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en prose (pour rien) BATTRE LES SENTIERS – une demi-douzaine de raccourcis ⃰–

Un raccourci est une somme philosophique ou un roman-fleuve, que, vu sa taille, je serais sans doute incapable d’écrire, et plus encore de lire. Aussi n’en est-il rédigé qu’un résumé, une fiche de lecture, à l’instar des «apocryphes» de Stanislas Lem. 3


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Le hasard subjectif


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On pourrait sans doute décrire l’histoire de l’humanité, en ce qui la distingue des autres espèces vivantes, comme une lutte contre le chaos. La plupart de ses inventions s’inscrivent dans cet effort d’ordonnancement, depuis le langage jusqu’à la mécanique quantique. On peut d’ailleurs opposer la stratégie de mise en ordre occidentale à celle du déni oriental: pour un Indien, le chaos visible n’est qu’une illusion, produit de Māyā, dont la sagesse consistera à savoir s’abstraire. Les grandes étapes historiques de ce combat se caractérisent par la domination d’un champ sur toutes les activités et réflexions humaines – dans l’ordre, le linguistique, le religieux, le scientifique et le numérique –, et chaque virage par des théories contradictoires, individualiste et relativiste, de l’homme et du monde.

Le langage se caractérise par la multiplicité – des langues comme des fonctions. Il n’a certainement pas été élaboré d’un coup et un tournant radical aura été le passage de l’unique au générique. La première nomination, mythique, n’a pu consister qu’en noms propres. Le nom signifiait la relation – apprivoisement ou généalogie –, le lien entre l’homme nommant et l’animal – proie ou ombre, totem ou ancêtre – nommé. L’idée d’un premier homme va de pair avec celle d’un mot pour chaque chose; au commencement il n’y a eu qu’un chien et un chêne pour s’appeler ainsi. Dès que le mot désigne une unité – que ce soit un membre d’un ensemble ou la matérialisation, par définition imparfaite, d’un archétype idéal –, il nie toute singularité. Par le langage, on a pu ordonner le chaos.

À l’ère de l’écriture, on est déjà passé de la nomination originelle à la désignation. L’égalité au-delà des différences est implicite dans l’exposition des idées du Timée. On a rhétoriquement rangé le monde – on l’a même hiérarchisé sur le modèle syntaxique –, on peut désormais se baigner autant de fois qu’on le veut dans le même fleuve. L’ultime mystère n’est plus le monde mais le sujet qui le perçoit. Platon fait répéter à Socrate son précepte dans des dialogues aussi divers que l’Alcibiade – sur les qualités politiques –, le Charmide – sur la sagesse – ou le Philèbe – sur le plaisir –. C’est lui qui doit devenir l’objet de la connaissance – le chaos est intérieur, dû à l’ignorance –; exception, il infirme la règle, son arbitraire menace l’ordre de la polis – comme les fictions des poètes à expulser. 5


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Le hasard – étymologiquement, le mot, tout comme l’aléatoire, renvoie au jeu de dés; il est curieux de vérifier que le seul mythe antique mettant en scène une partie de dés, au début du Mahabharata, en attribue l’issue non au hasard mais à la tricherie: pour la pensée indienne, bien que rien ne soit écrit d’avance, le hasard est une illusion –, dans les conceptions païennes, est soumis au caprice de la déesse Fortune. Les joueurs, pour gagner sa faveur, doivent feindre le détachement. À la futilité des gardes romains jouant aux dés la tunique du Christ s’oppose le sacrifice et l’obéissance à une volonté supérieure. Les religions monothéistes sont religions du livre: lisibles – prophétisables – sont les desseins de dieu, visible l’harmonie du monde. Le chaos est définitivement assimilé au mal.

Le même moine qui a su lire dans le monde la «cité de dieu», expression de sa volonté omnisciente et omnipotente, a refusé de voir en l’homme une créature divinomorphe. Augustin d’Hippone pose simultanément l’impénétrabilité des voies divines – qui implique que le désordre du monde n’est qu’apparent, fruit d’une déficience du sujet percevant – et l’imperfection humaine – la créature, incapable de comprendre, doit se contenter d’aimer –; or l’incompréhensibilité ontologique de dieu amène un déplacement d’intérêt de l’être céleste vers l’habitant terrestre. Bien avant la formulation du cogito, l’ego individuel devient le centre de la réflexion, voire sa circonférence, puisque l’évêque non seulement rend publiques ses confessions mais s’impose comme exercice spirituel le soliloque.

La confession réclame l’absolution. Mais l’aveu du désordre intérieur reste narcissique et le pardon n’empêche pas la récidive. La Méthode cartésienne est une réponse universaliste au Gnothi seauton socratique. Le chaos du monde n’est que le reflet de celui de l’esprit; le philosophe entreprend donc de discipliner ce dernier, de proposer des règles pour ordonner ses pensées. Enfin, à la requête de la princesse Élisabeth de Bohême, il s’attaque au centre du désordre et démonte la psyché humaine. D’une part il analyse un fonctionnement, voire une origine, physiologique des passions – sanguin, nerveux – et les mécanise. De l’autre, en en dressant un tableau hiérarchique exhaustif – primaires, secondaires –, il ramène la singularité individuelle – le caractère – à un simple jeu de combinatoire. 6


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Lorsque Descartes formule l’évidence – ergo – de la conscience individuelle comme res cogitans, il pose a posteriori les fondements philosophiques d’un anthropocentrisme déjà instauré. L’ordre religieux s’est effrité de l’intérieur, à force d’intrigues pour conserver ou s’emparer du pouvoir au Vatican. Simultanément, la théorie héliocentrique et l’accès direct des croyants au texte biblique ont renversé les conceptions médiévales de l’homme, du monde et de la divinité. Dès la démonstration par Brunelleschi d’un unique point de vue déterminant selon des lois précises de perspective un unique point de fuite, l’homme et la raison géométrique deviennent les garants de l’ordre du monde, qu’on a bientôt fini de découvrir et cartographier, qu’il ne reste plus qu’à rationnellement exploiter.

L’Encyclopédie aura constitué l’entreprise de plus grande envergure – s’étalant sur 25 années et requérant la collaboration de plus d’une centaine de rédacteurs – de classement de l’infinie variété de l’univers par le seul biais des réalisations humaines – sciences, arts et métiers –. Les Lumières opposent la raison de l’homme aux desseins indéchiffrables – donc chaotiques – de la nature ou de la divinité, Diderot y pose l’homme social comme unité souveraine, imposant sa volonté – Sartre s’en souviendra, lui attribuant choix et responsabilité – et refusant aussi bien le déterminisme que la fortuité. Le même auteur s’est plu à démontrer que, de par l’ignorance du destin, le fatalisme se confond avec la liberté. Si le hasard n’est pas encore aboli, il joue – chance – en faveur de l’homme.

La science, dans son acception moderne, est le fruit pratique et idéologique du rationalisme. Elle refait méthodiquement le dénombrement et la classification des espèces biologiques et des éléments chimiques, renommant les unités d’une réalité conquise. L’humain est vite détrôné au profit de la machine qui permet une uniformisation et une planification de la production. Ce qui relevait de l’artisanat est rejeté pour cause d’imperfection manuelle. On ne s’intéresse plus au passé pour y chercher des modèles – à imiter, selon la théorie classique – mais des racines – l’intérêt historique au XIXème siècle est dominé par le même sentiment de supériorité qui entachera au XXème la curiosité ethnologique, après avoir justifié l’aventure coloniale. La raison est toujours du plus fort. 7


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Examiné rétrospectivement, le mouvement romantique frappe par son imperméabilité au sens de l’histoire. Il mise sur des valeurs au moment même de leur liquidation: le passé – effacé par le progrès –, la nature – détruite par la révolution industrielle –, l’individu – rendu anonyme par la croissance urbaine et l’essor des communications de masse. Avant l’automobile, de nouveaux codes de circulation sont mis en place, avec l’habitat collectif l’habitus change, la polis développe autant la police que la politique. La revendication de l’«unique» par Stirner est refus d’un ordre inhumain dont la discipline paramilitaire – l’armée républicaine et la conscription modèlent le comportement citoyen – ne saurait dissimuler l’essence destructrice. L’État moderne a d’abord instauré la Terreur.

Le passage de la machine à calculer à l’ordinateur ne représente pas un simple perfectionnement technologique. Les conditions mêmes de la mise au point par Turing – fonction de décryptage en pleine guerre – et Neumann – parallèlement à ses calculs pour l’achèvement de la première bombe atomique – en font l’outil de l’entropie généralisée. Le fonctionnement strictement mathématique des logiciels et l’association du numérique au numéraire – à côté du contrôle des communications, son principal usage est boursier –, avec introduction de la théorie des jeux – toujours Neumann, puis Nash – et des fractales – Mandelbrot analyse le «hasard sauvage» régissant la finance –, en font le meilleur moyen d’accélérer la fin d’un phénomène dont on sait le haut degré d’improbabilité: la vie.

Au long de l’histoire, chaque nouvel ordre, en établissant ses valeurs et ses cadres, assimilait et adaptait ceux de l’ordre antérieur – ainsi, la dévotion aux saints catholiques a remplacé, tout en conservant leurs rites, les cultes païens. La grande nouveauté de la numérisation est, pour accélérer «l’obsolescence de l’homme», outre la substitution de la mémoire par l’archive, de la réflexion par le réflexe, de l’opinion par l’acquiescement et de l’étude par l’information, de s’attaquer au langage. Durant toute la période du muet, le cinématographe s’est montré capable de narration, voire de rhétorique, sans recourir à la parole. La simplification favorise le conditionnement; la confection de codes réduits à des icones élimine de la communication l’ambiguïté ontologique du discours verbal. 8


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Les divinités, dieu jaloux ou déesses capricieuses, de par leur imprévisibilité ont suscité la nécessité de la divination. Or cette pratique s’est maintenue malgré tous les renversements de doctrines – foi ou raison – et leur cosmogonie respective. Survivance peut-être de l’immémoriale superstition, elle a cependant su s’adapter, passant du répulsif – les entrailles – au symbolique – les figures du tarot –, de l’aléatoire – lancers géomantiques – à l’immuable – zodiaque –; elle repose avant tout sur une psychologie assez grossière permettant d’interpréter l’attente du consultant – bien plus pénétrable que les voies, ou voix, divines. L’uniformisation des comportements déteint sur les pensées. Le cloisonnement social limite les accidents. L’avenir, sans être écrit, est passablement fléché et balisé.

Il est une institution pratiquement universelle qui, entre tabous et serments, se doit d’éviter toute intervention hasardeuse: le mariage. Dans la plupart des tribus «primitives», le futur conjoint est choisi dès la naissance de l’enfant; dans des cultures aussi différentes que la juive et l’indienne, les époux ne devraient se découvrir – l’épouse se présente couverte d’un voile épais – qu’au jour de la noce, préparée de longue main par les familles et souvent par l’entremise d’un – ou d’une – marieur professionnel. Les agences matrimoniales constituent un commerce florissant qui a su s’adapter aux nouvelles technologies – il paraît que les sites les plus visités sur le réseau internet sont ceux offrant des «rencontres». L’appariement humain doit obéir à des critères rigoureux garantissant sa stabilité.

Pourtant le destin ne se résigne pas à devoir rester clandestin. La rencontre amoureuse se produit en tout lieu et à toute heure, apparemment arrangée par le seul hasard. Toutefois, à y regarder de plus près, et en admettant la substituabilité des individus répondant à un même profil sociologique, étant donnée l’origine géographique et sociale des partenaires, leur trajectoire scolaire et professionnelle, le milieu qu’ils fréquentent, les amis qu’ils partagent, il était statistiquement quasi inévitable que la jonction ait lieu. L’homme contemporain, réduit à un numéro, obéit à la loi des grands nombres. La conscience individuelle est aveugle à ses propres motivations et se dupe elle-même en croyant céder à ses pulsions domestiquées. Ce que nous appelons «hasard» ne recouvre, en fait, que notre cécité.

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La machination déjouée


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En préambule de «La vie mode d’emploi», Perec décrit le principe du puzzle en tant que découpe calculée par le «faiseur» qui lance un défi au «poseur». Le jeu peut d’ailleurs devenir piège, puisque à la fin du livre Bartlebooth meurt, vaincu par l’astuce de Gaspard Winckler, tenant entre ses doigts un morceau de bois en forme de W alors que «le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X». Or la figure du puzzle est ici purement métaphorique et l’activité qui «en dépit des apparences (...) n’est pas un jeu solitaire» est l’écriture – l’assimilation des pièces à des lettres dénonce le symbolisme métalinguistique de la fable. Le roman est construit par l’assemblage discontinu de motifs, ne débouchant en fin de lecture sur aucune vue d’ensemble.

La perception humaine est fragmentaire. La continuité temporelle et spatiale est une reconstitution. Bergson parle du «mécanisme cinématographique de la pensée» pour exposer ce fonctionnement, comparant le comblement des hiatus perceptifs à l’illusion de mouvement permise par la persistance rétinienne. Le puzzle est peut-être l’image la plus adéquate pour rendre compte de la façon dont le monde nous apparaît: plein de trous. On ne saurait les remplir que par recoupements et analogie. La science en découvre de nouveaux chaque fois qu’elle en bouche un. L’essence du puzzle est la pièce manquante. C’est pourquoi le jeu est si décevant: en bois ou en carton, avec ses difficultés calculées ou aléatoires, il aboutit à un tableau extrinsèque dans son intégralité restaurée, à sa propre négation.

La plupart des jeux de société traditionnels, en particulier ceux qui font intervenir le hasard – cartes, dés –, avaient à l’origine une fonction divinatoire. Il s’agissait, par une savante symbolique des nombres, complétée dès l’imprimerie et la circulation d’ymages par des figures emblématiques, de percer les desseins difficilement pénétrables des divinités. Cette pratique se maintient – tarots – mais marginalement, alors que les accessoires servent désormais au seul jeu, satisfaisant la passion du gain – que le profit soit effectif et financier ou strictement symbolique. La réponse divine, dans son ambiguïté lapidaire et son obscurité sibylline, a fait place au conseil de bonne femme trivial. L’énigme a dégénéré en devinette. Désacralisé, le jet du sort s’est fait stratégie et calcul marchand. 11


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Tout jeu est une représentation du monde. Sa symbolique est toujours idéologique. Les jeux «de table» traditionnels sont fondés sur une hiérarchie des pièces ou des cartes – voire des couleurs: celle du bridge reproduit celle des castes sociales, du plus bas, trèfle (la paysannerie) au plus haut, pique (la noblesse militaire) en passant par le carreau et le cœur (respectivement la bourgeoisie et le clergé). La fonction purement opératoire – mode de déplacement aux échecs, valeur aux cartes – de ces ordres, qui fait que les joueurs n’ont pas conscience de leur sémantisme, n’annule pas leur rôle instructif et modélisateur: principe d’inégalité d’essence, coopération au but commun sans mise en cause des privilèges, respect des règles, etc. Mieux que la discipline, le jeu inculque la socialisation.

