour les télévisions mais conçus pour des écrans miniatures. Il honnit le cinéma. À proportion de sa dévotion antérieure. Il se sent floué. Comme un croyant qui perd la foi. Le cinéma qu’il a adoré n’a pas tenu ses promesses. Les bons films l’ont aveuglé. Il n’a pas tenu le compte des navets. Il s’est inventé, à force de sélection, un cinéma à la mesure de son désir, écrémant la production pour n’en retenir que les rares, improbables, miraculeuses réussites. Les exceptions. Il a pris des vessies pour des lanternes magiques, des ombres pour des proies, s’est laissé éblouir. Volontairement. Refusant de penser aux implications de la reconstitution en studio, du code Hays, du box office et du strass festivalier. Il a participé par sa cinéphilie à une vaste fraude modelant les rêves et jusqu’à la libido du public. Les vraies marionnettes ne sont pas sur l’écran. 16
Il regrette le cinéma. Un univers du faux où l’on sait qu’après le «coupez» les morts se relèvent, où les rochers sont en papier mâché, où l’arme favorite est la tarte à la crème, où l’avenir est scellé d’un baiser. Sans doute parce que l’écran le lui présentait simplifié, il avait l’impression de mieux comprendre le monde après chaque film. Il voyait la réalité d’un autre œil, même la grisaille était contaminée, magnifiée. L’action la plus banale, un simple verre au comptoir, devenait épique. Et il avait envie d’en discuter, ne serait-ce qu’avec les poivrots du troquet qui, sans être cinéphiles, du moins connaissaient les acteurs par les affiches. Il collectionnait les séquences – le projectionniste lui refilait des photogrammes – comme des références absolues. Le noir et blanc n’était que lumière.
TOUTES FINS UTILES
Il hésite. La mort serait-elle un refuge? Il serait vain de combattre «les flagellations et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir et les rebuffades des créatures indignes», mais peut-on les éviter? Dans un monde corrompu, dominé par l’argent et la cupidité, tout se ligue contre l’individu honnête. C’est le sort commun. Pourtant, les gens continuent, jour après jour, malgré l’exploitation, malgré la misère, malgré la faim même. Courage ou abnégation? L’oppression ordinaire est-elle si insupportable qu’il faille se poser la question d’«être ou ne pas être»? Ou s’est-il déjà cuirassé le cœur et voit la vie comme une épreuve, un jeu, où il n’y a rien à gagner, ni à perdre? Une roulette pour rire. Il n’hésite pas. La mort est le repos. Tous les efforts sont vains. Omnia vanitas. Les écrits ne restent que pour s’empoussiérer dans les oubliettes des bibliothèques, les pyramides pour s’écrouler en sable, les dieux mêmes pour sombrer dans l’oubli. La victoire appartient à la poussière. Alors à quoi bon? À quoi bon laisser une œuvre qui survivra à peine à son auteur? Et s’il n’y a rien à faire, pourquoi s’obstiner, sans illusions continuer, jour après jour décliner, «comme un savon» diminuer, comme un pantin gigoter, puisqu’au bout d’un combat perdu d’avance il devra rendre les armes? Toute raison d’atermoiement n’est que lâcheté. Le langage n’a-t-il été inventé que pour camoufler sous d’épiques et ronflantes épithètes la couardise? La vieillesse – de son vrai nom sénilité – est-elle si désirable? 18
Il y a de quoi hésiter. Demander à la mort une rémission, un court répit. Car «une vie se compte en secondes». Et le bonheur frappe en un éclair, à la vitesse de la lumière. Aussi imprévisible que le malheur ou une rage de dents. Aussi fugace. Il ne faut pas l’attendre mais être prêt à le recevoir, comme une grâce du tout-puissant hasard, un miracle de l’absurde qui n’est pas toujours adverse. Il suffit d’un rayon de soleil, d’une goutte de pluie, d’un trille d’oiseau, d’un envol de papillon, d’une tache de fleur, d’une senteur pour que le cœur soit inondé d’une joie immotivée. Parfois même sans cause. Un refrain fredonnant spontanément dans la tête, une accélération inconsciente du pas, une envie de rire difficilement contenue. Des riens. Mais auxquels il ne peut opposer de raison de mourir. Il ne sert à rien d’hésiter. La mort est une réponse. Inutile de la repousser, elle exige le renoncement, la reddition. Elle est inéluctable. La dignité de l’homme tient à la connaissance de sa mortalité. Telle est sa condition, il ne saurait y échapper. D’ailleurs l’histoire de l’humanité, entre le chemin de Damas – quand le retournement était concevable, que la gloire consistait à changer d’opinion et de direction – et le chemin des dames – symbole de l’obstination mortifère –, se résume à une accélération de sa tendance suicidaire. Le progrès scientifique a consisté à multiplier les causes létales, à les massifier, plus encore qu’à guérir des maladies. Le génie de l’homme se manifeste dans la sophistication de l’armement. L’apocalypse n’est plus métaphore mythique, mais réelle menace. Pourquoi attendre? 19
Il n’y a pas à hésiter. La mort exige le refus, le rejet. Car après lui, pas de déluge, l’histoire continue. Il est de passage, et la vie n’a de sens qu’en tant que chaîne. On ne doit écrire un livre que pour qui viendra après, comme un pari sur l’avenir, pour dire au nouvel arrivant qu’il était attendu. On ne crée, on n’écrit – comme on plante un arbre ou on fait enfant – qu’au futur antérieur, ou plutôt au présent postérieur. Au fond, toute l’injustice qu’il peut ressentir, dont il peut se croire victime – «flagellations, dédains, injure, humiliation, angoisses, insolence et rebuffades» –, n’est qu’orgueil mal placé. Vaine n’est pas la postérité mais la reconnaissance immédiate, la frime, les lauriers – qu’on peut acheter à condition de se vendre. L’œuvre est en soi ivresse, le vrai plaisir implique effort. Il se remet au travail.
