Saguenail
CARNE ET DÉBAUCHE LE FLEUVE AMOUR Couverture et frontispice de João Alves
CARNE ET DÉBAUCHE Dire qui me hante pour tenter de dire qui je suis. Corbe voit en chacun de ces portraits une projection, mais après tout ce ne serait que naturel, sinon légitime: ces figures me font, constituent mon fonds. Ma solitude est habitée, mon esprit est un moulin. À ceux qui m’ont offert hier leur graine je restitue ici ma farine. J’ignore pour qui j’écris, qui, à mon tour, je hante, qui m’est, qui me hait ou qui m’aime. Aimer n’est pas chose simple, mais vivre passionnément signifie se laisser emporter. Qui es-tu, que je ne connais pas, qui n’apparais pas dans ces pages, avec qui je prends, sinon rendez-vous, contact, que j’aime? À qui sers-je?
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LE FLEUVE AMOUR
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Gilles Mayoux Quand je l’ai connu, il ressemblait à Henry Fonda dans «Twelve angry men», en plus timide, en plus étriqué dans sa veste de tweed. Quelques années plus tard, entre voyages aux quatre coins de la planète et travaux de réfection de maisons, il avait l’air, avec sa barbe et ses épaisses chemises de laine, d’un bûcheron canadien. Le regard était resté le même, à la fois confiant et craintif, à jamais marqué par ce qu’il n’aurait pas dû voir. Outre les épreuves personnelles – mort de Maïs, répression sanglante à Madagascar, radiation comme signataire du Manifeste des 121, morts successives de Saint-Jean, de la Marie, de Marianne, du Pito et d’Erik –, la créativité de ses proches, du père poète au meilleur ami peintre, l’entravait dans ses velléités de réalisation personnelle. Il était celui qui avait renoncé. Il compensait cette frustration par l’attention portée aux autres, élèves, collègues, amis de longue date ou rencontres fortuites, mais sans jamais ouvrir la forteresse de sa solitude. Il était prompt à rire mais son rire s’éteignait vite, faisait long feu, flamme ayant épuisé sa mèche. Il parlait volontiers de tout ce qui ne le touchait pas directement: films, chansons, livres, pays, hommes «remarquables», etc. Comme s’il tenait à léguer l’expérience accumulée qu’il n’était pas parvenu à transformer, transmuter, traduire en œuvre. Je n’étais pas son fils – et d’une certaine façon il ne s’est jamais remis de l’anéantissement, avec le décès d’Erik, de toute descendance. Aussi nos rapports étaient-ils ambigus: il m’encourageait à chaque nouveau projet mais se tenait à distance, maintenait un écart, me poussait et me repoussait. Rétrospectivement, je conçois sa réserve comme celle de Baudelaire craignant de contaminer, de porter tort aux insurgés de 48 vers qui le portait son cœur. Il est le substitut paternel à qui j’aurais pu poser les questions essentielles, existentielles, sans crainte de les voir éludées. On m’a caché sa mort de peur que je n’abandonne, à deux jours de la fin, le tournage de «Ma’s sin». Il est désormais mon deuil.
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ÊTRE CIGARE J’ai recommencé à fumer. Pas par nécessité, volontairement. L’analogie entre le tabac et l’amour se faisait trop pressante: c’était la sensation de manque qui me manquait. De plus, j’avais établi le rite d’attribuer mentalement à chaque cigare un petit nom avant de l’allumer; avec des variations d’humeur, je puisais essentiellement dans le lexique amoureux. Combien de fois ai-je fumé ton corps entier, membre par membre, jusqu’au moindre recoin de ta peau! Chaque cigare est un baiser. Alors que la nourriture pèse, la fumée aspirée balaie les entrailles et ravive la faim de vivre. Elle me donne, comme lorsque je t’observe de près, l’irrépressible envie de pleurer. En outre, objet désormais de prohibition, le tabac a gagné une nouvelle affinité avec la drogue de l’amour.
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Gilbert Louis Il avait un pied dans ce monde et l’autre dans la littérature, si bien qu’il ne pouvait voir des voiliers sur la Méditerranée sans s’écrier: «Ce toit tranquille ou marche des colombes»! Sa culture classique lui permettait d’annuler l’écart chronologique et de faire se côtoyer – et se répondre – Lucrèce et Péret, Pétrone et Rabelais, Pascal et Sénèque. Grand, le visage long tendant à s’empâter, le nez gaullien et les yeux frémissants sous les sourcils, la voix grave, il émaille ses propos de citations comme s’il était naturel que chacun les possède. Il a d’abord été mon professeur avant de devenir mon ami, et déjà il concevait ses cours comme un partage. Il abordait chaque texte pour le faire reluire, voire briller, «phare» oublié par Baudelaire. Ce n’est que plus tard qu’il m’a avoué qu’il trouvait la majorité des auteurs latins «passablement emmerdants». La mythologie grecque lui était si familière qu’il la projetait sur le monde – et surtout sur les personnes – à son entour. Il s’était attribué le rôle d’Arcture, celui qui avait vu ce que les humains ne doivent pas voir et s’était retrouvé la proie de ses propres chiens – Frédérique, quant à elle, s’était fixée sur la figure de Nadja sans se rendre compte du poids de culpabilité dont elle écrasait ainsi Gilbert. L’isolement auquel les confinait le scandale de leur liaison les avait fait doucement glisser vers un éthylisme jovial – soutenu par d’innombrables références littéraires –, jusqu’au moment où, du jour au lendemain, Gilbert cessa de boire et de fumer. Il ne regretta que le vin. «J’ai perdu un ami» me confia-t-il piteusement. Et tristesse et amertume sont remontées à la surface. Quand je le revois, il oscille toujours entre l’exaltation chaleureuse et le regret désabusé. Il enrichit la perception de tout objet de réminiscences historiques et d’associations poétiques jusqu’à me faire oublier sa fonctionnalité, puis hausse les épaules et conclut: «À quoi bon?» Il se sent aussi anachronique que ses citations et ignore sans doute qu’il m’a transmis ses goûts, comme un vice.
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TOURNOI Le cœur, dans la société féodale, était l’organe du courage, voire de l’honneur. Un organe masculin – mais l’âme elle-même n’a été que tardivement accordée à la femme. Le sens a dérivé, en passant par la générosité, jusqu’à en faire le siège du sentiment amoureux, en partie grâce à l’iconographie christique. Ce n’est pas tant que les mœurs se soient adoucis, ou que la vie sociale se soit «féminisée», c’est qu’au fur à mesure que le «progrès» technologique permettait de tuer à distance, que l’évolution de la société établissait comme principe moteur la corruption et, en rognant l’espace public, rendait le moindre contact improbable ou dangereux, l’amour est peu à peu apparu comme le dernier vrai combat chevaleresque, la seule épreuve où se puissent mesurer les qualités du cœur.
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Marie-Odile Briot Je lui ai connu plusieurs personnages. D’abord celui de femme fatale, sourcils épilés et redessinés au crayon pour accentuer la ressemblance avec Marlène Dietrich. Puis celui de la femme libérée – elle imitait inconsciemment la diction de son amie Delphine Seyrig. Un court temps, celui de la femme heureuse – mais Radu était infixable et elle cherchait encore son Rimbaud. Enfin la femme accomplie: sans avoir éteint le feu inquiet qui l’animait, elle se consacrait à saisir et faire saisir les ultimes propositions plastiques d’une modernité appelée à jouer le rôle de résistance face au décret de «fin de l’Histoire» du libéralisme globalement triomphant. Elle avait cessé de se teindre les cheveux au henné et assumait sa chevelure précocement blanchie, toujours séduisante mais moins séductrice, et continuait à visiter les peintres dans leur atelier. Mon enthousiasme jamais démenti pour la poésie de Péret avait été le motif de notre rencontre. Je l’avais retrouvée, après de longues recherches, dans un bureau sous les combles de la préfecture de police – où «symboliquement» disait-elle, était abritée la section des acquisitions d’art de la ville de Paris. Elle avait jaugé mes quinze ans et avait entrepris de devenir mon initiatrice. C’était un temps de grands débats idéologiques et esthétiques. En peinture, la «nouvelle figuration» tentait de récupérer le sens éliminé par une abstraction en passe de devenir décorative. À l’occasion d’une exposition de Mark Rothko, j’eus la révélation que l’«abstraction» n’était qu’un déplacement des unités signifiantes, de la forme à la matière, peinture abstraite et figurative n’étant au fond toutes deux qu’étalement de couleur, décomposition de lumière: ayant exploré tout le spectre coloré, après une série de tableaux gris sur gris, Rothko avait mis fin à ses jours. Nous en avons parlé pendant des semaines, comme s’il était possible, sinon d’épuiser le sujet, de conclure. Ce fut le tour ensuite de Brauner, Schlegel, Gromaire… Et je veux croire qu’elle interroge mes films avec la même attention passionnée.
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PAROLES Parler implique, en soi, parler d’amour. S’exprimer, s’affirmer comme sujet, revient à se prétendre digne d’être aimé. Convaincre n’est qu’une des formes de la séduction. Il n’est pas jusqu’à la protestation qui ne soit, profondément, revendication d’amour. Le but de toute discussion, ce qu’on appelle «avoir le dernier mot», est un ersatz de baiser – le cinéma l’avait, le premier, compris. Tous les contes de fée doivent aboutir à la même formule. Car l’amour est l’unique alternative à la fin naturelle, c’est à dire la mort. Parler, écrire, c’est repousser la mort, la travestir, lui opposer une autre force mythique capable de la transfigurer. L’aventure amoureuse ne doit pas nous réconcilier avec la vie, mais avec la mort. Nous accepterions volontiers l’idée de «mourir d’amour».
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Sigmund Freud Il a tout de suite compris qu’il avait ouvert la boîte de Pandore. Pour exposer ses découvertes, il multiplie les précautions, les exemples, n’avançant que pas à pas, visant la plus grande clarté. Peine perdue, il levait trop de burqas dont la psyché s’était affublé au cours des siècles: la signification décodable, sous leur apparence absurde, des rêves; la permanence d’un complexe formateur de la personnalité; l’omniprésence de lapsus trahissant la faiblesse du contrôle de la conscience; et, sacrilège, la sexualité infantile. Ses meilleurs disciples ont reculé devant la théorie de la sexualité. Ses concurrents psychiatres l’ont, curieusement, admise plus facilement, mais ont attaqué la base-même de la construction: l’inconscient. Enfin, le public ne lui a pas pardonné d’avoir décrit une psychopathologie à laquelle nul n’échappe. C’est toute la conception de l’homme qu’il oblige à reformuler. Ses explications, quand on ne les simplifie pas grossièrement, sont une invitation à l’observation et à l’introspection: vérifier par nous-mêmes, ne pas prendre les vessies d’un code social ou religieux pour des lanternes. Car il s’agit d’éclairer ce qui est obscur, caché par définition, de nous restituer tant la valeur de nos pensées oniriques que nos souvenirs d’enfance enfouis. Une année de psychanalyse m’a permis de transformer quelques impulsions en choix conscients. Mais surtout, la finesse de ses études m’a entraîné à lire l’intention sous l’incohérence, le gain sous l’apparente faiblesse, la pathétique nécessité de la fiction, la force du mensonge à soi-même. Il ne dit rien, se contente d’écouter sans approuver. La barbe dégage son front et son regard perçant et toujours un peu ironique. Il assiste à la vaine construction de raisonnementsparavents qui s’écroulent d’eux-mêmes comme châteaux de cartes. La lucidité qu’il réclame est assez terrifiante: jugé par soi-même, on a tendance à se défendre. Si mes rapports à autrui y ont gagné une certaine distance, la plongée au tréfonds de moi, à mesure qu’elle va se dégageant des autocensures, est devenue vertigineuse.
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THÈME L’amour est intraduisible. Pourtant, chaque mot d’amour l’éclaire, l’illumine, à proportion que le sentiment l’a inspiré. De la chansonnette la plus fleur bleue au poème le plus flamboyant, de la prière la plus fervente aux exclamations les plus ordurières, l’amour nous pousse à l’expression verbale, si vaine soit-elle. Les autres discours, s’ils n’abordent pas le mystère amoureux, au fond nous laissent indifférents. Nous manquons de verbes pour exprimer notre sentiment, mais tout le dictionnaire n’a d’autre fonction que de permettre la floraison des images et l’infini des variations. Tous les mots ne disent que notre impuissance à prononcer la formule définitive, notre aphasie bavarde. Parce qu’il est intraduisible, nous ne parlons jamais que d’amour.
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Yves Tanguy Le visage plus ovoïde que rond barré par le large sourire et surmonté d’une houppe clownesque sur la calvitie précoce, il n’était pas d’ici. Même sa Bretagne est imaginaire; estivale et folklorique. Venu au surréalisme par goût de la blague, ayant commencé à peindre plus pour se trouver un statut au sein du groupe que par vocation, il parvient peu à peu, décomposant les contours des objets, à créer un paysage de pures formes et couleurs éclairé par le même soleil que la terre, à rendre visible son univers mental. Il doit cette révélation à Breton qu’il n’abandonnera jamais, préférant rompre avec Prévert, le plus ancien complice, et les locataires de la rue du Château. Quelques canyons désertiques et amas rocheux naturels peuvent évoquer l’atmosphère de ses tableaux mais ne sauraient rivaliser avec la variété des matières, du nuageux au cristallin, toujours minérales, ni des couleurs – le noir et blanc et gris dominant fait ressortir les plus infimes nuances des autres –, toujours fluides. Il ne supportait la vie sociale qu’en état d’ébriété avancée, mais pratiquait la peinture comme une ascèse, absolument sobre. Les titres par contre étaient attribués collectivement et aléatoirement lors d’agapes dans l’atelier. Je ne me lasse pas de parcourir cet univers pictural, le plus complet et cohérent que je connaisse, à la fois familier et dépaysant, lande au sol inconsistant comme le matelas mou des pensées informes qui planent, flottantes. Les dernières toiles s’assombrissent, leur lumière se plombe, envahies de concrétions lisses qui ne permettent plus la circulation et vont proliférant à mesure que l’inquiétude croît. Ces chaussées de géants où s’encastrent des sarcophages immaculément blancs aboutissent à la mort, au néant. Je dois à Tanguy d’avoir visité l’au-delà de ce côté-ci de la vie: il suffit de s’abstraire du sens fonctionnel des objets qui nous entourent, humains compris, pour pénétrer dans un espace de strictes et étranges formes; il suffit ensuite d’arrondir les angles pour se retrouver dans un tableau de Tanguy.
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PETITE MORT Je n’ai jamais pris la femme pour un «trou», mais sa sexualité m’échappe, qui trouve son plaisir à être pénétrée, remplie, qui s’accomplit dans la grossesse. En faisant l’amour, le soulagement me vient de la sensation de me vider, de me dégonfler, de devenir tout entier, sinon trou, enveloppe vacante, mue, corps réduit à sa seule peau, à quoi ton souffle, tes baisers, tes caresses redonnent consistance. En faisant l’amour, je me suis ouvert à toi: tu m’envahis sans pénétration, sans violence, en douceur après coït comme une convalescence après la fièvre. C’est après l’amour que l’amour prend possession de moi, s’installe au creux des reins, s’incruste sous la peau. Il a ton visage, ta tendresse passionnée, et comme un baume il me fait ressusciter au-dedans de moi-même.
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Jacques Tati Sa taille, si elle ne le rapprochait pas du ciel, l’éloignait de la terre. À tout le moins, du terre à terre. Il observait tout de haut et ne participait aux rites et routines sociales que par curiosité amusée. Il passait son temps à croquer sur un carnet détails cocasses et scènes comiques se présentant spontanément sous ses yeux. Sans doute ses origines ne l’avaient-elles pas préparé à ce monde qu’il appréciait en étranger. L’originalité radicale de ses projets, leur envergure, sont à peine concevables: monter une ville grandeur nature sur roulettes pour un film! Simultanément, il était capable, avec juste quelques retouches, de s’adapter à n’importe quel décor naturel car, autant que les gags visuels ou sonores, ses films installent une autre façon d’habiter le monde, un autre rythme, d’autres rapports – de travail comme de convivialité. Il était très timide et sa gentillesse désarmait. L’incapacité de prendre quoi que ce soit au sérieux l’avait amené à une générosité sans ombre de cynisme. Il décrivait avec le même enthousiasme des scènes entières que les distributeurs avaient coupées dans ses premiers films et des scènes de films futurs dont il savait, à l’époque où je l’ai rencontré, à jamais ruiné par «Playtime» et touché par l’insuccès relatif de «Trafic» qu’il ne les réaliserait probablement pas. Il était heureux de rencontrer des jeunes, presque étonné de susciter leur intérêt et admiration. Rendez-vous avait été pris dans un café mais il avait voulu aussitôt nous inviter chez lui et organiser à l’impromptu une fête! Il est parvenu, tant par sa conversation exaltée que par ses films, à ressusciter en moi une nostalgie de l’enfance, sur laquelle j’aurais autrement tiré un trait définitif. Il a, au cours de son œuvre, petit à petit tatisé le monde. Je retrouve ses traces à chaque coin de rue. La ville à mon entour s’accorde à ses dessins. Il s’est dissout, ultime nirvana, dans notre civilisation dont il a entrepris de dissoudre l’informe uniformité. Il me suffit d’évoquer sa silhouette dégingandée pour me rafraîchir le regard.
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MALADIE INCURABLE L’amour est un cancer. Un dysfonctionnement des cellules qui prolifèrent en se répandant, par taches, peu à peu dans tout le corps. Fièvres, crampes, maux divers se succèdent sans cause apparente. Même les brusques crises d’allégresse constituent un dangereux symptôme. Enfin, quand l’amour a pénétré le patient par la peau, sans laisser ni cicatrice ni bubon, le sang le charrie jusqu’au cerveau et il en vient à occuper toutes les pensées. On ne lui connaît pas de remède, si ce n’est, selon le principe de la vaccine, par voie cutanée – caresses, baisers, plaisir – ou traitement psychosomatique – appropriation de l’histoire, pénétration de l’âme – la tentative désespérée d’absorber, vampiriquement, l’agent infectieux jusqu’à se confondre avec lui.