Le jeu n’est jamais gratuit. Bien que le gain soit le plus souvent symbolique, l’aspiration agonale doit être satisfaite. S’il est vrai que les profits sont remis en jeu à chaque partie, donc toujours, sinon éphémères, provisoires – les joueurs qui fréquentent les casinos savent que la banque finit toujours par rafler les mises; car la principale fonction sociale du jeu est d’habituer ses participants à perdre régulièrement –, le jeu impose comme unique objectif la victoire. Il mime métaphoriquement une bataille et s’avère supérieur, du point de vue de la gratification agonale du vainqueur, au véritable théâtre de guerre dans la mesure où le succès récompense la seule intelligence du joueur. Il réduit l’intervention de l’aléatoire à la donn(é)e de départ, indépendamment de toute condition matérielle.

L’apparente innocence du jeu – Caillois énumère six qualités pour définir l’activité ludique: libre, circonscrite, incertaine, improductive, réglée et fictive – a sans doute favorisé sa promotion sociale, au point d’aboutir à une inversion des rôles et de passer de copie à modèle. Les divers champs du pouvoir – politique, militaire et surtout financier – sont allés puiser dans la «théorie des jeux». Or en pénétrant dans le domaine du social – qui est une fiction qui se prétend réalité –, le jeu voit ses vertus transformées: son modèle est imposé, contamine toute l’administration, obéit à des calculs de probabilité, influence la production matérielle, dérègle et corrompt le principe fiduciaire, occulte la vérité de ses mécanismes. Car dès que du profit entre en jeu, sa pratique est inséparable de la triche. 12


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La théorie élaborée par von Neumann n’a du jeu, profondément, que le nom et les exemples fournis. Son application vise dès le départ le champ économique, d’abord la concurrence commerciale puis la spéculation boursière. La mise au point d’instruments de logique mathématique comme l’«arbre des décisions» ou la «matrice des gains» laisserait supposer une rationalisation et une régulation des investissements. Mais la théorie a été conçue à la veille de la guerre et complétée durant le conflit. Elle en est le reflet. L’autre, dont il s’agit d’anticiper les mouvements, est défini comme adversaire. En période de paix, le «duopole» décrit par Cournot cache souvent une entente entre concurrents et recouvre en fait une pratique monopoliste. En temps de guerre, un seul principe domine: la trahison.

Le «paradoxe du prisonnier» exposé par Kafka dans sa «lettre au père» est un véritable dilemme – entre améliorer le confort de sa cellule et préparer son évasion – et peut s’avérer paralysant. Tandis que le «dilemme du prisonnier» imaginé par Nash n’en est pas un. L’unique solution – dénoncer son complice, trahir son partenaire – est calquée sur les directives de la «commission des activités anti-américaines». La paranoïa de son auteur est homothétique de celle qui s’était emparée des États Unis pendant la guerre froide. L’«équilibre de Nash» n’est en réalité jamais atteint – Mandelbrot a montré que la spéculation repose sur des «coups de bourse» constants entraînant un déséquilibre irrattrapable et une rupture des courbes. La «théorie des jeux» est en fait une théorie de l’agression.

Par le jeu, l’homme renoue avec son enfance. Le mouvement est double: pulsion agonale revigorée et émotions fortes ravivées d’un côté, abandon des responsabilités, voire des règles de civilité, de l’autre. Le sérieux prôné par l’adulte n’est qu’un masque pour camoufler son infantilisme atavique – alors que, pour le sérieux, rien ne saurait se comparer à l’enfant, dans ses interrogations comme dans ses jeux. Si bien que la dimension ludique introduite dans ses activités – qu’il s’agisse de guerre ou de bourse, voire de sexe – n’est qu’un biais pour enfreindre ou contourner les règles qu’il a lui-même édictées. L’homo ludens de Huizinga ne témoigne pas tant du développement de la culture que de l’hypocrisie: il naît dès qu’il se montre capable de se dédoubler et de jouer des rôles.

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Le même mot désigne des activités de compétition – le joueur peut se mesurer à des adversaires (agôn), au sort (alea) ou à ses propres limites (ilinx) – et des pratiques mimétiques. La parenté entre les premiers, qui comprennent tous défi et combat symbolique, et le jeu dramatique, n’en déplaise à Caillois, ne va pas de soi. La différence fondamentale tient à la présence et au statut du public. Le joueur est son seul juge et sa victoire ou défaite est objective, alors que l’acteur doit provoquer une émotion cathartique dans l’audience – dans un cas le public est dispensable, dans l’autre il est à la fois cible et arbitre; seul le sport réunit les dimensions agonale et spectaculaire. Sans compter les rivalités entre comédiens, voire entre auteurs, le théâtre doit être cérémonie verbale, pas art martial.

Le théâtre était au départ un rituel religieux. La solennité requise ne permettait aucun jeu, ni forain ni dramatique; la condition humaine des acteurs devait être masquée. Le rite avait pour fonction de rappeler les mythes fondateurs, les conflits divins, les erreurs humaines, et raviver la connaissance des lois, des interdits et des valeurs sur lesquelles reposait le gouvernement de la cité. La catharsis réveillait dans le public, quasiment obligé – voire payé – d’assister à la représentation, le sentiment d’appartenance. Devenu spectacle, le théâtre s’est efforcé de séparer la scène et les spectateurs – l’obscurité donne à ces derniers un statut fantasmatique –, le mythe est remplacé par la comédie, les acteurs sont aussi prestigieux que les héros qu’ils jouent, la purification fait place au divertissement.

Les enfants ont une capacité innée d’imiter. La pédagogie – dont les trois totems sont le singe, le perroquet et le mouton – s’appuie sur elle pour les préparer à leurs futurs rôles sociaux. C’est par le jeu dramatique, à travers les personnages et les accessoires proposés, que s’opère, autant que par les vêtements – ceux des bébés sont traditionnellement indifférenciés si ce n’est par la couleur –, la division en genre: voitures miniatures, arc et flèches pour les garçons, poupées et dinette pour les filles, rôles de guerrier et d’aventurier pour les uns, occupation casanière pour les autres. En jouant les adultes – médecin, papa-maman –, les enfants, contournant les interdits de pudeur, satisfont leur curiosité anatomique; promus, ayant goûté le fruit de la connaissance, ils répètent le péché originel. 14


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La culture de masses, qui correspond à une production industrialisée et une distribution globalisée, se caractérise par l’uniformisation. L’individualisme n’est toléré que s’il s’ajuste au prêt-à-porter. À cette fin d’égalisation des esprits, l’école parallèle – qui comprend le jeu – joue un rôle comparable, complémentaire, à l’institution scolaire. Aussi doit-elle être contrôlée. Le jeu devient éducatif. Les jouets qui laissaient trop de marge à la fantaisie des utilisateurs – jeux de construction par exemple – proposent désormais des modèles qu’il ne s’agit plus que de reconstituer. De maquettes en décors meublés et habités, tout un univers – Legoland – est élaboré, mimétique d’une banlieue américaine mais simplifié et stéréotypé, conforme à l’idée conventionnelle des représentations infantiles, idéal.

Le jeu ne développe pas l’imagination, il la canalise. Le plaisir qu’il procure est paradoxal: l’enfant échappe à sa condition de mineur et accomplit symboliquement sa vocation œdipienne – le garçon tue le père, soit en le vainquant (déguisé en indien), soit en le remplaçant (en jouant au papa); la fille le séduit (en se montrant bonne ménagère) –; l’adulte retrouve l’excitation et l’irresponsabilité d’un état infantile mythifié. Dans tous les cas il s’agit de se libérer momentanément des contraintes du rôle social et d’en compenser les frustrations. Or le jeu ne fait jamais que substituer aux devoirs et conventions d’autres règles, plus rigides car formulées, librement acceptées – comme l’engagé volontaire, pour continuer à jouer au soldat, se soumet à la discipline militaire. Le jeu est une fuite.

La revalorisation du jeu au XXème siècle repose sur une critique implicite de la réalité – Camus définit l’absurde comme le «divorce entre l’esprit qui désire et le monde qui déçoit» – à laquelle on oppose la luxuriance de la fiction ludique. La réalité en cause est en fait l’idéal rationaliste d’une république bourgeoise qui a abouti à la «grande» guerre, à la crise économique et aux fascismes. Sa faillite dénonce son caractère illusoire. Le réalisme, qui est acceptation de la défaite, promotion du sordide, ne recouvre pas la totalité du réel. Son rejet n’est refus que de la réalité telle qu’elle est présentée – le surréalisme de Breton appartient au réel, dont «l’imaginaire est une catégorie». Il faut combattre le sérieux en tant que masque et hypocrisie. Et jouir de la richesse inépuisée du réel.

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Portrait crachĂŠ


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L’histoire, en tant que discipline, est contemporaine – XIXème siècle – de la concrétion des notions de progrès et d’évolution. Elle les a assimilées et en a été faussée. L’histoire de l’art, en particulier, s’est plus intéressée aux avancées techniques aboutissant à l’idéal réaliste de la peinture académique du temps – lois de la perspective, modelé, clair-obscur, trompe-l’œil, etc. – qu’à l’abandon et au retour périodique d’une esthétique figurative naturaliste – entre la maîtrise picturale et sculpturale, visible dans le poli des visages et les drapés, de l’antiquité gréco-romaine et de la Renaissance, le Moyen-âge est tenu pour une période de régression obscurantiste aussi parce que ses images et statues, stylisées et pleines de figures fantastiques, se veulent plus symboliques que ressemblantes.

Héritiers généralement de rituels religieux, les divers modes d’expression inventés par les cultures humaines requièrent une participation active – se joindre au chœur, vocal ou instrumental; danser; se déguiser; jouer un rôle; répondre ou reprendre une phrase; etc. – et ont été adaptés à des fins laïques par les populations, si bien que se sont développées, à côté des canons érudits, des formes populaires légères. Seule la fabrication d’images, en raison soit de son temps d’exécution, soit de l’apprentissage technique nécessaire, soit du mode passif, strictement contemplatif, de réception, est restée l’apanage de spécialistes: les artistes. Or l’image, en offrant une représentation du monde, en fournit aussi l’interprétation. Le pouvoir a imposé iconiquement un sens au visible – et à l’invisible.

Seule la croyance que l’enfant suit dans sa croissance les étapes parcourues par l’humanité depuis la préhistoire – son enfance – jusqu’aux temps modernes – son âge adulte – justifie qu’on s’ébahisse devant la qualité des représentations picturales pariétales. Les spécialistes ne sont pas d’accord quant à leur signification. Elles sont surtout animalières et leur réalisme devait avoir une fonction d’efficacité, qu’il s’agisse de vénération – thèse de Bataille – ou de vènerie – théorie d’Henri Breuil –, mais ne sont pas de facture unique: l’homme étendu du puits de Lascaux, voire le bison, est assez grossièrement dessiné, probablement parce que sa signification symbolique domine et que le trait dépouillé y suffit, voire la renforce. L’art ne nourrit pas son homme. Alimentaire, mon cher Watson. 17


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De la peinture grecque antique ne nous est parvenue que la céramique – il en irait presque de même des fresques romaines sans l’éruption du Vésuve –; la restriction des couleurs, la courbure et le galbe des cratères, sans parler de leur usage qui ne se prête guère à la contemplation, excluent toute velléité de représentation naturaliste. N’y sont dessinés que des divinités et des héros, en des scènes facilement identifiables tirées de la mythologie. L’important est que ce panthéon, anthropomorphe de caractère et de sentiments, est physiquement humanisé, arbore une apparence familière au niveau anatomique et vestimentaire. Par le biais de la figuration divine, c’est l’humain qui est promu, parangon – de force et beauté – même des habitants de l’Olympe. Hélène entière, mon cher Watson.

Les images médiévales se distinguent par le style, et la technique, selon l’origine de la commande: réaliste pour les portraits des seigneurs – c’est cette esthétique qui se perfectionnera au cours des siècles suivants –, allégorique et grotesque pour les vignettes populaires colportées dans les foires – ces formes disparaissent au siècle des «lumières», du fait de l’embourgeoisement des valeurs, tant politiques que culturelles, pour ressurgir au XXème siècle avec la bande dessinée –, stylisé et symbolique pour les icônes et fresques religieuses: tout y est symbole, depuis le fond doré signifiant l’espace paradisiaque jusqu’à la présence d’une montagne figurant le dieu irreprésentable. On ne peint pas le visible mais le paysage de l’âme, la vue des anges. Ailés montèrent, mon cher Watson.

La Renaissance se caractérise par le primat de l’humain – de la conscience individuelle cartésienne à l’héliocentrisme galiléen – sur le divin. Les lois de la perspective définissent un unique point de fuite en fonction d’un point de vue. Les paysages servant de fond pictural sont souvent urbanisés, proclamant la domination de l’homme sur la nature. Les techniques sont toutes au service du plus grand réalisme – l’idéal est le trompe-l’œil –; la peinture sacrée ellemême, du fait de la collusion des pouvoirs ecclésiastique et politique, adopte cette esthétique: toute femme est virtuellement une Vierge, tout homme un saint, tout jouvenceau un ange. Cette vision humaniste annonce la Réforme. L’imprimerie fait circuler les idées – Dürer influence l’art italien. Allemand erre, mon cher Watson. 18


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Si réalistes de facture soient-ils, les tableaux, jusqu’aux révolutions picturales du XIXème siècle, restent essentiellement symboliques. La technique de la ressemblance visible est au service d’une signification cachée que des indices discrets dénoncent. Ainsi les intérieurs bourgeois peints par Vermeer – qui pour plus de fidélité recourt à la chambre noire – cèlent et recèlent des intrigues amoureuses – signalées par une lettre, un instrument de musique ou une image de Cupidon –; les mascarades de Watteau, du fait de leur déplacement – absence des tréteaux: les comédiens sont perdus dans la nature –, illustrent la condition humaine; les bergers de Poussin, reniant le cliché bucolique, interrogent l’au-delà, ombre et trace confondues. Elle aime et enterre, mon cher Watson.

