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ATTENDRE AU TOURNANT saguenail (textes) corbe (dessins)


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POISON INSOLUBLE – un cent de quatrains –

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quatrains (caca traintrain) quotidiens


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Contradiction La pratique de l’écriture est chez moi au moins triplement paradoxale: je ne crois ni aux mots, qui trahissent ma pensée confuse et la plient procustement au moule consensuel ni à la communication, qui repose sur le malentendu, le sophisme et l’escrime verbale et surtout je doute de l’utilité, de la bénignité ou de l’innocuité des traces laissées après soi Écho muet Tout écrit est à la fois réponse et appel chaînon pour accrocher le futur au passé, ancre d’encre mais bien sûr la réponse ne parvient pas à son destinataire et l’appel n’est pas entendu tout écrit doit s’inventer des pères et des pairs disparus des lecteurs vides et avides à naître nier la blancheur de la page, l’évidence de l’effacement des traces l’immatérielle poussière des mots Petits remèdes Contrairement à Sartre qui dit avoir commencé par «bourgeoisement» révérer les mots je m’en suis toujours méfié le recours à l’écriture est aveu: l’illusion et la fiction sont encore préférables à l’absence de sens mais la communication a été coupée: mots vides pour emplir le vide Simples mots Non que le langage n’ait pas ses climats ses marées selon les phrases de la lune mais sous le crâne les mots fleurissent en toute saison je les cueille pour composer herbier de mémoire et bouquets d’espoir je leur sais d’autres vertus que le mensonge et la tromperie 4


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Ortie entre sort et sortie Rêve de ne rien faire: du canapé à la canne à pêche quelle démangeaison, quelle urticaire me pousse à écrire, grattant le papier comme une plaie à filmer – l’image est plus matérielle que la vision – pour mieux douter sachant que textes et films devront se détacher de moi tout comme mes enfants

Juge et partie En fin de conte, moralité de fable ou aphorisme mes textes tendent à la sentence la recherche d’un sens à dévoiler recouvre la quête d’une morale à formuler si bien que la méfiance à l’égard des mots n’empêche pas la verve verbale où le souci de précision devient préciosité et l’éthique poursuivie pur tic d’écriture

Indice et cible j’ai tâché d’écrire les livres que j’aurais aimé lire dont l’absence m’apparaissait comme une lacune, un vide sur l’horizon de la pensée mais sans doute ces textes ne manquaient à personne sinon moi à moins que j’aie failli à formuler ce qui ressort – puisque jamais encor verbalisé – de l’indicible

Grand écart Je ne fais pas de livres ou de films «pour les copains»: je n’ai pas de copains mes peu d’amis participent aux projets et créations, en sont co-auteurs je trouve les éloges pathétiques, la gloire péripatéticienne mais quel sens y a-t-il à jouer la comédie dans un théâtre vide?

Habeas animam Par textes ou par films je continuerai à mieux rater communiquant, faute de lecteurs ou spectateurs, avec des êtres imaginaires morts, fantômes, ombres et reflets déformés de moi-même – qui ne suis que mots et images – condamné à anticiper ma disparition pour accomplir l’offrande et le partage de mon âme 5


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Esseuler Les mots en leur répondant actualisent leurs discours et font revivre les morts les images perpétuent leur mémoire et leur dessinent un masque funéraire comme dormir écrire ou filmer est aussi une façon de se préparer à mourir la mort n’est qu’une absence le seul vrai problème existentiel est la solitude


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Contemporain Au temps de la communication numérisée et de la quantification des amitiés au temps des réseaux contre la raison, des goûts tribaux et des couleurs partidaires indiscutables au temps des idéaux et des valeurs convertibles – éventuellement soldés – au temps des camps et des clans, des masses et des massacres le moyen-âge s’est actualisé Maçonnerie Depuis l’essor urbain, chaque siècle aura développé son style architectural particulier le XIXème, les manoirs soudés des immeubles haussmanniens le XXème, l’empilement en colonnes de cubes des «cages à lapins» le XXIème, les camps et les murs – rejetons de celui de Berlin Malvoyance Je croyais naïvement que les drogues servaient sinon à atteindre l’illumination à sortir de soi or elles sont devenues ordinaires et quotidiennes, niant la réalité sans la remplacer enfermant leurs consommateurs dans la dépendance et l’exacerbation de l’ego chanvre, coke et médocs ne font que relayer le journal télévisé et les tournois de foot Quelque chose à perdre Le côté imparable des attentats à la bombe devrait comme un crâne dans une peinture de vanité éveiller la conscience de notre précarité provoquer non pas le repli hédoniste ou épicurien ni la flambée ou passivité suicidaire mais l’urgence d’un changement radical – mœurs et entendement – sous peine d’anéantissement solidaire 7


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Retape intellectuelle Articles publiés juste pour le curriculum, œuvres exposées juste pour le catalogue films produits pour les seuls festivals – esthétique événementielle éphémère – critiques remplissant une fonction strictement publicitaire – valeur indexée au taux d’audience – moi qui croyais qu’on ne crée que par rage – refus du monde – ou illumination – un autre monde –! Lard et cochon L’artiste qui prétend vivre de son art doit se soumettre au marché et à la puissance qui se veut artiste n’est donc pas tant privilégié que pute l’artiste contemporain qui veut en outre accompagner l’air et l’esprit du temps se rangeant du côté des collabos plutôt que de la résistance est de plus un salaud Mytheux les héros modernes doivent renouveler chaque matin les épisodes de leur odyssée quotidienne: griller un feu rouge, prendre un virage à la corde, se faufiler, éviter un piéton, piler, etc. quand la répétition est la condition la moindre variation doit acquérir un caractère unique ils jouent la vie comme une interminable partie de foot à courir sans toucher le ballon En chemise Ne plus être à la page sans l’avoir tournée voir s’émousser sa curiosité à mesure qu’offres et événements se multiplient préférer être obsolète plutôt que contemporain si du moins les nouvelles générations affichaient ou respiraient le bonheur! 8


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Concentration La socialisation se résume à travailler consommer et jouer on doit en outre s’informer afin de juger correctement sinon politiquement et communiquer laconiquement juste pour vérifier qu’on partage la bonne opinion dans ce contexte penser ou créer gratuitement revient à se couper du monde Mis en trop Je ne comprends – ne partage – ni leurs désirs – trop grossiers – ni leurs peurs – trop mesquines – mais je me reconnais à leur image – ni plus lucide ni plus ailé – ni sur ni sous, juste frère humain solidaire pour cause de ressemblance, solitaire par conséquence d’insatisfaction ne me rêvant ni maître ni dieu, homme encore à inventer, sans condition ni concession


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Théâtre de l’absurde Qui a atteint la gloire n’est pas tant confronté à l’adulation des foules qu’à leur amnésie qui exerce le pouvoir n’expérimente pas tant l’obéissance des hommes que leur corruptibilité qui possède la richesse ne se soucie pas tant de dépense et luxe que de thésaurisation et fuite au fisc dans l’empire du faux, toute ambition est infantile et œdipienne et s’achève en vanité

Soleil trompeur Fondé sur des associations et métaphores trop simples et évidentes pour n’être pas simplistes et vides le préjugé résiste à la raison et s’oppose tant à l’expérience qu’à la «sagesse des nations» un rayon de soleil jouant les Midas suffit à éveiller l’allégresse par la dorure nouant le lien – et nourrissant la croyance – entre richesse et bonheur: la lumière – lux – est luxe

Rendre raison Plus que la femme la raison – entre la logique et la mesure – est mobile fruit d’un sommeil plus ou moins troublé, d’une digestion plus ou moins difficile influencée par l’humeur, le hasard, la lumière, la chute d’une feuille, l’envol d’un oiseau aussi dupe que duplice, aveugle à soi-même, sœur jumelle de la superstition 10


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Naître orphelin Le principe d’égalité est enfreint par chaque mère qui prétend que son enfant «est le plus beau» lui confiant la mission de la venger de la vie marâtre, de la dédommager de sa jeunesse gâchée nous avons tous grandi dans une cage d’amour avant d’être livrés au minotaure du réel entre l’esprit faussé et le monde fossé nous fait défaut l’aptitude au bonheur

Retardement Oubliant que l’usure et l’entropie sont le résultat inéluctable des routines même quand la catastrophe éclate on se soumet à la force de l’habitude on continue mécaniquement, machinalement, comme si la répétition pouvait retarder la fin comme la lumière poursuit sa course longtemps après que l’étoile est morte

Sabliers Toute vie est seconde d’éternité, toute action fragment temporel les heures passées enfermé à la maison m’ont été offertes par le maçon anonyme le paysage qui défile le long de la route est legs de patience de générations de laboureurs textes et films sont des morceaux de temps partagé avec des inconnus – lecteurs et spectateurs 11


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Appeler cela une vie Comme tout problème la vie n’a pas de solution

si ce n’est de continuité si l’on s’en remet au temps pour confectionner un dénouement, le combat risque de s’éterniser la seule issue reste l’abandon, le walkover, la fuite, la défaite et la reddition rien n’est simple, nonobstant est-il vraiment nécessaire de la rendre si compliquée? Urbi et orbi Une ville est faite de carrefours ses croisements multipliés favorisent les rencontres de même que le nombre, la presse et la cohue provoquent le contact mais la foule reste anonyme tu t’y perds tout comme dans le désert la beauté entrevue une fois est toujours fugitive et ne se retrouve jamais Colloque des oiseaux But de tout voyage: arriver au voyageur c’est à dire changer: ne pas être le même à l’arrivée qu’au départ et chaque journée, voire chaque heure, est un voyage dans le temps du voyage on devrait pouvoir rapporter un art de vivre Crise de l’essence Nul doute que l’apparence n’est qu’un appât un trompe-l’œil réussi mais si tu veux la percer, voir au-delà la réalité – sinon matérielle, mensurable – tu ne trouveras même pas le misérable thaumaturge d’Oz juste un impénétrable trou noir, ni bloc ni vide 12


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Commune madeleine Tu pénètres les êtres par effraction tu leur inventes passé et soucis tu les imagines à ton image mais n’es sensible qu’aux différences à travers eux c’est toi que tu cherches et ne trouves pas éponge de chair tapissant un squelette, tu n’existes que par procuration Petit confort De fantasmes parentaux, peurs infantiles, complexe œdipien et sentiment de culpabilité nous avons construit sur mesure notre prison mentale portative dressant un mur utérin et sanglant contre la diversité et l’immensité du monde nous nous lamentons parfois d’avoir perdu la clé mais la porte est toujours restée ouverte État incivil L’identité est projection: avant même l’accouchement tes parents t’ont marqué d’un nom comme un indélébile tatouage comment ton père incertain de sa paternité et ta mère fantasmant l’échange de bébés auraient-ils pu ne pas se tromper dans leur nomination: néant est le participe présent de naître La spontanéité est un leurre

Les pas effacés

– l’identité est réductible à l’identique – même un réflexe sera tout au plus conditionné l’originalité n’est qu’ignorance des précédents tout geste, toute parole est réponse doit donc s’assumer critique

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Tâtonnement mental Il ne s’agit pas d’hésiter – tourner en rond est sans issue (Descartes toujours) – mais d’envisager la possibilité – voire probabilité – de se tromper, d’avoir à corriger et émender ce n’est pas tant le doute qu’il faut redouter que les regards-gardiens et les dogmes-dogues l’ignorance est notre condition mais aussi notre feu tandis que toute certitude est servitude

Vice de fond Nous avons tous un défaut de fabrication une tare héritée ou acquise, par gènes ou par éducation nous en souffrons nous le cachons mais nous le choyons secrètement il entache tous nos personnages (car nous sommes multiples): il est notre singularité (notre solitude) notre imperfection d’ange boiteux ou déplumé la part de nous, sinon maudite, mal aimée