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Arthur Rimbaud Il exagère complaisamment son aspect rustre, mangeant avec les doigts, buvant au goulot et se couchant sans se déchausser. Il cherche à choquer: surmonter toute prévention reposant sur des habitudes ou conventions de civilité constitue la première épreuve pour l’approcher. Or dès qu’il ne joue plus son rôle de sauvage, il se montre sensible comme une jeune fille et a même la larme facile. Il est très jeune, enfant à la fois prodige et malheureux, ayant trop tôt accumulé assez de révolte pour toute une vie. Grand marcheur, grand mangeur, ses enjambées comme ses bouchées sont doubles; aussi se retrouve-t-il souvent au bord de l’exhaustion ou de l’indigestion. Il est acharné à tout expérimenter: alcool, haschich, étreintes de toute espèce, mais sans jamais perdre conscience. Matérialiste, il est convaincu que les mots sont des émanations du corps. Intuitivement, il confie à ses images le soin d’enrichir le réel. La nature devient un palais ou une salle de spectacle ruisselante de pierres précieuses, le ciel un plafond peint, les villes industrielles un pays de Cocagne. Idéaliste, il est convaincu que la formulation est la véritable tâche et que la réalité suivra. Très critique et d’une effrayante clairvoyance en ce qui concerne l’état de la poésie contemporaine et le statut social des poètes, il reste obstinément attaché à des images enfantines de l’exotisme et rêve d’aventures et d’explorations sans la moindre lucidité quant à la réalité de la colonisation. Ses poèmes ont été mon seul bagage pendant mes années d’errance. Trop grossier pour véritablement séduire, il fascine facilement un parterre bohême conquis par sa fougue. Il n’admet que des rapports passionnels mais je crains qu’il ne me traite, maltraite devrais-je dire, comme ce malheureux Verlaine. Il a pour lui la vigueur, voire la violence, et un sincère détachement à l’égard du succès mondain. Il méprise Paul de conserver pieusement le moindre de ses brouillons. Mais je comprends le pauvre Lélian: ses phrases s’impriment dans la mémoire comme ses baisers dans la chair et l’on en reste illuminé.
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MOULE D’AIR Ils disent que même les molécules fluides de l’eau retiennent l’empreinte de la clé jetée au fond du fleuve. Que dire alors de l’air de cette chambre qui s’est écarté à ton passage, de l’effacement de toute réalité matérielle par ton geste souverain qui, en ôtant ta robe, restitue l’empire édénique de la nudité triomphante, de la présence de quelque objet à mon entour, qui ne tient qu’au frôlement de ton regard sur lui, de l’empreinte dansante de tes pas sur le parquet aux lattes disjointes, du creux laissé par ton corps au mitan du lit qui m’accueille chaque nuit, de la souplesse de l’édredon qui se referme comme tes bras sur moi avant de glisser le long de ma poitrine jusqu’au ventre inquiet, de mon corps enfin, tatoué dans ses moindres plis de tes caresses et tes baisers?
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Charles Fourier Grand, maigre, nez et regard d’aigle, il a le physique dont Napoléon rêvait. Il a pu observer la pagaille d’une Révolution qui n’a triomphé qu’au prix de son reniement et le gâchis d’une révolution industrielle qui a mis en branle un système de production et de distribution sans en envisager ni les finalités ni les conséquences sociales. À chaque problème rencontré, il s’acharne à trouver une solution, balayant pour ce faire tout préjugé ou convention. Il entreprend la première – et la seule – description pratique d’une société où chacun aurait sa place, définie par ses aptitudes et ses désirs. Sa vision est d’une ampleur jamais atteinte, fondée sur l’analogie et les correspondances, et donne une image palpable de l’harmonie, non pas simple équilibre mais accomplissement. Il ne recule devant aucun obstacle et met à contribution enfants, vieillards, animaux, nature et cosmos. Et si certaines propositions ressortissent de la fantaisie, de l’humour ou de la poésie, le tableau dressé met effectivement le paradis social à notre portée. Ayant connu les excès et surtout l’atmosphère de délation et de suspicion de la Terreur, il ne se clame même pas révolutionnaire. Il est si convaincu de l’appétence naturelle de l’humanité au bonheur qu’il calcule la production du phalanstère en termes de profit financier afin d’inciter quelque capitaliste à investir, pour le lucre, dans sa création – il sait bien que ses «disciples», Considérant le premier, ne sont capables d’organiser qu’une caricature de la communauté qu’il a imaginée. Hué par les journalistes, raillé par les théoriciens, censuré par ses disciples, il continue jusqu’au dernier jour à fréquenter le jardin du Luxembourg où il a fixé rendez-vous à son improbable investisseur. C’est là que je le cherche. Devenu amer, effaré de la veulerie humaine, il se console à la pensée que l’avènement de l’harmonie est inéluctable, qu’il n’est entre les mains de l’homme que le pouvoir de précipiter l’événement. Je ne suis pas celui qu’il attend. Je n’ose troubler sa méditation, car il est peut-être le seul à avoir jamais pensé l’avenir.
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LE FERMENT Les sentiments les plus forts sont naturels et nous viennent d’une ancestralité bestiale. Faim, peur et défense du territoire provoquent une réaction grégaire proportionnelle à la faiblesse, qui s’est traduite par la socialisation de l’espèce humaine. La caractéristique en est l’abolition du temps et de l’individualité: un éternel présent repousse la terreur de la mort, l’anonymat décharge les sujets du poids de leur liberté. Or, si la poésie est loin d’être «faite par tous», l’amour peut être vécu par tous. Son mythe, profondément déstabilisateur, apparaît dans toutes les cultures, souvent en dépit des pires conditions matérielles, principal agent d’insatisfaction et de rupture, mais simultanément d’exaltation et d’espoir. L’avenir nous est restitué, et l’amour qu’on nous porte nous rend uniques.
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Benjamin Péret Son visage très rond, presque poupin, et ses yeux pétillants, de curiosité plus que de malice, lui prêtent une expression perpétuellement enjouée, alors que son rire éclate plutôt comme une mitrailleuse tentant désespérément de contenir les forces de l’ordre et de la médiocrité. Il est peut-être le seul homme à n’être guidé que par sa liberté, à n’avoir jamais été effleuré par la tentation du moindre compromis, de la moindre concession. Aussi fait-il peur à beaucoup – on préfère l’ignorer plutôt que de l’affronter. Direct, parfois violent, il ne met jamais de gants. Il est, dans ses amitiés comme dans ses haines, d’un seul tenant. Le temps, incapable d’ébranler ses convictions, semble ne pas pouvoir l’atteindre au-delà de la fleur de peau. Il conserve intactes ses exaltations d’adolescent. Son rapport au langage apparaît d’autant plus déconcertant qu’il en fait un outil primitif, d’avant la socialisation: concepts et mots d’ordre ont pour lui une signification pratique immédiate. Son lexique est concret. L’usage des mots à des fins de négociation ou de tromperie lui est étranger. Par ailleurs, le langage est le champ d’exercice d’une liberté illimitée de jeu qui force la pensée aux plus grands écarts – à l’égard de la norme, de la raison ou de toute rhétorique. Il écrit peu, toujours très vite, selon la disponibilité plutôt que l’inspiration – il ne croit pas à celle-ci, ayant suffisamment pratiqué l’écriture «automatique» pour faire jaillir à volonté, ou à loisir, le flux des images inconscientes. Pourtant, il n’accorde aucune valeur au texte, si ce n’est comme témoignage de la hauteur de la pensée, et n’hésite pas à échanger un conte ou un poème inédit à un bouquiniste des quais contre un repas moins frugal que de coutume. Car il n’a jamais un sou en poche et passe souvent ses jours sans manger. Personne ne lui a jamais connu de domicile ou emploi fixe. Mais la pire situation matérielle ne saurait entamer sa foi en la possibilité de transformer le monde, de fond en comble, tout de suite. Exemple incopiable, j’aimerais qu’il soit ma conscience.
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SPHINX On ne peut décrire l’inconnu qu’à partir du connu. Les caravelles qui partaient à la découverte de nouvelles terres emportaient toujours avec l’équipage un savant pour effectuer un relevé de l’étrange faune et flore croissant sur les côtes repérées. Or il ne pouvait dépeindre le nouveau que comme une variation du reconnaissable. Ainsi, Pedro Vaz de Caminha parle d’arbres inconcevables donnant des fruits mi-figues miraisins… Ce principe analogique est à l’œuvre dès qu’il s’agit d’aborder la terra incognita par excellence, l’«origine du monde», le con de la femme. Les métaphores animales les plus contradictoires, de la chatte à la moule, sont convoquées. L’image du fruit, pulpeux, juteux, semble dominer, abricot ou figue. Il est vraiment la porte de l’«autre monde».
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Jacques Brel Les chansons de Brel et Brassens constituaient le principal rapport de mes parents à la musique. À l’âge de six ans, je les connaissais déjà par cœur. J’apprécie chez Brassens l’ironie féroce, l’anarchisme bon enfant, l’intégrité morale et surtout le sens du refrain mémorable; je suis pourtant gêné par le laborieux carcan de la versification régulière, le recours au bon sens pas toujours dégagé de préjugés et la dilution de la révolte dans la gentillesse. Brel au contraire, dans sa misogynie criante, est souvent inacceptable. Mais, grâce à la dramatisation, chacune de ses chansons retrace, sur le mode délirant, le parcours d’une vie à travers de multiples personnages. Brel joue avec l’autobiographie – du «temps où on l’appelait Jacky» au complexe «chevalin» – et la colère se retourne finalement contre lui-même. La fiction et l’excès aboutissent à des formules inoubliables: en trois vers, il plante un décor, de pacotille certes, et une situation. Il a l’art du trait, à la façon d’Ensor ou Grosz, mais sa voix fait vibrer ses créatures. «Zangra» synthétise en trois minutes toute la problématique du «désert des tartares» de Buzzati. L’univers de Brel est plus elliptique que le cinéma: de strophe en strophe, une substitution de mot dans la structure anaphorique suffit à changer de lieu et de temps. Le cliché n’a besoin que d’une tournure idiomatique pour se camper. Et dans tous ces espaces imaginaires de casino, bordel, caserne ou trottoir, un homme se débat. Exorcisant son image au cours d’une véritable transe, il parvient à moduler son cri. Le message se réduit à la seule émotion, contenant mal sous l’humour rageur le désespoir. Le contraire de la provocation sereine de Brassens. Sur scène, Brassens était familier, n’hésitant pas à tirer un papier coincé sous les cordes de la guitare quand il oubliait les paroles; Brel, lui, brûlait littéralement les planches, se retrouvait dans l’arène. Toute ma vie, leurs chansons fredonneront dans ma tête. Pour finir, Brel, retiré au «paradis» exotique de Gauguin, m’invite à l’isolement, à l’oubli, dans l’attente de la mort.
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AFFICHER QU’ON PLAIT Je n’ai jamais prisé la «beauté» physique. Mon idéal personnel aurait plutôt été celui de Jarry: être si laid qu’à ma seule vue les femmes avorteraient. Libérer Mr. Hyde en moi. Aussi ne puis-je que m’étonner que tu m’aies un jour trouvé, sinon beau, aimable. Et c’est toujours la même surprise, c’est toujours la «première fois» quand ton regard me caresse amoureusement, quand tes lèvres s’entrouvrent à mon baiser. Il n’y a pas d’âge pour aimer, mais peut-être y en a-t-il pour être aimé. À mon sentiment de ridicule, plus que de répugnance, vis à vis de mon corps, la conscience d’une lente mais sûre décrépitude est venu ajouter le pressentiment de la proximité de la fin désirée. C’est toujours la dernière fois quand ton regard ou ta main se pose sur moi.
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Raymond Roussel Beau et riche: l’excès de dons peut écraser comme une fatalité. Son illumination n’aura été que la foudroyante révélation de l’«anormalité» et l’indication du remède: la sublimation par l’écriture. Or il n’était pas un littéraire, ses lectures se limitaient à Verne, sa culture au vaudeville. Aussi, bien qu’ils aient fréquenté le même monde, le parallèle avec Proust ne s’avère-t-il guère pertinent: ce qui était pour l’autre savante dissimulation sous le fard de la vérité tenait pour lui de l’exorcisme pour écarter le phare de sa faute. Il a décelé dans le langage un reflet de sa propre duplicité où l’homophonie et l’homographie couvraient l’homosexualité. Grâce aux mots, il est parvenu à s’évader de sa conscience coupable et s’est avancé sans regarder en arrière aux confins de l’imagination. Comme il avait commencé par refermer volets et tentures, il s’est toujours refusé à tenir compte de la réalité hors des livres. Il n’avait besoin que du nom des ports exotiques où le yacht, au cours de son tour du monde, avait accosté; leur aspect visible ne pouvait lui découvrir qu’un en deçà. Pour lui, vérité et déception se confondent. Il ne peut se résoudre à vieillir. Maladivement dandy, il ne supporte pas le contact d’une chemise déjà portée et les fait brûler quotidiennement avant d’en changer. Tournant littéralement autour du pot – il finit par encadrer son secret d’une septuple parenthèse –, il se cloue à son écritoire et fait de l’écriture son châtiment, sa croix. Sur le conseil ironique de Rostand, il se ruine à faire représenter ses pièces – il n’a pas le moindre sens dramatique – et connaît en guise de gloire l’éclat du scandale. Mais il a fondé un rapport inédit à la fiction, ni réaliste ni fantastique, ni psychologique ni introspective, purement verbale – se sont réclamés de lui tour à tour les surréalistes, les théoriciens du «nouveau roman» et l’Oulipo, mais c’est paradoxalement de Ponge qu’il me paraît proche. Il s’étonne mais s’émeut de mon émerveillement, se récrie à l’idée d’une analyse, prétexte une migraine et, courtoisement, referme sa porte.
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JOCONDE Si je n’éprouve plus le besoin de voyager, ce n’est pas que je croie avoir tout vu, que je pense pouvoir imaginer d’avance une réalité qui ne pourrait plus ensuite apparaître que décevante, mais que toutes les merveilles du monde ne sauraient valoir ton visage. Une vie ne suffirait à épuiser l’émotion que tu provoques en moi; et il me reste peu de temps. Ton sourire est plus lumineux qu’un matin de printemps, plus prometteur qu’un arc-en-ciel. Comparée à lui, que me chaud la plus belle peinture, ou le plus extraordinaire monument, ou le plus étonnant paysage? En outre, même si mon imagination est loin d’être à la hauteur, je peux concevoir cette peinture, ce monument, ce paysage superlatifs. Or je n’aurais pu t’inventer, toi. Tout au plus puis-je contribuer à te faire sourire.
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Luis Buñuel Ils étaient trois étudiants madrilènes, irradiant la beauté et l’intelligence, tous trois promis à la gloire. Lorca l’a connue le premier, et l’a payée de sa mort tragique; Dali peu après, par sa conversion et son accaparement de l’étiquette surréaliste sur le marché américain; Buñuel bien plus tard, pour sa fidélité au contraire aux principes anticonformistes du groupe. Il ne pouvait exister de cinéma «surréaliste» – la spécialisation technique nécessaire, plus encore que la dépendance d’intérêts financiers, l’interdisait. «L’âge d’or» fut un cadeau d’anniversaire extravagant du Vicomte de Noailles à sa femme. Buñuel, ne parvenant pas à travailler à Hollywood, a accepté de réaliser des mélodrames au Mexique, y introduisant son érotisme pervers, ses hantises scatologiques, son goût du sacrilège et son humour noir. Il tournait rapidement, en fonction de budgets dérisoires, des films de plus en plus personnels, dérangeants, scandaleux. Respectant le modèle narratif, il en a saboté, avant de les balayer définitivement dans ses derniers films, les conventions. Il est aussi novateur que Godard mais sans expérimentation ni théorisation: il a miné le cinéma de fiction de l’intérieur. Son mode de cadrage, voire de montage, est formellement assez traditionnel, mais au service d’une pensée profondément libre et subversive. Survivant à Breton, alors qu’il n’avait, après son départ en Espagne, accompagné le mouvement qu’à distance, il est resté le dernier surréaliste. Je n’ai pas cherché à le rencontrer. Il était déjà emmuré dans sa surdité et ses souvenirs. J’ai parlé avec son fils, imitateur falot, et avec Carrière, à l’intelligence caméléonesque. Il trouvait qu’être bon écrivain, ou bon cinéaste, ne suffisait pas, qu’il fallait d’autres qualités. Son ombre me rend visite sur les tournages. Taquin, il me suggère: «Et si tu faisais exactement le contraire?» De cette gymnastique mentale entre la pensée – conditionnée par d’innombrables censures inconscientes – et l’expression – prenant position par rapport à la convention – surgit, entière, la personnalité.
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L’ÊTRE DU NÉANT Pendant l’attente, on a tout loisir d’imaginer l’autre, de répéter la scène de son arrivée, de condenser sa présence. Les actes les plus décisifs se jouent toujours dans l’imaginaire, promesses et ruptures s’accomplissent pendant l’attente. Les retouches sont permises, les rectifications possibles, afin de parvenir à l’indicible émotion de l’accord parfait entre son altérité et notre désir. Car il n’est pas sûr que nous puissions pénétrer une conscience qui nous est étrangère; l’autre in præsentia, en chair et en os, n’est pas moins chimérique que celui que nous inventons en son absence, pendant l’intervalle de notre avance ou de son retard. Comparé au fantôme parfait que nous avons créé, il s’avère moins cernable, moins consistant, plus flou, moins ajusté, moins aimé.
