Détail et Ensemble: enquête sur la surhumanité guidée par la mise en scène d'un texte d'António Patrício Je suis née au XXe siècle dans la ville de Porto, sur la côte nord du Portugal. Ville bâtie entre fleuve et océan: entre les eaux captives et dramatiques du Douro et les eaux explosives et froides de l'Atlantique. Je partage cela avec Manoel de Oliveira, cet homme qui est un maître ‒ au sens le plus noble du terme ‒ pour quelques personnes un peu partout, aussi bien au plan de la création artistique qu'au niveau de sa posture éthique. J'ignore jusqu'à quel point l'étrangeté de son œuvre colossale vous est désormais familière. Je ne puis m'empêcher de penser aux lectures, parfois hâtives, trop souvent débiles, que la divulgation internationale de l'œuvre de cet autre géant, Fernando Pessoa ‒ lui qui était pourtant étranger à tout et partout ‒ a suscitées. Et cela faute des références minimes permettant d'approcher des objets nés dans le cadre de la langue et de la culture portugaise. Malgré des engouements, à la fois cycliques et éphémères, pour des ouvrages et des personnages issus de cultures dites périphériques, nous vivons ‒ hélas! ‒ dans une Europe qui s'ignore. Dans la mesure où la connaissance, au fil du temps, de l'œuvre d'Oliveira est un élément important de ma propre construction en tant que sujet, j'ai longuement hésité avant d'opter pour un sujet. Je ne savais par quel bout le prendre. Par quel bout me prendre. J'avais tellement envie de vous dire que les films d'Oliveira nous apprennent ce que peut être un cinéma malgré le cinéma, un cinéma où l'on ne peut être ni dehors ni dedans, un cinéma brechtien qui, dans son souci d'objectivation, exige du spectateur un engagement personnel et politique, un cinéma qui oblige le public à être «là» et «entre», qui le force à s'attarder, qui l'enjoint d'être «avec» les images (lusisme impardonnable mais nécessaire...) et non simplement devant, qui l'installe dans un autre temps, celui des choses mortes et cependant parlantes, dans les salles de cinéma comme ailleurs, que j'ai failli renoncer à rédiger ce petit texte. Puis, une phrase récemment proférée par Oliveira au Musée de Serralves m'a encouragée à faire un effort. Parce qu'il n'a pas tort, le bougre... Et je cite: «Ils aiment mieux mes cent ans que mes films». Effectivement, la longévité de l'auteur contribue, je le crains fort, à une vision de l'œuvre dans son ensemble qui oblitère un de ses traits fondamentaux, à savoir: le caractère éminemment expérimental de la démarche artistique en cause. Oliveira est un créateur de formes, quelqu'un qui n'hésite pas à prendre des risques et à s'engager dans des voies jusqu'au-boutistes. Il m'arrive fréquemment de me dire que, même si certains de ses films ne me plaisent pas totalement dans leur ensemble, ils recèlent, tous sans exception, de nombreux détails exaltants et que, grâce à ce dispositif oliveirien qui accorde une première place première au regard du spectateur, j'ai pu m'en rendre compte ‒ c'est-à-dire: me rendre compte de leur portée respective ‒ en cours de visionnement. La porte ouverte à la pensée que sont les films d'Oliveira tels qu'ils s'offrent à notre regard - et il en est ainsi parce que son cinéma est un cinéma de la pensée ‒ constitue, me semble-til, une autre valeur essentielle de son travail artistique qui exclut toutes les stratégies censées accrocher le spectateur comme le rapace saisit sa proie. On sait à quel point les détails - histoires infra ordinaires et fragments de vie anecdotiques ‒ intéressent Oliveira, cet intérêt pouvant éventuellement être à l'origine des scénarios de certains projets cinématographiques, comme c'est le cas pour VOYAGE AU DÉBUT DU MONDE et JE RENTRE À LA MAISON. Oliveira valorise l'originalité, au double sens de quête des origines sous-jacentes aux événements dont il ne reste que ce qui repousse après la dévastation, et de reconquête d'une aptitude à s'étonner, à faire preuve de naïveté, à être pris au dépourvu (tel était, d'ailleurs, l'entendement que José Régio, son maître et ami, avait de l'«originalité»). Ayant traversé quasiment un siècle de cinéma, Oliveira a entrepris de revisiter l'histoire de l'art cinématographique d'une manière singulière, en reprenant à son compte des questions auxquelles les cinéastes ont apporté des réponses trop souvent superficielles (par
