de l'avis du père Un garçon de café, tout habillé en blanc (tablier, chemise, pantalon, nœud papillon, godasses, etc.), l'air un peu boulanger sur les bords, mais genre élégant, très élancé, frôle la table renversée (cf croquis) des deux consommateurs, sans s'arrêter au passage.
Il a une démarche de valse autrichienne. Désinvolte en diable, mais muet comme un mime, il joue avec son plateau, dont les tasses et les verres, blancs eux aussi, ne tremblent ni ne tombent car ils sont collés au dit plateau. le narrateur du dedans le mec i croit p't-êt' qu'on va s'externiser ici, le mec... 'nfin, vou-z-en faites pas, ce sera toujours ça de moins en bu et en su. un danseur, ce quidam, pas un serveur ou le spectateur du dedans parce que vous êtes là pour vous faire servir, vous...? le narrateur du dedans je me serais bien contenté de commander. ça m'aurait donné une contenance. Pause. le spectateur du dedans z'aimez ça la pose, pas vrai? le narrateur du dedans oui. un peu. passionnément. à l'occasion. ça ne nuit à personne. et ça bouche des trous. z'êtes bien placé pour savoir que ça compte.
le spectateur du dedans je vous préviens que si c'est pour déballer vos sentiments et d'autres sornettes dans ce goût-là, je me trisse et le narrateur du dedans et le spectateur du dedans suis venu pour que vous me racontiez. me. moi. pour que vous me ressortiez ce que j'ai pu vous sortir. voilà le deal et pas de clauses à la clé. le narrateur du dedans oui, ouais, mais attendez voir. faut êt'e deux pour défaire un monde. croyez pas? le spectateur du dedans pas vraiment. je penche pour le rescapage décapant, si je puis me permettre cette liberté. le narrateur du dedans liberté? le spectateur du dedans liberté ou néologisme, même combat. les mots sont trop usés. le narrateur du dedans mais en cas de manque, leur musique fait encore l'affaire. Pause. je vous trouve un peu plagiaire. vous m'suivez...? le spectateur du dedans c'est la moindre des choses. je vous suis. mais ce n'est pas parce que j'ai tout mon temps que j'aurai tout mon temps. le narrateur du dedans arborant une mine rêveuse c'est ce que croyais comprendre quand vous parliez de lui. un type paresseux sur des charbons ardents. tirant le diable des journées par la queue, mais mettant toujours les bouchées doubles quand il fallait se reposer, se rereposer, se rerereposer. et pourtant i' pouvait pas évoquer une mollesse particulière des origines. enfin, on sait que, par ailleurs, elles ont bon dos, les origines. celles qu'on porte et celles qu'on se met à dos. le spectateur du dedans baillant là, vous ne m'apprenez rien de nouveau. ça crève les yeux. le narrateur du dedans sûr. mais si ça crève les yeux, c'est qu'c'est fait pour. je veux dire: pour les crever vraiment. zigouiller son père sans lever le petit doigt, encloquer sa mater et prendre la place du macchabée, c'est de l'histoire ancienne. antique et tic et toc. par contre, tout le monde n'a pas sous la main le