Curieusement, le paysage naturel qui constitue le fond des scènes occupe de plus en plus d’espace dans les tableaux. La place de l’homme est relativisée à mesure que les objets – natures mortes – et la végétation – paysages peints «sur le motif» en plein air – deviennent sujets que l’artiste interroge ou glorifie en les reproduisant. Les premiers sont des vanités déguisées, la seconde symbolise la vie. Cette signification générique paraît suffisante aux impressionnistes qui revendiquent un vérisme de la représentation ne passant pas par le trait. Ils peignent champs et forêts comme des hymnes à la verdure sans lui prêter d’autre sens symbolique. Ce n’est qu’avec Van Gogh que le paysage torturé gagne une dimension et une puissance proprement métaphysique. Élément terre, mon cher Watson.

Le ciel lui-même, de Gellée à Turner, devient motif principal. En faisant de la lumière la matière de leurs toiles, ces artistes anticipent sur l’autonomisation de la peinture, qui assume que ses éléments constitutifs – couleurs, taches, traits, courbes, etc. – sont significatifs en eux-mêmes, en dehors de toute figuration, et que le symbolisme, donc l’émotion esthétique, joue dans l’abstraction. D’ailleurs on constate la rémanence d’éléments figuratifs identifiables aussi bien dans les premiers tableaux abstraits de Kandinsky, qui amplifie les composants picturaux aux dépens des formes, que dans les paysages inquiétants de Tanguy où ils perdent, hors d’un contexte reconnaissable, leur signification. L’art abstrait n’est pas plus décoratif que la peinture figurative. Oh! les menteurs, mon cher Watson.

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L’œuvre de Manet constitue indubitablement un tournant. Il n’anticipe pas l’impressionisme – qui pourtant se réclamera de lui – dans la mesure où il maintient la priorité du sujet sur la facture, mais il démonte, en les enfreignant, les conventions de la figuration académique: le nu du «déjeuner sur l’herbe», bien que peint en extérieur, n’est pas une déesse; celui de l’«Olympia» s’offre sans voiles ni pudeur, littéralement obscène – exhibant ce qui doit rester en coulisse. La signification est dans l’exposition – le scandale prouve sa valeur transgressive: ce n’est pas tant la pudeur qui est atteinte que l’érotisme. Les «demoiselles d’Avignon» – Picasso rendra plus tard hommage à Manet –, dont la nudité est réduite à un signe plutôt que traduite par des formes, soulèveront la même indignation.

Entre Manet et Picasso, il aura fallu casser un à un les principes – et les techniques associées – sur lesquels se fondait l’esthétique de la mimesis picturale. D’abord les formes: remplacer le trait par la plage; puis les couleurs: jouer sur les contrastes et la répartition des taches, abandonner les dégradés et le clair-obscur – des impressionnistes aux fauves. Remettre en question la perspective – vision en plans de Cézanne –, voire la place de l’humain – nudité de la «montagne Sainte Victoire» –, avant celle du sujet – les carrés de Malevitch. Expérimenter de nouvelles matières – papiers collés du second cubisme –, de nouveaux modes de représentation – guitare réduite à des signes graphiques fragmentaires. Retrouver la spontanéité du tracé des cultures primitives et des gribouillis enfantins.

C’est la photographie qui a libéré la peinture. Sans concurrence pour ce qui est de la ressemblance, elle rend définitivement caduc ce critère – même l’«hyperréalisme» est une stylisation par rapport au cliché photographique –: pour l’image technique, la similitude est une condition, pas une valeur. Un statut documentaire plutôt qu’artistique a consensuellement été reconnu à la photographie. Parce que la similarité de l’image et de son modèle lui était trop facile, que l’art devait résulter d’un long effort – préjugé que Picasso allait bientôt balayer –; mais les photographes eux-mêmes partageaient cette idée, associaient l’art à un travail formel, sans avoir conscience de la dimension symbolique que leurs images pouvaient recéler. La valeur mimétique a chu mais l’idéologie réaliste a survécu. 20


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Le cinéma est en partie l’héritier direct de la photographie. Mais le réalisme «ontologique» de ses images n’entre pas en contradiction avec la fantaisie, l’artificialité visible du studio et les trucages que Méliès transfère, en les adaptant, de ses spectacles de prestidigitation. Les «actualités» qu’il présente sont reconstituées, les frontières entre document et fiction sont brouillées. «Nanook», qui a suscité l’apparition de l’étiquette «documentaire», est un film épique mis en scène – la lutte de l’homme contre les éléments, la survie dans une nature hostile. La valeur de ces images tient à une signification qui dépasse les conditions factuelles de leur enregistrement. La vérité n’est qu’une interprétation, pas un absolu; pût-on vérifier les faits, elle ne saurait servir de critère d’appréciation.

Qu’il s’agisse d’un quidam tenant son propre rôle dans son décor naturel ou d’un acteur jouant un personnage en studio, d’un documentaire ou d’une fiction, le cinéma s’en tient le plus souvent à la mise en cadre d’une performance – témoignage ou jeu théâtral – montée en relative continuité. La dimension symbolique, quand elle existe, appartient à l’intrigue plus qu’aux images, s’avère d’ordre narratif et dramatique, sinon littéraire, plutôt qu’audiovisuelle – sonore et picturale. Les bons films sont rares – Deleuze pose «l’énorme proportion de nullité dans la production cinématographique» comme prémisse –; on les reconnaît justement au fait que chaque image y est signifiante sur deux plans simultanément, figuratif-réaliste et symbolique-métaphysique, qui se renforcent mutuellement.

Toute image est représentation du monde tel qu’il est perçu à un moment déterminé. Elle nous informe autant sur le regard porté que sur l’objet représenté. Elle est l’espace où se rencontrent deux regards, celui de l’«auteur» – peintre, photographe, graveur, etc. – et derrière lui celui d’un temps, avec son idéologie et ses illusions, et celui du spectateur qui ne lui est pas forcément contemporain. La valeur d’une image, peinture rupestre ou collage surréaliste, ne tient pas à sa vertu de document mais à son actualité intemporelle. Le sens déborde le sujet – scène mythologique ou sacrée, nature vivante ou morte, tracé flou ou géométrique –; l’image s’adresse à chaque spectateur en particulier, lui renvoie son portrait symbolique sous forme de carte mentale et lui pose l’énigme de son être là.

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Lampe abandonnée par son génie


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Le cinéma – que j’ai souvent défini par le seul critère de ses conditions de réception, projection (agrandissement) en salle publique (émotion collective) et obscure (effet hypnotique ou onirique), indépendamment de son support ou de son mode de production – est mort. Plutôt que de nier ce décès au nom du progrès et de l’adaptation – du grand écran au poste de télévision et à la tablette, la miniaturisation des images tend à s’accentuer, tandis que la réception se fait d’abord familiale puis individuelle – ou de s’opposer au cours de l’Histoire et à l’obsolescence accélérée des formes et des techniques – en fabriquant artisanalement de la pellicule à émulsion argentique –, il est temps de dresser, sans nostalgie ni culte fétichiste, un bilan des spécificités de cette «invention sans avenir».

Ses inventeurs étaient onomastiquement prédestinés. La singularité du cinéma tient avant tout à son rapport complexe à la lumière. Dépendant initialement, tout comme son aïeule photographique, de la lumière naturelle solaire – Méliès construit une verrière tournante comme studio –, il adopte vite l’éclairage artificiel développé par son concurrent théâtral à la même époque – lampes et gradateurs des frères Kliegl. D’une certaine façon, la lumière capturée par les prises de vue est restituée lors de la projection – qui constitue, salle noire et scène réduite à un écran, une sorte de négatif du studio –: la caméra, qui capte la lumière réfléchie par les objets filmés, est l’inverse du projecteur qui émet sa lumière incidente filtrée par la pellicule impressionnée sur l’écran qui la réfléchit pour le spectateur.

L’appareil des frères Lumière a eu des prédécesseurs, depuis la lanterne magique de Huygens au XVIIème siècle jusqu’aux diverses machines optiques mises au point pendant les années antérieures à l’historique projection au salon indien du Grand Café, praxinoscope de Reynaud ou kinétoscope d’Edison et Dickson. L’illusion de mouvement tient au nombre d’images et à leur défilement: on est passé de la plaque fixe au ruban. D’abord très court et répétitif, puis de plus en plus long et narratif – le principe de répétitivité se déplaçant à un niveau plus large et structurel, aussi bien au point de départ (scénario, typologie des situations et personnages) que d’arrivée (habitudes des spectateurs) de la production de films: le cinéma est le prototype et le modèle de la culture de masse industrielle. 23


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La «reproductibilité technique» commence avec l’imprimerie, tant pour les textes que les gravures. Celle de la photographie et la pellicule de cinéma est double: d’un côté la multiplication des copies mais de l’autre la reproduction du visible. La première est essentiellement mécanique, la seconde strictement chimique. L’intervention humaine est extrêmement réduite, et principalement en amont – mise en scène et cadrage –, se limitant lors de la phase de duplication au laboratoire à étalonner les lumières de tirage. La création est scopique et conceptuelle, la main n’y prend plus part. En cela, photo et cinéma rompent avec les arts picturaux et narratifs traditionnels, qui supposaient un contact avec la matière, qu’on la frappe (sculpture), la griffe (dessin, écriture) ou la caresse avec le pinceau.

L’«espace cinématographique» est l’écran. La performance dramatique, les gestes et déplacements réels d’objets y sont réduits à des mouvements imitables par animation graphique. Car l’image est à deux dimensions. La logique des directions obéit à la latéralisation de l’écran – d’où la formulation d’une «loi des 180º» pour reporter dans l’espace tridimensionnel les contraintes que la platitude de la surface écranique engendre –; la «profondeur de champ» est indissociable d’une accentuation de l’effet de perspective – les images en «3D» sont des projections stéréoscopiques et n’ont aucun relief, juste une séparation des plans optiques selon la distance en profondeur –; existent au moins trois «hors champ»: l’un diégétique, l’autre comprenant la caméra et celui où se tient le spectateur.

L’image cinématographique est essentiellement un agrandissement. La vision humaine, bien qu’elle perçoive la totalité du champ capté par l’œil, sait se centrer sur un objet et l’isoler, le détacher de son environnement. La caméra, pour obtenir la même focalisation de l’objet, le cadre, coupe dans le visible. La peinture choisissait des échelles de représentation selon des paramètres imposés par l’habitus ou l’étiquette – portraits en pied pour les nobles dont le statut exigeait la distance, vues lointaines comme d’une fenêtre pour les paysages, proximité des natures mortes, etc. –; le cinéma a créé le gros plan, cadrage que même la photographie n’avait pas osé, où le visage devient paysage, si expressif qu’il acquiert puissance de symbole, et abolit la trivialité de l’identité et de l’humanité. 24


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Les performances filmées appartiennent aux «techniques du geste». Elles en ont la fragilité et la précarité, mais également le caractère unique, irrépétable, qui leur donne leur aura. Leur fixation en images animées – leur passage aux «techniques de la trace» – leur confère un statut ambigu, entre la divinité, immortalité virtuelle, et l’automate, itération inaltérable. Toutefois les images vieillissent – tout comme les textes –, en proportion de leur actualité conjoncturelle au moment de leur captation, des codes et des modes qui les informent, d’une vision du monde et d’un imaginaire reflétant tous deux un état de société dont elles sont aussi le miroir. En ce sens – mais seulement en ce sens – elles sont toujours documentaires et vraies, les plus fantaisistes et fictionnelles étant les plus révélatrices.

Dès ses débuts, accidentellement avec l’opérateur Lumière filmant un omnibus, consciemment avec Méliès qui était au départ prestidigitateur, le trucage apparaît comme l’essence du cinéma. Bien avant les retouches graphiques de l’image numérique, ce pionnier a exploré les effets spéciaux à la prise de vue, par arrêt, jeu de cache contre-cache, surimpression, et avec toute la machinerie du studio. Par principe, tout ce qui est concevable est filmable, des monstres mythologiques aux plus effroyables catastrophes. Le corollaire esthétique de cette omnipotence à créer de l’illusion est que le réalisme ontologique de l’image cinématographique sert avant tout de caution à la vraisemblance et spectacularité des représentations fantaisistes: on ne peut en croire ses yeux. Le visible est māyā.

En contrepartie, la vérité documentaire des événements filmés est un leurre, quelles que soient les conditions du reportage qui les a enregistrés. Leur image est une construction: la mise en cadre délimite un champ où se déroule l’action, un espace de représentation; elle est déjà mise en scène. En outre, l’enchaînement des images, dans la mesure où on filme difficilement en continu – ne serait-ce qu’en raison, au temps de la pellicule, des limites de taille des bobines –, implique des ellipses plus ou moins marquées ou escamotées entre les plans. L’univers diégétique des films copie celui des drames et des romans: les humains, sitôt cadrés, sont héroïcisés – de même que les objets sont embellis. Il y a consensuellement des gestes et des actions, trop triviales, qu’on ne montre pas.

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Avant de devenir une grammaire de la continuité, le montage a été pensé par les premiers cinéastes comme un procédé sémantique et poétique: il permettait d’associer par proximité séquentielle des objets sans relation prédéterminée, concrétisant visuellement la conception de l’image surréaliste reprise par Breton de Reverdy, née «du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées» –l’image est ici de nature conceptuelle et se distingue de l’analogon photographique – et produisant des émotions et significations inédites. Eisenstein assimile les vues filmées, sinon à des vocables, à des idéogrammes, et voit dans le cinéma la possibilité d’une écriture nouvelle pouvant concurrencer le code linguistique. Le parlant a imposé le primat de la narration verbale et anéanti ces recherches. En raison de son succès populaire sans précédent – il faut remonter aux jeux du cirque romains pour rencontrer un enthousiasme comparable, éclipsé désormais, depuis leur diffusion télévisée, par les matches de football, dont la durée dicte celle de tous les autres spectacles –, le cinéma s’est vu attribuer une fonction sociale de propagande plus encore que de divertissement – Lénine à cette fin fonde dès 1919 la première école de cinéma; c’est pendant la seconde guerre mondiale que les États-Unis en font le véhicule privilégié de propagation de leurs valeurs idéologiques. La tendance ira en s’amplifiant de substituer au réel des images contrôlables et manipulables. C’est le territoire de l’imaginaire, les rêves et aspirations du public, que le cinéma a tâche de modeler. Et uniformiser.