exemple: le rapport entre le cinéma et les autres arts ou le désir de creuser les fondements d'un art total) et des contradictions dont l'apparence est souvent trompeuse (par exemple: l'opposition entre fiction et documentaire ou l'«impression de réalité» engendrée par l'accumulation d'effets destinés à camoufler l'artifice et à dissimuler le processus de fabrication des images). Profondément marqué par le discours humaniste du second modernisme portugais et par l'éclairage que la pensée d'écrivains comme José Régio ou Adolfo Casais Monteiro a jeté sur ses premiers films (et il ne faut pas oublier que nombre de ses premiers films ont été réalisés à l'âge dit mûr...), Oliveira a nourri des inquiétudes artistiques qui se sont polarisées autour de faits-divers à son sens significatifs. Significatifs aussi bien parce que porteurs de significations sociales, politiques et éthiques non modelées par la pensée dominante qu'en raison de la manière singulière dont ils nous parlent de la douleur humaine. AMOUR DE PERDITION, une de ses œuvres majeures, est l'adaptation d'un roman basé sur l'expansion d'une sorte de fait-divers: un écrivain incarcéré découvre, dans les archives de l'établissement où il purge sa peine, notice des amours funestes d'un parent relativement proche. COLOMB, plus récemment sur nos écrans, est une adaptation du récit d'une recherche plus ou moins loufoque sur les origines du découvreur de l'Amérique et l'objet qui en résulte nous propose une méditation sur l'effacement des traces d'un «grand homme». LE COUVENT s'inspire de l'histoire à coucher dehors d'un savant qui tente de retracer les origines ibériques de Shakespeare, à partir de pièces à conviction aussi minces que la possibilité que le nom du grand dramaturge ne soit qu'une distorsion du nom Jacques Pires; le désir de savoir se confondant peu à peu avec d'autres désirs moins chastes, le film, se présente comme une allégorie de la lutte entre le Bien et le Mal dont l'issue est un retour, aussi inattendu que nécessaire, à une normalité altérée. NON, cette grande fresque sur les batailles perdues de l'histoire du Portugal, film anti-héroïque s'il en est, mais toutefois traversé d'un souffle épique, se présente comme une fiction axée sur la marche vers la mort d'un officier anonyme, véritable soldat inconnu dont le film serait en quelque sorte le tombeau; blessé lors d'une embuscade, le soldat qui vient de nous livrer sa version des gloires et déboires du peuple portugais au cours de l'Histoire, finit par succomber à l'hôpital au moment même où s'écroule le régime politique qui a profondément façonné sa vision historique. Cette mort est à la fois un fait-divers et un détail de taille. C'est à dessein que je cite le NON avant d'aborder la façon dont Manoel de Oliveira a porté à l'écran la nouvelle «Suze» d'António Patrício. Car, outre les hautes ambitions d'un projet longuement caressé, le NON constitue, je crois bien, une première tentative de «film à épisodes» dont le fonctionnement ne reposerait ni sur le montage parallèle (très à la mode dans le cinéma mainstream actuel, à cause de la influence intense des feuilletons et séries télé), ni sur la structure du film à sketchs, très en vogue dans les années 50 et 60. Il y a quelque chose de très buñuelien dans la manière dont INQUIÉTUDE est bâti. Et cela n'est sans doute pas sans rapport avec l'admiration qu'Oliveira porte au réalisateur surréaliste, lui-même imbus d'une familiarité notoire avec les structures narratives du roman picaresque. INQUIÉTUDE est un triptyque et, à