Coucher avec l'ennemi

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COUCHER AVEC L’ENNEMI Les couples les plus solides sont fondés sur une complémentarité qui recouvre une inégalité de départ irrattrapable – Holmes et Watson, ou leurs caricatures christiques Poirot et Hastings, en sont les prototypes – où l’un des deux sert de faire-valoir à l’autre. En cas d’égalité dans la nullité, la complémentarité se réduira à une pure redondance – Dupont et Dupond. Rares sont finalement les couples où chacun des partenaires a assez de force et de personnalité pour poursuivre son œuvre originale tout en épaulant l’autre – encore plus rares ceux qui parviennent à travailler à quatre mains jusqu’à ce que l’apport de chacun ne soit plus distinctement perceptible: au cinéma, parfois des frères, Taviani ou Coen, exceptionnellement un couple, Straub-Huillet –, Mary et Percy Shelley ou Sartre et Beauvoir sont des cas suffisamment singuliers pour que l’histoire retienne leurs noms. Il faut à la fois une différence et une concordance initiales qui permettront de parcourir côte à côte des chemins parallèles. Et aussi, puisqu’il s’agit de créer, une longue souffrance accumulée à sublimer. F Manuela aura apporté à JAS la dimension manuelle et artisanale, la patience, l’attention au détail. JAS aura apporté à Manuela l’ambition, la démesure, la vision, le souci d’inscription dans l’histoire. Manuela aura introduit JAS dans le cercle institué de l’art, avec ses marchands, ses galeries, ses circuits, ses internationalisations, sa frime et son fric. JAS aura communiqué à Manuela son appétit, sa fièvre de toucher à tout, de créer vite, sa désinvolture et son arrogance héritées de son passé bohème. Car tout semblait les opposer: la technique, la facture, les thématiques, et jusqu’au traitement de cette soif d’amour qui les a fait se rencontrer: Manuela relevant minutieusement les messages amoureux inscrits sur les murs de la ville, JAS peignant des êtres monstrueux s’agressant de toutes les manières. Les traits communs n’apparaissent que par le nombre et l’accumulation: caractère obsessionnel qui leur fait répéter les thèmes et les formes jusqu’à l’exhaustion, dimension symbolique laissant entrevoir une érotique de la perte ou de l’insatisfaction, traces de douleurs tues. F Longtemps, les pièces de Manuela ont obéi au principe de reconstitution: les azulejos de carton reproduisaient ceux de faïence, selon le principe du trompe-l’œil ou des morceaux de sucre en marbre de Duchamp. Longtemps, les toiles de JAS ont obéi au principe de citation: Picasso ou Julião Sarmiento, voire Bosch, étaient explicitement convoqués comme modèles. Les références de Manuela appartenaient au monde, au vivant, au présent; celles de JAS à la peinture, au passé, à l’histoire. Manuela réalisait une difficile promotion du semi-industriel, fonctionnel, populaire, voire du déchet – quitte à arracher de vrais morceaux d’affiches pour les recoller sur ses faux morceaux de murs –, au monde de l’art, opérait un déplacement, des choses comme des valeurs. JAS affirmait son appartenance à l’univers des images, n’admettant l’immixtion du réel qu’épuré, métamorphosé, codifié. Tous deux – Manuela de façon plus assumée que JAS – travaillaient selon le principe de répétition, par séries. Leur rencontre, faisant éclater leurs bulles respectives, infléchit leurs parcours. F Avec le temps les couples les plus antagoniques finissent par se ressembler – Arpad Szenes et Helena Vieira da Silva, mon voisin et son chien –, non pas que les différences ontologiques aient disparu, mais elles ont été réduites à mesure que l’influence réciproque introduisait dans l’œuvre de chacun des éléments communs. Manuela savait dès le début que la réalité est fragmentée, si ce n’est fragmentaire, et qu’une ville est construite de nombreux murs différents et qu’un mur est composé d’azulejos distincts. JAS peignait des scènes, avec des corps en action. Peu à peu, les éléments corporels subliminaux – les oreilles des murs, voire leur vagin – sont apparus, visibles, dans les reconstructions minérales de Manuela. En revanche, les corps peints par JAS se sont disloqués: un œil, une main suffisent à évoquer, incarner, un corps fantasmatique, craint ou désiré. Il est dans l’essence du rapport amoureux de s’écorcher mais aussi de se panser, peut-être se guérir. L’œuvre croisée de Manuela et JAS en est à son commencement. Cette exposition est un work in progress. FIN Saguenail


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