L’ARME À L’ŒIL
Il voit ce à quoi il croit. Les objets extérieurs ont beau accrocher la lumière, la renvoyer d’un côté et jeter de l’autre leur ombre, leur perception reste sujette à caution, dépendant de son humeur ou de son souci. Le visible n’est pas la matérialisation d’une lumière extérieure, ni même la résistance opposée par les choses aux rayons qui leur tombent dessus, mais une projection, capable aussi bien d’ignorer en toute sincérité ce qui lui fait face comme de percevoir ce que seul son désir fait surgir. Le réel n’a pas pour lui plus de consistance que ses rêves. Il s’y sent aussi perdu, aussi étranger. Il a déjà vu certaines de ses craintes s’incarner en des formes monstrueuses, à l’instar de M. Hyde, et soupçonne le visible de n’être qu’une concrétion provisoire et métaphorique de phantasmes collectifs. Il ne voit pas ce à quoi il ne croit pas. Le visible tel qu’il se présente à ses yeux s’ordonne à son insu selon l’idéologie et la logique de la classe petite bourgeoise, contradictoire, à la fois privilégiée et exploitée, arrogante et obséquieuse, à laquelle il appartient. Ses sens exercent leur censure avant même de transmettre l’information à sa conscience. Ce qui troublerait cet ordre et cette cohérence ne passe tout simplement pas par le tamis de sa vue. Il se meut dans un réel filtré, fantasmatique, pas vraiment subjectif puisque pas individuel, pas vraiment faux puisque corroboré par tous ses semblables, ses frères, dont il aimerait croire qu’ils composent l’humanité tout entière. Il ressemble au brahmane qui sans se détourner ni ralentir le pas évite le contact avec les Indiens de caste inférieure. 21
Il ne croit qu’à ce qu’il voit. Il dénie à l’invisible toute existence autre que mentale, pathologique, hystérique. Il se veut un œil photographe. L’ombre est l’indice de la matière, dont le soleil fait la preuve. Il n’a pas besoin de la palper pour l’analyser, quitte à la disséquer, à l’autopsier. Son œil est meurtrier. Il n’admet l’imaginaire que comme une superstition. À combattre. Il reconnaît sa puissance mais le voit comme une geôle dont, en tant que prisonnier, il a le droit et le devoir de s’évader. Grâce à un azur matériel capable de tordre les barreaux de la fantaisie. Tel un détective de la vue, il scrute le paysage en quête du détail révélateur. Car le réel n’est ni spontané ni neutre. Son évidence remplit une fonction sociale précise: il doit masquer les trafics et combines qui ont abouti à sa constitution. Il ne croit pas à ce qu’il voit. Il ne pense pas, comme les Indiens, que le visible soit «māyā», une illusion des sens, que les pierres des immeubles pourraient s’écouler en sable sur un simple effort de sa volonté s’il savait l’exercer, ou qu’à l’instar d’Honoré Subrac il pourrait disparaître dans le mur en se dématérialisant, voire passer au travers, mais plutôt que la façade est un trompe-l’œil masquant le vide ou un paravent de respectabilité dissimulant des activités clandestines. Le trait le plus saillant de l’urbanisme occidental est sa répétitivité géométrique, l’identité des boîtes d’habitat conditionnant l’uniformité des gestes et des pensées. Les rues tracent des axes de symétrie entre deux reflets et il ne sait de quel côté de ces miroirs architecturaux il se trouve, ni ce qui se passe derrière les portes. 22
Il croit à ce qu’il ne voit pas. Tout objet est porteur d’une histoire, a été l’enjeu de conflits d’intérêts qu’il est possible, bien qu’ils n’aient pas laissé de trace, de reconstituer. Le visible est un décor, une scène théâtrale dont il veut pénétrer les coulisses. Car le réel est un état provisoire qui contient les germes du futur, utopique aussi bien qu’apocalyptique. Il faut mettre à jour l’invisible, lire le destin écrit afin de pouvoir le modifier. Voir dans la couleur des vignes le sang qui les a irriguées, dans la mise en orbite d’une fusée tous les lancements qui ont raté, dans une baisse de prix les délocalisations permettant d’exploiter plus férocement de plus démunis, etc. Tel un dinosaure antédiluvien, l’avenir doit se recomposer à partir d’un fragment, une écaille, car le temps, futur comme passé, est ruine.
dans un goรปt qui n'est pas le mien
Fais et ris!
Au fond du bois il y a une maison de chocolat une cabane de bûcheron un château enchanté une maison de sorcière un château d’ogre une tanière de loup une maison d’ours une maisonnette de nains le fond du bois est très densément habité car ses habitants y dansent toute la nuit toutes les nuits à moins qu’il n’y ait qu’une maison d’aspect changeant et un habitant qui aime se déguiser ou changer de nom s’anagrammer des cures au sucre de l’orge à l’ogre le loup n’est qu’une poule à l’envers l’ours un sourd mal léché le nain un ami avec une jambe de trop le géant un ange déplumé le prince un crapaud qui s’est fait pincer 25
Chaque personnage se cache sous son nom (non) n’ouvre son huis (oui) à personne (nuit ennui) et à force de solitude (camisole) ne sait plus comment il s’épèle (i’ s’rappelle) ni qui il est ni qui il n’est pas (pas né) Mais le bois est désert ce ne sont plus les arbres qui cachent le refuge (ignifuge) ce sont les maisons qui désormais cachent la forêt (femme nue) à force de sécurité (compagnies républicaines) nous avons perdu le lieu où se perdre (de perdition) et pris l’habitude d’habiter entre les murs au centre d’un labyrinthe dont le centre est partout et la raison ((juge) est partie pour le tout
Dans le derme Le vers est l’envers de la prose le proze est l’endroit vers où vers et couleuvres avalés ressortent des entrailles L’œuvre coule ouvre le couloir mots sans remèdes texte intestin élu cible lettres et néant illisibles noyés dans le noir À grands traits à l’entrée assortis à la sortie ils répètent le dit geste indigeste parodie de l’expulsion du paradis trou ouvert éperdu Impulsion ombilicale seuls habilités par le sort dans l’antre l’essaim des saints les preux et les lépreux les poux et l’époux 27
L’accord scellé le corps celé la larme salée l’alarme sonnée perte d’essence naissance sans innocence Petite mort sans phrase sans emphase sans verve sans verbe sang et cendre du dit amant du moment de maman Mensonge de l’âme en songe délivrée des fers de l’ivresse de l’enfer des livres Manque de vivres et de savoir-faire masque de fer jumelé muselé instinct instantané sans savoir-vivre Hors la peau au repos oripeaux mausolée rongé jusqu’à l’accord parfait pas refait de la chorale des sphères 28
Le cul se tord le corps se tue mort intestat l’écho se tait amorti âme en panne
La bouteille à l’encre Les mots me lâchent (mômes lâches) le sens me fuit (fuite d’essence) même mes morts m’abandonnent (je suis hanté) la chute crée le vide autour de soi (horreur de la nature, errare angelicum est) toute communication est coupée (comme le pinard de flotte) que devient la marionnette quand il n’y a plus personne à l’autre bout du fil? Bien avant que coca-cola ait inventé le père noël et la bouteille en forme de femme le temps avait imaginé le sablier à l’image de l’âme (sablier-alambic) or entre le bulbe du haut et celui du bas se joue une implacable partie d’échec (de dames) le sable blanc ressort noir du transvasement (sablier-encrier) car par la taille étroite les grains sont digérés (sablier-vésicule) sécrétée la nuit (bile ou vase) chaque sphère prend l’autre pour son reflet et s’en éprend et lui tourne autour (sablier cosmique toupie noircisse) nous ne sommes que des calculs de l’espace-temps qui se cherchent aveuglément (qui s’aiment aveuglément) ex-passetemps qui nous moud mieux qu’une roue (molle) qui de courroux nous roue de coups (roux) qui frappe les trois coups actionnant nos trois tours le rideau-paupière sitôt levé retombe clin d’œil du soleil noir de la mélancolie 30