l'instar de nombre de triptyques célèbres dans l'histoire de la peinture (de Memling à Van der Weyden en passant par Bosch), c'est bel et bien le tableau central qui recèle les intentions premières et magnétise tous les signes qui l'encadrent. J'ose affirmer - au risque de contrarier certaines affirmations de l'auteur luimême - que, pour la réflexion sur la mort qu'INQUIÉTUDE nous propose, l'histoire sans histoire de la cocotte, de la femme aux mœurs légères douée d'une capacité surhumaine d'affronter la mort et la vie comme de purs détails, constitue le pilier et l'élément de force majeure. L'épisode «Suze» fonctionne comme le centre de gravité dramaturgique de ce film méditatif, baudelairien à ses moments les plus dérangeants, économe dans la suggestion du somptueux et délicatement enchevêtré dans l'ensemble du récit du film. Son ton et sa lumière propre obligent à une relecture du premier mouvement du film qui consiste en la mise à l'écran d'une pièce de Prista Monteiro (également auteur du texte servant de base au scénario de LA CASSETTE) intitulée «Les Immortels»; il en résulte un épisode comique et auto-ironique qui, outre une audacieuse transposition du fameux «Déjeuner sur l'herbe» de Manet (devenu, par contamination, la première Vanitas du film), décline une question épineuse: «Comment ne pas rater sa mort alors qu'on a trop bien et trop longtemps vécu?». Mais ils rejaillissent aussi sur le dernier mouvement de la partition filmique (l'adaptation d'un texte court d'Agustina Bessa Luís, collaboratrice récurrente du cinéaste)
et en font émerger des propositions déroutantes: la jeune villageoise sans tâche de cette églogue anachronique, qui se découvre une mission hors du commun en raison de ses doigts d'or, doit renoncer aux amours mondaines, pour assumer sa surhumanité et assurer la permanence de certains signes, exactement comme la courtisane citadine et débauchée, qui se découvre une aptitude à tout relativiser, doit sacrifier sa vie et plonger dans la boue libidinale pour n'être plus qu'un pressentiment de surhumanité mis à la disposition des hommes et assurer la permanence de certains autres signes. Les trois figures du renoncement qu'INQUIÉTUDE nous livre ne sont déchiffrables que grâce à l'effet d'humaine surhumanité qui provient de la figure de Suze, la seule qui soit installée dans une matrice sociale suffisamment crédible, la seule qui soit impression de chair sur toile. António Patrício est un écrivain portugais assez peu prolifique que l'on a rangé sous l'étiquette rassurante de «symboliste». Né en 1887 dans la tortueuse rue des Chaudronniers, en plein cœur de la ville de Porto, il est décédé en 1930 à Macao, fort loin de son pays natal, là où son aventureuse carrière de diplomate (débutée sous la première république et poursuivie sous le régime salazariste naissant) l'a mené. «Serão Inquieto» (Soirée Inquiète, daté de 1910, année de l'implantation de la première république), est le titre du recueil qui inclut le conte intitulé «Suze» et son seul ouvrage d'inspiration romanesque, le reste de son travail d'écrivain s'étant traduit par des poèmes et des pièces de théâtre. Ayant entrepris et achevé des études de médecine en raison de son intérêt pour la psychiatrie, il est douteux qu'il ait jamais fait véritablement usage de son diplôme. Grâce à l'avènement de la première république, en 1910, il s'engage dans une carrière diplomatique qui l'a conduit aux quatre coins de la planète: Canton, Manaus, Brême, Athènes, Istanbul, Caracas... On lui attribue une solide réputation de dandysme ‒ il se trimbalait avec un petit miroir accroché à son chapeau melon pour corriger son nœud de cravate chaque fois qu'il devait serrer la main de quelqu'un ‒ et un tempérament blasé ‒ s'étant évanoui au cours d'une traversée en bateau, le médecin se serait promptement exclamé: «Il est mort!»; sur quoi, Patrício aurait relevé la tête et soufflé à sa femme: «Ne t'inquiète pas. C'est un pauvre