Sans mobile ni mobilisation Quand tous participent à l’effort de guerre – sociale, financière ou militaire – globalisée notre résistance consiste à mener une vie civile, armés seulement de mots et d’amour quand tous se planquent à l’arrière, à l’abri de leurs droits et leurs salaires notre combat tient au refus de la logique de la force et du fric – muscle et nerf de la guerre 14


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La chose du monde la mieux partagée Le confort intellectuel requiert conformité et conformation l’esprit a assimilé les codes et les préjugés: l’opinion ne consiste qu’à opiner le savoir encyclopédique, comme son nom l’indique formate la vision d’un œil unique l’image du monde nous est fournie avec son sens – unique lui aussi: son «bon sens» –

Usure Tout s’érode: les héros sentent leur courage se déliter entre routines et paperasses tout s’érode: l’éros voit s’affaisser le désir vaincu (vains cul et fesses) par la fatigue et la répétition tout s’Hérode: le pouvoir enferré dans le souci de se maintenir largue, épaves, ses bonnes intentions nous avons toute notre vie nourri dans nos entrailles les vers qui nous mangeront

Plumes laissées Scotistes et thomistes, disciples du docteur subtil ou du docteur angélique bien qu’appartenant tous à des ordres de moines-mendiants se sont battus avec acharnement apparemment pour des questions de stricte angélologie: le nom et le nombre des anges n’en rions pas: la cause officielle des guerres est rarement plus sérieuse ni plus consistante 15


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Encore eût-il fallu que tu le susses Le présent est un mirage: nous avons fait reculer le désert intime derrière un horizon rétrospectif oblitéré l’enfance: insatiable curiosité, désirs fous, fantasmes aberrants, souhaits inaccomplis obéi au ça et au surmoi, sans contrevenir aux lois naturelles ni aux déterminismes sociologiques la liberté se confond avec le renoncement quand le principe de réalité coïncide avec la frustration

Rétrospectivement Le présent contamine le passé – l’interprète et le modifie à sa propre lumière – une averse induit l’idée de déluge et se dilate à ses dimensions l’hiver abolit les saisons qui l’ont précédé et enterre beaux jours comme feuilles mortes adulte est celui qui a oblitéré son enfance vieillard celui qui a oublié avoir un jour été jeune

Ne faire que passer Entre contradictions internes et accidents externes entre hésitation et hasard le passé accompli n’est qu’une hypothèse parmi tous les passés rêvés voire amorcés et ne devrait pas influer sur le présent sinon à titre d’aléatoire exemplaire car un passé fondateur ou modèle est toujours fantasmatique toujours à réinventer

Logique versus mathématique De même que c’est l’instant ultime qui révèle le courage ou la lâcheté ontologique la personnalité – l’«unique» opposé à l’identité – est une reconstitution rétrospective le rejet des «fonctions naturelles» entraine l’assimilation du cyclique au répétitif – au comptable – la statistique absorbe les différences réduit l’homme à son plus petit commun devenir scatologique 16


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L’aveu nu Le pessimiste a statistiquement bien plus de chances de voir vérifiées ses prévisions que l’optimiste la réalité est lâche la réalité est ce qu’on en fait l’utopie réclame un effort sans relâche quand l’entropie inéluctable n’est qu’une question de temps le bonheur est par définition problématique alors on se contente réalistement d’ersatz Horreur du vide La nature ignore le temps humain – l’histoire –, elle se situe dans une éternité relative de la vie elle méprise la conscience – individuelle –, ne prise que sa perpétuation l’homme pour elle ne vaut ni pour la chair – putrescible – ni pour l’esprit – immatériel – mais seulement en tant que fabrique excrémentielle, selon la quantité d’engrais azoté fourni L’illusion La plupart des damnés sont convaincus de se trouver au paradis leur châtiment consiste à ne pas être détrompés – quitte à arranger le décor – ils travaillent, s’abrutissent, se battent, se méprisent, s’envient, participant activement à leur torture leurs gardiens – démons ou anges – les laissent se gouverner seuls et vaquent à leurs tâches solaires Marge de liberté Il faut faire autrement pour pouvoir penser autrement la liberté n’est pas une idée mais une pratique elle se paye mais l’asservissement ou la conformité aussi a son prix dans un monde agencé en bagne, caserne et cimetière elle ne saurait être que relative 17


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Copie conforme Combien d’hommes arborent le néant comme signe particulier prêts à porter ce qu’on leur vante à désirer ce qu’on leur vend à défendre une identité réduite à in mot une opinion réduite à un slogan se retenant d’aimer par crainte de souffrir de vivre par peur de mourir

Cellule portative La condition du prisonnier est de mourir vivant l’isolement n’est pas un châtiment, juste le corollaire de l’oubli ce ne sont pas tant les murs ou les barreaux qui définissent la prison que la rareté des visites


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Être multiple Qui écrit dialogue avec les morts qui écrit les ressuscite en lui qui écrit devient une foule qui écrit fait croître et multiplie sa solitude À la fin reste le verbe Un coquillage contre l’oreille permet d’entendre la mer mais pas le chant des sirènes la pression des poings sur les paupières de voir les étoiles mais pas les anges la main dans la culotte de mesurer la dureté du désir mais pas la durabilité de l’amour seuls les mots permettent à l’homme de sortir de sa condition d’entrer dans d’autres dimensions Contradiction et anamorphose Le langage est par essence analytique: dissociant des éléments de la globalité perçue – de là les «mille mots» qu’est supposée valoir une image, fragmentaire pourtant elle aussi – le langage est par essence totalisant: substituant au particulier le générique sans compter sa coupure radicale d’avec la matière: penser le langage comme miroir déformant Moulin à paroles Presque tous les discours ne sont que bruit, la plupart des phrases pur remplissage les idées neuves sont en fait redites, les intrigues originales variations pourtant la conviction – à défaut de certitude – que tout n’a pas encore «été dit» n’empêche pas de douter de l’utilité de tenter une nouvelle formulation 19


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Aporie Les mots en traduisant les sentiments les trahissent les balisent, les banalisent, les obscurcissent, les oblitèrent, les enterrent par ailleurs les mots, moins par désignation que par association, tant sémantique que musicale éveillent confusément des sentiments intraduisibles Néologismes Le dictionnaire se renouvelle plus vite que les idées l’apparition d’un mot nouveau ne signifie pourtant pas une transformation du monde simplement que désignations et définitions sont approximatives et non définitives il n’est pas né le mot ultime après lequel il ne reste plus qu’à se taire La parole archi-épelée Entre croire et créer, écrire est le contraire de crier mais lire est une anagramme de lier relier les mots, enchaîner les idées, nouer les fils de la pensée, tisser l’immatériel tandis que les délier revient à libérer le délire, le flot de paroles car de rime en syllabe balloté, le récit s’échoue récif et, dénouée, se noie l’ode hissée Petit Job saisonnier Formuler l’absurde ne permet pas de vraiment le connaître, moins encore de le combattre car les mots et leur syntaxe recèlent et révèlent leur propre absurde – quitte à le forger – le sens est une divinité impénétrable qui réclame que coulent l’encre et le sang ce n’est qu’en se laissant écraser par son rocher que Sisyphe peut l’empêcher de rouler 20


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Les occasions perdues de se taire Par inexactitude, lapsus, double sens, périphrase, trope ou tromperie, les mots nous trahissent qu’on la devance par élision ou qu’on la contourne par allusion, le sens est produit de la censure le scandale n’est pas tant dans les paroles que dans les sous-entendus entre les lignes la vérité, pudique, se cache derrière ce qui est tu Le langage m’engage mais si le langage ment que vaut mon engagement et la vérité donnée en gage?

Puits


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Alchimie du verbe Tout poème est un organisme vivant, homuncule ou golem embryon fécondé par le hasard et porté dans les entrailles où il a grandi les mots ne sont que son squelette, n’articulent que son ossature sa chair est faite de souvenirs irrigués du sang de vieilles blessures jamais cicatrisées Apesanteur J’ai pesé mes phrases comme des caresses, posé mes mots comme autant de baisers et comme eux voués à être aussitôt oubliés: les écrits ne devraient pas rester car le langage en les dématérialisant miniaturise choses et sentiments, les réduit en poussière écrit, l’amour, qui était une force incommensurable et presque irrésistible, n’est plus qu’une idée Baiser Les parties intimes et secrètes, où la chair est la plus chaude et vulnérable et la peau la plus douce sont moins érogènes – voire érectiles – que notre cervelle le vrai plaisir est contraction d’amour la jouissance décharge de confiance le coït mental n’est ni éphémère ni répétitif, sans apprêts ni après Camouflage Quelques merveilles ne doivent pas nous leurrer: la nature est essentiellement monotone et répétitive la civilisation humaine a adopté cette structure cyclique, couvrant discrètement de gris la verdure jusqu’à ce que le capitalisme triomphant entreprenne de colorer et sémantiser le monde panneaux publicitaires et routiers remplaçant les inutiles fleurs et papillons 22


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L’échappée belle Un papillon, un parfum, un bouton de fleur, une promesse de fruit, un avant-goût de miel nous aurons eu encore un rayon de soleil une embellie avant l’embolie le temps d’oublier qu’après le beau temps la pluie et qu’ayant passé le zénith nous ne pouvons plus que baisser

Malebolge L’évolution pose un enfer originel d’où l’interdiction, non seulement de rebrousser chemin, mais de simplement regarder en arrière la machine du monde tourne en roue libre mais l’arbre de la généalogie et de l’histoire dès la saison d’automnomie perd toutes ses feuilles

Antimoine Le froncement du sourcil, le plissement de la paupière relèvent de la grimace la pupille contamine l’iris et – hormis les yeux clairs – fait de l’œil un disque noir l’expressivité du regard ne tient donc pas à eux: de chair comme de marbre, ils sont muets c’est au fond le blanc de l’œil qui change de forme – et dessine, abstrait ou figuratif, un sens

La roseur et la rosée La ronce est l’essence de la rose (entre [Roz] et [Rõs] la parenté phonétique saute aux yeux) elle n’en garde que l’épineuse singularité abandonnant parfum et pétales au domaine public(itaire) de la cosmétique florale Détails probants Le moindre geste révèle un rapport au monde une place accordée à autrui dans la hiérarchie des valeurs une image de soi projetée dans l’espace social le moindre geste en dit plus que toutes les idées défendues

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Bête et nuisible Bien sûr la bêtise humaine plus que tout autre item nous donne une idée de l’infini et le bonheur des imbéciles paraît plus terrifiant qu’enviable mais l’intelligence au cours des âges ne s’est pas révélée plus inoffensive paresse et avidité restent les moteurs de toutes les actions de l’homme


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Cartésianisme appliqué Tu as beau être, sinon inspiré, prolifique noircir quotidiennement page après page tes gribouillis ne constituent que ton œuvre mineure, simple appendice comparé à l’incommensurable quantité de feuilles de papier hygiénique où tu as imprimé les traces de tes cogitations entériques – de la panse au j’essuie –

Le goût du médicament «On n’oublie rien, on n’oublie rien du tout, on s’habitue, c’est tout» on n’espère rien non plus mais on continue vivre est un vice, sourire un tic, souffrir un réflexe ce n’est pas l’«absurde» comme condition, on a juste renoncé à chercher un sens

Manque de professionnalisme Le professionnel s’oppose autant à l’amateur qu’au passionné le professionnel doit établir des routines, mécaniser une part du travail le professionnel sait mesurer son effort et tarifer son temps le professionnel connaît les règles ainsi que les façons de les contourner

Les lois naturelles ne sont plus ce qu’elles étaient Tout système ne sait que se reproduire jusqu’à l’entropie l’être est fruit de l’habitude (Ravaisson) l’identité de la répétition la programmation – informatiser vaut formater – mécanise actes et pensées toute différence – comme toute amélioration – ne saurait venir que des ratés de la machine

