saguenail et joão alves
Doctorat és-solitude
décembre 2007
Les dĂŠs
Degradiva
I LA ROSEUR DE LA ROSÉE Avant de s’éroder, de s’arrondir, de se faire bille dans le labyrinthe de la galaxie, la terre était une montagne. Les siècles passaient comme des nuages. Le cosmos, pressé, tournait en rond. Les pierres roulaient sans mousser, les flots pétillaient sans écumer. La vie a fini par s’éveiller comme une maladie, une acné bourgeonnante sur les pentes, un verdoiement au sein du poudroiement. La vie a poussé plante, chaque tige, chaque arbre imitant le pic originel, et s’est installée forêt, reproduisant le dédale stellaire. Plus précisément, les bois s’offraient comme un palais des glaces, chaque arbre reflétant son voisin. En ce temps d’avant les miroirs, la nature imitait sans se soucier d’archétypes ni d’images. Chaque arbre se contentait d’exister, sans gêner son voisin, se prenant même, éventuellement, pour lui. Un miroir ne sert qu’à piéger les alouettes, à agrandir illusoirement l’espace, à compenser le nombre insuffisant par la multiplication des reflets. En ce temps d’avant les miroirs, il n’y avait pas d’«autre côté», en ce temps d’avant les images, il n’y avait pas d’imaginaire.
6
II LES CHAUDS FOURRÉS Comme dans tout labyrinthe, on ne pénètre dans la forêt que pour chercher à en sortir. Mais à l’encontre de celui-ci, elle n’a pas de centre, ou plutôt toute clairière y est centre. Aussi ne sauraient y vivre que des êtres innommables, sinon minotaures, ogres ou sorciers, loups et charbonniers. Tous noirs et encapuchonnés, car elle est le lieu de l’ombre et attire en proportion de son obscurité. Le temps d’avant les images était bien sûr un temps d’avant les mots, quand les animaux étaient innommés. Les arbres, sans se douter de leur destinée future de pâte à papier, bruissaient en s’éventant de leur feuillage. Leur murmure indistinct, plus obscur que les oracles, révélait secrets et trésors mieux gardés par leur anonymat inarticulé que par le plus féroce dragon. En tentant d’imiter leur complainte, les oiseaux ont appris à chanter. En tentant de reproduire le gazouillis, l’homme a forgé le langage. Car avant les images ou les reflets existait naturellement la caricature. Mais le langage, entre le rot, la toux et le grincement de dents, ne recelait que des mots, pas de secret.
7
III PASSAGE COMME UNE IMAGE Dans une nature divisée en proies et prédateurs, l’homme s’est fait chasseur. Le plus habile, Arcture, ainsi nommé parce que son arc n’avait jamais failli, a poursuivi un ange pendant toute une nuit. Les frondaisons ne permettaient pas à l’ange fourvoyé de déployer ses ailes et prendre son envol. Au moment de succomber, il a révélé au chasseur son vrai nom: Narcisse, dans lequel l’arc était précédé d’une particule négative. Quand en pleine forêt le chasseur a découvert une mare, il s’est penché pour y boire et s’est trouvé confronté à son reflet. Lui qui s’était toujours pris pour un chien sans poils, tout au plus chef de sa meute, s’est vu déesse avant de comprendre qu’il était biche. La mare était le premier miroir, la première psyché, à la fois révélateur d’une conscience erronée de soi et porteur d’une image magnifiée et trompeuse de l’idéal de soi. Toutes les images, tous les reflets sont conformes à cette illusion fondatrice. La conscience de sa duplicité n’amoindrit pas son attrait, aussi l’image, faux idéal, a-t-elle remplacé la dure réalité, trop scatologique pour ne pas décevoir.
8
IV BÉER GAIEMENT À un buisson qui s’était enflammé spontanément, l’homme a prélevé le feu. Sur la pierre du foyer étaient inscrits les commandements à suivre de génération en génération, afin de modeler l’argile de la conscience selon une matrice sociale exemplaire. L’instruction était confiée aux femmes, les sanctions pour infraction infligées par les hommes. Dès lors, les berceuses se sont faites fables, les contes sermons et les décrets ont couvert les secrets. Le langage s’est fait loi, la parole ordre. Rêve et pensée ont été proscrits. La répétition a commandé la reproduction. Il s’agissait de tailler l’homme comme une image, de le nommer, de lui donner un état-civil, avant de le réduire à un matricule. La mécanisation des gestes et des habitudes a peu à peu vidé la lettre de tout esprit. Les mots sont restés, orphelins de sens. Parcequ’uneprononciationleurestattachée,onleurattribue une signification arbitraire. Mais le code est strictement formel, l’écriture aussi déliée qu’elle paraisse n’est pas moins cryptique que l’alphabet cunéiforme primitif, et ce que nous prenons pour des paroles n’est qu’un écho.
9
V LE CARRÉ DE L’HYPOTHÈSE L’homme est une hypothèse. Il n’est pas tant tiraillé entre deux infinis ou entre deux impératifs, le ciel étoilé audessus de lui et la loi morale en dedans, qu’entre deux images: celle sociale qui est projetée sur lui par sa famille, ses amis, ceux qui lui «veulent du bien», voire le moindre passant anonyme, qui en fait une poupée conforme et d’un regard l’enjoint de ne pas s’écarter du droit chemin; et celle idéalisée, divinisée, inaccessible que lui renvoie le miroir, reflet inverti qui change le gaucher en droitier et affirme à chacun qu’il est «le plus beau». Images fallacieuses et falsifiantes, simultanément invariables et éphémères. Car si elles se fixaient, elles pourraient servir de référence, révéler l’anomalie particulière. Mais elles ne montrent jamais que l’imperfection globale, le défaut de cuirasse, la condition humaine de n’être ni ange ni bête. L’image, ontologiquement publicitaire, ne rachète pas son objet, elle l’oblitère. Le monde s’y fait décor. L’homme multiplié par le miroir n’est plus qu’un chiffre. Faute de jouer le tout pour le tout, il perd la partie.
10
VI AVILLISSEMENT Pour ne pas s’y perdre, on a rasé la forêt. Pour qu’elle ne repousse pas, on a incendié la bibliothèque. On a jeté du sel sur les cendres. Pour contenir la violence des torrents, on les a empierrés, on a fini par les goudronner. Ils ne sont plus sillonnés que par des squales de tôle. Les berges continuent de se dresser en falaises de chaque côté, mais on y a creusé des habitations troglodytes. On a transformé le pic originel en immeuble. On a féminisé les rus, on a labialisé les vals en villes. Le paysage a disparu. Le labyrinthe reste le modèle urbain, mais on l’a fléché. La ville, plus que dédale, est prison: si on ne risque plus de s’y égarer, on n’a plus à en sortir. Elle s’étend tentaculairement et se reproduit selon un modèle tenant à la fois de la ruche et de l’abattoir. Les humains libérés du servage agricole se sont faits bétail salarié. Le bonheur est devenu denrée, le désir a été canalisé. Les individus pensants qui, bien que socialement déterminés, voudraient échapper à l’uniformisation de masse n’ont d’autre ressource que d’accepter d’être malheureux et ne pas avoir d’enfants.
11
VII LE CAHOT DES ORIGINES L’éternité a traversé l’espace sur son coursier dont les sabots martelant le vide ont fait jaillir des étoiles. Les planètes ne sont que les miettes de son crottin, la galaxie le nuage de poussière qu’il a soulevé. La musique des sphères n’a jamais été angélique, tout au plus l’ultime vibration de l’écho d’un coup de marteau tonnant dans la forge génésique, le dernier des trois coups. Le verbe du commencement était une malédiction, une articulation défectueuse, et notre interprétation un malentendu. La réalité n’est qu’une convention, le signe un arbitraire. Il n’y a pas non plus d’archétypes dont nous percevions les ombres, il n’y a que de plates images, des reflets mouvants, glissant au gré de l’onde, se déformant de miroir en miroir. Les souvenirs sont reconstruits, le passé réinventé pour justifier le présent. Les mythes même se brouillent. L’ordre n’est qu’un arrangement masquant mal la confusion qui règne au cœur de la conscience. La pensée fait office de pansement mais ne saurait étancher la blessure matricielle par où le monde avorté se vide de son sens.
12
La survie des surhommes
I SOLITAIRE Après des millions de photons, d’étoiles, de gouttes, de micro-organismes, de lichens, d’arbres et d’animaux, il y a eu un premier homme. Un seul. Faute d’imagination, il ne pouvait concevoir l’autre; aussi ne souffrait-il pas de la solitude. Faute de désir, il se croyait même au paradis. Ancêtre mythique, il reste le modèle phantasmatique, idéal et inaccessible, des hommes qui vont jusqu’à fermer les yeux, s’enfermer à double tour, se retirer dans le désert ou sur une montagne ou au fond d’une grotte inaccessible, voire à naufrager à seule fin de revivre l’état adamique d’orgueilleuse solitude et se convaincre qu’ils sont à l’image de ce père originel, image lui-même de l’être parfait. Le mythe édénique a traversé une histoire de massacres, enlèvements, esclavage, exploitation, dégradation dite «adaptation» jusqu’à l’ère moderne, où l’homme réduit à l’anonymat d’une cellule noyée dans la masse s’est bâti un paradis de pacotille standardisée pour abriter sa solitude inexpugnable. Robinson des villes se prenant pour Noé, régnant dans son arche vide, il dure en surnageant.
14
II SCISSIPARITÉ Par division de l’androgyne originel ou arrachement d’une côte, l’ancêtre s’est reproduit. Or dès la première génération, une scission morale s’est produite: le Jekyll initial, innocent, dédoublé en Abel et Caïn, a découvert le Hyde qui sommeillait au fond de lui. La paternité entraîne deux traumas contradictoires: le choc narcissique de se reconnaître en son fils, être confronté à son reflet, devenir le rival de soi; simultanément, le choc de l’altérité, ne pas se reconnaître en son fils, se retrouver devant un miroir déformant et ne pas savoir de quel côté se tient la caricature. Les générations se sont succédées, l’homme a peuplé la terre et son arrogance est proportionnelle à la certitude de son incomplétude, à la conscience du manque que seul l’autre pourrait combler. L’ambivalence du sentiment à l’égard du prochain éclate dans le racisme camusien: l’homme absurde se sent étranger dans un monde habité par sa propre image; lucide quant à sa duplicité, il ne nie pas l’humanité de l’autre; parce qu’il la reconnaît et s’y reconnaît, il doit s’aveugler et effacer son image.
15
III NARCISSE L’image est le degré zéro du dédoublement, donc de la création. L’ambition profonde de toute image est d’être plus vraie que l’original. Non seulement l’homme se croit moulé à l’image du dieu comme il se veut son égal, son rival. Le portrait survit à son modèle. Aussi, outre la croyance qu’elle peut ravir l’âme, l’image est-elle investie d’un pouvoir d’absorption vampirique de la vie. D’Usher à Gray, les portraits s’animent aux dépens de leur modèle qui va s’éteignant à mesure que ses traits se fixent sur la toile. La duplication est ainsi renoncement à soi au profit d’une réplique plus parfaite. Même en cas d’échec, d’androïde composite, formé d’organes disparates, la créature supplante bientôt le créateur, lui volant, sinon sa personnalité, son nom: Frankenstein évoque le monstre, pas le savant. La première vertu de l’image est sa relative éternité, qui permet à la cantatrice de Verne de ressusciter, aux invités holographiques de Bioy Casarès de répéter leur cérémonial par-delà la mort. Si la pensée est conscience de mortalité, l’image permet d’échapper au temps.
16
IV MASSE Mais l’image peut faire plus: dès les débuts du cinématographe, Méliès ne se contente pas de se filmer, se projeter, s’agrandir, il se multiplie à l’écran. Le principe du clonage apparaît dès les «Mystères de New York», dans l’épisode raconté par Breton où un Chinois, ayant trouvé moyen de se reproduire à des milliers d’exemplaires, envahit la ville à lui tout seul. Le nombre est garant d’une immortalité virtuelle et l’image peut s’autonomiser au point de se passer de sa matrice humaine réduite au rôle d’œuf, tout comme la numérisation peut faire l’économie de la vie biologique ramenée à une simple fonction de carburant. Entre la mise en uniforme fasciste et l’uniformisation massive des sociétés néo-libérales, l’histoire a abouti à l’oblitération des individus. Si l’homme consent à tous les sacrifices pour être déchargé du joug de la liberté, le renoncement à la personnalité constitue la limite au-delà de laquelle il cesse de pouvoir revendiquer l’ascendance divine, l’élection, la propriété de la terre, la distinction, la supériorité sur la bête ou le robot, la possession d’une âme.
17
V UNIQUE Le concept précède l’existence. L’homme affirme, avant même de la définir, sa conscience individuelle en disant «je». «Je» est la première syllabe du nom imprononçable de dieu. Chacun, en se désignant à la première personne, assume symboliquement cette filiation directe, se veut l’avatar d’Adam à qui la terre a été donnée en partage. Aucun ne s’avise que tout autre s’appelle comme lui. L’autre est une seconde ou troisième personne dans la conjugaison humaine, une imitation à un nombre infini d’exemplaires. Seul «je» est unique. Il ne saurait y en avoir qu’un. Les autres sont poussière, «je» est grain. «Je» est éternel. L’homme grandit dans cette conviction, conservant jalousement le secret paranoïaque de son origine. Sa certitude intime fait office de pensée, car l’esprit ne se développe qu’avec le doute. Alors que la valeur de l’unique tient à sa fragilité, à sa précarité, l’homme veut survivre. D’où sa méfiance à l’égard de tout exercice intellectuel. L’ignorance de sa condition mortelle est garante de son droit. De la guerre même il ne croit pas que l’on revient tudé.
18
VI DER DES DER L’homme doit dominer l’autre, l’asservir ou l’exclure, voire l’exterminer. Par le langage ou par les armes. Plus l’autre se révèle égal, plus il apparaît comme une menace. Le propre de l’homme est d’entrer en lutte contre son espèce, de n’avoir que des rivaux. Les qualités de l’ancêtre s’étant divisées à chaque génération comme les propriétés de l’unique, l’idée que l’autre, le frère, ait pu hériter de la meilleure part est insupportable. Plus que le complexe d’Œdipe, le souvenir de Caïn hante l’humanité. Son histoire n’est pas scandée de guerres, pogromes, génocides et autres Saint Barthélemy: elle s’y résume. Les progrès technologiques ne visent qu’une fin: la destruction. Le principe de symétrie veut que, puisqu’il y a eu un premier homme, il doive y en avoir un dernier; chacun veut être celui-là. Explosion démographique et société de masse tentent vainement de concurrencer la supériorité numérique des morts. L’homme poursuit son œuvre de dépeuplement. Imitant dieu, il perfectionne le feu du ciel, réinvente les sept plaies et attend confiant le prochain déluge.
19
VII SOLIDAIRE Aucun homme ne s’est fait lui-même. En héritant des gènes parentaux, il reçoit l’histoire entière de l’humanité inscrite depuis le premier homme. L’autre est d’abord le mort qu’il sent vivre en lui, présence étrangère et familière, intrusion dans la propriété privée de l’unique. Il évite de fouiller l’intime, de crainte de rencontrer l’autre en soi. Car ne pouvant le déloger, il ne peut logiquement l’anéantir que par la solution finale, radicale, du suicide. Ce n’est pas tant la peur de la mort qui le retient, que le doute taraudant que l’autre, disséminé, lui survive en autrui. La duplicité est inséparable de la réversibilité. Se découvrir autre est vécu comme une déchéance, le partage comme une perte de souveraineté. Pour régner, l’homme doit dire «nous», se concevoir goutte d’eau et voir l’océan en chaque goutte. Le «je» n’est pas individuel: tous les hommes sont l’ego. Il faut toute l’humanité pour composer un homme. Autant qu’un roseau, l’homme est une chaîne. Il n’y a pas eu de premier homme. L’autre est, par définition, celui qui nous survivra, en qui nous survivrons.
20
Sans-gène
On peut prendre les mythes au mot. Pendant des siècles, les croyants ne s’en sont pas privés. Et si la science a forcé les églises à adapter leurs dogmes et à modifier leur vision de l’univers, elle n’a détruit aucune religion. Elle leur a seulement ôté leur vérité poétique fondatrice: le mythe, qui répondait métaphoriquement aux interrogations de celui qui l’avait imaginé, l’homme, quant à sa condition et son origine. Le premier homme est né sans nombril. De l’œuf primordial il tenait le ventre lisse. Il ne possédait pas non plus de sexe, ayant été modelé dans l’argile à l’image de son créateur anthropomorphe et n’étant pas destiné à se reproduire. Pourtant, l’entrejambes le démangeait. Il avait beau le frotter, le caresser. Échauffé, il aurait voulu le lécher. Il passait ses jours le corps plié, la tête entre les genoux, tirant la langue. Il transmettra cette posture préférentielle à sa descendance sous le nom de position du fœtus. «Que fais-tu?» lui a demandé, sévère, son créateur. Quand l’homme lui a exposé les motifs de sa gymnastique, il lui a donné une feuille de vigne, connue pour ses vertus lénitives, et lui a arraché une paire de côtes basses afin qu’il puisse se courber plus avant. Dans l’une il a sculpté la femme, dans l’autre taillé le pénis qu’il lui a planté au giron. Comme l’homme continuait de se gratter, la femme a entrepris de le nettoyer, de l’épouiller et enfin l’a dépucelé.
22
Depuis qu’il se reproduit, qu’il sait «qu’est-ce que c’est, kéceksé, qu’est ce sexe», l’homme, désormais affublé d’un phallus, d’une femme et d’une famille (malgré leur graphie différente, ces mots ont même étymon), est embarrassé de ses deux côtes externes, rouages en surnombre d’une mécanique après réparation des torts et des torsions. Son cœur cogne contre les barreaux de ses côtes internes, son esprit se tend, bandé entre ses côtes hormises. Le fils du créateur a donné l’exemple: parvenu, à force de méditations, voire de tentations, à les agrandir, l’une aux dimensions géologiques de la côte du Golgotha, l’autre à celles d’une poutre tirée de son œil, il a brisé et croisé la seconde, la portant en bannière de banni, en manière de manie, l’a hissée sur la première et s’y est épinglé. Les femmes sont venues après coup l’en descendre. Car si l’homme ne va pas à sa côte féminine, la côte vient à lui. Le célibat du nazaréen n’annule pas le poids de la côte, il le déplace. L’homme, depuis, l’imite. Ou le caricature. Sisyphe lui a montré qu’en poussant et tirant sa croix par monts et par vaux, elle finit par s’émousser, se rouler en boule comme les excréments du scarabée stercoraire. Ainsi, sur son modèle conditionnant, l’homme moderne gravit et descend sempiternellement sa propre côte, toujours à la hausse et à la baisse, à la «ose!» et à la «baise!»
23
L’homme a accumulé les côtes surnuméraires. Il les a taillées en coutelas, en a fait des peignes pour sa compagne. Les femmes pullulaient. Le harem ne pouvait les contenir. Ne sachant où donner de la tête et de la queue, l’homme se serait volontiers fait châtrer. La surpopulation l’avait rendu anonyme, l’avait détrôné. Resté roi de ses douleurs, il a profité de ce qu’il s’agissait de côtes flottantes, les a creusées en pirogues et a voulu s’éloigner des côtes. Il a rencontré d’autres barques naturelles à la dérive, de la sargasse à l’iceberg. Il a fini par comprendre que la côte l’avait précédé, que le créateur ne la lui avait arrachée qu’à la manière des guérisseurs philippins. La côte lui était antérieure, la côte était première. L’univers était composé de côtes. Microcôtes végétales ou animales: coquillages côtelés, pelages zébrés, feuilles, plumes, poils. Macrocôtes formant îles et continents, dont le relief, anfractuosités et courbes féminines, dénonçait l’origine costale. La lune elle-même était une côte flottante sillonnant l’océan du ciel. Avant que le créateur ne détache ses deux côtes, l’homme était déjà voué, condamné, à une existence d’entrecôte, que cette chirurgie avait symboliquement matérialisée. L’isolement de Robinson était un leurre. L’homme est un être incomplet, amputé, manquant d’une côte, vacant d’une côte. Il ne lui reste qu’à passer sa vacance sur la côte.