con!». Son ironie féroce suscitait des frayeurs au sein des cercles littéraires républicains où il a évolué. Il disait de la vie qu'elle était un processus d'initiation continu et de la mort que c'est la seule chose dont les humains soient propriétaires. Et de son pays, sentiment enraciné de décadence oblige, il disait qu'il s'agit d'un «bateau naufragé où l'équipage attend depuis des siècles». Le Portugal ayant été jusqu'au milieu des années 80 du XXème siècle un pays intensément francophile, l'influence des idées, des formes, des manières et des modes venues d'au-delà des Pyrénées dans son œuvre n'a rien de très étonnant. Plus forte qu'une simple influence, cette présence éclate dans le tissu scriptural de «Suze», dont le style, fait de ruptures, d'incises et de petites explosions de la syntaxe, incorpore d'innombrables références à la culture française et aux mœurs parisiennes, ainsi que des mots écrits en français dans le texte. La figure même de Suze, la cocotte, entretenue par plusieurs richards méprisables et méprisés, femme aux mœurs légères et aux lourds besoins financiers, semble être une figure d'importation. António Preto racontait, lors d'un séminaire consacré à Oliveira, que celui-ci aurait un jour déclaré que le cinéma EST français, parce qu'il a été inventé/découvert par des français, tout comme les grandes découvertes du XVème siècle sont portugaises (voilà encore une situation discursive où la question des origines et du détail de taille inspirent le cinéaste). Par ailleurs, on a l'impression que la chair spectrale de Suze, figure aux blancheurs impures, aux grisailles suggestives, aux cendres froides qui allument le désir des hommes, est une création collée à la naissance même du cinéma. Femme fatale, elle l'est surtout à son propre égard, car si, vamp avant la lettre (mais précédant de peu Irma Vep), elle vampirise la bourse des mâles, c'est pour mieux les nourrir de son propre sang. Oliveira n'a cependant pas pris le parti trop simpliste de faire une transposition exacte de la femme, pas trop belle bien que très séduisante, du conte de Patrício. De la femme fumée du texte patricien reste surtout un long porte-cigarette et quelques douloureuses volutes.... Le rôle de Suze ayant été confié à Leonor Silveira au sommet de sa beauté et de sa photogénie, des préoccupations autres que celles fort nombrilistes du narrateur se déploient en cascade. Non seulement le scandale de la prédation s'accentue dans le film d'Oliveira, mais surtout la critique des mœurs bourgeoises (celles de sa propre classe sociale) et d'une portugalité assise sur les apparences y acquiert des résonances bien plus amères. «Il était facile de montrer comment, violant le tempérament, cette prostitution se répercute même sur nos gestes, sur notre manière de marcher et de nous habiller. Et cela dans toutes
les classes sociales, car personne n'est assez fort pour se suffire à soi-même. Tous ont besoin de la considération des autres, de l'opinion publique, et vivent sous la griffe du préjugé qui les désarticule et les déforme, qui les rend rachitiques et les annule, comme les saltimbanques le font avec les enfants». La mise en scène de cet extrait de «Suze» (une divagation du narrateur dans le conte) est très significative, car il est mis dans la bouche de jeunes bourgeois au sortir du très bourgeois décor du Musée de Serralves, où Oliveira a «installé» un salon de thé; Suze, courtisée par un gros plein de soupe, caresse du regard le narrateur, amoureux transi, et son confident, sans pouvoir les saluer ouvertement en public, pour ne pas perturber le jeu des apparences, si particulièrement cher aux portugais. Le moment où, dans son splendide appartement tapissé de fresques, Suze joue et fredonne un fragment de «Pierreuses» d'Aristide Bruant pour amuser son amant, le narrateur ‒ Pierreuses, Trotteuses, Ell's marchent l'soir, Quand il fait noir, Sur le trottoir. Les ch'veux frisés, Les reins brisés, Les