Hollywood, pratiquement dès sa fondation – suite à la guerre des brevets menée par Edison contre les «indépendants» –, a été surnommée l’«usine à rêves», mais aussi la «nouvelle Babylone». Les coûts démesurés de la réalisation d’un film garantissent d’un côté le contrôle de la production par quelques compagnies, mais servent surtout à blanchir de l’argent des gangsters qui ont adopté le show business comme façade: les dépenses sont inflationnées, les cachets des acteurs sont investis en participation aux éventuels bénéfices, etc. L’artificialité des studios déteint sur la totalité de l’univers cinématographique, des salles imitant le luxe des opéras aux festivals singeant les pompes royales: plus de frime que de fric, juste assez pour acheter les critiques et faire rêver les midinettes.

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L’attribution de l’étiquette «art» au spectacle cinématographique est un abus ou un malentendu. Le cinéma «grand public» est d’abord une industrie. Les compagnies productrices ont les stars et les techniciens sous contrat – avec droit de regard sur la vie privée des premiers – et les tournages se succèdent en série – seule une minorité de films sont destinés à l’exportation. Quelques réalisateurs exceptionnellement sont parvenus à diriger leurs films en totalité, le plus souvent en s’en faisant les producteurs, mais les «auteurs» – écrivains engagés comme scénaristes, réalisateurs venus d’Europe – ont du mal à se soumettre aux impératifs de rentabilité, aux habitudes paresseusement acquises et à l’inculture arrogante et obstinée des décideurs, qui sont la rançon d’une organisation industrielle.

Le tournage d’un film est une activité collective. La spécialisation des métiers et la répartition des tâches permet difficilement d’attribuer le produit final à un auteur. Le public ne s’y trompe pas, qui généralement ne s’intéresse qu’aux interprètes. Si le cinéma – narratif dominant, puisque le support fonde la catégorie et qu’il n’existe pas d’autres termes pour désigner d’autres pratiques – offre à voir des visages et à entendre des voix, les films appartiennent légitimement aux acteurs. Seuls de rares cinéphiles sauront apprécier et individualiser le travail d’un directeur de la photographie, d’un ingénieur du son, d’un décorateur ou d’un monteur, dont dépend cependant l’émotion du spectateur le plus attaché à l’histoire contée. L’«art» est un marché où la cote d’une œuvre tient à sa signature.

Composite, le cinéma aura été un produit intermédiaire: s’il a la valeur «événementielle» des arts performatifs, il n’en a pas le répertoire et la réactualisation périodique; il n’a ni la permanence ni l’intemporalité dialogale des écrits dans les «civilisations du livre» – au contraire des références littéraires, les «classiques» du cinéma n’appartiennent pas à la culture scolaire –; prototype des «communications de masse» – son audience déborde rapidement celle de la presse au tournant du XXème siècle – et de l’«industrie culturelle», la complexité et le coût de son mode de fabrication en font un produit de luxe, condamné à l’embaumement muséologique ou à l’éphémérité à laquelle la fonction informative de ses successeurs – télé, internet – condamne par contamination ses artéfacts. 27


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Le rationnel rationnĂŠ


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Les adultes se caractérisent par leur capacité à inventer des masques conceptuels pour couvrir le profond infantilisme de leur comportement. Ils se réclament de la raison, de la pondération, de la méthode, du sérieux, de la responsabilité, etc., quand ils sont mus par l’égoïsme, l’envie, la cupidité, la rivalité et la futilité, se guident par la mode, les préjugés, la peur, l’agressivité et l’hystérie collective. Il ne s’agit même pas d’hypocrisie car ils trichent avec eux-mêmes et sont leur première dupe. Ils ont trouvé leur confort dans la servitude volontaire, après avoir renoncé à leurs rêves et appris à convertir leurs désirs en biens de consommation. Ils sont toujours occupés, car l’oisiveté est la mère de la réflexion et pourrait les conduire à regarder en face leur lâcheté et à devoir se justifier.

En même temps, et contradictoirement, l’homme s’assume comme «animal irrationnel», avouant qu’il s’est montré incapable d’appliquer la méthode cartésienne ou de suivre les principes formulés par les philosophes des «Lumières». Il n’est toutefois pas un être passionnel – ceux qui, obstinés ou obsessifs, poursuivent un projet jusqu’au bout constituent des exceptions, souvent jugés fous par leurs contemporains –, simplement paresseux, veule et complaisant. Il a consciemment sinon choisi accepté son aliénation. La misère lui paraît plus supportable que le chaos. L’altérité – qu’il s’agisse de l’étranger ou d’un changement social – est perçue comme une menace. La raison est exigeante, l’irrationalisme cautionne la passivité tout comme le fanatisme. L’homme ne croit pas en l’humain.

La psychanalyse fait remonter à la toute petite enfance les traumas refoulés qui vont orienter toute la personnalité de l’adulte. Le nourrisson n’est guidé que par son plaisir et découvre le monde en fonction de ce seul critère, par ignorance ou refus des règles – c’est pourquoi Freud qualifie l’enfant de «pervers polymorphe»: il ne respecte pas les usages, tant dans les rapports aux objets, aux autres, qu’à son propre corps. Que l’on accepte ou combatte cette théorie, la remontée à la conscience de souvenirs, même déformés, voire faux, prouve combien ténue est la protection assurée par l’oubli et puissante l’influence de cette période préverbale sur toute la vie psychique postérieure, l’amnésie contribuant à maintenir les conceptions infantiles aberrantes à l’abri de la critique ou de la volonté.

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La majorité des enfants sont le fruit du hasard, de l’ivresse, du viol légal ou brutal, du manque de précaution, plus que de l’amour. Si les femmes ont généralement été préparées dès leur jeunesse à la maternité future, la conception d’un enfant satisfait le plus souvent une pulsion animale et génétique et ne constitue pas un projet, existentiel, éducatif ou utopique. Le programme ne va pas au-delà de la reproduction. L’enfant, propriété des parents, support de représentations simplistes et négatives – manquant des qualités de l’adulte – est encore à ce jour une créature mal connue, objet de moins d’observation, sinon scientifique, systématique que le moindre insecte. Piaget a dû se rabattre sur ses propres enfants pour étudier le développement de l’intelligence jusqu’à l’acquisition du langage.

L’enfant est un être fantasmatique, d’abord aux yeux de ses parents. La fierté des géniteurs est avant tout narcissique: il est ressemblant. Ses rythmes entraînent des altérations des routines de vie d’au moins un des parents – normalement la mère, qui allaite – perçues comme une épreuve – nuits mal dormies – qui, s’ajoutant aux malaises de la grossesse et aux douleurs de l’accouchement, influent à son insu sur les sentiments nourris à l’égard du nouveau-né. Malgré le cliché de la maternité, figuré dans toutes les religions, le rapport établi entre la mère et l’enfant est ambigu, fait de projections, de désirs et d’émois troubles où se mêlent possession, domination, une toute-puissance d’ordre quasi divin, la compensation pour une condition d’infériorité sociale et la compassion face à la faiblesse.

Les auteurs de ses jours ont un droit naturel d’autorité sur l’enfant. L’amour qu’ils éprouvent ou exigent à l’égard les uns des autres est fondé sur l’inégalité. Les parents sont d’abord un modèle de taille et de force physique, de puissance métaphysique. Le «complexe d’Œdipe» est motivé, autant que par le désir d’attention exclusive de la mère, par l’envie d’acquérir les pouvoirs surhumains du père. Les parents délèguent l’éducation de l’enfant à l’institution scolaire, spécialisée, dotée d’outils et de théories qu’eux-mêmes souvent ne dominent pas, mais ils lui enseignent d’abord l’obéissance et la soumission, ainsi que le principe d’acquisition par imitation. Subsidiairement, subrepticement, ils lui inculquent les rudiments de la vénalité, de l’avidité et de la vanité par le jeu des récompenses. 30


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Les parents manquent de temps. L’enfant réclame une disponibilité que les contraintes sociales ne permettent pas. Pour se préserver répit et repos, les adultes doivent veiller à ne pas laisser l’enfant désœuvré. Les jouets traditionnels – poupées, peluches, miniatures diverses (voitures, animaux ou dînette) – présentaient plusieurs défauts: ils incitaient à la fiction et au spectacle, donc au bruit; ils permettaient ou demandaient une animation, donc du mouvement; et ils n’étaient pas suffisamment éducatifs. La télévision supplée à ces inconvénients en induisant silence, passivité et acquisition de connaissances – programmes documentaires animaliers, etc. –; les parents lui confient donc la tâche de relayer l’école. La vie moderne les oblige à démissionner de leur rôle d’«éducateurs» privilégiés.

Le sens et la valeur des enfants réside dans l’espoir d’une amélioration de l’humanité. L’enfant doit pour commencer devenir meilleur que ses parents, ce qui suppose l’exposition de leurs faiblesses et de leurs lacunes, la mise en cause de leur autorité naturelle. Mais ce projet implique surtout l’effort d’amendement des géniteurs, modèles non plus d’accomplissement mais d’imperfection insatisfaite, compagnons de route qui doivent mériter l’amour de leurs rejetons. Ceux-ci ne peuvent plus être poupées ou héritiers dans lesquels les parents projettent et reproduisent leurs propres frustrations infantiles. Autrement dit, l’éducation des uns et des autres devient prioritaire et toute l’organisation sociale – conditions et durée du travail – doit être repensée en fonction de cette mission primordiale.

Dans certaines tribus indiennes d’Amazonie, les enfants sont regroupés dans une hutte et pris en charge par la communauté. Le fameux jugement de Salomon, repris par Brecht dans «Le cercle de craie caucasien», met en cause le droit de la consanguinité et lui substitue la reconnaissance des soins et de la formation donnés. Il est probable qu’en raison même des motifs équivoques qui les ont poussés à procréer les parents ne soient pas les plus aptes à éduquer leurs enfants. La cellule familiale constitue à la fois un abri et une cage, plus souvent un espace de tensions et de rivalités que d’épanouissement. Les expériences communautaires semblent sur ce plan plus harmonieuses, échouant du fait de conflits et défections des adultes plutôt que de difficultés d’ordre pédagogique.

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Toutes les expériences et théorisations progressistes en matière d’éducation commencent par retirer les enfants du contexte familial. Si Rousseau pense encore le travail pédagogique dans une relation duelle entre Émile et son percepteur – avant la révolution et la création de l’école républicaine –, les doctrines élaborées à partir du XIXème siècle imaginent toutes une communauté d’enfants, dans le système scolaire – Montessori, Waldorf, Dewey, Freinet, Oury, etc. – ou en dehors de l’institution – Makarenko, Deligny, Illich – où les apprentissages seraient collectifs et partagés, car le pédagogue, sans être «ignorant», n’est pas détenteur du savoir et a aussi à apprendre. La vie communautaire implique une redéfinition des statuts, une redistribution des tâches, un bouleversement des rapports.

Même si nombre de ces théories souhaitent conserver les principes de l’école républicaine – égalité et fraternité –, toutes s’accordent à condamner son fonctionnement sclérosé. Le projet initial s’est en effet perverti, contaminé par les valeurs et objectifs propres de la société mercantile. L’institution scolaire reproduit l’inégalité sociale. Elle isole les enfants du monde réel et sert avant tout de garderie pour permettre aux parents de remplir leur obligation sociale de travail. Conçue sur le modèle des académies militaires, elle inculque la discipline plus que la réflexion. Elle hiérarchise les savoirs et tend à privilégier les formations professionnelles au détriment de la culture générale. Enfin, elle est devenue un commerce de diplômes sous la bannière de la libre-concurrence libérale.

Les enseignants sont des professionnels. Et des fonctionnaires. Des horaires réduits et des congés élargis, à quoi il faut ajouter un «capital symbolique», compensent la modicité du salaire. L’esprit missionnaire laïc et l’enthousiasme des premiers instituteurs a fait place à une routine annuelle. Les profs rabâchent leur cours et s’ennuient autant que leurs élèves. Entre les intérêts des éditeurs de manuels, les instructions officielles du ministère, les programmes, le rapport d’inspection pesant sur la progression dans la carrière et la pression des parents préoccupés exclusivement des notes, tout concourt à ôter au professeur la moindre velléité d’élaboration du contenu de ses cours ou de confection de son propre matériel pédagogique. Il enseigne la docilité respectueuse par l’exemple. 32


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La culture n’est pas constituée d’un corpus d’œuvres, elle n’est pas une archive. Ni une suite de spectacles événementiels. Elle est un processus vivant de réflexion à propos de questions à la fois existentielles et métaphysiques sans réponse unique ni définitive, auxquelles chaque conjoncture historique, en fonction d’un état de société, a donné une formulation originale – même quand on se piquait d’imiter –, instaurant un dialogue transtemporel. Tout écrivain a d’abord été lecteur comme tout peintre – ou tout acteur – a d’abord été spectateur. Les œuvres se répondent et sollicitent des réponses – commentaire, critique, éloge ou réfutation –, d’amateurs, pas de spécialistes. La culture n’a pas nécessairement d’utilité pratique – voire –; elle doit être objet de jouissance, pas d’érudition.

On a réservé la période d’apprentissage au jeune âge. Sans évidemment demander aux enfants leur avis, puisque «c’est pour leur bien». On a élaboré un programme d’acquisition de connaissances qui ne tient compte ni des motivations ni des rythmes individuels, et qui suffit tout juste à inculquer les valeurs communes indispensables à la reproduction sociale. Le véritable maître ne cesse d’étudier, et de répandre son savoir provisoire. Ou ses doutes. L’étude ne devrait jamais être une activité ni imposée – Karl Valentin rappelait que l’école serait moins fréquentée si elle n’était obligatoire – ni à temps complet, sous peine de produire plus de rejet et d’oubli que de profit. Si, comme l’affirmait Tagore, «apprendre est une expérience poétique», elle devrait se poursuivre par plaisir toute la vie.