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Herman Melville Il a la stature, la barbe et le regard illuminé d’un prophète. Du prophète il a également le don de la parabole. Tout lui est symbole et il vit simultanément sur deux plans confondus: celui du corps, où les mouvements sont commandés par les circonstances – état de la mer, hauteur du soleil, caractère des hommes, désir de survivre –, et celui de l’écriture, où les gestes sont métaphysiquement interprétés en termes de justice et d’aveuglement. Il n’est pourtant pas moraliste: son dieu est impénétrable, incompréhensible, créateur du chaos où l’homme se débat. Il possède également une double mémoire: celle des Écritures, qui l’incite à questionner l’ordre, et celle du corps qui lui permet de transporter l’océan de sa jeunesse dans les forêts où il s’est retiré par la suite, et de diriger sa vue et sa vie comme la barre d’un navire. Le formidable monstre blanc qu’il a suscité tend à occulter ses autres créations largement aussi troublantes, depuis Bartleby le tabellion jusqu’à Pierre le juste incestueux, en passant par l’escroc à la confiance, l’homme-caméléon du Mississipi. Il a renoncé au commerce des hommes pour se consacrer à la poursuite du sens – il est plus proche de Kafka que de Conrad – et convoque ses souvenirs vécus pour les tisser en paraboles. Il voue un culte à Nathaniel, à qui il rend parfois visite pour lui montrer humblement ses manuscrits. Curieusement, le mépris amical de Nathaniel le renforce dans la conviction que le grand écrivain, c’est l’autre. Il est vrai que seuls ses récits maritimes ont quelque écho et qu’on l’a rangé parmi les auteurs de livres de voyages. L’incompréhension s’est refermée sur lui comme les vagues de l’océan si aimé et haï à la fois. Je n’ose jamais interrompre ses soliloques de grand solitaire. Je l’écoute ravi comme un enfant. De sa voix grave, douce mais impérieuse, il m’enjoint de repenser le monde et mes actes. Bien qu’il n’y ait ni victoire ni solution – ni rédemption, puisque ce n’est pas l’homme qui a fauté –, il faut, inlassablement, chercher, affronter, fouiller, creuser, écrire.
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L’OCCASION MANQUÉE Il y a un rayon de soleil qui n’a traversé l’espace sidéral que pour venir se poser à telle heure sur ton visage. Il y a une fleur qui ne s’est ouverte ce matin que pour que tu la remarques. Il y a un homme qui a suivi un parcours compliqué pour croiser ton chemin. Il y a des signes incompréhensibles à eux-mêmes, répartis au long des murs du labyrinthe tracé par tes trajets pour que tu les déchiffres. Il y a une formule à la fois vaine et définitive qui attend que tu la prononces. Il y a les conditions d’un éphémère paradis sur terre réservé à ton seul usage. Mais il y a aussi la terre, avec ses travaux et ses jours, sa gravité insuffisante à abolir la vitesse immémorialement imprimée, les soucis quotidiens, la fatigue, le temps compté, l’inattention et l’indifférence.
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Friedrich Nietzsche Il a commencé par poser Dionysos comme une nécessité – par opposition à une Grèce sage et soumise jusqu’au suicide socratique, et à une Allemagne à la fois impérialiste et conformiste jusqu’au fanatisme, nazie avant la lettre. Puis il l’a vu, au-dessus du lac de Sils-Plana, apparition palpable, son double et son porte-parole, celui qui enseigne à chanter et danser comme argument suprême. Enfin, abandonné, isolé, il l’a incarné, dérisoirement tout-puissant, condamné à assister à son propre enterrement sous n’importe quel autre nom, condamné, surtout, à rester à jamais incompris, à ne connaître de naissance posthume que sous la forme d’avorton – Hitler, de sa fabuleuse moustache qui ne laissait à découvert que le regard ardent, n’a conservé que deux doigts. Son esprit n’y a pas résisté. Le «Zarathoustra», lu à quinze ans, m’a paru d’une lumineuse évidence, tout comme les «Illuminations» de Rimbaud avec certaines phrases desquelles je lui découvrais d’inattendues affinités – cette évidence a fait place à une moins déchiffrable violence propre du discours prophétique, tel le tonnerre après l’éclair. La conscience de la mort de dieu va de pair avec l’urgence de se débarrasser de toutes les œuvres, idéologiques, politiques ou esthétiques, édifiées en son nom depuis deux mille ans, de repenser et l’homme et sa civilisation. Le «surhomme» est une figure libératrice: l’homme enfin délivré de ses chaînes tant sociales que mentales. Tout dogme, passé ou futur, est rejeté: à la fin du premier chant, Zarathoustra ordonne à ses disciples de s’éloigner, de cesser de le vénérer, de ne pas se laisser écraser par un maître ou une statue. La pensée est fragmentaire, aphoristique, l’opposé du discours. Affranchi de sa charge d’enseignement, Nietzsche a poursuivi sa quête solitairement, sans chercher à convaincre, sans rhétorique, jusqu’à l’aphasie. Je le relis comme on doit regagner les hauteurs à l’écart de la ville pour voir les étoiles briller. Son exemple tragique m’a montré que ma liberté passe par celle d’autrui, en dépend.
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LE DÉSORDRE La rencontre amoureuse est celle qui ne devait pas se produire. Elle dérange, par son simple accomplissement – événement, avènement – l’ordre établi du prédictible. Elle est en soi excès et se développe comme excès, scandale par quoi le scandale arrive. C’est pourquoi l’organisation sociale tout entière, son idéologie, ses institutions, ses pratiques, ses agents, menacés, se coalisent contre lui. L’amour est infraction – il fut un temps où l’on ne pouvait pas s’embrasser en public. L’amour s’épanouit toujours contre l’ordre public et surtout l’ordre moral, qui dressent devant lui toutes les barrières du «bon sens» – l’amour est le «sens interdit». Il ne compte qu’avec la faveur de dieux païens dont le culte a depuis longtemps sombré dans l’oubli ou le kitsch.
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André Breton Je ne l’ai pas rencontré. Je doute que je l’eusse trouvé sympathique. Il affichait trop de certitude, même feinte, s’entourait de trop de parapets rhétoriques – ses plus fracassantes affirmations sont toujours accompagnées de subtiles restrictions –, soignait trop la pose. Il parlait une langue ampoulée, parente des sermonnaires, plus lourde et cauteleuse que son écriture: il s’adressait à la postérité. Pourtant, il vibrait de mots et d’enthousiasme, et chacune de ses injonctions formule un «peu de réalité» comme un continent vierge à découvrir, à concevoir, à construire. Si malgré leur flou ses concepts tiennent, c’est qu’ils proposent à la fois une valeur et une pratique de vie. Ayant une fois pour toutes refusé le travail, il passe ses journées à flâner, attentif à toute trouvaille, prêt à la moindre rencontre. Il s’est attribué de son propre chef le rôle de guetteur et, imbu de sa mission, conserve intacte sa capacité à admirer. En fin d’aprèsmidi, il est ponctuel au rendez-vous du groupe, avec qui il partage sa récolte du jour. On y discute les nouvelles, on y médit beaucoup. Il écoute et tranche. Sa bouche, curieusement dissymétrique, est à l’image de sa pensée: fine du côté droit, voire dure – il est au fond très rationaliste, formation médicale oblige –, retroussée et sensuelle du côté gauche. Il séduit et force tyranniquement ceux qu’il croise à aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, pour lui plaire. Il a une infaillible sensibilité au dépaysement – «l’aigrette aux tempes» traduit son envol mental – qui lui permet de capter et de prôner l’humour dont il est personnellement assez dépourvu. Je sais bien que mes textes volent trop bas pour l’intéresser. Sous les mots et les images, il n’est curieux que de la pensée et de la personne. Mais même à distance, même par l’entremise d’intermédiaires – puisque, je l’ai déjà dit, je ne me suis jamais trouvé en sa présence –, il me communique sa flamme et son exigence. Dans le domaine du hasard et du possible qui est le sien, il n’y a ni voies tracées ni impasses.
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L’ÉTINCELLE La pupille absorbe la lumière, l’iris la reflète; il n’y a dans l’œil aucun organe émetteur. En quoi consiste donc le regard? D’où tire-t-il son éclat? L’amour que je lis dans tes yeux n’est-il que le reflet, renvoyé par le cristallin, de mon propre sentiment? Comment celui-ci est-il parvenu jusqu’à ton œil? Comment l’illusion prend-elle consistance, se matérialise-t-elle au point que je puis la filmer? Il paraît que le CERN – poétiquement lié par son nom à la problématique du regard – a réussi à isoler un électron qui s’est, de lui-même, lentement mué en photon. L’amour serait ainsi l’énergie invisible – issue du triangle céleste – qui anime et fait cligner les étoiles, brûle et irradie dans le soleil, rend l’univers visible. L’amour colore tes yeux et le monde.
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Robert Lapoujade J’avais dix-huit ans. Je revenais d’Afrique et ne parvenais pas à m’adapter à l’Europe. Erik venait de mourir dans un commissariat de banlieue. J’étais de passage à Paris. J’allai voir deux films au cinéma. Le premier, la «Malibran» de Shroeter, me tira des larmes. Le second, «le sourire vertical», m’excita au point que je pris, à la sortie de la petite salle du quartier latin, les maigres spectateurs à partie pour leur faire partager mon enthousiasme, la révélation cinématographique qui m’avait touchée – tout comme, cinq ans avant, la vision de «l’aurore» et de «l’Atalante» avait décidé de ma vocation. Il se tenait sous un porche, observant, amusé, la scène. Je l’interpellai: «Avezvous vu le film?» «Je l’ai réalisé». Notre conversation, d’abord dans un café puis au hasard des rues, dura toute la nuit. Par la suite, je lui ai rendu visite quelques fois à Saincy. Un groupe de jeunes, disciples et amis, s’affairait à confectionner les marionnettes du «Quichotte». Il me montra des tableaux abstraits aux couleurs vives, m’invita à leur prêter main forte, mais ne se montra guère loquace. Après quoi, je ne l’ai plus revu. Mais cette nuit d’errance et d’échange ne s’est jamais effacée. Elle se poursuit encore. Maigre, le visage, ou peut-être seulement le regard, torturé, il s’exprimait posément mais fébrilement, habité d’un feu, m’expliquant le rapport entre focale et point de vue et se perdant dans les détails des difficultés techniques de l’animation pour la scène des rats. Cette fois-là, j’ai perçu le lien entre fond et forme au-delà du cadre rhétorique, et j’ai retenu la leçon d’un cinéma comme champ d’expérience du sens à reconstruire inlassablement. Depuis, je le tiens au courant de tous mes projets, je lui montre mes découpages et le convoque mentalement chaque fois qu’il me faut prendre une décision formelle – donc de fond – à l’impromptu. Il approuve ou corrige d’un signe de tête – tout a été dit au cours de cette longue nuit, les paroles ne nous sont désormais plus nécessaires. Il ne m’aura donné qu’un «cours» mais je reste son élève.
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ESPACE VITAL Tu occupes toute la place. Je vois un film, je me demande ce que tu en penserais; je suis pris dans un embouteillage, j’ai peur que tu t’inquiètes; on me fait une proposition, j’éprouve le besoin de te consulter; j’ouvre la bouche pour exprimer une opinion, tu m’as déjà devancé, et interrompu. Je ne conçois plus d’entreprendre quoi que ce soit sans que tu y participes, y joues un rôle, sans que tu puisses t’approprier le projet. Je n’ai plus d’amis hormis les tiens, et je regrette de n’avoir plus de disponibilité pour la rencontre fortuite, le caprice, le hasard objectif – celui qui répond au désir avant même que ce dernier ne se manifeste. Mes instants de solitude te sont volés. Ton amour m’absorbe, mais ne me laisse exister qu’en m’anéantissant.
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Álvaro Lapa Son visage est marqué, autant par les épreuves – jusqu’à l’internement – que par les lectures, comme s’il absorbait des auteurs leur leçon de souffrance en même temps que de lucidité. Et il lit beaucoup. Il me révèle Benjamin, Burroughs, Gadda, Schulz, mais nous parlons surtout de Baudelaire, Mallarmé, Breton, Péret et Duchamp, nous interrogeant sur l’héritage de la modernité, sa nécessaire actualisation alors que le reflux de la révolution des œillets, correspondant au recul des idéologies socialistes, prend des allures de débâcle, politique et intellectuelle. Nous passons des nuits à discuter signes et figuration. Le cinéma, à côté de certaines avancées dans d’autres domaines, peinture ou littérature, lui paraît puéril. Pourtant, il est rarement assertif et se plaît à me faire parler. Sa défiance à l’égard des humains et son mépris des pompes me font apprécier comme un privilège rare la patience qu’il me témoigne. Parfois, il peint ou il écrit. Je prends alors un livre pour lui tenir compagnie. Nous restons des heures silencieux, absorbés chacun de notre côté, jusqu’à ce qu’il pose le stylo ou le pinceau et m’invite à donner mon avis. Pendant dix ans, nous nous sommes retrouvés plusieurs nuits par semaine dans le garage qui lui sert d’atelier. Je le photographie. Certains soirs, nous sortons jusqu’à la taverne du coin où les fossoyeurs avinés commentent les cadavres du jour, ou nous parcourons la ville, de débits clandestins en boulangeries nocturnes, croisant seulement de jeunes recrues désœuvrées qui ont manqué l’appel du soir. Nous jouons à voir – avant de décrire ou de peindre – le monde comme si nous n’y appartenions pas, touristes célestes, ignorants des us et du sens de l’organisation urbaine. Il reste cependant toujours amer. Toute évocation du passé – qu’il s’agisse d’Évora, Lisbonne ou Lagos – lui arrache une grimace. Il ne reconnaît aucun ami; il se plaint de tous et, s’il ne se méfie pas de moi – ni de Regina –, notre désintéressement le laisse perplexe, sinon sceptique. Sans doute médira-t-il de moi un jour.
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TAULE La prison, physique ou mentale, se définit par la connaissance des limites. Les parois, aussi reculées, voire symboliques, soient-elles, circonscrivent un enfermement, une étroitesse: un cercle tracé à son entour suffit à enchaîner Merlin. Dès que l’espace est mesuré, les pas comptés, on reconnaît le cachot. Aussi, tout peut-il devenir prison: une maison, un palais même, un bureau, une usine, un quartier, une ville, un pays, le monde… L’illusion sociale ne la liberté se réduit au choix du lieu de détention. L’école tient du couvent, la vie urbaine de la caserne. La pensée est trop souvent ligotée: la raison est prison, barreaux les calculs qui voudraient contenir le hasard. Conjugalité et famille se muent facilement en pénitencier. L’amour est liberté tant qu’il reste illimitable.
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Franz Kafka Il est si affable qu’il en paraît timide. Pourtant, ses remarques sont définitives: il ne partage pas ses doutes. Il a toujours une longueur d’avance dans la conversation, comme si, entre deux phrases, il avait poursuivi son monologue intérieur pour couper court aux banalités. Dès qu’il quitte le bureau où, pas plus qu’à la maison au-dessus de la boutique paternelle, il ne lui est guère possible d’écrire au milieu d’une ambiance bruyante où n’importe qui à tout moment vient l’interrompre, il entreprend de sinueuses promenades à travers la vieille ville qui le mènent sur les berges de la Moldau ou, sur l’autre rive, au Hradchin. Il cherche un banc ou une table tranquille où s’installer pour écrire, avant que les mots comme des lambeaux de rêve ne sombrent dans l’oubli. Il dort si peu qu’il a compris bien avant les surréalistes que la vie éveillée ne se distingue de la vie onirique que par un violent effort de répression de la pensée dans l’activité diurne. Il sait qu’il n’y a pas de frontière entre la réalité et le cauchemar. Il ne trouve un peu de paix, sinon de repos, que la plume à la main, quand il peut enfin verbaliser le sens de l’absurde bureaucratie tatillonne et corrompue à laquelle il est quotidiennement confronté, le mépris dans lequel sont tenus les individus traités en vermine, l’aberrant fonctionnement du pouvoir, toujours arbitraire, et formuler les véritables questions, du droit, du devoir et de la faute, que l’organisation sociale règle en pratique sans pour autant les résoudre. Il est têtu, ne se satisfait ni d’un silence ni d’un refus, et n’hésite pas à recourir à la ruse. Il fait de sa faiblesse une arme, l’exagérant à dessein; sa naïveté est toujours feinte. Je ne l’ai jamais vu se mettre en colère. Son sourire désabusé comme un haussement d’épaule, signifie seulement: «je tenterai donc par une autre voie». Il se sait séduisant et joue de la séduction car, n’était le sacerdoce de l’écriture, la solitude lui pèse. Au fond, élevé par ses sœurs, il ne s’intéresse qu’aux femmes, et je sens, sans qu’il me repousse, que je l’importune.
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HABITANTE Suis-je heureux, je pense à toi; suis-je triste, je pense à toi; quand je suis fatigué, je pense encore à toi; si je dors, je rêve de toi. Quand tu n’es pas auprès de moi, je te cherche en moi-même. Je parcours les artères de mon sang. pour remonter à la pompe du cœur que toi seule fait battre. Je m’égare dans les labyrinthes de ce cœur où je sais que tu habites, mais dont tu as dû sortir précipitamment, pour faire les courses, prendre un café, simplement te distraire, ou prendre l’air. Je ne t’enferme pas. Mon cœur n’est une prison que pour moi-même. Mon corps est hanté par les traces de ton passage, mais je réclame ta présence. Mes mains se tendent vers toi, mes pieds me portent vers toi, mes mots t’appellent. Le monde n’existe que pour te receler. Je n’ai vécu que pour te trouver.
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Guillaume Apollinaire Sanguin, il s’exalte facilement, d’enthousiasme – il me rappelle la vitalité solaire de mon ami peintre Carlos Dias – comme de colère – ici s’arrête la ressemblance. Tout lui est motif poétique, prison, ragots de la concierge ou tranchées bombardées. Il a cette capacité visionnaire de s’abstraire du sens social pour percevoir des associations cosmiques. Il adore les anecdotes et accorde un sens symbolique à tout événement – aventure –, fait de tout geste une geste. Il est au centre de chacune de ses images, revivant, incarnant, tous les mythes, d’Orphée à Merlin en passant par Lazare, comme si l’Histoire n’avait jamais raconté que sa propre saga à travers des doubles divers. Totalement égocentrique, il assume le destin tragique de l’humanité entière, passé et futur. Cette haute conscience de sa valeur, en butte à une insuffisante reconnaissance – il rêve d’être élu académicien – est heureusement tempérée par l’humour. Il prend au pied de la lettre l’injonction de Rimbaud d’«être absolument moderne» et participe à tous les mouvements d’avant-garde, du futurisme au cubisme, avec la crainte de ne pas se trouver dans le wagon de tête. Il expérimente, nouvel Hugo, toutes les formes de la lyre, de la métrique classique au calligramme en passant par le vers unique, le vers libre, le poème-conversation. Il tombe facilement amoureux, mais se complaît dans la mélancolie de la séparation. À l’instar de sa création le baron d’Ormesan, il parvient aisément à se dédoubler, courant plusieurs lièvres – levrettes plutôt – à la fois, se lamentant auprès de l’une et écrivant des lettres enflammées à l’autre. Il m’enchante. Je ne me lasse jamais de l’écouter, au cours de nos «amphionies» nocturnes, broder des histoires au moindre prétexte. Son érudition est disparate, allant des traités alchimiques aux romans érotiques de l’«enfer» de la bibliothèque nationale. Son lyrisme «naïf» allégorise jusqu’à sa blessure au front: selon son souhait, le sang de ses vers a arrosé le monde. Ma laborieuse prose butte sans cesse sur ses images explosantes: il a laissé le langage à déminer.