Mes mots se gastéropodent créent des perles à force de gratter leurs plaies (ça leur plaît) fendent ou fondent des coquilles à farce de rire perdent des lettres perdent des points se déclarent vaincus le seuil qu’ils ouvraient se fait seul qu’ils referment la partie ne se joue qu’en solitaire Car si encore on peut parler seul fournir les réponses (fourbir les armes) aux questions qu’on a posées être chat et recracher la langue donnée être chien et se contenter d’aboyer il faut deux bouches pour un baiser
La brindille dans le fourré Les mots sont chiens courants qui me ramènent des cadavres déjà décomposés irreconnaissables vieilles pensées envolées lyriques vieux élans évanouis lâches sillons sans apparence encoches du dire sur le dur mur de la durée Destin clandestin sentiments frelatés de contrebande transgressions infantiles duvet au menton estampes estompées recel de sel sans gabelle clairs de lune passés en douce honte sous le manteau Les mots sont chiens d’arrêt plus qu’animaux de création ils jouent à l’arrêt-création leurs sentences signifient à leur guise l’homophonie les déguise sous le couvert de l’anonymat la moindre lettre est dénonciation tout en feignant l’innocence l’hymne au sens ils assurent la censure et n’exposent jamais que l’un des sens 32
Les mots sont chiens de chasse habiles à déterrer sous les neiges d’antan les squelettes enfouis les souvenirs enfuis à flairer la faute à la cerner la décerner à l’étaler sans la laisser détaler à la confondre Les mots sont chiens assoiffés qui aboient «à boire» lapent le verre jusqu’à la lie pour y chercher quelque vérité fermentée courent le lièvre jusqu’à l’hallali pour en faire de la pâtée rongent le cuir de la solitude lèvent la patte à l’angle des livres mendient des preuves d’amour pour mieux les occulter réclament la sortie mais refusent la laisse se battent entre eux et se reniflent le cul Les mots sont chiens qui mordent la main qui les flatte trahissent la parole donnée lui examinent les dents lui aiguisent les crocs n’acceptent pas n’importe quelle acception d’importation 33
contredisent qui les profère déçoivent qui les préfère crachent toussotent bégaient toujours un «je veux» sur la langue incapables de même à demi se taire chacun se prétendant le dernier avant le déluge de reproches et la cacophonie Les mots sont des loups pour l’homme
Tu
Le cœur comme tout moteur a parfois besoin d’une vie d’ange L’invisible occupe presque toute la place l’espace est fait d’absences le temps d’attentes retards et lapins Un soupçon de regret un espoir bon gré mal gré d’un rendez-vous au suivant un progrès un serrement de main prolongé un regard dans l’autre plongé Le cœur rongé les souvenirs rangés les impairs arrangés les preuves données les fautes pardonnées les bijoux offerts pour marquer au fer les détails oubliés l’histoire réécrite en guide d’oreiller pour purifier les songes au pieu 35
Mais une larme limpide transparente à peine salée suffit à faire déborder le vase des peines senties salies à troubler la vase des pieux mensonges à noircir l’âme à tout obscurcir Une légère entorse à la vérité allie l’habit (camoufler) à l’alibi (innocenter) Quand le juge est parti on réserve le jugement le sentiment se fonctionnarise horaire de bureau du cœur horreur du vide rebut du cœur erreur du bourreau du cœur Amnésie contrariée contrainte contraire in pace empêché sans péché Au bilan des passions le temps est compté au passif obnubilant le passé n’en finit pas de passer
Les filons épuisés Un pendu ne se repent pas S’il survit à peine libéré d’une peur la société lui tend l’autre joug le devoir l’appelle le droit le condamne autant que le tort Il a voulu devancer l’appel l’hiver les feuilles mortes à la pelle sans balancer droit au but mais au bout du rouleau de la corde il n’a fait que balancer du haut de son impotence Il aurait pu s’empoisonner avec des champignons ou des médicaments s’écraser contre un arbre en appuyant sur le champignon se jeter du pont l’hypothèse des naïades rend plus tentante la noyade sans compter le film de sa vie défilant à reculons 38
N’ayant pas à justifier sa fin tous les moyens étaient bons on meurt trop souvent comme on a vécu par manque d’imagination N’ayant que cette corde à son arc il va reprendre le collier mais sa vie s’effiloche il a trop tiré sur la ficelle une marionnette ne tient qu’à un fil Il va ramer dans une galère à quai s’accrochant au fil des jours à la succession des nuits au succès de son rétablissement aux succédanés d’illuminations d’opéras affabulés en opérations de change pour se donner le change ou changer de donne Car même s’il sonne deux fois comme un représentant bègue obstiné le destin et son baratin ont un air de déjà-vu écho d’écho imitation d’imitation pièce défectueuse ou d’occasion plutôt qu’antiquité rabais étiqueté solde Seul demeure à défaut de mort le remords
Anatomisation
Ongles poils cheveux ne cessent de pousser même après le décès ils sont en fait les agents de la mort installés dans la peau croque-morts veillant leur prochain client notre cinquième colonne En font foi leur parfaite inutilité pour la vie leur fonction purement décorative leur usage strictement érotique (Éros est le cadet de Thanatos son larbin et son rabatteur) et leur obstination: on a beau la repousser la mort ivraie repousse toujours Les couper ou les raser ne garantit pas l’éternelle jouvence les teindre ne lève pas la malédiction de l’extinction les tresser ne suffit pas à calmer la détresse les mordre ou les ronger ne fait pas fuir leurs complices rats vers vautours logés dans les entrailles 41
La vie est rationnelle et mécanique elle n’a besoin que de mouvement que d’os et d’armes pour déchirer broyer engloutir mâchoires et dents la vie est notre squelette Par ailleurs la vie est aveugle des orbites vides lui suffisent mais pudique – ou frileuse – elle se couvre d’oripeaux de peau car elle se voudrait éternelle son idéal est la momie L’âme est faite de fongibles humeurs huiles graisses sucs sang sperme bile et bave sueur et larmes tout liquide corporel et de tubes alambiqués pour les faire circuler toute la plastique charnelle pour qu’au bout de cette alchimie en cours de digestion surgissent de la vésicule de minuscules calculs – les sentiments – se forment des caillots de pensée le petit théâtre de la conscience lanterne magique 42
spectacle de prestidigitation cinéma intérieur reflets dans le miroir déformant de nos organes (car nous ne percevons l’extérieur que par des trous) hallucinations qui préludent à l’embolie mythes de l’enfer et du paradis Les premières dissections «leçons d’anatomie» sont tardives sujettes à erreur sujettes à caution postulant l’invisible et méprisant le corps voire la vie La vie est un vice la vie asservit sans servir à rien le désir serre la vis lacère les viscères lessive les envies lascives verse jusqu’à renverser et ravit l’âme qui ne peut l’éviter qui ne peut léviter La vie est lourde terre à terre seule la mort est leste céleste
avanies (quatre Ă quatre)
Maîtres méchants Le regard de l’autre s’il n’est pas amoureux se pose comme une faveur et nous impose le statut de mendiant Les évidences sitôt évidées ou juste un peu creusées s’avèrent trompe-l’œil dont la lanterne brille sans éclairer reste le mystère de la vessie Le doute est méthode son creusement n’est peut-être pas infini ni son interrogation inépuisable mais il nous préserve de l’arrogance de la certitude La force de l’habitude écarte jusqu’à l’idée d’alternative son ancrage se prétend l’indice d’une pérennité de l’état des choses d’un ordre sinon parfait unique Sartre à propos d’antisémitisme oppose opinion et préjugé mais les prémisses fondant l’opinion sont de seconde main plutôt qu’une opinion on vous demande d’opiner car le consensus est consentement Bien plus que l’attaque l’ironie est la meilleure défense car le fractionnement entre premier et second degré est infini et le fossé de la distanciation prise infranchissable 45