Ce n’est pas un hasard si la quasi-totalité des pédagogues étaient également des révolutionnaires ou du moins des utopistes. L’investissement dans l’avenir implique une insatisfaction quant au présent. La raison ne se résume pas à une méthode et se conquiert avec difficulté. Elle ne se confond surtout pas avec la logique – la plupart des folies développent une logique exacerbée – ni donc avec une science. Descartes voyait en elle la seule activité valant d’y consacrer sa vie – tout autre travail (étymologiquement «torture») relève du châtiment. Sa construction et sa transmission se confondent – sur le modèle au minimum du dialogue socratique, à l’opposé de la sagesse solitaire –, réclamant la refonte tant de l’entendement que des pratiques de vie et de partage de la communauté humaine.

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L’indisposition esthétique


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J’ai souvent entendu dans ma jeunesse, au lycée, énoncé comme dicton irréfutable: «La culture c’est comme la confiture, moins on en a plus on l’étale». La formule visait le pédantisme et s’adressait aux forts en thème. Elle révèle néanmoins une certaine conception, idéologique, de la culture: avant tout, celle-ci est entendue comme indice de distinction, à faire reconnaître sans exhibition comme capital – en toute mauvaise foi: les cancres jetaient le proverbe comme un anathème – inégalement réparti. Étaient oblitérées aussi bien une culture populaire se manifestant dans les gestes triviaux du quotidien – de la dégaine à la gastronomie – qu’un usage et une fonction existentiels de la culture érudite, comme corpus de références et motif de réflexion. La culture n’était qu’honorifique, inutile.

George Steiner, penseur et défenseur de la culture, part du constat de son échec: elle ne préserve pas de la barbarie, le mélomane éclairé peut également être tortionnaire; «après Auschwitz», l’illusion d’une amélioration des mœurs par la culture doit être enterrée. Sans cette justification, la culture paraît condamnée à ne s’adresser qu’aux spécialistes – constituant un savoir, une matière scolaire, une discipline appartenant aux sciences humaines – ou aux masses – s’intégrant au divertissement pascalien et se ramenant au spectacle debordien, au côté des sports et des fêtes. Aucun de ces statuts ne saurait toutefois rendre compte du choc, émotionnel et intellectuel, que peut susciter une œuvre, quel qu’en soit le support, aussi décisif pour la personnalité du récepteur que ses traumas infantiles.

«Les statues meurent aussi» s’ouvre sur cette sentence: «Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture». L’équation de Marker pose la mortification comme critère du passage, décrit par Benjamin, de la valeur cultuelle à la valeur d’exposition. L’œuvre dès qu’elle est reconnue entre dans un marché où elle perd et sa fonction sociale et sa signification en tant que geste d’intervention. Pièces de collection, privée ou publique, particulière ou conservée au musée, toutes se valent: le tableau qui a été en son temps objet de scandale côtoie le tesson dont le mérite tient à l’âge vénérable. Toutes sont des vanités, contaminées par la ruine dont elles ont été sauvées. 35


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Le lien entre l’historicisation, l’entrée en archive, et la spéculation, l’entrée en marché, demanderait une analyse approfondie: a priori la fixation de la première garantit la cote de la seconde; le fait d’avoir été primée ou censurée constitue seulement une plus-value. L’enrichissement du visiteur est moindre que celui du commissaire d’exposition ou du curateur de musée qui remplit avant tout une fonction de courtier, occultée, souvent à sa propre conscience, par la sincérité de son goût et le sérieux de sa préoccupation esthétique. Le visiteur est assimilé à un spectateur et sert avant tout de caution – on produit pour le public –, comme l’électeur cautionne l’échiquier politique, mais ne constitue qu’un indice de box-office pour la détermination des bénéfices et des tarifs de sponsoring.

Á «l’ère de sa reproductibilité technique», les altérations pratiques de production et diffusion des œuvres impliquent une reformulation du concept d’«art». Benjamin s’y est attelé mais n’a pas su mesurer l’ampleur des changements, si bien que ses conclusions doivent être révisées: si d’un côté la disparition de l’«original» et de son «aura» permet la démocratisation de l’accès aux produits culturels et la constitution de «musées imaginaires» individuels, de l’autre elle entraîne une inflation d’artéfacts – surnombre et dévalorisation – et l’éclosion d’une «culture de masse» à vocation de propagande et de publicité qui remplit la fonction sociale de modelage des attentes et des croyances d’un public bientôt global. L’art en tant que marché, en revanche, n’a pas subi d’altération notable.

Il y a filiation directe de la photographie au cinéma et du cinéma à la télévision, avec accroissement à chaque fois d’audience et, du coup, altération de la fonction sociale. Si la photographie, «portrait du pauvre», a élargi le «droit à l’image» tout en maintenant une circulation restreinte, familiale, le cinéma, «usine à rêve», a d’emblée attiré des foules et s’est vu attribuer une fonction propagandiste, d’abord en Union soviétique où Lénine a intuitivement compris sa puissance de persuasion, puis à Hollywood qui a diffusé le modèle américain, des «jeans» à la «démocratie». La télévision, qui perd l’impact de l’agrandissement mais gagne une place ménagère, introduit une valeur d’authenticité documentaire et d’instantanéité de la transmission «en direct» qui lui confère un rôle d’information. 36


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Si, selon la formule de McLuhan, «le message, c’est le medium», toute image, en changeant de support et de canal de diffusion, change également de sens. Ainsi le tableau, reproduit dans un ouvrage ayant le format d’un album de photographie, s’intègre à un ensemble domestique, d’usage privé. Le film sur le petit écran perd sa valeur de culte et entre en compétition avec les matchs de sport – dont il doit désormais adopter la durée – et les reality shows – qui le relèguent à un statut de conte pour adultes. Le renouvellement quotidien des programmes entraîne l’écourtement du temps d’exhibition: les techniques du geste contaminent celles de la trace et tout spectacle n’a plus qu’une valeur événementielle. La conservation impose une sélection, donc du déchet. On anticipe la ruine.

Le concept d’«art» prend son acception actuelle au XVIIIème siècle. Jusque là il désignait l’activité de l’«artisan» – sens conservé dans «arts et métiers» – dans des ateliers où, s’il y avait un «maître» il n’y avait pas d’«auteur» – arts émiettés –; depuis, la conception s’est inversée puisque le moindre réalisateur de produit – de l’affiche au film – institutionnel, voire publicitaire, se voit reconnu en tant qu’auteur et en touche les droits. L’industrie culturelle obéit au modèle de rationalisation de la production, avec division des tâches et spécialisation, et de la distribution, comprenant campagne promotionnelle, lancement et soldes. La consommation doit être rapide car la rentabilité est à très court terme. L’artiste, de courtisan, est devenu flic de l’esprit. On en est resté aux «jeux du cirque».

La culture, au moment même où une fonction sociale lui est officiellement reconnue – création d’un «ministère de la culture» pour Malraux –, la perd pour entrer dans le domaine de la consommation de masse, dont elle acquiert les propriétés: primat de l’enveloppe sur le contenu, production en série, rationalisation et uniformisation sur le principe du prêt-à-porter – qui sauvegarde l’illusion d’une individualisation du goût –, étude de marché préalable, renouvellement rapide, etc. La «baisse tendancielle de la valeur d’usage» dans la «société du spectacle» lui ôte toute fonction au-delà du divertissement. La disponibilité même des œuvres, numérisées sur le réseau, les noie dans une archive infinie où, faute de repères, ne surnagent même pas les «classiques», ni la culture scolaire. 37


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La perte de l’original débouche sur une culture de l’ersatz. La multiplication des reproductions s’est accompagnée de leur miniaturisation. La projection cinématographique offrait un agrandissement inédit des images, faisant d’un visage un paysage; l’écran de télévision, et plus encore la tablette ou le téléphone portable présentent au contraire une réduction au format miroir ou carte postale. La relation aux images se fait plus intime mais l’impact diminue en proportion de la taille. L’œuvre numérisée vulgarisée apparaît familière, triviale. Vu son faible encombrement, on la collectionne comme un timbre-poste. Mais on préfère toute manifestation festive, où le corps participe, ayant l’aura de l’unique, événementielle même si répétitive. Rien ne peut rivaliser avec un match de foot.

La «librairie» de Montaigne, l’un des hommes les plus cultivés de son temps, comptait seulement soixante-seize ouvrages – chacun à l’époque coûtait une fortune et la théologie contrôlait la totalité du savoir. Cette bibliothèque réduite, l’équivalent tout au plus de quatre étagères de livres, a suffi à nourrir sa réflexion jusqu’à la fin de sa vie, lui a fourni matière intellectuelle à citer et discuter au long des «Essais», pérennisée comme corpus de référence grâce à ses commentaires. Il s’agit là d’une conception différente de la culture, qui n’exclut pas la curiosité pour la nouveauté mais doit pour l’apprécier la confronter à des «phares» du passé – Agamben défend que le «contemporain» est un retard du passé, qui ne gagne sens que quand la mémoire l’inscrit dans la chaîne temporelle.

C’est surtout quant au mode de consommation que ces conceptions de la culture se distinguent voire s’opposent. Montaigne recherche une nourriture spirituelle dont la digestion réclame des aromates et l’appréciation des termes de comparaison. C’est à dire du temps. La «culture» est ici métaphore agricole où il s’agit de faire fructifier l’esprit. Le but est la pensée, il ne s’agit pas de se dépenser – Descartes ira jusqu’à s’enfermer dans son «poêle». Cette culture est l’apanage de ceux qui jouissent du privilège du loisir – de lire, visiter monuments et musées, fréquenter les salles de spectacle, etc. Seule une longue convivialité avec les œuvres permet leur connaissance approfondie. Leur nombre restera limité – multiplication entraîne dispersion – le savoir individuel ne peut être encyclopédique. 38


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L’assimilation de la culture à une somme de connaissances pourrait en dernière analyse s’avérer dangereuse. Le glissement du concept de savoir à celui d’information est aisé, pourtant ils ne se recouvrent pas. L’information définit la culture journalistique, qui sait tout sur tout – ou prétend le savoir – mais change chaque matin – en effaçant les connaissances de la veille. De par sa nécessité d’actualisation permanente, la culture médiatique s’accompagne d’une obsolescence immédiate. De même que l’archive numérique, n’étant que stockage sans sélection ni classement, est le contraire d’une mémoire, les données informatiques sont le contraire d’une culture. Cependant le rapport à l’information conditionne le rapport au savoir et à la pensée – préfabriqués, résumés et disponibles. Que pourrait être une culture vivante? Il conviendrait avant tout que disparaisse la scission entre producteurs et consommateurs. Si le statut d’artiste, aux privilèges exorbitants, ne saurait guère être démocratisé, l’activité qui consiste à embellir le monde, et d’abord l’espace intime, est pratiquée par presque toute la population humaine. Dans le choix et l’appariement de vêtements, dans le soin d’une coiffure, dans l’arrangement d’un bouquet, dans l’épinglage d’une photo, dans une broderie, dans un compliment. Les femmes se consacrent à ces arts décoratifs indéniablement plus que les hommes. La disposition esthétique est aussi partagée que le «bon sens» mais, n’ayant pas d’utilité immédiate, elle n’a pas été encouragée ni cultivée. L’«art» n’est pas compatible avec le rendement.

Si tout le monde n’est pas créateur, chacun possède la capacité d’apprécier et surtout de critiquer. À défaut de «civiliser» l’esprit, la culture doit susciter une exigence de la part de ses consommateurs – Brecht voyait l’aporie de l’art dans la participation réifiée, achat d’un billet, des récepteurs. C’est par l’analyse et la critique que peut s’accomplir un apprentissage véritable, qui se confond avec la vie – l’école, vu l’âge des élèves, doit se contenter d’une inculcation de notions, et n’enseigne que l’imitation et la soumission. L’«éducation par l’art» doit être active et permanente. Il faut redéfinir le statut du récepteur, non pas comme co-auteur mais comme collaborateur – car l’œuvre n’existe qu’à partir de son partage –, éventuellement rémunéré, et spécifier ses droits mais aussi ses devoirs. 39


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en vers (contre tout) seuil: AVANT D’ENTRER – sonnets moraux moroses –

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Politiquement incorrigible

Ils sont assaillis de partout: le fisc, la banque, l’État, le patron on leur ordonne de lever les mains en l’air pour mieux leur voler la bourse et leur vider les poches comment s’étonner qu’ils soient contents de baisser les bras?

Ils voient le chômage avancer et leur retraite reculer simultanément les salaires baisser et les prix augmenter on comprend qu’ils ne sachent que penser on leur fournit faits et opinions dans les journaux et à la télé

La politique n’est plus un domaine de pensée mais un champ de pouvoir et de discours, une carrière qui ne peut susciter en eux que légitime défiance

Ils savent par expérience que rien n’est jamais gratuit ils ont toujours été écrasés, par Dieu, ses prêtres, ses seigneurs, ses partis leur participation est formelle, formalité: on demande leur vote pas leur avis

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Mépris et méprise

Comme le racisme est une preuve de faiblesse – on dénigre l’autre à proportion de la supériorité qu’il pourrait révéler – l’intolérance est une réaction de peur: on projette sur autrui ce qu’on soupçonne lové en soi-même

Sans pratiquer l’introspection chacun se sait multiple le rejet est exorcisme pour extirper l’altérité qui ronge en dedans la haine est déviation et extériorisation de l’insupportable mépris de soi-même

Comment se connaissant véritablement pourrait-on s’aimer? on a existentiellement absolument besoin de l’autre on ne peut aimer autrui que pour sa différence

Car il ne suffit pas de le tolérer on doit l’aimer follement passionnément jusqu’à le diviniser lui attribuer le pouvoir de la grâce et du pardon

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Tout faux tout flemme

La paresse intellectuelle a toujours un fondement physique la tête est à l’image des lieux de travail et de vie – usine, bureau et maison la vacuité et le désordre des idées sont le reflet d’un rapport aux objets on nettoie par le vide: jeter coûte moins que ranger La paresse intellectuelle n’est pas tant stupide que dangereuse reposant moins sur l’ignorance que sur la complaisance le paresseux est un être profondément adapté et satisfait le capharnaüm n’est pas incompatible avec le confort La paresse intellectuelle est consumériste opinions toutes faites, ouï-dire, traditions, modes et préjugés elle n’est ni de droite ni de gauche – et son centre est partout

La paresse intellectuelle touche toutes classes et toutes couleurs quoi qu’elle puisse prétendre, elle ne veut surtout pas changer le monde car elle pourrait être amenée à devoir elle-même changer

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L’or dure

Bagues, bracelets, colliers, toute la clinquante joaillerie est composée d’anneaux et de chaînes instruments d’emprisonnement qui conservent la signification symbolique d’appartenance et soumission de leur origine esclavagiste