24
L’homme a réalisé trop tard que l’expulsion de sa paire de côtes signifiait en fait sa propre expulsion hors du havre maternel. Sa résidence sur terre se réduit à parcourir le monde de côte en côte, qu’il s’agisse de la houle océane ou des dunes du désert. L’infini et le soleil au-dessus de lui l’écrasent. Où se réfugier, où trouver abri, puisque au large des côtes c’est encore des côtes? Jonas s’est retiré à l’intérieur de sa propre côte faite baleine. En effet, le lieu originel, l’éden, était clos. De même que le ciel était une voûte avant de se révéler vide. Il ne saurait y avoir de paradis qu’intérieur, le paradis n’étant que la face cachée de l’enfer, lieu souterrain par excellence, lieu de l’enfermement trop vite assimilé au châtiment. Car on sait depuis Sade que la liberté de pensée est inversement proportionnelle à la liberté de mouvement, depuis Stendhal que la prison est l’endroit de l’amour dont le monde est l’envers, depuis Dostoïevski que la geôle est l’espace de la rédemption. La patrie de l’homme est un trou, sa condition est mentale et tient dans sa boîte crânienne, côte refermée. L’homme moderne peut meubler à satiété son logis, s’y barricader, il ne retrouvera jamais le confort de l’homme des cavernes. Même les artistes dans leur tour, ou côte, d’ivoire envient la perfection de la vision rupestre. La vérité est emmurée dans son puits, toute sortie ne saurait être que mythique.
25
Le tri
Impressions d’irréalité
Il porte toujours son appareil en bandoulière. Pourtant il ne contemple pas les paysages, remarque à peine les monuments, et passe outre. Il ne photographie que les jeunes filles souriantes. Quand elles ne le regardent pas. Pas vraiment à leur insu, puisqu’il ne se cache pas, mais néanmoins par surprise. Il perçoit d’instinct l’ébauche d’un sourire, règle aussitôt l’appareil et presse le déclic. Il ne cherche pas à les cadrer, ne veut surtout pas qu’elles posent. Il les photographie toujours en gros plan, au téléobjectif. Il capte des moments de radiance et leur sourire crève l’image. Il en a ainsi photographié des centaines. Certaines se méfient, doutent, s’interrogent sur ses intentions. Certaines se fâchent et réclament la destruction de l’image au nom du respect de la vie privée. D’autres croient à une technique de drague. Elles se prêtent au jeu avec coquetterie ou lui lancent une apostrophe peu amène. Mais, au risque de les décevoir, il ne veut d’elles que leur image. Il voit dans leur sourire, éphémère, futile, la preuve que le bonheur n’est pas seulement une promesse, que la beauté n’est pas fatale. Il fixe des instants de grâce, l’évidence de l’allégresse, l’accord entre le monde et le désir. Non pas qu’il soit particulièrement optimiste. Au contraire. Peutêtre pour exorciser la grisaille de la vie. Ses amies qui connaissent sa collection le prennent définitivement pour un vicieux. Elles sont jalouses de ses images. Ses amis par contre les lui envient. Ils assimilent inconsciemment ces portraits à des conquêtes. Bien qu’ils sachent qu’il n’en est rien. En vérité, d’une jolie fille, il ne dirait jamais qu’il a envie de la baiser. Seulement de la photographier. 30
Il porte toujours son appareil en bandoulière. Depuis qu’il a perdu son amour, il parcourt la ville et la photographie. Chaque rue, presque chaque maison. Comme s’il voulait en dresser une carte visuelle à large échelle. Mais ses photos sont vides. On y distingue un pan de mur, ou un coin de trottoir, ou un carré de pelouse, mais ils constituent tout au plus un fond, une image abstraite. Pourtant, il prend son temps pour cadrer, choisit l’angle, attend la lumière adéquate. Lui seul peut y voir ce qui n’y est pas: sa trace, son passage. Car il ne photographie que les lieux où ils sont passés ensemble et la ville, comme sa vie, n’a pour lui de sens que parce qu’elle l’a une fois traversée. Il voit ses jambes en surimpression sur le trottoir, sa silhouette contre le mur, son buste étendu dans l’herbe. Il photographie des images qu’il a fixées mentalement quand il était avec elle. Il photographie désormais son absence. L’objectif ne capte que la lumière qui dessine des formes dans lesquelles on reconnaît des objets. Mais en photographiant le vide, il capte un sentiment, l’amour, le matérialise. À ses amis il explique que c’est aussi bien ainsi, que quand elle était là il n’éprouvait pas le besoin de la photographier, que s’il l’avait photographiée à l’époque, ces photos ne montreraient qu’un fantôme. Car elle aurait entretemps nécessairement changé. Un cliché, en fixant l’éphémère, en l’éternisant, le transforme, l’altère. Toute photographie est ontologiquement mensongère. Sauf les siennes, puisqu’elles ne révèlent rien, sinon le manque. Et leur vérité durera autant que ce manque, c’est à dire autant que son amour, autant que sa vie. 31
Il porte toujours son appareil en bandoulière. Il ne photographie jamais qu’un seul modèle: son amour. Inlassablement. Il alterne photographies volées, prises à la volée, et séances de pose. Il la photographie dans son sommeil, quand elle marche, quand elle mange. Assise, debout ou couchée, nue ou habillée. Elle en riait au début mais elle finit par en être incommodée. Dès qu’elle le voit lever son appareil, elle prend une mine boudeuse ou fait une grimace. Elle s’est vraiment fâchée la fois où il a voulu interrompre leurs ébats amoureux pour la photographier en train de jouir. Il dit qu’il ne sera satisfait que lorsqu’il aura réussi à capturer, avec ses formes, son âme. Selon la croyance des peuples primitifs. Souvent, il contemple les clichés. Il n’en jette aucun car chacun est irradié par sa présence. Cependant il y manque toujours quelque-chose qu’il ne saurait définir mais dont il constate l’absence. Il suffit de comparer l’image avec l’original. Certains toutefois sont presque parfaits. Il en a fait de larges agrandissements, en a couvert les murs du studio. La lumière y semble émaner de ses yeux. Toute la vie paraît s’être concentrée dans l’éclat de son sourire et la photographie a immortalisé sa jeunesse. Mais il demeure insatisfait et s’acharne, sachant pourtant qu’à mesure que le temps passe et que la fatigue gagne insidieusement, cette grâce se fait plus rare. Il ne se rend pas compte que lui-même, séduit par certains de ses portraits, est déjà moins sensible à ses charmes vivants, que les photos, faute de saisir son âme, ont fini par ronger leur amour, car la quête de la perfection est aussi destructrice que serait foudroyante sa capture. 32
Hawaï-île
Pour pouvoir contempler son amour, se confronter à lui même en son absence, il a résolu de la peindre. En pied, grandeur nature. Il a choisi de la représenter de face, sans pose proprement dite, immobile, dans la tradition des grands portraits de la Renaissance. Il lui a inventé une robe blanche pour ne pas dater le tableau: une telle robe ne se démoderait jamais. Par souci encore de durée, il a préféré laisser les traits légèrement flous afin de ne pas marquer un âge au visage. Il a concentré toute la personnalité de son amour dans les yeux, la part du corps qui ne vieillit pas. En fond, il a peint un paysage rocheux indéfini, dans la manière torturée et contrastante de Léonard da Vinci. Ainsi, le portrait fonctionnerait aussi comme une fenêtre, ouvrant le mur aveugle de son cabinet de travail. Il a dû se reculer de quelques mètres pour contempler le tableau dans son entier. Il a constaté que cette dimension de l’image correspondait à celle de son reflet dans la grande glace de l’armoire. Son attention, à cette distance, était réservée à sa propre image: face à son amour, il aurait couru l’embrasser. Les yeux du portrait semblaient l’interroger, le regard paraissait franchir la frontière de la toile. Il s’est réjoui de cette capacité de l’immatériel à ne pas se laisser confiner à l’espace bidimensionnel du tableau. Pourtant, peu à peu un malaise le gagne. Il croit que c’est cette insistance du regard, qui se détache par la précision du trait du reste du tableau, qui le suit, le surveille. Il finit par comprendre que ces yeux peints ne sauraient voir la réalité, qu’ils sont aveugles, perdus dans un autre espace, et sous ce regard c’est lui qui est devenu transparent, qui est effacé. 34
Pour pouvoir contempler son amour, se confronter à lui même en son absence, il a résolu de la peindre. En pied, grandeur nature. Il a choisi de la représenter presque de profil, tournée vers la gauche, dans une position qu’il associe à l’idée d’attente. Il a conscience que la posture est un peu artificielle, dans le style maniéré, symbolique, des peintures mythologiques académiques. La robe blanche, très simple, qu’il lui a inventée est à mi-chemin entre l’emblème de la pureté et la convention de l’antiquité. Il l’a placée dans un vague paysage rocheux évoquant un lieu de rendez-vous, avec une source à proximité, juste au-delà de la frontière délimitée par le bord du tableau. Il l’a dessinée un peu tendue, dans la fraîcheur de ses vingt ans, l’âge où il l’a rencontrée et qu’il a essayé de pérenniser. Lorsqu’il s’est reculé pour la voir en entier, il a eu le sentiment d’une intrusion: son regard tourné vers la gauche du cadre laisse entendre qu’elle n’attend personne sur sa gauche à elle, c’est à dire là où il se tient: le moindre mouvement ou bruit perçu dans cette direction lui aurait fait tourner la tête. Il ressent un petit pincement au cœur, a envie de lui crier «je suis là!», suppute sa surprise en le découvrant. Comme elle maintient le regard fixe dans l’autre direction, il imagine qu’elle l’ignore volontairement, lui montrant par son attitude imperturbable qu’elle en attend un autre. Dans cet univers d’éternelle jeunesse qu’il a créé ne sauraient vivre que des dieux. Le paysage, avec ses rochers, est arrangé, pas naturel. Il sent le poids des ans l’écraser soudain. Il appartient, lui, à un monde où l’on vieillit. De l’espace lumineux où elle attend sereine, puisqu’elle a l’éternité pour elle, il est exclu. 35
Pour pouvoir contempler son amour, se confronter à lui même en son absence, il a résolu de la peindre. En pied, grandeur nature. Il a choisi de la représenter de dos, en marche vers un fond de rochers éboulés. Le paysage comme la posture constituent un hommage à Caspar Friedrich et aux romantiques. Aussi lui a-t-il inventé une robe blanche pour concentrer sur elle toute la lumière du tableau. Il a soigné la représentation du chignon, reconnaissable entre mille pour qui la connaît. Elle s’avance, lente, majestueuse, «gradiva», les bras tombant mollement le long du corps. Elle s’éloigne sans hâte et sans effort; une légère torsion de la main gauche ne peut s’interpréter que comme une discrète invitation à la suivre, la rejoindre. Se reculant pour la contempler, il a été saisi de la voir si proche, à portée littéralement de la main, et si absorbée par le fond, le but à atteindre, qu’elle ne détournait pas la tête, lui faisant signe mais le laissant libre de décider, résolue à poursuivre son chemin sans l’attendre s’il hésitait. À mesure qu’il reculait, elle semblait effectivement s’éloigner, sans presser le pas mais sans faire halte, niant l’impossibilité de franchir la frontière absolue de la surface peinte. La toile fonctionnait comme un écran qui le repoussait dans son espace dit réel, bien que son atelier improvisé soit au moins aussi incongru, sinon imaginaire, que l’éboulis de rochers. Elle lui tournait le dos et il ne pouvait la prendre par les épaules, la forcer à se retourner, à le regarder. Il a compris qu’en lui donnant vie et espace autonomes, il l’avait perdue. Il ne pouvait même songer à se figurer dans le tableau; le geste de la main lui assignait sans recours sa place: derrière. 36
Foulée
Comme il avait reçu une lettre de son père lui enjoignant de lui rendre visite, il a préféré, ayant quelques jours devant lui, partir à pied. Quelques journées à marcher lui permettraient de mûrir la pensée de cette rencontre, de remémorer leurs différends accumulés, de se composer une attitude. Il n’avait pris qu’un baluchon: des vivres enveloppés dans une couverture pour passer la nuit. Ne possédant pas de sac à dos, ce harnachement anachronique de chemineau lui avait paru le mode le plus simple de charger son bagage. Il avait passé un bâton sous le nœud et, le portant à l’épaule, marchait à grandes enjambées. Il connaissait bien la route, l’avait empruntée souvent, en avait presque fixé chaque virage dans sa mémoire. Or il ne la reconnaissait pas. Pas plus que le paysage qu’il traversait. Combien les transports motorisés avaient modifié le rapport des hommes à l’espace! Ce voyage, qu’il effectuait à pied comme il avait été normal jusque moins de cent ans auparavant, le plongeait dans un passé indéfini coupé de la réalité contemporaine. Plus que la vitesse, le transport, ferroviaire ou automobile, a apporté un écran qu’il interpose entre le monde et le voyageur. L’idée même de paysage suppose désormais cet écran. On ne le voit plus comme un tableau ou une photographie mais comme une projection sur les vitres du train ou de la voiture. Le cinéma est devenu la matrice du voyage. Or, en marchant, il n’était plus devant le paysage mais en faisait partie, se retrouvait à l’intérieur et, ne pouvant s’y voir, ne le voyait plus en tant que tel. Question de position, 38
car il n’était pas assis, et d’accord entre son mouvement et les modifications de la vue: le paysage, parcouru, ne défilait pas. L’espace ouvert par la marche lui était inconnu. Devenu piéton, il avait changé d’univers plus radicalement que ces voyageurs de science-fiction passant dans une autre dimension. Allait-il y retrouver son père?
39
Comme il avait reçu une lettre de son père lui enjoignant de lui rendre visite, il a préféré, ayant quelques jours devant lui, partir à pied. Se rendant bientôt compte qu’il n’allait pas, malgré son bon pas, aussi vite qu’il l’avait pensé, à partir du second jour, il a décidé, en se repérant sur la course du soleil, de couper à travers champs. Heureusement, son baluchon ne pesait pas lourd. Qui va à pied doit voyager léger. Les blés lui picotent les mollets. Il suit une ligne sinueuse d’ombre en ombre, profitant du couvert des arbres dispersés. Il comprend que qui a deux jambes n’a pas besoin de sentier tracé. Que les routes n’ont été construites que pour le transport, pas pour le voyage, que les voyageurs, en les empruntant, acceptent de n’être eux-mêmes que des marchandises particulières. Un promontoire a attiré son attention. Il fait un crochet pour y grimper et contempler la vallée. Il voit au loin la route qu’il a abandonnée et au fond du vallon un autre pan qu’il croisera bientôt. Il retrace mentalement le trajet irrégulier qu’il a suivi. Certains arbres lui servent de points de repère. Son parcours dessine une ligne brisée, avec des courbes et des boucles formant les signes d’une écriture inconnue. Trace éphémère que seule une divinité pourrait lire, déchiffrer, et qui formule une «ligne de vie» autrement réelle que celle inscrite dans la paume de sa main. Il en vient à penser que ce chemin le définit, individualisé, mieux que toute pensée formulée. Que toute vie est réductible à ces trajets quotidiens dont personne ne songe à dresser la cartographie. D’ordinaire, 40
les buts déterminent les parcours que les voies canalisent selon des droites sans signification, que le principe d’aller-retour condamne à ne former qu’un signe d’infini, ∞, aplati jusqu’à ne constituer qu’un segment dérisoire. Avec le voyage à pied commence le paraphe, la liberté, et aussi intraduisible puisse-t-il être, le sens.
41
Comme il avait reçu une lettre de son père lui enjoignant de lui rendre visite, il a préféré, ayant quelques jours devant lui, partir à pied. Au bout du troisième jour, il sait qu’il atteindra dans la soirée la maison paternelle. Il a certes fait de nombreux détours mais ne s’est pas perdu. Il s’interroge sur la différence entre ce voyage et les précédents. Car il sent confusément qu’un événement imprévu s’est produit, silencieusement, invisiblement, et que ce caprice de partir à pied a modifié la totalité du sens de son parcours. Le but, l’aboutissement, est devenu secondaire par rapport au trajet pourtant aléatoire qu’il a effectué. Les données sont inchangées: il va rejoindre son père, ils vont finalement s’expliquer, s’affronter, peut-être se réconcilier. Mais, plus probablement, cette visite sera sans conséquences. Il rentrera chez lui, ils continueront de s’ignorer à distance, chacun ressassant ses griefs quand par hasard ils songeront l’un à l’autre. Rencontre sans doute inutile, certainement pas décisive. Or cette fois quelque chose a changé et il comprend que c’est lui-même, et que c’est le voyage qui l’a transformé. Pas tant le parcours que le temps mis à l’accomplir. À pied, le voyage n’est plus un intervalle entre deux lieux, mais un laps de vie. Si dans un premier temps le choix de se faire piéton représente une façon de se fragiliser, en renonçant au confort des transports, de la vitesse et de la planification, par la suite l’effort et la fatigue traduisent une libération. Car la voiture plie le corps à sa forme et l’esprit à son rythme. Le piéton, en trouvant son pas, se découvre. Le trajet est un temps, 42
donc une métamorphose. Le but du voyage n’est pas quelque destination mais d’arriver au voyageur. Il songe au «simurg», presse le pas en voyant la maison de son père au tournant. Celui-ci se lève quand il ouvre la porte. «Je ne t’ai pas entendu arriver... Tu sais, je ne t’ai pas pardonné!» «Moi, si!» et en riant il embrasse son père.