Invalides Nous sommes tous des êtres incomplets, malades et infirmes par défaut manque de générosité ou d’imagination (pour Descartes et Baudelaire c’est la même chose) manque d’amour, qui seul permet patience et passion, nudité et jouissance tout ensemble mais nous nous reproduisons quand même et peuplons la terre de monstres 25


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Le principe d’obsolescence

à Tiago L’éthique repose sur une cohérence des actes et des opinions et n’est pas réductible à des mots le progrès ne constitue pas une valeur en soi, le champ technologique ne recouvre pas le social la mémoire, la culture et la conscience historique doivent être préservées et entretenues si conservateur s’oppose à consumériste, assumons! le vrai combat est ailleurs Stade cosmique Dieu a d’abord inventé les sphères puis la vie, la végétation – algues, lichens, mousse, herbe, gazon – mais, des poissons à l’homme en passant par les dinosaures, il lui a fallu toute l’évolution pour compléter sa création: le jeu de foot Ni reflet ni écho je croise à chaque instant mes «frères humains» ceux-là pour qui j’écris et filme, ceux-là qui me survivront leur regard me répond anonymement unanimement: «tes passions et préoccupations, tes missions et obsessions, on s’en fout!» Il y a eu des passantes

il y a eu la passion

Le pas cédé le pas franchi

baudelairiennes et fulminantes ou timides et popote

durable, se nourrissant d’elle-même, renaissant de ses cendres il y a eu la patience, le compte des jours, l’attention à la moindre nuance il n’y a plus que le passé 26


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Cinquième colonne le bacille de la peste ne meurt ni ne dis paraît jamais Albert Camus Chacun porte un fasciste en soi rares heureusement sont ceux qui le cultivent comme une musculature la plupart préfèrent le tenir enfermé tout en le nourrissant secrètement comme un chien de garde l’étouffer ou, mieux, le convaincre est difficile mais le premier devoir de qui veut «changer la vie»


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Autant il y a de morts

Ailleurs

qui restent vivants en moi autant il y a de vivants qui ont disparu de ma mémoire sans laisser de trace si je les croisais je ne les reconnaîtrais sans doute plus vie et mort sont des états de conscience moins la nôtre que celle d’autrui Congé Les adieux m’embarrassent: trop de pathos, je manque ou de mouchoir ou de larmes je préfère ignorer que la séparation est consommée, que ce rendez-vous est le dernier ne pas penser que je ne reverrai plus cet ami, qui ne reviendra pas ou qui va m’oublier ne pas savoir que pour moi aussi l’heure du départ approche, si elle n’a déjà sonné Fils Entre la part génétiquement programmée le conditionnement social, les influences subliminales, la pub et la mode le pur hasard, l’occasion et la coïncidence ma vie se joue en dehors de ma conscience et de ma volonté Haut bas fragile Je continue de préférer «la descente aux enfers à la décence au paradis» il y a eu un temps où la terre était plate: c’est la pente qui entraîne la chute on ne peut pas remonter le temps, seulement sa montre le mythe de Sisyphe oppose vainement l’absurde à la platitude des jours 28


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Le trac J’ai eu beau répéter sagement mes leçons durant tant d’années d’école je constate à chaque situation nouvelle ou imprévue que je ne sais pas mon texte je me trompe de réplique, de scène, de pièce, jouant faux et incapable d’improviser j’en viens à douter que dans la distribution des personnages il y ait un rôle pour moi

Désynchronisme La pluie me déprime si elle dure elle me paralyse – me change en statue de sel et me dissout j’ai envie de mourir je ne pense qu’à me jeter du pont mais comment faire le grand saut si on s’est d’abord fait tremper? – il faut attendre une embellie or le moindre rayon de soleil, s’il ne chasse les idées noires, réclame qu’on en jouisse jusqu’au bout

Couleur d’homme La liberté aura été mon seul nord, ma seule valeur, mon seul principe j’ai dû la concilier avec l’amour – qui l’a élargie sans m’enfermer – j’ai lutté pour elle et pour celle de mon prochain tout en sachant le combat vain car nul ne saurait être libre sinon «sur la terre libre»

À côté des pompes Autant qu’une situation assumée la marge aura constitué ma condition: en Mai 68 parce que j’étais trop jeune au Portugal parce que j’étais étranger par rapport à mon «temps» parce que trop critique sinon sceptique

L’hôte et l’autre Peut-être d’avoir tôt quitté d’abord la demeure familiale puis la patrie nulle part je ne me trouve «chez moi» à la maison je suis autant mon invité que mon hôte, mon locataire que mon proprio même dans mon corps et mon esprit je me sens étranger, en visite, égaré 29


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Étranger

Xénité

pas seulement d’être né ailleurs et de parler une autre langue mais de ne pas partager les rêves ni les soucis de ceux que je rencontre non plus que les horaires – et leur lumière – de ceux avec qui je vis l’amour n’est pas en cause: on peut rester solitaire et solidaire


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L’occultation Il y a les trésors enfouis, les manuscrits perdus, les chefs d’œuvre inconnus et le théâtre invisible la fonction publicitaire et de propagande condamne la communication sociale à l’affabulation nous préférons l’intervention discrète, voire secrète qui ne constitue ni nouvelle – car constante – ni événement – entêtement autant qu’engagement –

Rebuté Comme les pays du tiers monde se croyant riches des minerais précieux de leur sous-sol quand ils ne leur valent que la convoitise des puissances coloniales je me suis cru privilégié d’avoir accumulé souvenirs et lectures alors qu’ils ne constituent qu’un fardeau inutile renforçant l’isolement

Poussière virtuelle Chacun projette sur moi traits et caractère fantasmatiques aussi son amour ou sa haine ne s’adressent-ils qu’à un être imaginaire ces personnages que je ne suis pas ne m’aident pas à me connaître moi-même du moins n’aurai-je pas à me décomposer

Le mat Pour se choisir une apparence, une coiffure, un vêtement, une posture, une conscience, un ego tous se choisissent des modèles – héros mythiques ou historiques, acteurs ou présentateurs – or je ne me reconnais en personne, j’ai renié mon père, ne suis pas mes maîtres spirituels ni capable ni coupable, pas même découpable – ni Hercule ni Sisyphe ni Osiris

Petit bout du rouleau J’ai croqué la vie à pleines dents me dépensant sans compter, j’ai aimé et j’ai été aimé je ne regrette rien et ne me repens de rien (même si j’aurais aimé faire moins souffrir) mais soit l’âge soit la fatigue soit l’édentition, je n’ai pas l’envie de prolonger et si une nouvelle vie m’était offerte je ne sais pas si je voudrais recommencer 31


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Appelle l’aurore Les heures passées à méditer dans l’attente du lever du jour n’ont pas pour fin de me trouver des raisons de vivre plutôt des passions sinon des motifs d’émerveillement devant la diversité du réel un intérêt et une curiosité juste de quoi ne pas regretter d’être encore là Tresse détresse Tu te couches tard je me lève tôt nos trains de vie nous emportent sur des rails parallèles chaque matin nous nous piquons à des fuseaux horaires décalés chaque jour faute de baiser nous dormons pendant cent ans Sans solution (de continuité) La nuit déborde sur le jour le couvercle du ciel est refermé la pluie avec obstination plante ses clous: il ne se soulèvera plus les amis se sont numérisés et n’ont plus de présence qu’ectoplasmique nous avons dû mourir sans nous en apercevoir Invisible pour les yeux Je n’ai suivi ni conseils, ni traces, ni chemin j’ai semé textes et films comme autant de miettes pour être picorées, digérées, balayées j’ai veillé à ce que mon ombre ne reste pas imprimée mon œuvre – immémoriale, immatérielle – aura consisté à t’aimer Concordance des temps Je vous ai aimés autant que je vous aurai emmerdés ne me maudissez qu’autant que vous me regretterez 32


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GROS MAUX

(en filant la mĂŠtaphore)


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Mal de mer

Les draps de mes nuits blanches se mettent à s’agiter d’abord au ralenti comme une baigneuse qui perd pied puis frénétiquement comme une écume qui se noie

Un souffle d’obscure mémoire les gonfle qui rompt l’amarre et m’arrache aux pontons pour m’emporter au large où disparaissent les horizons

Des formes vaguement s’y dessinent

s’y devinent fantômes remontant des hauts fonds où la vigilance de la conscience n’aventure pas ses poissons espions

Je ne parviens pas à les identifier leurs contours restent flottants tels le visage des méduses leur chevelure d’algues se dénouent se détachent emportées par le courant, tortue d’eau semant le lièvre de mer

Leur image ne s’imprime pas mais défile impalpable sur l’écran mouvant je ne sais si je suis le projecteur ou le spectateur Je cherche leur bouche en remontant à la source des bulles dont je ne parviens à décider si elles sont injures ou baisers et qui m’éclatent au nez comme des rires muets Le drap d’eau tel une sirène ayant oublié qu’elle n’a plus de jambes s’entortille autour de moi, me ligote me bâillonne

La mer née de mes yeux se tarit soudain et me rejette sur la grève déserte de l’insomnie

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Mal de ciel

Les anges quand ils n’ont pas d’annonce à faire de murailles à souffler d’apocalypse à déclencher ou d’hymnes à entonner portent leur trompette sur la tête comme un entonnoir Leurs ailes repliées sous leurs habits les chatouillent les gratouillent ils ont toujours une main derrière le dos cherchant à atteindre l’omoplate et partout ils laissent des plumes et des lambeaux de ciel Trop accoutumés à voler ce ne sont pas tant leurs ailes qui les empêchent de marcher que l’habitude de la lévitation et de l’apesanteur ils ne savent où ni comment poser le pied ils boitent leur chemin Les anges souffrent de leur image on prétend faire d’eux le modèle ou la matrice des stars et des mannequins des vendeuses de cosmétiques et des présentatrices de télévision reconnaissables à leur éternel sourire alors que les anges ne sourient jamais sinon énigmatiquement Les anges se considèrent moins gardiens que reclus de goutte, d’arthrose et de rhumatismes

fangeux de leur contact avec la terre qui leur est d’abord exil 36

transis

perclus


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Comme un trou

Mal de feu

le feu boit sa flamme titube le feu est toujours assoiffé sa flamme a des vertiges voire des hallucinations elle se voudrait ballerine, toute en pointes, sauts et pirouettes mais n’est qu’ivre

Le feu se chauffe de tout bois court toutes les barres lattes, poutres, planches, solives, madriers un petit verre le ronge sa foi ressemble à une éponge il suffit du moindre copeau et d’une simple étincelle il plonge

Le feu rêve d’incendie de s’évader de l’étroite cellule de sa cheminée cramer viandes, sauces et légumes qu’on lui donne à cuire calciner les estomacs ébouillanter tous les liquides embraser les gorges feu échaudé ne craint que l’eau froide

Barbare, il a vu flamber Rome et Carthage soldat, Lübeck, Rouen, Londres, Berne, Bourges, Marseille conquérant, la Nouvelle Orléans, Chicago, Boston il a dévoré le temple d’Artémis, le grand bazar d’Istanbul, celui de la Charité et le reichstag c’est lui qui écrit l’histoire et dessine la géographie

Il a rasé la bibliothèque d’Alexandrie il est l’avenir de tout écrit le temps est petit feu poussière vaut cendre il est l’éclair de couleur et lumière d’un univers en noir et blanc

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Mal d’ombre

L’ombre est l’empreinte de nuit que le jour ne parvient pas à effacer persécutée par la lumière elle est en outre noircie par la superstition on la nie, l’appelant par antiphrase «propre» quand elle colle à son objet et «portée» quand elle s’en détache et déporte autant qu’elle peut

De Pierre Schlemihl à Peter Pan, on commence par la réduire sémantiquement à sa part projetée platonique celle qui multiplie le sujet escamotant celle qui le divise

On met à l’ombre pour punir

pas pour protéger les verrous sont le signe de l’insécurité on ne marche pas à l’ombre pour se cacher mais pour cacher son ombre