La douceur de vivre ne s’oppose pas forcément à la douleur de vivre et à la nécessité de travailler à la transformation du monde Nos peurs nos soucis nos habitudes nos politesses sont nos chiens de garde nous les avons dressés nous-mêmes nous les nourrissons quotidiennement La «servitude volontaire» d’autrui est notre plus lourde chaîne elle ne s’abolit pas par décret seulement par l’exemple de la liberté ne dépendre d’aucun pouvoir ne reconnaître aucune supériorité à commencer par les nôtres La ligne du front ses champs de bataille et sa chair à canon ont été délocalisés mais la guerre se joue à l’arrière et nous participons activement à son effort L’administration des conflits réclame toute notre mobilisation nous n’avons plus de répit pour penser un monde meilleur c’est à peine si nous croyons au lendemain Notre histoire est de pertes et de renoncements de la liberté d’abord du plaisir ensuite de la vie pour finir et toujours «par délicatesse» Être vivant signifie probablement que d’autres sont morts à notre place
Le naturel au galop Nous n’avons droit d’être nous-mêmes qu’à notre insu dans l’exaltation amoureuse ou rageuse quand nous perdons le vernis de civilité Le je est un calcul un caillou dans la chaussure du corps un pavé dans la mare des sentiments qui en fait remonter la fange la part (de) trouble qui(e) voile la sympathie Ce n’est pas tant le sexe que le je qui est obscène pas tant la destruction que l’occultation qui est ma Béatrice Je suis ce que je tais je suis ce que j’ai tu je suis ce que j’étais je suis ce que j’ai tué Socrate commande «Connais-toi toi-même!» au sophiste comme on envoie la jeune fille affronter le dragon Conscience cinématographique existence intermittente je ne me découvre que lorsque je me trahis je ne me connais que lorsque je m’assume infidèle double jeu du je double 48
Découvrir le salaud en soi pour le jouer en laissant le franc et l’honnête au vestiaire recommandait Orson Welles qui ne craignait pas l’ambiguïté mais nous n’acceptons que des rôles de gentils Ai-je jamais été plus moi-même qu’en commettant des actes insensés inadmissibles intolérables impardonnables en lesquels je ne me reconnais pas? (le je se veut irresponsable et plaide la folie) Le je mine mon corps y vit clandestinement railleur dérailleur de traintrain déguisé en vautour L’amour seul nous permet d’être entiers par le renoncement à soi, au je privé et parasite je aboli détrôné soumis au désir de l’autre je faussé afin de combler le fossé Dire que nous sommes notre mémoire revient à dire que nous sommes notre amnésie nous sommes précisément la plage blanche oubliée ou la page blanche jamais écrite Nous sommes attachés à notre ombre qui n’est que projection, cinéma naturel, caverne à ciel ouvert la conscience est aussi un film, intériorisé pas plus palpable pas plus réel La peau est notre second masque le crâne est le premier qu’on n’ôte que pour constater qu’il n’y a rien dessous ni âme ni fantôme
in corpore insano Il ne mâche pas ses mots mais il les suce aspire leurs sucs leur sel et leur sucre vampire intellectuel il se nourrit d’encre Le jugement se forme tôt dans l’enfance et n’en démord plus un adulte est une intelligence qui a cessé de grandir refermée et figée qu’aucune information nouvelle ne saurait ébranler ne nourrissant plus que le ténia mental logé dans le cerveau servile Du prophète au dieu le Christ passe d’un symbole féminin – le poisson en forme de vulve – à une représentation phallique – la croix érigée entre les deux larrons – glissement sexiste de la parole légère à la pesante pierre La démocratie suppose tous les hommes égaux le libéralisme repose sur le culte de l’ego quand le maigre se plaint d’avoir au ventre un petit creux contemplant son nombril «moi aussi» répond le gros À force de refermer ses blessures d’étancher ses saignements de cicatriser ses plaies le cœur s’encroûte La queue qui pend molle n’est que laide et ridicule en érection elle est douloureuse et encombrante teigneuse et autoritaire comme un roquet qui tire son maître en laisse 51
L’attraction sexuelle ne cherche dans le giron de la femme que plaies et bosses enterrement prématuré et superposition cosmique (l’articulation fessière aurait pu être pointue comme le coude!) Le corps de l’homme entretient une fanfare interne les os battent la cadence sur le tambour de la peau le nez joue de la trompette le corps du cor le tube digestif du tuba la bite se prend pour une majorette Plus encore que le visage on doit cacher le crâne dès le moyen-âge être «en cheveux» était la nudité la plus obscène qu’on ne découvrait que devant le Grand Voyeur: la mort à l’œuvre – puisque ongles et poils poussent sur les cadavres Étymologiquement la tête se distinguait du chef dérivée de terre et tesson elle désignait l’imputrescible crâne l’absolu de la mort – attesté par testament au contraire du foireux intestin intestat Mes cheveux tombent autant de vieillesse que d’inutilité ils ne m’auront protégé ni du soleil ni de la pluie tapis de mousse ou d’ivraie sans fleurs sur le crâne pierre tombale de mon cerveau En retournant totalement les globes oculaires dans leurs orbites j’ai vu le crâne de mon assassin depuis j’en garde le dessin sous mes paupières La conscience humaine – à savoir la mortalité – est un charognard: le vautour qui ronge notre foi nous sait mortels
Buisson ardu Sphinx posté à l’entrée de la Thèbes cérébrale empestée l’écriture prononce n énigmes (stimulant anagrammatiquement les méninges) pour pousser à la consommation du crime confondu avec le châtiment Sphincter à la sortie du tube mental l’écriture ne libère que des déchets incomestibles traces ou fumées dénonçant tout au plus un passage Aucune formule n’est définitive aucune mémoire absolue qui écrit est condamné par tâtonnement ou amnésie à se répéter La page blanche fait moins écran que les barbelés de l’écriture miroir d’encre ne reflétant que des autoportraits déformés obstruant la sortie du labyrinthe L’écriture est une toile qui s’accroche à tous les recoins du visible reste à savoir si la pensée en est la mouche ou l’araignée La pensée incolore inodore invisible impalpable bien que stérile par précaution contre les affections ou infections intellectuellement transmissibles est enveloppée par l’écriture d’un préservatif de mots 54
La pensée est la fleur dans le pot autour duquel tourne l’écriture comme une guêpe monocorde rêvant de miel L’écriture croît en lierre couvrant et étouffant le tronc de la pensée il n’est pas rare que sous le feuillage de mots l’esprit soit mort voire pourri L’écriture pratique des coupes sombres sur la page blanche trace son chemin en déboisant une forêt inexistante embroussaille le vide La page est plage l’écriture écho des sirènes redevenues écume mémoire de la fin toujours recommencée des vagues sur le sable piétiné sans pitié par les amants heureux Pas plus que le bloc de marbre du buste ou de la statue future la page n’est grosse d’un poème ou d’un brouillon les lignes capricieuses qui veinent la pierre ou rayent le papier tracent un dessin ou un destin lisible rétrospectivement L’écriture est un compromis entre l’embrouillamini (le fil de la pensée fait des nœuds) et la rectitude (le cardiogramme de l’inspiration reste plat) entre le chaos et le néant L’écriture est un art du temps sans mesure pas de l’éternité mais de la seconde qui dure course contre une montre qui avance ou retarde au gré du verbe et du balancier irrégulier de la lecture