43
Les maux
Ombre complice
Les SANS-CIEL ne se voient pas. Ils se tiennent à l’écart de la lumière. Aussi paraissent-ils sans couleurs et presque sans forme. On ne découvre leur présence qu’à tâtons. Ils sont l’invisible murmurant dans l’ombre, ils sont l’ombre elle-même. L’indicible frayeur tapie dans l’obscurité, ce qui se cache derrière la porte, ce que l’on n’aperçoit pas de l’autre côté du miroir, ce que poussière et toiles d’araignées dissimulent, ce qui est là, partout, opaque et tenace, ignoré, contournable même, mais toujours présent, hantant, latent mais perceptible, là. Les SANSCIEL s’avèrent plus gênants que proprement effrayants, ébranlant par leur seule virtualité les certitudes cultivées à grand renfort de lumière, de transparence, de nettoyage et aseptisation. Car le soupçon de leur existence ténébreuse et larvée contamine la bonne conscience, l’assurance de la raison et du bien-fondé des motifs de l’activité humaine. Leur permanence nie l’ordre et la stabilité de toute organisation sociale. Ils ne sont le ferment d’aucune révolution, seulement la part d’ombre de nos pensées et actions, la duplicité de nos affirmations, l’insatisfaction de notre condition. Et le caractère transgressif, inadmissible, de nos désirs. Nous les chassons impitoyablement mais, subrepticement, les entretenons. Un grenier, une cave, un débarras ou un simple placard, voire un coffre, suffisent, telle une boîte de Pandore, à les conserver toujours à portée. Nous finissons par éteindre les lumières, par baisser les persiennes, par céder à la tombée de la nuit et laisser les ténèbres régner. Une porte condamnée, un 48
tiroir verrouillé les contiennent. Ils savent se faire petits, se mêler à la poussière glissée sous le tapis, accumulée derrière les livres, à l’envers des tableaux accrochés aux murs. La moindre fente leur est abri, tout pli repli. Si nous les préservons et nourrissons en cachette, c’est que nous comptons sur eux pour nous défendre d’autres puissances acharnées à nous perturber, à nous arracher à notre confort, à notre paresse. Car tout notre ordre, nos soucis sécuritaires, nos prohibitions, nos règlements, n’ont d’autre fonction que de s’opposer aux désirs des dieux, qui ne sont que caprices et chaos. Les dieux nous prennent pour leurs jouets et voudraient, par ennui plus que par intérêt, et sans considération de nos aspirations profondes au repos édénique, au farniente, à la vacance ou à la vacuité, nous pousser dans des entreprises téméraires et des aventures romanesques. Les dieux ont pour eux l’irrésistible attrait des fantaisies, le cortège de toutes les tentations auxquelles nous nous efforcerions en vain de résister si les SANSCIEL ne venaient à notre secours, opposant le doute, la crainte et la pusillanimité aux mirages d’une félicité audelà de notre médiocrité heureuse. Ils agissent en calmant somnifère sur les fiévreux, élans chevaleresques, nous retenant au bord de leur abîme. Ils s’opposent avec obstination à l’éclat dont le risque se plaît à se parer, n’hésitant pas à obscurcir ses feux, et prêts, en dernier recours, à éveiller les peurs ancestrales chargées, depuis la nuit des temps, sous n’importe quelle forme, dragon, ange ou démon, de garder, et barrer, les portes de l’inconnu. 49
Un rayon de soleil s’est glissé entre les rideaux et vient, folâtre, lui lutiner les paupières. Chatouillée par le pinceau de chaleur, elle sourit béatement avant d’ouvrir les yeux. Les dieux ont lâché un vol de colibris sous sa fenêtre pour lui offrir un concert matinal. Elle s’étire paresseusement, se berce de la fantaisie d’être princesse en son palais, mais comme aucune bonne n’apparaît pour écarter les rideaux et aérer la chambre, elle se résout à se lever et se précipite à la fenêtre pour accueillir une si belle journée. Elle ne s’inquiète pas de la transparence de sa chemise de nuit, et les dieux se rincent l’œil à loisir, se repaissant de la vision de son corps frémissant. De dessous le lit, les SANS-CIEL ont tout vu, ont percé le manège des dieux et mesuré le danger encouru par la jeune fille: par une aussi radieuse matinée, il faut à tout prix l’empêcher de sortir. Les conséquences d’une promenade printanière peuvent s’avérer incommensurables à un âge aussi tendre. Elle est déjà dans la salle de bain et chante en faisant sa toilette. Ils s’élancent au fond du placard où ils dérangent les vêtements soigneusement empilés, séparent les paires, filent les bas et arrachent quelque bouton de chemisier. Elle ne se formalise pas en découvrant le désordre, fouille jusqu’à dénicher une chemisette intacte et rit de voir qu’elle a enfilé des chaussettes dépareillées. Les SANS-CIEL s’affolent, lui soufflent des idées noires, des présages malencontreux, invoquent le devoir et les saintes valeurs du travail et de l’étude, obscurcissent d’un nuage la clarté du jour, mais elle balaie d’un geste léger et frivole 50
la soudaine sensation de froid, piètre résultat de leurs efforts, qui a envahi la pièce, et enfile un manteau. Sortie de l’appartement, elle n’a qu’un pas à faire pour atteindre en tendant le bras l’interrupteur de la minuterie. Mais pendant un court instant, entre la fermeture de la porte et l’allumage des ampoules, la cage d’escalier est plongée dans l’obscurité. Les SANS-CIEL sont prêts: ils ont ramassé la petite bille que le fils des voisins a perdue la veille sur le palier et parviennent à la glisser sous la semelle de sa chaussure au moment où elle pose le pied à terre. Déséquilibrée, elle veut se raccrocher à la rampe, mais ils tirent le paillasson de sous son autre pied si bien que dans son élan elle dégringole la tête la première dans les escaliers. Les dieux alertés enverront un avis avec accusé de réception que le facteur devra délivrer au locataire du cinquième étage. Gravissant en maugréant les escaliers, il découvrira le corps sanglant inanimé et appellera une ambulance. Elle s’en sortira avec une cheville foulée, quelques côtes fracturées et une cicatrice à la nuque qui lui provoquera des maux de tête pendant le restant de ses jours. Comme elle aura échappé à la trépanation, tout le monde la félicitera d’être née sous une bonne étoile. Elle passera plusieurs semaines alitée et, quand elle pourra à nouveau marcher, les dieux, oublieux ou capricieux, lui serviront un été pourri aux interminables journées pluvieuses. Les SANS-CIEL, qui l’auront veillée, auront le triomphe discret mais se congratuleront de leur intervention opportune. Elle ignorera toujours le péril dont ils l’ont sauvée. 51
La vieille ne quitte pas son poste de vigie à la fenêtre d’où elle peut observer la fuite des passants pressés. La nuit est tombée et la lumière des réverbères éclaire la rue par flaques. Un couple d’amoureux, se croyant à l’abri des regards, s’étreint sous une porte cochère. Leur baiser s’éternise. Soudain la fille pousse un cri en découvrant les yeux de la vieille vrillés avidement sur elle. Elle repousse le garçon. Il lui serre la main pour la rassurer, mais la sent glacée, distante; quelque-chose s’est cassé entre eux, un lien s’est rompu. Elle se dégage et s’éloigne. Il se retourne furieux vers la vieille qui sourit placidement, puis court rattraper la fille. La vieille, immobile dans l’ombre, se souvient. Il y a toujours un frôlement dans l’herbe où les amoureux se couchent, un craquement du bois dans les chambres où ils se réfugient, des phares qui surgissent et balaient la voiture où ils s’embrassent: ce sont les SANS-CIEL. Ils multiplient les signaux d’alerte dès que l’ivresse de la passion pourrait vous faire oublier le monde alentour. Le monde, c’est à dire la conscience que la magie de l’instant passera, que l’amour devra se dissoudre en gestes quotidiens, en tâches ménagères, en affairement utile, en travail routinier, en accouchements, culs torchés et maladies infantiles, que le bonheur devra se soumettre à des poses rituelles photographiables. Un baiser est si trompeur: la langue s’aplatit en hostie, la salive semble couler directement de l’âme. De plus, le baiser rend sourd: les bruits de la rue sont emportés par les voitures pour ne plus former qu’une basse continue, les 52
sons de la vaisselle se font clochettes et même les claviers d’ordinateur plaquent des accords parfaits. Durant un baiser, le temps s’arrête, la course de l’univers se suspend. Contre un baiser, les SANS-CIEL sont impuissants. Mais ils se rattrapent dès que les lèvres se séparent. D’abord, rétablir la conscience du corps, de sa grossièreté. Les SANS-CIEL se font cordonniers pour réduire la pointure des chaussures la veille du bal, pêcheurs pour glisser parmi les fruits de mer la crevette avariée qui provoquera l’intoxication alimentaire au sortir du dîner aux chandelles, barmen pour confectionner le cocktail dont la douceur veloutée sera bientôt effacée par la nausée. Ensuite, faire éclater la bulle où les amoureux s’isolent. Il suffit d’un coup de klaxon, d’une crotte de chien, d’une ondée. Faire intervenir les autres, les indifférents: une bousculade, un coup de coude, un pied écrasé, un regard indiscret. La vieille ricane. Elle se rappelle l’épisode de la clé perdue, quand elle a dû sonner et réveiller ses parents en pleine nuit: les SANS-CIEL avaient percé la poche, elle avait le lendemain trouvé la clé au fond de la doublure. Elle revoit la mine penaude de son petit ami découvrant, au moment d’acheter les billets, que leurs doigts agiles avaient dans la cohue subtilisé son portefeuille. Maintenant que ses amours sont mortes, il lui reste les SANS-CIEL. Ils l’ont toujours protégée. Elle a fait de son logis sombre leur domaine, elle les choie, les nourrit et, parfois, comme ce soir, les aide, les seconde. Elle leur doit bien ça: grâce à eux, son cœur ne porte pas les cicatrices des griffes de l’amour. 53
Vivre jaune
Le moment tant attendu était arrivé. Bien que son anniversaire soit déjà passé et que Noël soit encore loin, ses parents lui avaient cérémonieusement tendu le gros paquet enveloppé d’un papier d’emballage décoré de motifs ludiques, jouets divers, imprimés sur fond jaune, et ficelé d’un large ruban rouge dont il s’était appliqué à défaire le nœud sans le couper. Le cadeau était un cartable en simili-cuir avec deux compartiments et deux poches sur le devant, où s’emboîtaient les fermoirs. Il les a ouverts et enclenchés plusieurs fois mais s’est vite lassé. Il se rendait compte que la sacoche n’était pas un vrai jouet. Au moins pouvait-il y cacher ses trésors. Mais quand il a voulu l’emporter dans le jardin, sa mère l’a retenu: il fallait en prendre soin et il n’avait droit d’y fourrer que des cahiers et des livres que la maîtresse lui remettrait le lendemain à l’école. Elle souriait; elle savait combien impatiemment il attendait cette intronisation, cette «rentrée» ou plutôt entrée dans l’enceinte scolaire qui lui permettrait de s’affirmer «grand», de briguer sa place dans l’univers des adultes dont le cartable était le symbole. Mais d’avance les murs de l’école lui apparaissaient soudain comme les remparts d’une prison, le préau où il se promettait jeux et camaraderies comme la cour aux promenades surveillées des taulards, et la révélation du savoir illuminant comme le boisseau où les rugosités, bosses et plaies, bourdes et bavures, rires et rêveries, de son esprit enfantin allaient se faire limer. On ne lui avait fait miroiter l’école comme lieu sacré, auréolé du halo de la grâce laïque, que pour 56
mieux lui cacher sa réalité de salle de torture. En fait de connaissances, il allait apprendre à se taire, à obéir, à se contenir, à s’effacer. La vision, dont le sens dépassait son entendement, l’a assommé. Il est allé pleurer dans sa chambre. Empilant machinalement des cubes de bois jaunâtre, il a construit une espèce d’idole anguleuse qui s’est, devant ses yeux incrédules exorbités, animée et mise à danser sauvagement avant de déclarer avec un rire de castagnettes: «Je suis la forme de ta désillusion. Une sorte de génie créé par toi, et à ton service. Ouvremoi ton cœur pour m’y loger». Elle a fait une pirouette et, s’avançant sur les mains, a ajouté: «Je viens des antipodes, de croyances oubliées, exterminées par tes ancêtres. Je suis Malaise. Désormais, ce n’est pas tant que tu vivras dans le malaise mais plutôt que LA MALAISE vivra en toi.» Et comme une passe inverse de guérisseur philippin, elle a plongé sous sa peau sans laisser de cicatrice, a forcé son passage à travers les entrailles et s’est installée dans un réduit de son foie. Il a ravalé une nausée, essuyé ses larmes. Comme il regardait son cartable avec une horreur qui peu à peu se muait en résignation, sa mère est entrée dans la chambre. «Je savais qu’il te plairait. Et vois l’effet magique d’une simple sacoche: tu es déjà plus sage!»
57
Le moment tant attendu était arrivé. L’officier de l’immigration a tamponné le passeport, lui a tendu plusieurs formulaires, les uns à présenter au commissariat de police, les autres à l’agence d’emploi, et lui a désigné la sortie où par-delà la foule des passagers en partance l’attendait son mari. Elle a couru se jeter dans ses bras. Quand l’ami chauffeur de taxi les a déposés, elle s’est étonnée de ne pas voir de poules sur les maigres pelouses de l’immeuble. Elle observait la hauteur de l’édifice et hésitait à y pénétrer. Elle avait vu de telles constructions de béton làbas, dans la capitale, mais elles étaient réservées aux blancs. Elle ne doutait pas de sa solidité mais ne comprenait pas comment on pouvait accepter de vivre sans sentir la terre sous ses pieds. Elle s’affolait, réalisant qu’elle ne pourrait tisser ni piler le grain sur le parking. Le confort promis s’avérait celui de la prison moderne du district, alors que c’était justement pour y échapper qu’ils avaient choisi l’exil. Les passants ne se touchaient pas, s’écartaient les uns des autres quand ils se croisaient, quitte à rentrer le ventre ou tordre le buste pour éviter le contact. Ils étaient pressés, indifférents, ne parlaient pas mais lui jetaient en passant un regard plus hostile que curieux. Certains riaient, moqueurs sans tendresse. Et son mari lui recommandait de ne pas faire de bruit, lui expliquait que les voisins ne toléraient ni le tamtam ni le chant et que même au travail il lui faudrait rester silencieuse. Elle ne prendrait son service que le lundi; ainsi ils profiteraient du dimanche pour reconnaître les itinéraires et se familiariser avec 58
les transports publics. Il s’est arrêté, après avoir grimpé tant d’escaliers qu’elle en avait perdu le compte, devant une porte, en a ouvert toutes les serrures et l’a invitée à pénétrer dans son nouveau domaine. Elle a dû se retenir à son bras: ce qu’il appelait «studio» avait bel et bien la taille d’une cellule, trop petite pour y tendre un hamac, puisqu’il avait posé sa natte à même le sol froid de linoléum. Elle avait tant rêvé de ce paradis européen, les cartes postales de son mari paraissaient si enchanteresses, aussi attrayantes que les affiches de l’agence de voyage! Comment la réalité vue de près pouvait-elle se révéler si différente? Même le ciel n’était pas aussi bleu que sur les photos. Son mari, à qui n’échappait pas sa déconfiture, la regardait inquiet. Elle s’est enfermée dans la douche. Accroupie sous le jet, elle a tracé une figure suivant les lignes du carrelage de mosaïque hexagonale jaune pisseux. La silhouette dessinée par le filet d’eau a frémi, gonflé, s’est mise à serpenter. Elle a voulu l’effacer, mais la forme a remonté son bras de goutte en goutte et s’est coulée dans sa gorge. Elle a toussé en vain. Son mari a souri en la voyant sortir: «Le malaise est passé?» Incapable d’articuler une parole, elle s’est contentée de hocher la tête: Oui, assurément, LA MALAISE était passée.
59
Le moment tant attendu était arrivé. Il a regardé le réveil avec amertume: il ne l’avait pas mis à sonner, avait décrété qu’en ce premier jour de retraite il ferait la grasse matinée, et voilà qu’il s’était réveillé de lui-même à l’heure habituelle, à la minute près, comme si l’horaire laborieux devait ordonner sa vie jusqu’à la fin de ses jours. Il ne s’est pas levé. Ni paresse ni mollesse, plutôt une légère indisposition, une vague nausée qu’il a d’abord attribuée au vin mousseux bu la veille, puisque les collègues avaient tenu à fêter sa sortie avec un «pot» assorti du traditionnel cadeau de départ en retraite, gros livre illustré sur la pêche qu’il avait lui-même à cette fin acheté en vingt exemplaires quelques années auparavant, justement à l’occasion des adieux de son chef de bureau. Puis il s’est souvenu: il avait rencontré LA MALAISE. En revenant chez lui à la nuit tombée, après les libations, il l’avait vue de loin, accroupie comme une mendiante sous sa porte cochère, occupant si peu de place qu’elle se confondait avec l’ombre. À mesure qu’il s’était approché, elle avait semblé rapetisser, jusqu’à n’avoir plus la taille que d’une enfant, et finalement d’une poupée. Il avait voulu se détourner, mais elle avait bondi vers lui et s’était accrochée à son veston. Il avait tenté de la repousser mais elle lui avait couvert la main de baisers, s’était nichée sur son coude, se faisant câline, multipliant minauderies et poses impudiques. Un combat silencieux s’était déroulé, lui l’écartant fermement, elle s’agrippant à son cou, jusqu’à ce qu’il grommelle: «Je n’ai besoin de personne!» Elle avait aussitôt répondu: «Je ne serai 60
que ta solitude.» Il avait éclaté: «Je t’ai reconnue! Tu n’as cessé de me harceler toute ma vie: c’est toi qui m’as réveillé une nuit, je ne marchais pas encore, pour me montrer que mes parents étaient sortis, me laissant seul, enfermé à la maison; c’est toi qui m’as attiré dans les toilettes des filles à l’école primaire pour me révéler qu’on leur avait coupé le zizi, j’en ai été si bouleversé que je me suis fait pincer par la maîtresse et ai eu droit à un renvoi pour «perversité»; c’est toi encore qui es venue me chercher pour que je constate que ma petite amie se laissait embrasser par un camarade de classe; c’est toi à chaque blessure que la vie m’a infligée, toi le fiel qui fais tourner tous les plaisirs, qui aigris toute douceur...» Elle ne l’a pas laissé achever. Elle s’est glissée, aérienne, impalpable, inconsistante, vapeur épaisse, buée trouble, entre ses lèvres et s’est enfoncée en lui, par la bouche, par le nez, par les yeux. Il a toussoté, éternué, pleuré, mais impossible de la recracher. Et maintenant elle est là, lovée dans son crâne, qui lui fait la tête lourde. Plus tard, en mâchonnant une tartine, il trouve le pain amer. D’abord surpris, prêt à jeter la miche, il mord une seconde bouchée pour confirmer son impression, mais déjà il ne parvient pas à se remémorer lui avoir jamais connu un autre goût.