seins blasés, Les pieds usés. ‒ on est frappé par le contraste entre la sombre destinée des prostituées de rue et la cage dorée où la cocotte s'est enfermée, ce non lieu social qui lui permet de choisir sa mort plus que les nantis ne choisissent leur vie et de jouir immensément de les voir défaillir entre ses bras. Il est important de signaler qu'Oliveira ne s'exclut pas du «tas» que la morgue paradoxale de Suze balaye de ses commentaires désobligeants. Un peu plus tard, dans une séquence au Casino ‒ qui transpose un moment du récit originel où Suze est décrite comme porte-bonheur d'un joueur invétéré ‒, Oliveira et sa femme Maria Isabel dansent le fameux tango «Adios Muchachos, compañeros de mi vida» ‒ faut-il, dans l'absolu, prendre cette référence comme une datation du temps diégétique du film? ‒, et nous sommes devant une autre Vanitas, un autre moment de méditation sur l'éphémérité de la vie, où le réalisateur se met en scène lui-même. Mais les deux plus belles Vanitas d'INQUIÉTUDE sont de l'ordre de la pure création du cinéaste: tout d'abord, le plan stupéfiant où, après avoir tissé de brefs commentaires sur sa vie et sa condition, Suze, splendide et cruellement incisive, filmée en plan rapproché, termine son discours par sa phrase préférée ‒ «C'est un détail...» ‒ s'assied, puis se relève et abandonne le cadre, nous laissant devant l'évidence de son absence prochaine, de son absence présente, de son absence essentielle, afin que l'on se confronte à ce «entre» et à ce «vide» qui est matière de cinéma; ensuite, le plan dévastateur où Suze, habillée d'une robe de chambre intensément rouge et assise sur le rebord d'un lit, courbée de lassitude sur ses genoux, nous laissant frémir devant une tache de sang surmonté d'un tableau qui représente une sorte de nymphe plantureuse et nue. Oliveira aura beau accabler son personnage d'épithètes péjoratifs dans ses déclarations sur INQUIÉTUDE, la femme que ce film offre à notre regard et à notre pensée en dit bien plus long sur le compte de son Pygmalion que Pygmalion ne pourrait nous avouer directement sans blesser les oreilles puritaines des gens de son entourage. N'oublions pas, du reste, qu'Oliveira confesse volontiers avoir joui du statut de bon vivant que ses origines sociales aisées lui permettaient de convoiter ‒ rappelons, à ce titre, certaines scènes allusives aux hauts lieux de perdition dans PORTO DE MON ENFANCE. Ce qui nous mène à un dernier point de toute première importance en ce qui concerne l'adaptation de «Suze», à savoir: la façon dont Oliveira résout le problème de la transposition d'un texte narré à la première personne. Lorsque l'épisode «Suze» débute, nous sommes aux premières loges du Teatro Nacional S. João, une salle de spectacles que le réalisateur a très régulièrement fréquentée dans sa jeunesse. Le narrateur et son compagnon/confident applaudissent mollement la pièce qui vient d'être jouée ‒ «Les Immortels» de Prista Monteiro, premier épisode du film qui subit, du reste, un traitement fort peu théâtral ‒, car leur regard est happé par deux jeunes femmes très séduisantes, Suze et son amie, elles aussi spectatrices supposées de la pièce. Aussi, le premier volet du film se présente-t-il comme une
espèce de long préambule, marquant les circonstances très particulières ‒ une pièce de théâtre comique sur un sujet qui «inquiète» sérieusement le réalisateur ‒ qui précèdent la découverte de Suze. Lorsqu' une fois achevé le deuxième volet, nous nous trouvons devant l'inconsolable narrateur qui décline ses regrets et les réflexions amères que le décès de Suze lui inspirent, c'est à propos de la disparition et du sens même du personnage de la putain de luxe que la troisième histoire, somme toute beaucoup moins «immorale» que celle de la cocotte, émerge au cours d'une conversation avec le confident (ce dernier ayant été spectateur de la liaison dangereuse à laquelle la mort vient de mettre un point final). Je ne résiste pas à