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DOMESTIQUE L’espace que tu me laisses devrait être proportionnel à ton amour. Or je me heurte à l’exiguïté d’un champ clos, confiné, encombré, plus étroit même que tes bras, plus serré que ton étreinte, plus étouffant que tes baisers. Comme si les souvenirs, les années partagées, les émotions renouvelées, les espérances et les déceptions s’étaient condensés, matérialisés, et occupaient désormais la maison. Soupçons et jalousies forment des arêtes aiguës, récriminations et scènes de ménage des angles tranchants, projets et fatigues des corridors étriqués. Infranchissables montagnes de papiers périmés, bons pour le rebut, mais qu’une trop grande promiscuité amène à se reproduire. Or l’amour nie le temps, l’idée d’un passé, et ne connaît ni grenier ni débarras.
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Edgar Allan Poe La bouche, la moustache et même les yeux paraissent petits sous l’immense front. L’imagination le dispute chez lui à l’intelligence. Mais sa puissance de raisonnement ne trouve à s’exercer que dans un milieu étouffant, puritain et mesquin. Ravalant le rire désespéré de Melmoth, son humour hautain prend les formes du grotesque et du macabre, renforcés par l’alcool et autres excitants. Écrits dans une intention satirique, ses contes vont ouvrir la voie à tous les genres de la culture de masse en incubation: policier, terreur, science-fiction, voyages, chasse au trésor, mystère et déduction. Derrière tous ses textes, il y a le démontage du style journalistique, de ses sophismes, voire du langage lui-même. Il n’hésite pas à commenter ses propres poèmes comme des recettes de composition. Pourtant, ses hantises, culpabilité, folie, et par-dessus tout la crainte irraisonnée d’être enterré vivant, pointent sous ses textes les plus rationnels comme les plus fantastiques. Tout enfant naît criminel, l’amour même assassine. Très tôt orphelin, la mort le talonne. Elle fauche la femme-enfant épousée secrètement, elle l’isole, elle le cerne. Coincé entre les quintes phtisiques et les crises éthyliques, l’écriture est son seul moyen d’exorcisme – ses fictions mettent en scène un chat survivant à l’emmurement, une décomposition retardée par l’hypnotisme, un paysage strictement minéral donc incorruptible. À l’instar de son personnage Roderick Usher, il tente d’insuffler toute sa vitalité, à mesure qu’elle se retire du corps, à l’œuvre produite. Sombre, renfermé, il m’oblige à le suivre de bar en taverne. Ce n’est qu’après le troisième verre qu’il s’anime et se met, à partir de la moindre expression idiomatique prise littéralement, à développer les idées les plus fantasques et drôles. Il me laisse en prendre note, me recommandant la plus grande concision – pas un mot qui ne soit justifié, nécessaire. Mais très vite il en vient à vitupérer contre les gazetiers et les scribouillards et, échauffé par l’eau de vie, s’emporte, crie et me quitte pour disparaître parmi la foule.
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L’INCONNUE Peut-on jamais connaître l’autre, même après trente années de vie conjugale? Nous continuons à l’inventer, et il continue à nous résister. Et à nous émouvoir, à nous séduire. Nous reconnaissons en lui un idéal flou qui lui préexistait, qu’il incarne imparfaitement, qu’il efface en imposant sa personne et sa personnalité propres. La vie commune, le temps partagé, abolissent peu à peu cet idéal fantasmatique dont nous ignorons l’origine au tréfonds inaccessible de notre mémoire. C’est à peine si parfois un regard, une mèche de cheveux ou une voix au téléphone éveille une vague impression de reconnaissance qui, creusée, pourrait nous amener à croire que la vie consiste à troquer l’ombre pour la proie, ou que l’équation de l’amour comporte plusieurs inconnues.
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Malcolm Lowry La lecture de Lowry, plus encore que celle de Burroughs, est une expérience de drogue forte. L’écriture baroque réussit à donner forme, formulation, au délire. Il n’a pu écrire que dans ses périodes de rémission, quand, le sang nettoyé, la littérature pouvait, un temps, servir de substitut à l’alcool. Ses justifications, théoriques, érudites ou ésotériques, ne rendent pas compte de la vraie puissance d’impact de son livre: la capacité à exprimer les altérations continues de la perception, habitée par le «démon de l’analogie», qui mène le drogué – ou l’alcoolique ou le schizophrène – à interpréter symboliquement objets et événements à son entour comme signes de son destin révélé. Cette expérience vécue transpire entre les méandres de son écriture alambiquée. Lowry ne sait pas fictionnaliser, seulement sublimer. Il est au centre du récit, décomposé et projeté en chaque personnage – de chapitre en chapitre, chacun à tour de rôle prend la parole à la première personne –, voire chaque lieu – chaque station de son calvaire –, le Mexique entier et le monde au bord de l’autodestruction. Il a su faire partager, à partir de son cas, la terrifiante évidence que tout homme est condamné à revivre mythiquement l’histoire de l’humanité depuis ses origines. Je lui sais gré de m’avoir guéri des voyages physiques: il serait vain de chercher les traces du périple du consul à Quauhnahuac; le Mexique de Lowry n’existe qu’à travers son ivresse. Mais, ayant déchiré, cercle après cercle, les voiles qui dissimulaient sous de banales façades de cantinas la réalité de l’enfer, il démasque la présence de l’enfer aux quatre coins de la planète: terre et enfer confondus. Il n’était pas Orphée, moi non plus. Pas plus que lui je n’en suis ressorti. Il joue les Virgile, me guide quand la solitude me jette à la rue – le «Mont de la vierge» de l’autre côté du fleuve, à Porto, vaut bien le Popocatépetl! Il tente de garder un air et une tenue compassés, britanniques, avec ses moustaches à la Niven, mais bientôt son rire éraillé fuse, il m’invite à trinquer à l’amour rédempteur perdu.
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L’INCOMPLÉTUDE Le précepte socratique est irréalisable: il faudrait d’abord être pour pouvoir se connaître. Or je suis incomplet; je ne suis pas, je deviens. Je ne suis plus celui que tu as rencontré, je suis devenu celui que tu as fait, qui ne coïncide d’ailleurs pas avec celui que tu as imaginé – car on ne fait que projeter ce qu’on croit voir – ni avec celui que tu inventes, quotidiennement. L’amour est cette «révolution permanente», cette perpétuelle rénovation des idées qui forment l’être, cette construction à jamais inachevée de la personne. Tu es aussi produit de mon amour. Ainsi, imaginaires tous deux, nous nous faisons exister réciproquement. Par osmose: nos désirs peu à peu se confondent, nos corps se joignent, nos esprits s’embrassent. Je suis la moitié de notre amour.
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Donatien Alphonse François de Sade Il a épouvantablement grossi. Suite au manque d’exercice et à la confination dans une cellule humide, sans chauffage ni lumière, ses traits se sont, plus qu’amollis, boursouflés. Comme s’il tenait à occuper tout l’espace qui lui est accordé, comme s’il voulait faire de cette tour de pierre une cuirasse à sa taille. Intérieurement, il n’a portant guère changé: toujours aussi exalté, emporté, colérique. Emprisonné sous un régime arbitraire, il n’a jamais songé à s’évader physiquement. Il a préféré étendre le concept d’enfermement à tous les lieux de la vie privée, et a défini la prison comme espace, sinon de liberté, d’élargissement illimité des pratiques de jouissance. En ultime instance, la geôle se confond avec le propre corps et c’est de ce dernier qu’il s’agit de se libérer. Le pouvoir le plus absolu ne s’exerce jamais que sur les corps. Aussi a-t-il développé un système d’entraînement des corps, de jeux sexuels en postures de torture, aboutissant à l’assimilation de la douleur à la jouissance. Il en décline fastidieusement les étapes sous formes de descriptions cérémonielles minutieuses ou d’aventures scabreuses mirifiques, ponctuées par la menace omniprésente du discours cynique du pouvoir. En fait, il passe son temps à écrire, comme on effectue une expérience alchimique, transmutant la cellule 106 en une scène orgiaque souterraine. Sa liberté mentale est garante de celle de tous. Privé de toute possibilité de satisfaction du désir, il le sublime en délires feuilletonesques que les gardiens soudoyés, grossièrement amusés à leur lecture, même sans y comprendre goutte, s’empressent de porter à l’imprimeur. Il me considère un mauvais élève: je reste prisonnier de mon corps et mon sexe ne m’offre que de médiocres plaisirs. Mais il est satisfait de me voir partager son total refus de tout rapport de pouvoir ou de soumission, y compris à quelque entité supérieure, divine ou sociale, que ce soit. À l’étroit dans son enveloppe charnelle bouffie et sa cellule réduite, il affirme superbement, et à juste titre: «je suis un homme libre!».
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ADORATION Faute de comprendre le réel, l’homme s’acharne à le dominer, quitte à le détruire. Or le réel n’a pas de signification. Il se présente dans sa gratuité, son absurdité, comme simple support à la métaphorisation, à la création d’images. Encore leur faut-il trouver une motivation. La divinité a durant des siècles exigé l’exclusivité de la fin comme de la genèse. Or les musiciens, comme les sculpteurs de gargouilles invisibles sinon du ciel, créent leur auditeur céleste. La fonction crée, outre l’organe, le récepteur. Seuls les amants ont tenté de récupérer, dans leurs poèmes, la signification du monde et des choses, de renouveler leur sens, de détourner leur musique. Reste à constituer les fondements d’une religion strictement humaine, qui ne pourrait être que celle de l’amour.
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Johann Sebastian Bach Plutôt gras sous la perruque, son visage n’offre aucun trait saillant. Toute sa vie il travaille comme un esclave, ne refusant aucune commande, afin de nourrir sa nombreuse progéniture qui augmente d’année en année. S’il est loué comme organiste, il faudra attendre Mozart puis Beethoven pour que son talent de compositeur soit reconnu. Car il est à la croisée musicale des temps: héritier du canon classique qui conçoit l’harmonie comme une équation mathématique – poussée à l’extrême dans les jeux virtuoses de l’«Offrande musicale» –, pionnier de la conception moderne des intervalles modulables – presque toutes les pièces du «Clavecin bien tempéré» ont été adaptées en jazz – et compositeur de musique religieuse sans ornementation baroque – l’émotion jaillit pure tant de la sobriété des arias de la «Passion selon St Mathieu» que de la complexité du chœur d’ouverture de la «Passion selon St Jean». Néophyte, je ne suis guère sensible à la musique orchestrale, trop totalisante, trop soumise à la synchronie; je préfère le corps à corps des quatuors; mais je suis surtout sensible aux morceaux pour instrument solo où je saisis le rythme d’un seul corps, interprète et instrument confondus, avec lequel le mien vibre à l’unisson. Pas tant le piano – la virtuosité du doigté a pour fonction d’occulter la respiration, perceptible seulement dans des pièces très dépouillées: le «Clavecin» joué par Glenn Gould, ou les «Gymnopédies» de Satie – que les cordes: leur son a la couleur du bois, sa souplesse et sa résistance végétale; leur plainte anthropomorphe me fait sentir le glissement de l’archet sur mes nerfs tendus. Le solo est un appel, une interrogation de la présence à laquelle l’auditeur apporte sa réponse muette. Le ciel est sourd. Violon ou violoncelle ne tentent pas d’imiter, comme les instruments à vent, d’hypothétiques chérubins; ils se savent condamnés à la terre, à ses cycles, d’éclosion et de chute, de peine et d’élan. Taillés dans un arbre qui ne fut jamais celui de la connaissance, ils chantent l’existence, le miracle et la grâce de vivre sans regret de paradis.
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CARCAN DE PIERRE Ce qui frappe dans l’architecture occidentale, c’est l’élimination des rondeurs, l’obsession du quadrillage, en plan, en façade, en perspective, ainsi que l’agressivité des angles. Droits. Droites. Croisements. Croix. L’esprit géométrique n’est pas en cause: il semble seulement que nos constructeurs aient oublié comment on peut calculer des cercles et des ellipses. Même l’arrondi des voûtes d’église se dissimule sous l’arête rectiligne des toits. On dirait qu’il s’agit de pouvoir ranger nos immeubles cubiques dans les cageots des villes en perdant le moins de place possible. Par contraste, l’architecture orientale, mosquées ou Taj Mahal, semble toute en courbes et pointes, de la sphère des coupoles aux cônes des minarets, croupes exposées et pénis dressés.
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Antonin Artaud Effet éventuellement d’une méningite infantile, il vit séparé aussi bien de son corps que de son esprit, avec lesquels il tentera vainement toute sa vie de renouer. Se sentant incomplet, n’ayant pas même à perdre son intégrité subjective, il s’est rallié à l’aventure surréaliste avec une radicalité, fougue et feu, que les retraits successifs du groupe, d’abord au «service» du parti puis dans une «occultation» ésotérique, n’ont jamais cautérisés: les mois de direction de la «Centrale» et de la «Révolution» surréaliste furent parmi les plus productifs de l’histoire du mouvement. Oscillant sans cesse de la plainte à l’agressivité, il ne cherchait qu’à se constituer en tant qu’homme. Il eut recours aux doubles: rôles dramatiques, images cinématographiques. Luttant sur tous les fronts, contre les pouvoirs moraux établis, contre la pruderie bourgeoise et le confort intellectuel, contre ses anciens amis et complices, il s’est retrouvé en isolement avant la camisole et, après l’échec du «Théâtre Alfred Jarry» – de qui il avait adopté la diction syncopée, transformée en cri par sa voix de fausset –, a plongé à corps perdu dans un ultime voyage initiatique chez les Tarahumaras. Il échappait ainsi aussi bien aux contraintes socio-culturelles de la vieille Europe qu’à celles de sa conscience révoltée et défaite. Il en est revenu aliéné, irrécupérable pour les institutions artistiques occidentales – enfermé et «protégé» à Rodez et à Ivry – mais entier, ayant enfin trouvé son nom et sa parole. Foucault, à son propos, affirme qu’où il y a œuvre, il ne saurait y avoir folie; or il n’a jamais autant écrit qu’à Rodez. Du beau et sombre jeune homme, trop maigre pour ne pas être affamé, à la splendide momie vivante hantant l’asile, la continuité tient à ce qu’il n’a vécu que sur les nerfs. Anti-Orphée – puisque l’enfer est ici! –, ayant pénétré de l’autre côté, il s’accroche à moi comme une Chimère, m’incitant à lâcher la proie pour l’ombre, me garantissant l’oubli de moi-même. Pourtant, je me méfie de sa rhétorique fiévreuse et quichottesque et préfère le suivre de loin.
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DIGITALE Dans les pays arabes, les amis se tiennent par la main; dans les pays anglo-saxons, les inconnus de rencontre se serrent la main. Il s’agit dans tous les cas de sceller un accord, une alliance. Le contact est symbolique et doit se limiter à cette empoignade. Dans le monde entier, les amoureux, au contraire, se frôlent des doigts, se caressent. La main tremblante cherche à communiquer à l’autre le battement du cœur. Plus qu’une offre ou un pacte, ce contact exprime à la fois confiance et interrogation, reddition et demande. Les doigts s’agitent, explorent, chuchotent en un langage tactile infixable. La poignée des amants n’est ni anneau ni prélude, juste promesse. Et souvent, en public, leur désir se satisfait en faisant l’amour rien qu’avec les mains.
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Jean Rouch Ce n’est pas le regard «anthropologique» qui lui permet la distance, mais bel et bien le choix, éthique et politique, d’une autre culture, d’un autre mode de vie et de relation, que la couleur de sa peau lui interdisait d’adopter complètement mais dont il ne pouvait plus s’éloigner: même ses cours, officiellement donnés à Nanterre, se réalisaient à la Cinémathèque, seul lieu assez proche du Musée de l’Homme et de ses fétiches. De l’Afrique, il avait gardé la notion de valeur absolue de l’homme et le rire. Le rire de Jean donnait le ton, jamais blessant, à la fois chaleureux et détaché, participatif sans adhésion, comme sa caméra. C’est l’humour qui distingue ses films de toute autre approche ethnographique. Toutes les activités humaines lui paraissaient simultanément valables, en tant qu’élaboration de mythes et cérémonies de survie, et dérisoires. Inadapté aux institutions occidentales, qu’il se bornait à saborder tout en jouant toutes les formalités du protocole, il semait son désordre sans jamais attaquer frontalement aucun pouvoir ni autorité, mais sans les respecter puisqu’il ne les prenait pas au sérieux, ne se prenait pas au sérieux. Il n’attribuait à sa formation «scientifique» aucune préséance sur l’approche poétique, voire naïve. Il était surtout fidèle en amitié. Il s’était peu à peu entouré de complices dispersés de par le monde qui constituaient «la bande à Rouch», où docteurs universitaires et célébrités côtoyaient des vanu-pieds. Il m’avait surnommé «le voyou», comme si les écarts de jeunesse m’avaient défini pour la vie. Et de fait j’ai fait, encouragé par son rire, de l’écart ma norme. C’est à lui que je fais appel pour évaluer la justesse d’un cadrage. Il me répond, gentiment moqueur: «Définis ton objet! Qu’il définisse le cadre, sinon c’est le cadre qui définira ce que tu auras filmé». Et il reprend son antienne: «Balance donc ce pied! La caméra doit faire corps avec toi! Tu ne dois pas être un «homme à la caméra», mais un homme-caméra». Mais mon œil appartient à ma tête, et ma tête est à jamais séparée de mon corps.