L’ombre est notre part d’obscurité qui comme le roi, la mort ou le soleil ne peut se regarder en face quand l’homme est mis à nu et éclairé sous toutes ses faces l’ombre se réfugie dans ses entrailles

L’ombre se plie à tous les reliefs l’ombre se laisse piétiner mais elle tient bon et, plus fidèle que la conscience, ne nous abandonne pas elle est la part que nul ne peut saisir, ni soi ni autrui dont nul ne peut se dessaisir Elle a beau accompagner tous nos pas

rédiger le journal de notre vie l’ombre est un écrit qui ne reste pas négatif de fantôme l’ombre est un double qui ne revient pas

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Mal de terre

Comme la mer ne laisse son eau s’évaporer qu’avec la promesse que les fleuves lui en restitueront jusqu’à la dernière goutte la terre n’a laissé ses plantes s’émanciper, «évoluer» se dégager des racines, s’engager dans la mobilité, s’animaliser qu’avec la certitude qu’elles lui reviendraient en fin de course La terre nous colle aux pieds comme une crotte de chien piétinée par mégarde faute d’avoir pu l’éviter d’avoir su léviter la terre est notre poids notre tare en regard de quoi le ciel sur nos épaules paraît léger La terre est une promesse non tenue fruit éclos aux yeux du marin quand il achève de labourer l’océan mais inatteignable comme le ciel à l’horizon comme l’horizon faute de savoir contempler plutôt que conquérir La terre nous supporte faute de pouvoir nous ravaler aux oubliettes des limbes ou nous recracher au néant céleste De faute en faute l’absurde s’installe

le divorce se prononce l’homme rase les montagnes quand il ne peut les déplacer sème le désert et fore sans repos la planète comme le ver finit par percer le fruit comme les vers finissent par trouer le papier

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Mal de ventre

La gazelle mâche l’herbe le tigre dévore la gazelle le chasseur mange le tigre les vers bouffent le chasseur la merde seule est toujours la même

Les sens engendrent une perception schizophrène où le sujet reste extérieur à ce qui l’entoure le regard est projectif, l’audition sélective conscience et conception sont faussées par le désir le seul rapport vrai au monde se déroule de la bouche au cul Je suis ce que je mange «le tigre est fait de mouton assimilé» disait Valéry la panse me pense je suis un trou et un appétit «je suis la plaie et le couteau» disait Baudelaire Avec son glaçage de neige, ses champs de chocolat, ses forêts d’angélique le monde apparaît comme un énorme gâteau tant aux yeux du gourmet que de l’affamé Rimbaud voulait croquer même les rocs Fruit de nos entrailles que nous nous efforçons d’expulser à chaque chiasse nous logeons dans nos tripes notre double entérique frère ennemi, jumeau intestin, totem comestible avorton que nous portons sans le laisser naître notre tube digestif est en fait un cordon ombilical 40


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Mal de bas-ventre

On naît garçon par hasard à sept ans on joue à touche-pipi honteusement, du bout des doigts non pas tant parce que c’est plaisant que parce que c’est interdit et qu’il faut vérifier qu’il ne va pas tomber qu’on ne nous l’a pas encore coupé

À dix ans on méprise les filles qui n’en ont pas c’est l’attitude – l’altitude – qui fonde la supériorité

pas la capacité on découvre la plaie infamante et saignante qui les rend femmes et nous consacre seigneurs on croit que les enfants naissent par le cul ou qu’ils sont vomis

À quinze ans on s’initie à la passe si rapide que du coït on ne retient que la tristesse consécutive à l’éjaculation précoce à l’humiliation qu’on se passe comme un témoin dans une course à la déception

À trente ans on est devenu collectionneur on a appris à fermer les yeux et à convoquer des images de stars ou mannequins dont la valeur tient au sourire pas tant invitant qu’avaleur tout en se faisant sucer par de vieilles putes édentées ou des pucelles culottées ou acculées ou en se branlant en cachette À force de faire de l’amour un sport de compétition à cinquante ans on envie un peu les moines et surtout les machines aux infatigables pistons l’hypertrophie de la prostate compensant l’amenuisement du cœur

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Mal de fleurs

Les fleurs sont des petites filles

qui veulent jouer les grandes dames outrancièrement fardées, elles se sont peint le visage des plus vives couleurs se sont poudré le pistil arrosées de parfum elles oscillent et balancent sur leur tige faute de savoir marcher avec les escarpins à talon-aiguille de maman elles ne rêvent et causent que de bals mais ne savent pas danser

Les fleurs sont éphémères si elles ne peuvent vieillir elles ne peuvent non plus être mères et doivent mourir pour que naisse le fruit fragiles et bariolées, toujours jeunes mais condamnées elles sont des anti-statues

Il n’y a eu qu’une fleur au paradis et qu’un fruit la flore a été expulsée avec l’humanité comme les hommes se voient anges atrophiés les fleurs se pensent papillons enchaînés tous souffrent de l’impossibilité de décoller et de la fugitivité de la beauté Les fleurs sont symboliques inséparables de leurs épines

ou de leurs abeilles elles incarnent la nécessité de sans cesse renouveler les présents le mystère de la splendeur offerte l’inutilité des mots la racine commune des senteurs, sensations et sentiments les incommensurables apprêts qu’exige la fécondation les dérisoires parures de la vanité

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Mal de chien

Le chien est l’idéal de l’homme il est à la fois le reflet de son maître et son très obéissant esclave qui ne désire pas prendre sa place Un chien est meilleur qu’un enfant ne manifestant ni caprices ni bouderies ni colères apprenant vite et d’abord à obtempérer sans répondre ni questionner Un chien est meilleur qu’un ami il ne se met pas à raconter ses malheurs dès que vous lui confiez les vôtres il sait garder un secret et vous défendre des importuns Un chien est meilleur qu’une pute pour la lèche aucune langue ne le vaut il apprécie les odeurs et saveurs fortes avale tout sans dégoût ni fausse pudeur Un chien est meilleur qu’une femme châtré, il a la servilité de l’eunuque et, sous la table ou à la niche, sait sa place conscient de sa dépendance il maintient réserve et patience, contention et contentement Le chien est protecteur et responsable, père parfait il rappelle discrètement à son maître la nécessité du respect des horaires se soucie de sa santé et le tient en laisse pour l’emmener promener Le chien est un modèle d’économie et d’hygiène se nourrissant de reliefs, grattant et rongeant les os, ne laissant pas de restes raclant et nettoyant le fond de son écuelle, enterrant déchets et déjections Le chien est philosophe pour l’habituer au deuil et à la perte et l’aider à surmonter sa frayeur de la mort il meurt avant son maître 43


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Mal d’aurore

La nuit nous poisse rêves et cauchemars déteignent sur la journée

La lumière obéit au «principe d’incertitude»: elle ne tient pas en place la nuit est à la fois son deuil et sa promesse de retour

Un soupçon d’humilité retient l’éclat trop doré du soleil un impalpable voile d’humidité cire façades et pavés

Comme si la nature n’avait pas encore compris que son jardin a été bétonné elle a promu arroseur la rosée

Toute nuit est de noce la roseur pudique au visage de l’aube se fonce en tache vermeille sur le drap étalé du jour

Toute nuit est de bal le ciel éteint les derniers lampions avant la grande lessive du matin

La journée n’annonce que le labeur

la sueur au front toute journée est rappel de l’expulsion Les corps ne sont encore que des ombres le jour ensommeillé se dégage à regret de son coton Les fleurs ouvrent boutique dépliant leurs pétales à l’étal

Les papillons n’en finissent pas de se maquiller avant de partir au turbin Seuls les oiseaux se réjouissent et fanfarent le prochain assaut du ciel 44

de son cocon


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Mal de passé

Notre rapport à l’histoire est – au moins – doublement mensonger: d’une part il ne considère que celle qu’a écrite le vainqueur qu’il a fixée et faussée plutôt que celle qu’il a oblitérée et effacée d’autre part il est par définition rétrospectif considérant que le présent en est l’aboutissement qu’il existe donc une chaîne de relations de cause à effet et non pas une simple succession d’accidents

L’observateur est inscrit dans un présent qu’il doit d’abord interpréter triant parmi les faits et les affaires pour composer une image de référence sinon mythique ou manipulée du moins conditionnée et positionnée en remontant dans le temps il ne pourra qu’amplifier distorsions et anamorphoses tout comme pour représenter l’espace la perspective est une convention déformante idéologique

En outre la notion d’histoire est assimilée à l’idée de changement – les peuples qui perpétuent un mode de vie «traditionnel» sont «sans histoire» – si bien qu’il n’y a d’histoire que de la prise et de la perte du pouvoir de son exercice, jaloux et auto-apologétique et des perfectionnements des moyens de destruction au cours des âges sur fond inaltéré de misère et soumission l’histoire n’est pas tant culturelle – aucun progrès dans la pensée – que militaire: elle ne se répète pas, elle piétine

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Mal d’avenir

La poussière est la matière de l’avenir tout ce qui se veut éternel – pyramides, temples, monuments – durable – le paysage, l’aménagement du territoire – ou seulement solide – des pierres des châteaux et murailles au béton des gratte-ciel – ne fait que le retarder

Notre présent a déjà été un futur

et même notre passé c’est son imperfection qui réclame la nécessité – voire l’urgence – d’un avenir l’hypothèse d’une correction la possibilité d’une amélioration l’espoir d’une révolution l’avenir est produit de manques

Il faudra de meilleures têtes que les nôtres pour dessiner cet avenir et le concrétiser l’avenir est ce que nous avons failli des débris de nos rêves sera fait cet avenir comme de l’inanité de nos efforts est fait le présent

L’utopie – campanellienne, fouriériste, proudhonienne, marxiste – est si facile à réaliser si elle est toujours ajournée ce n’est dû qu’à l’égoïsme et à l’avidité qui sont les plus grandes valeurs contemporaines seul l’avenir pourra racheter la médiocrité actuelle

L’avenir sera le négatif du présent ou ne sera pas car le prolongement du présent ne constituerait qu’une course suicidaire or l’apocalypse est le contraire d’un avenir et l’avenir commence aujourd’hui 46


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Mal de lune

Nous percevons obscurément son influence comme une marée du sang et de la sève un cœur battant au ralenti nous sentons peser sur nous son regard borgne qui n’en finit pas de nous cligner de l’œil nous recevons comme une bénédiction ou une absolution son sourire complice de chat sans chat accroché au cintre du ciel Féminine, toujours changeante

ne se ressemblent pas elle tient tous les rôles:

elle fait que les nuits se suivent et

elle est la barque, le récif et le phare elle est la sphère venue en éclaireur son silence sidéral est le prélude aphone à la symphonie cosmique de ses sœurs elle est, de toutes les divinités, la seule visible Elle est la fontaine où le sommeil va puiser les songes dont l’homme tire plus tard ses inventions – il n’invente pas, il copie – ainsi elle a servi de modèle au ballon, au lampion, à la roue et à la pièce d’argent mais aussi à l’arc, au cimeterre, à la serpe et au poussah Le miroir des psychés veut reproduire son image car elle est avant tout un visage – sans doute est-ce sa trogne de marionnette au firmament qui a induit l’idée d’un manipulateur invisible – mais son teint trop blafard dénonce la phtisie fatale voire l’appartenance fantomale à l’autre monde

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Mal de pluie

Le ciel nous octroie des visions: fantasmagories nébuleuses, paillettes stellaires, diapre boréale mais ne répand sur nous, palpable, que la pluie