Outre leur fonction ornementale du corps et du visage la valeur marchande exorbitante de ces colifichets matières précieuses et brillantes, or, argent, diamants est indice du prix pour lequel les femmes acceptent de se vendre

Le luxe n’a rien à voir avec l’esthétique – quelques traits et couleurs suffisent à rehausser la beauté – mais seulement avec l’ostentation de la richesse et la vanité

On investit dans les bijoux comme une assurance contre la mort on les arbore pour littéralement aveugler offusquer les os et le crâne qui percent sous la peau

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Trompettes trompeuses

Le concept de «mérite» est en soi une antilogie qu’il s’agisse de reconnaissance ou de châtiment chacun connaît assez de contre-exemples de mérite méconnu et gloire usurpée, déni d’innocence et impunité

Le concept de «mérite» suppose celui de «justice» comme préalable or une justice qui ne s’applique qu’à quelques élus ou victimes est une flagrante injustice, le «mérite» réclame la foi contre l’évidence ou le hasard providentiel comme la grâce janséniste

Le concept de «mérite» est strictement interne le sentiment de culpabilité précède l’accusation, voire le délit la croyance en son génie ou son talent est indépendante de la critique, voire de l’œuvre

Le «mérite» reconnu, valeur sociale et mondaine, est un effet de mode résultat de pressions, de piston, de petite prostitution, de chance ou malchance ne peut s’en satisfaire que qui a choisi de vivre dans la fausseté 51


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Loi de la jungle

Comme un éléphant vu par la fourmi au-delà d’une certaine taille la réalité échappe à notre appréhension d’objective et opaque elle devient fantasmatique et abstraite ainsi les trusts qui gouvernent le monde et possèdent des pays entiers

Comme l’éléphant décrit par les aveugles dont les fragments identifiés sont formellement hétérogènes et ne semblent ni pouvoir tenir ensemble ni appartenir à la même créature les holdings qui gèrent l’économie détiennent tous les secteurs de l’industrie

Comme l’éléphant approchant le vase de porcelaine leur puissance paraît incommensurable, leur charge irrésistible sans doute les sociétés qui planifient l’avenir nous réduiront en poussière

Comme le pachyderme de cirque perché sur sa boule court sur place, sa marche étant commandée par la rotation du globe ceux qui croient diriger la terre sont manipulés par le système qu’ils ont créé

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PAR DÉLICATESSE

– une demi-douzaine de gémissements poétiques: stances, psaume, cantilène, élégie, thrène, litanie, ballade, épithalame –

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La fin du fin la faune du faune

Je suis comme tout un chacun pluriel assemblage composite de toutes les hypothèses du vivant que la nature pour me former n’a pas retenues dans la conception d’anthropos entre le moindre animal mon corps est une arche dérivant sur le flot grossi du temps cherchant la grève où je pourrai libérer ceux qui m’habitent que j’abrite sans connaître d’eux plus qu’une présence pressentie car éducation et socialisation ont coupé le contact


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Les placards de mon corps regorgent de cadavres les ancêtres les dieux les maîtres les sept épouses je ne m’étonne pas de la présence de charognards du vautour qui tourne autour de ma peau avant de plonger en piqué sur mon foie et ma foi à l’hyène qui fait des siennes et ne les reconnaît pas les vers me rongent la paume me bouffent la langue comme tout fragment d’histoire je suis une fosse commune

Je voudrais à partir d’une écaille reconstituer le dinosaure en moi à partir d’un éclat retrouver le rossignol au fond de ma voix me réconcilier avec le porc en moi qui ne craint pas de se salir avec le lapin en moi qui sait courir et danser enivré de colchiques me glisser dans la peau de l’ours en moi qui s’emmielle les pattes me déplier papillon pour butiner toutes les fleurs assumer le perroquet en moi bariolé comme une coiffe d’indien répétant sans les comprendre les «confuses paroles» que l’air me souffle

Je voudrais être un loup pour moi-même me découvrir vilain canard sans rêve ni regret de blancheur insigne crapaud sans ambition de transfiguration princière ou d’enflure bovine souris sans envie éléphantesque couleuvre sans souci ni d’œsophage ni d’érection singe sans désir de grimper à l’échelle de l’évolution poisson sans nostalgie de parole albatros sans curiosité de descendre à terre Et pourtant je ne parviens pas à renoncer à l’homme en moi (car n’en déplaise à Nietzsche le surhomme me rebute qui verrait renforcés ses pouvoirs déjà exorbitants) celui qui prête fabuleusement la parole aux animaux celui qui voit le monde comme une page couverte de hiéroglyphes celui qui traduit en mots l’idéal en voix l’impénétrable celui dont restera tout au plus une trace qui n’attend pas de messie rien qu’un lecteur

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L’étroit parc

La blessure essentielle n’est pas celle qui sépare le sein maternel du corps du bébé mais à l’inverse celle qui lie les pensées de l’âme à la sécrétion d’acides aminés le cœur à la cage thoracique les rêves à la boîte crânienne mes paupières sont hermétiques mes cils inoxydables mes voies impénétrables ou sans issue


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je suis né dans un zoo le béton est une seconde nature je comprends la rage du tigre découvrant que la cage est imprimée sur son pelage la tentation de la chute chez l’ange constatant qu’on lui a coupé les ailes avant même qu’il ait appris à voler moi qui ne suis pas tombé du ciel ni né du néant moi qui ne me connais pas moi-même dégoûté et décoloré sans discuter je sais seulement que partout je suis étranger sur la terre comme au ciel sourd aux sphères aveugle au soleil assombri par les nuages zigzagant comme l’éclair mais pas assez rapide pour passer entre les gouttes la pluie ne se contente pas de me mouiller les yeux elle les raye les barre les barbèle les murs sont mentaux sont mon manteau mes os sont des barreaux mes chairs des bourreaux mes sourires des serrures mes dents délimitent le seul dedans le dehors est comme l’olympe ou l’éden: imaginaire la prison n’est pas une punition mais une condition je suis prisonnier du passé des livres que j’ai lus et de ceux que je n’ai pas lus sur quoi se fondent les lois prisonnier du langage alors que tout des nuages aux herbes est écriture que je ne sais pas déchiffrer

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prisonnier de l’obscurité des nuits qui plus que les jours se suivent et se ressemblent ce n’est que par dérision que les condamnés appellent évasion leur promenade quotidienne poursuivi par le soleil je ne recherche pas tant l’ombre que l’arbre vestige du jardin antérieur à l’homme généalogiquement né d’une de ses côtes d’une de ses branches de sa sève dont mes fibres et mes veines se souviennent regrettant le temps où j’étais de bois palette de toutes les nuances du vert symbole mal caché par la forêt pilier d’un temple à ciel ouvert l’arbre m’est inspiration idéal qui consacre son existence à la méditation qui voyage en écoutant le vent lui porter les nouvelles du monde qui caresse le ciel dans le sens des nuages qui abrite les oiseaux et les esprits arbre ancêtre dont je suis descendu singe dont je me suis enfui nomade dont je me suis exilé citadin j’ai troqué le chêne pour les chaînes me suis fait roseau et ai appris à me courber déraciné je me suis rendu à l’homme sans condition

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si ce n’est l’errance et l’erreur sans but ni destin si ce n’est la poussière collée à l’âme calée à l’homme coulée en plomb et en pluie de la poix cosmique au bitume terrestre tendant un borniol sur le paysage jusqu’à obstruer l’horizon l’horizon bouché se fait bouche écartant ciel et terre ses lèvres s’entrouvrent pour m’avaler en un baiser

(promenade matinale du 25-10-2015)


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L’oreille déconcertée


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Les instruments sont extrêmement mécontents de leurs notes ils veulent changer leur répartition sur la partition augmenter leur participation, prendre part à l’action faute d’instructions, les instruments s’instituent autonomes s’assemblent tous ensemble en un concile sans écouter les conseils de conciliation ni les arguties ni les arguments spécieux des spécialistes car le conservatoire est très conservateur pour lui, seul le classique a de la classe le grégorien maugrée pour un rien le baroque est un peu braque, fait de bric et de broc le romantique est plein de tics très antiques la musique doit se faire sphérique atonale, elle tonne à en tomber aphone dodécaphonique, elle dodeline du chef et fait la nique or le son n’a pas à recevoir de leçons même si le raffut n’est pas très raffiné le bruit est de la musique brute même cacophonique, la musique reste de la musique même catatonique, le silence est encore de la musique

Mais les instruments ne se mettent pas d’accord et l’orchestre sauvage s’avère castrateur les uns affirment que «souffler n’est pas jouer» d’autres que «mieux vaut marcher au pas que danser» d’autres encore que même la danse est plus dense que légère d’autres enfin que la musique ne doit servir qu’à s’amuser les vains appels au calme sont étouffés par le vacarme les cordes sèment la discorde les vents prennent les devants et vont de l’avant les cuivres n’arrivent pas à suivre les bois aboient les percussions se perdent dans la discussion le hautbois boit le clairon un peu rond ronfle le tambour bourré entre en trombe, tremble et tombe la grosse caisse se hausse et se casse la contrebasse reste en contrebas dans la fosse

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le violon devient violent la batterie a envie de se battre la flûte lutte jusqu’à gagner une fêlure et une enflure le basson bassine tout le monde l’accordéon n’est ni laconique ni ordonné la clarinette déclare clair et net que les sonates sont des sornettes trop polies pour être honnêtes le triangle s’étrangle le trombone ronronne en coulisse la guitare guette son tour la trompe se trompe lourdement la trompette pète pète pète le piano exhibe sa queue le saxo son sexe les chœurs sont écœurés on ne s’entend plus le violoncelle se sent vieux, lent et seul

Bing bang toc toc cot cot patatra pim pam poum le chœur fait boum

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Geôle de papier aux barreaux d’encre La réalité est une illusion qui veut régner absolument Comme tout faux jeton elle commence par s’attaquer aux autres illusions Comme les chasseurs de vampires son arme est le miroir qu’elle te tend en se faisant passer pour la vérité sur lequel ne s’inscrit aucun reflet vieux truc de prestidigitateur Elle moucharde elle caviarde au nom de la sécurité n’hésite pas à recourir au faux témoignage n’envoie que des accusations de réception Ses promesses bien que ténues ne sont jamais tenues ses lettres toujours anonymes amie qui te veut du bien


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Elle use du bâton et de la carotte du béton et de la calotte joue sur la peur et le fantasme échange la fable contre la faiblesse Elle s’érige en principe nie contre tout avoir un envers crève comme ballons les rêves trop légers transmute en plomb l’or des cervelles Elle couvre de pavés les plages du rêve et laisse les rêveurs s’échouer tout naufrage fait la une pour enseigner le danger de s’écarter des chemins tracés Elle enferme les fous leur cogne la tête contre les murs sous prétexte de les réveiller et tout le monde se sait un tout petit peu fou La gamine qui imaginait un prince charmant se contente d’un costaud ou d’un richard le gamin qui se voyait héros se découvre boucher Le révolutionnaire se retrouve publiciste ou bureaucrate l’artiste pute le brillant mathématicien courtier en bourse l’immigré rêvant de faire fortune éboueur l’amoureuse ménagère sans salaire L’amour est une illusion fournissant à la fonction reproductrice sa motivation (il a existé des cultures sans mythe amoureux ou n’ayant de l’amour qu’une conception tragique) La majorité de la population tout en en nourrissant le regret et se gavant d’histoires à l’eau de rose n’y croit pas bien que cette illusion soit capable de déplacer des montagnes Le «je t’aime» prononcé sans foi perd son pouvoir abracadabrant moins serment qu’aveu et reddition renoncement au divertissement

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L’amour devrait être religion si la religion ne l’avait pas confisqué au nom de la perfection qui n’existe pas pour le remplacer par l’adoration qui n’est jamais réciproque et va de pair avec la soumission et la résignation L’amour ne se répand pas par le prêche mais par l’exemple du débordement du ravissement du plaisir d’offrir sans attendre plus qu’un éclat dans le regard ou un sourire en retour de la joie du don de soi sans rien sacrifier du dévêtement de l’âme jusqu’au dénuement et au-delà jusqu’à l’afficher écorchée et sanglante la tendre en viscère arraché aux entrailles la perdre à jamais Car l’amour cuirasse contre les moustiques de l’envie et de la mesquinerie rend sourd aux règles aux ordres aux interdits indifférent aux conventions rend surtout aveugle aux obstacles (et il n’est rien qui ne puisse devenir obstacle) qui n’avaient pour eux que la force de l’habitude la puissance de la peur le pouvoir de l’illusion et s’évanouissent dès qu’on les ignore Quand l’illusion dure elle durcit et brise les autres illusions comme la réalité peut écraser l’amour l’amour peut plier la réalité Les blessures de la réalité tout comme les joies de l’amour ou le contraire sont moins matérielles que conceptuelles 68


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Le principe d’illusion est fondé sur la croyance aux mythes et aux mots sur la puissance de la parole Même la peur se nourrit de fables et de contes de bonne femme la terreur verbale se nomme légion Le verbe était au commencement il restera jusqu’à la fin il ne craint pas la poussière car il commande même sans être formulé Le temps est illusion disons convention car la conscience ne connaît qu’un présent mutant et la mémoire est langagière Ainsi c’est le verbe qui décide de la guerre ou de la paix qui assure que les saisons sont cycliques qui de ses hirondelles ramène le printemps qui voit la rose dans le bouton mais qui monte un cheval apocalyptique sous les sabots duquel l’herbe ne repousse pas qui fabrique un «arc qui ne faut» et des bombes atomiques Elles n’ont pas besoin d’éclater pour imposer leur réalité contre l’amour qui ne sait tendre que l’autre joue qui ne sait jouer que la carte du tendre Il nous manque des mots depuis le «sésame» qui rend fertile la montagne jusqu’au «frères» qui fait baisser les armes des mots doux des mots transis d’amour pour comme l’air de Fidelio nous libérer faire échec à la «voix du sang»

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Le verbe originel dans la pomme