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MONADE Le désir de voyager recouvre toujours uniquement celui de te contempler dans un autre décor. Car, soyons sérieux, le concept d’aventure est une foutaise: tous les voyageurs parcourent un même chemin et foulent les pas de ceux qui les ont précédés. Je suis tous les voyageurs présents et passés et tous voyagent pour moi, qui ne bouge pas. Il n’y a de dépaysement que mental. Toi-même peux être remplacée par toute autre égérie, compagne du voyageur, voire n’exister qu’en rêve. Les lieux réels, si variés soient-ils, finissent par se confondre dans l’uniformité de l’exotisme. Ils ne sont qu’images pour t’encadrer lors de ton incarnation, catalyseurs pour l’alchimique opération de ta matérialisation. Après quoi, il convient qu’ils s’effacent. Seuls demeurent ton corps et mon désir.
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Marcel Duchamp Sans doute Valéry n’avait-il pas imaginé Monsieur Teste ainsi, maigre, presque pointu, et vérolé; pourtant Duchamp est le type accompli de la pure cérébralité. Il l’est devenu: benjamin, il lui fallait s’imposer dans la rivalité fraternelle pour la reconnaissance; séducteur, il était hanté par la virginité, seul unique stirnerien, qui ne se perd qu’une fois. Il a ainsi déplacé l’esthétique rétinienne vers le conceptuel, et la libido vers la sexualisation des signes – objets triviaux manufacturés, du trop fameux urinoir aux œufs parallélépipédiques en marbre blanc dans la cage d’oiseau, ou homophonies verbales à sous-entendus symboliques. Il avait commencé comme humoriste, il est parvenu à un détachement de toute mondanité. Il a porté la création à son septième stade: l’oisiveté. Tout chez lui est sublimé en intelligence destructive – sa première femme a divorcé parce qu’il la délaissait toutes les nuits pour jouer aux échecs – et chaque projet conceptuel implique la mise en cause de conventions – ses sectateurs souvent l’oublient –: staticité du nu, linéarité du mètre, définition sexuelle du visage, permanence de l’identité nominale, «travail» de l’artiste. Au-delà du sens – érotisme et dérision – de ses productions, il met en scène le principe que le visible sert à cacher: fenêtre en deuil, porte maintenant toujours une des deux salles fermée, sans parler de l’orifice d’«Étant donnés» qui fait du visiteur un voyeur. Il a bien compris qu’il ne devait sa gloire qu’aux successifs scandales provoqués, donc aux strictes contingences conjoncturelles. Plus que son œuvre, c’est son indifférence qui me retient, qui m’a soutenu quand mes films se heurtaient au mépris et aux humiliants refus. Il me frappe nonchalamment sur l’épaule, sourit de sa bouche sans lèvres et m’invite à oublier le monde, à m’en abstraire en ne considérant que son image stylisée sous forme d’échiquier ou de billard. Le jeu des carambolages cosmiques ramène l’orgueil blessé à sa juste vanité et me rend la paix nécessaire au combat.
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TOUCHER AU VIF Prises séparément, toutes les qualités de la vie sont décelables dans des objets inanimés ou des matières élémentaires: le mouvement appartient aux véhicules métalliques, à la pierre qui roule, à l’eau qui coule; même le frémissement se trouve à la surface du lac ébouriffé par le vent; la chaleur s’accumule dans les galets cuits au soleil, couve sous la lave en refroidissement; la fermeté élastique est imitable par n’importe quelle matière plastique; la souplesse est propriété de l’argile humide; jusqu’à la fragilité et l’éphémérité qui s’incarnent dans la neige qui fond, la flaque qui s’assèche, la falaise qui s’érode. C’est leur conjonction en un seul objet palpable, la peau palpitante, qui nous permet de percevoir, sans le percer, le mystère du vivant.
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Orson Welles Sa carrure l’empêche de passer inaperçu. Aussi, entraîné par une tendance innée à l’histrionisme, a-t-il choisi d’être toujours en représentation. Trop public, sinon mondain, trop mythique, je ne sais jusqu’à quel point l’homme, occulté par le personnage (avec ou sans faux nez), m’intéresse: je n’admire, je n’invente, que le cinéaste. Je reste à jamais marqué par la conférence donnée à la Cinémathèque qu’il conclut, après avoir sincèrement essayé de comprendre – faute de pouvoir y répondre – le jargon critique fumeux des étudiants qui le questionnaient, par un hymne à la liberté d’expression et une mise en garde contre ses deux plus puissants adversaires: le pouvoir financier dans le système libéral hollywoodien et la dépendance à l’égard des institutions d’État, menant à une insidieuse autocensure inconsciente, en Europe. Si son message a conditionné ma pratique, c’est d’abord parce que ce géant, que tous reconnaissaient comme génie, s’adressait à son public comme à des pairs. Débonnairement, celui qui ne parvenait pas à tourner ses œuvres nous passait le relais! Quelle solitude devait être la sienne, pour transporter toujours dans ses valises une fenêtre à monter sur chevalets, afin de faire de tout paysage une issue, un dehors! Je le cherche plutôt dans ses films, je l’observe attelé à sa table de montage. Il n’est jamais didactique, il aime raconter. Vérités ou mensonges ne valent qu’en tant qu’histoires. Ses paraboles sont l’inverse de sermons, car il sait que seule l’ambiguïté soulève des problèmes éthiques – c’est à dire vitaux –, que l’ordre et la règle sont des masques et cachent quelque chose. Le montage est une hypothèse de construction: les scènes ne «passent», sans souci de raccord, que par un coup de force. Baroque, il joue toujours en démesure. Figure emblématique de la condition du créateur contemporain – entravé autant qu’encensé, incontournable mais mis sous le boisseau –, il est la toise à laquelle je mesure, plus encore au niveau de la posture que du résultat, tout cinéaste prétendant vivre pour son art.
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TOUJOURS NOUVEAU L’amour est faim. C’est une question de survie. Tout nous parle d’amour, du papillon baisant la fleur à la mâchoire du tigre broyant sa proie, la nature entière baigne dans l’innocence du nouveau-né. L’amour se situe précisément dans la précaution excessive du papillon qui pénètre la fleur sans l’écorner et la fait reluire, dans le désir excessif du tigre qui se pourlèche les babines en bavant, comme dans l’excès du temps de la tétée du nourrisson repu qui s’entête à sucer le sein maternel. L’amour est luxe. C’est pourquoi dans un monde de vitesse et de rentabilité, incompatibles avec l’amour, les maisons maintiennent leurs portes closes, barricadées, coffrées, les voitures pressées éjaculent leur gaz sans tendresse pour la chaussée suffoquée, et l’amour agonise.
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Bertolt Brecht Il n’est pas romantique; il traque l’illusion. Il se veut combattant – il ne conçoit le théâtre que comme mode d’intervention – et, secondé par une dialectique hors pair, organise pensée et action quasi militairement. Il n’est pas séduisant. Ses yeux petits vous transpercent avant que la fumée de son cigare n’édifie, sitôt son jugement établi, une opaque barrière. Le mégot est ainsi son arme; de défense; les mots servent à l’attaque. Il repère immédiatement les défauts dans la cuirasse du raisonnement d’autrui et ses réponses sont de véritables réquisitoires. Il n’est pourtant pas dogmatique: même quand il est convaincu d’avoir raison, il n’en a confirmation que s’il parvient à amener l’autre aux mêmes conclusions. Il construit donc ses fables ouvertes, pour faire penser, comme les prémisses d’un syllogisme que le lecteur ou le spectateur doit résoudre. Son sens dramatique ainsi que des réminiscences de lectures adolescentes lui font choisir des décors exotiques – Inde ou Amérique – pour, posant la distance a priori, obliger le spectateur à l’abolir: sollicité à mesurer, étape par étape, la «résistible ascension d’Arturo Ui», le petit gangster de Chicago, c’est à l’ici et maintenant de l’Allemagne hitlérienne que le public est renvoyé. Il a surtout le sens rimbaldien de la formule: portées par la musique de Weill, ses chansons ressurgissent à la mémoire dans les occasions les plus dramatiques comme les plus triviales – Vian, qui les a traduites, en a adopté le modèle. Il m’apparaît chaque fois que j’entreprends d’écrire une fiction. Il exige une construction préalable, se méfie des dérives de la fantaisie ou de tout abandon au flux des mots. Il voudrait surtout me voir politiser plus clairement mon inspiration. Il critique mes plans et mes brouillons avec une argumentation sans faille en dix points. Mais je suis têtu. La fumée de mon maigre cigare se mêle à celle de son barreau de chaise. Il finit par rire, hausse les épaules et m’assure sans animosité que je suis un «cas perdu».
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ÉPROUVETTE L’amour ne saurait être transparent. La transparence est la qualité des corps gazeux – fluides, volatiles, infiniment compressibles – ou des objets fragiles – verre, cristal. L’amour est trouble, opaque, brusquement solidifié comme le noyau de calcaire formé par l’eau de chaux, comme le noyau de gaz solide comprimé par la croûte terrestre, comme le tanin fait lie au fond de la bouteille de vin. L’amour est le dépôt inabsorbable qui subsiste au-delà de l’ivresse. L’amour ne saurait être léger. Il est le plomb qu’aucune alchimie ne parvient à sublimer, la faute qu’aucune loi ne sait réprimander, la tache qu’aucun détergent ne peut effacer. L’homme préfère abandonner ce fardeau, quitte à faire de la vie, légère, joyeuse, un poids, une tare pour se lester à la terre.
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Manoel de Oliveira Il est d’abord l’obstination. Rien ne saurait le détourner de la voie qu’il s’est tracée. Il est habitué à l’isolement, ayant fait cavalier seul pendant plus de soixante-dix ans, avant d’être – avec toute l’hypocrisie qu’un tel statut comporte – considéré monument incontournable. Il sait les intérêts financiers et mondains en jeu. Il a mis au point de nombreuses stratégies pour s’épargner les conversations oiseuses ou les questions embarrassantes, en tête desquelles une fausse naïveté – quand on sait qu’outre son expérience sociale, de riche héritier à galant de cinéma en passant par la fréquentation de Régio et de nombreux artistes, sa passion pour le cinéma a impliqué l’information esthétique aussi bien que la connaissance technique –, une surdité sélective et un humour caustique. Il a assez vécu pour n’être guère dupe et son impatience n’est qu’un choix résolu de ne pas perdre son temps. Paradoxalement, sa méticuleuse organisation du travail lui permet d’être plus disponible que quiconque. S’il est naturel que l’admiration que je lui voue depuis l’éblouissement, à mon arrivée au Portugal, en voyant «Benilde», qui s’est mué en apprentissage de l’audace à mesure que se sont succédés les chefs d’œuvre, ne soit pas réciproque, l’intérêt bienveillant qu’il m’a toujours témoigné – acceptant de venir visionner mes films chez moi, se déplaçant à chaque invitation – m’a été plus précieux que toute reconnaissance publique. Nous nous rencontrons occasionnellement; nous ne nous fréquentons pas, mais poursuivons de loin en loin notre discussion sur les rapports entre l’image cinématographique et la pensée. Il est l’un des rares réalisateurs portugais qui ne parle pas de subvention, ne se plaint pas – pourtant rarement artiste aura été autant attaqué par la critique unanime – discute cinéma. Je poursuis solitairement – ou tout au plus avec Corbe – cet entretien lors de chaque tournage, chaque montage. Chacun de mes films est une pièce de plus au dossier de notre débat. Chacun des siens constitue une magistrale réponse.
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L’ART DE L’AMOUR La tentation du nombre, de la large audience, sans compter la célébrité qui ne manque pas d’accompagner la reconnaissance publique, a amené tous les artistes contemporains à se médiatiser: les musiciens s’électronisent, les plasticiens se numérisent, les écrivains même se cinématisent. Adaptations télévisées, installations vidéo, spectacles multimédia rêvent de concurrencer le «septième art», longtemps méprisé, quant à son impact sur le «grand public». Les artistes croient obscurément que l’identité de support facilitera la diffusion et la confusion des produits. Ils n’ont donc pas compris que le succès du cinéma, comme de la chanson, tient à cette seule fonction: entretenir, même sur un mode dégradé ou racoleur, le mythe flamboyant de l’amour.
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Boris Lehman L’homme le plus sociable que je connaisse est sans doute aussi le plus solitaire. Il se filme à travers les autres et incarne, dans ses films que l’on dit «narcissiques», l’humanité entière – attitude au fond très juive. Conscient de la brièveté de notre passage sur terre, il enregistre des fragments du temps, mesure humaine de notre néant. Sa vie se confond avec le cinéma. Il se demande si une journée sans trace filmée a bien été vécue; il inscrit donc sa mémoire sur pellicule. À la différence de Mekas, il ne filme pas un «journal»: il s’agit d’interpréter la vie, de lui donner sens. Ce qui est unique chez lui, c’est la capacité de passer, par le cadrage et le montage, du physique au métaphysique, de dégager l’abstrait du concret. De festival en festival, il parcourt le monde dont il sait que le centre n’est nulle part; aussi revientil toujours à Bruxelles, qu’il habite comme un vagabond, connu et anonyme, courant sans cesse d’un lieu à l’autre – le téléphone est à la salle de montage, la caméra chez tel ami qui lui prête une chambre, les bobines dispersées dans plusieurs caves, le lit chez une amie… Son véritable univers est le cinéma, temps sans espace. Nous nous sommes rencontrés il y a vingt-six ans dans un festival, à la projection de son premier long métrage dans une salle vide, puis le lendemain, dans la même salle vide, pour visionner le mien. Seuls spectateurs, un peu gênés, nous nous sommes présentés et notre poignée de main a scellé une amitié qui dure encore. Je sais qu’il voit mes films et les comprends comme je vois et comprends les siens. Mais, moi qui ne tourne que sporadiquement, c’est au quotidien que je pense à lui: mon regard s’arrête sur un arrangement accidentel d’objets ou de mots, une visite imprévue, une conversation entendue au café, mille détails dont la signification m’est obscure mais certaine et que je ne fixe pas, ne retiens pas. Le sable des jours est toujours le même, le sablier ignore le temps qu’il mesure. Boris a inventé la caméraclepsydre. Et nous, ses amis, ne survivront peut-être qu’en ses images.
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ICONES L’important, c’est la promesse. L’espoir qui nous fait vivre n’est, par définition, qu’illusion; perdre cette illusion, désister, se conformer, revient à mourir prématurément. L’amour est sans doute la plus haute promesse, et je comprends ces princes persans qui tombent amoureux d’un portrait. La princesse qui ressemblera à cette image peut n’en avoir pas été le modèle si elle en reflète la promesse. Ainsi, j’assimile Corbe à une jeune tahitienne peinte par Gauguin, tandis qu’elle retrouve dans mes traits une baigneuse de Van Dongen – qui personnellement m’évoquerait plutôt Jane Fonda. La «cécité» de l’amour tient à cette voyance: entendre l’ange dans la voix, voir l’idole dans la femme, la madone dans la mère, voire la reine dans la rainette.
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Vincent van Gogh Son abord est farouche. Il est habité d’une telle tension interne qu’il ne parvient pas à s’exprimer par les mots. Il a commencé par refuser: le père, la tyrannie du père, la complaisante satisfaction du père, le dieu du père – qui fait de la souffrance la condition humaine. Tout son parcours est animé par le double besoin de rendre compte de l’héroïsme sans gloire des misérables et de protester contre l’intolérable situation où l’homme survit. Il a d’abord tenté de partager ce tourment. Pour lui trouver une raison, il en est venu à le dépasser, à en faire une passion. Il haïssait la nature que seuls les travaux des hommes avaient réussi à adoucir. Le ciel en gésine enfante des astres monstrueux pour accabler les humains. La nature est toujours en convulsion, en contractions douloureuses pour quelque accouchement avorté, éruption sans fruit, incendie sans chaleur ni lumière. Il peignait comme les chevaliers d’autrefois affrontaient le dragon. De ce combat, son regard est resté ravagé et bientôt ravagé tout ce qu’il contemplait. La folie de Vincent, c’est cette conscience qu’il n’y a pas de différence profonde entre le paysage peint et son autoportrait torturé. Il n’a jamais peint qu’un nu et l’a intitulé Sorrow. Il se cherchait sans cesse des modèles qui ne pouvaient que s’épouvanter de l’image qu’il leur présentait. Il en était réduit à peindre des copies de toiles de maîtres ou des fleurs, humbles indices de l’aspiration humaine à un autre monde où la fragile beauté aurait sa place. Le soleil brûle les tournesols, ses images terrestres. Vincent dénonce le feu noir allumé sur terre, le crime latent. Il exprime par la couleur la vérité primaire des choses et des hommes, vérité de souffrance qu’il n’arrive pas à expliquer mais qu’il sait mortelle. Le chemin qui s’ouvre dans son dernier tableau est visiblement arrosé de son sang. Sa fièvre est si ardente que je me sens futile à son côté. Je comprends son agressivité. Il me tolère, sans doute seulement pour diminuer sa solitude, mais m’interrompt dès que j’ouvre la bouche: «Travaille! Il faut souffrir!».
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DÉBOUCHÉ Chaque baiser cherche une bouche. Chaque baiser cherche à créer une bouche. La «blessure large et creuse» que Baudelaire rêve d’infliger «à celle qui est trop gaie» est encore une bouche. Couvrir de baisers le corps de l’autre revient à multiplier ses bouches, à susciter par toute sa peau de nouvelles bouches, à le changer en bouches. Il n’est de baiser qu’urticant, ou lépreux. Cependant, la peau élastique se plie au baiser et ne veut pas rompre. Le corps reste imperméable, la chair impénétrable. Les baisers flottent à fleur de peau et éclatent comme des bulles sans laisser de traces. Jusqu’à ce que ma bouche affamée atteigne le giron et découvre entre les cuisses ouvertes, sous l’œil cyclopéen du cul, la bouche sans langue ni dents de ton sexe.