Quand toutes les forces cosmiques et telluriques sont mobilisées pour le combat cyclique et mythique de la lumière et de l’obscurité la pluie mouille indifféremment les chemins diurnes et les pavés nocturnes elle seule osant résister à la puissance solaire le défiant, abolissant ses couleurs, repeignant tout en gris La pluie détrempe nos plans

dilue nos espérances entreprend la grande lessive de nos esprits

Si elle n’est qu’averse elle rafraîchit le regard et ravive l’éclat du visible mais si elle se fait orageuse, grondante et menaçante elle plombe la vue, efface l’horizon, raccourcit la journée et si elle se prolonge en mousson ou autre imitation du déluge pianotant une interminable marche funèbre elle fait du monde une immonde tisane fait mariner les marais, déborder les chagrins et suer les nues

Salubre et soigneuse, la pluie polit toute surface en miroir musicienne, elle frappe les toitures en peau de tambour, claque les vitres en castagnettes coquette, elle sertit le moindre fil en collier de perles coquine, elle provoquerait des inondations si elle ne changeait d’abord tout vêtement en éponge

La pluie voit flou et brouille les contours si bien que nous confondant avec ses plantes elle continue de nous arroser consciencieusement dans le vain espoir de nous voir pousser et fleurir 48


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Mal de vivre

Le désir engendre la frustration l’indifférence engendre l’ennui la puissance engendre la satiété le pouvoir engendre la solitude l’amour engendre le sacrifice le coït engendre la tristesse cette généalogie de la dégradation et de la déception qui se reproduit à l’identique est-ce cela la vraie vie qui nous a été taillée et qui nous taille à sa mesure? La vie pourrait se contenter d’être contemplative voire végétative ou même méditative stérile mais moins fatigante nous ne connaissons la vie – comme la divinité ou le bonheur – que par son manque la vie est ce que nous n’avons pas vécu ce que nous n’avons pas osé ce que nous avons raté: un examen, un train, un rendez-vous La vie est l’autre face de l’existence – occulte comme la nuque de la lune ou son cul qui nous fait la nique – tout comme la liberté est l’autre côté du mur Que faire d’un don qu’on n’avait pas demandé? Comment profiter d’une chance qui n’est qu’un sursis? Comment gaspiller une richesse – repos, repas, repu – qui n’est qu’un répit? Comment célébrer un miracle qui est une banalité? 49


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Mal de mourir

Il n’est pas si facile de mourir

souvent on survit la mort paraît une solution trop radicale et définitive alors la vie négocie un handicap au départ: amputation, paralysie, prothèse, entubage, etc. Parfois le passage par les limbes ne laisse pas de marque de cicatrice visible on revient apparemment intact dans un monde inchangé comme un soldat qui poursuit le combat sans se rendre compte que la balle l’a touché On a ramené une ombre intérieure et notre absence a laissé un trou dans la réalité le passage hors champ rend indélébile la conscience du plateau où se joue la vie Le poison avalé continuera de courir dans les vaisseaux la veine coupée de saigner internement le cou étranglé de manquer d’air La mort n’a rien de plaisant:

manque de peau, manque de chair quincaillerie d’ossements, iconographie infantile de piraterie vanités baroques, squelettes mexicains, fantômes écossais pacotille pour touristes existentialistes

Pour le croyant elle n’est même pas une fin

rien qu’une transition pourquoi alors suscite-t-elle tant d’effroi? l’idée de mort ne devrait inciter qu’à vivre mieux plutôt que plus longtemps 50


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Les morts continuent de nous hanter littéralement religions et arts n’ont prospéré que parce ce qu’ils proposent une communication avec eux écrire est toujours leur répondre poursuivre le dialogue au-delà de la présence Nous vivons plus dans la conscience et la mémoire d’autrui que dans la nôtre qui nous échappe nous mourons à tout instant dès qu’un ami nous oublie mais nous ressuscitons chaque fois qu’un inconnu déchiffre un écrit que nous avons commis


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Mal de vieillir

Comme conclut le Colloque des oiseaux: «il faut un long voyage pour arriver au voyageur» on commence à vieillir dès qu’on naît mais il faut une longue vie pour arriver au vieillard

Vieux est qui ne grandit plus, ne court plus, n’apprend plus, ne vieillit plus et n’attend plus que de disparaître

C’est sa proximité de la mort telle une lèpre elle pourrait s’avérer contagieuse qui provoque sa mise à l’écart en fait un personnage repoussant donc repoussé

Car tous voudraient vieillir sans devenir vieux tous voudraient vivre sans avoir un jour à mourir

Moi qui ai préféré la mort à la vieillesse plus que de vieillir je craindrais de rajeunir ou pire encore d’avoir à recommencer (la métempsycose ou l’au-delà swedenborgien sont les vrais cauchemars) non que je n’apprécie la vie mais sa valeur tient au caractère unique – fatal – de chaque instant Les vieux ne sont pas sages leur estomac s’est si rétréci

mais ils ne sont plus envieux

qu’ils n’ont plus à se priver ni réfréner leur appétit

Les vieux seuls peuvent regarder en arrière sans crainte de retourner en enfer

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Les vieux autrefois étaient des mémoires indispensables à la réglementation sociale le vieillard contemporain est une création de la médecine et du progrès fait de prothèses cimentées de molécules chimiques, produit de pacemaker et d’ablations il est la réalisation à large échelle de la créature dont Frankenstein fournit le modèle poétique Depuis un siècle, à mesure que l’humanité se stérilise il n’a fait que se multiplier le vieillard est l’avenir de l’homme


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Mal de naître

On ne nous a pas demandé notre avis on ne pensait même pas à nous quand on nous a conçus on jouait, on jouissait on a fermé les yeux, ouvert les vannes et c’est parti!

Comme dit l’autre gugusse, nous sommes nés «entre les fèces et l’urine» et sans doute étions-nous voués à l’évacuation par la tinette du chiotte si nous ne nous étions pas accrochés de toutes nos forces au ventre Nous sommes d’abord un malaise un estomac ballonné, une crampe intestinale, une constipation un vomissement retenu, une colique rentrée

Quand enfin il faut se résoudre à sortir quand le bide ne peut pas humainement enfler plus nous sommes la plus grosse bite qui força jamais le con de maman – Dame, c’est ça ou l’éventration!

Personne n’avait de plan pour nous si ce n’est la ressemblance: nous valons en tant que prolongement d’existence par procuration nous sommes le relais, le sursis accordé à et par nos géniteurs – juges et parties –

Nous sommes la frustration et la vengeance maternelles la lâcheté et la domination paternelles nous héritons dans nos gènes de siècles des siècles de viols et violences La mère aurait bien pu nous avorter on nous a infligé la vie comme un châtiment

plus qu’un rachat des fautes sinon de nos ancêtres du moins de nos parents

Nous sommes une projection – un futur supputé – et une incarnation – un passé imputé – chérubin, diablotin, jouet, cobaye, poupée, soldat de plomb – on ne naît pas enfant, on le devient – mais constitutionnellement chacun de nous naît libre et ego

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Mal d’enfance

L’enfance est une royauté absolue

une semi-divinité se guidant moins sur le désir que sur le caprice – car au fond l’enfant désire tout – commandant sans avoir à s’expliquer juste en beuglant et en pleurant se faisant dorloter, talquer, bercer et adorer: rejouant la Nativité et la venue du messie parmi les hommes

Pourtant son insatiable curiosité est mal comprise on ne lui comble que l’estomac on le surveille, on lui pose des barrières, des interdits on irait, pour son bien, jusqu’à le punir

On lui impose un modèle: l’adulte il apprend en le copiant à mentir, à simuler à retarder, à cacher, à tricher

On lui fournit avec des jouets des valeurs: militaire, ménagère, familiale, clanique, rivale il s’habitue à révérer la puissance, l’argent et la médecine surtout à mépriser autrui et à se considérer victime on lui inculque à force de frustration la tentation de grandir

L’enfance est l’apprentissage de l’obéissance et du mutisme de l’expulsion quotidienne d’un paradis de pacotille de la confiscation de l’amour de la perte de l’innocence – aussi les adultes, enfants adultérés, se comportent en sales gosses, hypocrites et fourbes – L’enfance est une île mythique

– comme l’Utopie conçue pour nourrir le regret et le sentiment du châtiment originel car l’enfance est l’expérience majeure du détrônement et de l’exil

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Mal de crâne

Les dents sont en vie la seule partie visible du crâne tout sourire est subliminalement une invitation de la camarde

La vanité nous occupe presque toute la tête la conscience, plus que de notre nudité de notre mortalité, est un serpent veule qui s’est lové cervelle plissée entre notre front et notre occiput

On peint les yeux et les lèvres

on orne oreilles et narines de bijoux pour maquiller l’évidence des trous au fond desquels veille le crâne

Il paraît que dans cette boîte de Pandore interne gît l’esprit, habitent les mots qui résonnent parfois contre ses parois cognent à la conscience raisonnent et, en passant, en musant, inspirent idées aspirant vainement à se matérialiser – Jarry a décrit comment par un processus de naturalisation symbolique anticipée on remplit le crâne de journaux on remplace la pensée par l’information – Même au paléolithique supérieur

le crâne était le seul os inutile qu’on ne pouvait tailler en pointe pour fabriquer une arme – les carabins depuis n’ont su en tirer qu’un grossier cendrier – Le crâne est notre part immortelle

celle du moins qui nous survit la divinité pétrifiée en nous que nous ne voulons pas regarder en face heureusement couverte de peau, protubérances, muqueuses et poils oripeaux précaires, mous et mouvants qui toutefois savent masquer fentes, failles et fissures et quand le crâne carnassier montre les dents dessiner un sourire 56


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Mal d’imagination

Si le monde déçoit il n’y a d’issue que le divorce ou le refuge dans l’imaginaire: absurde ou folie

Mais l’imaginaire n’existe pas soit il est symbolique – c’est à dire réaliste sous son déguisement métaphorique des animaux parlants des fables aux récits fantastiques psychanalysables – soit il tend à devenir réel – et n’est en fait qu’une anticipation des machines et engins décrits par Jules Verne aux machinations et au «grand frangin» d’Orwell – Des rêves les plus bizarres aux pires cauchemars l’esprit humain n’invente rien tout au plus, voyant ou prophète, projette-t-il sa propre prochaine défaite

Aussi la planification de l’imaginaire comme l’ordonnance du territoire – paysage ou tissu urbain – constitue-t-elle un enjeu politique et économique majeur le conditionnement des esprits s’opère par le biais de l’information et du divertissement: journaux, cinéma, télévision, internet, etc. les moyens de communication de masse sont des moyens de contrôle de masse

Le cinéma a créé la première «usine à rêves» brouillant la frontière entre fiction et réalité entre imaginaire et cliché aujourd’hui relayé par les graphistes de l’animation en 3D

À mesure que la réalité devient de plus en plus virtuelle l’imaginaire s’avère de moins en moins imaginatif alors que la réalité apparaît de plus en plus limitée l’imaginaire objectivement ne fait que l’imiter 58


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Bientôt règnera le modèle unique global

édénique et babélien on n’habitera que des gratte-ciel toutes les plages seront plantées de palmiers et l’on prendra quotidiennement sa pilule d’imagination chimique pour voir «la vie en rose»

Sans doute faut-il d’abord réhabiliter la richesse du réel sa diversité phénoménale insoupçonnable pour restituer ses pleins pouvoirs de libération à l’imagination


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Mal de voyage

Puisque on ne peut pas aller «anywhere out of the world» le voyage se ramène à un changement de décor alors que la pièce jouée reste la même changement d’ailleurs provisoire car le retour est compris dans le voyage L’«ailleurs» où se déroule la «vraie vie» se situe juste derrière l’horizon et recule avec lui Les voyageurs – à ne pas confondre avec les émigrés, les exilés ou les réfugiés – deviennent les touristes de leur propre vie ils ne découvrent pas du «nouveau» – ils ont préparé le voyage et lu le guide à l’avance – ils vérifient que l’imprenable vue correspond bien à celle du prospectus Ils collectionnent selfies et cartes postales pour colorer la grisaille du bureau et le reste de l’année qui n’est qu’un interminable hiver varient la monotonie confondant bientôt les noms (imprononçables) et les lieux (tous pittoresques) Ils dorment chaque nuit dans une chambre différente et identique passent directement de l’aéroport au car et à l’hôtel d’une climatisation à l’autre – car il faut se protéger du soleil et des insectes – et voient le monde derrière une vitre – car il faut se protéger de la poussière et des autochtones – 60