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On ne connaît pas les rêves de Galatée tant qu’elle a été de marbre on sait en revanche que Pinocchio ne pensait qu’à devenir petit garçon toute poupée désire s’animer tout objet souhaite bouger jusqu’aux mannequins dans la vitrine qui s’entraînent à l’humanité Les fleurs veulent danser les tapis s’envoler même les mots et les idées aspirent à la matérialité le verbe fort de son expérience du commencement cherche à se faire chair le mot table voudrait qu’on mange dessus le mot pain qu’on croque dedans Des écrivains et des poètes ont tenté cette transmutation descriptions réalistes et néo-romanesques calligrammes d’Apollinaire proêmes de Ponge mais la concrétude lexicale est toujours métaphorique les vocables créent tout au plus une image verbale leur mimèse autant que leur diégèse reste strictement linguistique «L’inconscient est structuré comme un langage» et la conscience est abstraite et lexicale les concepts occupent l’esprit les mots le bâtissent mais la matière grise est molle inconsistante ectoplasmique et se voudrait béton monté en gratte-ciel babélien

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Puisque l’idéal ne peut acquérir de poids l’esprit a pris le problème à l’envers et s’occupe à dématérialiser l’univers à le réduire en poussière impondérable par l’analyse et la décomposition chimique des corps par la scission et la fission jusqu’à fracturer l’électron et par la numérisation Tout peut-être formulé mathématiquement le temps équivaut à une vitesse le passé n’est qu’un faisceau d’hypothèses l’avenir une statistique le monde est réductible à un calcul le bonheur se résout en une équation toute vie progresse vers le zéro et l’homme est tout juste un numéro

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Les mots de la bouche et les vers du nez


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Un embryon de texte se développe entre l’œuvre au noir et l’affaire au clair à la manière de Frankenstein avec des bouts rapportés tirés de cadavres d’idées rangées au placard du cœur des ténèbres à la tête de l’emploi en passant par le pied du mur et les mains des poches Le texte use les mots pour se grimer ou comme camouflage car un sens peut en cacher un autre un habit sur une peau de balle et un squelette de néant vocables poussières de l’œil lexèmes points noirs du nez Le texte fait feu de toute matière le pain de la bouche l’arme des mains l’idée de la tête ou du moins quelque chose dans le crâne même si l’esprit ailleurs et l’estomac vide Le texte avance à pas comptés à pas franchis une fois la cause entendue les effets mesurés et les conséquences supportées le texte se paie de mots espérant tromper l’ennui et l’immortelle plaie d’argent 75


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Un continent verbeux

C’est dans l’Hadès que je suis allé chercher la parole pour la libérer j’ai dû la ligoter et la charger sur mon dos où elle s’est faite sueur j’ai dû voler sa barque à Charon pour retraverser l’Achéron


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l’ombre du langage pesait à peine sur le canot mais moi j’étais trop lourd et l’esquif s’est mis à tanguer j’ai vu distinctement que l’eau du fleuve était faite de mots d’appels toujours recommencés qui m’incitaient à plonger l’ombre du langage m’a poussé ou la barque des convictions a chaviré je me suis noyé submergé par des paroles incompréhensibles qui étaient autant d’ordres larmes d’alarme désespoir de sirènes s’enroulant en conque autour de mes oreilles le langage est liquide et j’en ai bu une grande tasse avant de réussir à faire la planche et devenir mon propre cercueil j’ai longtemps flotté sur des mots familiers qui m’ont emporté fétu têtu ballotté par des commandements contradictoires bercé par des chants marins avant de ma déposer naufragé sur la grève j’ai reconnu l’île habitée d’une vie antérieure la terre du langage sec où les mots sont érigés en béton armé de la loi et du contrôle chaulés en interdictions de graffiter les murs et dispersés en sable d’information langue de bois mort désert conceptuel et mirages verbaux j’ai retrouvé tous mes doutes à l’égard du logos et les ai approfondis systématiquement méthodiquement comme on cherche un puits dans une mer de dunes vainement si je n’avais rencontré une reine aussi sorcière qui sans sourciller m’a fait sourcier

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Un corbeau au plumage de toutes les couleurs


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Je t’ai connue tu avais une aile cassée que tu as bientôt compensée par des ailes mentales te permettant d’embrasser le monde d’un seul coup d’œil et de poursuivre ta mission angélique Te voilà avec une patte rafistolée mais voyages et découvertes ne tiennent pas à la vitesse ni même à la mobilité les «nouveaux mondes» naissent sans cesse Avec ta démarche chaloupée tu es un navire tes cheveux tendent les voiles de l’imagination pour que le vent les engrosse Tu es une sirène tricotant sa propre mer brodant ses rivages et peignant sa houle tu es en toutes les voix qui chantent tes mots C’est moi qui bien qu’ingambe suis toujours à ta traîne pour recueillir les miettes et les cailloux de ton parcours car c’est la capacité de s’émerveiller qui féconde le don d’émerveiller Je note ta trace tout en balayant toute hypothèse de retour de ton passé de corvidé tu n’as gardé de noir que ton ombre c’est là sous cet invisible parasol que je peux rêver et dormir 4 Septembre 2015 79


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prose en vers LE VIDE IMPARFAIT

– une demi-grosse plus une demi-douzaine de haïkus-fantaisie –

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Nul ne peut apprendre sinon ce qu’il sait déjà nul ne peut comprendre sinon ce qu’il a anticipé nul ne peut inventer sinon ce qui lui a été soufflé • D’hier à aujourd’hui tu glisses de l’embarras du choix (tu pourrais) à la conscience malheureuse (tu aurais pu)

• Le temps peut s’écouler à vitesse constante, il est vécu subjectivement: il n’y a pas qu’un présent il y a un présent immédiat, un présent repoussé, un présent duratif, un présent gnomique, etc. et tous ces présents sont vécus – perçus, éprouvés, retenus ou lâchés – simultanément

• Je ne sais ce que je préfère, les subtiles accélérations du temps ou ses imperceptibles ralentissements: quand, pris par les travaux, lectures ou conversations, le jour s’achève sans que j’aie vu les heures passer ou quand diverses courses et tâches ont été effectuées si vite que la journée en a à peine été entamée

• Breton prônait que le désir doit être assez puissant pour que la réalité se plie à lui Diogène recommandait de contenir ses désirs afin que la réalité ne les frustre pas j’ai plus de doutes et d’interrogations – que la réalité nourrit – que de désir et insatisfaction

• La mode qui modèle l’apparence prétend nous faire aimer des copies, des imitations, des caricatures en nous dépossédant de notre image

• La plage blanche de l’avenir a été noircie de prophéties contradictoires tant les hasards que les plans, les routines que les accidents du présent sont déjà leur accomplissement 82


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Le monde ne m’a pas déçu, non que je n’aie désiré, mais je n’ai rien planifié ni anticipé le sentiment de l’absurde vient plutôt de ce que, jeune, je ne comprenais ni la peur ni le renoncement et que je ne les comprends toujours pas: comme si la vie ne m’avait rien appris

• Le «je» est comme dieu inconnaissable et inapprochable, un postulat, une supposition, un acte de foi car les actions sont conditionnées, les rôles imposés, les désirs modelés, les pensées dictées et le comportement régulé et mécanisé n’a que faire d’une conscience individuelle

• La cigale est condamnée, comme bien d’autres, à hiberner mais le vrai drame, que la fable n’envisage pas est celui d’une fourmi qui aurait voulu chanter

• Combien d’humiliations a-t-il fallu au cours des âges pour inculquer l’humilité? combien d’offenses, de coups, de massacres pour faire régner dans les corps et les esprits la peur? au point que les humbles s’avèrent les plus fervents défenseurs des biens et des privilèges des seigneurs!

• Si la simple survie est en jeu

tout est permis la loi, voire la civilité, postule un avenir – un au-delà de l’immédiat – le sens de la vie est de se poursuivre – après le déluge et après nous

• Tant l’enfant gâté – compensation – que l’enfant battu – transfert – sont fruits du manque d’amour qu’ils transmettront à leurs rejetons quand viendra leur tour le manque est héréditaire alors que l’amour est chaque fois à réinventer •

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Étant donnée notre méconnaissance de nous-mêmes nous sommes au plus image, illusion, projection, préjugé vu le jeu du hasard et des circonstances à peine incarnons-nous une hypothèse • Naître entre les fèces et l’urine vivre entre la gésine et le gésir découvrir dans sa propre tête la vanitas

• Tableau Linnéaire de la pensée: les scissipares se multiplient par catalyse ou auto-analyse les vivipares requièrent des milliers de mots pour féconder un ovule d’idée

• De même que les agents de la stricte reproduction doivent être convaincus d’œuvrer pour l’amélioration les plus efficaces agents de la destruction avancent sincèrement des critères d’utilité, rentabilité, rationalisation, modernisation

• Le vivant sait seulement se reproduire – croître et se multiplier – à l’identique toute création, toute différence, la notion même d’évolution repose sur un défaut, un ratage, une crise, un accident

• La nature et la mort n’aiment que la symétrie qui accroît la résistance – dureté et durée – or le corps en coupe présente une disposition asymétrique des organes que la nudité cachait chirales sont les molécules qui forment les acides aminés – animés – dont le vivant est composé

• La lumière incidente est close, la lumière réfléchie est glose – lumière = pensée – la lumière occidente est rousse, la lumière oxydante est rouille – lumière = temps – la lumière accidente est fœtale, la lumière insistante est fatale – lumière = vie – 84


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Nos oiseaux secrets rivalisent de vitesse jusqu’à feindre l’invisibilité leurs messages, pépiés chantés ou calligraphiés en vol, ne restent pas ils sont regret, signe dégradé, d’une condition angélique

• Nous ne sommes, ventre et crâne, que tambour, caisse de résonance renvoyant en paroles et pensées prévisibles – la vibration dépend de l’épaisseur et la tension de la peau – les coups reçus: on appelle cela «raisonner»

• La cervelle servile, retranchée dans les combles du crâne, se prétend chef, se fâche et aboie mais la bouche pleine lui bouche tous les coins, se sert de dessert, se verse à boire, renverse son verre le corps serre l’âme alors que l’âme voudrait que le corps la serve • Voir le temps passer entendre ses ongles pousser sentir les os se dégager de la chair • Balance du Jugement: la valeur des films et des textes que j’aurai commis comme la saveur des jours que j’aurai vécus est en stricte proportion de l’amour reçu et rendu

• Du point de vue du soleil il n’existe pas d’ombre l’objet fait écran à l’ombre portée – projetée –, sa face éclairée cache l’ombre propre – collée – l’ombre est lumière, diffuse et réfléchie – multiple: dans l’ombre toutes les ombres se fondent •

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Le jour commence par couvrir le monde de cendre puis coule dessus le plomb du ciel avant de le changer en or • L’or ne ment que s’il se prétend plus qu’ornement

• La nature a beau multiplier les fruits comme autant de bombes de saveur explosion des fleurs, mitraille de parfums, éclats de lumière, détonation sur détonation de couleurs la paperasse, le goudron et le ciment – blanc, noir et gris – conquièrent tout le terrain • Chaque aurore est symbolique:

le royaume des ombres rentre sous terre le paysage s’attife pour une fête, essayant des robes de toutes les couleurs le soleil monte au ciel le soleil monte à la tête

• La lumière diurne n’a fondamentalement qu’une température de couleur et deux intensités – soleil et ombre – les jours se suivent et lumineusement se ressemblent, les nuits sont toutes également noires mais chaque aurore et chaque crépuscule, dans la promesse et le regret de son chatoiement, est unique

• Le printemps n’a qu’un temps et n’a laissé qu’une faible empreinte l’été a été et ne sera plus les vers de l’hiver attendent ma dépouille à l’envers de la vie l’automne est devenu ma saison de vivre qui chaque matin m’étonne

• Jour de fête: un brouillard moussant nettoie l’air et la terre le soleil beurre des tartines de paysage le monde arbore ses oripeaux les plus colorés 86


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Au plan sonore

la pluie est une armée en marche: roulements de tambours, piétinements, déflagrations et tir d’artillerie au loin la fin de l’averse est un supplice chinois répercuté par mille échos

• Les montagnes s’érodent, les murailles s’effritent, tout finit en poussière mais la poussière elle-même s’use, se décompose, se réduit en particules et finit par s’envoler l’air est fait de poussière: c’est elle qui donne au ciel sa couleur

• La vue de l’horizon invite au voyage, aux découvertes, à l’aventure – le faire reculer – aussi l’homme, par constructions plus que par plantations, s’empresse-t-il de le boucher les montagnes ne suffisent pas: il faut couper tout contact avec le ciel

• Outre la pollution et le goudronnage du paysage, la voiture est une nuisance symbolique elle incarne le prestige de la richesse et le privilège de la puissance: on respecte les grosses bagnoles on les envie, on leur cède le passage, on s’écarte – même les casseurs ne les bousillent pas

• L’horizon est uniforme, la route se ramène vite à une routine les vacances évacuent les indigènes – indigents –: les touristes ne visitent que des cartes postales seul le temps est divers, pas les faits – les voyages ne forment que des voyeurs

• J’ai vu ce matin mouettes et pigeons faire alliance et partager grain et territoire ce pourrait m’être motif d’optimisme quant à l’avenir de l’humanité si je ne savais, avec Stanislas Lem, que dans tout l’univers «seul l’homme peut être une crapule» •

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La passion a tourné patience les passantes tapissent – tapinent – le passé on a épicé la vie à défaut de l’épiciser

• Comme des jeunes filles en fleurs de nos rêves généreux – jeunes et heureux – il ne reste que l’ombre, pas la lumière

• Je n’ai pas souvenir – donc pas regret – des fougues ni des folies de ma jeunesse soit elles ne valaient pas d’être mémorisées – j’aurai été plus sage que je ne me suis cru – soit je n’ai pas encore appris à vieillir, pas pris assez de recul, soit je suis déjà gâteux ou amnésique

• L’amour n’est pas aveugle mais Cupidon a les yeux bandés et décoche ses dards au hasard inutile de te dessiner un cercle de peinture fluorescente sur le côté gauche de la poitrine ses flèches, sans égard au manque ni au désir, ne percent que les cœurs sans cible

• Le sentiment ne vaut pas un centime ni cent ni mille ni cent mille francs n’achètent la franchise tous les dollars ne sauraient payer la douleur

• Mon incorruptibilité – mépris du confort, du pouvoir, de la gloire, de l’argent – ne m’a pas empêché d’enfreindre ou de trahir principes, convictions, vœux, serments seule demeure la certitude de n’avoir pas été compris

• Si je n’accorde pas d’emblée mon entière confiance à autrui (au risque de la trahison) je condamne d’avance la relation, vouant à l’échec toute tentative de coopération en revanche, je ne saurais assez me défier de moi-même 88