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Charles Baudelaire Il a l’œil sec. Son émotion se traduit tout au plus par un bref ricanement. Sa solidarité n’entame pas sa solitude. Sa souffrance personnelle est telle qu’il préfère imaginer celle des autres: la sienne est indicible, il ne peut écrire que celle d’autrui. D’où la nécessité du détachement, la pose permanente, caricaturalement napoléonienne. Sa meilleure arme, l’ironie, est tournée contre soi-même, puisqu’en dernier ressort l’autre, aussi misérable voire méprisable soit-il, est avant tout son semblable. C’est au tréfonds de soi qu’il puise la boue qu’il s’acharne à transformer en or. Au bordel, où il choisit les plus disgracieuses, les plus décrépites, se contentant de respirer leur parfum trop épicé, c’est à son pénis syphilitique qu’il se trouve confronté. Aussi transmue-t-il l’impuissance par le recours aux souvenirs, exotiques autant qu’imaginaires, faisant des corps des îles et de l’expérience sensuelle un voyage – qui ne peut déboucher que sur la vision du squelette futur. Pourtant il devine, il invente plus qu’il ne l’a vue, la beauté moderne, éclair du regard et de la jambe nue d’une passante de rencontre. Il en établit promptement le programme: de cette beauté fugitive à la beauté convulsive il n’y aura qu’un pas à franchir. Lui-même agit par impulsions, secousses nerveuses inattendues, imprévisibles dans la torpeur de son indifférence maussade. Il écrit par éclats de pensée lapidée, par orgueil autant que par désespoir. Pour avaler l’indigeste aphasie du monde, il réclame de la moutarde: il s’agit de relever le goût. Il ne prend au sérieux ni mes exaltations ni mes maladroites tentatives d’écriture; tout au plus esquisse-t-il une moue dédaigneuse et, sans commenter, laisse tomber un «continue!» que je prends comme un encouragement. Il ajoute, sévère: «affûte!». Puis il se détourne pour se perdre dans la foule, retardant l’heure de rejoindre Jeanne acariâtre et alitée. Seul le laudanum parvient, pour quelques précieux instants, à alléger le poids de la laideur de l’existence, à offrir le court oubli que, toujours, Charles attend.
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COSMOMORPHISME À la surface de ton corps, il y a des collines, des dunes, des forêts, des vallons, des précipices, voire des cascades. Dans tes cheveux, il y a des vagues perpétuellement ondulantes, une végétation sauvage, des rafales. Au fond de tes yeux, il y a un océan, des étoiles. Dans ta bouche, il y a un imprenable poisson, un récif de corail immaculé. À l’orée de ton sexe, il y a des grottes impénétrables, des séismes – tremblement de terre et raz de marée –, un rayon de miel. Au bout de tes doigts, il y a un piano, une mélodie, un clapotis, une écriture indéchiffrable. L’aimée ne possède pas «toutes les qualités», n’incarne pas la perfection, mais son corps contient en miniature l’univers entier où j’erre, cherchant inlassablement le coin de terre promise où habiter.
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Bob Dylan Il voulait la gloire. Il la connut à vingt ans pour sa jeunesse. Il voulait la reconnaissance. Il l’a connue à cinquante ans pour sa fidélité. Idole du renouveau musical américain politisé, emblème d’une génération, modèle d’innombrables imitateurs qui ne révèlent pas toujours leur source, il a abordé de nombreux styles, de la pop – guitare électrique et batterie – à la variété – chœurs féminins en fond – en passant par le rock ou le reggae, mais, parti du folk, il y revient périodiquement. Son inspiration, de la chanson politique à la rengaine amoureuse, est tout aussi variée. Où se situe donc son originalité? D’abord au niveau des paroles: la moindre ballade contient des images fulgurantes dignes de celui à qui il emprunta son nom de scène. Également par le parcours individuel dont elles rendent compte: passions, ruptures, colères, conversion, reniement. Parvenant à formuler poétiquement ses émotions, il exprime ce que tant d’entre nous ne savent dire. Il partage ainsi avec certains auteurscompositeurs le privilège de fournir les mots et la mélodie adéquate à la traduction de sentiments vagues, passionnés ou désenchantés, qui sans cette sublimation par autrui resteraient condamnés à la trivialité – dans un registre musical bien différent, c’est aussi l’apanage de Chico Buarque de Holanda. Ses airs flottent dans ma tête, ses vers me viennent spontanément aux lèvres quand je cherche à synthétiser quelque impression trop forte pour lui trouver une expression, sinon juste, satisfaisante. La chanson est la vraie poésie populaire. J’ai nommé Corbe en souvenir d’une de ses chansons. Quand je cherche l’origine d’une image insistante, il m’est souvent arrivé de supputer a priori qu’elle devait se trouver dans Shakespeare pour conclure finalement qu’il s’agissait d’un refrain de Dylan. Il est resté maigre, emporté, en rajoutant sur l’éraillement de sa voix, toujours très égal à lui-même. Je ne suis jamais allé l’écouter en concert, je ne l’ai jamais approché, de peur d’être pris pour quelque stupide groupie.
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INÉPUISABLE On n’a pas tout dit sur l’amour. Le sujet est si complexe, noue tant de fils épineux, de la sexualité à l’enfance, du rêve au transfert, de l’illusion au désir, du tabou au sentiment, etc., qu’on ne saurait l’approcher globalement – d’où l’intuition d’un aveuglement – et qu’on pourrait affirmer qu’étant inépuisable, il reste presque «vierge». Ila fallu attendre les surréalistes pour que surgissent de nouveaux concepts, amour fou, amour sublime, et que lui soit reconnue sa place dans la vie mentale humaine: la première. Il a fallu le cinéma pour qu’il s’impose comme mythe capable de transgresser les valeurs sociales et de réclamer l’utopie. L’amour est l’impossible accompli ici et maintenant. Chaque couple, croyant le redécouvrir, le réinvente. Chaque amour est unique.
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Antoine Bonfanti Sec, comme une racine d’olivier, entier, comme une églantine inséparable de ses épines, droit comme un phare, il portait la Corse dans son cœur et son caractère. Il parlait peu, si ce n’est des auteurs de science-fiction qu’il dévorait et des tournages où il avait «appris» le cinéma. Car le pionnier du son direct et du mixage en temps réel voyait chaque film comme un apprentissage et faisait état de sa reconnaissance à l’égard de tout réalisateur – et d’abord de Godard – capable de le surprendre, d’innover, de lui lancer un défi esthétique ou technique, de tirer de lui le meilleur. Il était toujours au service des films, cherchait, perchette à la main, leur son propre, tâtonnait, expérimentait, n’appliquait jamais de recette. Chacun peut reconnaître, ne serait-ce qu’à l’amplitude dynamique du spectre sonore et à la netteté de chaque source, les films sur lesquels il a travaillé. Car, malgré sa modestie, c’était lui qui enseignait à courir des risques, à n’être jamais esthétiquement paresseux, à aller jusqu’au bout de sa cohérence. Et, bien sûr, à écouter. Sa fidélité et sa simplicité n’étaient pourtant souvent pas payées de retour. Comme il ne transigeait pas, seuls les plus honnêtes lui sont restés fidèles: Marker, Gitaï, Vecchiali, Lehman… Je l’ai rencontré à Porto en 1983. Timidement, je lui demandai d’enregistrer pour moi un silence «réprobateur». Trois mois plus tard, il me faisait écouter quelques dizaines de silences. J’en retins deux. Il approuva mon choix et notre estime, qui devait tourner à l’indéfectible amitié, fut scellée. Le son sur mes films devint ma priorité, jusqu’à réaliser un film sans images pour «Ma’s sin». Lorsque j’hésite, c’est sa voix éraillée qui me pousse à l’audace, m’oblige à ne pas séparer le cinéma et la vie, m’incite à faire du tournage une aventure. Il écoutait pousser les fleurs. Le micro à l’affût. Au fil des ans, il ne changeait pas, malgré son doigt coupé, malgré le sable accumulé dans les écouteurs de son casque. Aujourd’hui encore, même s’il ne doit plus les mixer, je tourne mes films avec lui, pour lui.
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FONTAINES Moi qui aime le goût de ton foutre, un peu salé comme l’huître, un peu amer comme l’amande ou la mauresque, un peu aigre-doux comme du cidre, un peu écœurant comme une crème fouettée relevée d’une goutte d’urine, moi qui le bois goulûment comme on lape du bout de la langue le fond d’un verre de liqueur, moi qui n’ai d’autre terme de comparaison pour imaginer le nectar et l’ambroisie, boissons des dieux qui rendent immortels ceux qui en goûtent, ou encore l’inimaginable eau de la fontaine de jouvence, je rêve que mon propre foutre ait la saveur de la fraise ou de la vanille, je veux dire de ton parfum préféré, afin que tu t’en gorges, sans sacrifice, sans répugnance, comme tu lamperais avidement un calice de vieux porto, par pur gourmandise.
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Ana Deus Bien qu’elle ne soit pas ma fille, que je l’ai connue déjà adulte, j’éprouve le sentiment de l’avoir vu grandir. Artistiquement, éthiquement, humainement. Elle n’étale aucun savoir, ne se montre jamais érudite, mais s’avère au courant de tout, à la page tout en maintenant une distance critique vis à vis des modes. Son bon sens, allié à une profonde ironie, rend ses jugements infaillibles. Pourtant, ses sources, principalement médiatiques, rarement livresques, sont aux antipodes des miennes. Elle traduit immédiatement le vécu en pensé – alors que je ne parviens jamais à combler le fossé entre ma vie mentale et ma pratique casanière – et ne cherche pas à mettre le moindre ordre dans le chaos du quotidien. Elle s’adapte constamment et invente au jour le jour aussi bien les tâches que leur mode d’accomplissement. Car elle ne sait être qu’elle-même, n’a ni modèle ni patron, et doit donc composer tous ses rôles, de femme, de mère, d’artiste, d’amie, à l’instinct, sans souci de conformité. Retenue par aucune convention, elle expérimente sans hésiter tous les médicaments qui lui tombent sous la main. Elle est en somme le contraire de Robinson Crusoe: le naufragé reconstruisait le monde de la libre entreprise sur son île déserte, elle installe sa marge – qui tient à la fois du dépotoir et de la caverne d’Ali Baba – en pleine civilisation urbaine. Elle a le rare don de me surprendre – il n’est pas étonnant qu’elle s’entende si bien avec Corbe –, d’apporter plus que ce qu’on attend, d’exercer une critique lucide qui ne met pas en cause sa confiance, de rester toujours solidaire. Sa créativité nonchalante me stimule. C’est à elle seule que j’ai pensé pour le rôle de Musidora. Non pas tant pour sa «beauté», elle aussi en dehors des canons – visage allongé, corps trop grand, qui l’embarrasse –, mais pour la pénétration du regard. Comme, quand elle chante, ce n’est pas tant la voix qui me séduit que l’intelligence de sa diction, qui éclaire le sens des paroles. Je n’aurais jamais écrit de chansons sinon pour elle, pour qu’elle me les révèle.
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DANS LA PEAU Comment peut-on cesser d’aimer? En me coulant sur ton corps, j’ai imprimé ton image sur ma peau de façon plus durable, plus indélébile que la lumière sur une plaque photosensible. Il faudrait pour cela m’écorcher. Seuls les serpents savent muer. Mais même eux ne changent pas périodiquement de dents; or ma bouche s’est moulée à la tienne. Tes caresses m’ont sculpté, tes baisers ont façonné mes traits. Il faudrait me défigurer. Tout au plus peut-on concevoir que de nouvelles images, de nouveaux corps se superposent au tien, finissent par le brouiller sans l’effacer; mais ce faisant, ils ne sauraient s’inscrire sur moi que brouillés eux-mêmes, si bien que tous les amours finiraient par se confondre, par recomposer ton image à peine un peu plus floue.
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Jean-Luc Godard Avec son front dégarni, il était vieux avant l’âge. Or il n’a pas changé, si bien qu’il est devenu le plus jeune des cinéastes vivants. Il a voulu assumer la totalité du cinéma: il appartient à une génération qui pouvait encore se vanter d’avoir vu quasiment tous les films depuis la «Sortie des usines Lumière» et, le premier, il a entrevu et annoncé la mort du cinéma avant qu’on comprenne qu’elle coïncide avec la fin de l’Histoire. Il s’en est fait l’incarnation, allant jusqu’à troquer la Gitane pour le cigare wellesien. Il joue le rôle, sinon de «dur dieu de l’art», de la conscience cinématographique. Criquet critique. Il entretient une certaine terreur intellectuelle, construisant une rhétorique fondée sur l’affirmation catégorique, faussement naïve, corroborée par le jeu de mots. Tous le citent, très peu voient ses films. Or c’est dans ses films plus que dans son discours qu’il est pionnier: d’un côté il convoque tous les arts, littérature, peinture, musique, que le cinéma a depuis sa naissance pillés, interrogeant leurs rapports – comment l’un éclaire l’autre –; par ailleurs il a assimilé cinéma et vie. Il filme au présent et, attentif, a toujours une longueur d’avance: «La Chinoise» a été réalisé un an avant Mai 68. Il est très difficile de discuter avec lui: sur la défensive, il préfère d’emblée attaquer. Il garde un accent, pas vraiment régional, qui marque sa différence. Parlant au nom du cinéma mais se maintenant, non sans force ambiguïté, non sans double jeu à l’égard des grosses boîtes de production et des chaînes de télévision, en marge du système, il dévie le média du mainstream, le réhabilite, l’actualise. Son choix du présent exclusif fait de Griffith et Jarmush ses contemporains. Ses «histoires du cinéma» ramènent l’Histoire à ses images et, délimitant un univers strictement cinématographique, annulent le temps. De cet univers, ses films nettoient les écuries de leur purin de conventions et, faute de fournir une clé, font sauter les serrures. Du moins les nouveaux arrivants n’auront-ils pas à enfoncer de portes ouvertes.
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MAL AIMER Les concepts ne valent rien, seules les formes existent. En amour comme dans le reste. Certes, cris, plaintes, disputes, pleurs sont des manifestations d’amour, mais ce pauvre constat signifie seulement que, par amour, on peut vivre mal. L’important n’est pas tant d’aimer que de trouver les formes qui rendent la passion vivable. Il me semble aujourd’hui que l’idée de sacrifice, la conception de la vie, quelque goût que tu aies pour elle, comme calvaire, préexistait à ton amour, s’est greffée sur lui comme une orchidée vénéneuse sur un manguier. Il n’est pas sûr que nous puissions nous aimer plus, mais il est flagrant que nous nous aimons mal. Tes baisers claquent comme tes reproches; ta souffrance berce mes nuits, perce dans les aboiements des chiens de la voisine.
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Alberto Savinio Son extérieur est trompeur: sous la veste anonyme et les lunettes de bureaucrate se cache un des esprits les plus libres de tous les temps. Il n’accepte aucune idée reçue. Aussi, pour pouvoir penser, a-t-il dû redéfinir le monde dans ses moindres parties, objets et concepts, entreprenant la rédaction d’une interminable «Encyclopédie nouvelle» et personnelle. Son option d’une conception latine de la culture aboutit à une refonte paradoxale de toutes les valeurs héritées d’une Histoire qui s’est constituée en discipline pour justifier le présent de l’état social. Son panthéisme agnostique lui permet de discuter avec les divinités anthropomorphes de l’Olympe, de les convoquer ou de les dénoncer, mais surtout de les observer à l’œuvre sous leurs déguisements humains. Il parvient ainsi à donner un sens aux inquiétudes métaphysiques peintes par son frère – il suffit de comparer les mannequins sans visage de Chirico à ceux d’Alberto. Le monde n’étant plus donné, il est entièrement à découvrir, à explorer. Sa curiosité est sans bornes. Il voit en toute vie l’aventure mentale et en toute conversation l’occasion – sous l’illusion d’exprimer des idées ou des opinions – de se raconter. Capable de discerner les formes ectoplasmiques engendrées par les mots et les choses, il se meut dans un univers grouillant de fantômes, dieux désuets et morts ne se conformant pas à l’oubli, qui l’accompagnent et le conseillent dans toutes ses interventions au sein de l’actualité. Il a connu de près ses grands contemporains, a vu l’effondrement du système social lors de la première puis de la seconde guerre mondiale, ainsi que la dissolution radicale sinon définitive des systèmes esthétiques. À cette dernière, il a participé. Après quoi il a entrepris, à l’instar de Breton mais dans un total isolement, la reconstruction d’un système de valeurs, où passé et avant-garde puissent s’épauler harmonieusement, aller de front sans se combattre. Pédagogue, incurable optimiste, il a adopté, nouveau Tirésias, le visage et la voix de Corbe pour m’encourager: «Persiste!».
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SOUVENIR DU PARADIS Ève croqua la pomme et devint pomme elle-même. Et Adam la croqua. Adam à son tour croqua la pomme et avala le ver. Ainsi s’apparentat-il à jamais au ver. Chacun de ses descendants est condamné à naître nu comme un ver et doit après sa mort retourner à la vermine dont il est issu. Nos ancêtres mythiques nous ont légué, par gènes ou par plaisir, l’obscure mémoire du fruit défendu. Pas intact, bien sûr; grignoté, fragmentaire. De la pomme édénique, tu n’es au plus qu’un quartier, et je suis tout juste le trognon. Nous le portons pourtant en nous et ses pépins s’appellent cœur et âme. Et toujours le ver de ma verge veut retourner à la pomme de ton cul. Car les amants, depuis le fond des âges, tentent désespérément de reconstituer le fruit originel.