long martyr de ses ancêtres à se mettre sous la dent. pour la bonne et simple raison qu'ils sont partis six pieds sous terre et on ne s'en est plus occupé. ils prennent donc peu de place dans la conscience de leur descendance. exiguïté du récit et des mots aussi inappropriés que possible pour rendre compte de ce qui paraît ordinaire. le spectateur du dedans se forçant à bailler Z'en avez beaucoup à me vendre au rabais dans ce genre-là? le narrateur du dedans ça dépend. 'nfin, ça ne dépend, ne que, que de vous. j'oublie pas la part de paresse sentimentale qui façonne tout comportement. le vôtre, par exemple. car, aimer, voyez-vous le spectateur du dedans épargnez-moi les détours inutiles. le narrateur du dedans je n'ai qu'ça à vous fourguer. alors c'est à prendre ou à laisser. après tout le spectateur du dedans j'suis fatigué. très. le narrateur du dedans curieuse manière de... de m'enjoindre de continuer. Pause. j'disais donc: aimer, cette disponibilité à l'action, en fin de compte si rare, implique des actes de mémoire radicalement courageux. et de l'endurance dans l'exercice du souvenir. le spectateur du dedans je ne vois pas le rapport. Longue pause. d'accord. Pause. mais si, je vois le rapport. ça me crève les yeux rien que de l'entrevoir. le narrateur du dedans voilà qui est un peu moins sournois. je n'oublie pas la part de paresse sentimentale qui etc. bref: vaut-il mieux s'taper un père fouettard ou un papa scribouillard? c'est que... disons qu'à force de répéter qu'on n'y est pour rien dans nos propres salades, on finit, paradoxalement, salement, par se rendre à l'évidence qu'on y est pour quelque chose, qu'on ose, qu'on a osé, que bientôt on osera l'avouer. le spectateur du dedans des broutilles. rien que des broutilles. un héritage, on peut toujours le refuser. l'ignorer. le narrateur du dedans
sous des dehors d'auto-destruction, z'êtes d'un optimisme incorrigible. chapeau. et, de surcroît, vous dépassez mes attentes les plus optimistes... Pause. l'héritage... bon... l'héritage, vous m'avez compris, suppose un contrat qui se noue dans les gènes. puis il s'inscrit sur toutes les pages vierges qui vous passent sous le nez. qu'elles soient à portée de la main ou à portée des seuls neurones. et le spectateur du dedans l'héritage, j'me torche avec. le narrateur du dedans on dit ça. Longue pause. mais - car il y a un mais avant vos velléités de rejet - faudrait pouvoir déterminer qui r'fuse quoi. ou plutôt: qui refuse le premier? le spectateur du dedans là, je crois bien que j'ai décroché le pompon depuis belle lurette. le narrateur du dedans je vais finir par découvrir qu'c'est moi qui en ai, des trous de mémoire. Pause. laissez-moi vous... vous... y avait un type - est-ce un autre type ou le même, ça... - un type qui s'vantait de REVIVRE tout son saoûl. alors, il a tant r'vécu qu'il en est venu à craindre que la mort le chope au tournant et le rate de justesse. peur du rendez-vous manqué ou bête rejet - j'dis bien REJET - du tête-à-tête? bien malin qui saurait répondre... Le serveur en blanc traverse, à plusieurs reprises, la scène dans le sens longitudinal. Monté sur une bicyclette. Blanche elle aussi. Il a le visage enfariné, comme un Pierrot. La dernière fois qu'il traverse, il s'arrête brusquement, tout juste avant de quitter l'espace scénique. Il se tourne vers le public et répète, mime en ouvrant et fermant exagérément la bouche et sans qu'aucun son n'en jaillisse, la dernière réplique du narrateur du dedans. Puis il se barre. le spectateur du dedans se passant le revers de la main sur le front vous causez pour ne rien dire. vous ne cherchez pas les mots pour me dire. vous parlez pour me retenir. comme à quelqu'un au bord de l'évanouissement, quelqu'un qu'on veut empêcher de tomber dans les pommes le narrateur du dedans avec une nonchalance étudiée personne ne retient personne. c'est vous qui l'avez dit. le spectateur du dedans certainement pas.