négation de la négation
Pholdulogie réflexive Quand Socrate dit: «Connais-toi toi-même!», il pose la duplicité de l’homme comme prémisse. La répétition du pronom ne doit pas nous leurrer, il ne s’agit pas du même «tu», l’un est objet du verbe, l’autre sujet. Et la dichotomie est telle que le sujet méconnaît l’autre, voire le cache, y compris à ses propres yeux. Le vrai «ego» est l’objet, le sujet est un masque. La connaissance de soi passe par la dissolution du sujet. Rimbaud avait bien compris que «je est un autre» et a eu l’intuition que le sujet est une projection, une image conçue par un «on» impersonnel, extérieur et social. Il y a donc deux sujets, l’un faux, illusoire, reflet que chacun prend narcissiquement pour «soi» avant de s’en éprendre, et l’autre couvert par l’anonymat. En opérant sur de grands nombres, Bourdieu a statistiquement démontré que l’attribut le plus intime du sujet, son goût personnel, était formé par ses origines et sa trajectoire sociale. Pour être aussi constante et généralisée, la duplication – ou scission – du sujet doit commencer très tôt. Sans doute dès que le nourrisson parvient à contrôler ses organes vocaux, pleurant non plus de douleur provoquée par les spasmes de son estomac mais, à l’instar de la sonnerie pavlovienne, pour devancer la satisfaction de son appétit. Tous les enfants sont acteurs, mais un examen attentif révèle que pratiquement tous leurs jeux sont des jeux de rôles. Il s’agit soit d’imiter, que ce soient des héros – cowboys et indiens, gendarmes et voleurs – ou des adultes positivés – papa et maman, docteur et infirmière –, soit de se conformer au désir de l’autre – bon élève, enfant sage. C’est ainsi que dès l’enfance, le je devient un rôle. Les contes de fées qui ont à charge de façonner leur imaginaire présentent systématiquement des personnages qui disparaissent derrière leur double: de pauvre à riche, de crapaud ou monstre à prince, etc. Les super-héros des bandes dessinées en sont le prolongement direct tout en explicitant la problématique duplice puisque ils passent sans cesse d’un état à l’autre: à 57
l’évidence, les superpouvoirs sont ceux de l’onirisme – voler, vaincre, détruire –, la personnalité se partage entre vie réelle et vie rêvée. Cette dernière est rituellement identifiée par un costume spécial: il ne s’agit pas seulement d’un rôle – le justicier – mais d’un cliché. L’adulte a pris le pli et réserve pour ses fantasmes nocturnes les clichés et les prouesses du vengeur, du séducteur, du conquérant – d’où le «divorce» avec le monde qu’analyse Camus. Pendant sa vie diurne, le je est défini par ses fonctions sociales: emploi, famille, consommation et participation déléguée – aux sportifs, acteurs ou politiciens. Ainsi masque fonctionnel et masque fantasmé, vie réelle et vie rêvée, ne sont que l’envers l’un de l’autre et participent tout deux à l’occultation du je. Wilde a formulé ce jeu de l’imitation: «La plupart des gens sont d’autres gens. Leurs pensées sont les opinions de quelqu’un d’autre; leur vie est une imitation; leurs passions, une citation.» La question se pose donc de dégager le je de ses modèles contraignants, de ses images déformantes. Le travail doit sans doute s’effectuer en deux temps. D’abord s’ouvrir à l’autre, à celui contre lequel on a édifié le je. Les dieux antiques, ainsi que quelques monarques et sultans, avaient l’habitude de descendre parmi les hommes et de frayer nocturnement et incognito avec la populace. Autrement dit, d’abandonner le cliché – de la divinité, royauté, autorité à quelque titre que ce soit – pour l’anonymat. Baudelaire définit le «privilège» du poète comme l’aptitude à «être lui-même et autrui», à entrer «dans le personnage de chacun». Et cette «sainte prostitution de l’âme» lui permet «d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même», c’est-à-dire dans des doubles, semblables, frères, projections qui en lui découvrant l’altérité l’aident à sortir de soi, «à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis». À cette étape, le je n’est encore qu’une intuition, informe, dont on sait seulement qu’il ne colle pas à l’ego patiemment bâti. Le second temps doit au contraire être solitaire: il s’agit, avec l’instrument commun qu’est le langage, de formuler ce je, de le laisser s’exprimer, ne serait-ce que par lapsus, afin de le découvrir. La poésie n’a sans doute d’autre fonction que d’énoncer 58
ce qui échappe au sujet, ce qui le dépasse, sa vérité incorrecte. La page blanche est miroir où peut émerger calligraphiquement un reflet plus vrai, donc plus dérangeant, moins reconnaissable, de qui écrit. La duplicité se dilue avec l’identité dès que le crapaud originel cesse d’être une image. L’expérience poétique est une révélation. Perturbante, voire bouleversante et, au contraire de la psychanalyse, infinie – car le je se construit à mesure qu’il s’écrit. C’est pourquoi, indubitablement, «la poésie doit être faite par tous».
pholdulogie pédagogique Un simple coup d’œil autour de soi suffit pour comprendre que nous ne vivons pas dans «le meilleur des mondes possibles», que nous revient par conséquent la tâche urgente de l’améliorer, que ce travail herculéen ne saurait être accompli que collectivement et sur plusieurs générations, que nous devons l’amorcer en préparant ceux qui nous suivrons à prendre la relève, qu’il nous incombe donc de leur transmettre notre expérience à seule fin qu’ils fassent mieux, dépassent nos faiblesses et surmontent nos contradictions, jusqu’à ce que soit instauré sur terre le bonheur possible, pour tous et «par tous». Aujourd’hui que le recul historique permet de comprendre que le pouvoir nécessairement corrompt, la corruption étant inhérente à son fonctionnement; que l’exercice indispensable de l’autorité se déforme par l’obligation de se défendre; que les révolutions les plus généreuses dévient rapidement vers la dictature; il n’est plus possible de conserver la moindre illusion quant à une transformation de la société par la force ou par le vote. S’il faut «refaire de toutes pièces l’entendement humain», c’est au niveau de l’apprentissage qu’il faut commencer. La pédagogie doit être notre seul souci. Il ne s’agit ici que de définir des finalités, plutôt qu’un programme. Les contenus, méthodes et objectifs spécifiques en découleront naturellement dès qu’on passera à la pratique. En définitive, les orientations se réduisent fondamentalement à trois: 1) Apprendre à être animal; 2) Apprendre à être humain; 3) Apprendre à être divin. Elles ne sont en vérité pas contradictoires et excluent aussi bien l’angélisme que la bestialité. Il faut poursuivre simultanément les trois buts, afin de résoudre les apories sur lesquelles ont buté Stirner et Nietzsche, qui demeurent pionniers dans cette recherche. 60
Un examen impartial de l’histoire des études et des institutions de transmission du savoir, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans toutes les cultures ‒ des péripatéticiens aux griots, du magister au précepteur ‒, montre que partout et depuis toujours, entre la mémorisation de noms, faits et dates, la classification de la matière décomposée, l’étiquetage et l’archivage du visible, la mise en équations et la résolution d’opérations mathématiques, l’école, sous quelque nom qu’on lui attribue et quelle que soit la méthode employée, n’a jamais enseigné à ses élèves qu’à être des machines.