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Walter Benjamin La pensée progresse par modes. Le concept précède son contenu: ainsi les néologismes surréalisme – créé par Apollinaire – ou modernité – inventé par Baudelaire à propos de Constantin Guys. Par ailleurs, la pensée est fruit d’un temps défini, plus que par son idéologie, toujours vague et formulée par dérivation du sens des mots dont elle hérite, par le concret des objets et des pratiques qui le caractérisent. Juif dans une Allemagne où les meilleurs esprits sont fascinés par la puissance du nazisme montant et qui lui ferme les portes de l’Université, Benjamin doit s’exiler géographiquement et, soucieux de comprendre les contradictions de la modernité qui l’entoure, choisit de s’exiler temporellement et de reconstituer minutieusement certains espaces symboliques du Paris rénové par Haussmann où Baudelaire forgea son concept et son programme. En outre, il s’interroge, le premier, sur le devenir de l’œuvre d’art dans un marché conditionné par la circulation de reproductions – il a entrevu la problématique de la production et distribution de masse avant que Canetti en décrive l’utilisation politique et que Morin en dégage les traits culturels propres; Malraux, quant à lui, n’a fait qu’extrapoler la création de son «musée imaginaire» par le consommateur à partir des conclusions de Benjamin. Il m’oblige à matérialiser ma réflexion: un point de vue ou une perspective dépendent d’une place précise adoptée dans un espace mesurable. Toute action est l’aboutissement d’un processus plus bureaucratique – ne serait-ce qu’au niveau financier – que mental. Chercheur sans domicile fixe, il collige et collationne les traces des sourdes transformations que l’Histoire néglige. Timide, apeuré même derrière des lunettes qui ne le protègent pas, il ne trouve refuge ni dans le passé ni dans le présent – le futur est barré par l’apocalypse proche. Je sais qu’il s’est trompé: l’inflation annule la reproductibilité; à mesure que la massification s’est intensifiée, les films les plus marquants sont devenus introuvables. Mais je le comprends: que vaut la vie dans un monde sans aura?
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SANS RETOUR Le train de l’amour – comme ces convois fantômes qui transportaient des déportés ou, aujourd’hui, des matières radioactives – n’est indiqué sur aucun horaire et n’affiche aucune destination. Il démarre sans crier gare, ne s’arrête dans aucune gare. Lancé à une vitesse inconcevable, il fait défiler les jours et les nuits jusqu’à abolir la moindre notion du temps. Ballotté par le cliquetis des rails et la monotonie d’un paysage réduit à de larges traits horizontaux, j’avais fini par somnoler. Quand je me suis réveillé, le train s’était retiré sur une voie de garage avant d’être aiguillé sur une nouvelle destination inconnue. D’autres paysages défilent, mais j’ignore où j’ai bifurqué comme l’improbable terminus. Sur les impénétrables voies de l’amour, je me suis égaré.
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Federico Fellini Son imagination était plus vaste que toutes les images que pouvait lui offrir le cinéma; il a dû en créer de nouvelles. Chacun de ses plans est signé, reconnaissable entre mille. Il est l’encombrant rhinocéros survivant au naufrage de la «nave» – à l’instar de l’armoire ou des tulipes des premiers films de Polanski, mais celui-ci n’a pas tenu les promesses de ses courts métrages. Ses films parlent de tout, de lui, des femmes, de rien. Il pense en images, il crée ces images, et seule la durée imposée par la distribution conditionnent sa liberté – quant aux impératifs financiers des producteurs, il n’éprouve de plus grande jouissance qu’à les ruiner. Du cinéma il retient avant tout l’élargissement des limites du représentable: il est le cinéaste du studio et de l’artifice. Or la réalité elle-même devant sa caméra se fait onirique: «Roma» s’ouvre sur un authentique embouteillage et se referme sur une ronde de motards filmés en décors naturels. Il fait éclater la frontière entre le vrai et le faux: vraie la projection ratée du document sur les «clowns» Fratellini chez Étaix; vraie l’émotion de Mastroianni et Ekberg se revoyant, dans «Intervista», demi-dieux sous la fontaine de Trévise vingt ans après; fausse la glace couvrant plastiquement la Venise de «Casanova», le fabuleux paquebot de lumières d’«Amarcord»; vrai le congrès féministe de «Cité des femmes». En la filmant, il transforme et sublime la réalité. Il est l’architecte d’un univers cinématographique où se côtoient phantasmes et réel sans solution de continuité. Mes conditions de production ne me permettent pas d’essayer même un plan tel qu’il pourrait le tourner – aussi bien, ses imitateurs, de Kusturica à Allen, m’ont-ils toujours déçu – mais il demeure le modèle absolu vis à vis duquel je me situe. Sa verve baroque m’attire, tempérée par l’austérité de Bresson ou Dreyer – ou Murnau et Vigo, mes premiers maîtres. Sa démesure est une invitation à la pratique illimitée de la liberté d’expression, matérialisation du rêve, création sans concurrence divine.
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SALTIMBANQUE L’amour est arrivé au village, avec ses couleurs criardes, ses paillettes, ses cuivres et ses mélodies ringardes. Les petits enfants vont rêver devant les robes de princesse – maillots chamarrés et scintillants de strass – et les habits de prince charmant – bottes et jaquette rouge à galons dorés, sans compter l’indispensable accessoire: le fouet. Mais les parents voient d’un mauvais œil les roulottes s’installer et décident tous, sans se concerter, d’enfermer ce soir leurs aînées: certaines, encore atteintes de romantisme, pourraient, à force de rire et de retenir leur souffle, s’emballer et avaler ces balivernes. Et si l’amour faisait mine de vouloir s’attarder, ils n’hésiteront pas à «employer les grands moyens», à empoigner les fourches pour le forcer à déguerpir.
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Heinrich von Kleist Héros stendhalien à son insu, il comptait sur Napoléon pour libérer l’Allemagne du joug austro-hongrois. Parti d’enthousiasme rejoindre l’empereur conquérant, il devait être arrêté comme espion par l’armée française. Il aspirait à un idéal que ni la vie ni la société ne pouvaient lui fournir. Sa courte vie présente tous les traits de ses drames et nouvelles: la dimension onirique – entre l’exaltation utopique et les coïncidences pratiques – et l’écart tragique et dérisoire entre une exigence d’absolu et le jeu des méprises. Il pose toujours le questionnement des valeurs à leur plus haut niveau, qu’il s’agisse d’amour ou de justice, mais ses paraboles ne débouchent sur aucune leçon morale. Les personnages de Kleist ne plient jamais et ne sont pourtant pas maîtres de leur destin; emportés par leur passion sans concession, ils restent les jouets de circonstances qui leur échappent. Jamais le conflit entre le hasard et l’impérieuse nécessité intérieure n’a reçu une expression aussi lapidaire. Kafka malade a accepté de lire «Michael Kohlhaas» en public par dévotion pour la prose de Kleist. Je ne peux le lire qu’en traductions, mais je trouve dans l’atmosphère unique de ses récits, à la fois réaliste et hallucinée, l’annonce – ou l’écho – des vies et des œuvres de Pouchkine et Büchner, voire d’Evariste Galois. Sa pureté l’acculant à l’échec ou à l’impasse, il reprend au dernier moment les rênes de sa vie et, réclamant les droits non consignés dans la «Déclaration universelle» – de se contredire et de s’en aller –, répond à l’appel d’Henriette Vogel: après avoir écrit la plus lyrique litanie amoureuse de toute la littérature, il met fin à leurs jours. Il m’apparaît toujours au moment des bilans et des décisions drastiques, pâle et fiévreux, raide et même un peu militaire, le regard droit, partagé entre la fougue et l’amertume. Il était auprès de moi il y a deux ans, se montrant sceptique mais intéressé par les barbituriques. Il me tenait la main quand j’ai sombré dans l’inconscience.
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SAINTE PROSTITUTION Nous ferons de l’amour profession. Je serai à ton gré ton souteneur ou ton gigolo. Tu seras ma pute ou ma cliente. Nous varierons les costumes et les accessoires, nous distribuerons les rôles et les échangerons. Je me travestirai en fille, tu te déguiseras en garçon. Nous expérimenterons toutes les positions. Je t’allumerai, tu me violeras, je te culbuterai, tu me déshabilleras. Je serai ta vierge, tu seras mon bourreau, je te présenterai la pomme, tu me monteras comme un cheval. Nous nous embrasserons, nous nous mordrons. Nous nous caresserons, nous nous déchirerons, nous nous écorcherons. Je te tondrai, tu me châtreras. Jusqu’à ce qu’enfin, redevenus fœtus sanglants, débarrassés de nos atours, de nos appas, de nos peaux et de nos préjugés, nous soyons capables de réinventer l’amour.
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Roland Barthes Il est avant tout un critique hors pair, sensible aux signes discrets révélant le cliché sous la formule. Mais il est également un combattant, dénonçant à travers la sémiologie la présence d’une mythologie secrétée par le pouvoir et diffusée par les médias. Ses cibles sont passées des médiocres journalistes aux intouchables pontes universitaires. Il est devenu l’homme à abattre, mais son outillage théorique et sa dialectique se sont avérés plus solides que leur tradition rhétorique et leur conviction bourgeoise de possédants – du sens et de la culture. N’hésitant pas à se mettre ironiquement au centre de son étude, ou à rejeter caustiquement une tendance au dogmatisme scientiste à laquelle il n’avait pas échappé dans les années 60, il reste inclassable, irrécupérable, une vraie truite. Gourou d’une génération, il n’a – comme Foucault – pas laissé de descendance – tare ultime de l’homosexualité. L’université l’a encensé mort pour plus vite l’enterrer. Il savait qu’on ne défait pas l’ennemi idéologique sur son propre terrain, que toutes ses démonstrations n’empêcheraient pas les magazines féminins de fleurir. Mais au-delà de cette victoire avortée contre la stupidité médiatique ou la myopie universitaire, restent valables la méthode de déchiffrement du texte et la jouissance de la lecture qu’il a su exciter. Un article de Barthes se lit par plaisir: l’intelligence de la critique passe par la précision sinueuse de l’expression, l’irradiation sémantique des mots. Un article de Barthes se lit comme une page de Proust. Il revendiquait le désir frustré de tout critique – c’est à dire lecteur – de se faire écrivain. Il lit par-dessus mon épaule et me pointe négligemment du doigt les indices pertinents pour décoder l’intention, plus ou moins consciente, plus ou moins assumée, trahie par l’écriture. Il fait reluire sous mes yeux les poèmes, il érotise mon rapport aux textes. Mais il se retire discrètement dès que je prends le stylo et m’abandonne – par pudeur, dédain ou simple désintérêt pour mon «babil» – à une solitude onaniste pour la rédaction de mes propres textes.
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TAISONS-NOUS Histoire sans paroles, dessin sans légende, livre érotique «sans orthographe», petite mort sans phrases, l’amour est muet – pour aimer, la petite sirène troqua sa voix pour des jambes. Son unique musique est le battement du cœur et le froissement des vêtements. Son chant est le râle – l’autre chant est déjà plainte, souffrance l’emportant sur le plaisir. En amour, les mots sont de trop, le son de la voix est superflu en présence du corps. Les baisers même sont des baillons. Ce n’est qu’à distance que la voix gagne son «grain», matière immatérielle, pure vibration, épaisseur ectoplasmique qui signifie à la fois absence et désir de prendre corps, d’être là, en chair et en os. Pourtant, de l’autre, seule la voix pénètre en nous, criant l’impossibilité de la silencieuse fusion amoureuse.
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Elias Canetti Il a le visage d’Einstein retouché pour jouer Caligari: dur, puissant, «incorruptible» – comme on disait de Robespierre. Il a disséqué les phénomènes de masses humaines qui marquent les pires moments de l’Histoire du XXème siècle. Pourtant, ce n’est pas tant l’acuité du chercheur qui a laissé en moi une trace indélébile que la sensibilité de l’écrivain: «Auto-da-fé» est un des rares récits véritablement hallucinatoires d’où, une fois entré, il est impossible de ressortir indemne – je ne connais qu’une demi-douzaine d’auteurs de cette trempe: Kleist, Kafka, Lowry, Melville, Panizza, parfois Stevenson, Schulz ou Landolfi. J’ai été piégé: sollicité à accompagner un protagoniste falot, légèrement maniaque, je me suis vite trouvé contraint de suivre les rouages d’une paranoïa galopante et partagée – par tous les autres personnages sans exception – jusqu’à ce que le monde lui-même se déforme selon leurs délires contradictoires. Cette distorsion s’opère à travers des gestes et des actions triviales, décalquées d’un quotidien familier – Bergman retiendra la leçon –, menant inéluctablement à l’incendie de la bibliothèque, à la ruine de toutes valeurs hormis les appétits les plus primaires et agressifs. À travers cette contamination du réel par un esprit dérangé décrit de l’intérieur, notre raison, qui n’a pas su se défendre, est atteinte. Nous pénétrons l’âme de la barbarie moderne, où les clercs – le héros, sinologue, est un universitaire – participent à la destruction de la culture. Les masses étudiées plus tard ne sont pas celles des statistiques mais des meutes issues des temps préhistoriques ressurgissant en plein cœur de la civilisation. Canetti n’est pas optimiste mais il estime que plus l’état des choses empire plus se justifie une résistance intellectuelle. Il revient toujours à Karl Kraus, dont l’influence aura peut-être plus valu que la pensée en soi, qu’il cite comme preuve qu’un homme peut «faire la différence». Il a connu de près les grands écrivains et philosophes de son temps; il conclut: «Ne crains pas la solitude, fais-t’en un rempart!».
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J’EMBRASSE PAS Les baisers ne s’écrivent pas, ne s’impriment pas sur le papier. Le facteur ne distribue qu’une formule, codée, conventionnelle et impuissante. Voyagent-ils mieux électriquement? Le téléphone ne transmet qu’une faible partie du spectre sonore: le claquement des lèvres n’est qu’un bruit au milieu de son bourdonnement, le souffle y est pratiquement inaudible. Le baiser se situe dans l’infrason ou l’ultrason, dans la musique intérieure. Quant à ses autres qualités, fraîcheur et fièvre mêlées, consistance pulpeuse de la chair et jus liquide de la salive, seule la présence, le contact palpable, peut les offrir. Plus que la distance et la séparation, c’est l’accumulation des baisers non-donnés qui gonfle le cœur des amants et finit par déborder en larmes amères.
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Georges Perec Son bouc sans moustache lui fait une tête de joyeux satyre. Bien entendu, il s’agit d’un masque, vaine tentative d’exorciser l’angoisse, la conscience du manque – biographiquement, des parents, mais plus métaphysiquement d’un signe essentiel, photographie ou voyelle, part non retrouvée du cadavre d’Osiris qui nous ferme le royaume des vivants. Pour se constituer en sujet, il a entrepris de décrire l’homme à travers son habitat, de dresser des listes, toujours lacunaires, des traces caractérisant un lieu, donc une présence; mais il est toujours confronté à l’évidence d’un vide, perçu quoique innommable. Tirant les leçons de la psychanalyse – il s’est fait traiter successivement par F. Dolto, M. M’Uzan et J.-B. Pontalis – et de la Gnose, il se rabat sur le code pour percer le réel – on n’a accès qu’au récit de rêve, pas au rêve lui-même, avertissait déjà Freud –: il pose lipogrammatiquement la disparition d’une voyelle et réécrit les mythes ou les poèmes clés de la littérature – de Moby Dick à Arthur Rimbaud, lipogrammes naturels. L’essai d’épuisement du lexique par adoption de la contrainte complémentaire s’est soldée par un échec. La totalité, même enfermée dans un bi-carré latin, nous échappe: il nous reste un «w» – vague souvenir d’enfance – pour combler l’«x», l’inconnue. Son originalité consiste à avoir investi un signe «neutre» – une lettre de l’alphabet – de tout le sémantisme et symbolisme du blanc, de l’absence. Il sait bien qu’il ne s’agit que d’un jeu, une jonglerie, un leurre, mais l’écriture, en tant que double linguistiquement codifié de la réalité, n’est apte qu’à feindre. Le «cabinet d’amateur» démonte – démontre – en abyme les mécanismes de légitimation du faux. Paradoxalement, le choix oulipien de la contrainte au seul niveau formel remplace l’inspiration motrice, permettant l’affleurement de thèmes refoulés. Je me fixe, aléatoirement, des contraintes diverses pour chaque film, chaque texte. Il souhaiterait me voir y soumettre le fond. Mais il sait comme moi que la levée des censures ne rend pas formulable l’indicible.
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LA QUÊTE DE L’ABSOLU Dans un univers lancé à une vitesse vertigineuse vers les frontières virtuelles de son expansion avant sa résorption finale, dans un monde surpeuplé soumis à la voracité d’un système immaîtrisable cautionné par le «droit du plus fort», dans une société suicidaire dont l’effondrement n’est retardé que par les peurs multiples médiatiquement engendrées et entretenues, la possibilité d’un sens quelconque, limité, provisoire, à notre seule échelle humaine, passe par la fixation d’un pôle, d’un absolu aléatoire à notre portée – donc ni divin ni rationnel. Je ne vois que l’amour qui puisse remplir cette fonction et se soumettre les intérêts plus mondains, plus mesquins. Nous avons su imaginer l’«enfer» et le réaliser; il nous reste à concevoir l’amour.
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Eduarda Dionísio Il est des êtres qui allient une remarquable faculté de problématisation et conceptualisation à une pensée pratique qui se traduit immédiatement en action. À peine formulée l’idée, elle met déjà la main à la pâte. Son exigence à l’égard des amis et collaborateurs – la frontière est floue: les rapports de travail avec elle deviennent vite affectifs et nul de ses proches ne saurait se maintenir dans l’apathie – est d’autant plus grande qu’elle s’exerce d’abord sur elle-même. Plus que déléguer, elle responsabilise. Activiste sans gloire, vouée à maintenir la flamme d’une conscience critique nécessairement insatisfaite et révolutionnaire, elle résiste à l’amertume accumulée au long d’un parcours individuel paradigmatique de toute une génération qui, de trahisons en retournements de veste, d’accommodements en prostitution médiatique, a vu ses éléments les plus brillants se ternir et ses espoirs les plus palpables réduits en cendre néo-libérale et postmoderne. Ayant participé à toutes les luttes depuis le temps de la dictature – au moins dans le champ culturel – elle a développé un ego inversement proportionnel à sa taille: elle emploie trop souvent la parade «bien sûr, je suis petite…», accompagnée d’un sourire triste, pour ne pas révéler le complexe. Tout comme le culte du père trahit l’écrasement qu’elle a dû subir, jeune, en tant que fille du «grand homme». Or je connais peu d’approches aussi directes, ciblées, de synthèses aussi éclairantes que les siennes. De sa lucidité et de son désintéressement, elle n’est redevable à personne. Je la comparerais à Brecht, voire Breton, mais avec une posture abordable. L’écouter est toujours stimulant, inspirant, et je suis fier qu’elle m’agrée comme interlocuteur – même si je ne puis lui inspirer autant de confiance que Regina. Elle est probablement la seule dont le discours m’incite à prendre des notes afin de poursuivre mentalement l’entretien bien après que nous nous sommes quittés. Elle est peutêtre la seule, après Corbe, dont je suis sûr qu’elle saura me lire.