le narrateur du dedans oh que si. vous aimez les petites grandes phrases. vous les offrez au plus offrant. vous faites votre loi de l'offre en inversant le sens de la demande. Ils rigolent jaune tous les deux. le narrateur du dedans mais je ne voudrais pas nuire à votre manège. à ce truc avide qui tourne à vide. en se levant, très digne. alors je pars avant que vous ne me quittiez. parce que, i faut pas déconner, z'avez quand même une sacrée longueur d'avance. le spectateur du dedans faites, faites. foutez-moi le camp. et vite. L'autre se fige. que savez-vous de lui, de moi, de nous, après tout? comment pourriez-vous monter en mayonnaise ce presque rien, cette huile insuffisante à empêcher les gonds de geindre. et puis, quand bien même y aurait émulsion, à force d'émulations imaginaires et trop réelles, sous quel prétexte pourriez-vous y mêler le père, la figure pas la personne, tombé par hasard dans la sauce, tué par mégarde dans l'œuf? parole, parole, parole... le narrateur du dedans ne bougeant que ses lèvres alors comme ça vous avez hâte que je prenne la porte. z'avez le sentiment que j'ai forcé mon chemin jusqu'à vous. z'avez pas envie de ce commerce malsain. parole, parole, parole... et pas de rabais pour les pauvres. z'êtes un pauvre d'esprit et vous z'entendez bien le demeurer. Il s'ébroue. Il plonge sa main dans la poche de son veston et en sort un bout de chandelle qu'il allume avec un briquet-revolver et qu'il place devant son index dressé. le narrateur du dedans i nous reste que des bouts de chandelle. de ridicules petits bouts de possibilité d'une lumière à venir. mais on est prêt à se brûler les doigts et les yeux. Longue pause. Le Narrateur range son briquet, en soufflant dessus comme dans une parodie de western. Puis... le narrateur du dedans suis votre aminemi. votre ennami vous suit. pause. le pis-aller vous a longtemps retenu de partir. c'est ça que vous vous z'êtes dit. en guise d'excuse. une sorte de supplément de paresse clouait vos idées vigoureuses et vos pieds fatigués au sol. vous z'avez tant voulu échapper à la bête ressemblance que vous croyiez avoir fait le tour du cadran de son visage jusqu'au dérèglement total de la vision elle-même. ni femme derrière, ni forêt devant ne pouvaient plus capter votre attention. votre attente. le mot «nombrilisme», que d'aucuns ont appris de votre bouche, suffisait amplement à circonscrire son monde. pas le vôtre. et pourtant vous vous en contentiez, contentez, contenteriez si si... vous z'étiez pas de bois, comme on dit, alors vous z'avez prétexté l'enfer. il aurait pas craché sur vos justifications. il les aurait embrassées, comme une profession de foi, quitte à ce qu'elle fût postmortem. faut croire que les causes, ça saute une génération, puis un beau jour on déterre. on les salue à la croisée des mots. une chiffrologie de la douleur, celle qu'il a su skipper, côté survie, et qu'il vous laissée en héritage. ah, le supplice des causes, cause toujours sans crainte des conséquences. pauvre petit con, pensait-il, faute de mieux. le supplice des causes, ce grenier infesté
de raz de marée, etc. vous le poursuiviez, quèque part, dans une chanson. changer d'habits, changer de torts. le spectateur du dedans je devrais avoir honte de vous écouter. le narrateur du dedans pas une seconde vous ne pensez c'que vous dites là. dans la surménagerie du père, y a d'la place pour tous les imaginaires aménagés: c'est le bordel tranquille, comme une «force» - il se l'imagine et s'en contente. la belle musulmane aux côtés du juif errant. le concierge endormi et la cambrioleuse surexcitée. matière à confidence. plus le commerce qui va avec. ce ne sont que des exemples. de son cru. jamais IL ne pâtit de ce qu'il crée. pâte à modeler des modèles. le spectateur du dedans vous me pompez l'air. ce p'tit théâtre est tout juste bon pour l'asphyxie. le narrateur du dedans je n'fais pourtant que reprendre - dans le désordre, certes, mais reprendre - les éclairages que vous z'avez dessinés sur cet autre personnage qui s'entête, depuis deux mille ans, à jouer les absents derrière son nuage prétendument spirituel. le spectateur du dedans faux. jamais je n'me serais attendri sur une absence. je me plains plutôt de présence obsédantes et sans contours précis. dont vous z'étiez censé me débarrasser. le narrateur du dedans on n'demande pas à sa propre histoire d'aller voir ailleurs si on y est. Pause. le spectateur du dedans poursuivez. le narrateur du dedans comment ça...? le spectateur du dedans poursuivez! le narrateur du dedans à vous de jouer. quand vous aurez brûlé tous vos atouts, je pourrai - p't-êt'e, ch'sais pas, pas sûr - me r'mettre en quatre pour que ça fasse deux plus deux. Pause. bête de trait... à la ligne. Staccatto. Les répliques suivantes tombent drues, avec de très légères pauses entre, mais il faut bien marquer ces micro-pauses. le spectateur du dedans j'baisse les bras.