1) Être animal signifie essentiellement: a) Apprécier les dons de la nature. Savoir jouir de la caresse du vent, des baisers de la pluie, de la chaleur du soleil, de la fraîcheur des ruisseaux. Être sensible aux couleurs et aux odeurs comme autant d’invitations, en déchiffrer les promesses de fleurs, de miel et de fruits, s’en enivrer. Enfin jouer. Se rouler par terre, se coucher dans la boue, s’ébattre dans l’eau, grimper aux arbres, dévaler les pentes, expérimenter physiquement la liberté. Courir, sauter, tourner pour le simple plaisir de déplier son corps ‒ la danse de nos jours, délivrée de ses buts et rites prénuptiaux, a retrouvé ce plaisir enfantin. b) Explorer le territoire. En connaître aussi bien les recoins que les habitants. Frayer avec eux, s’en faire accepter. Pratiquer l’échange, partager. S’en faire des alliés. Multiplier les itinéraires, prospecter le terrain, partir quotidiennement à la découverte sans jamais s’en tenir à un trajet routinier ‒ la nature en pratique se montre infiniment plus variée et imaginative que l’esprit humain dont la tendance à la rationalisation aboutit à l’uniformisation, par souci d’économie opposé à la prodigalité naturelle. Ne pas s’installer, être prêt, sans être nomade, à déménager avant d’avoir épuisé les ressources locales. 61
c) N’être guidé que par le caprice ou la nécessité. Il s’agit d’un sens instinctif de la mesure et de l’équilibre, consistant à ne manger qu’à sa faim, sans s’empiffrer ni accumuler ni gâcher. Préférer la fuite à la contrainte ‒ si la plupart des animaux supportent l’emprisonnement, fort peu se laissent assujettir. Enfin ne pas faire la guerre ‒ principale activité humaine ‒, ne jamais s’attaquer à ceux de son espèce et ne combattre que si la survie est en jeu, jamais pour des principes ou des symboles, ni sur ordre ‒ les chiens constituent un flagrant contrexemple: le dressage leur a confisqué l’animalité.
2) Être humain signifie essentiellement: a) Avoir conscience de sa mortalité (merci Pascal). Ne pas craindre le terme fatal. Ne pas trop s’en préoccuper ‒ l’absolu de la mort rend vains tous nos efforts. Veiller à ne pas occuper plus de place mort que vivant ‒ au cours de leur Histoire, les hommes ont surtout construit des tombeaux. Être sensible à la fragilité et précarité des êtres et des choses, s’en sentir solidaire, leur porter assistance. Se projeter en eux, non par réflexe d’anthropomorphisation mais par élan d’universelle fraternité. Se mettre du côté des menacés et des condamnés plutôt que de celui des juges et des exécuteurs. b) S’efforcer de communiquer. Même si le langage est le moins fiable des codes, il établit, sinon une égalité, une communauté entre les interlocuteurs. Se reconnaître en l’autre ouvre la seule voie possible pour se connaître soi-même. Se projeter fantasmatiquement dans l’esprit de l’autre, par le biais de mots renvoyant à des références ou des préjugés communs, permet de se voir par ses yeux, de créer une identité par la fraternité – et non par opposition. Il convient de développer toutes les activités langagières, du bavardage à la traduction, jusqu’à pouvoir dialoguer avec l’étranger en soi. 62
c) Imaginer. Grâce au langage donner forme et consistance – immatérielle – à l’invisible. Concevoir le temps. Voir ce qui n’est plus, ce qui n’est pas encore. Ce qui se cache. Être sensible au mystère et à la beauté sans chercher à les comprendre – la science aboutit au «principe d’incertitude» et à la statistique – ni à les utiliser – les religions anthropomorphisent jusqu’aux divinités ou se vouent à des commentaires infinis, sans parler des mystifications et charlatanismes qui prétendent fournir des clés. Il suffit de «mettre le hasard de son côté» en favorisant les manifestations de miracles naturels.
3) Être divin signifie essentiellement: a) Créer sans repos. Avec les mots autant qu’avec les mains, sans préoccupation de durée – à l’échelle de l’éternité, une seconde vaut un siècle – ni d’utilité – l’imaginaire ne l’est jamais que provisoirement, l’organe crée la fonction autant qu’elle le crée, car les fonctions ne naissent pas de la seule nécessité. N’être jamais satisfait, ni de sa création ni de l’état du monde – auquel on a au moins en partie contribué. Créer par jeu, par vice, pour opposer le règne de la fantaisie débridée à l’arbitraire d’une logique implacable – enchaînement apparent de causes et effets – mais corruptible. b) Prendre du recul. Réfréner les excès d’un rapport passionnel au monde par la distanciation – dieu est naturellement brechtien. Examiner les choses et les situations sous tous les angles possibles afin de les relativiser, ne pas s’en tenir à un unique point de vue, si privilégié soit-il. Participer – rester solidaire – sans fanatisme – rester critique. Douter des mots, surtout des concepts abstraits, se méfier des clichés, ne pas croire en la perfection – surtout en sa propre perfection. Donc corriger, corriger en permanence, mais sans effacer, préserver les défauts. Savoir attendre. Savoir remplir l’attente. 63
c) Pardonner. Être capable de dépasser l’homme en soi, sa mesquinerie, son ressentiment. S’entraîner à la magnanimité. Rivaliser de générosité. C’est le seul domaine ou la compétition puisse s’avérer bénéfique, la seule performance qui mériterait de devenir un sport – le gagnant n’ayant de répit que le perdant le rattrape. La divinité ne saurait être infantile et capricieuse, ni vindicative – comme la présentent les textes sacrés – mais au contraire assez forte et sage pour ne pas écraser ni dominer. La divinité devrait constituer un modèle, un idéal, un exemple: il faut pardonner pour être pardonné. Il est aisé de comprendre qu’une réforme totale de l’enseignement est urgente. Sous peine de ne jamais sortir de la barbarie, de voir les utopies libertaires tourner à la tyrannie ou à l’exploitation, les plus révolutionnaires trouvailles scientifiques ne servir qu’à la sophistication des armements, l’information devenir instrument d’intoxication ou marchandise, philosophie et poésie briguer des prix littéraires avant de finir disséquées mot à mot dans un corrigé d’explication de texte. Chacun, même s’il croit sa vie banale, a quelque chose à transmettre. La tâche doit être accomplie «par tous».