61
Le futur postĂŠrieur
Elle s’est mise en frais. Elle, si fière de ses cheveux naturellement bouclés, qui se vantait de s’épargner les séances de torture chez le figaro, tripotage du cuir chevelu et brûlures, sans compter le papotage de rigueur et la lecture des magazines féminins sous le séchoir, elle s’est résolue à se faire coiffer. Elle s’admire dans le miroir, satisfaite, et récapitule mentalement les démarches effectuées comme autant de prises de position sur les postes avancés où doit se jouer la bataille de ce soir. D’abord, la reconnaissance du terrain: elle a su trouver l’adresse du restaurant qu’il a mentionné en passant au cours de la conversation de la veille, dont il conservait un souvenir ébloui mais dont il ne savait plus s’il existait encore. Elle s’y est rendue en taxi, a pu apprécier l’ambiance tamisée et feutrée obtenue à grand renfort de tapis et de bougies, plus luxurieuse que luxueuse, a retenu une table à l’écart en recommandant au majordome de faire semblant de découvrir cette place miraculeusement libre lorsque son ami avouera n’avoir pas fait de réservation. Elle lui a tendu négligemment un billet qu’il a empoché en accentuant à peine son sourire entendu. Le combat décisif se jouera chez elle, quand il la raccompagnera et qu’elle l’invitera à prendre «un dernier verre»; elle s’est donc ménagé le divan comme repli stratégique au cas où il tarderait à prendre l’initiative. Elle a enlevé la grande carpette pour lui substituer la peau de gazelle qui glisse si facilement sur le parquet vernis. Elle s’est entraînée à tomber «naturellement» sur le sofa: elle a dû repousser la table basse vers le fauteuil pour ne pas risquer de la renverser ou de se cogner dessus. Enfin, elle a fait l’emplette de dessous de satinette à dentelle rouge foncé, très suggestifs, de ceux qu’elle a justement 64
toujours trouvés «bons pour des grues». Elle a tiqué sur le prix, a renoncé à son idée initiale de l’inviter à les lui arracher et s’est promis de lui offrir un strip-tease improvisé s’il lui dégrafait sa robe. Tout est paré. Elle est un peu nerveuse, vérifie une fois de plus la disposition des meubles, se passe un dernier coup de brosse. Elle commence à s’inquiéter: dix minutes sont passées depuis la demie; lui si ponctuel! Bien sûr, un retard n’est pas une offense; mais elle juge qu’elle a fait montre d’assez de patience discrète durant ces dernières semaines, lui laissant tout loisir de la remarquer, la jauger, jusqu’à ce qu’il s’enhardisse à lui offrir un café et entreprenne de la séduire sans se douter qu’elle l’avait repéré et circonscrit depuis longtemps, l’avait pisté comme sa proie sans jamais relâcher son affût. Elle avait même feint d’hésiter quand il avait lancé son invitation, le temps de peser l’honnêteté de la proposition. Elle tremblait intérieurement mais avait su contenir sa joie en le voyant rougir. Et voilà qu’il la fait poireauter! Elle doit faire un effort pour oublier l’affront quand la sonnette enfin retentit. Il tient un gros bouquet de dahlias mauves. Elle ne parvient pas à se remémorer le sens symbolique de ces fleurs et cette couleur, se souvient seulement que les roses signifient «amour» et le rouge «passion». Peut-être n’a-t-il pas voulu l’effaroucher, peut-être ignore-t-il le code floral. Tandis qu’elle cherche un vase, il explique que son frère, à qui il avait prêté sa voiture, a eu un accrochage, qu’il a dû passer au garage et traiter avec l’assurance. Elle maudit le frère en son for intérieur mais est soulagée de savoir que le retard a une cause pratique. Elle lâche le vase quand il ajoute que du coup, plutôt que de chercher l’improbable restaurant qu’il 65
avait évoqué, il a réservé une table chez un pakistanais excellent qu’il connaît dans le quartier. Elle ramasse les fleurs presque avec haine, saisit les débris de cristal à pleine main dans l’espoir de se couper légèrement les doigts afin de lui permettre d’étancher le sang en y posant les lèvres, mais avant qu’elle ait pu refermer le poing il a déplié un journal pour qu’elle y dépose les tessons. Tout en balayant le sol et épongeant l’eau, elle récupère son sang-froid, songe que la nourriture épicée requiert d’être arrosée et qu’un tel repas favorisera l’échauffement des sens. Pendant qu’il arrange le bouquet dans un autre vase, elle va vêtir un manteau léger. Elle le retrouve à terre, se massant les côtes douloureuses: il a glissé sur la peau de gazelle. Elle se retient de rire. Il tient à sortir, sourit crispé et boite légèrement. Le restaurant est joliment décoré de boiseries aux motifs compliqués, mais ils se retrouvent entre deux larges tables où dînent des familles bruyantes. Les regards curieux contrôleront leurs gestes et le diapason élevé des conversations ne permettra pas l’échange de propos intimes. Il a remarqué sa moue, même s’il ne sait à quoi l’attribuer. Elle doit se reprendre, sinon sa déception pourrait s’avérer contagieuse. Elle le laisse choisir le menu. Par délicatesse ou timidité, il opte pour un plat «doux» où l’amande et la noix de coco ne se marient pas au piment. Le plat est effectivement savoureux mais elle n’a plus faim. La pensée de la table retenue en vain et du dîner aux chandelles qu’elle ne mangera pas la torture et lui coupe l’appétit. Elle repose ses couverts, renonçant à prolonger le repas. Il s’est montré galant, sans dépasser jamais les limites du bon ton, banal et insipide. Il se méprend sur le sens de l’attente un peu 66
fiévreuse qu’il lit dans son regard et décide d’écourter la soirée, réclame l’addition et l’aide à enfiler son manteau. La nuit est douce et convie à la promenade. Elle tremble ostensiblement et, lorsqu’il s’enquiert, désolé, de son état de fatigue, répond qu’elle a froid. Au lieu de lui passer le bras sur l’épaule, il accélère le pas. À la porte de son immeuble, il devance les adieux et lui souhaite une bonne nuit sans lui laisser le temps de formuler son invitation à monter avec elle. Elle le sent pressé de partir, a autant envie de le gifler que de l’embrasser, mais finit par retourner lucidement sa fureur contre elle-même et le remercie sans le retenir. Elle le voit s’éloigner, serrant les dents pour ne pas pleurer. Tout en glissant la clé dans la serrure, elle se répète que ce n’est qu’une REMISE, une occasion ajournée plutôt que manquée, qu’elle invoquera le lendemain une indisposition pour justifier ses maladresses de la veille. Mais elle sait que les REMISES sont éternelles quand on a, comme elle ce soir, si manifestement sabordé ses chances. Elle n’ose pas imaginer ce qu’il aura pensé d’elle: pas de baiser d’amitié, pas même un serrement de main quand il l’a quittée. Conduite frôlant la goujaterie! Seule la conviction obstinée que le poisson reste ferré, qu’elle n’a pas joué tous ses atouts, que REMISE n’est pas échec, l’empêche de déchirer la coûteuse lingerie qui lui lacère le corps. Elle ne décèle aucune faute dans ses préparatifs. Le défaut vient peut-être de lui. Elle se console à l’idée qu’il ignore ce qu’il a perdu. Elle ne se déclare pas vaincue, fixe un délai pour cette REMISE et, déjà remontée, dresse ses plans.
67
Il se rend compte qu’il va avoir des frais et s’en effraie. Ce n’est pas qu’elle l’ait poussé à la dépense; au contraire, elle n’a bu de toute la soirée qu’un jus de fruit et faisait la moue chaque fois qu’il renouvelait son whisky; mais, aussi frugale soit-elle, c’est une simple question de décence. Quand, à la sortie du bar, il a suggéré de prendre une chambre au premier hôtel, elle a répondu en riant qu’elle n’avait pas sommeil et l’a entraîné jusqu’au parc pour admirer le lever du soleil. Son refus sans embarras l’a au fond soulagé, il n’est pas si pressé de mettre sa virilité à l’épreuve. D’ailleurs elle a atténué ce que son esquive pouvait avoir d’offensant par une pression renforcée de la main et un désarmant sourire de Joconde. Il faudra pourtant aller à l’hôtel: il sent son chemisier encore moite de sueur tant elle a mis de cœur à danser. Or il ne peut l’inviter à prendre un bain chez lui: la baignoire est si encrassée qu’on craindrait d’en sortir plus sale qu’on n’y est entré. Lui seul se complaît à comparer les murs cloqués dont le plâtre se défait en salpêtre à sa propre décrépitude. Mais il ne supporterait pas de révéler son immondice au regard limpide de cette fille. Au cours des années, il est parvenu à faire de son studio un véritable taudis, si encombré qu’elle ne saurait où poser ses maigres affaires, qui pourtant tiennent dans un léger sac à dos. Il la regarde dormir, confiante, détaille ses formes. Quand elle lui a proposé de danser et qu’il a décliné son invitation, elle s’est campée sur le bord de la piste, lui offrant le troublant spectacle de son déhanchement souple. Sa jeunesse l’éblouit. Tant d’années les séparent! Au-delà de la différence d’âge, un fossé d’habitudes installées et d’amertumes accumulées bée boueux entre eux. Elle, qui 68
aurait dû être repoussée, n’a pas hésité à s’avancer vers lui, et c’est lui qui maintenant craint de s’y noyer. Quand elle s’est assise à sa table, la veille, il a d’abord cru qu’elle était, sinon une professionnelle, une chasseuse. Elle a juste expliqué qu’elle en avait sa claque de se faire harceler, laissant entendre qu’elle savait qu’il ne l’importunerait pas. Son premier réflexe a été de se montrer cynique. Elle pleurait sans l’écouter et, quand il l’a prise par l’épaule, s’est nichée contre lui. Elle a refusé le whisky. Son histoire tenait en peu de mots. Elle n’était qu’une paumée, en fugue de chez ses parents. En une semaine, l’argent qu’elle avait emporté avait fondu. Il a froncé les sourcils, hésité puis résolu de la mettre à l’épreuve: il lui a tendu quelques billets. Elle s’est récriée, l’a remercié, sanglotant et répétant lamentablement qu’il se méprenait. C’est lui qui l’avait retenue, s’excusant, tâchant de la consoler. L’alcool aidant, il s’était montré brillant. Il retourne dans sa tête le problème du logement. L’idéal serait de déménager, d’aller s’installer à la campagne. En entrant dans le parc, elle a couru cueillir des fleurs sauvages pour les enfiler dans sa chevelure, se couronnant d’un véritable bouquet. Un rien la transformait, l’allégorisait. Elle resplendissait. Il contemple les pétales déjà fanés et les brins emmêlés dans ses cheveux, les détache délicatement, tout en maugréant: il n’aime pas la campagne, la trouve aussi sale et salissante que la ville, trop verte! Aucune fille ne mérite un tel sacrifice. Il laisse sa rêverie dériver, imagine un petit pavillon proche d’une gare. Il rentre le soir, elle lui ouvre la porte, l’embrasse. Elle a préparé le dîner qui répand une odeur alléchante. À ce point, il doit s’interrompre, opérer des rectifications: l’univers culinaire de cette fille doit 69
se limiter aux pizzas et hamburgers. Elle le rejoindrait donc en ville, ils iraient au restaurant puis au cinéma avant de revenir par le dernier train. Encore des frais! La chair fraîche revient cher. Il ricane. Quand il l’a embrassée, vite, elle n’a eu ni recul ni dégoût mais n’a répondu à son baiser que du bout des lèvres, comme les enfants. Il les préfère plus expertes. La jeunesse n’est pas attirante. Mais elle est promesse de jouvence. Voire de rédemption pour tant d’années de solitude et d’égoïsme forcené. Elle sourit dans son sommeil et, bien qu’il se sente des fourmis dans les jambes, il n’ose bouger. Il se représente les réactions de ses amis et collègues quand il la leur présentera: le regard fuyant des uns pour dissimuler leur envie, les yeux détournés des autres se feignant scandalisés. Certains n’hésiteront pas à marcher sur ses plates-bandes, à lui faire effrontément du plat. Le seul rôle qu’il puisse jouer dans cette comédie est celui du barbon. Il se sent déjà ridicule. Elle pourrait être sa petite fille! Il vérifie que personne ne les observe. Il se voit bientôt malade, alité, imagine sa patience forcée, sa compassion, ses soins sordides, son étiolement jusqu’à ce qu’elle réalise que sa nouvelle cage est pire que l’ancienne. Si elle est un ange qui lui est chu d’un ciel de banlieue, elle pourrait s’avérer celui de la mort… Il sent qu’il s’égare, revient à des considérations pratiques plus immédiates: trouver un hôtel, qu’elle puisse se laver et se changer. A-t-elle des vêtements propres de rechange? Tenté de fouiller le sac à dos, il s’en veut de pensées si mesquines. Il n’est ni Casanova ni Saint Vincent de Paul, et être soi-même est un rôle de composition dont il mesure seulement maintenant la difficulté. Il possède un recoin de sa mémoire où il a pris très tôt l’habitude de 70
fourrer ses rêves impossibles, ceux que l’on caresse sans être dupe de leur vanité. Espèce de débarras où s’empilent les costumes de ses doubles avortés, depuis le cow-boy justicier de son enfance jusqu’au policier en civil qui brandit son insigne après avoir rattrapé le chauffard qui lui a grillé la priorité, c’est la REMISE. Le placard des lendemains qui ont déchanté. Les fantômes des femmes qu’il a désirées y croupissent, sirènes sans voix qui ne viennent même plus le hanter, aux traits estompés, floués par la poussière qui est la matière du temps. Les projets renvoyés indéfiniment, les avenirs entrevus, les élans de générosité, les volontés de changement sont enfermés dans cette annexe secrète, l’«enfer» de sa propre bibliothèque mentale. La part la plus importante de sa biographie est restée confinée à l’imaginaire. Il préfère parler d’illusions pour ne pas s’avouer que sa médiocrité est fruit de sa seule paresse et lâcheté. Velléité et vanité sont les noms les moins malsonnants pour désigner sa veulerie. Il a fait le tour des délices que pourrait lui apporter cette fille; il renonce d’avance à leur jouissance, roule en boule sa rêverie comme un journal de la veille avant de la jeter aux ordures. La REMISE, c’est sa poubelle psychique. Cette fille s’est REMISE à lui, il l’a déjà rangée dans la REMISE, mise au rencard, calculant le meilleur biais pour s’en débarrasser. Elle dégage une atmosphère trop pure pour un esprit pollué comme le sien. Elle a eu tort de fermer les yeux. Inutile de s’inquiéter d’un hôtel, elle a assez dormi. Il la réveille sans douceur et, sûr de provoquer sa fuite, d’un ton paternaliste lui offre de la raccompagner chez ses parents.
71
Ils devraient sortir et prendre le frais. Un nuage de fumée s’est formé dans la cave qui estompe murs et plafond et les baigne dans un cocon âcre. De la réalité, seul émerge le bout incandescent d’une cigarette qui fait office de phare perçant une rêverie brumeuse sans contours. Avant que le précédent ait fini de circuler, le gros se remet à rouler un joint. Appliqué, il défroisse une feuille de papier, éventre par-dessus une blonde américaine, rassemble les brins de tabac, les saupoudre de miettes de chanvre et malaxe son mélange. Ses doigts experts roulent le tube qu’il colle d’un coup de langue, il entortille l’extrémité du joint, la secoue pour tasser, la fait flamber avant d’aspirer une profonde bouffée. Puis il tend le clope à son voisin. Le joint tourne tel une trotteuse détraquée; les taffes rythment un temps dilaté; sous la lumière blafarde de l’ampoule, ils ont perdu la notion de l’heure. Ils sont une demi-douzaine, filles et garçons, assis, accroupis ou étendus, formant cercle. Ils parlent peu. Parfois, l’un se met à rire et tâche d’expliquer la pensée qui lui a traversé l’esprit; il ne finit pas sa phrase: dès les premiers mots, les autres partagent son hilarité. La joie, un peu factice, s’éteint vite mais ils ne laissent pas le silence s’installer. À plusieurs reprises, l’un ou l’autre a mentionné une fête où ils devraient se rendre, mais aucun n’a bougé. Pourtant, le mot fête, répété de loin en loin tel un écho, hante la cave et éveille souvenirs et visions que l’écran de fumée anime. Leurs idées de fête se superposent et se brouillent, depuis le goûter enfantin en robes blanches évoquant l’habit de communiante ou la robe de mariée, jusqu’au concert «punk», cheveux teints, tatouages et piercing de rigueur, vêtements déchirés et épingles de sûreté, en passant par le bal populaire et la fête 72
foraine. Les images diverses offrent des points communs. La musique d’abord: chanson d’anniversaire entonnée en chœur avec recueillement; orchestre minable jouant valse sur valse, l’accordéon couvrant le violon; disques des derniers tubes américains lors d’une «boom»; chansons à boire braillées pendant le réveillon où l’une des filles a accompagné ses parents; musique électrique assourdissante issue de gigantesques haut-parleurs occupant toute la scène; airs ringards de la foire, diffusés par des pavillons métalliques nasillards. Une véritable cacophonie résonne dans la cave. Les têtes oscillent et les bustes ondulent à contretemps les uns des autres dans le vacarme silencieux. Car dans ces fêtes on danse. En sautant et se trémoussant sur place pendant les vingt heures qu’a duré le concert ou en valsant au bal. Le tourniquet des rondes d’enfants s’accélère et les fillettes emportées par le manège se changent en chevaux de bois. La ronde se défait, une main renoue la chaîne et le cortège des fêtards se déroule en serpentin. Les adolescents comptent avec application les pas, imitant leurs parents, jusqu’au prochain «slow» plus propice au pelotage. Les vieux, compassés, invitent cérémonieusement leurs partenaires et les font gravement virevolter, yeux dans les yeux, main chastement posée sur la hanche, distance maintenue, évitant souplement les autres couples, indifférents au regard ébahi des jeunes saisis d’une nostalgie importune vite essuyée, poussière dans l’œil soulevée par le tournoiement de feuilles mortes. La fête ne saurait être que joyeuse, joyeuse à l’excès. Les fêtards prévoyants ont bourré leurs poches de confettis qu’ils jettent à pleines poignées. On proteste mais on apprécie le sursaut de frayeur provoqué par l’éclatement d’un pétard, 73
le grisant frisson de sentir ses entrailles collées aux côtes quand le wagonnet dévale la montagne russe ou que la grande roue suspend son mouvement pour vous laisser balancer en l’air. Les cris sont des rires concentrés, les rires des cris qui se relâchent quand la peur retombe. La boisson rend les émotions effervescentes. Les bouchons de champagne sautent au plafond. Un garçon est parvenu à ouvrir, à l’aide d’une épingle à cheveux, le meuble où les parents gardent leur réserve d’alcools, un autre se proclame aussitôt spécialiste en cocktails et prépare d’écœurants mélanges. Les fillettes baptisent vin leur sirop de grenadine et simulent l’ivresse. À défaut d’alcool, quelques pastilles décuplent l’entrain et l’énergie. Une carafe se renverse, un verre se brise. La belle robe blanche, qui vous empêchait de courir pour ne pas la déchirer, ou de vous asseoir par terre pour ne pas la salir, est tachée. Mais c’est fête, règne de l’exception, tout est permis. On ose dans la pénombre embrasser sa partenaire qui se laisse faire. On se laisse pousser par un collègue de papa dans l’escalier de service de l’hôtel choisi pour célébrer le réveillon. L’ivresse est contagieuse mais finit par vous isoler. On s’éclate mais on s’épuise. Un verre de plus pour se stimuler. Un tour de manège de trop. Il n’aurait pas fallu reprendre du gâteau. Le champagne n’était que du mauvais mousseux. On se sent l’estomac barbouillé, on retient la nausée. Les haut-parleurs cognent imperturbables contre les tempes, écrasent le crâne en enclume. Un choc d’auto tamponneuse achève de vous arracher la tête. Les lampions prennent feu. La musique n’est que grincements. Les cris se font sanglots. Les collégiens se pressent dans la salle de bain pour vomir. Baignoire et lavabo sont bouchés et les relents 74
aigres envahissent la maison. Les danseurs se sont retirés, seuls deux ivrognes piétinent sur place, s’accrochant l’un à l’autre pour ne pas tomber. L’infatigable accordéoniste n’égrène plus ses notes que pour une caricature de fête. La gamine pleure dans son lit pendant que sa mère la borde: Non seulement elle sent ses tripes chavirer mais elle n’a pas reçu la console de jeux électroniques qu’elle convoitait tant. La fête est un pétard qui fait long feu. Elle tourne trop vite pour se vivre au présent. L’ivresse que les joints procurent au moins n’arbore pas cet air condamné que ni la stridence ni le clinquant clignotant ne peuvent masquer. Une fête qui durerait est une utopie. La fête est un entracte de la vie, une permission mesurée, non pas une REMISE de peine dans une existence de travaux forcés. L’oubli qu’elle offre est momentané, ne fait qu’ajouter au réveil l’horreur immédiate de l’avenir à la déception du passé. Tout comme la vie elle-même, elle est une promesse non tenue. On a ouvert un dimanche dans le fil des jours pour mieux retendre le ressort d’une routine quotidienne très annuelle. On n’a pas exigé d’eux un droit d’entrée, on leur a fait une REMISE. Mais la gratuité se paye: on leur a refilé une vie au rabais, rabaissée, sans dignité. En fait de fête, on leur brade la camelote. Leurs fêtes, comme leurs vies, ont été soldées. Leurs espoirs sont partis en fumée. L’un d’eux rallume le joint éteint. Le gros en roule un nouveau en rationnant le chanvre. Dur de faire durer! Ils ne bougeront pas, fumeront toute la nuit. La fête, ils n’y croient plus. Prison pour prison, la cave en vaut une autre. Surprise-partie REMISE. Il y a la vie à tirer, intermittente, taffe après taffe.