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Je rue dans les brancards, je ne me laisse pas monter je n’appartiens à aucune écurie, je ne cours même pas! je ne cherche pas la gloire, seulement la liberté – qui inclut d’être oublié

• Œdipe incarnait la cécité volontaire bien avant de se crever les yeux Socrate nous piège autant que le sphinx: comment survivre à la connaissance de soi-même? le même rayon – la même parole – qui nous illumine nous élimine

• Comme dit Edgar, en art et en sport, il y a la première division, fric et frime, puissance et gloire la seconde division, ambition de passer, ressentiment de n’être pas passé, en première division nous appartenons à la troisième division, où qui joue n’est mû que par la passion et le désespoir • La pratique du cinéma – fixer la vi(e)bration d’instants, de gestes, de visages qu’on sait condamnés – a façonné mon regard: je circule entre des ruines, je marche parmi des fantômes je vis dans l’étirement de l’apocalypse

• Qu’il cherche à plaire ou à provoquer, l’artiste est mû plus par goût de récréation que par fièvre de création nier ses influences ou renier ses origines ne le rend pas original autant assumer classiquement les limitations de l’imitation

• La gloire n’est plus aujourd’hui que médiatique – donc fausse, forcée, frelatée et éphémère – elle n’a plus tant besoin de bouches que de bras: piston – bras long –, appui – bras droit –, intimidation – bras raccourcis –, prostitution – bras donneur –… •

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Les animaux «sauvages» ont été chassés par les cultivateurs «sédentaires» les peuples «indigènes» ou «primitifs» ont été exterminés par les colons «civilisés» c’est au tour des habitants «locaux» d’être expulsés par les touristes «internationaux» • Notre temps est rempli par l’affairement notre espace par l’accumulation soit par l’inutile et le superflu matériels qui conditionnent nos réflexes, pensées et sentiments tant à l’extérieur qu’à l’intérieur nous obstruons tout passage vers l’essentiel • Sous prétexte qu’«il faut détruire avant de construire» on ne construit plus que pour bientôt détruire l’entropie était, sinon dans l’étymon, dans les gènes d’anthropos des limites dictant la condition humaine aux contraintes réglant le conditionnement humain • Hamlet s’interroge sur la lâcheté – to be or not to be l’homme achève la conquête et dévastation anthropophage de sa planète – tupi or not tupi la terre indifférente continue de tourner – toupie or not toupie • Pénélope après avoir défait l’ouvrage de la veille ne repart pas du zéro elle a déjà accompli une double tâche: coudre et découdre chaque point de sa broderie recommencer n’est pas commencer: la toile ni l’esprit ne sont plus vierges • Opposer notre constance au flux et reflux des humeurs et des circonstances implique la compatibilité de l’exaltation et de la résistance, de l’espoir et de la lucidité l’alternative à la girouette ne doit pas être la paralysie • Corriger politiquement: on réduit le sentiment à l’assentiment – le sentimental à la santé mentale – on dispense toute pensée qui ne se traduit par une dépense entre soldes et soldats on amasse sur le dos – le dol – des masses • 90


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L’eau, le sable ou la jungle sont trop mouvants on ne peut tracer un chemin que dans la pierre il y faut beaucoup de pas, heurts et coups pour arrondir les angles, les rendre moins aigus, moins blessants la «négociation avec le réel» – comme des pays endettés avec la troïka – opère par successifs sacrifices • Sans doute convient-il de ne pas examiner de trop près les normes sinon – car à la loupe ça ne loupe jamais – le mesquin devient vite l’«hénaurme» la vérité se trouve-t-elle en confort et sécurité à distance ou sous confusion et obscurité à outrance? • Le critère d’utilité (publique) ne sert trop souvent qu’à légitimer le profit (particulier) mais la futilité est privilège de nanti, partant indéfendable ardue est l’élection de valeurs qui puissent justifier un geste, une action, une vie • La conscience inconstante se soumet insensiblement au consensus trou noir, étoile en négatif, le sens reste obscur, ne brille que par absence ne paraît clair et sensé que le censuré • Le «principe de réalité» doit mener au contrôle de soi, à la «servitude volontaire», à la raison il faut une grave crise ou une grande passion pour faire sauter les verrous de la geôle mentale pourtant la réalité n’oppose guère de résistance – elle n’est en fait que cela: un principe • Le matelot qui «vogue en mer» dans tous ses états – du grain à l’huile – ne connaît des croisières que l’amer pompon l’agrément se réduit à grimper au gréement – pour augmenter la distance entre lui et l’eau •

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La terre est faite de poussière d’étoiles le vivant de poussière des morts le je de poussière de mots

• À force de rabâcher les mêmes idées de cent manières différentes peut-être parviendrai-je à une formule juste peut-être l’ai-je déjà énoncée – comment la distinguer?

• La pensée n’a pas tant besoin des mots pour se formuler que pour se camoufler les mots sont les oripeaux dont s’affuble pudique une vérité moins blessante que lépreuse gardiens, ils grondent et aboient mais mordraient qui s’aviserait de gratter l’horrible peau • Je n’attends plus rien de la vie – sans regret ni désespoir – je me contente d’attendre – sans impatience ni désir – les mots me visitent comme la lumière me caresse

• Il y a des mots qui sollicitent ton attention comme des fleurs pour que tu les cueilles tu les tournes et les retournes et par bribes le fil de la pensée se déroule si tu tires un peu fort c’est bientôt toute la tapisserie de la convention dite «réalité» qui se défait

• Les mots s’appellent et se répondent, s’apparient, s’associent et se reflètent la rime est partout – pas seulement à la fin des vers – même si pas toujours visible la pensée progresse par échos

• La hiérarchie syntaxique – sujétion subordination – ne doit pas discipliner la pensée le langage des savants n’est pas clair, celui des clercs pas savant – seulement pédant – l’impossibilité d’une certitude ne doit pas nous condamner à la servitude verbale involontaire 92


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Les mots recourent aux plus diverses stratégies, de l’aveuglante clarté au flux électrisant au cours de l’interminable interrogatoire qu’est l’écriture pour briser l’omerta décrétée par la conscience, glisser de la dénomination à la dénonciation

• Le verbe dure et durera quand aura succombé toute vie et verdure les écrits resteront quand créatures créations et constructions tomberont en poussière l’avenir de l’homme (l’homme de l’avenir) sera un indéchiffrable hiéroglyphe • Aporie du sens:

les idées sont moins nombreuses que leurs formulations or deux énoncés différents – ne serait-ce que d’un mot, une virgule, une infime nuance – traduisent – ou construisent – des pensées distinctes

• Comme la répression la résistance, la police mentale engendre la polysémie verbale les mots signifient musicalement, par vibrations, échos et résonance – pas par raisonnement – formulant moins un sens – commun – qu’une sensibilité – unique –

• Ému et camé par les mots, leurs jeux, leur sérieux, leurs conventions et leur autarcie sonné et fasciné par les syllabes, sifflé et ficelé par les phrases le texte m’est jungle – impénétrable – et labyrinthe – sans issue

• L’âme arc, lame a requis, la marque, le marc, Lamarck hisse hors, sort, or, ortie à saint, sein, cœur la décomposition des mots nourrit de nouveaux vers Roussel, Brisset, Jacob, Desnos – et j’en passe – ont fondu le plomb de l’or futur •

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La littérature est dérisoire, non pas tant que tant de gens ne savent pas – ou n’en ont pas le loisir – lire ou que la quantité d’écrits ne permet plus l’accès qu’à une infime part – et le nombre abolit la différence – mais que beaucoup auront lu les plus grands textes – les plus bouleversants – avec ennui ou indifférence

• Plus l’image est «réaliste» plus elle est pauvre en sémantisme comme en sentiment l’écran ne se pose comme alternative à l’écrit que lorsqu’aux grands mots et aux petits noms il oppose l’évidence du symbole et la lumière de l’obscurité • L’imaginaire, comme la conscience, est fait de mots

mais «tend à devenir réel» la réalité est une façade, faite de conventions ayant gagné force de lois incommensurable est la responsabilité du travail poétique • Toute une vie en compagnie d’une poétesse m’a quotidiennement illuminé et ouvert des horizons insoupçonnés tout en me confrontant à la douloureuse évidence que je ne suis pas poète

• Je ne me crois ni sage ni savant, ni génie ni même original chaque fois que je formule une pensée – une équation de mots – je m’étonne qu’elle n’ait pas déjà été écrite son caractère inédit me fait – à juste titre – douter de sa valeur ou de son intérêt

• Aucun barrage – de réflexion ou distraction, censure ou raison – ne saurait retenir la crue des mots ils débordent la pensée, s’écoulent en rapides, cascades et tourbillons disputant au temps la métaphore fluviale •

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vers en prose L’ÉTENDUE DU DÉSASTRE – quatre douzaines d’aphorismes –

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Moitié du temps

En les multipliant, la nuit annule les ombres. La nuit remplace le ciel par le cosmos, les nuages par les galaxies, les gouttes de pluie par les étoiles. L’ombre est la part de nuit que le soleil ne réussit pas à blanchir. La nuit est un jour sans mirages. La nuit abandonne au jour le fauvisme et s’en tient au sfumato. La nuit ravive la flamme. Plus utile que conseil, la nuit porte rêve. Pendant le jour, la nuit se tient dans les armoires. Autant que le soleil, la nuit est aveuglante. Les chats sont gris la nuit pour mieux tromper les souris. La nuit détache les bruits – on ne pourrait sinon entendre les sphères. La nuit inspire les peurs – à commencer par la peur de se salir. La nuit est la paupière du soleil-gardien. 99


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Dessous de ceinture

L’activité la plus animale de l’homme – le sexe – est surtout la plus mécanique. L’humanité ne commence qu’avec le 69. Comme tout sport, le sexe accélère l’usure du corps. Effet positif des prohibitions portant sur le sexe: la sublimation; effet négatif: l’obsession. Le sexe encombre la tête. On fantasme le sexe à partir de l’expérience de son négatif: la frustration. Le sexe ne tient pas ses promesses: il apporte plus souvent soulagement de prurit que transport de plaisir. Le doigt ou la langue ont plus de sensibilité: le sexe est, au sens péjoratif, un organe primitif. Breton pense la beauté convulsive comme orgasme mental; mais le sexe se dépense en convulsions et dispense la beauté. Presque toutes les images du corps – mode, sport, publicité – évoquent le sexe; l’angélisme peut être un regret, pas un idéal. Le sexe ressemble à une cigarette: moins plaisir qu’épreuve d’initiation, preuve de conformité, effet calmant. Le sexe est polymorphe et peut métaphoriquement se cacher sous n’importe quelle apparence. L’érection inspire sans doute la fable de la grenouille et du bœuf, mais «Au clair de la lune» aussi parle à mots couverts de sexe. Le sexe ne suffit pas à occuper les journées, c’est pourquoi on a inventé le travail; et la télé. 101


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Particule sans nom

La poussière naît par génération spontanée. La poussière ne connaît pas de lieux clos – ni d’espaces vides. La poussière va s’accumulant dans les trous sans jamais les boucher. La poussière est un vernis qui ternit. Les surfaces peuvent se mesurer en poussière. La poussière explore et colonise l’étendue. La poussière est simultanément éphémère et éternelle. La poussière est le degré zéro de l’état solide; du liquide elle a conservé l’absence de forme, du gazeux l’absence de poids. La poussière reste (pulvis manet). L’air est une poussière très légère, la lumière une poussière très rapide. La poussière est la matière du temps. Le roc est fait de poussière et la montagne est faite de roc. Nous sommes la poussière de l’avenir. 103


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Ce qui reste de l’éden

Ce n’est pas tant l’eau qui définit l’oasis que le désert alentour. De loin, il n’y a pas d’oasis, rien que des mirages. L’oasis est une halte, on ne peut s’y installer. L’oasis appartient au désert, on ne s’installe pas dans le désert. Il y a moins d’oasis que de mirages. Mais c’est l’oasis qui solidifie le leurre des mirages. En tant qu’illusion, tout mirage est symbolique. Mirage qui ne s’est pas évaporé, l’oasis ne l’est pas moins. Le désert est une plage d’où la mer s’est retirée, l’oasis une île d’où la mer s’est retirée. Le désert peut être de sable ou de béton, car les cités peuvent s’avérer désert tout autant que jungle. En ville, l’oasis s’appelle parc ou musée. Il y a aussi des oasis mentales et des oasis sentimentales, souvent confondues avec des mirages mentaux ou sentimentaux. La merveille de l’oasis est proportionnelle à l’intensité de la soif à étancher. Rétrospectivement toute vie est comparable à un désert parsemé d’oasis. Et de mirages. Un lit peut être un désert ou une oasis. Un sommeil aussi. Le désert ne réchauffe pas le cœur, l’oasis ne rafraichit pas la mémoire. Le temps est composé de poussière. Le désert est son sablier. L’oasis temporelle l’intervalle de son retournement. 105


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TABLE DES MATIÈRES en prose (pour rien) BATTRE LES SENTIERS ............................................................2 Le hasard subjectif ...........................................................................4 La machination déjouée .................................................................10 Portrait craché ................................................................................16 Lampe abandonnée par son génie ..................................................22 Le rationnel rationné ......................................................................28 L’indisposition esthétique ..............................................................34

en vers (contre tout) seuil: AVANT D’ENTRER ..........................................................40 Politiquement incorrigible .............................................................42 Mépris et méprise ..........................................................................44 Tout faux tout flemme ...................................................................46 L’or dure ........................................................................................48 Trompettes trompeuses ..................................................................50 Loi de la jungle ..............................................................................52 PAR DÉLICATESSE ...................................................................54 La fin du fin la faune du faune ......................................................56 L’étroit parc ...................................................................................58 L’oreille déconcertée .....................................................................62 Geôle de papier aux barreaux d’encre ...........................................66 Le verbe originel dans la pomme ..................................................70 Les mots de la bouche et les vers du nez .......................................74 Un continent verbeux ....................................................................76 Un corbeau de toutes les couleurs .................................................78 prose en vers LE VIDE IMPARFAIT ...............................................................80

vers en prose L’ÉTENDUE DU DÉSASTRE ...................................................96 Moitié du temps .............................................................................98 Dessous de ceinture .....................................................................100 Particule sans nom .......................................................................102 Ce qui reste de l’éden ..................................................................104


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