ajouter que, précisément à cause de la juxtaposition Suze/Fisalina, le dernier mouvement du film ne va cependant pas sans évoquer le ton et la portée d'UNE HISTOIRE IMMORTELLE d'Orson Welles, récit filmique mettant en scène le très immoral manège d'un riche vieux marchand de Macao qui décide de forcer la réalité au point de transformer une légende en histoire vraie. Manoel de Oliveira a cette qualité très rare d'être capable de faire de ses œuvres des objets beaucoup plus audacieux et complexes que ces discours ‒ jadis très laconiques, aujourd'hui guidés par un goût salutaire de la provocation ‒ sur son travail de création. On lui a parfois reproché de n'être pas très clair au plan de l'engagement politique. On l'a quelquefois accusé de n'avoir pas pris parti au moment crucial de la révolution des œillets, choisissant à cette époque de pratiquer un cinéma littéraire et déconnecté de la «réalité» de son pays. Or, de même que, dans AMOUR DE PERDITION, il en dit très long sur la bourgeoisie impitoyable et rétrograde et sur l'inconsistance des jeunes bourgeois qui, robespierriens comme Simão sur les bancs de l'université lorsque leurs idées ne tirent pas à conséquence, ne peuvent accéder à une véritable prise de conscience qu'au contact avec une autre classe sociale, porteuse d'autres valeurs et aspirations, dans INQUIÉTUDE, Oliveira démolit la pensée politiquement correcte dominante, en établissant des parallèles troublants entre deux jeunes femmes dont la conduite diversement déviante s'affirme à fois comme source d'inquiétude, donc de perplexité, donc de pensée, et comme corps où se joue un questionnement des antagonismes superficiels, tels que masculin versus féminin et mort versus vie. Devant la longévité et l'énergie de son collègue et ami, Jean Rouch disait que «Manoel d'Oliveira est notre espérance de vie». Quand je pense à cette phrase, je visualise immédiatement le sourire malicieux qui allait avec, et j'ai envie d'en faire une lecture qui dépasse les limites strictes d'un souci à l'égard du temps qui est accordé à chacun car, nonobstant la disparition de celui qui l'a proférée, elle continue de sonner vraie à mes oreilles. Dans le §5 d'«Ecce Homo», Nietzsche écrivait: «C'est de ce passage, et d'aucun autre, qu'il faut partir pour comprendre ce que veut Zarathoustra: la race d'hommes qu'il conçoit voit la réalité telle qu'elle est : ils sont assez forts pour cela; — la réalité n'est pas pour eux chose étrangère ni lointaine; elle se confond avec eux: ils ont en eux tout ce qu'elle a d'effrayant et de problématique car c'est à ce prix seul que l'homme peut être grand.» Puis, dans «Le Gai Savoir», §341 «Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t'anéantirait-elle aussi; la question «veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d'un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t'aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! —» Un des filons thématiques les plus fertiles de l'œuvre d'Oliveira est celui qui concerne le sentiment humain d'être voué à des tâches, à des missions, à des destins, à des devoirs absolument surhumains qui, tout en étant l'expression de la vie elle-même, n'en sont pas moins bien plus «grands» que ceux qui doivent les accomplir. Cela vaut pour les amants d'AMOUR DE PERDITION comme pour l'hystérique BENILDE, pour le roi Sébastien du QUINT EMPIRE comme pour les amants stellaires du SOULIER DE SATIN, pour tous les personnages de L'ACTE DU PRINTEMPS comme pour Job convoqué par MON CAS, pour l'étrange Alfreda du MIROIR MAGIQUE comme pour Suze et Fisalina dans INQUIÉTUDE. À travers des dispositifs qui ont évolué au fil du temps, notamment celle, essentielle et controversée, du refus de diriger ses comédiens, Manoel de Oliveira traque la vie dans l'artifice, c'est-à-dire ce minimum maximum vital, «effrayant et problématique» qui s'offre à nous, par delà et en deçà des masques qui nous constituent comme personnes. Regina Guimarães