75
Pinรงon pas gai
Elle est sagement assise, le sourcil froncé lui donne l’air attentive bien qu’elle distingue à peine ce qui l’entoure. Elle s’efforce bien de temps à autre de saisir ce que les orateurs qui se succèdent à la tribune vont proférant sans conviction, mais outre la monotonie résultant de la lecture appliquée de leur paquet de pages imprimées, elle a vite reconnu le néant que recouvre le style pompeux et ampoulé de leurs discours. Elle soupire, réprime un bâillement et reprend son masque d’intérêt simulé. La langue de bois qu’elle entend ne saurait véhiculer ni savoir ni opinion. Il ne s’agit que d’exposés médiocres présentés par des universitaires, c’est à dire des individus ayant eu le privilège de consacrer plusieurs années à l’acquisition de cette phraséologie ronflante et à l’accumulation d’articles pleins de vide camouflé par de grands mots et de nombreuses citations. Elle les connaît bien, ce sont ses collègues, elle appartient à leur classe. Classe est bien le mot, car la plupart ne connaissent du monde que l’enceinte scolaire où ils ont commencé par être élèves exemplaires, perroquets bien dressés, avant d’ânonner à leur tour, légitimés par leur diplôme, une paraphrase des textes que leurs étudiants devront savoir citer même s’ils ne les comprennent pas. Les phrases s’enchaînent en une mélopée grégorienne; pour un peu la solennité du ton les ferait passer pour du latin d’église. Lorsqu’un mot par hasard se détache, elle le répète, le traduit en verlan, en javanais, elle le retourne sous toutes ses syllabes, examine les calembours possibles, les homophonies, les contrepèteries. Elle retient un gloussement. Ce digne professeur a-t-il conscience que toute sa posture, du babil 78
répétitif aux jeux de manches, l’avidité avec laquelle il quémande l’écoute et la reconnaissance, le rapprochent plus de l’enfant à peine sevré que du savant? Rien de tout ce cérémonial n’est vraiment sérieux. Inconsciemment, à force de palper les accoudoirs de son siège, ses doigts ont dévissé un écrou; elle contemple la longue vis qu’elle tient dans sa paume sans savoir au juste d’où et comment elle a surgi. Avec une épingle à cheveux qu’elle tord autour de la pointe et fixe dans le pas de vis, elle façonne un bonhomme dansant auquel manque la tête. Elle cherche vainement autour d’elle, au fond de ses poches, dans sa trousse, et finit, sa fouille la laissant bredouille, par arracher le bouton du col de son chemisier. Elle enfile par les trous une seconde épingle et fixe le visage lunaire au pantin. Quand elle était gamine, son grand-père lui achetait parfois à l’étal d’un brocanteur quelque «jouet d’un sou» fait de bouts de bois, fil de fer, morceaux de laine, bobines et boutons. Ils ne duraient pas, cassaient facilement; même intacts, sa mère lorsqu’elle les dénichait les jetait à la poubelle. Elle a articulé les deux épingles de façon à faire hocher à chaque pas la tête boutonneuse de sa marionnette. Elle la fait avancer le long de sa cuisse au rythme exact du débit de l’orateur, si bien que les mots semblent émis par la poupée. Elle la baptise aussitôt son jouet d’EN SOUS, car il doit rester hors de vue de ses collègues. Elle s’assure que personne ne remarque son manège et rit sous cape. Le ronronnement de l’orateur, prononcé désormais par le pantin, prend des accents de drôlerie irrésistible et lui paraît presque subtil. Elle s’esclaffe intérieurement, tellement qu’elle sent les larmes lui perler aux yeux et sa 79
vision brouillée lui montre une tribune de gros poupons encore dans les langes s’ingéniant à singer les adultes. Les costumes sévères ne sont que layettes. Baissant les yeux, elle s’aperçoit que sa propre robe est nouée en couche autour de son giron. Un rapide coup d’œil à l’auditoire lui révèle que tous sont retombés en enfance, les uns gribouillant sur des carnets ou s’exerçant à des pliages compliqués, d’autres battant la mesure, balançant leurs jambes d’avant en arrière ou se grattant discrètement. Elle ne peut se retenir de pouffer et, subitement excitée, s’apprête à leur lancer une invitation à faire joujou tous ensemble. À ce moment, l’orateur conclut sa péroraison et le petit bonhomme tiré à deux épingles sur son genou fait une révérence. Des applaudissements fusent, couvrant sa voix, et son appel à assumer la régression à la petite enfance passe inaperçu. L’orateur seul fait semblant d’avoir saisi ses paroles; il s’approche, main tendue, et la remercie avec componction. Or quand elle se lève, l’accoudoir dévissé tombe à terre bruyamment. Confuse, elle se baisse et le ramasse. Le grave professeur, voyant entre ses mains l’accoudoir et le jouet d’EN SOUS, se méprend et tonne contre les étudiants: «Ils ne respectent rien, ne trouvent rien de mieux à faire que de dégrader les équipements. Combien parmi eux sont dignes de fréquenter cet amphithéâtre?» Lâchement, elle pince les lèvres en une moue réprobatrice pour confirmer qu’elle partage son indignation outrée et, broyant sans pitié le pantin dans son poing, murmure, suave: «J’ai adoré votre communication!»
80
Elle est sagement assise, le sourcil froncé lui donne l’air attentive bien qu’elle distingue à peine ce qui l’entoure. Les touches des claviers d’ordinateur, frappées mollement, emplissent le bureau d’une ouate sonore, sans relief, comme un orchestre de bulles dans un aquarium. Elle doit comparer les chiffres de trois tableaux superposés: la cote des cours au moment de la fermeture la veille au soir, la prévision journalière élaborée par ses collègues spécialistes de la bourse, et les mouvements de reprise actualisés de minute en minute. Dans une colonne vide en bordure du tableau intermédiaire, elle inscrit les écarts entre prévisions et résultats. Elle repousse comme un moucheron importun la pensée que tant d’années d’études l’ont seulement menée à effectuer de stupides soustractions à longueur de journée. Elle se rappelle le calvaire de la première tâche qui lui avait été confiée quand elle avait été embauchée: la vérification des comptes. Quelle dérision! Un travail stupide est surtout stupidifiant. Elle réfléchit qu’un programme simple, avec un link et un filtre, pourrait effectuer automatiquement ce calcul. Elle décide d’en parler à l’informaticien du bureau. Elle se branche sur la messagerie interne mais le poste est indiqué déconnecté. Elle le voit pourtant, trois rangées plus loin, penché sur son ordinateur. Elle se résout donc à se lever et s’approche de lui timidement. Par-dessus son épaule, elle le voit taper fébrilement. Elle n’ose l’interrompre mais, curieuse, contemple obliquement l’écran. Il a déniché sur le réseau un tableau d’icones grossièrement animés représentant les diverses positions d’accouplement du kamasutra. Il en choisit deux qu’il 81
copie sur le message qu’il était en train d’écrire. Elle a le temps de déchiffrer son propre prénom au début d’un paragraphe évoquant des réjouissances en dehors des heures de service. La teneur ordurière du texte est explicite, même sans les illustrations. Elle se retire discrètement et retourne silencieusement à sa place. Le comptable lui jette en passant un coup d’œil de biais et rougit. C’est donc avec lui que l’informaticien est en communication, forgeant ses vantardises ou projets phantasmatiques. Elle est la seule femme dans un bureau comptant une douzaine d’employés, il était à prévoir qu’ils la prennent pour cible de leurs imaginations frustrées. Dès son entrée en fonction, malgré leur sourire poli, elle a compris qu’ils ne savaient comment la traiter, hésitant entre deux statuts: la femme de ménage ou la pute. Sa féminité l’exclut comme «collègue». Elle se compose pour venir travailler une mine si professionnelle qu’aucun n’a cependant encore osé lui faire ouvertement des avances. Mais elle n’est pas de bois et sous son tailleur strict elle porte des dessous de satinette dont le moindre frottement lui procure des frissons de volupté qu’ils ne soupçonnent pas. Elle cultive ce qu’elle nomme ses désirs EN SOUS. Elle s’est tant entendu dire que, vu la conjoncture économique, la vie était dure, qu’elle allait «en baver», qu’elle ne pouvait pas faire la difficile, qu’il fallait qu’elle «en tâte», que ces mots tapissent son crâne comme les citations la bibliothèque de Montaigne. Elle s’est rassise en croisant les jambes. Une vague de chaleur lui monte du bas-ventre. Elle plisse les yeux, l’écran se brouille. Elle les voit mentalement s’approcher et faire cercle autour d’elle. Comme ils ne se 82
déshabillent pas assez vite, elle déchire leurs vêtements, arrache les boutons, les attire à elle par la cravate, les étranglant à moitié. C’est alors qu’elle en tâte, soupesant les couilles, empoignant les vits durs, elle en bave, elle en suce et les jette à terre pantelants. Le foutre gicle, mais ils s’épuisent vite, leurs bites ne sont pas «à la hauteur». Insatiable, elle jauge leur virilité et, déçue, les renvoie d’un haussement d’épaules méprisant à leurs pauvres rêves de tringlage-minute. Ramassant leurs haillons, ils regagnent à quatre pattes, queue basse, leur place. Elle rouvre les yeux, essuie prestement quelques gouttes de sperme maculant l’écran, dernière trace de l’orgie qui s’est déroulée à leur insu. Car par définition les désirs EN SOUS ne prennent jamais le dessus et se consomment secrètement. Elle se remet à ses soustractions, presque souriante. Elle voit l’informaticien, prévenu sans doute par le comptable, se tourner vers elle, hésiter, se lever, s’approcher lentement. Elle le fixe droit dans les yeux et lui expose son idée. Il détourne le regard, se met à bafouiller, expliquant que bien sûr un tel programme est concevable, le risque étant, si le chef en avait vent, qu’en période de récession elle perde son poste, concluant qu’à la réflexion mieux vaut laisser les choses en l’état. Ils rient. Il veut en profiter pour l’inviter à prendre un verre. Elle baisse légèrement les yeux sans répondre. Décontenancé, il vérifie par réflexe si sa braguette est bien fermée. Elle relève la tête, son sourire ironique est un refus. Il rougit, s’excuse, jette un regard de détresse au comptable qui les observe et retourne s’asseoir penaud.
83
lle est sagement assise, le sourcil froncé lui donne l’air attentive bien qu’elle distingue à peine ce qui l’entoure. Entre le cliquetis des couverts, le bruit régulier des verres qui s’emplissent ou se posent, le brouhaha assourdissant des conversations, les incessantes allées et venues des serveurs, les fumets des sauces mêlés aux parfums des crèmes, le restaurant lui apparaît comme une usine aux cadences infernales. Un peu étourdie, elle met un certain temps à reprendre ses esprits. La première impression passée, elle se rend compte que les garçons stylés se déplacent silencieusement, que les conversations tenues à voix basses restent feutrées, que les bruits de couteaux et fourchettes se fondent dans une basse continue, harmonique, de mastication. Elle ne se sent pas à l’aise, elle regrette d’avoir pénétré dans cette salle, d’avoir cédé à un caprice subit à la vue de l’annonce de plats alléchants tracée en majuscules sur l’ardoise derrière la devanture. Elle n’a pas réfléchi, s’est laissée tenter par ces mots qui lui mettaient l’eau à la bouche. Une fois n’est pas coutume, elle pouvait se permettre une entorse à ses principes de stricte économie et s’offrir un dîner princier sans glisser irrémédiablement sur la pente de la dissipation. Dès qu’elle a franchi la porte, elle a compris son erreur: l’excès ici régnait, depuis le nombre des serveurs jusqu’à celui des couverts faisant la haie de chaque côté des assiettes; son innocente fantaisie n’incluait pas l’oubli de toute mesure, l’infraction des règles de saine tempérance; elle avait voulu exaucer un souhait infantile, non pas signer sa perdition. L’empressement et l’obséquiosité du majordome ne lui ont pas permis de tourner les talons et 84
fuir. Elle l’a suivi comme un automate, s’est assise sur la chaise qu’il lui a avancée, a pris la carte qu’il lui a tendue. Un simple coup d’œil sur les prix a failli lui faire pousser un cri, tandis qu’un bourdonnement lancinant lui emplissait peu à peu le crâne. Maintenant qu’elle s’est ressaisie, elle épluche la carte avec application. Elle peut voir aux tables voisines les mets fumants répandant leur bouquet jusqu’à ses narines: porcelet rôti couché entier, une pomme entre les mâchoires, homard flambé cerné de flammèches bleues, cuissot de biche orné d’une poignée de dentelle de papier immaculée, saumon fumé servi sur un plat en forme de poisson, soupière libérant une vapeur aromatique quand le garçon soulève le couvercle; les petits pains sont chacun noués dans une serviette de papier de soie, le beurre est présenté en coquilles. Rien que de regarder ces plats et respirer ces odeurs, elle sent son estomac la tirailler. Mais tout est vraiment trop cher, ce luxe est une offense à la pauvreté. Or elle est pauvre et qui n’a pas de fric n’a pas de vices. Le garçon s’approche, onctueux, pour prendre sa commande. Lamentablement, elle se résigne à demander une omelette nature en invoquant des maux d’estomac. Sans cesser de sourire, il s’enquiert de ce qu’elle prendra «en sus». D’une voix mourante elle répond «Rien, merci» et lui fait signe d’enlever les entrées qu’il a apportées en apéritif. Il y a pourtant des vol-au-vent et des pâtés en croûtes miniatures appétissants. Satisfaire sa gourmandise ne l’aurait pas ruinée, mais elle doit se montrer raisonnable et s’en tenir à un souhait EN SOUS. Elle se retient de pleurer en le voyant remporter l’assiette. Par homophonie, elle se remémore la sentence que sa grand85
mère citait à tout bout de champ: «Un sou est un sou». La pauvreté est insupportable non pas tant pour la frugalité à quoi elle oblige que pour la mesquinerie des comptes; et la honte. Elle en veut à ces clients inconscients autour d’elle qui se gorgent sans vergogne de viandes et de vins valant une semaine de son salaire. Ils s’empiffrent, se goinfrent, leur sueur se mêle aux jus, ils se transforment à vue d’œil en la chère qu’ils absorbent. Leurs ventres s’arrondissent en soupières, leurs cols se tendent en assiettes où sont posées leurs faces gélatineuses. Elle surveille leur cuisson et quand leur peau est grillée à point elle plonge sa fourchette dans leur chair saignante. Elle les découpe, les désosse, les vide de leur farce qu’elle dispose avec art sur leurs tranches. Les mets proposés par la carte ne constituent que l’accompagnement. Qu’à cela ne tienne, elle les goûte tous. Elle boit leur sang comme vin, avale leur graisse comme pain. Pas encore rassasiée, elle consulte la carte des desserts et commande une portion de chaque. Le garçon impassible lui apporte d’abord une galette jaune roulée. Elle en déguste une bouchée: c’est de l’œuf. Mais elle n’a plus faim. Elle devra savourer les autres délices une prochaine fois. Elle demande l’addition. Le garçon paraît attristé de la voir délaisser son assiette à peine entamée et compatit sincèrement avec ses crampes d’estomac. Elle ne proteste pas en constatant qu’il lui a facturé un couvert exorbitant auquel elle n’a pas touché. Très digne, elle pose un billet sur la nappe et sort sans attendre sa monnaie.