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Au bout du voyage il y a la plage

à quoi se réduit l’exotisme car sous les pavés de bonnes intentions qu’il vaut mieux ne pas soulever il y a un océan de misère où surnagent quelques îles de luxe relatif les indigènes sont presque tous indigents les plats typiques indigestes – trop pimentés – l’artisanat local moins poli que celui des boutiques de l’aéroport, voire de la ville de départ pour un peu on reviendrait sans bagage – quoi de plus absurde qu’un voyage sans objet? – il faut au moins ramener une antiquité en fraude, quelque chose sous le manteau car si l’on ne rapporte que des souvenirs mentaux il n’y a pas de différence entre voyager et vieillir


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Mal de papier

Pire que d’arriver au bout du rouleau et n’avoir plus de papier pour se torcher ne pas avoir à portée un calepin, une page arrachée, un mouchoir, une carte de visite, un prospectus pour noter une pensée qui, si nous ne la fixons pas à l’instant, va nous échapper à tout jamais ainsi se perdent irrémédiablement et sans appel les meilleures idées, les plus beaux poèmes Encore faut-il que les mots tracés restent on n’écrit pas avec de l’eau: l’encre doit les ancrer ni sur l’azur comme les oiseaux ni sur le sable comme la mer mais les buriner sur la pierre prendrait trop de temps et d’espace

Le papier n’offre pratiquement que des avantages: il n’occupe presque pas de place du chêne ou du hêtre originel il a conservé une fibre de résistance à tout vent et sinon la dureté la durabilité et la matrice feuillue ontologiquement l’arbre est un livre naturel encore vierge

Du bois dont il est issu, le papier a toutefois gardé l’essence inflammable son talon d’Achille et sa secrète vocation, sa tare et son destin plutôt voler en cendre que tomber en poussière la fumée de la bibliothèque incendiée monte jusqu’au ciel

La bibliothèque favorise la plus grande promiscuité: le recueil de vers y voisine avec le fait-divers serrés les uns contre les autres, les livres tendent à se reproduire à se multiplier comment voulait-il que par contagion sa chair ne se fasse pas verbe et triste par conséquent celui qui prétendait avoir lu tous les livres? 62


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En outre les mots trahissent la pensée qu’ils sont supposés traduire infidèles, inexacts, impropres, imprécis ils la plient au lit de Procuste de la syntaxe bien que les combinaisons soient théoriquement infinies ils n’arrêtent pas de se répéter si du moins les paroles n’étaient pas gravées le vent pourrait les emporter


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Mal d’amour

La réalité est une convention contraignante où l’on ne peut vivre qu’incarcéré nous avons besoin d’illusions – de poésie – pour simplement continuer à respirer l’illusion est aussi une prison mais consentie, voire choisie et patiemment bâtie de toutes les geôles imaginaires l’amour est la plus désirable et la plus despotique L’amour est une divinisation de l’autre et l’asservissement volontaire corollaire l’amour institue l’inégalité et le sacrifice, l’entière dépendance d’un dieu capricieux de ses humeurs devinées, de ses désirs anticipés, de ses paroles cabalistement déchiffrées l’amour est une divination permanente où l’on ne peut que se tromper Mais l’amour enchaîne aussi l’être déifié la mère se fait gardienne de l’enfant l’amant ou l’amante bourreau de l’aimé(e) car l’analyse de chaque geste paralyse la dissection de chaque mot rend muet l’amour est une autopsie en vie qui n’autorise que les baisers Par ailleurs, l’amour condense la durée: chaque seconde est une éternité d’attente, d’espoir, d’anxiété, de désir, de frustration, de joie, de chagrin, d’émerveillement chaque jour vécu en amour vaut pour une vie entière l’amour le plus fugace est une condamnation à perpétuité

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L’amour concentre l’espace: le monde tient entre deux bras, le ciel tout entier dans un lit dans son expansion illimitée, il fait de deux corps deux planètes satellites de leurs mamelons des montagnes, de leurs touffes de poils des forêts, de leurs yeux des lacs de leurs orifices des cavernes menant droit aux enfers et à la résurrection L’amour est un comble

sans fond – insatiable – ni forme – asocial – l’amour est un mirage qui en plein désert fait miroiter des lagunes aux yeux de l’assoiffé l’amour est un miracle qui en plein désert fait reverdir l’arbre sec et flamber le buisson l’amour est un don: qui aime se donne sans retour se damne sans regret


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SERVICE INCOMPRIS


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Plus tôt crevé

Jadis le monde était une table garnie où chacun avait son couvert mis si les portions étaient congrues l’amour et l’eau fraîche coulaient à flots nous étions plus occupés à causer qu’à manger tout au plaisir partagé d’être ensemble nous nous nourrissions de projets et buvions avidement nos paroles

Le monde est toujours aussi riche et divers mais les plats ont refroidi comme une vengeance les amis un à un se sont excusés appelés par le devoir, mus par l’intérêt à mesure que les sièges se vidaient l’allégresse, l’insouciance et la prodigalité désertaient ce banquet de fantômes jonché des miettes de nos utopies

A triomphé le «principe de réalité» non pas celle que l’on construit, rêve gagnant matière mais la routine faite loi devant quoi l’on cède la raison à laquelle on se rend au temps de la satiété anonyme on avale son hamburger sur le pouce en se convaincant qu’on trouve ça bon et surtout qu’ainsi on reste éternellement jeune

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Élection antinaturelle

L’«adaptation» des uns se fait toujours au détriment des autres le règne de l’homme suppose – impose – la chasse et la domestication comme plus tard le bûcher ou la conversion (il est des historiens qui osent parler d’«évolution»!) la seule question est celle des limites à la soumission à l’acceptation à l’humiliation rien n’est plus «adaptable» qu’un paillasson la seule réponse est à un moment donné savoir dire: Non!

Ce n’est pas avec dieu que l’homme négocie sa «condition» mais avec son semblable, son prochain, son frère ennemi qu’il n’aime pas mais qu’il ne hait pas forcément non plus qu’il méprise autant qu’il se sait lui-même méprisable qu’il exploite autant qu’il se sent supérieur l’homme n’est pas un loup pour l’homme, simplement un patron l’«autre» n’est inférieur qu’autant qu’il se laisse faire – piétiner – on ne s’adapte jamais qu’à de pires conditions

L’adaptation s’est poursuivie quand l’homme a construit des outils qui au lieu de le prolonger ou le soulager l’ont commandé l’homme doit désormais s’adapter aux machines qu’il fabrique devenir machine lui-même pour accompagner le rythme mécaniser ses actions, calibrer ses gestes, automatiser sa pensée survivre en se reproduisant indéfiniment par clonage car la vitesse raccourcit autant que les distances les durées la nature est mortelle, seul le numérique peut atteindre l’infini

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Salut salé

Je salue le monde d’un geste discret souhaitant au soleil de s’éblouir de sa propre lumière à la nuit de tracer d’étoile en étoile des constellations toujours nouvelles aux fleurs de s’enivrer de leur parfum aux feuilles de ne pas envier les oiseaux aux oiseaux de ne pas se vouloir aussi gros que des anges aux ruisseaux de profiter du paysage à l’air de ne pas tomber en poussière

Je salue les hommes d’un geste distrait solidaire par semblance plus que par confiance leur conseillant de s’exercer à perdre leur temps – il n’y a de temps compris que le temps qu’on prend – considérant l’intelligence comme un bandeau sur les yeux la bêtise comme un boulet aux pieds toutes deux aboutissant à un enfermement sans murs faute d’une fraternité qui ne se fonde pas sur la jalousie

Je me réfugie dans l’écriture m’y sentant moins seul que parmi mes semblables moins naufragé qu’au milieu du monde chaque mot à mes lèvres m’est baiser mais les morts hésitent à me répondre les muses ne se soucient plus de m’inspirer car à force de gratter la plaie du papier j’ai compris qu’aucune formule ne pourra me sauver

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DESCENDRE DU SONGE


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Les écueils du rêve 1. Les écailles de la mer

Chez les végétaux la queue n’est pas un appendice mais un chaînon voire une racine un signe d’appartenance la leçon de la cerise est que la queue précède le fruit comme le noyau précède la pulpe la faim l’hallucination, la douleur l’extase, le châtiment la faute

Chez les animaux la queue est un symbole de simplification par rapport au nombre de pattes de fonctionnalité, qu’elle serve de panache ou de chasse-mouches

Chez les poissons la queue est bifurcation signe de choix impossible, de division schizophrène, littéralement de flottement emblème de grandes douleurs qui justifient la mutité subaquatique

La sirène à la fois muette et munie de jambes (donc d’entrejambes) incarne sans le savoir l’idéal fantasmatique de tout mâle Les poissons sont des sirènes qui non seulement ont troqué leur voix pour l’onde mais encore leur nom pour deux ouïes

Peut-être la seule part mythique des sirènes a-t-elle trait à leur chant nous n’avons que la parole d’Ulysse – qui était fertile en ruses et en mensonges tous les autres témoins auriculaires se sont noyés la voix des sirènes est probablement une projection mentale – donc menteuse tout comme la rumeur de la mer contenue dans le coquillage ou la musique inaudible des sphères 71


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2. Les écailles des ailes

Enfant j’ai collectionné insectes et papillons preuves visibles et palpables de l’adresse joaillère de la nature filigrane de pattes, émaux d’ocelles, camées d’élytres

Mais même colorée, même angélique, la poussière reste poussière mes papillons y retombaient chaque fois que j’ouvrais le livre de mes merveilles comme noircissaient les photographies non fixées de Wedgwood

Trop légers, trop bariolés, trop singuliers, j’hésitais quant à leur origine fleurs détachées de leur tige ou espions descendus du ciel (leurs ocelles jamais ne clignaient)

J’appréciais leur discrétion à l’opposé des piailleries criardes des oiseaux et m’étonnais que de Léonard à Lilienthal et Ader l’ambition icarienne des hommes n’ait copié que la structure des piafs et pas des papillons

Par-dessus tout me fascinait leur éphémérité l’improductivité de leur butinage qui aurait dû les constituer en totems d’une génération soucieuse de «vivre vite»

Courtisant les fleurs comme les anges luttent avec les hommes abandonnant sans regret le cocon comme des dieux renonçant à leur nuage se métamorphosant en courte gloire après une vie rampante les papillons déploient l’énigme, la polysémie et la luxuriance ne se laissent ni capturer ni apprivoiser assument la gratuité, sinon l’inutilité, de la beauté

Je reste persuadé qu’ils ont inspiré l’invention de l’âme comme rédemption des vers en quoi se décompose le cadavre 72


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3. Les écailles du temps

La terre s’effrite les pierres s’écaillent le temps plutôt que de déplacer les montagnes les rase à la fin rien ne reste mais d’abord rien ne reste debout Le temps fait crouler les murailles sans tambours ni trompettes sûr de gagner la course de son pas de tortue Achille deviendra vieillard claudiquant avant de le rattraper comme une mécanique à moudre les déserts le temps glisse ses engrenages derrière chaque grain de sable Le temps ternit même l’éternité éteint les étoiles avant leur lumière les réduit en poussière comme autant de fumées sans feu Les écailles du temps ont jadis été éclat, vernis, feux et couleurs mais pour le temps seul le noir est une couleur car même le gris ne dure pas et peut annoncer le beau temps Le temps est une expansion infinie l’idée même de cycle ou de retour est pour lui infraction les étoiles sont le salpêtre de la nuit toute végétation est moisissure toute vie commence et finit en vermine toute chose commence et finit en poussière Les mots sont composés d’ombre minuscules trous noirs, caillots de temps, traces immatérielles de refus sifflotements stellaires, pleurs de plantes, chants reconstitués de sirènes, cris de papillons 73