ÉCHECS ET MATHS
Le mécanisme cinématographique de la société
En 1907, dans L’évolution créatrice, Henri Bergson recourt à l’image du défilement intermittent des images cinématographiques – qu’il ne connaissait d’ailleurs, selon toutes probabilités, que par ouïdire, jugeant la nouvelle attraction foraine, de par son ontologique réalisme, une attraction indigne de réflexion philosophique, mais dont Étienne-Jules Marey, son collègue au Collège de France, inventeur du fusil photographique, lui avait expliqué le fonctionnement – pour décrire le rôle de la mémoire pour colmater les hiatus d’une perception discontinue. L’intuition du penseur peut être élargie, de la conscience – individuelle et subjective par définition – à l’idéologie – sociale et sécrétée par la structure invisible, ou camouflée, du système. L’illusion du mouvement à partir d’une succession de poses fixes quasi identiques constitue une description tant de l’invention des frères Lumière que de la notion de progrès sur la base de perfectionnements technologiques. Le principe de la persistance, qui contredit le mouvement tout en permettant son illusion – le chapitre de Bergson commence par distinguer les processus de la négation et de l’affirmation, la première supposant la seconde et faisant ainsi l’économie de sa propre définition positive –, n’est pas seulement physiologique et rétinien mais psychique et social. Dans une société inégalitaire, l’illusion consiste en la foi, répétitivement proclamée selon la 66
méthode du professeur Émile Coué, en l’universalité des bénéfices. La science médicale, pour ne prendre qu’un exemple, qui ne s’est développée que dans le vain espoir de rendre l’homme égal aux dieux en lui octroyant, par vaccin, prothèse ou clonage, un ersatz d’immortalité, est parvenue à prolonger sensiblement la durée de vie; or simultanément l’organisation sociale, ayant dissout la cellule familiale, a ôté toute fonction – de mémoire, transmission, conseil ou simple garde d’enfants – aux vieillards devenus inutiles au moment même où ils se multiplient; les retraites sont reculées et rognées, si bien que n’en jouissent que ceux qui possédaient déjà, en sus de leur force de travail, la richesse; les zones tempérées sont transformées en camps de villégiature pour le troisième âge nordique tandis que leurs habitants pauvres – dont la longévité, devenue une plaie sociale, déséquilibre la balance des comptes – en sont refoulés. Dans une société rationaliste dominée par l’économie, l’illusion tient à la diversité et à l’originalité. Ici encore, un seul exemple suffira: le tourisme, qui n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens, tout en augmentant infiniment les destinations vacancières – au point que toutes les commune urbi et orbi font de l’attraction des visiteurs leur priorité – les a uniformisées; les paysages sont remodelés afin de correspondre au cliché, il n’y aura bientôt plus de plage sans sa rangée de palmiers; quant à l’artisanat local, il est fabriqué en série en Extrême-Orient. Comme au cinéma, il y a un mouvement réel et invisible – celui du défilement de la pellicule, celui de l’accumulation secondaire, qui ne débouche pas sur une révolution industrielle mais sur une concentration du pouvoir financier – et une illusion de mouvement visuel – celui des objets et personnes filmés, celui d’une amélioration généralisée des conditions de vie. En 1929, le cinéma est devenu parlant. Les expériences de cinéma sonore et la réflexion sur le rôle de cette nouvelle dimension du spectacle avaient commencé bien avant – «chronophone» dès 1908, «vitaphone» en 1925. Ce sont les dialogues qui assurent le 67
succès de l’association image et son et bouleversent la narration cinématographique en profondeur, la rapprochant du théâtre dont elle avait commencé à se dégager et préparant le modèle télévisuel qui finirait par la supplanter. D’emblée, la principale difficulté au rayonnement des films parlants tenait à la répartition géographique, depuis la chute de la tour de Babel, des langues sur la planète. Après un premier temps où, en Europe, les réalisateurs tournent simultanément plusieurs versions d’un même film, avec des acteurs différents pour chaque langue, s’est imposée la technique du doublage. Sa généralisation soulève des questions de différents ordres. Au plan esthétique, le son cinématographique engendre un univers nettement distinct de celui où baigne, dans la vie courante, le spectateur. L’oreille n’a pas à filtrer ce qu’elle entend, chaque source sonore a déjà été séparée et nettoyée avant d’être mixée avec les autres sans superposition ni interférence. Si bien qu’étant donné un décor quelconque, on croit entendre tout alors qu’on n’entend que le son pertinent pour interpréter la scène. Parmi les éléments de la bande sonore, la musique joue un rôle crucial de conditionnement, voire d’anticipation des événements. Le son au cinéma est antinomique de l’impression de réalité visuelle. Au plan politico-social, le spectateur est habitué à accepter comme naturelle la jonction en un même personnage d’éléments dichotomiques, la voix et le visage – le spectateur espagnol, français ou italien sait que les acteurs américains ne parlent pas sa langue. Cette propriété, transposée aux discours officiels, gouvernementaux ou électoraux, qui lui parviennent par le même canal télévisuel, l’amène à dissocier le locuteur, personnalité objet de culte minime, des mensonges qu’il peut proférer. Par rapport à une véracité postulée des images, la parole est conventionnellement tenue pour virtuellement fallacieuse. Le souci de synchronisme labial qui initialement pesait sur la manipulation possible du discours – les situationnistes et Woody Allen ont joué à détourner les dialogues de films de karaté venus d’Extrême-Orient – a très vite été abandonné. Le réalisme 68
cinématographique est une construction que sa visibilité ne saurait démentir. La voix ne prononce pas de vérités définitives – seuls les faits sont indiscutables – mais propose une interprétation du monde offrant un semblant d’ordre – sinon, la même voix impersonnelle donnera ordre d’intervenir. Même associée à un visage, la voix a ainsi acquis une décorporation lui conférant une autorité supérieure – de la divinité nous ne connaissons que la parole – grâce à la collaboration du récepteur – le spectateur n’est l’enjeu de tant de manipulation sophistiquée que parce qu’il est aussi, ou plutôt d’abord, électeur et consommateur. L’homme social est un pion, dont l’action légitime citoyenne se réduit au vote et au paiement d’impôts, qui n’est confronté qu’à des faits médiatisés, à des discours, que le cinéma a habitué à ne plus distinguer entre vérité et propagande, réalité et fiction. Le réalisme ontologique de l’image cinématographique était initialement de l’ordre du trompe-l’œil – l’absence de couleur ne le contredisait aucunement. Dès Méliès, la reconstitution en studio valait pour l’événement lui-même – couronnement du roi Édouard VII d’Angleterre en 1902. Le film de Robert Flaherty Nanook of the north, à propos duquel fut introduite l’étiquette documentaire, était du début à la fin, même si l’esquimau y jouait son propre rôle épicisé, mis en scène, tout autant qu’un film de fiction. Longtemps, les films documentaires ont constitué un épiphénomène, en marge de la production cinématographique – leur tardive reconnaissance critique par André Bazin dans les années cinquante va de pair avec une redéfinition du cinéma, où l’éthique l’emporte sur le spectaculaire. Ils prétendent répondre à une finalité de divulgation scientifique et ne connaissent guère – alors que le film de Flaherty a obtenu un succès public suffisant pour que le mot esquimau, par antonomase, désigne désormais une friandise – qu’une diffusion télévisuelle et scolaire. Pourtant, peu à peu, ils sont arrivés à constituer un genre cinématographique particulier, le seul à avoir, outre ses festivals spécialisés – comme 69
en ont les films policiers ou d’épouvante –, des commissions spécifiques d’aide et de subvention distinctes du régime général. Or ce statut reconnu, s’il oblige par contraste le cinéma de fiction à s’afficher comme tel, renforce l’illusion d’une possibilité de vérité cinématographique objective, sans mise en cadre ni mise en scène, sans montage ni manipulation, ou dans une si faible proportion qu’ils ne la remettent pas en cause. Un indice révélateur sera le regard caméra: on sait que la vraisemblance de la fiction implique que les acteurs fassent semblant d’ignorer la présence de la caméra, que leur regard évite systématiquement l’objectif; par opposition, les intervenants dans un documentaire sont tournés vers la caméra et la fixent, comme si cette transgression de la convention suffisait à provoquer l’effet de distanciation brechtien – or ce n’est le cas dans les films de Godard que parce que Belmondo a jusque là joué le jeu de la fiction et qu’une cassure s’opère. D’ailleurs, quel est le statut de cette caméra interlocutrice, machine ou substitut fantasmatique du spectateur futur? En enfreignant un tabou de Polichinelle, en jouant la distinction, le documentaire révèle sa connaissance du code fictionnel et sa parenté profonde. La perversion atteint son comble avec le journal télévisé où les présentateurs sont entraînés à lire le télétexte sur un écran hors champ tout en faisant mine de regarder droit dans la caméra pour assurer un effet de vérité, voire de sincérité. Le regard caméra n’a plus valeur que de signe de vraisemblance, comme si vérité et fiction étaient en absolue opposition. Le danger d’une telle codification est évident. Mais journalistes et politiciens ne s’assument pas comme de simples acteurs – alors qu’ils sont rarement les auteurs du texte qu’ils doivent réciter, qu’ils peuvent tout ignorer des sujets dont ils rendent compte. En effet, ils sont des images – comme le roi était une effigie –, intouchables donc investis d’un pouvoir divin. Car les yeux sont muets et n’expriment que ce que l’autre projette dessus. Amoureusement. Aveuglément. 70