86
Les parterres de l’amour
Il l’aime. L’amour lui gonfle le cœur qui, distendu comme le foie hypertrophié d’une oie gavée, occupe toute la cage thoracique, écrase les poumons, l’empêche de respirer. L’amour l’étouffe. Il se refuse à admettre que son sentiment n’est pas partagé, que l’amour puisse ne pas être réciproque. Le monde n’a de sens que parce qu’il la contient. Les lieux où elle ne se trouve pas ne sont que mirages, les jours où il ne la voit pas s’écoulent en sable. Rien n’existe hors de sa présence. Il écrit son nom partout, il projette ses traits sur les formes mouvantes des nuages. Elle, quand elle le croise, détourne la tête, regarde en arrière, disparaît rapidement à sa vue. Il ne parvient pas à la contempler de face. Sa réalité est fuyante. Et le monde alentour perd consistance. Incapable de voir désormais les choses en face, il a résolu de faire le poirier, d’apprendre à marcher sur les mains, de renverser toute perspective. Il savait d’avance que pour elle il était prêt à aller à l’ENVERS. Le ciel en bas est tout aussi inaccessible, les passants piétinent le plafond des rues, l’horizon pèse sur son crâne. On le regarde d’en bas, on s’attroupe, on rit mais sans doute pour dissimuler qu’on l’envie. Quand il retombe sur ses pieds, la tête lui tourne. Il préfère le monde à l’ENVERS. Encore que la seule position qui le réconcilierait avec la réalité soit la position couchée, entre ses bras bien sûr, haut et bas enfin abolis. Il connaît ses parcours, il choisit donc un endroit où se mettre à l’ENVERS. Peut-être le remarquera-t-elle, peut-être se retournera-t-elle, enfin, sur lui. Il pose ses mains au sol, prend son élan et se renverse. Le soleil tombe, l’horizon se retourne en omelette, le ciel se cimente. Des chaussures s’approchent. Il attend. 88
Il ne l’aime pas. Son cœur ne palpite pas quand elle lui sourit. Ses tendresses l’oppressent, sa douceur l’écœure. L’amour est une nourriture qu’il ne parvient pas à digérer. Il a le cœur constipé. Elle répand son amour sur tout ce qu’elle touche et, à l’instar de Midas, fait briller chaque objet que ses doigts frôlent. Elle fait resplendir le monde en posant dessus son regard. Lui seul reste de charbon et ne s’enflamme pas. Elle a beau lui montrer la force incommensurable de l’amour qui embrase le soleil et les étoiles, qui attire magnétiquement toutes choses les unes vers les autres, les pieds vers la terre, les insectes vers les fleurs, les rivières vers la mer, voire le fruit vers la bouche, la flèche vers la proie, la main vers la joue, il reste insensible à ces images, les voit comme un décor dont il devine l’ENVERS, une toile peinte qu’il se fait fort de déclouer. Là où elle découvre amour il perçoit guerre ou tout au plus jeu indifférent de forces gravitationnelles. Il brandit son ENVERS contre tous ses arguments. Il vit dans un monde gelé qu’il ne veut pas réchauffer sous peine de le voir fondre. Sa froideur est autant résultat, habituation à la banquise mentale qu’il habite, que résistance, adaptation aux frimas de l’ENVERS. Elle ne désespère pas de parvenir à le dégeler malgré toutes les rebuffades. Elle s’arrange pour dresser devant ses yeux un tableau riant du monde qu’elle retouche à l’envi dès qu’il s’écaille. Sa palette est inépuisable. Il reste aveugle à l’amour. Il la laisse faire, comptant sur le temps et la fatigue. Son amour ardent finira bien par tomber en cendre. Elle se lassera, baissera les bras. Son cœur faiblira ou se détournera. Il se bouche les oreilles pour ne plus l’entendre battre. Il attend. 89
Ils s’aiment. Leurs cœurs, sous la férule de l’amour, ont appris à marcher au même pas, à battre à l’unisson. Lorsqu’ils se donnent la main, leurs doigts se fondent et leurs sangs se mêlent, coulant directement de l’artère de l’un dans les veines de l’autre. Leur accord est total et ils voudraient le sceller au monde, y étendre leur bonheur comme drap de leur couche nuptiale. Ils ressentent l’inharmonie comme une épine qui les blesse. Or la ronce envahit le paysage. Heureusement, sans les aveugler, l’amour filtre les agressions du chaos. Sans être mièvre, fleurs bleues et petits oiseaux, leur univers est enchanté: le gel n’y fend les pierres que pour découvrir leurs gemmes, les orages n’y éclatent que pour emplir les sources, les arbres n’y perdent leurs feuilles que pour qu’on écrive dessus des poèmes. Tout y est chant, tout y rime. C’est leur EN-VERS qu’ils opposent au prosaïsme du monde. Ils n’ignorent ni la pollution ni la menace nucléaire mais les refusent. Ils ont forgé les mythes de l’âge d’or et du jardin d’éden pour calquer dessus l’utopie de leur amour. Ils doivent donc le protéger, le préserver, le défendre contre toute échappée de la misère du monde. Ils n’ont pas envie de le mettre à l’épreuve des faits. L’enfer du monde finira par se retourner comme un gant dont l’EN-VERS sera le paradis qu’ils auront su concevoir. Enfermés dans leur cocon, ils ne sortent plus, préférant la résistance de leurs images à l’illusion du réel. Ils s’y barricadent. Ils ne cèderont pas, ne se rendront pas. Leur détermination vaut bien celle du monde. Il aura beau piquer leur EN-VERS, le trouer, casser leurs carreaux, défoncer leur porte, ils ne déchanteront pas. La bulle d’amour est increvable. De cœur ferme, ils attendent. 90
L’âme en peine
Un réverbère s’allume, la nuit va tomber. Il ne pensait pas qu’il était si tard, il n’a pas vu le temps passer. Il faut qu’il se dépêche, il ne voudrait pas que sa femme s’inquiète. Il est d’habitude si ponctuel et elle, qui passe ses journées à l’attendre et s’alarme facilement, doit déjà se ronger d’inquiétude. Il presse le pas. Il se sent l’âme exaltée, un peu grisée, bien qu’il ne puisse imputer cette joie immotivée aux quelques malheureux verres éclusés, comme si sous son crâne LES CRANS de la couronne de l’horloge qui mesure et mécanise ses gestes s’étaient relâchés, libérant un espace pour que l’âme puisse jouer librement, comme si l’oscillation imperturbable du balancier avait ralenti son mouvement perpétuel et le ressort s’était détendu, légèrement, d’une spire à peine, mais suffisamment pour que l’âme se glisse entre les rouages et pirouette entre les tiges cannelées qu’elle prend pour trapèzes. Le carcan s’est tellement desserré qu’il a perdu la notion de l’heure et que, pour mieux accélérer, il parcourt les rues en dansant. Le mois dernier, comme ils avaient dépassé les objectifs de vente, le chef satisfait avait commenté que s’ils continuaient ainsi, il prenait sur lui de leur accorder une augmentation. Ils ne l’avaient pas pris au mot car tous, le chef le premier, savent pertinemment que l’affluence des clients est aléatoire, sujette aux variations climatiques et aux résultats des matches de foot autant qu’à l’impact de la publicité ou à l’effort des employés. Pourtant, la vague promesse avait sans doute contribué au climat de bonne humeur qui avait régné ces dernières semaines. Horaires et cadences n’avaient pas diminué, au contraire, mais ils prêtaient moins d’attention à la fatigue. Les petits incidents avaient 92
été salués comme une rupture dans la routine et s’étaient résolus sans s’envenimer. Les clients y avaient mis du leur et pendant tout le mois n’avaient jamais réclamé le «livre de réclamations». Les jours monotones s’étaient, sans que nul n’en tienne le compte, écoulés rapidement. Et ce soir, de façon somme toute inattendue, le chef leur avait versé une prime. Certes plus symbolique que financièrement consistante, mais le geste comptait et ils l’avaient reçue comme une manne. Impossible de ne pas fêter ça. Au bistrot du coin, chacun avait offert sa tournée. En quittant ses collègues sur le seuil du troquet, il avait repéré que la boutique des Chinois était encore ouverte. Il avait hésité longtemps entre les fausses perles et les brillants de pacotille avant de se décider pour une paire de boucles d’oreille imitant la filigrane. Tandis qu’il grimpe en valsant les marches de l’escalier de l’immeuble, il caresse les bijoux au fond de sa poche, les imagine encadrant le visage de sa femme et sourit d’avance en fourrageant dans la serrure de la porte du quatrième gauche où ils habitent sous les combles. Il est accueilli par un torrent d’imprécations: D’où vient-il? A-t-il vu l’heure qu’il est? N’a-t-il donc aucun respect pour elle? Aucun égard vraiment? Ne suffit-il pas qu’elle l’attende toute la sainte journée, doit-elle en plus faire des heures supplémentaires de poireautage? Qu’a-t-elle donc fait pour mériter pareil traitement? Aux reproches succèdent les chefs d’accusation: Il en prend à son aise, préférant flâner plutôt que de rentrer à la maison! Il ne s’en fait pas, sûr qu’il est de trouver la piaule rangée et astiquée! C’est facile pour lui de se pointer pour mettre les pieds sous la table! Et il n’imagine même pas qu’elle puisse se faire du 93
mauvais sang! Puis les insultes: Il n’est qu’un salaud! Un égoïste! Un glandeur! Un de ces connards qui traitent leur femme comme un paillasson! À ce grief, le sourire s’est figé en rictus. Les mots se précipitent sur lui et les injures lancées au visage s’accrochent, se logent dans les plis, se prennent dans les poils et lui font un masque hideux. Elle s’est rapprochée, comme pour asséner ses récriminations avec plus de force: Ma parole, il a bu! Elle ne peut pas le croire, il empeste l’alcool! Il ne manquait plus que ça! Non seulement elle a épousé un bon à rien minable, mais il se révèle être un poivrot! Elle a vraiment tiré le gros lot: un ivrogne! Il ne parvient pas à parer l’avalanche et le flot de paroles le pénètre, se projette sur LES CRANS et s’abat sur un petit levier qui, sous la poussée, s’abaisse sans résister. Aussitôt un cliquet saute et l’engrenage se met en branle. L’âme, happée par les dents d’une roue, est comprimée par le roulement du tambour, coincée dans la creusure d’une tige, emportée entre pignon et barillet et déchiquetée par les crochets qui arment les gâchettes. Elle est sommairement exécutée par la machinerie déclenchée. Quand il veut se défendre, protester, l’âme étranglée dans sa gorge ne laisse pas les paroles passer, il bafouille. Sa femme prend ses vains efforts pour un aveu et reprend de plus belle son chapelet de plaintes. Il suffoque. Le réquisitoire s’achève sur une sentence comminatoire, sans appel: Il ne l’aime pas! Il se récrie, il voudrait lui dire combien il l’aime, mais l’amour est produit de l’âme et son âme se débat pour ne pas étouffer; elle n’a pas le loisir de dispenser ni amour ni amabilité. D’ailleurs, ce n’est pas tant l’amour que sa femme réclame que la soumission. Elle exige la reconnaissance mais se 94
contente d’une tendresse de surface. L’amour était bon pour le temps où ils n’avaient pas encore mis le doigt dans l’engrenage, quand ils laissaient leur âme parler et faisaient des projets. Dans un ultime sursaut, il ravale l’âme qui cherchait à s’échapper et crie, vite, crachant ses mots en désordre: le pot, les collègues, la prime. À l’énoncé du montant, elle éclate de rire. Le balancier se met à osciller follement, la mécanique s’emballe. L’âme broyée cogne contre ses côtes, se cambre au creux de l’estomac. Mais les roues dentées ne la lâchent pas. Un craquement retentit dans ses entrailles. Il se tait, regarde sa femme désespéré, tend les bras pour l’embrasser. Elle a un réflexe de recul. L’âme coincée par les dentures se fait laminer sur le tambour de barillet. Une tirette bascule, il ne voit plus rien, l’âme se déchire. Il pâlit, fait brusquement demi-tour et sort en claquant la porte. Il dévale les marches mais dans la rue ses jambes flageolent. Un clou lui perce la paume de la main. Il la sort de sa poche et découvre les boucles écrasées dont un crochet d’attache s’est fiché dans sa chair. Il détache doucement le filament de métal tordu. Le sang perle et avant qu’il ait pu refermer le poing l’âme s’envole par la blessure minuscule, vapeur rosée qui se dissout aussitôt dans l’air nocturne pour retomber en rosée sur la chaussée. Le mouvement d’horlogerie s’est rétabli. Il se calme. Sa femme était à l’écoute de son pas dans l’escalier et lui ouvre dès qu’il atteint le palier. Ils échangent un baiser sans tendresse. L’âme a emporté avec elle ses bonnes intentions qui pavent maintenant la rue, où surnagent parmi les mégots deux petites masses de métal informes, débris irreconnaissables de l’amour qui l’habitait. 95
On peut parfaitement vivre sans âme. L’horlogerie sociale régule les gestes, fixe les tâches, détermine les parcours quotidiens, commande les attitudes, dicte les phrases banales de la conversation. L’âme loge derrière LES CRANS et la projection d’une image où elle ne se reconnaît pas suffit à l’anéantir. La mécanique continue de tourner à vide. Les traits déformés se recomposent identiques bien que désormais sans identité. La douleur de la perte, trop intense sur le coup pour n’être pas anesthésiante, s’efface plus vite qu’une larme. L’âme enfuie, on ne se souvient bientôt plus en avoir jamais possédé une. Il a d’abord craint que les autres, en particulier les collègues, s’aperçoivent de son infirmité, mais leur totale inattention ou indifférence l’ont convaincu qu’eux-mêmes l’avaient perdue depuis longtemps. Il a compris qu’elle était superflue, sorte d’appendice pinéal, et que son ablation facilitait la vie, d’autant que la cicatrice intérieure n’était ni visible ni douloureuse. Il l’a oubliée. Il continue de travailler, mécaniquement, d’embrasser sa femme, de faire l’amour, mécaniquement; il lui arrive même de plaisanter, sans y penser. Les rouages tournent sans à-coups. Comme à la suite d’une lobotomie, il est beaucoup plus calme, moins À CRAN. Ni généreux ni hargneux, il ne discute guère, cède facilement pour peu que son orgueil trouve une échappatoire et que son image n’en sorte pas troublée, flouée. Il manque définitivement de CRAN mais, n’ayant pas à faire preuve de fermeté sinon dans l’habitude, sa veulerie passe inaperçue. Comme il ne se fait pas remarquer, on ne remarque pas sa vacuité. Du point de vue de la psychologie de masse, il est devenu transparent. N’étant plus lui-même, il n’a plus à improviser son rôle. 96
Ses répliques sont prévisibles, dictées par la situation, elle-même établie par la routine de l’emploi fixée par le cours du marché. L’offre et la demande actionnent le balancier qui engraine les rouages de la consommation: montée des prix, concurrence, soldes. La denture des articles entraîne les pignons de l’avidité des clients qui doivent écouler le tambour de la production. Pendant le tenon d’une pause, les employés se rassemblent autour du rochet d’une conversation. La tirette d’une blague enclenche le barillet des rires et la détente réarme le ressort du travail fébrile. Au cliquet de la fermeture, chacun rentre chez soi. Les crochets de la fatigue débitent l’arbre denté du comportement domestique, pignon coulant du dîner, section carrée du coucher. Tous portent serrée leur couronne à l’intérieur du crâne comme un garrot mental. Tous sont ponctuels. Au relâchement d’une spire, il peut même commettre ce qu’il prend pour des désirs personnels: ainsi, il est allé assister au match que jouait son équipe, après la victoire il a bu et chanté avec tant d’entrain que, malade le lendemain, il a manqué au travail; quand sa femme a rendu visite à ses parents, il a invité la nouvelle comptable à dîner, ils sont allés au cinéma et ont fini dans un hôtel où les chambres se louent à l’heure; depuis, ils se saluent à peine mais, pour compenser sa femme, il a ramené des prospectus de vacances en Espagne. Ces écarts ponctuels, en fait commandés par le hasard des opportunités, ne portent pas à conséquence, ils servent de remontoir et LES CRANS se réenclenchent automatiquement. La mécanique, intégrée en chacun, marche toute seule. Depuis que les astres ne donnent plus l’heure ni le nord, il n’y a même plus besoin d’horloger céleste. 97
L’âme privée de corps poisse le pavé. Déchirée morceau par morceau avant de se vaporiser en innombrables gouttelettes, elle renonce à se reconstituer. Chaque fragment cherche à survivre mais beaucoup vont sécher, d’autres être balayés par les éboueurs. Heureusement il ne pleut pas et elle ne sera pas tout de suite emportée à l’égout et rejetée à la mer où finissent la plupart des âmes en lambeaux. Un léger nuage d’âme se colle aux brins d’herbes poussant entre les pavés. Les sentiments et imaginations qui la composaient sont dispersés. Chacun tente de réintégrer un corps en se faisant accueillir par une âme pas encore délogée. Ils guettent les passants mais n’en voient le plus souvent que la semelle des souliers. Car l’humanité laborieuse est indifférente aux rêves, aux émotions et aux élans de bonté refoulée qui tapissent le sol des villes. Des bouts d’âme profitent de ce qu’ils se font piétiner pour s’agripper à de la crotte de chien et se laissent emmener plus loin avant de se faire racler contre le rebord du trottoir. Mais ils se condamnent: Quel corps voudrait d’une âme qui pue? Certains parviennent, à l’occasion d’un coup de frein, à se glisser dans les rainures d’un pneu de voiture et voyagent très loin. Beaucoup, mêlés à des miettes de pain, se font impitoyablement becqueter par les moineaux. Les plus chanceux voient une pièce de monnaie rouler jusqu’à eux; se moulant contre la face, la voilant, ils se font ramasser, délicatement caresser, avant d’être mis en poche. Comme une femme enceinte repère aussitôt autour d’elle celles qui sont dans le même état, l’âme déchiquetée découvre à son entour un sol jonché d’âmes expulsées, sans abri, tissant à la surface de la terre la mémoire de l’éden perdu, la déroute 98
des utopies. À cette vue, les bribes d’âme se condensent en une unique larme, vaincues par l’amertume. Entière, l’âme est pourtant douce, presque mielleuse; son parfum discret s’avère, quand on le respire, capiteux. Des gouttes d’âme espéraient attirer quelque abeille et se transporter dans une fleur mais elles sont harcelées par les mouches. L’une finit par atterrir dans un jardin public. Tapie dans la pelouse, elle observe un couple d’amoureux sur un banc. Ils se tiennent les mains, se murmurent des mots tendres. Quand ils en viennent aux caresses, la goutte se fait bulle, monte jusqu’à leur visage et se pose à l’ourlet d’une lèvre au moment du premier baiser. Les deux langues se la repassent. Elle se coule tour à tour sous leur crâne. Le garçon évalue combien de rendez-vous seront encore nécessaires avant qu’il puisse soulager la tension qui lui gonfle le bas-ventre. Ses phrases suaves sont commandées par le souci de sauter les étapes sans effaroucher sa partenaire dont il estime la timidité assez feinte pour bientôt tenter, et tirer, son coup. La fille se réjouit d’avoir levé le soupirant attitré de sa meilleure copine, assouvissant une vengeance longuement mûrie. Elle écoute complaisamment les compliments mièvres de son compagnon, les compare à d’autres dont on l’a déjà régalée, les classifie pour caractériser ce nouveau prétendant dans sa collection. Elle sait mener le jeu tout en laissant croire à l’autre qu’il garde l’initiative. Mots, caresses, baisers sont programmés, copiés de scènes de cinéma que LES CRANS font défiler. Les rouages lubrifiés tournent en tous sens; la goutte d’âme se fait repousser de partout. Le garçon la recrache, s’essuie les lèvres, grimace et reproche à la fille son rouge à lèvres, trop sucré à son goût. 99
Le bâton à physique
Le bateau est à l’ancre. Le capitaine, tout en examinant la proposition, ne le quitte pas du coin de l’œil. Le roulis lui imprime un imperceptible mouvement d’oscillation qui dicte ou accompagne les hésitations du capitaine. Celui-ci est pris au piège de ses fanfaronnades: on le sollicite pour sa longue expérience, ses connaissances des îles lointaines, son passé aventureux; or cette expérience se résume à l’entretien du rafiot à quai, ces connaissances sont purement livresques et puisées plutôt dans les romans maritimes que dans des ouvrages à prétention scientifique, quant à son passé, il s’enrichit au gré de l’inspiration mais n’a jamais exploré que les rivages de l’imaginaire. Une petite boule se forme au fond de sa gorge: si l’invitation lui avait été faite dix ou vingt ans plus tôt, lui permettant de concrétiser ses rêves, de passer du phantasmatique au réel, comme il se serait réjoui de se confronter à une telle épreuve! Sa vie casanière est fruit de la modernisation qui a rendu caducs les bateaux de l’acabit du sien, pas de la couardise. Encore que l’état rutilant de la barcasse, pimpante de la coque au pont, de la proue à la poupe, se doive justement au fait qu’elle n’a jamais quitté le port. Il est probable qu’elle prenne eau dès qu’elle prendrait le large. Il fronce les sourcils pour dissimuler la petite goutte qu’il sent perler à sa paupière. Tant d’espoirs chimériques soudain ravivés! Tant de rêves brusquement réveillés! Heureusement qu’il est de sens rassis, car son cœur s’affole et cogne à grands coups contre la cage de ses côtes. En fait, il n’a pas à hésiter, il connaît d’avance sa réponse. Inutile de prolonger 102
l’attente attentive de son interlocuteur, dont il envie malgré tout l’enthousiasme juvénile, en faisant mine de peser le pour et le contre. Il n’y a pas d’indécision à avoir puisqu’il n’y a pas de décision à prendre! Il s’éclaircit la voix pour se donner contenance et, préférant aller droit au but sans considérations superflues, du ton pondéré mais définitif que lui autorise son âge, il prononce son verdict: il part.
103
Le bateau est à l’ancre. Il semble hocher la proue avec commisération tandis que le capitaine contient avec peine la joie qui l’inonde. Ainsi, malgré ses cheveux blancs, on est venu lui proposer l’aventure dont il a rêvé toute sa vie, à laquelle, tant par ses lectures que par les épisodes mille fois vécus en imagination, il n’a fait jusqu’alors que se préparer. Il a d’abord craint une plaisanterie d’un goût douteux mais bientôt, rassuré et ragaillardi, il balaie l’une après l’autre les réserves que son esprit lui présente. À quoi peut servir un navire si ce n’est à naviguer? Il a beau l’entretenir amoureusement, quel sens peut avoir un bateau qui n’a jamais quitté le mouillage? Quant à l’âge, il ne saurait constituer un obstacle: à défaut d’expérience accumulée, il lui a apporté des qualités patience et pondération dont ce voyage révèlera le profit. C’est avec les vieux croûtons qu’on fait les meilleures soupes, a-til souvent entendu. À part de légères courbatures, il est resté souple. Il s’est maintenu en pleine forme physique. Heureusement, même encroûté, il n’est pas encore rassis; d’ailleurs, dans son enfance, pain sec signifiait clafoutis frais. Il n’a besoin que de s’humecter un peu, prendre la mer est le meilleur remède. Il est confiant que le rafiot supportera l’épreuve; et devrait-il faire eau, il aura au moins accompli sa vocation: tout navire n’est-il pas voué à finir englouti? Son destin glorieux est de couler un jour et son naufrage commence à l’heure où il est lancé à l’eau. Inutile de tergiverser, il est plus que temps de dire adieu au plancher des vaches. Le confort de la terre ferme, avec 104
ses habitudes qui tournaient déjà à la manie, le momifiait avant terme. Il n’avait jamais pensé à ce port que comme à une escale. Quand le destin frappe, il faut s’incliner. Il n’est jamais trop tard. Le capitaine n’a rien à décider: son siège était fait depuis toujours. Sa prévoyance attendait l’imprévisible. La mer ne retient aucun sillage, ne connaît aucune route tracée. La vie commande: il ne part pas.