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Un chat dans la gorge

La mort a pénétré dans mon corps subrepticement sans effraction alors que j’avais laissé entrouverte la porte de service du cœur pour un chargement un déchargement une amorce de déménagement je ne l’ai pas vu entrer et en refermant la porte je l’ai enfermée en mon sein locataire clandestin C’était une mort de gouttière transie et affamée elle a commencé par m’inonder de gouttes d’urine acide pour marquer son territoire des tripes jusqu’au crâne je pouvais la suivre à la trace prenant sa vessie pour une lanterne mais elle-même se planquait au plus profond des organes

cccccc Je ne l’ai entraperçue que par éclairs qui me déchiraient les boyaux j’ai donc semé tout mon corps de pièges et de trappes amorcés par des morceaux de mon foie qu’elle a réussi à dévorer sans jamais se faire pincer se hissant se glissant jusqu’à la gorge pour laper mon lait avant qu’il descende dans l’estomac 74


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J’ai renoncé à l’attraper de son côté elle a rentré ses griffes elle se pelotonne dans mon ventre ronronne quand elle a fini de manger et mes amis croient m’entendre roter je l’ai plus ou moins adoptée je la nourris de ma chair et de mon sang la laisse fureter dans mes intestins et même me lécher la cervelle les rats au moins ont quitté ma carcasse


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Mort fée

Nul n’est vraiment certain en fermant les yeux de jamais les rouvrir c’est pourquoi souvent les enfants pleurent quand sonne l’heure d’aller au lit l’esprit pour se rassurer a inventé un stratagème: chacun reçoit quand il s’endort une boîte de Pandore le rêve se présente comme un gros paquet-cadeau tout enrubanné Il faut d’abord défaire le nœud ouvrir le papier d’emballage avant de soulever le couvercle or c’est un colis gigogne: il y a une autre boîte à l’intérieur tout aussi empaquetée et ficelée et dans celle-là une autre plus petite et ainsi de suite à chaque boîte ouverte le rêveur laisse échapper en cri, exclamation, soupir ou silencieusement un sentiment ou plutôt un ressentiment frustration, dépit, déception colère, courroux, fureur irritation, fâcherie, aigreur indignation, rogne, rage et désespoir bref tous les maux pour lesquels on manque de mots 76


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jusqu’au dernier écrin minuscule qui porte un fermoir compliqué sans serrure ni clé que l’on s’efforce en vain de forcer si bien qu’on s’éveille avec autant d’espoir que de regret et un motif vite oublié de crainte et de désir mêlés à la faveur de la prochaine nuit à l’occasion du prochain sommeil de parvenir à la fin et découvrir enfin l’infime, l’intime secret


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En attendant

Dans l’espoir d’un virage on ralentit on avance à peine avec tellement de peine qu’on ne remarque même pas le moment où l’on s’arrête on reste sur place on tombe en panne L’horizon n’a fait que reculer mais ne cesse de nous cerner l’horizon nous berne autant qu’il nous borne: le point d’arrivée – la ligne d’arrivée – est par définition hors d’atteinte tout aboutissement n’est qu’une étape une halte sans altitude moins une hâte qu’une attitude un habit ou une simple habitude un abus un point mort Jusqu’au-boutiste j’échange le but – que je n’atteindrai pas – ou le bout – il y en a tant que je ne sais lequel prendre – contre le bout portant le brûle-pourpoint – la tunique de Nessus – le droit obus le plein cœur Le destin ne connaît qu’une destination le sort débouche sur la sortie la terre se fait plus basse le ciel plus lourd on en vient à compter chaque pas sans le presser mais sans le marquer si l’on savait seulement regarder le temps passer On a passé sa vie à fausser les comptes entre être et avoir 78


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entre avoir et dû entre tenu et promis entre ténu et promu entre credo et crédit entre débit et dédit comment dresser un bilan? Comment jeter un pont entre passé vécu et présent rêvé entre passé revu et présent vaincu? Appréhender le long du canal et le court du temps le grand large et la haute cour qui nous invitent que nous évitons nous avons vécu trop vite à ce train où va-t-on? Jusqu’à la fin la fête appelle la défaite l’impasse engendre l’impatience

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UBERPESSIMISMUS - une douzaine de douzains -

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Métamorphoses du vide

Considérant: – que les dictatures du tiers-monde sont des caricatures des républiques occidentales elles-mêmes caricatures de la citoyenneté romaine, caricature de la démocratie athénienne – que l’idéal bourgeois singe le raffinement aristocrate qui copiait le luxe impérial lui-même imitation des fastes olympiens – que l’emploi fonctionnaire est une dégradation du travail prolétaire mécanisation de l’ouvrage artisan et du labeur servile – que l’escroc financier descend du flibustier pillard parodie du chef militaire pastiche de héros – que l’artiste a pour ancêtre le courtisan après le bouffon, et cætera on comprend que l’amnésie historique et le sentiment de relative pérennité de la société se justifient tout est là depuis toujours, seulement sous d’autres formes, reconnaissables toutefois l’illusion romantique du progrès se confond précisément avec l’adaptation et la distorsion des modèles les rôles sont distribués d’avance, la reproduction sociale est aussi rigide que le système des castes il n’y a pas tant décadence qu’inflation – dilution et multiplication – le spécimen originel que nous rejetons mais dont nous sommes les rejetons était primitif et sauvage

L’unique énigme, plus que notre bonne ou mauvaise conscience, tient à notre cécité volontaire

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Part des anges

Vue du ciel la terre se présente comme une marqueterie aléatoire dont l’unité est le champ Le dessin traduit le résultat d’âpres combats (ouverts ou occultes, pillages ou héritages) de dur labeur (toutes les modalités du servage, volontaire ou non) de patiente obstination (foi en les cycles: obstacles et épreuves tenus pour provisoires) pas de véritable plan, pas de vision d’ensemble pas de projet collectif, pas de partage même les autels sont des bornes Quel paysage défendons-nous? Quelle Histoire? Ce découpage et ce cloisonnement matérialisent aussi des «droits» conquis (partant irréversibles) le contraire de l’idéal stirnerien: l’homme retranché sur la terre confisquée La survie est-elle à ce prix?

Le fond terrain (ou terrien) et matériel l’emporte sur les idées et leurs idéaux Legoland

Non, St. Mary Mead n’est pas une réplique du monde en miniature rien qu’une vue de l’esprit, une projection, un préjugé Nous ne percevons l’extérieur qu’à travers la percée de nos meurtrières nous ne cultivons jamais que notre jardin – qui s’arrête où commence celui du voisin – et, soupçonnant la richesse innommable de la nature préférons l’ignorer faute de pouvoir totalement la domestiquer Nous sommes soumis aux ordres, à l’idée d’ordre nécessaire quitte à remplacer la luxuriance du chaos par la grisaille de l’ordinaire Incapables d’appréhender ni d’apprécier la profusion du réel nous ordonnons la connaissance et l’intervention possibles laissant les ordinateurs calculer statistiquement un avenir statique Nous oblitérons le monde et lui substituons des codes et des images Et ce décor mathématiquement anthropomorphosé conditionne l’humanité 82


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Rayon vert

Le jeu des ombres et de la lumière sur les feuilles d’un arbre agitées par le vent présente la plus riche palette bien qu’elle ne comprenne que la couleur verte Pour les impressionnistes la nature est le grand maître coloriste qu’ils ne savent comment assez fidèlement copier réduits à mêler d’autres teintes pour multiplier les nuances Il aurait fallu inventer pour l’extérieur la photographie en vert et blanc car tout paysage est un traité de peinture tout tableau est métapictural

Mais l’histoire s’arrête quand l’image ne s’assume plus comme telle et veut passer pour réalité

Le pénitencier sans portes

Après les jeans les tatouages la mode de masse s’inspire du bagne de l’âge de pierre à l’âge du béton l’homme a essentiellement multiplié les murs comme si l’enfer était préférable à l’absurde et même si les tours sont vouées à s’écrouler le rocher du moins ne pourra plus rouler quitte à construire sur du sable faute d’attention à paver les plages par crainte d’extension car on ne condamne plus le délit mais l’intention De siècle en siècle la prison s’est élargie aux dimensions du monde

Or même l’enfermement ne garantit pas la sécurité

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Le juge est parti

La proximité du pouvoir, ses cercles et ses coulisses garantit en principe l’immunité donc l’impunité et engendre chez les plus honnêtes une corruption «de faible intensité» permettant de contourner la «loi morale» au-dedans de soi Les principes ne servent plus qu’à justifier le service du prince l’entendement qu’à défendre l’allégeance et le retournement de veste le raisonnement qu’à étoffer la raison du plus fort le discours qu’à étouffer les objections de conscience Le pouvoir ne baigne pas tant dans le luxe et la luxure que dans la frime et la frivolité dès que le langage renonce à construire, en la formulant, une morale les mots en même temps que leur poids perdent leur sens Qui échappe à son propre jugement se condamne à la vanité à perpétuité La matière des mots

Dans le naufrage quotidien «contre la vie courante» on ne saurait se raccrocher à l’écriture comme à une bouée de sauvetage car tous les mots ne sont pas de liège ils ne flottent que s’ils sont gonflés de vent plus ils font sens plus ils sont lourds capables de blesser ceux qui se sentiraient visés ils peuvent peser jusqu’à vous faire couler Virginia s’est enfoncée dans l’eau les poches pleines de mots Même une chanson ne vous sauverait pas, en dépit de sa mélodieuse légèreté si vous l’entonnez vous boirez la tasse si vous l’écoutez, croyant reconnaître dans la conque d’une vague la voix des sirènes vous vous noierez Telle est la leçon des poissons: il faut choisir soit la nage soit la parole 84


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Un traître mot

Tu dois te rancarder constamment, actualiser tes connaissances si tu ne te tiens pas au courant proches, amis, collègues, tous se détachent insensiblement ta solitude, ta marginalité, ta liberté sont une mise au rancard J’ai préféré quitter le rang, sans être de l’«avant-garde» appartenir à un détachement en mission d’exploration et de reconnaissance adoptant comme règle et comme méthode la résistance au courant quitte à ruer dans les brancards Je n’attends ni de mes contemporains ni de la postérité la moindre reconnaissance je n’ai certes pas atteint le complet détachement j’ai fait ce que j’ai pu et quand la mort me donnera enfin rancard je m’y rendrai en courant Comment s’entendre si les mots pratiquent tous la polysémie? Non maneturi

Toute trace est la part visible d’un passage dont le sens et la valeur tiennent justement à l’élan immatériel qui a composé réflexions, gestes, échanges, sentiments Indices éphémères d’une présence les traces encombrent inutilement L’histoire et la signification demeurent une hypothèse, voire une fiction un déluge invisible noie le passé après chaque disparition Nous ne laissons pas même un peu de poussière derrière nous bientôt nul ne saura nous identifier sur la photographie La trace prétend arrêter le temps, lui opposer un fragment d’éternité or elle ne vaut qu’en tant que lieu de croisement, de regards, d’écoute, de pensées, voire d’amour entre les absents et les vivants Avant que les seconds ne rejoignent les premiers

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Sésame en peine

Jadis le monde se présentait comme une sombre forêt hantée d’ogres et d’animaux sauvages ou une caverne dont les trésors étaient gardés par de féroces brigands si bien que je lui préférais le refuge de la maison familiale et du giron maternel Aujourd’hui la maison m’apparaît comme une forêt touffue dont chaque arbre est un livre ou un souvenir où circulent des fantômes gémissant contre l’oubli et l’ingratitude ou une caverne où s’entassent des coffres remplis de diamants de papier ternis par le regret veillés par les araignées de l’inconscience alors que le monde m’apparaît comme un asile accueillant les bras ouverts