le narrateur du dedans ça fait un bail. le spectateur du dedans z'en avez pas. le narrateur du dedans j'rends les armes. le spectateur du dedans je paye pour voir. le narrateur du dedans i'manquerait plus qu'ça. le spectateur du dedans j'paye comptant. le narrateur du dedans jamais su compter. le spectateur du dedans cash. le narrateur du dedans i'pue, vot'e fric. le spectateur du dedans j'paye en espèces. le narrateur du dedans j'rends pas la monnaie. le spectateur du dedans pouvez la garder. le narrateur du dedans ai-je l'air d'un cochon tire-lire à fracasser sur les dalles de la cuisine? le spectateur du dedans vous exagérez...! le narrateur du dedans pas encore. pas encore. le spectateur du dedans j'suis pas impatient. le narrateur du dedans il faut Pause.
il faut que j'apprivoise certains mots. le spectateur du dedans pour me tirer dans les pattes...? le narrateur du dedans non. pour faire du rentre dedans. Pause. vous savez, les événements, comme les heures, se suivent et essayent de se ressembler. c'est pa'c' qu'ils se suivent qu'ils essayent de se ressembler. et... le spectateur du dedans imitant le narrateur et... le narrateur du dedans ne s'en offusque pas et ils parlent, ils parlent, les événements. les faits si on veut. un fait est un événement embaumé, farci de paroles. mais sait-il ce qu'il raconte, en fait, le fait? de l'avis du père, il raconte comment on est allé fouiller dans la poubelle de la voisine, comment on a pu imaginer que l'on tripotait son sexe, le sexe et ce que c'est. de l'avis du père - et pour se faire une opinion, il a adopté un regard en accordéon, et des accords qui vont avec ou sans, c'est c'la l'harmonie -, de l'avis du père fouiller équivaut à trouver toujours à redire, zaredire, pour pas, pour pas, pour ne pas, donner enfin sa langue au chat. le spectateur du dedans si ça peut vous rassurer, puisqu'ça peut m'rassurer, et j'ne d'mande qu'à êt'e rassuré, le père a pris l'air de tous les larges, de toutes les largeurs et largesses, de toutes les bassesses. alors pourquoi pas moi...? c'était bien ça ma question de départ au départ... le narrateur du dedans z'allez me r'dire qu'il avait la gueule de l'emploi??? c'est pas ça qui va faire avancer vos affaires. lui a employé le plus clair de son temps à mett' fin aux souffrances et à déjouer tous les coups sous prétexte qu'i z'étaient bas. vous m'suivez sans chercher à me contredire, comme vous l'avez suivi sur ce terrain pas glissant mais propice à faire semblant. sur cette noirceur sans gris, sur cette blancheur sans crime qui donne la nausée et autorise une sorte de plaisir à bon marché qu'il a qualifiée de «sublime», le père. le ravisseur de ces dames - il s'y croyait, le bougre - se figurait qu'il pourrait, à terme, faire chanter ses victimes dans une sorte d'au-delà de l'échec. on s'en prend à celui qui s'y prend mal, mais il arrive un moment où cela se retourne contre toute forme d'honnêteté intellectuelle. on parle d'acharnement théâtral, à ce stade. alors, pas dans son cas. on s'en prend pas à lui, ce serait pas bien vu. ce qui ne suffit quand même pas à la blanchir à vos yeux. voilà pourquoi vous lui reprochez de blanchir son fric sans se donner la peine d'avoir l'air de s'en laver les mains. il dirait - et vous en crevez - pas plus tard qu'hier, mais il penserait pas plus tard que demain. tous les ajournements lui seraient donc permis. le spectateur du dedans cela fait trop longtemps.
Pause. et cela passe devant. le narrateur du dedans le père est passé maître dans l'art de s'y croire et de s'en vanter. c'est ça la paternité de toute éternité. pas assez jeune pour être con, i se fait passer pour un chameau et bingo la traversée, tapis rouge et compagnie. bas les pattes. haut les mains. haut les prix. le spectateur du dedans cela fait trop longtemps. Pause. et cela passe devant. le narrateur du dedans de l'avis du père, une hirondelle fait soixante printemps prêts-à-porter par minute. le spectateur du dedans cela fait trop longtemps. Pause. et cela passe devant. le narrateur du dedans de l'avis du père le spectateur du dedans oui le narrateur du dedans de l'avis du père: la chair, l'esprit, la chair. en charpie.