105
Le bateau est à l’ancre. On le mettra demain en cale sèche pour le radouber. Il a prouvé qu’il ne tenait pas la mer. Le capitaine ne lui en veut pas. Il ne recommencera pas, mais l’échec dérisoire de l’aventure s’avère somme toute plus risible que dramatique. Le voyage se solde par un prompt retour à la case départ. Le capitaine regrette seulement de s’être laissé emporter par des chimères, et surtout de s’être plongé dans des abîmes de doute et d’incertitude quand le résultat était, au fond, indifférent. Il a considéré la proposition sur le mode manichéiste du tout ou rien, du blanc contre noir. Or le blanc n’est pas le contraire du noir; blanc bonnet c’est bonnet noir. Il est des nuits claires et des jours sombres, voire des jours noirs et des nuits blanches. Les qualités diurnes et nocturnes s’échangent facilement. La tombée du jour coïncide avec celle de la nuit, toutes deux renvoient au même crépuscule. Et toute couleur est le contraire de toutes les autres; toute couleur est l’opposé du noir comme du blanc. Entre toutes, la gamme des gris, qui salissent le noir en l’éclaircissant et le blanc en le fonçant. Le destin des couleurs est de se décolorer et les contrastes se fondent dans la grisaille. Grisaille des jours et de la mémoire. Il a voulu forcer la destinée en fonçant, mais il était écrit que son poste était à terre. Son rêve a fondu. Un homme est assis; il se lève puis se rassied. rassis, sa position est l’opposée de la station debout qu’il a adoptée auparavant, mais plus encore de sa posture initiale. Pourtant toutes deux se confondent. Le capitaine préfère oblitérer l’épisode de sa sortie en mer: 106
il n’ajoute rien à ses hauts-faits imaginaires, pas même la touche du ridicule car le capitaine n’a jamais craint de retourner son ironie contre soi-même. La réalité ne l’a pas déçu: ce voyage est aussi inconsistant que ses exploits de jeunesse. Tout l’océan n’est qu’une goutte d’eau, une bulle, une idée; le capitaine un fantôme, sa vie une hantise. Une fois revenu, c’est comme s’il n’était jamais parti.
107
Tractatus pholdulogicus
1 Le réel est opaque, en ce sens qu’il n’a pas de signification. Il se contente d’exister. 1.1 On peut agir sur le réel, voire le transformer. On ne peut pas le comprendre. 2 Je ne sais si «la nature a horreur du vide» (car je ne sais ce qu’est la nature, sinon une image métonymique du réel, entrant en paradigme, selon les croyances, avec les dieux et les horlogers), mais l’homme, quant à lui, a horreur de l’absurde, a peur du non-sens ou de l’insensé. 2.1 Le sens est attribué par l’homme. L’idéal de l’homme serait de percevoir un sens dans le réel. 2.2 Un réel signifiant serait un réel humanisé. Tout sens se ramène en dernière instance à l’affirmation et à la célébration du pouvoir de l’homme. 3 L’activité humaine est de substitution: il s’agit de remplacer les choses réelles par leur image pourvue de signification. 3.1 La première image est nominale: «L’homme donna des noms à tous les animaux (Genèse 2:20)». 3.2 Le monde n’est pas une réalité (sa réalité ne nous est pas accessible), mais déjà un concept, une image. 3.3 En tant qu’intervention sur la réalité, l’action de l’homme lui échappe totalement. 3.4 L’écart entre les choses et leur image, entre la réalité et le monde, ne saurait être comblé. Au mieux, il s’agit de vivre dans le monde, c’est à dire dans l’imaginaire, sans que le réel apporte un trop flagrant démenti, une trop obstinée résistance. 4 L’objectif premier et le but ultime de l’homme est de créer une image de soi-même. À cette fin, il a d’abord dû concevoir l’image d’un «créateur». 110
4.1 L’homme crée tout à son image. L’imaginaire est anthropomorphe. 4.2 L’image de l’homme est conçue contre sa réalité. Plus l’homme avance dans la compréhension de sa propre création, plus il demeure obscur et impénétrable à son propre entendement. 4.3 L’homme ne peut approcher de soi qu’au travers de reflets projetés dans ses interprétations des choses et du monde. L’homme se lit littéralement «entre les lignes». 4.4 L’image de l’homme se perçoit «en creux»: même une carte géographique est encore un autoportrait (J. L. Borges, El hacedor, Epílogo). L’homme est la réponse à toutes les énigmes. 5 Une énigme fonde mythiquement la condition humaine, scellant l’accomplissement prophétisé de son destin par Œdipe, prototype périodiquement réactualisé, de Shakespeare à Freud, dans la culture occidentale. La pérennité du mythe, plus encore que l’universalité du complexe, atteste son caractère idéologique (il se veut trans-historique). 5.1 L’image qui y est fournie de l’homme se caractérise par deux traits: l’un intégrateur – l’homme appartient à un réel transcendantal et sa vie obéit à un cycle naturel: la métaphore de la journée fait de lui, dans une conception pré-copernicienne, l’équivalent du soleil (de même que dans nombre de tournures idiomatiques la métaphore de l’année, qui divise la vie en saisons, en fait l’équivalent du monde terrestre) –; l’autre distinctif: c’est la marche qui l’identifie. 5.2 L’homme ne peut se reconnaître dans cette image que par abus, excluant d’une part tout accident, maladie ou 111
autre dans un parcours de vie qui ne pouvait jusqu’il y a peu représenter qu’une exception, une virtualité (l’espérance de vie n’a dépassé les soixante ans d’âge qu’au XIXème siècle, la population laborieuse en particulier n’avait guère de chance auparavant de vieillir); niant d’autre part toute idée de sédentarisme (alors que le sphinx barre l’entrée d’une ville, Thèbes): la marche est en effet métonymique de l’errance ou de la conquête. 6 L’archétype humain proposé par l’énigme du sphinx est aussi fallacieux que celui de la maison à toit rouge conique dessiné par des enfants n’ayant jamais vécu que dans des immeubles de banlieue. 6.1 La sédentarité animale est toujours précaire. Les animaux passent leur temps à parcourir un territoire et à en modifier les bornes en fonction de ses ressources alimentaires. 6.2 L’homme au contraire a commencé par se sédentariser. Sa première activité consiste à défricher la terre dont il est condamné à tirer les fruits «à la sueur de son front». Il construit sa maison (du latin manere, rester). Il s’approprie un espace, allant jusqu’à tuer pour le préserver. L’homme dit civilisé est d’abord «fils de Caïn». 6.3 L’Histoire occidentale est celle de la lente conquête de ses droits par le serf sédentaire. Il a fini par renverser ses seigneurs lorsque ceux-ci avaient abandonné leurs devoirs de protection qui justifiaient leur autorité. Le serf, même devenu paysan (habitant légitime d’un territoire), s’est toujours méfié des nomades et colporteurs – romanichels et juifs errants. Il n’a jamais reconnu aux immigrés, dont il a périodiquement besoin de la force de travail, une véritable égalité. 112
7 L’image est toujours fausse. Sa fausseté joue à deux niveaux: d’une part elle érige l’exception en règle, créant un modèle prétendument général à partir d’un cas particulier; d’autre part, elle occulte une réalité. L’image fait passer le «désir pour une réalité». 7.1 La fausseté d’une image comme d’une théorie n’entrave en rien sa productivité. Tout au plus rend-elle ses résultats douteux. 8 En ce qui concerne l’homme, son trait distinctif apparaît n’être pas la marche mais l’arrêt. L’objet qui symbolise son règne est le trône. Sa position privilégiée n’est pas tant la station debout (homo erectus), qu’il partage avec le singe, le pingouin et tous les animaux sachant «faire le beau», que la position assise. 8.1 Le primat idéologique de la position assise se vérifie dans la langue, lorsque l’adjectif, en se substantivant, en vient à désigner la base et le fondement de toute entreprise ou construction humaine. 9 Tout artefact humain est simultanément réalité et image, s’inscrit à la fois dans le réel – dont il ne saurait altérer le caractère chaotique et aléatoire – et dans l’imaginaire. L’idéologie consiste à faire passer l’usage, qui véhicule obscurément toutes les connotations de l’image, pour la réalité. 9.1 Une chaise renversée ne sert plus à s’asseoir. Pourtant sa réalité n’a pas été altérée. 9.2 Le sens que nous attribuons à une chaise renversée est fonction d’une image de la chaise reposant sur ses pieds. L’image occulte la perception de la réalité. Le sens peut être obscur; nous n’admettons pas qu’il soit absent. Nous redressons la chaise: l’usage nie la réalité hors de lui. 113
9.3 L’usage occulte également l’image, l’informe. Sans la nier toutefois. La sémiologie s’attache à retrouver l’image sous l’usage. 10 Plus qu’un objet fonctionnel, la chaise est un objet symbolique. En moulant la posture principale de l’homme, elle figure l’image de sa condition. 10.1 Le siège repose sur quatre pieds. L’assise de l’homme sur son siège traduit à la fois sa puissance – domestication des animaux à quatre pattes – et sa supériorité statutaire – dépassement de sa propre animalité. S’asseoir signifie s’élever au-dessus de l’animalité originelle, et la renier. 10.2 Que ce soit par l’arc de la chaise curule ou par le dossier du trône égyptien, le siège est dès l’origine orienté. Il fixe non seulement une place mais une direction. Le monde dominé, les sujets ou les hôtes devront se ranger en face de l’assis, sous son regard. 11 Du point de vue ergonomique, en dehors de toute considération de confort (car de ce point de vue la chaise est un objet paradoxal, anatomiquement inadapté, provoquant aussi bien scolioses que fistules et hémorroïdes; le «rond de cuir» a été un accessoire sanitaire avant de désigner le prototype du bureaucrate, c’est à dire de l’homme moderne), l’assis déplace le centre de gravité corporel et retire aux jambes leur fonctionnalité. L’homme-tronc est le prototype de l’assis. 11.1 Si la quadrupédie orientait hiérarchiquement le corps selon un avant et un derrière, entre la tête et le cul, l’assise opère une rotation spatiale et fait basculer la hiérarchie de l’horizontale à la verticale, entre un haut et un bas, modifiant les connotations esthétiques et morales attachées à ces postures respectives. 114
12 Les premiers sièges étaient des trônes. La position assise signifiait le commandement (de ce point de vue encore la chaise est un objet paradoxal, puisque l’assis se retrouve en position plus basse que s’il se tenait debout: le siège en tant que trône est ainsi inséparable de l’estrade qui exprime, et en l’occurrence compense, la différence de niveau. 12.1 Les variations de taille entre les humains se vérifient plus au niveau des membres que de la colonne vertébrale. La position assise dissimule, réduit – sinon dans la réalité, du moins à l’image – les écarts de taille physique (avantage considérable si l’on pense que nombre de chefs, à commencer par Napoléon et Hitler, – mais également de nombreux acteurs dont l’air de durs ne correspondait pas à la taille, tels Humphrey Bogart ou Lino Ventura – étaient petits, en étaient éventuellement venus à l’exercice de l’autorité pour compenser un complexe). 12.2 Par ailleurs, au prix d’un léger effort supplémentaire au niveau des sphincters, la position assise se distingue de l’accroupissement, jugé avilissant et connoté négativement, pour l’expulsion des fèces. L’usage défécatoire du siège – passé dans la langue: «être sur le siège», «aller sur le trône» – permettait en outre de ne pas interrompre ses occupations pour des nécessités scatologiques (bien que le principe de la «chaise percée» scatologise par contamination la position assise dans la totalité de ses motifs, comme en témoigne le film de L. Buñuel Le fantôme de la liberté, dont la célèbre inversion des fonctionnalités du siège est d’ailleurs aujourd’hui reprise par des restaurants à la mode). 115
12.3 Fondamentalement, le siège signifie l’immobilité. L’effort de staticité en position debout est une contrainte. Le poids du corps, portant sur les jambes, requiert le mouvement, la marche, qui répartit alternativement la charge sur un pied puis sur l’autre en un jeu de constant rééquilibre. Seul le cul se complaît à la fixité. 13 La chaise incarne le principe d’écrasement. On s’assied dessus. Régner signifie écraser (généralement après avoir piétiné). 13.1 C’est le cul (le séant) qui à proprement parler s’assied. La bienséance signifie à la fois le primat du cul pour une civilisation et une civilité assises, et l’évacuation sémantique de son caractère scatologique. 14 En éliminant la fonctionnalité des «membres inférieurs», en les supprimant métaphoriquement, le siège valorise le buste. L’homme assis présente une image où, au-dessus du corps réduit au cœur et aux bras, le pouvoir est assumé par le chef (synonyme, à l’origine, de la tête) et ses organes de surveillance, le regard, et de commandement, la voix. 14.1 Curieusement, la statuaire antique nous a légué peu de personnages assis. Si peintures et bas-reliefs, représentant des scènes, montraient empereurs, juges et sénateurs sur la chaise symbolisant leur statut, la statue, chargée de magnifier, voire diviniser l’empereur ou le héros, le représentait en pied – debout – ou en buste, réduit au chef corporel (en revanche, les pharaons égyptiens ont été sculptés assis sur leur trône). 14.2 Le buste comme image est corollaire de la position assise. Il la synthétise en dispensant la pose, toujours artificielle en tant que fixation d’un mouvement. 116
15 Le siège assigne une place et un rang. La disposition des sièges installe une hiérarchie. 15.1 Les autres positions – se lever ou s’agenouiller (quand le souverain ou le juge apparaît) – sont signes de soumission. 16 Les premiers meubles étaient des coffres, accessoires de rangements, instruments de nomades. On pouvait bien sûr s’asseoir dessus ou poser dessus des objets. Ils pouvaient faire office de chaises et de tables. 16.1 Devenues objets à part entière (devenues réalités), chaises et tables sont les premiers immeubles. Les murs et le toit qui constituent la maison ne font que les encadrer, les loger. Ce sont elles qui occupent l’espace délimité. 16.2 La table comme complément du siège réalise l’idéal de l’homme en lui permettant de se présenter comme buste. 17 À l’image des bustes attablés, toute une négation des parties «basses» de l’homme a pu être édifiée. 17.1 Le tabou promulgué pendant des siècles par les Églises chrétiennes, la catholique romaine en particulier, sur la sexualité est la conséquence directe au niveau de la superstructure du choix de la position assise et de ses instruments, table et chaises au niveau de l’infrastructure. La représentation d’un des plus fameux épisodes de la Passion du Christ, la dernière cène, autour d’une table anachronique est emblématique de l’image de l’homme promue par l’Église. 17.2 Le refus de la station debout (homo erectus) est rejet des membres «inférieurs» et des parties «basses» du corps, négation donc de la sexualité – négation de toute forme d’érection. 117
18 Une tablée, que ce soit à l’occasion d’un repas ou d’un Conseil d’administration, est une assemblée de bustes. Tout interlocuteur qui vous reçoit derrière un bureau ou un guichet affirme son pouvoir en se présentant comme buste. 18.1 La civilisation en est arrivée à statufier, voire muséifier, la communauté humaine en vie. 19 La contemplation assise est le degré zéro du commandement. Le regard n’est jamais passif. 19.1 L’exercice du pouvoir sur le monde consiste à le transformer en spectacle – à vérifier l’idonéité de l’image. 19.2 Le pouvoir absolu s’exerce en posture de spectateur («Dieu examina tout ce qu’il avait fait et considéra que c’était bien» Genèse 1:31). 20 Le spectateur de théâtre sait que c’est pour lui que les acteurs jouent. C’est lui qui commande, ordonne le spectacle. 20.1 Le spectateur de théâtre est assis. Les acteurs sont debout sur scène. 20.2 Le spectateur de théâtre connaît généralement la pièce qu’il va voir représentée. Il vérifie la conformité ou l’audace de la mise en scène. 21 L’acteur est un interprète. Il se contente d’apprendre un rôle, de répéter un texte. Il se conforme à une image. 21.1 La mise en scène d’une pièce peut passer par des phases d’improvisation, au cours desquelles l’acteur doit créer sa gestuelle et ses répliques (ces créations seront ensuite «nettoyées», gommées de la représentation finale). 118
21.2 Le principe d’improvisation est toujours limité, souvent dirigé. Le griot connaît et les canevas sur lesquels il peut broder et la conclusion à laquelle il doit aboutir. De même que le musicien de jazz. Ou les danseurs «contemporains». 21.3 La création elle-même est limitée, réglée par des modèles, une histoire du média, une conscience obscure du sens qui oriente l’image – verbale, picturale, dramatique ou autre – produite. 21.4 Il n’est pas jusqu’aux textes «automatiques» publiés par les surréalistes qui, après un certain délai au cours duquel les critères d’acceptabilité se sont élargis, ne frappent par leur cohérence. 22 Il n’y a pas de création ex nihilo. Le créateur inscrit sa création dans un univers, un imaginaire, préexistant. La théorie du champ esthétique montre comment l’œuvre la plus originale remplit un vide, comble un creux qui lui était virtuellement réservé, qui la moulait d’avance. 22.1 Le créateur, pas plus que l’acteur, n’a conscience de conformer sa production ou sa performance à une image, sinon préétablie, du moins attendue. 23 L’œuvre ne crée pas son récepteur. Tout au plus peut-elle, plus ou moins violemment, plus ou moins dialectiquement, libérer un récepteur qui lui préexistait, ne serait-ce que dans l’imagination du créateur, voire à l’image de ce dernier. 23.1 Le récepteur reconnaît une image et s’en empare. Il projette sur elle un sens. Celui-ci peut ne pas correspondre à celui qu’avait voulu ou cru forger le créateur. Mais la création, une fois achevée, n’appartient qu’au récepteur. 119
23.2 L’homme, mythiquement, est à la fois créature et récepteur de l’œuvre divine. C’est à ce titre qu’il en revendique la propriété. 24 Le sens d’une image est rarement analysable ou verbalisable. Il peut se limiter à une émotion, à une simple appréciation de reconnaissance ou de rejet. 24.1 Le sens d’une image est constitué par une ordonnance du réel représenté. Qu’il s’agisse d’une nature morte ou d’un paysage, toute peinture offrant une image de la «nature» la propose à la jouissance du spectateur, affirme et la capacité humaine de jouir et la soumission à ce privilège du réel figuré. 24.2 Le cadrage pictural est déjà composition, sélection dans le réel de ce qui entrera ou non dans l’image, mise en ordre signifiant. 25 La ressemblance d’une image par rapport à un modèle n’est jamais qu’une forme – sans doute la moins intéressante – de stylisation. 25.1 La ressemblance la plus photographique ne fait qu’assumer que l’objet représenté est déjà une image, donc pourvu de signification. 25.2 L’«illusion de réalité» obtenue par certaines images repose sur la volonté de faire passer l’imaginaire pour le réel. Les esthétiques «réalistes», historiques ou «ontologiques» des médias fondés sur l’analogie visuelle et sonore de l’image avec sa source, sont les plus manipulatrices car, en tant qu’images d’images, elles cherchent à faire accroire à la réalité des objets figurés. 25.3 Les techniques d’illusion se sont développées au cours des deux derniers siècles au point de rendre 120