Poursuivi par mon enfance, je ne sais à quel moment je suis passé de l’autre côté du miroir Auto-psy

Combien de «moi» sont déjà morts en moi? Je me souviens de temps de révolte, de militance, de boulimie culturelle, d’aventure, d’espoir dont il ne reste que des échos si faibles qu’à peine reconnaissables et des squelettes fragmentaires rangés dans le placard des illusions perdues Je relis des textes dont je n’ai aucun souvenir de les avoir écrits comme si j’étais un autre, bien d’autres comme si le «je» n’était qu’occasions, rencontres fortuites, concours de circonstances solution de continuité pour chaque énigme proposée par le sphinx-phénix de la suite ou fuite des jours Pourtant j’ai moins changé que je ne me suis radicalisé je garde reclus sous mon crâne l’enfant condamné que j’ai été un noyau de cerveau reptilien, le moignon de queue du têtard originel, les stigmates d’ailes rognées et l’âge a pu refroidir les passions qui m’agitent et m’agissent pas les éteindre

Je cherche encore celui qui me ressemble «comme un frère» et dont je suis la solitude 86


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Tombe des nues

J’aurai été infidèle sans pourtant être mécréant car tu m’as converti à la religion de l’amour dans son désespoir d’impossible fusion, dans son impératif de métamorphose – être à la hauteur de sa propre image divinisée sinon aveuglante – comme dans son invitation à la régression voire infantilisation – puisque la passion amoureuse se couche, se cache, au fond d’un lit – Je t’aurai trompée sans jamais cesser de t’adorer découvrant qu’on peut aimer deux femmes simultanément bien que la contradiction sentimentale soit condamnation capitale Il ne saurait entre vous y avoir compatibilité d’aucune espèce car l’exigence d’exclusivité implique l’exclusion «de tout autre» et l’idée d’un ménage à trois, même chaste, vous aurait été intolérable

Partagé, l’amour engendre aussi bien le mensonge – par délicatesse – que la solitude La fuite décidée

Sans grande agilité mais sans vaine agitation

l’âge agit: glissement du doux romantisme douteux au rhumatisme douloureux passage de l’obsolète envisagé à l’absolue solitude ni assagie ni avisée jonction de la fatigue au fatidique Les mots ne sont plus que les substituts des motivations Je me bats contre des projections on m’a couvert de masques enchaîné d’images qui me collent à la peau comme glu d’appeau où je ne me reconnais pas: du père tyran au bourreau marital en passant par le perdant bourgeois et marginal fou offensif sacré roi Lear nonobstant le manque de Cordelia cerné de proches qui assurent m’aimer mais avouent ne pas me comprendre L’histoire du moins ne retiendra pas mes échecs et mon ombre ne restera pas imprimée 87


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DE BONNE GUERRE - une dizaine de dizains -


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Brouillon de nature

Les écrits ne restent pas car tout est écrit le visible est idéogrammatique les volutes de la fumée les arabesques des étourneaux les files des fourmis les empreintes et fumées du lièvre que sait lire le chien la disposition des feuilles sur les rameaux de la ramure sur le tronc la réalité compose une tapisserie dont elle perd aussitôt le fil qu’elle reprend inlassablement mauvaise Parque mais patiente Pénélope vague en palimpseste sous la vague calligraphie mouvante de nuages étirement puis effacement des ombres successifs pleins et déliés de lune traçant précaires notre épopée et notre épitaphe Sur le champignon

On peut calculer la distorsion que la vitesse imprime aux corps solides mais l’accélération profondément altère l’essence même des gestes et des actions le voyage – la métamorphose du voyageur – n’existe plus dans un trajet d’avion penser vite n’est en fait pas compatible avec la réflexion l’échange instantané de messages simplifiés est le contraire de la communication la course qui n’était initialement qu’un sport est devenue une idéologie dès que la machine – le mécanique – s’est avérée plus rapide que la bête – le vivant – la vapeur a renversé toutes les autres valeurs or si le mouvement accéléré produit d’abord un effet comique en se répétant et déréglant le temps il nous mène sûrement au tragique – l’apocalypse anticipée – 89


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La matrice

On ne discute jamais assez des goûts et des couleurs alors qu’une seule épice ou fine herbe suffit à altérer une saveur qu’une nuance de pigment ou de liant permet de modifier subtilement une teinte la richesse du réel est incommensurable sa diversité inépuisable sans compter l’infinité de mets et de coloris qu’il reste à inventer mais le touriste n’aime découvrir que ce qu’il connaît déjà comme l’âme platonicienne n’appréhende que des réminiscences exploration va de pair avec rationalisation, massification, aliénation, normalisation le dépaysement est remplacé par l’acculturation les sociétés adoptent un patron unique dans un univers uniforme les plaisirs et les jours finissent par se suivre et se ressembler L’envers et le contre

Il n’y a jamais de solution que de continuité: coupure, séparation, divorce, décès la vie est ontologiquement problématique le principe vital est de toujours continuer le plus apte est celui qui sait s’adapter aux pires conditions la poussée d’Archimède ne peut vaincre la loi de la gravité qui nous tire vers le bas la pesanteur définit l’absurde, la redescente du rocher tout oiseau finit par se poser les anges même sont voués à la chute le serpent n’est pas venu nous tenter mais nous montrer le futur: la nécessité de ramper les vers sont l’avenir de l’homme modelés dans la poussière, enfants du limon, la terre nous englue, le ciel nous écrase mais nous avons su le temps d’un saut, d’un rêve, d’un baiser décoller 90


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Automates

La faim vient moins en mangeant qu’en jeûnant on peut forger longtemps sans savoir mieux son métier pour autant la répétition peut s’avérer convaincante mais n’est pas pédagogique pas plus que la prison ne crée le repenti mais bien plutôt le criminel l’habitude ne produit l’être seulement le confort de l’absurde comme condition le bonheur de Sisyphe l’espoir de Pénélope l’occasion fait le héros autant que le larron de même que la mémoire est composée de plus d’oublis que de souvenirs nous sommes définis par tout ce que nous n’avons pas fait, pas rêvé, pas osé ce que nous avons effectivement réalisé tient au peu que nous n’avons pas refusé Décadence infernale

L’Histoire ne fait que se répéter il y a eu un serpent avant le sphinx comme lui gardien de la connaissance et de l’énigme il y a eu Lucifer avant Œdipe révolté chaste sans désir de Jocaste Thèbes est une réplique de l’Éden comme l’homme une copie d’ange déchu et déplumé et le bacille de la peste le premier immortel dans un univers dont l’expansion est dispersion et pulvérisation où le ciel ne reflète ou cache que le vide

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Si l’obscur nous effraie

Malvoyance

le visible nous éblouit de l’éléphant que savons-nous de plus que les six aveugles? les lois de la perspective devraient pourtant nous enseigner la distorsion imprimée au paysage par un point de vue unique il y a trois moyens de voir les étoiles: attendre que le ciel nocturne soit dégagé fermer les yeux en serrant les paupières ou se cogner fort le crâne il n’est pas sûr que le premier nous éclaire plus quant à notre destin les divinités aux yeux bandés – justice arbitraire, amour aveugle, fortune aléatoire – mènent le monde alors s’il n’y a pas de hasard plutôt la cécité Œdipe ne s’est pas crevé les yeux par culpabilité mais par désir de voyance Confiance malheureuse confiance coupable

Je n’ai jamais été enfant:

on m’a privé d’innocence car il ne fallait pas commencer la vie par le dessert né vieux et pas d’un œuf de cygne moins adulé qu’adultéré on m’a mis en tête plus de passé que d’avenir au cœur plus de rage que d’amour on m’a inculqué le devoir de gagner et j’ai perdu le simple plaisir de jouer le sérieux infantile étendant son empire n’a fait qu’empirer de «Serge-qui-boude» à Saguenail pas d’évolution juste l’apprentissage de la dissimulation j’en garde le regard critique et la parole cryptée le cartésianisme intempéré – solitude dans le poêle et doute méthodique – plus singe que savant plus chien que méchant je ne serai jamais adulte 92


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Pennes de cœur

Mes plumes ne m’ont jamais servi à rien invisibles elles ne m’ont pas permis de revendiquer un statut angélique immatérielles elles se sont avérées insuffisantes à soulever mon corps mal placées elles n’ont fait que me chatouiller jour et nuit constante torture insoutenable poids je n’ai cessé d’en perdre mais n’en ai sans doute jamais laissé assez ontologiquement inutiles: ni comme stylo ni pour oreiller rien que mallarméen regret d’azur et d’humanité sans condition

Sous d’heureux hospices

L’essence et le sens du péché est d’être originel la culpabilité précède la faute peut même carrément s’en passer éternelle et ontologique, elle est permanente et sans passé elle peut être assumée, affichée ou dissimulée, voire simulée c’est elle qui commande toutes les attitudes d’attaque, de défense, de fuite ou de combat et qui attribue les rôles d’avocat, de procureur, de flic ou de bourreau elle fait de la conscience un tribunal de la terre un bagne elle définit la condition humaine et sa condamnation comme une maladie elle octroie un statut, une médication et un sujet de conversation l’important est de pouvoir se plaindre 93


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TABLE DES MATIÈRES POISON INSOLUBLE .....................................................................2 quatrains (caca traintrain) quotidiens .............................................3

GROS MAUX ..................................................................................34 Mal de mer ........................................................................................35 Mal de ciel .........................................................................................36 Mal de feu .........................................................................................37 Mal d’ ombre ....................................................................................38 Mal de terre ......................................................................................39 Mal de ventre ....................................................................................40 Mal de bas-ventre .............................................................................41 Mal de fleur ......................................................................................42 Mal de chien .....................................................................................43 Mal d’aurore ....................................................................................44 Mal de passé .....................................................................................45 Mal d’avenir .....................................................................................46 Mal de lune .......................................................................................47 Mal de pluie ......................................................................................48 Mal de vivre ......................................................................................49 Mal de mourir ..................................................................................50 Mal de vieillir ....................................................................................52 Mal de naître ....................................................................................54 Mal d’enfance ...................................................................................55 Mal de crâne .....................................................................................56 Mal d’imagination ...........................................................................58 Mal de voyage ...................................................................................60 Mal de papier ....................................................................................62 Mal d’amour .....................................................................................64

SERVICE INCOMPRIS..................................................................66 Plus tôt crevé .....................................................................................67 Élection antinaturelle ......................................................................68 Salut salé ...........................................................................................69 94


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DESCENDRE DU SONGE ............................................................70 Les écueils du rêve ...........................................................................71 1. Les écailles de la mer .............................................................71 2. Les écailles des ailes ..............................................................72 3. Les écailles du temps ............................................................73 Un chat dans la gorge ......................................................................74 Mort fée .............................................................................................76 En attendant .....................................................................................78

UBERPESSIMUS ............................................................................80 Métamorphoses du vide ..................................................................81 Part des anges ...................................................................................82 Legoland ...........................................................................................82 Rayon vert ........................................................................................83 Le pénitencier sans portes ...............................................................83 Le juge est parti ................................................................................84 La matière des mots .........................................................................84 Un traître mot ...................................................................................85 Non maneturi ....................................................................................85 Sésame en peine ................................................................................86 Auto-psy ............................................................................................86 Tombe des nues ................................................................................87 La fuite décidée ................................................................................87

DE BONNE GUERRE ....................................................................88 Brouillon de nature ..........................................................................89 Sur le champignon ...........................................................................89 La matrice .........................................................................................90 L’envers et le contre .........................................................................90 Automates .........................................................................................91 Décadence infernale .........................................................................91 Malvoyance .......................................................................................92 Confiance malheureuse confiance coupable .................................92 Pennes de cœur .................................................................................93 Sous d’heureux hospices .................................................................93 95


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Mis en page à la Casa da Achada-Centro Mário Dionísio par Saguenail et Eduarda Dionísio


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