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AILLEURS Je n’ai besoin d’autre lumière sinon l’éclat de tes yeux, d’air que le souffle de ton sourire, d’eau que tes baisers. Tu es mon climat, mon atmosphère, ma source limpide, dans un univers dont la grisaille abolit l’alternance des jours et des nuits, dans un monde où l’entassement des briques tâche vainement de dissimuler les sables sur lesquels les hommes érigent leurs caricatures de châteaux. Tu es ma résistance: un regard de toi, une caresse m’électrise et suffit, en altérant ma conscience, en balayant mes certitudes, en m’ouvrant les yeux, à transformer la réalité. Dans une société où l’amour n’a pas de place, il doit créer son propre espace. L’ailleurs est ici. L’art, parfois, nous en donne un aperçu. Les révolutions n’ont d’autre fin que d’établir son empire.
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Woody Guthrie Maigre, la peau tannée, la voix rauque, une cigarette roulée au bec, ponctuant sa conversation d’accords de guitare, il est peutêtre le dernier ménestrel vagabond. Il a été de toutes les grèves, a participé à toutes les protestations, a connu toutes les prisons. Une vie d’errance et de chansons. Si Lomax et Seeger ne l’avaient pas rencontré, sans doute n’aurait-il jamais enregistré. Ayant sillonné les États Unis «d’une côte à l’autre», il est la mémoire vivante d’une culture populaire en voie d’extinction. Sur tous les événements dont il est témoin, il compose une ballade. Au sortir d’une projection des «Raisins de la colère», il était si enthousiasmé qu’il a écrit au pied levé une douzaine de chansons. Chanter ainsi est un mode de vie. Son répertoire va du couplet politique aux comptines enfantines et dresse, mieux que tout livre d’Histoire, le tableau de l’édification de la nation américaine. Chants de vachers, de bagnards, de fermiers d’ouvriers, d’immigrants, d’esclaves, de syndicats, de luttes, de guerre et de paix. N’en sont absents que les romances à l’eau de rose et les psaumes. Il est la source où tous les «chanteurs» – professionnels du spectacle – des générations suivantes, de Dylan à Cobain, sont allés puiser. Lui, jusqu’à son hospitalisation, a continué à «faire» la route, étranger à toute ambition mondaine. Pour ma part, je chante faux et mon regret est de n’avoir reçu ni «formation» ni environnement musical dans le quotidien de mon enfance – c’est peut-être la présence constante des chants et des tamtams, lors de mon périple africain, qui a provoqué le plus fort choc culturel: comment croire en la possibilité du bonheur quand on a désappris la musique? Woody sourit: il ne connaît pas l’Afrique et se souvient d’un temps où chanter faisait partie des mœurs. Il me tend sa guitare que je refuse. «Oublie la voix, c’est avec le cœur que tu dois chanter!» me soufflet-il avec un léger sourire de commisération. Et, gentiment moqueur, il improvise une rengaine sur «un gars qui ne savait pas chanter».
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COMMUN ACCORD Le divorce camusien entre l’homme et le monde tient à l’écart entre nos aspirations et nos capacités. Le monde n’y est pour rien, seule notre lâcheté est en cause. La matière se plie complaisamment à notre désir; l’horreur de la réalité telle que nous l’avons, au cours des siècles, construite est à l’image de nos peurs. Le divorce effectif est rare: le suicide n’est pas si courant. Nous préférons préserver – «à cause des enfants» – un mariage de raison avec la bêtise et la médiocrité, une vie rangée – nous avons si bien rangé nos «illusions» que personne ne saurait plus mettre la main dessus –, domestique, domestiquée. L’amour et la poésie seuls savent nous exalter au point, non pas de nous réconcilier avec le monde, mais d’entreprendre de le transformer.
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Pierre Bourdieu Mobilisé pour défendre une Algérie «française», il y a rencontré l’autre, sommé de renoncer à sa culture pour se «civiliser», c’est à dire se prolétariser. Mais le véritable choc a dû se produire lorsque, fort de cette première étude, il a retrouvé l’autre dans son Béarn natal, rusant avec la loi pour conserver des rites de passation ancestraux. Il s’est alors tourné vers les institutions républicaines pour les analyser sous l’angle fondamental mais occulté de la reproduction. L’approche statistique lui permit de vérifier le maintien camouflé de structures adaptées de l’ancien régime de transmission héréditaire sous le fonctionnement apparemment méritocratique de l’enseignement public. Son analyse contribua à la volonté de renversement du mandarinat en 68. Mais son œuvre capitale reste «La distinction», où il fournit les indices concrets de repérage de l’appartenance sociale sous le critère le plus subjectif de l’habitus: le goût. L’expérience traumatisante de me retrouver décrit et classifié par l’éclectisme même de mes références érudites ne me permettait plus de douter de la justesse de la méthode. Aussi bien, l’hétérogénéité des attaques dont il était devenu l’objet constant prouvait combien il avait touché juste, combien la vérité exposée blesse. Je le constate à chaque hommage rendu: ses collègues sociologues, tout en l’encensant, s’efforcent de corriger ses conclusions et ses concepts, dans le vain espoir d’échapper eux-mêmes aux déterminations strictement sociales, de sauvegarder leur pauvre subjectivité. Or celle-ci est secondaire par rapport aux positions adoptées, aux principes objectivement souscrits et mis en pratique. Bourdieu gêne tellement parce qu’il n’a pas séparé recherche, scientifique, et combat, politique. La conscience de mes propres dispositions et des limites de mon champ d’action, si elle ruine quelques illusions, favorise ma liberté et donne leur poids à mes choix. La vie est un sport de combat. La sociologie y participe. Le cinéma aussi. Il est rassurant, face à la puissance de l’adversaire, de savoir quelqu’un à son côté.
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SE MOUILLER L’amour est semblable à la pluie. Bruine ou grêle, elle nous trempe, nous imprègne, nous empêche d’avancer du pas dégagé du touriste de la vie. Elle est incommode, abolit l’illusion solaire, installe sa lumière propre, plombée. La pluie comme l’amour fait rentrer les passants frileux chez eux, s’observe avec médisance par la fenêtre, rehausse par contraste le confort d’un feu apprivoisé. C’est pourtant l’amour qui féconde la terre, les paysans le savent bien. La pluie n’est pas aimable, ni rose. On cherche bien vainement à s’en protéger, à lui opposer le dérisoire bouclier d’un parapluie – cet instrument de distinction qui a remplacé dans la société bourgeoise l’épée de l’ancienne aristocratie. Sans parler du «coup de foudre» métaphorique, l’amour est le plus violent des orages.
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George Steiner Il s’est situé d’emblée au centre d’insolubles contradictions: défenseur de la culture classique, il sait – après l’exemple des bourreaux mélomanes des camps de concentration – qu’elle est compatible avec la plus extrême barbarie. Juif, il se donne à tâche de comprendre l’autre – Nietzsche, Heidegger. Plus: sa culture est livresque, fondée sur les pouvoirs du langage. Or il ne peut ignorer que la communication n’est pas la fonction première de celui-ci, ni que sa puissance tient à sa capacité à fausser les faits dans leur récit, à mentir. Il ne cherche pas à contourner ces contradictions, mais les affronte et les interroge jusqu’à leur limite. Plutôt que de se retirer, grâce à une pirouette ou un paradoxe, dans la tour d’ivoire de l’érudition, il parcourt les décombres de la tour de Babel pour un travail de sauvetage, de réhabilitation de l’héritage des Lettres sur lequel s’édifie la littérature moderne. Car c’est l’avenir qui est en jeu, qui est l’enjeu. Steiner balise l’inconfort intellectuel dans lequel la pensée est désormais condamnée à s’exercer. Lucidement, avec son doux visage de fouine studieuse, cachant la malice pétillante du regard derrière les lunettes du savant, il creuse les ambiguïtés des textes canoniques jusqu’à l’effondrement des certitudes – ne jouent plus que les convictions – sans reculer devant la provocation: Hitler peut se réclamer de l’idéologie mosaïque du peuple «élu». Sa lecture est toujours stimulante. Il prévoit les objections et les discute, il fait de la culture un bouillon où la pensée s’agite. Le principe journalistique du cliché ne remet jamais ses fondements en question. À contre-courant, Steiner nous invite à remonter aux origines des idées reçues qui le plus souvent reposent sur l’ignorance, le mépris ou la falsification délibérée des faits contradictoires. Si je le cite souvent, c’est qu’il me fournit, comme Descartes mais sans «discours», par le seul exemple, une méthode. Je ne l’ai jamais rencontré, mais à chaque cours, étude ou conférence donnée, je quête son approbation.
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VIE DES FANTÔMES En cheminant le long de certaines vignes, en descendant certaines rues, je vois distinctement le sang indélébile de cadavres et d’agonisants de batailles passées, morts pour un territoire ou pour une idée. Ces fantômes me hantent, qui réclament le souvenir au moins de leur sacrifice; mais il en est d’autres, sans consistance, sans image, dont je perçois aussi le frôlement: flottent dans ma mémoire les paroles d’une chanson où Nougaro évoque «le moment fatal où le vilain mari tue le prince charmant». Que devient après le mariage le prince fantasmatique? Qu’en est-il de l’ange une fois métamorphosé en femme? Où passe l’enfant que l’adulte a dû tuer en lui? Ils encombrent l’air, attendant de se réincarner: ce sont ces fantômes qui assurent la survie de l’humanité.
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Charles Cros Boute en train, toujours prêt pour une ribote ou une beuverie, il semble ne jamais dessoûler et passe ses soirées au «Chat noir» – il a fini par louer un réduit au-dessus du cabaret où il a installé son grabat. En fait, il survit en vendant des monologues comiques à Coquelin cadet et évite de sortir par honte devant ses amis de n’avoir jamais un sou vaillant. Il est l’âme de cette bohème parisienne. Quand Mathilde dès le deuxième jour met ce rustre de Rimbaud à la porte, l’ami Paul a recours au toujours serviable Charles pour loger l’encombrant invité. Ils ont la beauté, l’ivresse et la jeunesse, l’irrespect et la croyance au génie. Ils fondent des clubs – les «vilains bonshommes», les «hydropathes» – et n’hésitent pas à parodier leurs propres poèmes dans l’album «zutique». Or, sous cette carapace bouffonne, l’esprit fertile de Cros ne cesse d’inventer, et de résoudre, les problèmes posés par l’enregistrement des sons ou des couleurs, sans jamais trouver les moyens financiers de réaliser les appareils qu’il conçoit. Il dépose des brevets que l’ingénieur d’Edison chargé de prospecter les académies européennes n’aura qu’à recopier. Il garde au secret de son «coffret de santal» son véritable trésor, son seul culte, la poésie. Après avoir rencontré Arthur, il ne peut plus douter qu’il ne sera jamais qu’un poète mineur – «maudit» mais pas illuminé, selon Lélian qui recueille tous les vers de l’enfant-prodige. Il chante mélancoliquement sa misère et son ratage, se console en apprivoisant la mort qui ne le laissera pas vieillir. C’est ce mode mineur de ses vers – moins grinçants que ceux de Corbière, moins composés que ceux de Verlaine – qui me touche. Ultime romantique, il n’a ni les illusions ni la complaisance des poètes de la première génération – les gémissements de Musset. La répression contre les Communards a éteint pour longtemps tout espoir de renversement social. Ravalant son orgueil blessé, sa haine du bourgeois, dès qu’il sent l’émotion pointer, il me donne une grande tape dans le dos: «Il nous reste l’absinthe. Mourons au moins gaiement!».
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DURER Il reste une pomme à cueillir. Il y a un laurier encore debout. Tant de poèmes à écrire. L’amour me convainc que malgré tous nos efforts rien ne saurait jamais être achevé. C’est lui qui me donne la force de continuer. Les lendemains ne chanteront pas, mais l’amour me fait chanter aujourd’hui comme un corbeau survolant le champ de bataille qui se prend pour une alouette. La «musique des sphères» n’est qu’une image pour décrire la périodicité du mouvement des astres; pourtant, des étoiles et de leur reflet sur terre, tes yeux, me parvient une mélodie impossible à transcrire, balbutiement d’avenir. Sur la décharge de la terre, j’ai trouvé une violette non encore piétinée. L’aventure amoureuse est infinie. Au-delà de notre caducité, la conviction que les lauriers finiront par repousser.
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Alfred Jarry Sans aucune préoccupation de «dandysme» baudelairien, il tient cependant à provoquer et soigne à cette fin son accoutrement: lourde pelisse en plein été couvrant des culottes de cycliste, poche gonflée par le pistolet, canne plombée, pot de minium comme bagage… silhouette à la fois informe, défigurée par son harnachement, et menaçante – il se muscle en faisant de larges moulinets avec sa canne et, échauffé après quelques verres d’absinthe, n’hésite pas à décharger son arme contre le ciel. Le modèle est bien sûr Ubu, sa créature, et s’il n’obtient pas tout l’effet désiré – faire accoucher ou avorter à sa seule vue les femmes enceintes –, du moins chacun s’écarte-t-il sur son passage. Il apostrophe amis comme étrangers en martelant chaque syllabe, et met fin aux conversations en lâchant une remarque bien scabreuse sur quelque fantaisiste prouesse sexuelle. Il a élu trois symboles à quoi se réduit la vérité humaine, le ventre, le phallus et la machine, et se veut, par la gestuelle ou les accessoires, leur incarnation, pure et caricaturale. Une certaine idée civilisée – bourgeoise et psychologue – de l’homme est, définitivement, ébranlée. Cependant, au-delà de la provocation, il a développé, sous le nom de ’pataphysique, une authentique pensée à rebours, découvrant sous le masque conceptuel la mitre d’âne et sous la façade rationnelle la gidouille, mettant à nu le pantin humain agi par les instincts les plus grossiers, mécaniques et scatologiques. N’échappent à sa satire que quelques perles, livres pairs sauvés par Jarry-Faustroll du naufrage – encore que le ton impassible et sérieux sur lequel il profère les plus «héneaurmes» canulars justifie le doute: s’il s’agit de refaire l’entendement humain, peut-on épargner ses œuvres? Toujours sur la défensive, il ne saurait être question de l’approcher, sous peine de se faire traiter en rentier – à la trappe – ou en palotin. Je préfère encore, pour l’accompagner, tenir le rôle du serge-papion, ne le contredisant ou l’approuvant que d’un peu compromettant «ah ah».
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LES DENTS DE L’AMOUR Je commence à perdre mes dents. Pas de caries, mais une rétraction gingivale telle qu’elles se déchaussent et tombent toutes seules comme des fruits trop lourds. Les premiers trous forment des créneaux et renforcent mon air de corsaire. Nos baisers se font plus raffinés: la langue s’immisce dans l’interstice des dents manquantes et vient chatouiller les papilles et le palais de l’autre. Mais, sans parler de ma calvitie, je serai bientôt totalement édenté. Mes baisers, désormais désarmés, en seront sans doute plus goulus, comme des suçons de nourrisson. Ma bouche, sans dents, sangsue, se collera avidement à toutes les saillances de ton corps, jusqu’à ce que, guérie de l’amour, tu me détaches délicatement mais fermement, comme une ventouse.
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Corbe Je suis sans doute trop proche pour parler d’elle: dans quelle mesure ne l’inventé-je pas? Depuis trente ans, sa générosité m’irradie, sa lucidité m’éblouit. Je tire mon énergie de sa confiance mais doute qu’elle tire la sienne de mon angoisse. Seul l’amour pouvait rendre supportable une telle dépendance réciproque. J’ai déjà beaucoup écrit sur elle; en un sens, je n’écris jamais que sur elle. En tout cas, pour elle. Ses yeux annamites renforcent le caractère lunaire du visage, le mangeant tout entier. Sa perception est sélective, absorbant l’ensemble et s’arrêtant à quelques détails qui à d’autres passeraient inaperçus; or elle est toujours juste. Voir, pour elle, c’est comprendre. Son intuition vaut tous les raisonnements. En se vouant aux autres, elle s’est pénétrée de leur malheur, l’a privatisé à son seul dommage. Elle porte ce désenchantement qui n’entame pas son goût de vivre. Toujours active et pourtant toujours disponible, elle établit son rythme de travail propre, parvenant à tout accomplir comme en se jouant. Les vêtements les plus bigarrés ne font qu’accentuer son port de reine. En vérité, sa seule coquetterie tient dans sa chevelure de jeune fille, précieusement occultée en un lourd chignon, et à un trait de crayon noir sur les paupières. Prompte à se forger une opinion, donc à donner un avis sagace, dans n’importe quel domaine, elle se présente toujours humblement, se déclarant ignorante, incapable de toucher à une machine ou d’exposer publiquement une théorie. Obstinée, radicale et directe, ses jugements sont lapidaires, craints autant que sollicités. Très sociable, curieuse, elle aurait depuis longtemps obtenu la reconnaissance publique si elle ne m’avait rencontré. Son anxiété dès qu’elle se sépare de moi, ne serait-ce que pour quelques heures, la confine au foyer – et à l’écriture, son recours, son appel, son affirmation et sa protestation – alors qu’elle aime sortir, converser, voyager, partager. La solitude est la condition humaine, mais le mariage de nos deux solitudes n’a fait qu’ajouter à la sienne le poids de la mienne.
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ACCROC Sans raison de vivre, j’ai été habité par la passion de vivre, qui à son tour a débouché naturellement, c’est à dire, sans raison ni logique, sur la passion de mourir. Mon amour est désir de me dissoudre en toi, incinéré par la passion. Ou alors, que tes bras se referment en couvercle sur ma carcasse couchée dans le cercueil de ton corps. Ou encore une mort de Président, que tu avales mon âme avec mon foutre. L’Achéron coule au fond de ton ventre, mais je me réveille après chaque étreinte, Orphée refoulé du côté de la lumière. Ce n’est pas tant l’âge qui me pèse que l’agitation. J’aspire au repos, mais l’amour me brûle sans me consumer comme il m’éblouit sans m’aveugler, comme il m’emplit sans me rassasier. La mort, mon horizon, recule à mesure que j’avance.
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