invisibles les frontières entre le décor «naturel» et le studio, entre l’animation digitale et la photographie. 26 La puissance esthétique d’une image est proportionnelle à son degré de stylisation, c’est à dire à sa capacité de s’assumer – et d’être reconnue – en tant qu’image. 26.1 La stylisation d’une image tient à l’ostentation de ses moyens propres de représentation. Toute image fournit les éléments de sa propre critique. 27 Les techniques d’illusion ont permis aux autres formes de représentation de s’émanciper, d’approfondir leur autonomie, leur signifiance propre. 27.1 Ainsi, la photographie est à la source de l’éclosion de l’«impressionnisme» en peinture, première étape de son émancipation rapide de la figuration. De même, le cinéma a rendu au théâtre la conscience de ses éléments essentiels: la présence physique des corps et des voix. 28 La scène théâtrale s’est toujours assumée comme espace de représentation, souvent critique, d’une image du monde, ordonnée et signifiante. Le principe de signification justifie la nécessaire stylisation théâtrale. 28.1 Tout objet sur scène est signifiant. Le «théâtre de l’absurde» est un paradoxe et une antiphrase. 28.2 Une chaise vide sur scène n’offre pas à notre perception sa réalité mais sa signification: en dernier ressort l’absence d’un occupant (E. Ionesco en a fait la démonstration dans sa pièce Les chaises). 28.3 De même, la paire de chaises peintes, l’une par Van Gogh l’autre par Gauguin, signifie la présence, l’indice du passage, du partage – chacun peint la chaise de l’autre – et de la confrontation – il s’agit de deux tableaux différents, 121
comme un échange où l’un répond à l’autre –, mais en même temps l’absence visible, la séparation, l’évidence de leur vacance. 29 Ainsi, alors que la réalité d’un objet quelconque ne renvoie qu’à lui-même, son image rend compte de sa place au sein d’un environnement (contexte spatial et temporel), de son usage, d’une valeur qui transcende aussi bien les caractéristiques propres de l’objet – telles que la matière, bois et paille, dont il est composé – que celles de son image – sa stylisation: empâtement des couleurs de Vincent, contrastes, etc. 29.1 La signification d’une image n’est pas réductible à sa dénotation – signifiante pourtant en soi en tant que choix d’un objet symbolique – ou à sa connotation – qui renvoie à un usage social mais ne rend pas compte d’une image particulière d’un objet particulier. 29.2 Dénotation et connotation ne sont des outils pertinents que pour traiter d’images socialisées – telles les images verbales, dont les composants lexicaux ne sont pas idiolectaux. 29.3 Même à propos d’images verbales, dénotation et connotation s’avèrent insuffisantes pour permettre la perception complète des significations d’une image personnalisée – fruit d’un usage personnel de la langue – telle qu’on peut la rencontrer dans un poème. 30 Le sens d’un objet représenté n’est pas lié à sa réalité: l’image n’est composée que de signes. 30.1 La scène théâtrale, la page écrite ou le tableau sont par définition des espaces imaginaires. Ils ne contiennent que des images composées de signes. 122
31 À plusieurs reprises au cours de leur histoire, ces formes de représentation ont prétendu fournir des images homologiques du monde – de la conception baroque du «Théâtre du monde» (Calderon de la Barca) à la prétention à concurrencer «l’état-civil» (Balzac et sa Comédie humaine). 31.1 Cette ambition totalisante n’est compréhensible que si l’on n’envisage le monde qu’en tant qu’image, et non en tant que réalité. La scène et le roman en étaient venus à nier la réalité du monde et à n’admettre l’existence que d’un univers imaginaire où se meut l’homme – lui-même devenu personnage. 32 Il est possible, voire légitime, de considérer le monde comme un tableau, un roman ou une scène théâtrale à d’autres dimensions. 32.1 La conception du monde comme tableau suppose une fixité du sujet, qu’il s’inclue dans l’espace représenté ou qu’il s’assume comme spectateur – paralysie ou paranoïa. Une telle attitude ne saurait généralement être que ponctuelle, face le plus souvent au «spectacle de la nature», à un ersatz d’éden. 32.2 La conception du monde comme roman – ou toute autre forme écrite, voire, à la manière de Borges, comme bibliothèque – suppose une conception de l’homme, et donc du sujet, comme «être de langage». Le problème est alors double: de l’écart entre un imaginaire illimité et un vocabulaire limité – insuffisance, souvent ressentie, du langage – et de l’écart entre un instrument socialisé et une pensée individuelle. 32.3 La conception d’un monde verbal, si elle est problématique, n’est toutefois pas insoluble. D’une 123
part, elle a souvent été mythiquement exprimée – «Au commencement était le verbe» (Genèse 1:1) – et est à l’origine de la tradition ésotérique kabbalistique. Par ailleurs, la limitation du lexique ne diminue en rien l’infini des énoncés possibles («La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir d’énonciation?» demandait A. Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité). Enfin, les déterminations sociologiques sont telles qu’une grande part de la croyance en une pensée et un imaginaire personnels est illusoire. 32.4 La conception du monde comme théâtre implique deux places – et deux rôles – distincts: la scène et la salle, être acteur ou spectateur – tous deux appartenant au spectacle. 33 La sémiologie s’est développée sur le principe d’une «lecture» et d’une décodification du monde observé comme une scène théâtrale. Roland Barthes a commence par faire de la critique théâtrale avec Bernard Dort. Il avoue dans Roland Barthes par lui-même qu’il conçoit la sémiologie comme une signalétique: repérage des signes théâtraux mis en scène dans le monde. 33.1 L’exercice de déchiffrage des signes présentés par les images du monde fixe la place du sujet sémiologue comme spectateur critique de la représentation. Barthes avait conscience que la frontière entre la scène et la salle n’est pas étanche – marquée essentiellement par une différence d’éclairage –, que le spectateur joue également un rôle, et a entrepris de démonter la prétendue objectivité ou scientificité de son approche, s’assumant comme acteur dans le spectacle. 124
34 L’erreur de la science est de croire ou prétendre comprendre le réel sans admettre que l’interprétation en soi ne saurait toucher que l’image des choses. Il est pourtant évident qu’en science comme ailleurs, ce qu’on peut trouver est déterminé par ce que l’on cherche. La découverte est inscrite dans l’imaginaire. 34.1 Les sciences dites humaines seraient plus acceptables si elles partaient du principe que l’imaginaire commande les performances observées – habitus en sociologie, comportements en psychologie, rituels en anthropologie, énoncés en linguistique, etc. – aussi bien que l’observation elle-même. Le principe de base de la théorie de la relativité – le point de vue – n’a pas encore été véritablement intégré: la prétention à la scientificité leur interdit d’assumer la subjectivité. (En revanche, elles ne rejettent ni la langue de bois ni le délire!) 34.2 La philosophie, qui travaillant sur les concepts ne saurait prétendre manipuler plus que des images verbales, commet une autre erreur en postulant un lien entre les idées, imaginaires, et la réalité. 35 La philosophie anglo-saxonne s’assume volontiers comme pragmatique mais a toujours rejeté le matérialisme. Pour exprimer son mépris, elle le désigne paradoxalement par la locution «tables and chairs» (tables et chaises) – alors que, comme on l’a vu, rien n’est moins matériel que ces objets. 35.1 «Tables et chaises» sont les emblèmes de la condition que l’homme s’est forgée. S’ils sont matière, ils sont matière de symbole. 36 Tables et chaises fixent positions – dont on a vu l’importance déterminante, pragmatique et symbolique, 125
pour l’exercice du pouvoir – et places, hiérarchie. Les rites de table miment caricaturalement le pays de Cocagne. 36.1 La légendaire «table ronde» du roi Artus affectait cette forme pour signifier l’absence de hiérarchie. Mais tous les sièges n’étaient pas égaux (le «siège périlleux» était réservé). 36.2 La forme traditionnelle, rectangulaire, de la table privilégie en bout celui ou ceux qui président au repas. Cette place ne doit pas avoir de vis-à-vis. Les autres lui font la haie. 37 La généralisation des tables et des chaises dans l’espace privé à partir de la Renaissance est le premier indice de l’ascension d’une nouvelle classe sociale au pouvoir. La bourgeoisie singe les rites de la noblesse tout en les démocratisant. 37.1 Tables et chaises, en cessant de représenter des privilèges, deviennent les symboles d’une société d’abondance. Ils occupent, dans l’espace privé, la place centrale. 37.2 À la table du monde, chacun doit savoir occuper sa place. Boucle d’or, la petite fille du conte, en fait l’expérience: si la chaise n’est pas à sa taille, la nourriture qui correspond à cette place ne lui conviendra pas non plus. 38 Le principe de la société bourgeoise est l’immobilisme. La mobilité sociale est un leurre: on assiste simplement à une globalisation des mœurs bourgeoises. Chacun doit rester à sa place, mais prolétaires, fonctionnaires, paysans et petits commerçants adoptent le même modèle de salle à manger. 126
38.1 L’immobilismesocialvadepairaveclasédentarisation – immobilisme spatial – et la pérennisation d’un état de société (la «fin de l’Histoire» clamée par les théoriciens de la post-modernité) – immobilisme temporel. 38.2 Toutefois, la démocratisation bourgeoise n’a rien à voir avec le partage communautaire. Le primat de l’espace privé, corollaire de la propriété, en vulgarisant les meubles les a dénués («privés») de leur sens. Ils sont devenus, fantasmatiquement, des nécessités: plus personne ne s’assoit par terre. 39 La raréfaction du banc, objet communautaire, est l’indice de cette individualisation indifférenciée des valeurs contemporaines. À mesure que l’espace public est confisqué au profit de l’espace privé, les bancs sont remplacés par des chaises. Même dans les jardins. Même dans les salles d’attente. 39.1 La diversification des modèles de chaises au cours du XXème siècle va de pair avec une indifférenciation: toutes les chaises se valent comme désormais tous les individus se valent. 40 L’instauration de l’espace privé comme cellule sociale implique de la part des pouvoirs «publics» un contrôle plus subtil et une immixtion tolérée dans la vie «privée» des citoyens. Depuis un demi-siècle, un nouvel invité est devenu présence obligatoire à la table familiale: le poste de télévision. 40.1 Le téléviseur est normalement situé légèrement audessus du niveau de la table, marquant par sa hauteur sa fonction primaire de représentant du pouvoir, mais pas trop haut afin d’apparaître comme un buste de plus autour de la table. 127
40.2 Les présentateurs, que ce soit de programmes d’information, de talk-shows ou d’émissions de jeux télévisés, sont cadrés en buste afin de remplir adéquatement cette fonction secondaire de convives. 41 La télévision est compatible avec la conversation. Le repas familial réalise ainsi un anti-théâtre: théâtre privé, théâtre assis, dialogues de bustes et monologues de portraits – car l’image des présentateurs est plate et encadrée. 41.1 Dans ce théâtre privé, chacun est acteur et spectateur. Mais les rôles tenus par les sujets attablés sont triviaux, leur conversation banale. Alors que la parole du pouvoir, objective, est assertive et sans réplique. 42 En outre, la télévision offre littéralement, et non plus métaphoriquement, le monde en spectacle. 42.1 Les images du monde fournies par la télévision conditionnent notre perception: nous reconnaîtrons désormais le monde à son image. La réalité du monde, incohérente, nous échappe définitivement. Nous ne sommes plus confrontés, dans la «galaxie Marconi» (M. Mc Luhan), qu’au monde comme image. 43 Plus que toute autre, l’image télévisuelle est publicitaire, d’un mode de vie, d’un confort. La publicité y fonctionne par propagande – le résultat, quel qu’il soit, d’une élection corrobore la validité du système de démocratie indirecte – ou par contraste – guerres et catastrophes montrent ce qui nous est épargné. Tous les programmes spécifiquement télévisuels, des «informations» aux jeux en passant par les feuilletons et le sport, remplissent une fonction publicitaire globale en sus de la publicité commerciale à peine camouflée. 128
43.1 La diffusion des images télévisuelle est continue. Toutes sont mises sur le même plan, réduites à leur plus petit dénominateur commun: la publicité qui sert de séparateur entre deux programmes et commande la durée de chacun. 44 La caractéristique d’une image publicitaire est l’absence de toute critique interne. La critique contenue dans la propre image rend son sens ambigu. 44.1 La vocation de toute image, depuis l’aube de l’humanité, est d’être décorative ou publicitaire. Publicitaires sont toutes les peintures religieuses, publicitaire la poésie épique, publicitaire l’«art» du portrait, etc. 44.2 Dès l’emploi du mot et la formulation de son programme par Baudelaire, la modernité aura été le principal, sinon le seul, courant à incorporer la critique à la production de ses images. La modernité y introduit donc l’ambiguïté, le paradoxe, et en est rapidement venue à mettre en question le statut de l’image elle-même – des Manifestes Dada aux toiles blanches de Malevitch ou aux ready-made de M. Duchamp. 44.3 La modernité aura sans doute constitué le dernier sursaut de la revendication d’un imaginaire à défricher (la modernité aboutit au surréalisme) avant la globalisation d’un modèle et d’une idéologie véritablement archaïques – prétendant copier la «démocratie» athénienne qui reposait sur l’esclavage de la majorité de la population (pouvoir d’une écrasante minorité) –, opposés de la communauté primitive (les deux «modèles» n’étant bien entendu invoqués que comme images, pas comme réalités). 129
45 À la différence du modèle antique, notre civilisation repose sur l’esclavage volontaire et salarié, et l’égalité des droits y est symbolisée par la démocratisation du privilège de s’asseoir. 45.1 La position assise, issue d’une symbolique de l’autorité, n’a même plus aujourd’hui la connotation du repos: on travaille désormais assis, on voyage assis, on vit essentiellement assis. 46 Il existe d’autres cultures où la position assise n’est ou n’était pas traditionnelle: la table japonaise était à ras de terre, on s’y agenouillait (assis sur les talons); de l’Inde à l’Afrique, la position de repos, pour manger ou converser, reste souvent la position accroupie – position naturelle pour la défécation également. 46.1 Ces cultures connaissaient le siège comme symbole de l’autorité. Elles ignoraient les principes démocratiques. 46.2 La généralisation de la position assise en Occident n’est pas si ancienne qu’on pourrait le croire. L’idéologie régnante camoufle par principe son historicité. 47 L’homme peut-il aujourd’hui se penser autrement qu’assis? Un intérieur sans chaises est-il encore concevable? Le vertige gagne quand on considère un instant l’hypothèse de la suppression de cet accessoire: les changements pratiques atteindraient non seulement la quasi-totalité de l’espace privé – à l’exception de la cuisine (si on n’y mange pas), de la salle de bains (sans bidet) et des toilettes qui peuvent s’être maintenues «à la turque» dans quelques endroits – mais également presque tout l’espace du travail. La modification nécessaire des outils et de la gestuelle correspondante entraînerait une 130
incommensurable refonte de la perception, voire de l’entendement. 47.1 En effet, la chaise détermine une hauteur du regard, un angle de la vision, et une place – on vérifie que chacun a tendance à fixer inconsciemment sa place, la chaise qu’il occupe quotidiennement. La théorie de la relativité démontre que l’altération du point de vue entraîne celle de la conception de l’univers entier. 48 Les connotations de la position non-assise, la station debout de l’homo erectus, sont devenues ambiguës. Lorsque Jacques Brel interroge dans sa chanson «serait-il impossible de vivre debout?», la posture droite représente la dignité, la liberté, le courage, l’insoumission. Elle est donnée comme l’apanage des qualités supérieures de l’homme. 48.1 Pourtant, l’extension du secteur tertiaire dans la sphère des activités humaines représente avant tout la généralisation de la position assise. Les activités agricoles ou minières du secteur primaire comme les travaux de force du secteur secondaire se réalisent debout. La relative rareté des images du travail dans notre société – par rapport à la part que le labeur occupe du quotidien des populations, et plus encore de ses préoccupations (pragmatiques ou imaginaires) – est bien sûr due à la dévalorisation, au niveau économique et financier, du travail et des travailleurs (la «force de travail» est ce que chacun a à vendre mais elle a longtemps été cédée gratuitement). De telles images ne pourraient être que d’hommes debout. 48.2 Contrairement aux portraits et aux livres, les écrans de cinéma et de télévision sont à l’horizontale, plus larges 131
que hauts. Ce format, hérité de la tradition paysagiste, est inadapté à la représentation de la station debout. 49 L’enjeu de la création d’images est incommensurable: le peu que nous pouvons approcher de la réalité laisse supposer qu’elle se soumet, non seulement au désir comme le croyaient les surréalistes – soumission conceptualisée par le paradoxal «hasard objectif» –, mais surtout à ses images. On sait qu’en science même une théorie fausse permet des applications pratiques productives. J.-L. Godard formule par calembour la plus haute ambition du créateur: «juste une image» mais «une image juste». 49.1 L’invasion des images est inséparable d’une coercition. Les images enferment. Elles fonctionnent comme modèles auxquels l’effort humain tente d’adapter la réalité, et au premier chef celle de l’homme luimême. 50 L’homme a conquis la terre grâce à ses capacités d’adaptation. Sa réalité est mouvante. L’évolution, l’Histoire, ne sont que le renouvellement des images. La réalité de l’homme est peut-être d’être une image. 50.1 Toute modification d’image, toute création d’image altère à plus ou moins long terme la perception du monde, l’intervention de l’homme et éventuellement, pour ce qu’on en sait, le réel. 50.2 C’est par l’imaginaire qu’on agit sur la réalité. 51 La globalisation est non seulement une conquête de marchés, mais une conquête du monde, sa formatation selon une image standard, reflet de notre civilisation assise. Le monde, d’abord donné comme spectacle, devient loge. Le théâtre du monde a multiplié les sièges, mais la scène s’est vidée. 132
51.1 Dans un monde définitivement conquis, tout devrait être invitation à s’asseoir. La moindre souche, la moindre pierre est un siège potentiel. Mais la notion de spectacle suppose le temps de la perception, de la jouissance ou de la critique. 51.2 Or les spectateurs constituent désormais le propre spectacle, que plus personne n’observe. La démocratisation du siège fait de tous des figurants – sans répliques – dont le rôle se limite à «occuper sa place». 52 L’homme s’est attribué une place dans l’univers. Mais aucune question, métaphysique ou politique, n’est résolue pour autant. Car l’intérêt du théâtre du monde tient à la pièce qui s’y joue. Or l’homme ignore toujours son rôle. 52.1 L’homme doit apprendre à parler, à créer, à représenter. Spectateur du monde et de soi-même, il doit s’assumer également comme acteur. 52.2 Cet apprentissage du jeu dramatique est obligatoire pour tous nos politiciens, tous nos gouvernants. Mais le monde implique une participation, différenciée plus encore qu’égale, de tous. 52.3 Les gouvernants ne sont que marionnettes, fantoches qui se voient dicter leur texte. L’exercice de la citoyenneté, le jeu social libre, exige que chacun possède les instruments de sa représentation – et d’abord la maîtrise du langage – et puisse en réinventer l’usage. 52.4 L’homme croit avoir appris à parler alors qu’on ne lui a enseigné qu’à répéter. Le droit à la parole suppose une libération du langage, une appropriation individualisée de sa capacité à créer des images. 133
52.5 L’humanité ne saurait avancer – et d’abord se redresser – tant que la poésie, sous toutes ses formes, ne sera pas «faite par tous».
134
TABLE DES MATIÈRES Les dés
3
Degradiva 5 La survie des surhommes
13
Sans-gène 21 Le tri
27 Impressions d’irréalité
29
Hawaï-île 33 Foulée 37 Les maux
45
Ombre complice
47
Vivre jaune
55
Le futur postérieur
63
Pinçon pas gai
77
Les parterres de l’amour
87
L’âme en peine
91
Le bâton à physique
101
Tractatus pholdulogicus
109
135
136