Les motifs picturaux, pendant des siècles, sont restés en nombre limité. Le principal commanditaire, l’Église, fixait le canon, de l’attitude aux vêtements, des scènes à représenter. Le peintre est auteur dans le traitement du tableau, pas dans le sujet. À l’opposé, la littérature n’admet la reprise textuelle que sur le mode parodique – l’histoire est parente en minuscule de l’Histoire. Qu’il s’agisse de James Joyce – Ulysse –, d’André Gide – Prométhée –, voire de Michel Tournier – Robinson – ou d’Agustina Bessa-Luís – Bovary. En musique, en revanche, il est admis qu’un compositeur reprenne une mélodie d’un maître précurseur pour l’amplifier ou en tirer des variations. Le cinéma semble tiraillé entre ces pôles et ces pratiques. Mais le remake n’est qu’une actualisation: reprenant un film à succès, jugé exceptionnellement bon, il ne prétend pas l’améliorer. Il s’agit d’une copie sans fard, de l’application d’une recette. Ce faisant, le cinéma non seulement se décerne un titre de manque d’imagination mais, transgressant le tabou de l’originalité, opte pour un mode de fabrication industriel contre la création artistique. En vérité, le cinéma scinde son audience en deux catégories, d’une part le grand public – ainsi appelé par antiphrase: on cherche à l’évidence à l’infantiliser –, de l’autre des cinéphiles luttant à la fois contre les spectateurs pour un autre mode de consommation et d’appréciation des films et contre l’institution artistique officielle pour faire reconnaître et légitimer le septième art. Dans les deux cas il y a malentendu. Le concept d’art est, dans son acception contemporaine, récent – moins de trois siècles – et constitue un outil de distinction sociale. Les couches populaires, n’en voyant pas l’utilité, ne s’en réclament pas: le divertissement leur suffit. Or, bien que combattue et dépréciée, la culture populaire présente dans ses manifestations les mêmes soucis esthétiques que la culture bourgeoise. En revanche, du côté des cinéphiles, le statut d’auteur a été décerné à un grand nombre de réalisateurs qui effectuaient leur métier dans des conditions excluant toute velléité d’imposition de considérations artistiques – de par le mode de production hollywoodien, acteurs et producteurs, plus 71
que le réalisateur, étaient souvent les véritables auteurs des films. Les écrivains à Hollywood, de Faulkner à Chandler, considéraient les conditions assignées à leur travail de scénaristes incompatibles avec la liberté nécessaire à la création artistique. Quant aux musiciens, ils ne sont sollicités que pour créer des ambiances – buccins pour les péplums, clavecin pour le XVIIe siècle, notes prolongées pour le suspense et l’anticipation des scènes de terreur, rapides pour accompagner les poursuites –, clichés musicaux systématiquement redondants. Redondance et répétition sont les deux mamelles de la propagande – marteler pour endormir. Le cinéma aurait aimé se constituer, sur le modèle du théâtre, un répertoire de scénarios classiques – donc parfaits, indépassables – où puiser régulièrement, l’original fournissant la caution culturelle indispensable à sa légitimation. Le cinéma n’expose pas son mauvais goût de nouveau riche seulement à l’occasion de la frime festivalière; à tous les niveaux, de la salle au studio, du scope aux effets spéciaux, il n’a su développer qu’une esthétique de parvenu. Le cinéma est d’abord une projection. L’image est amplifiée dans une proportion inédite que son ancêtre photographique n’avait pas connue. Si au départ l’écran correspond – y compris par la taille – à la scène, théâtrale, filmée, donc à une échelle humaine, bientôt des cadrages serrés impliquant un agrandissement démesuré font leur apparition, modifiant la perception anthropologique – le gros plan matérialise le visage comme paysage intérieur extériorisé. L’organe créant la fonction, l’image agrandie modèle la conception d’une société du spectacle, d’abord simple attraction avant d’exposer de complexes narrations – fonction de divertissement –, et simultanément fait appel à l’émotion du spectateur – fonction de propagande, qui se développe en palimpseste de la fonction spectaculaire, grâce au caractère bénin de celle-ci. L’engagement belliqueux et idéologique réclamé au spectateur glissera au moment de la guerre froide à une tacite publicité pour un modèle de vie – le public est traité en consommateur. Le développement 72
de la télévision se caractérise par une réduction de l’écran qui, ramené à l’échelle domestique, fait des présentateurs des invités de marque à la table familiale. En outre les films, par contamination avec les produits spécifiquement télévisuels, jeux et rencontres sportives d’une part, journal d’information de l’autre, acquièrent d’un côté une dimension ludique favorisant une participation déléguée du spectateur et, par ailleurs, une caution d’actualité et de vérité documentaire – encore une fois, les deux caractéristiques, apparemment antagoniques, en fait correspondent au profil du citoyen électeur, infantilisé et fidèle, que les médias ont à charge de former et entretenir. Il est significatif que le cinéma soit alors, quand il a perdu ses qualités et dimensions spécifiques, reconnu institutionnellement comme art, avec la création des premières cinémathèques. Ayant gagné son musée particulier, le spectacle populaire par excellence devient objet de jouissance des cinéphiles. Ce mouvement ne fera que s’accentuer avec l’expansion des outils électroniques. La tablette, composé de téléphone et d’ordinateur domestique, réduit l’écran à une taille manipulable. La participation de l’utilisateur est désormais active tout en se restreignant à des pressions sur des touches – mais tel est le nouveau paradigme de l’action, qu’il s’agisse de travail à accomplir ou de décision à prendre. Le cinéma n’est plus en concurrence avec le feuilleton télévisé mais avec le jeu vidéo. Le spectateur est entraîné à suivre des parcours balisés et programmés à l’avance, à affronter des épreuves, à faire de sa vie, dans une société en crise endémique dont le confort vanté et convoité est menacé par l’immigration et le chômage, un combat virtuel permanent. La référence n’est plus la photographie mais la bande dessinée – glissement révélateur de l’appellation officielle d’«images en mouvement» à «images animées». L’universalisation démocratique et l’isolement du public vont de pair. Aux consommateurs courants l’écran du téléphone portable; aux petites collectivités, famille ou bistrot, la télé; aux ados et aux possesseurs du capital symbolique le grand écran; aux détenteurs du capital financier l’autre côté de l’écran, frime, strass et projos. Le cinéma calque la hiérarchie sociale. 73
TABLE DES MATIÈRES
contredits...................................................................... 2
SATIÉTÉ DE CONSOMMATION................................ 3 MISS ENTROPIE.......................................................... 6 LE FIL ALLOPATHE..................................................... 9 LE NÉANT TROMPETTE............................................ 12 VIEUX CON.................................................................. 15 TOUTES FINS UTILES................................................ 18 L’ARME À L’ŒIL......................................................... 21
dans un goût qui n'est pas le mien......... 24 Fais et ris!....................................................................... 25 Dans le derme................................................................. 27 La bouteille à l’encre...................................................... 30 La brindille dans le fourré.............................................. 32 Tu.................................................................................... 35 Les filons épuisés........................................................... 38 Anatomisation................................................................ 41
avanies ........................................................................... 44 Maîtres méchants............................................................ 45 Le naturel au galop......................................................... 48 in corpore insano............................................................ 51 Buisson ardu................................................................... 54
négation de la négation.................................... 56
Pholdulogie réflexive...................................................... 57 pholdulogie pédagogique............................................... 60 ÉCHECS ET MATHS.................................................... 66